Institut Mahématique de JUSSIEU Case 247 - 4, place Jussieu - 75252 Paris Cedex FRANCE INTRODUCTION Dans une première partie nous examinerons le catalogue. Ce sera l'occasion d'évoquer quelques exemples de formes, d'espaces, qui peuvent être évocateurs pour tous ceux que l'espace intéresse, les architectes en particulier. Dans un second article nous chercherons à dialoguer avec les architectes. D'ailleurs le vocabulaire de l'architecture a inspiré les mathématiciens : un des rares textes où le groupe Bourbaki expose sa vision des mathématiques s'appelle " L'architecture des mathématiques " (LL), et un terme issu de la construction, le mot " structure ", joue un rôle crucial dans la stratégie de ce groupe qui a visé à reconstruire les mathématiques au vingtième siècle, en donnant d'ailleurs une place importante à la topologie. La topologie, comme son nom l'indique, c'est une manière (mathématique) de penser TOPOS : le lieu, l'espace,tout espace et tout ce qui l'habite (les formes qui s'y placent). Commençons donc par l'espace des grecs : on constate dans les premières réflexions sur l'espace, et d'abord sur le point qui en est l'atome, un double point de vue que nous retrouverons. Il y a en effet deux mots dans le grec ancien pour désigner le point : stigme, une piqure et semion, le signe .Autrement dit le point marque l'espace ou est un signe dans l'espace, d'autre chose. Avec les points les Grecs fabriquent les lignes et les volumes, et on voit naître la géométrie. I. Pourquoi la topologie ? Le terme ainsi forgé d' " analysis situs " restera en usage jusqu'au vingtième siècle. La topologie naît vraiment en 1735 (même si le terme ne sera créé qu'en 1863), quand Euler, bâlois établi à Saint-Petersbourg, rapporte le problème suivant : FIGURE 1 A Koenisberg (aujourd'hui Kaliningrad ) -il y a une île A entourée d'un fleuve qui se partage en deux bras et on a posé à Euler la question suivante : une personne peut-elle s'arranger pour passer une fois sur chaque pont, exactement une fois? Les avis divergeaient à l'époque, et Euler donne la solution générale-valable quels que soient le nombre de ponts et la distribution des bras. Ce qui importe ici, c'est qu'il trouve la solution parce qu'il comprend que le problème ne dépend pas de la carte précise de la ville : il déclare que ce n'est pas un problème de géométrie : les distances, les longueurs des ponts par exemple, les angles, n'interviennent pas, et Euler fixe la nouvelle nature du problème en utilisant le terme de " géométrie de position ", expression introduite pour la première fois par Leibniz pour " déterminer la position et chercher les propriétés qui résultent de cette position,. sans égard aux grandeurs elle-mêmes " (E ). Autrement dit la quintessence du problème réside dans la Figure 2. FIGURE 2 C'est le premier graphe et la première manifestation de la topologie.Le problème est réduit à son essence, la structure géométrique est transformée en une structure plus souple, celle de la topologie: Si nous remplaçons chaque rive par un point ou une croix (symbole de la rive correspondante ), et chaque pont par un trait qui joint les rives associées, on remplace la Figure 1 par la Figure 2. Le problème est alors de tracer avec un crayon un chemin partant d'un sommet quelconque disons A correspondant à la rive A, et aboutissant à un sommet quelconque et parcourant une fois et une seule chacun des traits ; le problème n'a pas de solution. En effet imaginons que nous parcourions comme il se doit le trajet et arrivions en un point disons B, qui correspond à l'une des rives. Il faut alors en repartir ! Mais alors en regroupant les chemins d'arrivée et les chemins de départ nous voyons qu'en chaque sommet intermédiaire il doit y avoir un nombre pair d'arêtes. Comme ce n'est pas le cas dans le plan de Koenisberg, la promenade d'Euler est impossible. Résumons-nous : la topologie de Koenisberg, c'est la
donnée de la Figure 2. On peut faire varier les données
géométriques (longueur des bras,surfaces des îles)
déformer le plan de la ville, la structure topologique
et la réponse apportée ne change pas. On ne distingue plus dans cette discipline mathématique deux figures,deux espaces, si on peut passer de l'une à l'autre par une déformation continue -sans saut ni coupure : la topologie ce sont les mathématiques du caoutchouc! La Figure 3 donne un exemple qu'on résume souvent en affirmant que la topologie c'est le domaine où on ne distingue pas une tasse d'un beignet. FIGURE 3 L'usage des graphes tels celui de la figure 2 permet de poser avec un schéma les questions dont seule la combinatoire est importante, et ceci quelle que soit leur complexité, par exemple toutes celles qui relèvent de l'organisation de tâches, de réseaux (Figure 4). On imagine bien l'usage que la technique peut faire jouer à la théorie des graphes! FIGURE 4 II. Classer, une obsession des topologues II.1 Noeuds. Le visiteur du rayon "Topologie" de la caverne d'Ali Baba croit pouvoir jouer innocemment avec des bouts de ficelle: les noeuds. Erreur ! Rien de moins innocent, comme le dit Nabokov :
Le thème des noeuds a nourri une immense littérature dans de nombreux domaines : artistique -C-, ethnographique, scientifique avant de faire l'objet d'une théorie mathématique élaborée ( B-K,S). Nous emprunterons plusieurs illustrations à Albert Flocon, artiste et professeur issu du Bauhaus, qui a écrit et dessiné sur les noeuds avec l'imagination de l'artiste passionné de topologie (Figure 5, Noeud de trèfle).On peut se demander ce qui provoque cet intérêt universel. FIGURE 5 Il est vrai que les noeuds sont un moyen simple d'échapper
à la bêtise de l'espace : la présence du
noeud bouleverse le milieu. Les déformations de la ficelle sont exactement les déformations autorisées au topologue. Le mathématicien se demande comment reconnaître qu'un noeud bien compliqué est en fait dénoué. Ou encore, il se pose un problème mathématique simple qui aurait pu figurer parmi les jeux d'Alice la jeune amie de Lewis Carroll quand elle traverse le miroir : Peut -on déformer le noeud de trèfle de la figure 6 A pour le transformer en le noeud de trèfle 6 B qui est son image dans le miroir? Fig. 6A et 6B Au milieu du 19ième siècle, la physique cherche
à comprendre l'électricité, et le milieu
où elle se propage : l'espace est- il rempli? l'éther
existe-t-il? Le physicien Thomson, futur Lord Kelvin imagine
les atomes comme des tourbillons circulaires au sein de l'éther. II.2. Surfaces. Considèrons la sphère qui est la surface d'une boule. On ne peutdéformer continuement la sphère pour la transformer en un beignet (appelé tore en Mathématiques, Figure 4). L'intuition le suggère , mais il faut une démonstration. Ici on développera l'argument suivant, qu'on retrouvera plus tard : voici une propriété qui est vérifiée sur la sphère et ne l'est pas sur le tore : sur la sphère toute boucle peut être diminuée jusqu'à être réduite à un point, comme sur la Figure 7, alors que ce n'est pas le cas sur le tore.Si les deux surfaces étaient équivalentes du point de vue de la topologie, la propriété devrait être à la fois satisfaite ou à la fois infirmée par les deux. Pourquoi, se sont dit les mathématiciens au début du 19-ième siècle, ne pas tenter avec les surfaces la classification déjà avancée pour les noeuds ?On a commencé par créer un bestiaire de surfaces: Le ruban de Moebius Figure 8. Fig. 7 FIGURE 8
Disait une chanson pour étudiants de Cambridge. FIGURE 9 FIGURE 10 Flocon s'est même amusé à couper un ruban de Möbius en trois (Figure 9). La bouteille de Klein (Figure 10 ) qui ne détermine pas d'intérieur ni d'extérieur,encore un refrain de Tom Lehrer:
La classification a demandé beaucoup d'efforts et a été achevée par Riemann (1826-1866).Le résultat, c'est que les surfaces peuvent être classées selon le nombre de trous qui les bordent (le genre de la surface), et qu'on peut déterminer ce nombre " sans sortir de la surface". Autrement dit, une petite fourmi mathématicienne se déplaçant sur la surface de la figure 8 par exemple, pourrait déterminer le genre de la surface sur laquelle elle vit, sans en sortir. III. En toute dimension D'autre part à chacune des étapes précédentes - point, noeud, surface on a considéré des figures qui avaient un " degré de liberté ",zéro pour le point, où aucun mouvement n'est possible, un pour le noeud,deux pour les surfaces. Ce nombre de degré de libertés s'appelle la dimension ; ainsi le tore (Figure 7) peut être représenté par un couple de deux nombres qui chacun représente un angle : c'est une variété de dimension 2. Inversement, on voit apparaître grâce à Riemann des espaces de dimension quatre, cinq, quelconque. Comme l'espace -temps de la relativité d'Einstein faisait jouer un rôle à un espace de dimension 4, on a assisté au début du siècle à une mode culturelle. Salvador Dali associe le corps du Christ à l'hypercube (" Corpus Hypercubus " (Figure 10) et Max Weber a peint l'" Intérieur de la quatrième dimension' " (Figure 11) N'oublions pas cependant que cette véritable libération mentale qui ouvre la voie à la topologie moderne, et à une partie des mathématiques contemporaines est restée confidentielle : l'univers mental commun est encore quadrillé par les coordonnées banales de Descartes. Quelques mots sont nécessaires pour évoquer le fondateur de la topologie moderne, Henri Poincaré, en particulier de sa célèbre conjecture qui est peut-être en passe d'être démontrée : elle consiste à caractériser la sphère de dimension trois (analogue de la sphère de la Figure 7, mais avec une dimension de plus, donc pas représentable aussi simplement !) par une propriété de boucles analogue à celle décrite au paragraphe II.2. IV. Formes, déformations et animations L'espace est notre lieu commun, impossible de s'en libérer, même dans nos rêves. Le grand maître de l'univers est un architecte, et depuis Galilée on l'imagine communiquer dans la langue mathématique, depuis Riemann et Poincaré il peut rêver d'autres espaces, et les construire en topologue doué.Cette discipline n'a pas encore épuisé ses ressources; Bachelard déjà pressentait Lacan et ses noeuds borroméens:
Plus récemment les sciences cognitives essaient de donner des modèles topologiques du fonctionnement du cerveau (une vieille tradition associait la mémoire à un théatre. Y). La topologie se prête à comparaisons et métaphores, sa souplesse est inscrite dans sa structure même : on peut déformer les objets, pourvu que ce soit avec douceur et subtilité! On a pu pressentir un cheminement souterrain des idées nouvelles depuis le Bauhaus ici représenté par Flocon jusqu'à la topologie situationniste d' Asger Jorn (1960) Peut-être sera-t-elle dans l'avenir utile à l'organisation de l'espace, en créant un pont floconien entre la construction de l'espace individuel et l'organisation de la vie sociale? BIBLIOGRAFIE Ballestro, Catherine. 2000. Albert Flocon dans ses livres. Bibliographie des ouvrages d'Albert Flocon. Editions Ides et Calendes. Belpoliti, M. and J.M. Kantor. 1996. Nodi. Milan: Marcos y Marcos. Coomaraswamy Ananda Kentish. 1944. The iconography of Durer's Knots and Leonardo's Concatenation. Detroit: Detroit Institute of Arts. Deleuze G. 1988. Le pli Leibniz et le baroque. Paris : Ed.de Minuit. Euler L. 1741. Solutio problematis ad geometriam situs pertinentis, Comm . acad. sc. Petrop.t. 8 (1736), Saint-Pétersbourg. Flocon, A. 1975. Entrelacs : Ou Les Divagations d'un Buriniste. Paris: Chez Lucien Scheler. ______. 1961. Essai Sur L'Espace De Graveur Topographies Suite Burins. Paris: Lucien Scheler. A.T. Fomenko. 1966. Homotopie topologique. Université de Moscou. Leibniz, Euclidis Prota. Lietzman W. 1965. Visual topology. Chatto & Windus. François Le Lionnais, ed. 1997. Les grands courants de la pensée mathématique, "L'Humanisme scientifique de demain", Paris, Albert Blanchard Editeurs. Patras Frédéric. Géométries. Topologies. In: Dictionnaire d'Histoire et Philosophie des Sciences. Ed. D. Lecourt. P.U.F. Sept. 1999. Perelman, Grisha. Finite extinction time for the solutions to the Ricci flow on certain three-manifolds. http://arXiv.org/pdf/math.DG/0307245 eet articles précédents sur la courbure de Ricci. Sossinski, Alexei. 1999. Noeuds, Genese d'une theorie mathematique, Editions du Seuil, Paris. Yates F. 2001. The Art of Memory. The University of Chicago Press. ABOUT THE AUTHOR
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