The Project Gutenberg EBook of Lettres du prince de Metternich à la comtesse de Lieven, 1818-1819 1818-1819, by Klemens Wenzel von Metternich This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. Title: Lettres du prince de Metternich à la comtesse de Lieven, 1818-1819 1818-1819 Author: Klemens Wenzel von Metternich Editor: Jean Hanoteau Release Date: December 17, 2015 [EBook #50708] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LETTRES DU PRINCE DE METTERNICH *** Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/American Libraries.)
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LETTRES
DU
PRINCE DE METTERNICH
A LA COMTESSE DE LIEVEN
1818-1819
Publiées, avec une introduction, une conclusion
et des notes
PAR
JEAN HANOTEAU
Préface de M. Arthur Chuquet, membre de l'Institut
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE—6e
1909
Tous droits réservés
Tous droits de reproduction et de traduction
réservés pour tous pays.
Published 21 October 1908.
Privilege of copyright in the United States
reserved under the Act approved March 3d 1905
by Plon-Nourrit et Cie.
Mme de Lieven, femme de l'ambassadeur de Russie à Londres, fut en 1818, durant le congrès d'Aix-la-Chapelle, la maîtresse de Metternich. Le 22 octobre, dans le salon de Nesselrode, les deux personnages firent connaissance. Jusqu'alors Metternich n'était pour Mme de Lieven qu'un homme froid, intimidant, désagréable, et elle n'était pour lui qu'une grande femme maigre et indiscrète. Ce jour-là Mme de Lieven et Metternich s'apprécient: Metternich pense que la dame n'est pas vulgaire et la dame juge Metternich aimable. Le 25, excursion à Spa et déjeuner à Henrichapelle; le charme opère; les deux diplomates changent de voiture pour ne pas se quitter, et le chemin paraît court à Metternich. Le 28, visite du ministre à l'ambassadrice; pendant une heure il reste assis à ses pieds. Puis, les Lieven se rendent à Bruxelles. Le 13 novembre, ils sont de nouveau à Aix-la-Chapelle. Le 14, écrit plus tard Metternich à b Mme de Lieven, «tu es venue dans ma loge, tu as eu la fièvre, tu m'as appartenu!» C'était aller vite en besogne, et le siège ne fut pas long. Mais Metternich savait être pressant et Mme de Lieven avait déjà capitulé plus d'une fois: «Tu as fait des choix, lui disait galamment Metternich, et tu as été trompée; quelle est la femme qui ne l'a pas été?»
On aura d'ailleurs, en lisant l'introduction de l'ouvrage que nous préfaçons, les détails les plus sûrs et les plus complets sur la liaison des deux amants, et on saura, en lisant la conclusion, comment elle finit. Ils passèrent ensemble près de la moitié du mois de novembre 1818; lorsque l'un d'eux avait un instant de liberté, il envoyait à l'autre un journal anglais! Ils ne purent se rejoindre ni en 1819 ni en 1820: tous deux, comme dit Metternich, étaient dans les affaires. Mais aux mois d'octobre et de novembre 1821, ils se retrouvèrent à Hanovre et à Francfort durant une douzaine de jours qu'ils mirent évidemment à profit, en dépit des fêtes, des soirées et des obligations mondaines. En 1822, au congrès de Vérone, nouvelle rencontre, et cette fois, Mme de Lieven avoue aux siens qu'elle a fait amitié avec Metternich; ses ennemis la traitent d'Autrichienne et Chateaubriand rapporte malignement que le grand homme venait se délasser chez elle et s'amuser à effiloquer de la soie... Et ce fut tout. Les amants ne se revirent plus qu'en 1848. Pourquoi? C'est que Metternich, devenu veuf, a c convolé en secondes noces avec une jeune fille d'assez basse origine dont il s'était épris, et Mme de Lieven estime qu'il a dans la circonstance agi comme un niais et que le chevalier de la Sainte-Alliance finit par une mésalliance. C'est qu'elle est plus que jamais une femme d'intrigues et, après la mort du tsar Alexandre, la question d'Orient la brouille avec Metternich; elle préfère, selon ses propres mots, aux voies tortueuses du chancelier la marche droite de l'empereur Nicolas.
M. Jean Hanoteau possède les lettres que Metternich adressait à Mme de Lieven en 1818 et en 1819, et il les publie. Elles sont intéressantes. Metternich manie aisément la langue française. Pourtant, il n'écrit pas avec beaucoup de correction et sa façon de s'exprimer est fréquemment obscure. Il est et demeure Allemand. De là son Gemüt, car il a du Gemüt et il se pique d'en avoir: le Gemüt, dit-il, voilà «le premier don du Créateur»; il ajoute qu'il est porté au rêve et à la mélancolie, à la wehmütige Stimmung, que son bonheur ne résidera jamais que dans son cœur. De là, dans ses lettres, je ne sais quoi de nébuleux et d'abstrait. Il philosophise; il s'efforce de prouver à son amie qu'ils sont «deux êtres parfaitement homogènes»; il lui apprend que notre être se compose de deux essences, le corps et l'âme, et que l'âme a besoin d'organes qui forment le système nerveux; il disserte pesamment sur le cœur humain; il prétend qu'il a fait des découvertes morales et d trouvé de grands principes, des vérités éternelles. Metternich, avouait plus tard Mme de Lieven, «est plein d'un interminable bavardage, bien long, bien lent, bien lourd, très métaphysique et ennuyeux». Fat et pédant à la fois, il se regarde comme le premier homme de l'univers; avec une énorme et naïve présomption il affirme qu'il sait aimer plus et mieux que la plupart des mortels, qu'il est constamment arrivé à ses fins, qu'il a toujours gagné le prix de la course, qu'il est un des hommes les plus justes du monde, qu'il ne sent pas comme le commun, qu'il ignore la peur et qu'il dispose d'une puissance immense, qui est la raison, le calme, la force de l'âme, et il est tout fier d'avoir eu Mme de Lieven, de la dominer à distance, de la «mettre au nombre de ses propriétés». Ses lettres sont donc un témoignage de sa vanité, de son incommensurable orgueil. Mme de Lieven n'écrit-elle pas, lorsqu'elle le revoit en 1848, qu'il est, comme jadis, plein de satisfaction intérieure, qu'il ne cesse pas de parler de lui-même et de son infaillibilité?
On peut, par instants, deviner les réponses de Mme de Lieven et on notera ce mot, répété par Metternich, qu'elle aime l'ambition et tout sentiment qui pousse un homme à aller en avant. M. Jean Hanoteau nous renseigne à merveille sur la princesse, et qui ne sait qu'elle fut rappelée à Pétersbourg en 1834 et qu'elle s'établit en 1836 à Paris e pour tenir durant vingt années une place importante dans la société française et devenir l'Égérie de M. Guizot? Les anecdotes foisonnent sur son compte. Elles courent les chancelleries. Une d'elles représente Mérimée, au sortir d'une soirée, rentrant à l'improviste dans le salon de la rue Saint-Florentin où l'austère Guizot ôte déjà son grand cordon; une autre raconte qu'une femme de chambre trouva ledit cordon dans le lit de Mme de Lieven. Notre éditeur a bien fait de laisser de côté ces commérages, si amusants qu'ils soient. Mais il a eu raison de rechercher dans les correspondances du temps et d'énumérer les paroles de dépit et de haine qui, après la rupture, échappèrent à Mme de Lieven: elle reconnaît, par exemple, que Metternich ne manque pas d'esprit et d'intelligence, mais celui qu'elle nommait son bon ami et son bon Clément n'est plus pour elle qu'un grand fourbe. Metternich, plus indulgent, se contentait de dire que Mme de Lieven avait besoin de se remuer et qu'elle ne pouvait jamais rester tranquille.
Les anecdotes sont rares dans ces lettres de Metternich. Quelques-unes méritent d'être citées. Le bourgmestre de Judenbourg se plaint des souris qui font des dégâts dans la campagne. «Depuis quand? demande Metternich.—Depuis les Français.—Les Français avaient donc des souris avec eux?—Non, mais ils ont mangé tant de pain qu'ils ont semé de f miettes tous nos champs, et depuis lors les souris de la Styrie se sont établies ici.» Le chasseur de Metternich en Italie est un Tchèque qui ne sait qu'un seul mot italien: avanti, et au moyen de ce mot, il arrive à tout ce qu'il veut: avanti, et les postillons avancent; avanti, et les postillons reculent; avanti, et l'hôtelier sert le souper.
Certaines lettres sont curieuses: celle où Metternich révèle à son amie de la veille sa vie amoureuse et sentimentale, celles où il décrit son voyage d'Italie—bien qu'il débite souvent des phrases banales sur le climat, les arts et les vicissitudes humaines,—celles où il parle de Mme de Staël, cette femme-homme dont le salon ressemble à un forum et le fauteuil à une tribune, de la duchesse de Sagan, de Napoléon. «Il est charmant, disait Mme de Lieven en 1848, quand il raconte le passé et surtout l'empereur Napoléon.» C'était lui qui transmettait au pape Pie VII les propositions impériales, et Napoléon offrit une fois au pontife une pension de vingt millions; le pape répondit qu'il avait fait ses calculs et que quinze sous par jour lui suffisaient. «Je n'ai jamais été plus fier, assure Metternich, que le moment où j'ai fait cette commission à Napoléon.»
Mais les lettres les plus piquantes sont peut-être celles où il explique son ascendant sur François II: «L'empereur fait toujours ce que je veux, mais je ne veux jamais que ce qu'il doit faire», et celles où il g proteste qu'il n'est pas jaloux, où il expose gravement, doctoralement que Mme de Lieven doit être douce, gentille, excellente pour son mari, doit garantir avant tout la paix dans son intérieur, que son mari a des droits, que lui, Metternich, n'a jamais brouillé un ménage, qu'il sait ce qui constitue les bons ménages, qu'il respecte la loi et veut qu'on l'observe: au mois d'octobre 1819, lorsque Mme de Lieven accouche d'un fils dont il n'est pas le père—et qui n'était pas du tout, comme prétendaient les bonnes langues, l'enfant du Congrès—il la félicite d'être sortie d'embarras et de se sentir légère!
Nous avons tenu dans nos mains le manuscrit des lettres et nous pouvons certifier que M. Jean Hanoteau l'a scrupuleusement reproduit. Il a fait davantage. Il a expliqué toutes les allusions au passé de Metternich: il a identifié tous les diplomates et hommes politiques mentionnés dans les lettres et désignés par de simples initiales; il a consacré à chacun d'eux une note substantielle. D'aucuns trouveront même que son commentaire est trop abondant et vraiment luxueux; ne quid nimis, aurait dit M. de Metternich. Quoi qu'il en soit, et puisque M. Jean Hanoteau a voulu que son premier travail fût présenté au public par un vétéran de la science historique, nous jugeons en toute franchise que son œuvre est très consciencieuse et qu'elle témoigne d'un fort grand soin, d'une lecture étendue, d'un h vaste savoir. Ce petit roman épistolaire, encadré de si bonne façon, éclaire d'un jour nouveau la vie de deux personnages remarquables du siècle dernier.
Arthur Chuquet.
i Nous aurions voulu présenter au Lecteur la série complète des lettres échangées par le prince de Metternich et la comtesse de Lieven. Ce désir, qu'il ne nous a pas été possible de réaliser, a nécessité de nombreuses recherches, au cours desquelles nous avons rencontré de précieux appuis. Nous tenons à dire, dès ces premières pages, le souvenir que nous en conservons.
M. Frédéric Masson, de l'Académie française, a bien voulu nous aider, dans cette recherche de documents nouveaux, de ses très éclairés conseils et de ses obligeantes démarches. Par lui, nous avons eu l'honneur d'être présenté à S. A. I. le grand-duc Nicolas Mikhaïlovitch dont tous connaissent les beaux travaux historiques, qui a daigné, avec une bienveillance inépuisable, nous faciliter la poursuite, en Russie et en Autriche, des parties perdues de la correspondance de M. de Metternich. A l'un et à l'autre nous offrons l'hommage de notre profonde gratitude.
M. Gabriel Hanotaux, de l'Académie française, a bien voulu, lui aussi, nous guider avec une amabilité et une indulgence dont nous ne savons comment lui témoigner assez notre reconnaissance très dévouée.
Nous devons encore de chaleureux et respectueux remerciements à M. Arthur Chuquet, membre de l'Institut, pour j sa préface comme pour ses encouragements si utiles et si compétents.
Nous n'oublions pas les collectionneurs qui ont mis à notre disposition nombre de pièces inédites, tout d'abord M. le général Rebora, dans les belles archives duquel nous avons largement puisé, M. le comte Puslowski, M. Germain Bapst, M. Noël Charavay, M. Warocqué.
Nous tenons enfin à remercier particulièrement M. Raoul Bonnet, car son érudition très sûre a grandement favorisé nos investigations. Nous lui devons beaucoup et nos mercis, si cordiaux soient-ils, ne pourront acquitter notre dette envers lui.
Paris, 29 septembre 1908.
Jean Hanoteau.
La très tendre affection qui, pendant quelques années, unit le prince de Metternich et la comtesse, depuis princesse de Lieven [1], n'est plus un secret.
Chateaubriand, le premier, la fit connaître au public. Comme il n'aimait pas l'ambassadrice de Russie à Londres, il mit dans sa révélation toute la malveillance dont il était capable: «Les ministres, et ceux qui aspirent à le devenir, dit-il dans les pages où il peint la société britannique au temps de sa mission en Angleterre, sont tout fiers d'être protégés par une dame II qui a eu l'honneur de voir M. de Metternich aux heures où le grand homme, pour se délasser du poids des affaires, s'amuse à effiloquer de la soie [2]».
On a cherché—et peut-être en partie trouvé—la raison d'être de cette animosité du grand écrivain dans le peu d'empressement avec lequel Mme de Lieven accueillit, au cours des fêtes de Vérone, l'orgueilleux ami de Juliette Récamier [3].
Comme on a pu le constater depuis, en effet, pas une fois, dans ses lettres de cette époque, elle ne fait mention de lui. Elle n'avait donc pas été éblouie par sa présence. Or, Chateaubriand n'aimait pas que l'on passât à ses côtés en indifférent. Il était l'homme dont Talleyrand dira, en apprenant qu'il se plaignait de maux d'oreilles: «Il se croit sourd depuis que l'on a cessé de parler de lui [4]». Toutefois, l'antipathie de l'auteur des Martyrs pour la maîtresse de M. de Metternich est antérieure au Congrès de Vérone, car, de Londres, en juin 1822, il la traitait déjà, assez dédaigneusement, de «femme d'intrigues [5]».
III Cependant, bien avant la publication des Mémoires d'outre-tombe, on avait jasé sur la liaison du ministre des Affaires étrangères d'Autriche et de la comtesse de Lieven.
Les assiduités du futur Chancelier auprès de la grande dame russe, pendant les derniers jours du Congrès d'Aix-la-Chapelle, n'avaient pas échappé aux regards, professionnellement curieux, des diplomates. Quelques personnes, d'ailleurs, étaient dès lors dans le secret. En pareil cas, quelques personnes deviennent bien vite tout le monde.
A Paris, Louis XVIII, si friand de petits scandales, était au courant de cette intrigue, et il pouvait renseigner Decazes sur la correspondance entretenue par Mme de Lieven avec son «cher z'amant» [6].
Aux conférences de Vérone, l'ambassadrice de Russie fut froidement accueillie par ses compatriotes et Mme de Nesselrode notait à ce sujet: «Le soupçon qu'on a d'une liaison de la comtesse avec Metternich est la cause du soulèvement qui s'est produit contre elle [7].»
Bien d'autres indices encore permettent de croire les contemporains bien informés.
Lorsque la comtesse de Lieven mit au monde son IV fils Georges, le 15 octobre 1819, celui-ci fut dénommé par la malignité publique «l'enfant du Congrès». Le surnom était d'ailleurs plus piquant que juste. Sa méchanceté tombe devant ce fait: les deux personnages visés ne s'étaient pas vus depuis le 24 novembre 1818, onze mois avant la naissance de l'enfant.
Mais les bonnes langues de la Cour de Saint-James n'en cherchaient pas si long.
Un peu plus tard, le prince Paul Esterhazy, ambassadeur d'Autriche à Londres, se plaignait des lettres échangées à sa barbe [8], et parmi les hommes politiques qui, à partir de ce moment surtout, se pressèrent dans les salons de Mme de Lieven, beaucoup y étaient sans doute attirés par l'espoir d'y trouver un reflet de la pensée du tout-puissant ministre.
Tous ces bruits malveillants, comme tant d'autres, auraient pu n'avoir aucune consistance et ne reposer sur aucune réalité. Ils furent confirmés par diverses révélations ultérieures.
La preuve historique de l'intimité du prince de Metternich et de l'ambassadrice de Russie fut acquise lorsque M. Ernest Daudet publia un fragment de leur correspondance, dont il avait pu découvrir une copie exécutée, au passage des courriers à Paris, par le cabinet noir de la Restauration [9].
Cette précieuse publication était cependant incomplète V et il était encore impossible de déterminer la date et les péripéties du début de cet amour.
Un hasard heureux nous a mis sur la trace d'une nouvelle liasse de lettres écrites par M. de Metternich à son amie, immédiatement après leur séparation, au lendemain du Congrès d'Aix-la-Chapelle. Cette série comprend tous les billets envoyés par le prince—nous n'avons pu retrouver les réponses de la comtesse—depuis les derniers jours de novembre 1818 jusqu'au 31 avril 1819. Ces pages contiennent les premières confidences de l'amant.
Il nous a été impossible de suivre l'histoire de ces lettres depuis le moment où, d'une façon inconnue, elles sortirent du tiroir de Mme de Lieven jusqu'à celui où elles tombèrent entre nos mains.
Cependant, leur authenticité n'est pas douteuse. L'écriture est bien celle, éminemment cursive, sobre, nette, nerveuse du chancelier d'Autriche [10]. Toutes les fois que cela a été possible, nous avons établi avec le plus grand soin la concordance de leurs récits avec les circonstances déjà connues des incidents auxquels ils font allusion. Pas une de leurs lignes ne laisse planer un doute sur le bien-fondé de leur attribution. A défaut de signature, le cachet de M. de Metternich, un C surmonté de la couronne princière, en cire noire, vient, sur quelques-unes d'entre elles, apporter aussi son témoignage.
VI Enfin, on retrouve dans leur texte bien des qualités et des défauts de leur auteur présumé, mélange compliqué d'élégance native, de finesse, d'incommensurable orgueil, de pensée claire mais parfois étroite «alliant la fatuité mondaine et la présomption à un certain pédantisme germanique, assez beau joueur pour en imposer au monde, pour déguiser des intérêts sous le nom de droits, des expédients sous le nom de principes, l'immobilité, qui était son système, sous le voile de profonds calculs» [11].
Le lecteur trouvera ces lettres plus loin. Leur étude permettra de préciser certains points de la liaison dévoilée par Chateaubriand et d'ajouter quelques détails à l'intime psychologie de celui qui les écrivit et de celle qui les reçut. Ces détails seront tout à l'honneur de l'un comme de l'autre, hâtons-nous de le dire.
Au cours de l'exposé très rapide de leurs relations, l'on se trouvera sans doute amené à faire sur eux, sur leur morale, quelques restrictions. Mais, de ces lignes où le prince s'est montré tel qu'il voulait être vu par l'Aimée, où il caresse celle-ci de la louange des charmes qu'il voulut voir en elle, il ressort un Metternich plus tendre, plus affectueux, plus humain, «sachant mieux aimer», selon sa propre expression, que celui dont l'histoire officielle nous laisse voir l'altière figure.
En souhaitant la publication complète de la correspondance VII dont nous apportons quelques nouvelles feuilles, M. Lionel Robinson disait que ces lettres inconnues devaient faire honneur «à la tête, sinon au cœur, de l'homme d'État qui, pendant toute une génération, fut le dictateur de l'Europe et le Nestor des hommes politiques» [12].
Rien de bien nouveau, croyons-nous, ne sortira cependant de ce livre, si l'on y cherche la «tête» du ministre de François Ier, mais il témoignera d'un cœur meilleur que M. Robinson ne le supposait.
Le malheur des hommes d'État dont la vie se confond avec la carrière est de faire difficilement croire à leur sensibilité, écrasée sous le masque d'impassibilité dont ils doivent se couvrir.
M. de Metternich semble avoir souffert de sa réputation de froideur, presque inhérente pourtant à ses fonctions. Il était cependant capable d'un amour ardent. Il est équitable de lui rendre justice sur ce point. Ses lettres permettront de le faire en toute sincérité.
VIII II
Au moment du Congrès d'Aix-la-Chapelle, le prince de Metternich, né à Coblentz le 15 mai 1773, avait quarante-cinq ans.
Son père [13], diplomate assez médiocre, mais adroit IX et ambitieux, d'abord au service de l'électeur de Trèves, était passé, très jeune encore, à celui de l'empereur d'Allemagne.
Il avait représenté ce prince auprès des cours électorales du Rhin. Il fut plus tard son ministre dirigeant du Gouvernement des Pays-Bas autrichiens. Les victoires des armées françaises le forcèrent à quitter Bruxelles, leurs échecs l'y ramenèrent; Fleurus l'en chassa définitivement. Après avoir encore été plénipotentiaire de son souverain au Congrès de Rastatt, il fut nommé ministre d'État et vécut, dès lors, dans le sillage de la brillante carrière de son fils.
Ce dernier avait d'abord fait ses études sous la direction de précepteurs, puis, en 1788, avait été envoyé à Strasbourg, dont les Universités étaient en grand renom. De là, il s'était rendu à Mayence pour achever son droit.
Dans ces deux villes, le jeune Clément tomba en pleine agitation. Le grand souffle qui secouait le monde avait pénétré jusque sur les bancs des écoles d'Alsace et d'Allemagne. Beaucoup, parmi les professeurs et les élèves, avaient embrassé les idées nouvelles et celui qui devait être l'un des adversaires les plus irréductibles de la Révolution eut pour maîtres et pour condisciples ses premiers adeptes.
Il reçut, à Strasbourg, ses leçons d'instruction religieuse X d'un canoniste alors célèbre: Brendel, le même qui, l'heure venue, prêta serment à la Constitution civile du clergé, fut élu évêque constitutionnel du Bas-Rhin et le resta jusqu'au soir où, son arrestation ayant été décidée par la société des Jacobins, il sacrifia ses fonctions sacerdotales à sa sécurité [14].
A Mayence, en dehors des cours de l'historien Vogt, M. de Metternich suivit ceux d'Hoffmann, se lia d'amitié avec Georges Forster, le compagnon de Cook, avec Kotzebue, les uns et les autres fervents propagandistes des doctrines modernes.
A ces hommes se trouva ainsi confiée la formation intellectuelle de celui dont le nom servit un jour à symboliser tout un système de résistance aux idées qui étaient alors les leurs. Cette coïncidence, d'ailleurs, nous étonne certainement plus aujourd'hui qu'elle n'étonnait les contemporains.
M. de Metternich, dans l'autobiographie placée en tête de ses Mémoires, s'est appliqué à dramatiser encore cette situation. Il se plaisait dans le contraste de ce qu'avait été ce milieu et de ce que fut sa vie. Malheureusement, pour mieux faire ressortir son indépendance, peut-être aussi dans le dessein de montrer que rien dans sa carrière n'avait pu être banal, il n'a pas cru nécessaire de se confiner toujours dans la stricte vérité.
«Lorsque j'arrivai dans cette ville (Strasbourg), dit-il, le jeune Napoléon Bonaparte venait de la quitter; XI il y avait fini ses études spéciales comme officier au régiment d'artillerie qui était en garnison à Strasbourg. J'eus les mêmes professeurs de mathématiques et d'escrime que lui [15].»
Le rapprochement, en effet, aurait pu être curieux. Il n'y a qu'une ombre au tableau: à cette date, Napoléon n'était encore jamais venu à Strasbourg. On sait de reste qu'à sa sortie de l'École militaire de Paris, il fut nommé directement lieutenant et envoyé au régiment de La Fère, dont la garnison était Valence [16].
M. de Metternich dit encore qu'il se vit, à Mayence, «entouré d'étudiants qui inscrivaient les leçons d'après le calendrier républicain [17]». Mais il quitta la ville où ce fait aurait dû se passer, au plus tard, vers le milieu de l'année 1793, puisque, le 27 juillet, il assistait à la prise de Valenciennes. Or, le décret de la Convention qui fixa le point de départ de l'ère nouvelle et en établit le calendrier, bientôt remanié d'ailleurs, est du 5 octobre 1793! Tout au plus donc, les jeunes Allemands pouvaient-ils ajouter aux dates grégoriennes les mentions: l'ère de la liberté ou l'ère de l'égalité, dont la première avait été créée par l'Assemblée législative le 2 janvier 1792 XII et dont la seconde était entrée en usage après le 10 août [18].
Dans le même état d'esprit, le chancelier a voulu faire [19] de l'un de ses précepteurs, Frédéric Simon, l'un des personnages de premier plan de la tourmente révolutionnaire à Strasbourg et même à Paris. D'après lui, son nom serait «voué aux malédictions de l'Alsace», il aurait été membre du Tribunal révolutionnaire que présidait (?) Euloge Schneider, puis président du Conseil des Dix (??) institué par les Marseillais pour organiser la journée du 10 août.
La réalité est plus modeste: J.-F. Simon était un pauvre professeur, enseignant suivant une méthode d'instruction alors fort à la mode, celle de Basedow et Campe. Il avait été maître de pension à Neuwied avant de prendre soin de l'éducation du jeune Clément. Après avoir abandonné cette fonction, il fit paraître, en 1789, le premier journal de Strasbourg: la Feuille hebdomadaire et politique. C'était un simple récit des événements, terne et incolore, tout le contraire d'un organe de combat. En 1790, ce premier essai n'ayant pas réussi, Simon lança une publication quotidienne: Die Geschichte der gegenwärtigen Zeit [20] (l'Histoire du temps présent). Là encore, il ne fit guère œuvre de polémiste, bien qu'il fût sympathique à Euloge Schneider. Ce dernier prit même XIII la suite de la rédaction, quand, en juin 1792, Simon vint à Paris. Parmi les fondations de ce dernier, il faut encore citer le Patriotisches Wochenblatt, mais aucune de ces œuvres ne permet de voir en lui l'homme exalté dont son élève nous parle.
Simon fut ensuite, dans la capitale, non pas président d'un Conseil des Dix qui n'exista jamais, mais membre obscur du Directoire secret d'exécution formé par le Comité central des Fédérés pour préparer le Dix Août [21].
Commissaire national dans les pays rhénans, il joua un rôle à Mayence [22], mais ne fit jamais partie du Tribunal révolutionnaire, et on le retrouve, en 1804, maître de langue allemande au collège Louis-le-Grand [23].
XIV On ne peut donc croire facilement que l'horreur inspirée par l'obscure personnalité du journaliste de Strasbourg ait beaucoup influé sur la marche de l'esprit de M. de Metternich, comme celui-ci le dit.
Maints spectacles donnaient à ce moment plus forte matière à ses méditations.
Les études du futur chancelier furent interrompues à deux reprises par l'obligation d'aller remplir les fonctions de maître des cérémonies de l'ordre des comtes catholiques de Westphalie aux couronnements des deux empereurs Léopold et François [24].
Ces fêtes grandioses et surannées empruntaient un caractère tragique aux secousses qui ébranlaient la nation voisine. Tandis que «tout était angoisse et humiliation aux Tuileries» [25], tout était pompes et splendeurs à Francfort. La répétition de ces réjouissances, dans le même décor, à des intervalles si rapprochés, séparés pourtant par de tels événements, permettait de mesurer le chemin parcouru. Le jeune de Metternich en fut vivement frappé. Mais ses convictions, que les doctrines de ses maîtres n'avaient pas entamées, s'en trouvèrent affermies: «J'étais plein de confiance, dit-il, dans un avenir qui, selon mes rêves de jeunesse, devait sceller le triomphe de cette organisation puissante XV (l'Empire d'Allemagne) sur la faiblesse et la confusion que je voyais au delà de nos frontières [26].»
Son instruction achevée, M. de Metternich rejoignit son père à Bruxelles. Il lui servit parfois de courrier auprès de l'armée autrichienne, put suivre ainsi la campagne dont la fin fut marquée par la prise de Valenciennes, puis, profitant d'une mission envoyée au gouvernement de Londres, il se rendit en Angleterre et visita longuement le pays.
A son retour sur le continent, le jeune homme épousa Marie-Éléonore, fille du prince Ernest de Kaunitz, petite-fille du grand ministre duquel il allait reprendre l'œuvre [27]. La cérémonie fut célébrée dans l'église d'un petit village alors inconnu, Austerlitz, dont le nom devait, en 1805, résonner moins joyeusement à ses oreilles.
Sa femme, ni jolie, ni aimable, sut être la bonne étoile de sa carrière. Par son tact, elle en facilita les débuts, et il trouva toujours auprès d'elle, même aux moments où les pires infidélités conjugales auraient pu séparer les deux époux, un guide sûr, éclairé et bienveillant.
Après son mariage, M. de Metternich resta pendant quelques années à Vienne sans prendre part aux affaires publiques, s'occupant de médecine, de physiologie et d'art. Il sortit un instant seulement de cette retraite pour accompagner son père au Congrès XVI de Rastatt, en qualité de délégué des comtes de Westphalie.
Le 5 février 1801 [28], après la chute du ministre Thugut, le comte de Trauttmansdorff, chargé par intérim du ministère des affaires étrangères, lui confia la légation de Dresde. Il quitta celle-ci pour l'ambassade de Berlin, où il remplaça, le 3 janvier 1803, le comte de Stadion. Il resta en Prusse jusqu'en 1806, au milieu de toutes les difficultés et de toutes les émotions que pouvaient créer à un ennemi de la France les hésitations de Frédéric-Guillaume.
Entre temps, la fortune de sa famille s'était brillamment accrue. En échange de ses comtés de Winneburg et de Bielstein, son père avait reçu, après le traité de Lunéville, l'abbaye d'Ochsenhausen, médiatisée en 1803 et cédée au Wurtemberg, puis avait obtenu, à titre personnel, la dignité de prince de l'Empire. Celle-ci devait être étendue à tous ses descendants le 20 octobre 1813.
Le 18 mai 1806 [29], Clément de Metternich, d'abord désigné pour le poste de Saint-Pétersbourg, fut, sur le désir de Napoléon, nommé ambassadeur d'Autriche à Paris. Accueilli par l'Empereur avec une faveur qui lui créait une situation particulière dans le corps diplomatique, sa vie politique, pendant la durée de sa mission, est intimement liée à l'histoire extérieure de la France.
XVII Quand survinrent les événements de 1809, Napoléon fit reconduire M. de Metternich à la frontière. L'ambassadeur arriva dans sa patrie pour prendre part aux conférences de Znaïm, et, peu après, reçut le portefeuille des affaires étrangères [30].
Le mariage de Marie-Louise le ramena à Paris pour six mois. Il s'agissait pour lui de tirer les choses au clair. Le conquérant «voulait-il remettre l'épée au fourreau et fonder l'avenir de la France et de sa famille sur les principes de l'ordre à l'intérieur et de la paix au dehors», ou bien aspirait-il «à fonder une dynastie en s'appuyant sur l'Autriche et à poursuivre en même temps son système de conquêtes?» [31].
Dans l'un comme dans l'autre cas, M. de Metternich comptait bien tirer profit de la situation en faveur de sa monarchie. C'est à elle seule qu'il pensait quand il fut un instant le maître des destinées de l'Europe [32] à l'entrevue de Dresde, puis lorsque, revenu sur les bords de la Seine, en 1814, il prit la part que l'on sait aux négociations qui enlevèrent son trône à une archiduchesse d'Autriche. Il avait rêvé plus d'une fois d'une régence où son maître aurait eu le premier rôle. Le retour des Bourbons ne le satisfit pas pleinement. Il en voulut aux tendances constitutionnelles XVIII du nouveau gouvernement et, avant de partir pour Londres porter au Prince Régent les regrets de l'empereur François de ne pouvoir accompagner Alexandre et le roi de Prusse dans leur visite à la cour d'Angleterre, il disait à Louis XVIII: «Votre Majesté croit fonder la monarchie. Elle se trompe: c'est la révolution qu'elle reprend en sous-œuvre».
Le Congrès de Vienne mit M. de Metternich aux prises avec Talleyrand, dont la fine habileté l'emportait sur sa tortueuse diplomatie, quand le débarquement du golfe Jouan et son épilogue, Waterloo, firent reprendre aux alliés le chemin de Paris. Le prince Clément resta dans cette ville jusqu'au mois de novembre 1815, signant entre temps la Sainte-Alliance, appelée par lui-même un rien «vide et sonore».
De France, il se rendit en Italie, souffrant d'une grave maladie des yeux, revint à son poste en Autriche, mais, en 1817, repassa les Alpes pour accompagner à Livourne l'archiduchesse Léopoldine, fiancée au prince héritier de Portugal.
En 1818, sa santé le conduisit aux eaux de Carlsbad.
On était à la veille du Congrès d'Aix-la-Chapelle: il arrivait à l'un des points culminants de sa carrière.
Déjà prince de l'Empire et duc au royaume des Deux-Siciles, il venait d'être fait duc de Portella [33].
XIX Il avait ambitionné, après avoir abattu la puissance napoléonienne, de devenir le régulateur de la paix et de l'ordre en Europe: pendant quelques années, il allait voir son rêve réalisé.
La tenace application de son système, système d'immobilité, de statu quo et de repos, selon ses propres expressions, devait faire de lui l'arbitre des puissances.
Au moment où il fit la connaissance de Mme de Lieven, le prince de Metternich était vraiment la plus haute personnalité du monde politique européen.
Si l'homme public et le diplomate sont si connus que tenter d'écrire une ligne sur ces deux aspects de sa physionomie serait s'exposer à d'inutiles redites, l'homme privé ne l'est guère moins.
M. de Lacombe juge ainsi son caractère: «Impassible en apparence et capable de sensibilité, recherchant avec une égale humeur les dissertations dogmatiques et les succès du monde, l'esprit sans cesse occupé des combinaisons de la politique et passionné pour les arts, procédant par maximes abstraites et se pliant avec aisance aux nécessités du temps, ironique et bienveillant, grave et frivole, résolu et circonspect, sachant fléchir sans s'abaisser et résister sans rompre, alliant à l'autorité des sentences le charme des anecdotes, aux élévations morales et religieuses les vues positives, il y a en lui un trait qui domine, XX une limite qui maintient dans une proportion équitable ses qualités diverses: la possession de soi et le don de l'observation [34].»
La plupart de ses contemporains parlent de lui comme d'un cavalier accompli et d'un parfait homme du monde. M. de la Garde trace son portrait: «Ses traits étaient parfaitement réguliers et beaux, son sourire plein de grâce; sa figure exprimait la finesse et la bienveillance; sa taille moyenne était aisée et bien prise, sa démarche remplie de noblesse et d'élégance [35]». M. de Falloux, qui lui fut présenté, à Vienne, en 1834, en avait conservé ce souvenir: «Le prince de Metternich était... un des hommes les plus beaux et les plus élégants de son temps. Il gardait, même alors, pour la mode toute la déférence qu'on peut concilier avec la distinction grave dont il ne se départait jamais; sa conversation avait le même caractère; elle était tout ensemble parfaitement moderne et parfaitement digne [36]«.
Il joignait «aux avantages de la naissance, dit un autre de ses biographes, la figure la plus séduisante, les formes les plus distinguées, une parole facile».
Enfin, un de ses plus chauds admirateurs, qui fut sinon son conseiller, du moins son confident, son familier XXI et son porte-parole, le sceptique et dépravé Frédéric de Gentz, le peignait ainsi: «Il se croit heureux: c'est une qualité excellente; il a des moyens, il a du savoir-faire, il paie beaucoup de sa personne, mais il est léger, dissipé et présomptueux [37].»
De son mariage avec la princesse Éléonore de Kaunitz, M. de Metternich, en 1818, avait eu déjà sept enfants [38]. Deux étaient morts en bas âge. La santé des survivants lui donnait de fréquentes inquiétudes: la plupart devaient, comme leur mère, mourir avant lui d'une affection pulmonaire sans remède. Il les aimait ardemment: le peu que l'on connaît des lettres adressées par lui aux uns et aux autres témoigne d'un constant souci de leur esprit et de leur cœur. Et cet homme que le monde pouvait croire insensible sous son frac officiel, trouvait, dans ses joies comme dans ses douleurs paternelles, des accents profondément émus.
XXII Mais, père irréprochable, M. de Metternich ne s'est pas cru astreint à un respect continu des serments conjugaux.
M. de Loménie, sans donner d'ailleurs d'autres preuves de son affirmation que quelques lignes de ces petits opuscules ou Taschenbücher paraissant périodiquement en Allemagne, raconte combien son enfance fut précoce: «Les jeunes filles attachées au service de madame sa mère attiraient au jeune Clément autant de réprimandes que ses succès scolaires lui valaient de louanges. M. de Metternich, le père, se montrait, lui, fort indulgent; il se plaisait à reconnaître à ces traits le sang de sa race, il en augurait bien pour son fils; et quand Mme de Metternich venait se plaindre de quelque nouvelle incartade amoureuse: «Laisse-le faire! disait-il, nous aurons là un fameux gaillard [39].»
Chercher à savoir si M. de Loménie a dit vrai, serait sans doute perdre beaucoup de temps. Mais les dispositions prêtées à l'élève se retrouvent certainement dans l'homme mûr.
Élégant, souple, brillant et insinuant, M. de Metternich savait et voulait plaire. Il mettait sa coquetterie à mener de front les affaires les plus graves et les intrigues mondaines les plus futiles.
Toujours d'après le même écrivain, «on ferait des volumes avec le récit de toutes les bonnes fortunes XXIII échues ou prêtées au diplomate autrichien [40].»
De ces bonnes fortunes, beaucoup sont bien connues.
Alors qu'il n'était que ministre à Dresde, M. de Metternich s'était pris de passion pour une belle russe, la princesse Catherine Pavlovna Bagration, femme du général qui, à la tête de l'une des armées moscovites, devait périr en 1812 d'une blessure reçue à la bataille de Borodino. Un contemporain la dépeint en ces termes: «Qu'on se figure un jeune visage, blanc comme l'albâtre, légèrement coloré de rose, des traits mignons, une physionomie douce, expressive et pleine de sensibilité, un regard auquel sa vue basse donnait quelque chose de timide et d'incertain, une taille moyenne mais parfaitement prise, dans toute sa personne une mollesse orientale unie à la grâce andalouse [41].»
Dans les cercles diplomatiques, la princesse Bagration avait reçu le surnom de «bel ange nu» en raison de ses toilettes décolletées jusqu'aux limites du possible. La vertu de cet ange n'était guère farouche.
M. de Metternich conquit ses faveurs, et de leur liaison naquit, en 1802, une fille dont le prince s'occupa toujours avec sollicitude.
A Vienne, la princesse Bagration fut l'un des XXIV «astres les plus brillants dans cette foule de constellations que le Congrès avait réunies [42]». Elle se retira ensuite à Paris, où, dans sa maison des Champs-Élysées, elle tenta longtemps de jouer un rôle politique et de se poser en rivale diplomatique de Mme de Lieven [43].
A la cour de Napoléon, M. de Metternich sut mériter les bonnes grâces de plus d'une Française. Mme de Rémusat nous le dit: «A cette époque, il était jeune, de figure agréable. Il obtint des succès auprès des femmes [44].»
Pendant son ambassade, il goûta les faciles baisers de Caroline Murat, encore grande-duchesse de Berg, mais qui rêvait déjà de ceindre ses jolis cheveux d'une couronne plus lourde. Il ne fut du reste pas un ingrat, et quand les heures difficiles eurent sonné, il tenta de sauver la royauté de son ancienne amie. XXV Par l'intermédiaire de celle-ci, du reste, il avait obtenu l'acte de trahison connu sous le nom de traité du 11 janvier 1814. Il voulut peut-être sincèrement payer sa double dette, mais les coups de tête du roi de Naples devaient lui rendre la tâche impossible.
Quand, pour le mariage de Marie-Louise, M. de Metternich était revenu à Paris, il ne s'était cependant pas piqué de fidélité envers la sœur de Napoléon. Il eut alors pour maîtresse Mme Junot.
M. Frédéric Masson a raconté la tragi-comédie qui s'ensuivit.
Lorsque Caroline apprit cette infidélité, elle acheta de la femme de chambre de la duchesse d'Abrantès les lettres de M. de Metternich à cette dernière et les livra à Junot.
«Junot, furieux, a fait un esclandre, a battu sa femme, l'a tuée presque, a voulu provoquer Metternich. Cette histoire a fait le tour de Paris [45].»
Il fallut l'intervention de Mme de Metternich pour arranger les choses. Le duc d'Abrantès l'avait fait venir chez lui pour l'associer à sa vengeance. Elle trouva moyen de le calmer et, par crainte du scandale, s'établit la négociatrice de la réconciliation entre le mari outragé et l'épouse infidèle. Napoléon, au dire de Golovkine, l'en récompensa en l'embrassant et en lui déclarant:
«Vous êtes une bonne petite femme qui a su XXVI m'éviter un grand embarras avec ce butor de Junot [46].»
Pendant son séjour à Paris, M. de Metternich fut encore épris—lui aussi—des charmes de Mme Récamier.
On a pu retrouver deux lettres de lui adressées à cette dernière [47]. Dans l'une, il lui déclare ne pouvoir attendre le terme de trois semaines imposé pour la revoir et fait ce serment d'amoureux d'entrer chez elle par la fenêtre, au cas où sa porte lui serait fermée. Dans l'autre, il lui demande une demi-heure d'entretien pour lui rapporter un anneau qu'elle lui avait offert. Juliette, on le sait, aimait à répandre ainsi des anneaux.
Un autre caprice du prince de Metternich eut pour objet cette curieuse et séduisante duchesse de Sagan, dont il parlera longuement à Mme de Lieven. Belle comme toutes les filles de la duchesse de Courlande, Wilhelmine de Biren chercha toute sa vie le bonheur à travers trois mariages: l'un français et catholique, l'autre russe et orthodoxe, le troisième XXVII autrichien et protestant [48], et une multitude d'intrigues, dont la plus connue est celle qu'elle noua avec le prince Louis de Prusse, le héros de Saalfeld [49]. Elle était la sœur de la future nièce de Talleyrand, Dorothée de Biren, duchesse de Dino, à laquelle passèrent son titre et ses biens. D'après Mme de Boigne, «elle excellait dans le talent des femmes du Nord d'allier une vie très désordonnée avec des formes nobles et décentes [50].» On trouvera dans les lettres publiées plus loin l'opinion assez peu flatteuse conservée d'elle par M. de Metternich; mais, quand ce dernier parlait amèrement de la duchesse de Sagan, sa flamme était éteinte. Au temps de celle-ci, il était plus ardent qu'il ne voulait ensuite l'avouer. Frédéric de Gentz laisse deviner, par ses demi-confidences, tous les ennuis causés à son ami par celle qu'il nomme «la maudite femme [51].»
M. de Metternich avait connu Wilhelmine de Biren à Dresde. Plus tard, il s'était engoué d'elle. Pendant le Congrès de Prague, il lui avait donné quelques heures arrachées à la politique. La duchesse avait suivi les armées alliées et son amant à Paris, en 1814, puis l'un et l'autre s'étaient mis en quête de nouvelles aventures [52]. L'un et l'autre, en effet, savaient se consoler des infidélités et des déceptions du cœur.
XXVIII Dans une de ses missives à Mme de Lieven, M. de Metternich lui raconte, avec un à-propos d'un goût douteux, qu'à peine sorti de l'Université de Mayence, il aima pendant trois ans une jeune femme de son âge, française et de grande famille [53]. Un passage des Souvenirs du marquis de Bouillé nous donne peut-être la clef de cette énigme. Il s'agit sans doute de cette délicieuse Marie-Constance de Caumont la Force, fille de l'ancien garde des Sceaux Lamoignon qui «eût offert à un peintre le plus parfait modèle pour représenter Hébé ou Psyché [54]».
Dans la même lettre, le prince Clément avoue «deux liaisons», ce qu'il «appelle liaisons.»
Sur la première, il donne quelques détails.
Il aima une «femme qui n'était descendue sur la terre que pour y passer comme le printemps». A sa mort, elle lui légua une petite boîte cachetée. En l'ouvrant, il y trouva les cendres de ses lettres et un anneau qu'elle avait brisé.
Il est difficile de deviner à qui ces confidences font allusion. Aussi bien, n'en est-il besoin. Cette passion semble avoir été la plus pure de celles semées sous les pas du grand ministre. Si les contemporains n'ont XXIX su découvrir ce secret, il y aurait témérité à le vouloir violer.
Mais ce sont là seulement les étapes principales de la carrière amoureuse de M. de Metternich jusqu'en 1818, au moment où la comtesse de Lieven allait apparaître dans son existence.
Il ne pouvait vivre seul, ni dans l'intérieur de son foyer, ni dans la profondeur de son cœur. Deux fois veuf, deux fois il se remaria sans grands délais, et, à côté de son ménage, il ne dut jamais laisser longtemps vide la place de l'amie.
Dans ses lettres à Mme de Lieven, le prince se plaint beaucoup, souvent, longuement de ce que le vulgaire le croit incapable d'aimer. L'histoire de sa vie intime est là, pour prouver que, peut-être, aux yeux de notre morale bourgeoise, il le savait trop.
Il écrivait, à la vérité, avec une belle inconscience, à cette même amie: «Je n'ai jamais été infidèle. La femme que j'aime est la seule au monde pour moi [55].»
XXX III
Dorothée (ou Darja) Christophorovna de Benckendorf était née à Riga, le 17 décembre 1785.
Elle appartenait à une famille noble, originaire du Brandebourg, depuis de nombreuses années fixée en Esthonie et entrée au service de la Russie.
Son père, le général Christophe de Benckendorf [56] avait épousé la baronne Charlotte-Augusta-Johanna Schilling von Canstadt, amie et compagne de la princesse Dorothéa-Augusta de Wurtemberg qui devint l'impératrice Marie Féodorovna de Russie.
Celle-ci couvrit toujours Mme de Benckendorf de son affectueuse protection, et, quand cette dernière mourut, le 11 mars 1797, elle fit entrer ses deux filles au couvent des demoiselles nobles de Smolna: elles y furent élevées sous les yeux, constamment attentifs, de la souveraine.
Quelques passages des lettres de la tsarine à Mlle de Nélidoff [57] nous la montrent s'inquiétant de XXXI la santé de ses «bonnes petites», les faisant venir dans son intimité, aux spectacles de l'Ermitage, mais s'opposant à leur entrée à la Cour avant l'âge ordinaire, se tourmentant de ne pas voir l'une d'elles proposée pour une récompense, leur donnant de multiples preuves d'une tendresse éclairée, véritablement maternelle.
Dorothée quitta Smolna, en février 1800, «musicienne de première force, mais d'une ignorance à scandaliser un écolier de dix ans. D'Alexandre ou de Philippe, elle n'eut certainement pas su lequel des deux était le père de l'autre [58]».
Cette ignorance devait d'ailleurs la poursuivre toute sa vie, sans qu'elle fît jamais rien pour y remédier.
L'empereur, pendant ce temps, assurait la fortune des deux fils de la baronne Schilling, Alexandre et Constantin [59], et bientôt l'impératrice mariait ses jeunes protégées.
XXXII L'aînée, Maria, épousa le lieutenant général Schewitsch [60]. La seconde devint la comtesse de Lieven.
Les Lieven étaient d'antique race livonienne. La fortune de cette famille, un instant obscurcie, s'était brillamment relevée le jour où la grande Catherine avait choisi, comme gouvernante de ses petits-enfants, Charlotte de Gaugreben, veuve du général baron André de Lieven dont elle avait eu plusieurs enfants [61]. XXXIII Cette femme supérieure, d'une haute énergie, d'une parfaite droiture, avait su s'attirer le respect et l'affection de ses élèves et de leur père.
La protection de Paul Ier s'étendit sur ses fils, et, de l'un d'eux, le comte Christophe Andréïévitch, né le 8 mai 1774 [62], il fit successivement son aide de camp et son ministre de la guerre [63].
Marie Féodorovna fit épouser à ce dernier, en 1800, Dorothée de Benckendorf. Il avait vingt-sept ans. Elle en avait quinze et sortait du couvent.
XXXIV Le mariage fut d'abord heureux. L'assassinat de Paul Ier trouva les jeunes époux en pleine lune de miel. La sanglante tragédie du Palais Michel aurait pu mettre fin à la faveur du nouveau ménage: elle la consolida.
Mme de Lieven a conté dans un long chapitre de ses Mémoires [64] ce qu'elle vit du dramatique événement [65].
Son mari, retenu chez lui par une indisposition, avait, par une heureuse chance, été laissé en dehors du complot par son ami Pahlen. Le Tsar, impatienté de l'absence prolongée dont sa maladie était cause, l'avait relevé de ses fonctions ministérielles dans la soirée du 11 mars.
La nuit suivante, à 2 heures 1/2 du matin, les Lieven sont réveillés en sursaut. Leur premier mouvement fut de croire à l'arrivée d'un ordre d'exil: leur effroi ne diminua guère quand ils apprirent qu'un nouvel empereur mandait l'ancien ministre au Palais d'Hiver. Cela était-il vrai? N'était-ce pas une ruse de Paul? Le mari de Dorothée de Benckendorf mit longtemps à décider s'il se rendrait à la convocation et, bien des années après, celle-ci XXXV n'avait pas oublié les émotions de ce lugubre jour.
Alexandre Ier ne rendit pas à M. de Lieven le ministère de la guerre, mais il lui conserva la confiance entière dont son père l'avait honoré.
Cette période fut l'une des plus heureuses de la vie de Mme de Lieven. Elle aimait son mari, dont l'indiscutable infériorité n'avait pas encore éclaté à ses yeux. Dénuée d'ambition politique, elle jouissait sans arrière-pensée de sa jeunesse, de sa haute situation mondaine, des joies qu'elle trouvait au milieu d'une famille très aimée et très unie. Ses lettres, dont M. Ernest Daudet a publié une analyse fidèle mêlée de longs extraits, reflètent ce calme et cette sérénité, assombris seulement par les absences de l'époux et, un peu plus tard, par les revers de la Russie [66].
En décembre 1809, M. de Lieven, qui avait donné en février 1808 sa démission de lieutenant-général pour raisons de santé, fut nommé ambassadeur à Berlin [67]. Sa mission dura jusqu'en 1812. Elle fut ce qu'elle pouvait être pour le représentant d'un souverain humilié auprès d'un autre monarque, malheureux, abaissé, vaincu, meurtri, ayant à se méfier de tout et de tous. Dans ces conditions, le rôle du nouveau ministre plénipotentiaire devait être très effacé et il quitta ce poste sans regrets, le 30 juin 1812, XXXVI quand une guerre imposée mit aux prises son maître et le roi de Prusse [68].
Sa femme, de son côté, quoi qu'en ait dit Talleyrand, ne fit grande impression ni sur les diplomates ni sur les hommes politiques allemands, dans les Mémoires desquels sa présence passe inaperçue.
Mais le sort réservait au comte et à la comtesse de Lieven une brillante compensation. Alexandre, en lutte avec Napoléon, cherchait à se rapprocher de l'Angleterre qui accueillait volontiers ses avances. Le premier acte de ce rapprochement devait être la reprise des relations diplomatiques, interrompues depuis Tilsitt, entre Saint-Pétersbourg et la Cour de Saint-James.
Le 5 septembre 1812, M. de Lieven fut nommé ambassadeur de Russie à Londres. Il débarquait le 13 décembre à Harwich et présentait le 18 ses lettres de créance au Prince Régent [69]. Mme de Lieven avait trouvé son véritable terrain.
La réception qui lui fut faite en Grande-Bretagne flatta sa vanité: «Il faut se rappeler, disent les Mémoires de Talleyrand [70], qu'à cette époque il n'y XXXVII avait plus, depuis plusieurs années, aucun corps diplomatique à la Cour de Londres, avec laquelle tous les cabinets du continent avaient dû rompre, au moins en apparence, leurs relations officielles. Aussi l'apparition d'une ambassadrice de Russie y produisit-elle une grande sensation. Le Prince Régent, la Cour, l'aristocratie, on pourrait dire la Nation accueillirent avec un empressement, qui ressemblait à de l'enthousiasme, le représentant de l'empereur de Russie. On fêta partout M. de Lieven, et Mme de Lieven, qui, déjà pendant la mission de son mari à Berlin, avait acquis une sorte de célébrité, partagea naturellement les ovations faites à son mari. A la Cour, où il n'y avait point de reine, le premier rang lui revint de droit, et le Prince Régent était charmé de l'attirer à Brighton, où sa présence autorisait celle de la marquise de Conyngham, que peu de femmes de la société anglaise aimaient à rencontrer. L'aristocratie, si hospitalière, accourut au-devant de la nouvelle ambassadrice, et lui accorda d'emblée tous ces petits privilèges réservés aux femmes que leur beauté, leur esprit ou leur fortune placent à la tête du monde élégant; c'est de cette époque que date l'empire incontestable que Mme de Lieven a exercé sur la société anglaise. Elle eut le mérite, en l'acceptant, de tout faire pour le conserver longtemps: il faut en reporter tout l'honneur à son esprit.»
Quelques femmes distinguées se partageaient alors le sceptre de la vie mondaine de Londres: Lady Jersey, l'Égérie des tories, remplie de qualités aimables, XXXVIII Lady Holland, Lady Grenville, enthousiaste et charmante. Mais, entre elles, il restait une place pour un salon plus libre des attaches de parti. «Mme de Lieven, dit M. Lionel G. Robinson, était bien douée pour saisir les occasions et elle prit promptement la place d'une reine du grand monde [71].»
«Par un intelligent instinct, et sans se dire qu'un jour peut-être elle ferait là des choses plus importantes», raconte M. Guizot, l'ami fidèle de ses derniers jours, «Mme de Lieven s'appliqua d'abord à assurer dans la société anglaise son succès personnel, et elle y réussit pleinement; elle eut de bonne heure, à la Cour de Saint-James, diverses occasions de faire preuve de tact, de fin sentiment des convenances, de prompte et heureuse repartie... Hommes ou femmes, torys ou whigs, importants ou élégants, tous la recherchèrent pour l'ornement ou l'agrément de leurs salons; tous mirent du prix à être bien accueillis d'elle et chez elle [72].»
Mais le salon de Mme de Lieven, d'abord exclusivement mondain, ne devait pas tarder à devenir un centre politique. On a cru pouvoir attribuer ce changement à l'influence de M. de Metternich, après XXXIX 1818, et à une nouvelle orientation de l'activité intellectuelle de la jeune femme, conséquence de sa liaison avec le grand homme d'État. Cependant elle était bien avant ce temps, semble-t-il, entrée personnellement dans l'action diplomatique.
On en trouverait une preuve dans les dessous du Congrès de Châtillon. D'après M. de Barante, qui le tenait de la comtesse elle-même, le Prince Régent avait confié à cette dernière sa secrète opposition aux idées de son ministère, lequel proposait aux Alliés de n'intervenir en rien dans les questions relatives à l'ordre intérieur de la France. Il souhaitait voir Alexandre repousser les vues du gouvernement britannique et, pour l'informer de ses désirs, passant sur le dos du mari, il chargea l'ambassadrice de Russie d'écrire dans ce sens à Pozzo di Borgo [73]. Ce petit fait montre Mme de Lieven déjà engagée dans les intrigues qui, plus tard, seront toute sa vie.
Pouvait-il en être autrement d'ailleurs?
A cette époque où les communications rapides étaient inconnues, la personnalité propre de l'ambassadeur d'une puissance prenait une importance primordiale. Or, en présence des très graves problèmes posés alors devant l'Europe, M. de Lieven était notoirement inférieur à sa tâche.
Chateaubriand a voulu faire de lui un esprit élevé et étendu [74], mais, sur ce terrain, l'auteur du Génie du Christianisme est à bon droit suspect: grandir XL l'époux était encore une manière de rabaisser l'épouse.
Mme de Boigne le dit «homme de fort bonne compagnie et de très grandes manières, parlant peu mais à propos, froid mais poli»; cependant elle ajoute malicieusement: «Quelques-uns le disent très profond, le plus grand nombre le croient très creux... [75].»
En réalité, le voisinage de sa femme lui fit toujours le plus grand tort, et il faut tenir compte de cette circonstance. Talleyrand reconnaît qu'il avait «plus de capacités qu'on ne lui en accorde généralement» [76]. Mais, tout bien pesé, il n'en reste pas moins, aux regards de ses contemporains, un être assez insignifiant et d'intelligence moyenne.
A cette médiocrité, l'esprit souple de Dorothée de Benckendorf devait être d'une haute utilité. M. Guizot dit: «Le comte de Lieven faisait grand usage, pour sa correspondance avec sa cour, des observations et des récits de sa femme; il lui demanda un jour de les écrire elle-même au lieu de lui en donner, à lui, la peine; elle s'y prêta d'abord par complaisance, ensuite avec un intérêt plus sérieux et plus personnel [77].» Ce fut sans doute sur cette pente que, de bonne heure, elle dut glisser vers la politique. Une fois engagée dans celle-ci, elle n'y pouvait voir qu'une perpétuelle et tortueuse machination. Elle n'était pas de ces esprits supérieurs qui savent, dans l'examen des affaires, s'en tenir aux vues générales XLI sans tomber dans les petitesses des détails.
Son influence, au début, fut vraisemblablement discrète et il devait en être encore ainsi en 1818. Ce fut d'ailleurs l'une des élégances de Mme de Lieven de s'effacer constamment devant son mari. A Londres, toujours, elle affecta de lui paraître soumise et attachée [78]. Plus tard, à l'heure de la séparation, quand elle le saura las de sa part dans leur collaboration, elle s'excusera de sa supériorité dans un joli mouvement: «Cette supériorité, écrira-t-elle à l'un de ses frères, je l'ai mise pendant de longues années à son service. Elle lui a été utile, bien utile... [79].»
En Angleterre, comme plus tard à Paris, le salon de Mme de Lieven se distinguait des autres centres de réunion mondains par son éclectisme. Quel que fût le parti au pouvoir, opposants et gouvernants, vainqueurs ou vaincus y trouvaient le même accueil, et bien des compromis durent y être ébauchés.
Très aristocratique, très imbue de préjugés de caste, la maîtresse de maison savait ouvrir ses portes à tous ceux dont la position pouvait lui servir.
Mais il fallait se trouver en mesure, d'une façon ou d'une autre, de lui être utile à quelque chose. «Je pus remarquer moi-même, à plus d'une reprise, notera plus tard le duc Albert de Broglie, que, malgré la bienveillance dont elle m'honorait, en raison de la haute situation de mon père, ma conversation lui paraissait plus intéressante le jour où mes relations XLII avec le ministre des Affaires étrangères me permettaient de lui apporter quelques observations qu'elle ne pouvait obtenir autrement [80].»
Si elle se servait momentanément de gens plus modestes, elle leur demandait de disparaître, leur instant passé.
Un soir, raconte Lord Malmesbury [81], on annonce chez elle «un homme pimpant et de bonne mine. La princesse le regarde fixement et lui dit: «Monsieur, je ne vous connais pas.» Le pauvre homme paraît fort attrapé et s'écrie: «Comment, madame, vous ne vous rappelez pas, à Ems?»—«Non, monsieur.» Elle le salue et lui tourne le dos. Je n'ai jamais rien vu d'aussi impertinent. Il parut clair à la compagnie, qui ne pouvait dissimuler des sourires, que tel peut être utile à Ems et être de trop à Paris.»
Une autre anecdote, contée par M. Daudet, d'après les Souvenirs de la duchesse Decazes, témoigne du même sans-gêne. Mme de Lieven était alors fixée à Paris. «La princesse partait pour les eaux d'Allemagne, où elle devait rejoindre l'empereur de Russie. Désirant ne pas voyager seule, elle cherchait un compagnon. M. Dumon, l'ancien ministre,—ceci se passait sous Louis-Philippe,—lui proposa son gendre, M. Trubert. La princesse accepta et n'eut qu'à se louer des prévenances et des attentions que lui prodigua XLIII ce dernier durant ce long voyage fait en voiture et en tête à tête. N'empêche qu'en arrivant à destination, elle lui dit fort lestement et sans embarras: «Votre position, mon cher monsieur, ne me permet pas de vous présenter dans mon monde. Je pense donc que nous devons nous dire adieu [82].»
Comme l'ajoute M. Ernest Daudet, la duchesse Decazes, après se l'être laissé conter, a peut-être négligé de contrôler l'exactitude de ce récit, mais, tout en tenant grand compte de cette réserve, on peut penser que, si cette histoire n'est pas vraie, elle est du moins vraisemblable.
En voici une autre, en effet, contée par Mme de Lieven elle-même, montrant la singulière façon dont elle entendait parfois les lois de l'hospitalité.
En villégiature aux eaux de Schlangenbad, en 1850, elle apprend la présence dans la petite ville d'un marquis de Villafranca et le prend pour le partisan dévoué, le confident et le conseiller du comte de Montemolin, fils de don Carlos. Elle désire vivement faire sa connaissance, se creuse la tête pour trouver le moyen de l'attirer chez elle, se rappelle tout à coup qu'il est en relations avec son fils Alexandre et, s'autorisant du nom de ce dernier, lui adresse un billet d'invitation.
Elle s'aperçoit, à l'arrivée de son hôte, qu'elle s'est trompée. «Alors, dit-elle, je ne me gêne plus du tout et je prends les manières que vous me connaissez [83].» XLIV Oubliant qu'après tout l'invitation vient d'elle et d'elle seule, elle le traite en aventurier, le met à la porte. Et alors, l'inconnu de se regimber:
«—Permettez, madame, je suis le duc de Parme [84].»
La leçon était bonne. Mais toutes ces historiettes donnent bien le droit à M. Robinson de dire que «son tact se montrait plutôt dans la difficulté de son goût que dans son affabilité [85]».
On sait d'ailleurs que Mme de Lieven fut la plus exclusive des dames patronnesses de l'aristocratique bal d'Almack [86]. On l'accusait, à la cour de Londres, d'avoir empiété, au profit des ambassadrices, sur les prérogatives des princesses royales. Très attachée aux honneurs qui lui étaient dus, ne tolérant jamais un manque de formes, elle sut imposer à la vieille reine Charlotte, dont elle n'était pas aimée, une attitude toujours correcte à son égard.
Elle défendait du reste âprement sa situation privilégiée. Un instant, elle crut voir une rivale possible XLV en la princesse Paul Esterhazy, arrivant en Angleterre avec plus de beauté, plus de jeunesse qu'elle et l'avantage d'une proche parenté avec quelques membres de la famille royale. Elle fut vite rassurée, mais elle oublia lentement ce mouvement d'inquiétude et de jalousie: longtemps après, Mme de Boigne la voyait encore s'exercer en politesses «hostiles et perfides» [87] envers la belle Autrichienne.
Physiquement, Mme de Lieven n'eut jamais de vraie beauté.
Son portrait, par Lawrence, aujourd'hui à la National Gallery, nous la montre à vingt ans, le nez un peu fort, les oreilles énormes, le cou trop long, la bouche disgracieuse. Néanmoins, il ressort de sa physionomie, sous ses beaux cheveux blonds, un charme réel: les yeux sont profonds et caressants, l'ensemble est fin et spirituel.
Mais, par-dessus tout, une maigreur extrême, une maigreur «désespérante», dit Mme de Boigne [88], déparait ce qu'il y avait de grâce dans sa personne et soulignait ce que son abord avait de peu avenant. L'impression laissée par ce portrait se retrouve dans les descriptions de ses contemporains.
M. de Marcellus dira bien d'elle plus tard: «Elle avait été fort jolie», mais seul, avec le baron de Stockmar, il a apporté ce témoignage.
Ce dernier fait d'elle, en 1817, ce tableau, en somme peu flatté, malgré quelques louanges: «La XLVI comtesse de Lieven: maintien désagréablement raide, fier, visant à la distinction. Il est vrai qu'elle est pleine de talent, joue excellemment du piano, parle anglais, français et allemand à la perfection, mais on voit qu'elle le sait. Son visage est vraiment beau, pourtant trop maigre, et le nez pointu, ainsi que la bouche qui peut se contracter en formant de nombreux plis, prouvent, au premier aspect, son peu d'inclination à considérer les autres comme ses égaux. Le buste est celui d'un squelette [89].»
Le plus acerbe de ses ennemis, Chateaubriand, dont le ressentiment ne fut jamais assouvi, lui trouve un visage aigu et mésavenant. Pour lui, elle est seulement «une femme commune, fatigante et aride [90]», mais, sans autres preuves, on ne pourrait ajouter grande foi à ces lignes.
M. Ralph Sneyd la connut dans sa vieillesse: «C'était, dit-il, une femme assez grande, droite, maigre, qui, bien que les amoureux ne lui aient pas manqué dans ses jeunes années, n'avait jamais été d'une beauté remarquable. On lui passait volontiers les détails, l'ensemble ayant un charme et un attrait incomparables [91]».
En réalité, sans beauté, Mme de Lieven fut, éminemment et au plus haut degré, une véritable grande dame.
XLVII D'après les Mémoires de Talleyrand, quand l'âge eut terni «les agréments de la jeunesse, elle sut les remplacer par de la dignité, de belles manières, un grand air qui lui» donnaient «quelque chose de noble et d'un peu impérieux [92].»
Même note dans une lettre de la comtesse Apponyi à M. de Fontenay, écrite en 1824: «C'est une personne marquante, de beaucoup d'esprit, de beaucoup d'aplomb, grande, parlant de politique, grande musicienne et avec des manières nobles et belles [93].»
En 1818, elle était encore dans toute sa fraîcheur, et elle ne méritait pas l'affront dont la gratifia plus tard Miraflorès, l'ambassadeur d'Espagne à Londres. Elle montrait à ce dernier une belle Anglaise, Lady Seymour, en lui demandant son appréciation: «Je la trouve trop jeune et trop fraîche», répondit-il, et il ajouta en lui glissant un regard tendre: «J'aime les femmes un peu passées [94].»
A la veille du Congrès d'Aix-la-Chapelle, ses vingt-sept ans la mettaient à l'abri de compliments de ce genre. Elle pouvait plaire et M. de Metternich, cet homme à bonnes fortunes, est là pour prouver qu'elle pouvait être aimée.
Si les contemporains de Mme de Lieven sont presque unanimes à lui trouver un physique médiocre, XLVIII ils sont non moins affirmatifs en ce qui concerne l'étendue de son intelligence.
Chateaubriand, seul, lui en dénie toute trace. «Elle ne sait rien, et elle cache la disette de ses idées sous l'abondance de ses paroles. Quand elle se trouve avec des gens de mérite, sa stérilité se tait; elle revêt sa nullité d'un air supérieur d'ennui, comme si elle avait le droit d'être ennuyée [95].»
Ce portrait est trop poussé au noir pour ne pas être faux et il ne faut pas plus prendre à la lettre la boutade de M. Thiers à Greville, la traitant de bavarde, de menteuse et de sotte [96].
Aussi bien, sans beauté physique, sans grande élévation morale, une femme ne saurait acquérir sans esprit la haute situation où elle atteignit.
La duchesse de Sagan, nièce de Talleyrand, pensait ainsi quand elle écrivait à Barante, parlant de Mme de Lieven: «On n'attire que par de la grâce; elle n'avait que bel air; on n'attache que par le cœur, il ne dominait pas en elle. Mais on peut, à part cela, intéresser l'esprit, exciter la conversation et soutenir la curiosité; c'est ce qu'elle savait très bien [97].»
Greville dit aussi d'elle: «Cette femme est extraordinairement intelligente, d'une finesse extrême, et sait être charmante quand elle veut bien s'en donner la XLIX peine. Rien n'égale la grâce et l'aisance de sa conversation, pailletée des pointes les plus délicates, et ses lettres sont des chefs-d'œuvre [98].»
Écoutons maintenant M. Ralph Sneyd: «Elle avait énormément d'esprit, de cet esprit mâle, sérieux et logique qui ne se rencontre que rarement chez les femmes, tempéré toutefois par la finesse, la grâce et la souplesse qu'on ne retrouve que chez elles [99].»
La même impression ressort de l'examen de son écriture. Celle-ci est rapide, d'une sobriété rare pour son sexe, avec des lettres souvent abrégées, sans nervosité. Elle a tout à fait l'apparence d'une écriture d'homme cultivé, et ce caractère de masculinité est à signaler.
On vient de voir les opinions les plus favorables sur l'intelligence de Mme de Lieven. Dans d'autres Mémoires l'éloge s'enveloppe de quelques réserves.
Ceux de Talleyrand la jugent ainsi: «Elle a beaucoup d'esprit naturel, sans la moindre instruction, et, ce qui est assez remarquable, sans avoir jamais rien lu... Elle écrit mieux qu'elle ne cause, sans doute parce que, dans sa conversation, elle cherche moins à plaire qu'à dominer, à interroger, à satisfaire son insatiable curiosité. Aussi est-elle plus piquante par la hardiesse de ses questions et même de ses provocations, que par la vivacité de ses reparties [100].»
L En effet, de cette ignorance dont nous avons déjà parlé, elle ne répara jamais la lacune. «La lecture n'était pas son goût, elle ne pouvait s'y fixer. Elle ne lisait que les journaux, et c'était une merveille qu'ayant moins lu, elle sût écrire mieux que personne au monde [101].»
Celui de ses admirateurs auquel nous empruntons ces lignes ajoute: «Un homme d'État illustre, M. ...., disait qu'elle feuilletait les hommes comme les hommes feuillettent les livres. Mais sa science n'avait pas d'autre source [102].» Ce n'était, d'ailleurs, un médiocre résultat.
Très musicienne, elle savait par cœur des opéras entiers. Elle les exécutait à ravir sur le piano [103], mais, semble-t-il, ses goûts artistiques s'arrêtaient là.
Pour terminer en ce qui concerne son esprit, nous voulons citer en entier ce passage de Greville, écrit en février 1819, peu après l'époque où nous allons la voir s'emparer du cœur de M. de Metternich. Il jugeait ainsi celle que M. Kleinschmidt appelle «la plus spirituelle diplomate de Russie [104]» et dont Mme des Cars disait qu'elle était «la bête la plus forte en politique [105]» de l'Angleterre:
«L'idée qu'elle se fait de sa supériorité sur l'univers LI entier et son dédain pour tous ceux qui l'entourent la rendent incapable de chercher à plaire et impuissante à se plaire elle-même dans le monde. Elle est la personne la plus profondément blasée qui se puisse voir et dévorée par un ennui profond, même dans la compagnie de ses meilleurs amis, peu nombreux du reste, car son attitude est si froide, si ennuyée, si languissante que, lors même qu'elle s'efforce d'être gracieuse et de faire la bonne femme, elle ne parvient qu'imparfaitement à fondre la glace dans laquelle elle semble figée [106].»
De tout ceci ressort, il faut bien en convenir, une personnalité dont la supériorité ne se serait pas imposée sans ses dons merveilleux pour l'intrigue. Plus âgée, elle consacrera toutes ses forces à celle-ci et Lord Malmesbury dira d'elle: «Elle était la terreur de nos ministres des affaires étrangères [107].»
Nous verrons ce qu'il faut penser des accusations très nettes d'espionnage lancées contre elle dans la seconde partie de sa vie. Mais, en 1818, si elle tenait déjà sa place dans les conseils de l'ambassade, du moins n'avait-elle pas encore cherché à influencer la politique intérieure des gouvernants anglais.
Elle n'apportera pas, du reste, dans ces intrigues, des vues supérieures. Elle ne comprit jamais grand'chose aux causes profondes des embarras dans lesquels l'Europe se débattait. Mme de Boigne avait déjà remarqué que, pour elle, tout se réduisait à des LII questions de personnes [108] et M. Paul Muret l'a parfaitement jugée, semble-t-il, quand il la caractérise d'un mot: «De fait, elle ne dépassa jamais les horizons des ambassades et des salons... [109]»
Mme de Lieven eut peu d'amis sincères et désintéressés. Son égoïsme était déjà un obstacle, et ceux qui l'aimèrent véritablement, comme Lord Grey, durent, plus d'une fois, faire preuve de patience vis-à-vis d'elle.
En 1816, d'après Mme de Boigne, elle était peu aimée et fort redoutée à Londres. La duchesse de Talleyrand dira plus tard, pour expliquer le peu de chaleur de leurs relations—et ses paroles suffiront pour faire comprendre bien des choses: «Elle ne s'intéresse jamais assez à ses amis pour s'identifier à ce qui les touche dans leur vie privée, et je n'ai pas de vie politique [110].»
En écrivant ces lignes, la nièce de l'ancien évêque d'Autun touchait du doigt le côté faible de son cœur. Trop de diplomatie entrait dans les sympathies de Mme de Lieven pour qu'elles pussent être bien profondes.
Les Mémoires de Talleyrand constatent, à leur tour, qu'«elle était assez volage dans ses affections politiques», et ils ajoutent: «Où se marquait son habileté, c'est qu'elle se trouvait presque toujours dans LIII de meilleures relations avec le ministre qui arrivait au pouvoir qu'avec celui qui le quittait [111].»
On la vit détester et vitupérer ceux qu'elle avait le plus choyés. Bien peu—Metternich ne fut pas une exception—échappèrent à la règle, quand leur devoir se heurta à sa fantaisie ou à l'intérêt russe.
Il serait injuste d'ailleurs de ne pas lui tenir compte de certains élans de cœur qui militent en sa faveur. La plus durable de ses amitiés fut celle vouée à M. Guizot. Ce fut sans doute œuvre de patience et de dévouement de la part de cet esprit fin et indulgent que de fixer cette âme mobile et inquiète, de donner à ses vieux jours l'apaisement d'un amour sans alliage diplomatique.
Deux autres de ses affections sont tout à son honneur. Elle se lia—jusqu'à oser prendre maintes fois leur défense—avec la princesse Charlotte, fille du Régent, et avec la belle-sœur de celui-ci, la malheureuse duchesse de Cumberland, l'une et l'autre si mal en cour. Il fallait, pour ainsi faire, avoir quand même quelque peu de courage.
La place prise par Mme de Lieven dans la vie mondaine de Londres était trop haute pour qu'elle ne fût pas exposée à la médisance.
On lui prêta une aventure avec le Prince de Galles, toujours plein de prévenances pour elle [112]. Rien n'est venu, à notre connaissance, confirmer ce bruit.
Cependant, comme l'insinue cette mauvaise langue LIV de Mme de Boigne, on tenait «beaucoup de mauvais propos sur sa conduite personnelle» [113]. Sa réputation, en effet, ne devait pas être très pure, pour que M. Thiers osât, comme il le fit, dire à brûle-pourpoint à Greville: «Vous avez été son amant, n'est-ce pas?» Le secrétaire du conseil privé eut beaucoup de peine à se défendre d'avoir jamais eu cet honneur [114].
Elle fit un jour l'aveu de ses faiblesses à M. de Metternich. L'un et l'autre semblent s'être complu dans ces singulières confidences. Il lui écrivait, pour solliciter les siennes: «Mande-moi tout: que je sache quand tu as été heureuse et quand tu ne l'étais pas. Je sais au reste ce qui te regarde; tu n'as pas besoin de nommer: je crois que je pourrai y suppléer. Tu as fait des choix et tu as été trompée: quelle est la jeune femme qui ne l'a pas été [115]?»
Un autre passage des lettres du prince nous parle encore de l'un de ces choix, dont le héros pourrait bien avoir été Dolgorouki [116]. Aucun indice cependant ne permet d'affirmer que ce caprice ait franchi le point délicat au delà duquel il aurait pu être coupable. Mais M. de Metternich en a dit assez pour nous prouver que tout n'était pas calomnie dans les anecdotes qui couraient sur la vertu de son amie [117].
LV Telle était la comtesse de Lieven, au mois d'octobre 1818, au moment où elle rencontrait à Aix le ministre autrichien.
Elle avait eu quatre enfants: une fille qu'elle avait déjà perdue et trois fils, Alexandre, Paul et Constantin, dont elle surveillait encore l'éducation [118].
A trente-cinq ans, son cœur allait s'ouvrir à nouveau. Elle allait pouvoir bientôt, dans la joie de son amour naissant, écrire au grand charmeur dont la grâce avait captivé son âme, dont la puissance flattait son orgueil et servait ses desseins: «Mon ami, comme il m'est doux de t'aimer! C'est une si ravissante chose! [119]».
LVI IV
Un article du traité de Paris du 20 novembre 1815 avait prescrit que, à l'expiration d'un délai de trois ans, les souverains examineraient si la situation intérieure de la France permettait de retirer de ce pays les troupes étrangères [120].
En 1818, le duc de Richelieu, fort de la loyauté avec laquelle son gouvernement avait rempli ses obligations et comptant sur l'amitié du tsar, crut le moment venu de réclamer l'exécution de cette clause et la libération du territoire français. Grâce à ses efforts, la conférence prévue fut fixée au mois de septembre et la ville d'Aix-la-Chapelle fut choisie pour en être le siège.
La vieille cité de Charlemagne présenta alors une animation extraordinaire. Officiellement, le Congrès ne devait s'occuper que des questions de France, et les ambassadeurs des grandes puissances, seuls, devaient y être admis. Mais tous les princes, toutes les nations ayant quelque réclamation à présenter, quelque espérance à faire valoir, se hâtèrent d'y envoyer des représentants prêts à saisir les occasions propices.
LVII Autour des diplomates, se précipita une foule de banquiers, de commerçants, d'artistes, d'élégantes, d'aventuriers et d'aventurières avides de trouver la fortune ou le succès.
Parmi les souverains, le roi de Prusse arriva le premier. Il fit, le 27 septembre au soir [121], une entrée assez piteuse dans la ville, mécontente de s'être vue donnée au gouvernement de Berlin par la seule volonté des plénipotentiaires de Vienne.
Par contre, l'empereur d'Autriche, arrivé le 28 dans la journée, et l'empereur de Russie qui le suivit de quelques heures [122], soulevèrent un enthousiasme dont le contraste avec la froide réception de la veille blessa profondément Frédéric-Guillaume.
Ce dernier, instruit de ce que la populace voulait dételer les voitures impériales, avait trouvé un biais ingénieux pour couper court à cette manifestation dirigée contre lui: il était allé, successivement, loin dans la campagne, à la rencontre de chacun de ses deux alliés et était monté dans leurs carrosses. Seuls donc, les vivats des habitants froissèrent sa vanité [123].
Le prince de Metternich était arrivé quelques heures avant son maître. Il revenait de sa cure d'eau de Carlsbad et de ses propriétés de Kœnigswart. Pendant son séjour dans ce dernier lieu, il avait appris la mort de son père, dont le décès le faisait chef de LVIII famille. Poursuivant son voyage par Francfort, où il avait eu à morigéner la Diète germanique, il s'était arrêté, le 12 septembre, au Johannisberg. Il pénétrait ce jour-là pour la première fois dans le splendide domaine qui, donné par Napoléon au maréchal Kellermann, lui était échu comme fief autrichien depuis 1816 [124].
Il demeura au milieu de ses vignes célèbres pendant deux semaines, entouré, selon sa propre expression, d'une véritable cour de diplomates, pressés de saluer sa puissance. Avant de partir, il reçut l'empereur François à dîner et par Mayence, Bingen, Coblenz, il vint jusqu'à Aix.
Dans cette ville, accompagné de son inséparable secrétaire, le chevalier de Floret, il se logea Comphausbadstrasse, no 777, occupant la maison d'une demoiselle Brammertz [125], louée 20,000 francs pour la durée de son séjour [126].
Jamais congrès ne fut moins solennel que celui de 1818. Les réunions devaient tout d'abord se tenir dans la grande salle de l'Hôtel de Ville, mais elles eurent lieu, sans apparat, en tenue de ville, chez l'un ou chez l'autre des plénipotentiaires, tantôt chez Lord Castlereagh, qui, accompagné de «sa prétentieuse et énorme LIX épouse» [127], s'était installé Klein Borcette Strasse, no 218 [128], tantôt chez Metternich, tantôt chez le prince de Hardenberg, logé sur le Markt, no 910 [129].
Dans les intervalles des séances, la vie mondaine était brillante et animée. Les diplomates se retrouvaient au Kurhaus, sur la Comphausbadstrasse, autour des tables de jeu et le long des promenades à la mode.
Entre temps, les ascensions en ballon de deux femmes aéronautes, les concerts de Mme Catalani, des frères Bohrer, du violoncelliste Lafon remplissaient les journées.
Le soir, se déroulaient des fêtes de toutes sortes.
Le 2 octobre, l'empereur d'Autriche offrait un dîner de trente-deux couverts. Le surlendemain, la ville d'Aix donnait un bal à la Redoute. Deux fois par semaine, Lady Castlereagh ouvrait ses salons pour des soirées où tous les ministres accrédités étaient fort assidus. On y parlait politique et l'on y jouait. Les plus importants des plénipotentiaires avaient d'abord pris l'habitude de passer leurs après-dîners chez elle [130] mais bientôt, ces réunions s'étaient transportées chez le prince de Metternich.
LX Lui-même nous l'apprend: «Je fais une partie de whist tous les soirs, écrit-il, avec le prince de Hatzfeld, Zichy, Baring, Labouchère, Parisch, c'est-à-dire avec des gens qui ne se trouvent pas dérangés ni même incommodés de la perte d'une bonne dose de millions. Nous nous réunissions d'abord chez Lady Castlereagh, mais j'ignore quelle inconcevable atmosphère d'ennui s'est emparée de cette maison. D'un commun accord, on a renoncé aux charmes de milady et l'on s'est fixé dans mon salon» [131].
Vers le 10 octobre, débarquèrent à Aix le comte et la comtesse de Lieven. Une lettre datée du 11 annonce les nouveaux venus: «L'ambassadeur de Russie accrédité près la cour de Londres, le comte de Lieven, qui est arrivé en cette ville, y a été appelé par son souverain» [132].
A ce moment, la ville commençait déjà à se vider. L'objet principal du Congrès, l'évacuation des provinces françaises par les troupes étrangères, était définitivement réglé depuis la veille. L'empereur de Russie et le roi de Prusse se préparaient à partir pour passer, près de Denain et de Sedan, les revues de LXI leurs armées. On pensait que tout le monde pourrait quitter l'Allemagne, à la fin du mois, après le règlement des questions secondaires. Des promenades dans les environs s'organisaient, pendant que les chancelleries rédigeaient les protocoles.
Malgré le bal donné le 13 octobre à Keutchenburg par M. d'Alopeus et les aides de camp généraux du Tsar, malgré les réceptions de la princesse de Salm, l'auguste assemblée s'ennuyait. Les plaisirs étaient trop uniformes. M. de Metternich s'en plaignait dans une lettre à sa femme, datée du 18 octobre, où il lui donnait quelques détails sur le vide des journées:
«Nous sommes abîmés de jeunes talents; tous les jours, des concerts de virtuoses entre 4 et 9 ans. Le dernier arrivé est un petit garçon de 4 ans et demi, qui joue de la contrebasse. Vous pouvez facilement juger de la perfection de l'exécution.
«Il n'y a pas même de boutiques remarquables, et les drogues qu'on nous offre coûtent le double de tout ce que l'on trouve de parfait à Paris et à Vienne. Si les marchands ont spéculé sur nos bourses, ils ont compté sans leurs hôtes. Je ne sache pas que personne achète au delà du strict nécessaire.
«Nos dames ici sont: Lady Castlereagh, trois ou quatre Anglaises plus ou moins mûres, c'est-à-dire qu'elles sont entre 50 et 60 ans—âge de jeunesse à Londres;—la princesse de La Tour, Mme de Nesselrode et trois dames russes. Il en est pour les dames LXII comme pour les marchands: il existe un manque total d'amateurs» [133].
Parmi les dames russes dont le prince de Metternich parle si dédaigneusement se trouvait la comtesse de Lieven.
Peut-être la connaissait-il antérieurement. Lors du voyage du futur chancelier à Londres, en juin 1814, le salon de l'ambassadrice de Russie tenait déjà une place trop importante dans la société anglaise pour que le ministre des Affaires étrangères d'Autriche ait pu l'ignorer. D'autre part, le séjour de l'empereur Alexandre en Angleterre rend invraisemblable une absence de son représentant à ce moment.
Mais, de cette première rencontre, ni M. de Metternich ni Mme de Lieven n'avaient conservé d'impression durable.
Elle le jugeait froid, intimidant et de rapports peu agréables [134]. Lui n'avait prêté aucune attention à cette grande femme maigre et curieuse.
Pendant les premières journées de la présence à Aix des Lieven, installés rue de Cologne, ces opinions respectives ne se modifièrent pas. Nesselrode dut même risquer une démarche auprès de son illustre collègue pour lui demander la cause de sa froideur envers Dorothée Christophorovna et tenter d'établir de meilleurs rapports entre eux.
LXIII Mais l'amour allait bientôt entrer en scène et rattraper, à pas de géant, le temps perdu.
Dans une lettre à sa nouvelle amie, M. de Metternich fera bientôt lui-même le récit des préliminaires de leur commune passion.
Il prit garde à elle, pour la première fois, le 22 octobre, dans une réunion chez le même Nesselrode qui s'était fait auprès de lui l'interprète obligeant de sa compatriote: «Tu m'as prouvé ce jour-là, lui écrivait-il, que tu étais attentive à ce qui n'effleure pas même la femme qui, à mes yeux, pourrait encore être vulgaire, le monde eût-il porté depuis longtemps un autre jugement sur son compte [135].»
Dans la suite de sa correspondance, il reviendra sur l'histoire de ces premières heures: «Mon cœur, ce meilleur côté de moi-même, est allé à ta rencontre et il a eu le bonheur de ne pas te manquer, bien peu d'instants après notre premier contact. Je t'ai vue, je ne t'ai pas fixée. Tu m'as vu sans me regarder. Ce n'est pas le moyen de se connaître. Notre connaissance date, au fond, d'une soirée chez Madame de N... et c'est, je crois, Napoléon qui nous a servi d'intermédiaire. J'avoue que je ne lui eusse pas supposé ce mérite. Le fait prouve au reste qu'il m'a été bien plus utile de dessus son rocher que sur le trône. Tu ne doutes pas, sans doute, que dans cette circonstance, l'utile n'est pas ennemi de l'agréable. Utile LXIV miscuit dulci, dit feu Horace. Que Napoléon reste donc à Sainte-Hélène [136]».
Le 25, une excursion réunit quelques-uns des personnages du Congrès. Elle avait Spa comme but. «J'ai fait avant-hier, mandait deux jours plus tard le Prince à sa femme, une course à Spa avec M. et Mme de Nesselrode, le comte et la comtesse de Lieven, Steigentesch, Zichy, Lebzeltern, le prince de Hesse et Floret. Nous y avons passé la nuit; nous avons parcouru hier matin les environs de Spa, nous y avons dîné et nous avons été de retour ici à 8 heures du soir. Le temps était superbe, et notre course très bien organisée. Spa est vide; nous y étions les seuls étrangers, notre effet a donc été complet. Le voyage d'ici à Spa est charmant; rien n'est beau comme le pays de Limbourg avec ses prairies et ses habitations sans nombre [137].»
Le prince ne dit pas, dans cette lettre, que, à l'aller, Mme de Lieven lui avait fait quitter sa voiture pour lui faire prendre place dans la sienne et accomplir le voyage avec elle. Ils déjeunèrent ensemble à une méchante auberge d'Henry-Chapelle. Le lendemain, le charme avait opéré et le retour à Aix marque une nouvelle étape de leur liaison: «J'ai eu du plaisir à te voir, raconte Metternich. C'est moi qui t'ai proposé de changer de voiture pour ne pas te quitter. J'ai LXV commencé à trouver que ceux qui t'avaient désignée comme une femme aimable avaient eu raison; j'ai trouvé la route plus courte que la veille [138].»
Dès lors, les événements se précipitent et il nous faut laisser la parole au principal intéressé, écrivant plus tard à son amie:
«Le 28, je t'ai fait la première visite, bien de cérémonie. L'heure que j'ai passée, assis à tes pieds, m'a prouvé que la place était bonne. Il m'a paru en rentrant chez moi que je te connaissais depuis des années. Je n'ai pas trouvé impoli que les deux hommes qui étaient dans l'appartement fassent bande à part; il m'a même paru qu'ils faisaient bien de rester à la grande table ronde. Le 29, je ne t'ai pas vue. Le 30, j'ai trouvé que la veille avait été bien froide et vide de sens. J'ignore le jour où tu es venue dans ma loge; tu as eu la fièvre,—mon amie, tu m'as appartenu! [139]»
Cependant, les choses n'étaient pas allées aussi rapidement que l'on pourrait le croire d'après ces lignes. Le 2 novembre, l'Impératrice douairière de Russie passait à Aix-la-Chapelle, y déjeunait et en repartait pour Maestricht, d'où le lendemain elle se rendait à Bruxelles. Elle avait été la bienfaitrice de Dorothée de Benckendorf. D'autre part, elle était accompagnée de la vieille comtesse de Lieven, l'ancienne gouvernante de ses enfants. L'ambassadeur de Russie et sa femme avaient peu d'occasions de voir LXVI leur souveraine et leur mère. Ils partirent, à la suite de Marie Féodorovna, vers l'ancienne capitale des Pays-Bas autrichiens.
Le Moniteur universel annonça en effet que M. de Lieven était arrivé le 5 novembre dans cette ville [140].
Sa femme n'avait encore rien à se reprocher. La première des lettres publiées plus loin fut vraisemblablement écrite à l'occasion de cette séparation. Elle ne porte pas de quantième, mais la main qui a composé le recueil des missives de M. de Metternich l'a placée en tête et elle devait avoir ses raisons pour agir ainsi. Elle serait du reste incompréhensible à une autre date.
Le prince ne comptait plus revoir la jeune femme, du moins dans un avenir prochain. «L'histoire de notre vie, lui disait-il, se concentre en peu de moments. Je vous ai trouvée pour vous perdre! Le passé, le présent et peut-être l'avenir sont renfermés en ce peu de mots.... J'ai terminé une période de ma vie en moins de huit jours... Le jour où j'ai vu que ma pensée rencontrait la vôtre... j'ai senti que je pouvais devenir votre ami; il m'a suffi de me convaincre que je ne me trompais pas pour vous aimer. La contrainte m'a forcé à vous confier ce que vous avez deviné de votre côté. Je ne dis rien ici que vous ne sachiez, mais j'ai besoin de le redire à mon amie, à vous, mon amie de huit jours et pour la vie. Peut-être nous LXVII retrouverons-nous un jour,—je serai alors ce que je suis aujourd'hui [141].»
La joie de l'inflammable ministre dut être grande quand, peu après, il vit revenir sa correspondante. Nous n'avons pu trouver les raisons de ce retour des Lieven, mais il est bien permis de penser que l'influence de la comtesse ne dut pas y être étrangère.
Quoi qu'il en soit, le Moniteur universel apprit à ses lecteurs le passage à Liège, le 12 novembre, du comte de Lieven et de sa famille, se rendant à Aix [142]. Le lendemain, les deux amoureux étaient de nouveau réunis.
Ils passèrent ensemble cinq jours derechef dans la ville du Congrès. La dernière phrase de la lettre précédemment citée, s'applique sans doute à ce moment «... tu es venue dans ma loge, tu as eu la fièvre,—mon amie, tu m'as appartenu»!
Pendant l'absence de l'ambassadeur de Russie, comme après son retour, la vie mondaine continuait à se dérouler sans incidents autour des conférences.
Le régent d'Angleterre avait envoyé Lawrence peindre les portraits des souverains et de quelques hauts personnages de la Sainte Alliance; les séances consacrées au grand artiste coupaient la monotonie des jours. Le duc d'Angoulême venait faire une visite de vingt-quatre heures aux Alliés. Le LXVIII roi de Prusse et l'empereur de Russie étaient de retour de Paris, mais pour quelques jours seulement.
Les fêtes devenaient plus rares. M. de Metternich recevait son gendre et sa fille, le comte et la comtesse Joseph Esterhazy, qui, après un court séjour auprès de lui, devaient repartir pour la France [143].
Au milieu des premières et rapides tendresses des nouveaux amants, le Congrès se terminait [144]. Le 14 novembre, les monarques se réunissaient pour une dernière conférence, chez le prince de Hardenberg. Le 15, un grand dîner d'adieu avait lieu chez l'empereur de Russie, et les princes se rendaient ensuite au bal offert par le commerce. Le 16, Alexandre partait pour Bruxelles.
Deux jours après, le 18, le comte et la comtesse de Lieven l'y rejoignaient.
Cette nouvelle séparation des amoureux dut être bien adoucie par l'espérance d'une prochaine réunion. En effet, M. de Metternich avait décidé, lui aussi, de se rendre dans la même ville («on ignore LXIX l'objet de ce voyage», disait le Journal des Débats!) [145]. Obligé de retarder de quelque temps son départ, il y fit son entrée le 23 novembre [146].
Quatre nouveaux jours de bonheur s'ensuivirent. Pour se tenir au courant de leurs instants de liberté, les amants s'envoyaient des journaux anglais. Le ministre tout-puissant en avait toujours une provision sur lui!
Mais, le 27 novembre, M. et Mme de Lieven se mettent de nouveau en route pour Paris. Le mari n'avait plus rien à faire en Belgique: l'empereur Alexandre en était déjà reparti avec sa mère; Nesselrode allait passer quatre semaines en France, et l'ambassadeur devait le suivre.
Le 28 novembre, les deux époux passent la nuit à Roye. Le 29, ils arrivent dans la capitale française et descendent à l'Hôtel de Castille, rue de Richelieu, où ils resteront un mois [147]. Quant à M. de Metternich, après être allé visiter le champ de bataille de Waterloo avec Wellington [148], et avoir reçu du roi Guillaume Ier la plaque du Lion Néerlandais, après avoir dîné le 27 chez le marquis de la Tour du Pin, ambassadeur de France [149], il LXX était parti le 28, à 5 heures du soir, pour Aix où l'appelaient encore quelques dernières affaires à régler [150]. De là, par le Johannisberg, il s'était mis en route pour Vienne.
La séparation était donc venue. Avant de se quitter, M. de Metternich et Mme de Lieven s'étaient promis de s'écrire. Ils tinrent parole. C'est la première partie de cette correspondance, comprenant uniquement les lettres du prince, que nous publions plus loin.
Presque chaque jour, généralement après sa tâche finie, le ministre s'asseyait à sa table et laissait courir sa plume en pensant à son amie. Il écrivait en français, connaissant peu l'anglais et le russe, et la comtesse lisant mal l'allemand. Ne peut-on croire à sa parole quand il disait que les instants employés à revivre les heures écoulées aux pieds de sa maîtresse étaient les meilleurs de ses journées?
Cet échange de lettres devait durer longtemps, bien longtemps, sept ans peut-être. Pour un homme courtisé comme l'était M. de Metternich, pour une femme occupée comme l'était Mme de Lieven, pour deux êtres ne pouvant se revoir qu'à de très longs intervalles, faire durer pendant tant d'années une telle correspondance, dut être un tour de force.
L'envoi des billets ne pouvait se faire chaque jour: il demandait de multiples précautions, non seulement contre les indiscrétions mondaines, pour ménager les susceptibilités du mari, mais encore contre les polices LXXI des États, toujours curieuses et sans scrupules.
Le prince—et sa correspondante faisait de même—écrivait ses confidences quotidiennes, à la suite les unes des autres, continuant chaque soir la page abandonnée la veille, jusqu'au moment où une occasion sûre, le courrier diplomatique hebdomadaire, le départ d'un personnage dont on pouvait escompter la discrétion, lui permettait d'expédier ces véritables journaux, soigneusement numérotés.
A Londres, les amants avaient un confident éprouvé en Neumann, secrétaire de l'ambassade d'Autriche, tout dévoué à son ministre. Mme de Lieven recevait de lui les envois de M. de Metternich et faisait parvenir les siens à ce dernier par la même voie. A Vienne, le très fidèle Floret était l'intermédiaire tout indiqué.
Quelques notes, relevées par M. Ernest Daudet en marge d'une lettre tombée, malgré toutes les mesures prises, entre les mains des agents français, nous permettent de suivre les ruses auxquelles expéditeur et destinataire étaient condamnés. La missive interceptée se trouvait sous quatre enveloppes. La première de celles-ci était au nom du baron de Binder, conseiller de la Légation d'Autriche à Paris. La seconde, adressée au même, portait ces mots de Neumann: «Je n'ai pas besoin de vous recommander l'incluse, mon cher ami.» La troisième avait pour suscription les titres du chevalier de Floret. Enfin, la quatrième était restée LXXII blanche: c'était celle qui, cachetée par l'ambassadrice, devait être remise aux mains de son ami [151].
On ne trouvera dans ces pages nul détail bien nouveau au point de vue de l'histoire. Certainement, la politique dut s'introduire un jour entre les deux correspondants. Il ne pouvait en être autrement, car ils en avaient fait, l'un et l'autre, l'essence même de leur vie. Mais au début de leur liaison, leur passion seule est en scène.
Les premières lettres sont un long, trop long parfois, cantique d'amour où M. de Metternich exalte surtout sa propre personnalité, où, réellement épris, ce grand égoïste veut trouver en Mme de Lieven, afin de mieux l'aimer, la fidèle représentation de son propre être. Il se dissèque, il se peint, il se cherche en sa maîtresse, et il arrive à ce résultat surprenant que chaque mot d'amour qu'il lui adresse revient vers lui comme un nuage d'encens.
Ce sujet,—l'amour,—bien qu'éternel, finissant quand même par s'épuiser, il raconte à la grande dame russe les menus faits de la cour de Vienne, ses impressions, ses ennuis, son dégoût, peut-être affecté, pour les affaires publiques. Entre temps, il rencontre et peint nombre de personnages dont les noms ne sont pas encore oubliés: le duc et la duchesse de Kent, Mme de Staël, Pie VII et bien d'autres. Quelques-unes des anecdotes qu'il rapporte à leur sujet sont amusantes. Mais c'est surtout LXXIII de lui qu'il parle, et il dévoile tout le passé de sa vie sentimentale à son amie de la veille.
Enfin, un voyage en Italie, avec l'Empereur, lui permet de varier ses récits. M. de Metternich aimait réellement les arts: dans leur terre classique, il se sent à l'aise pour les célébrer.
A travers ses lettres, on retrouvera l'homme dans le ministre. A vrai dire, l'un ne différait pas beaucoup de l'autre. Quelques-uns de ses billets d'amour sont écrits du même style que ses dépêches diplomatiques. Il étudie et raisonne parfois son cœur comme il examinait les motifs d'intervention dans le royaume de Naples, par exemple.
Mais chaque homme aime selon sa nature. Et le prince Clément de Metternich était évidemment sincère quand il aimait Mme de Lieven en cherchant en elle sa propre image—et quand il le lui disait.
Les lettres qui suivent sont publiées intégralement. Nous avons respecté le texte de M. de Metternich, même dans ses obscurités et ses incorrections.—Les mots soulignés par le prince dans l'original sont indiqués en italiques.—Quand il a été indispensable de rétablir un mot oublié, ce mot a été mis entre crochets.
LETTRES
DU
PRINCE DE METTERNICH
Il m'est impossible de vous voir partir sans vous dire ce que j'éprouve [152].
L'histoire de notre vie se concentre en peu de moments. Je vous ai trouvée pour vous perdre! Le passé, le présent et peut-être l'avenir est renfermé en ce peu de mots. Le jour où je vous reverrai sera l'un des plus beaux de [ma] [153] vie.
2 J'ai terminé une période [de ma] vie en moins de huit jours. Ce fait me p[araîtra]it un rêve, si je ne me connaissais. On e[st tout] pour moi ou rien. Mon âme n'est pas [sus]ceptible d'un demi-sentiment ni d'une demie-pensée. J'ai passé des semaines près de vous. Je vous ai à peine parlé et vous faites partie aujourd'hui de mon existence. Ce qui séduit la plupart des hommes est sans effet sur moi; j'ignore s'il me faut plus qu'à d'autres, mais je sais que c'est autre chose qu'il me faut. Le jour où j'ai vu que ma pensée rencontrait la vôtre, le jour où il ne m'est pas resté un doute que vous me comprendrez, que votre esprit et que surtout votre cœur marchait sur la ligne que je regarde comme la mienne, j'ai senti que je pouvais devenir votre ami; il m'a suffi de me convaincre que je ne me trompais pas pour vous aimer. La contrainte m'a forcé à vous confier ce que vous aviez deviné de votre côté. Je ne dis rien ici que vous ne sachiez, mais j'ai besoin de le redire à mon amie, à vous, mon amie de huit jours et pour la vie!
Peut-être nous retrouverons-nous un jour,—je serai alors ce que je suis aujourd'hui. Si peu de relations me conviennent, celle qui me convient ne finit pas. Vouez-moi un bon souvenir, et peut-être plus, et ne f[ormez] que des regrets. Jamais ils ne s'élèveront à la [hauteur] des miens; je n'ai ni l'espoir ni la prét[ention] d'exiger que l'on m'accorde ce que je [donne]. Laissez-moi même la consolation de me dire que si vous m'aviez connu davantage, vous m'eussiez voué un sentiment autre que celui que vous pouvez me porter aujourd'hui. Vous voyez que je m'accroche à tout ce qui peut me sauver de mon affreuse peine; le naufragé 3 ne choisit pas la planche qui doit lui servir,—il saisit celle qui se trouve à sa portée—et il se noie!
Ce 15 novembre [154].
J'ai passé, mon amie, une bien mauvaise et cependant une bonne nuit. Mauvaise, parce que je n'ai quasi pas fermé l'œil; bonne, parce que j'ai beaucoup pensé, à ce qui aujourd'hui est ma pensée. Or ma pensée est toujours moi—tout moi. Tout ce qui est placé hors elle, n'est rien; j'ai un fonds de réserve que je dépense en paroles, en actions, en calculs, c'est de ce fonds que je tire des matériaux que je rédige en mémoires et en protocoles; mais mon véritable capital—celui qui doit fournir à ma vie—celui qui fonde mon bonheur, ne se mêle jamais avec l'autre. Je n'aime que l'une de ces propriétés, je déteste l'autre; l'une vous appartient autant qu'à moi, l'autre est à mon pays, à ma place, à mes devoirs comme homme d'État; je ne vous en offrirai jamais le partage: je vous aime trop pour vous faire faire un aussi mauvais marché!
Mais, mon amie, comment userons-nous de notre propriété commune? Faut-il la placer à fonds perdu? Vous vous occupez des mêmes calculs, j'en suis sûr et voilà ma seule consolation.
Je vous ai dit hier que, de toutes les convictions, celle qui se trouve le moins à ma portée, c'est celle de me croire aimé. Pourquoi m'inspirez-vous une sécurité 4 que j'ai si peu connue dans le cours de ma vie? Cette énigme—et c'en est une véritable pour moi—ne me tourmente pas. J'aime à croire ce que je crois et je serais au désespoir d'un seul soupçon du contraire. S'il ne m'est guère arrivé d'avoir été gâté dans ce monde, j'ai bien moins encore le reproche à me faire de m'être gâté moi-même. Pourquoi n'ai-je pas peur de me livrer tout juste vis-à-vis de vous à un sentiment de sécurité que je n'ai jamais éprouvé? Seriez-vous bien moi? Eh bien! je le crois, comme l'on croit à ce que l'on ne comprend pas.
Mon amie, comment et quand vous verrai-je? Si rien n'est possible dans la journée, je serai pour sûr ce soir, au sortir d'une maudite conférence, chez Lady Castlereagh [155]. Portez-y un mot. Vous me direz peut-être ce que vous ferez demain. Et nous partons un de ces jours!
Ce 16 minuit.
Mon amie, merci, mille fois merci, pour la bonne journée que vous m'avez fait passer hier! Vous avez fait l'aumône à un pauvre; c'est plus que de donner un trésor à un riche. Je vous ai vue—j'ai pu vous dire ce que j'éprouve—je vous ai entendue me dire ce dont j'ai tant besoin—ce que je sais et ce que je voudrais apprendre à chaque heure de ma vie! Suis-je bien froid, mon amie? Suis-je cet homme pour qui vous 5 m'avez pris dans les moments qui ont précédé notre connaissance? Voudriez-vous que cet abord eût été autre, aujourd'hui que je suis moi?
Le temps, au reste, vous apprendra ce que je suis, mieux que je ne pourrais vous le dire aujourd'hui! Commencez par me croire et finissez par m'aimer, aimez-moi beaucoup dès ce moment, demain et toujours, ne craignez pas les regrets: ce n'est pas moi qui suis vous qui vous y exposerai.
Mon amie, je vais vous faire une bien sotte question.—Si mon billet devait jamais tomber entre les mains d'un tiers, il me prendrait pour fou. Comment vous appelez-vous? Je veux savoir le jour de l'année que je dois aimer par-dessus tous les autres. Quel jour êtes-vous née? Je suis bien tenté également d'aimer ce jour-là. Je sais le jour où je vous ai aimée—c'est de tous les jours le meilleur! Pourquoi tout ce qui tient à vous acquiert-il du charme à mes yeux? Je le sais, pour le coup, mieux que vous et je vous dispense de la réponse.
Bonsoir! Je sais encore avec qui je vais me coucher et avec qui je me réveillerai. Je sais enfin tant de choses que je suis tout étonné de ne pas savoir votre nom. Je sais ce que beaucoup ne savent pas, et j'ignore ce que tant de monde n'ignore pas; je n'aime pas l'ignorance: nous saurons bientôt de nous tout—et c'est ce que je veux.
Concevez-vous le genre de tourment qu'il y a à ne pouvoir penser à un être qui m'est devenu ce que vous m'êtes, qu'en le nommant dans son intérieur le plus secret d'un nom que l'on n'aime pas? Je veux vous aimer sans coups d'épingles; vous avez la conviction 6 par maintes preuves que je ne crains pas les fortes douleurs!
Entre deux et trois chez Marie [156] et ce soir, après mon dîner chez Castlereagh [157], chez vous si vous ne me dites pas le contraire. Ce sera une visite grande et bien cérémonieuse, tout juste comme elles me conviennent quand il ne me reste que l'alternative de ne pas vous voir, ou de vous voir ainsi.
Bonsoir et bonne nuit—si le fait est possible.
Mon amie, nous voilà séparés [160]! J'aurais demandé à tout autre que toi si tu éprouves ma douleur. Je suis sûr, si sûr de la tienne que l'envie même de te faire la question me paraît une injure. Je n'ai pas besoin d'apprendre ce que je sais, de croire à ce que je sens, de te consulter sur ce que j'éprouve.
Tu m'as peut-être cru bien froid en te quittant. Mon amie, nous étions à trois. Je sens que je ne vaux rien devant témoin—il me faut mon amie et elle seule pour que je sois parfaitement moi et tu m'as dit que tu l'aimes, ce moi. Je te crois sans le comprendre, et j'en douterais qu'encore je voudrais te croire.
8 Je voudrais que tu fusses partie. Je déteste de te savoir si près de moi sans une possibilité de contact. J'aime mieux dans ce cas la distance elle-même; je voudrais te savoir hors de ma portée. L'impossibilité vu la distance se comprend; je supporte bien moins l'impossibilité sans distance. L'une est toute matérielle, l'autre morale, et tout mal du premier genre me paraîtra toujours plus supportable que ceux du second.
Je te remercie de la journée. Elle a été bonne, la meilleure que j'ai eue. Je veux te dire que j'en suis heureux; j'en ai le besoin. Mon amie ne m'abandonne plus!
Ce 18, 10 heures du matin.
Je n'ai pas dormi, car sommeiller n'est pas dormir. J'ai entendu partir à 6 heures ma fille [161]; j'en ai été peiné, mais je suis resté tranquille. A 7 heures, mon cœur s'est serré et j'aurais voulu te savoir loin; j'ai senti que tu devais être encore ici. A 8, je me suis senti soulagé et j'ai commencé à éprouver le bonheur que j'aurai de te revoir! Pourquoi des sentiments aussi opposés que le sont ceux de l'amour et de la haine produisent-ils les mêmes effets! Je suis plus à moi, je me crois plus maître de ma volonté. Je te sais loin; je puis m'occuper davantage de l'idée d'aller te rejoindre; elle me paraît plus raisonnable. Oui bien certainement te reverrai-je. Mon amie, ce n'est pas la haine qui me porte à cette détermination.
9 Minuit.
Voici l'heure où je t'écrirai souvent. Puis-je mieux finir ma journée qu'avec toi? J'ai passé ma matinée après t'avoir quittée—c'est hélas! mon bureau qui est toi—à faire mon devoir, triste ressource quand il n'absorbe que les facultés de l'esprit! J'ai eu trois heures de conférences. J'ai passé sous tes fenêtres en m'y rendant. Toutes étaient ouvertes; rien ne ressemble à la mort comme un départ! Pas une âme dans cette maison; la porte close; je serais au désespoir de la savoir habitée.
Au sortir de la conférence, j'ai été, avec à peu près toute la bande, chez Lawrence [162]. J'ai été charmé d'y revoir mon portrait; j'aurai une nouvelle séance demain; je ferai ôter le trait méchant, car tu le verras, ce portrait, quand tu seras loin de moi; et je l'aime car tu le verras, tout comme je m'aime parce que tu m'aimes.
10 Le roi de Prusse [163] est à peu près achevé et parfait. L'empereur Alexandre [164] est décent; il a des pantalons gris. L'empereur François [165] est assis dans un coin et fait sa bonne mine. Tous ces portraits sont excellents, mais je veux que tu en trouves un meilleur que tous les autres; la chose même est naturelle, car, parmi les originaux d'Aix-la-Chapelle, il y en [a] bien un qui t'aime plus que les autres et je le connais assez pour pouvoir t'en répondre.
Puis, je me suis promené avec Capo [166] et Richelieu [167]. J'ai trouvé moyen de te nommer une bonne 11 vingtaine de fois et le nom que je n'aime pas m'a paru doux à prononcer.
Puis, je suis rentré chez moi. J'ai vu une vieille femme sous ta porte; je lui ai demandé à quelle heure le comte était parti.—«Vers 8 heures.»—«Et la comtesse?»—«Eh! bon Dieu! elle est partie avec lui.»—«Votre maison est-elle louée?»—«Non, mon bon Monsieur; si vous en voulez, elle sera à vos ordres.»—«Ne la louez pas, ma bonne, rien ne gâte les maisons comme les locataires. Tenez-vous-en à ceux que vous avez perdus et n'en cherchez pas d'autres.»—«J'ai bien peur que nous n'en trouvions pas.»—«Allez au diable, j'en suis charmé.»
La bonne vieille m'aura cru fou, et j'en suis charmé.
J'ai eu une vingtaine d'aimables personnages à dîner, parmi eux Kozlovski [168]. Après le dîner, je me 12 suis assis dans un coin; Kozlovski est venu se placer à mes côtés. La conversation a tourné sur le beau sexe.
«Moi, me dit Kozlovski, je n'aime que les femmes grasses.»—«Et moi, lui ai-je dit, celles qui ne le sont pas.»—«Je me soucie peu de l'esprit, pourvu qu'il y ait des joues pleines et de gros bras, reprend K.»—«Et moi, je n'aime que l'esprit, le cœur et l'âme, que les joues soient plates ou pleines, lui dis-je.»
K.—«Vous êtes donc sentimental?»
M.—«Non, mais j'aime ou je n'aime pas.»
K.—«Moi, j'aime les chairs.»
M.—«Et moi, j'aime mon amie.»
K.—«Ma première belle était extrêmement maigre; je n'en ai plus voulu que de grasses.»
M.—«Il me paraît que nous aurons quelque peine à nous comprendre.»
K.—«Mon Dieu, non. C'est que vous êtes sentimental et que je ne le suis pas. Savez-vous sur quoi je juge la femme qui me convient? Sur son appétit. Il faut que ma maîtresse mange beaucoup, et, plus elle mange, plus je l'aime, car mieux elle se portera.»
L'argument m'a paru si fort que je me suis levé pour saluer un no 1 [169] qui venait d'entrer dans le salon.
13 Que de Kozlovski dans le monde! Le ciel a fait les gros bras tout exprès pour eux.
Ma bonne amie, je t'écris une lettre bien bête; tu vois que je pousse le scrupule jusqu'au point de ne pas te déguiser le moindre détail de ma pensée et même de l'ordre dans lequel mes pensées se succèdent. Je trouve que c'est faire preuve de sens commun que de ne pas se présenter en parure recherchée à son amie. Si elle ne veut pas de vous tel que vous êtes, elle ne voudra également plus de vous... tel que vous voudriez être.
Je te prends, ma bonne D[orothée], telle que tu es. Tu vois que je sais ton nom, et je me crois fort avancé en besogne.
Éprouves-tu aujourd'hui ce que j'éprouve, mon amie? Y a-t-il du vide dans ce monde? Que faisaient les amants avant l'invention de l'écriture? Sens-tu le bonheur qu'il y a à se voir sans plus? Comment avons-nous pu avoir de l'humeur quand nous nous sommes rencontrés? Je ne le conçois pas dans ce moment, mais je l'ai éprouvé alors. Il faut donc que le fait soit vrai, mais je n'y veux rien comprendre dans ce moment. Je donnerais tout pour te voir, fût-ce même dans le salon de la rue de Wesel!
Bonsoir, mon amie. Tu dois être arrivée à l'heure qu'il est; il sonne une heure de cette grosse cloche que j'entends, et que tu n'entends plus, que tu n'entendras peut-être plus jamais. Bonne amie, n'oublie jamais Aix et quelques bonnes gens que tu y as vus.
14 Ce 18.
Je vais expédier le porteur de cette lettre. Il va entrer en fonctions; j'espère qu'il s'en acquittera bien. Comme il est heureux! Il va te voir: crois-tu que ce soit du bonheur?
Ma bonne D... j'ai rêvé de toi une bonne partie de la nuit. J'ai été près de toi: tu étais bonne, aimable, comme tu l'es toujours. Je me suis réveillé et tu n'y étais pas: j'ai vu que c'est une bien vilaine chose que d'être seul. Mon amie, je t'aime beaucoup; je me sers du mot, quoiqu'il ne dise rien. L'on aime ou l'on n'aime pas. Le plus comme le moins n'existe pas en amour. Moins aimer c'est ne plus aimer. Sois satisfaite si je te dis que je t'aime et rends-moi amour pour amour.
Je partirai d'ici samedi [170] après-dîner. Je serai à Bruxelles dans la journée de dimanche. Si le porteur dit que peut-être je ne viendrai pas, c'est qu'il en a l'ordre: ne le crois pas et crois-moi. C'est pour te dispenser de la forte fièvre qu'il dira que peut-être je pourrais changer d'avis: un peu de malaise à la suite des 15 fatigues de la Cour suffira pour te retenir vu le peut-être.
Et puis, sois bonne et douce avec ton mari: pas de querelles; elles gâtent plus qu'elles ne servent et je ne les aime pas. Si tu as envie de te fâcher, pense à ton ami et dis-toi qu'il blâmerait le fait. Je te fais découvrir ici un singulier côté de ma façon d'être.
Combien d'amis trouverais-tu qui te donneraient un pareil conseil? Et ton cœur ne te dit-il pas que je t'aime plus que ne pourraient t'aimer ceux qui te diraient le contraire? Consulte-le toujours, ton cœur, si tu veux savoir ce que je veux. Il ne te trompera jamais, aussi longtemps qu'il sera à moi.
Adieu, mon amie. Tu vois que mon no 1 est long [171]. Tu en recevras de bien plus longs encore. Il est si facile de dire ce qui vous passe par la tête quand l'on a le cœur plein, tout aussi facile que de trouver quatre mots quand le cœur est vide. Tu me crois tout à toi, parce que je le suis: rien ne trompe sur ce fait.
Adieu et au revoir. Que ne pourrais-je le dire souvent! Conçois-tu la peine qui ne m'attend, hélas! que trop tôt? Mais, bonne amie, je te reverrai!
Mon amie, il s'est opéré un changement forcé dans mes projets de voyage. Je ne partirai d'ici que dimanche 22 pour aller coucher à Saint-Trond, au lieu de partir d'ici le 21 et aller coucher à Liège. Je serai le 23, à midi, à Bruxelles. Dans mon premier plan, j'y serais arrivé le 22 au soir. Il y a donc une matinée de différence. Ne me dis pas qu'une matinée est beaucoup: elle peut être tout. En me consultant, je sens qu'une minute vaut la vie sans cette minute. Mais les maîtres de poste raisonnent autrement et mes collègues raisonnent comme des chevaux. Ils fouettent parce qu'ils sont fouettés à leur tour. Mon amie, puis-je leur dire ce qui m'attire à Bruxelles [172]? Et si je le leur disais, me laisseraient-ils partir, quand il s'agit de la traite des nègres? Dussé-je en devenir noir moi-même, ils se contenteraient de rester blancs et ils me cloueraient à la table verte. Je t'ai dit pour le moins vingt fois, dans le peu de bons moments où j'ai pu te parler, que je faisais le plus abominable des métiers; j'en ai une conviction 17 si forte et si profonde que mon malheur en est accru au point de devenir insupportable.
Puis, je rentre dans mon cœur et je sens qu'il vit! Tout mon espoir, toute ma consolation est dans ce cœur que le monde me nie! Et encore ce fait tient-il plus ou moins à mon métier! Comment un homme de mon espèce pourrait-il sentir? Comment lui accorder ce que l'on ne refuserait qu'avec la crainte de commettre une injustice au mendiant dans la rue? Ma bonne D[orothée], je te le demande: crois-tu que je puisse aimer? Es-tu contente que je ne sois pas ce que l'on croit que je suis? N'éprouves-tu même pas un peu de bonheur de le savoir mieux que le monde? Gardons ce secret à nous deux; ne le trahissons pas; qu'il soit et qu'il reste le nôtre. Dis-toi, dans toutes les circonstances de ta vie, qu'il existe un être qui t'est dévoué, plus certes qu'on ne te l'a jamais été. Quel est donc le motif qui pourrait me porter à te le dire? Qu'ai-je eu de toi hors ce que j'aime plus aujourd'hui que ma vie: la conviction d'être aimé de toi et de l'espérance sur un avenir vague! Mon amie, il faut que tu aies de bien grandes qualités pour que je sois placé vis-à-vis de toi ainsi que je le suis; sans te connaître par l'usage de la vie, fût-ce même celui du salon, sans souvenir autre que de ce que je t'ai voué de sentiments dans un aussi court espace de temps que l'est celui de notre connaissance, sans un fait, sans prémisses et sans suites!
Que de confiance ne dois-je pas te vouer; combien ce lien invisible, qui est l'amour lui-même, doit m'avoir saisi pour que l'homme au monde le moins susceptible d'illusions n'éprouve pas un seul instant la crainte d'avoir trop donné. Quand je t'ai dit, le premier jour 18 où je t'ai parlé de nous, que tu me connaissais tel que je suis, t'ai-je trompée? J'ai été pour toi ce que je suis si rarement: tout en dehors dès les premiers moments de notre liaison. Je n'y ai point eu de mérite; mon cœur a toute ma confiance: il ne m'a jamais trompé et il ne me trompera jamais. C'est lui qui m'a permis de croire et j'ai cru; c'est lui qui m'a fait passer sur toutes les considérations par trop naturelles dans notre position, et j'ai passé outre. Rends-moi la justice que je ne me suis point arrêté, mais aussi sois sûre que l'on ne m'a jamais vu bouger de ma place. Je tiens ferme ce que je tiens et ce à quoi je tiens. Mon âme est forte et droite et mes paroles sont vraies, toujours et en toute occasion. C'est là l'énigme résolue de ma prétendue finesse. Aussi souvent qu'un sot se trompe sur mon compte, il m'accuse de cette finesse que je déteste parce que je la méprise. Il se fâche et je reste calme: voilà ma réputation de froideur établie. J'ai une mine sur laquelle on cherche ce que la foule n'y trouve pas, mais ce que mon ami découvre facilement et ce que mon amie découvre toujours. Il suffit du fait pour me nier du cœur. Je suis enfin sans haine et sans passions—sans haine car j'ai trouvé toujours que mes ennemis avaient tort et je les ai plaints—sans passion autre que pour l'être qui ne s'en vante pas. Voilà l'homme introuvable défini et voilà en peu de mots l'histoire de ma vie.
Le jour où tu me diras: comme tu sais bien aimer, je serai l'homme du monde le plus fier. Cette fierté est la seule de laquelle je sois capable; je réserve toute autre aux sots et je ne le suis pas. Cette prétention enfin est la seule que je me permette d'avoir.
19 Mon amie, tu apprendras bien à me juger—de près si le ciel exauce mes vœux, et de loin si le sort ne les seconde pas. Tu me diras un jour—et je t'interpellerai—si j'ai bien fait mon portrait. Le jour où je croirais me tromper, je serais le plus malheureux des hommes.
21 novembre, 9 heures du matin.
Je vais faire partir cette lettre avec la commande de mes chevaux. J'espère que tu pourras la recevoir avant mon arrivée. Le fait me fera grand plaisir.
J'ai passé hier quatre fois par la rue de Cologne [173]. J'ignore pourquoi chaque affaire m'y mène: je ne connais plus les promenades à l'est de la ville; tout me tire vers le bord opposé. La route de Liège est une bien vilaine route; j'y ai mené ce matin Castlereagh, Capo et Nesselrode [174]; ils ont juré et j'ai continué à marcher; ils s'en sont retournés et je ne l'ai pas fait; j'ai quitté enfin ma route pour la reprendre à meilleures enseignes.
20 Ta maison n'est pas louée. Je l'ai demandé à ma vieille édentée de l'autre jour, et j'ai manqué l'embrasser. La bonne femme doit me prendre pour un acquéreur très décidé en faveur de la rue de Cologne.
Adieu, mon amie. Au revoir: je tâcherai de toute manière à te voir au spectacle lundi, et si tu fais ou bien si tu veux autre chose, dis-le à notre homme. Je veux que le premier mot qu'il me dise soit une nouvelle de toi.
Adieu et aime ton ami.
Ce 24 novembre [175].
Mon amie, il me reste tant et si peu à désirer, je suis à la fois si riche et si pauvre, mon âme est si satisfaite et elle ne l'est pas, le présent offre tout et l'avenir est en espérances—ma pauvre amie, que deviendrons nous? Tout ce que destin voudra!
Tes lettres m'ont fait un bien qui ne m'étonne pas; mais il m'effraie. Je te vois et je voudrais pleurer au lieu de dire des balivernes! Mais je te vois! Que puis-je désirer après et avant une aussi cruelle séparation?
Reste malade: c'est-à-dire que ton état à la fois exige des ménagements, mais qu'il ne te prive pas de la faculté de sortir. Il faudra toujours consulter le 21 mieux du moment. Sais-tu ce qui me console? C'est l'idée de nous créer un avenir plus stable que ne peuvent être tous les calculs qui ne portent que sur un état présent plus que gêné. La volonté de l'homme est une bien imposante puissance et je sais vouloir. Ne t'y trompe pas, mon amie: je n'en connais pas beaucoup qui le savent.
Tu veux que j'aie bonne opinion de toi? Si je ne l'avais pas, crois-tu que je t'aimerais? Non, mon amie, jamais je n'aimerai que l'être que je crois digne du sentiment le plus saint à mes yeux. Rien en amour n'est profane, et, dès que tel n'est pas le cas, il n'y a plus d'amour. Le jour où je t'ai dit que je t'aimais, je t'ai dit à la fois que je te respecte, que je suis plein de confiance en toi, que je te crois bonne, sûre et constante. Or, je ne suis pas injuste et si je veux que tu sois tout cela, je dois me donner tel que je te prends. Le temps te prouvera, mon amie, qui je suis.
Le meilleur moyen de me faire savoir quand tu es seule, c'est de m'envoyer des feuilles anglaises. Je prends ce soir un paquet avec moi, pour avoir un prétexte de t'envoyer Floret [176] si je pouvais en avoir besoin.
Nous verrons s'il ne vaudra pas mieux de ne pas 22 aller à Waterloo [177]. Pourquoi tous les autres n'iraient-ils pas?
Si le projet d'aller à Anvers seul pouvait se réaliser [178]! Enfin, mon amie: mercredi, jeudi, vendredi, voilà ma vie.
Mon amie [179], tu pars et tu emportes à la fois ma vie, mon bonheur—tout! Rentre en toi, dis-toi ce que tu éprouves: tu sentiras ce que je sens, tu éprouveras ce que j'éprouve; n'en diminue rien: pas une pensée, pas un fait! Reste mon amie—toujours, pour la vie. Ne crois pas que rien puisse changer en moi; ce que je t'ai dit, le temps te le prouvera—ce que je t'ai promis, je le tiendrai. Je cesserai plutôt d'exister que de cesser d'être moi; rien n'a jamais changé en moi: pourquoi changerais-je dans un intérêt qui ne m'appartient plus, qui est devenu le tien? Mon amie, crois aujourd'hui à ma parole et à ton cœur: tu finiras par être convaincue que je ne t'ai point trompée. Je t'ai dit ce matin que je ne pouvais pleurer que quand je suis seul, ou quand je suis avec cet autre moi-même dans le sein de laquelle je puis épancher bonheur, malheur, peine et plaisir. Je t'écrirai dans le reste du jour de demain. Je ne puis plus t'écrire maintenant, car je n'y vois pas.
Mon amie, ma bonne amie, c'est du lieu où j'ai été si heureux et si malheureux que je t'écris; de celui qui a vu finir ma vie, qui ne s'effacera jamais de ma mémoire, que j'aime et que je hais. Tout en moi est placé en contradiction: ce n'est certes pas dans une position pareille que l'on peut former des prétentions au bonheur.
Mon bonheur aujourd'hui, c'est toi. Mon cœur, mon âme, tout ce qui vaut en moi t'appartient. Tout ce qu'il me reste de sentiment, c'est pour sentir la perte que j'ai faite. Tout en moi est vague: tout est peine et souffrance. Ma tête, si froide, me reproche ce que mon cœur approuve; ma vie est dédoublée; la partie qui est près de moi, la seule dont je dispose, est celle que je n'aime pas et elle ne me sert qu'à faire tout ce que je déteste. Ce cœur qui est devenu le tien, ne m'offre que peines et regrets. Mon amie, me suis-je bien conduit? Es-tu contente de moi? Sens-tu tout ce que je n'ai pas fait? T'ai-je fourni des preuves de respect et d'amour? Doutes-tu encore de moi? Suis-je cet homme 24 froid et inaccessible qui t'avait effrayée et qui devait déplaire à un être tel que toi?
Je t'écris peu de mots; je n'ai pas la faculté de t'écrire plus. J'ignore ce que je sens: tout est confus. Le présent a cessé d'exister pour moi; le passé se renferme en peu de jours; l'avenir, seul, survit à tant de destructions. Si on avait pu le tuer, on l'eût fait.
Mais conçois-tu ce que doit être une pareille attitude pour l'homme qui a pour principe de ne pas trop s'occuper du lendemain, qui est tout positif, qui sent que toute sa force réside dans son action sur le présent? Sur moi, enfin, qui suis forcé maintenant à porter jusqu'à mon existence même hors de moi-même, qui vais la chercher au loin, qui dois subordonner tout ce qui est sûr (par le fait même que rien n'est sûr dans ce qui constitue ma vie et mon existence) à un avenir incertain comme toute conquête? Mais, mon amie, ne le crains pas cet avenir; c'est à moi de le créer, tout ce que j'ai de volonté n'a qu'un but, et ce que l'homme veut offre d'immenses chances de succès. La mort peut me séparer de toi: la vie me rapprochera de toi.
J'ai fixé mon départ d'ici à demain. Je partirai vers 3 heures; je serai le matin à Aix-la-Chapelle. J'y resterai la journée du 29. Je vais le 30 à Cologne, le 1er au delà de Coblenz, le 2, chez moi, au Johannisberg. Je serai le 3 à Francfort, le 7 à Munich, le 12 à Vienne.
Je veux que tu saches me trouver. Ta pensée rencontrera toujours la mienne. S'il me reste un sentiment de bonheur, c'est cette unité de propriété. Sans ce sentiment je puis éprouver des fantaisies, mais point 25 d'amour. Ce qui me lie à toi, c'est ce repos intérieur qui ne me permet pas un doute sur la parfaite identité de nos pensées. Je suis sûr comme de mon existence que ma pensée est la tienne, que mes vœux sont les tiens; mes goûts, mes plaisirs et mes peines, tout, tout [est] tien. Le jour où j'ai eu ce pressentiment, j'ai commencé à voir ce que tu pourrais devenir pour moi. Combien l'intervalle qui a séparé la réalité de la possibilité a été court? Ne va pas chercher la clef de l'énigme en moi, cherche-la en toi-même, tu la trouveras dans ton cœur. Mon amie, pour se comprendre ainsi que nous nous sommes compris, il faut bien qu'il n'y ait qu'une impulsion à suivre et point une conquête à faire! Que les hommes qui m'avaient dit que tu étais faite pour moi ont eu raison! Oui, mon amie, toi, tout toi est ce qui ferait le bonheur de ma vie. Il te resterait peut-être à faire une découverte et tu la ferais: tu te crois jalouse? Eh bien, je défierais ta jalousie et nous verrions lequel des deux sentiments l'emporterait, celui de l'inquiétude ou celui de la douce jouissance, le seul et le véritable bonheur. Je te permets de retourner à ton ancien rôle, le jour où tu croiras que l'on peut aimer plus et que surtout l'on puisse t'aimer plus que moi. Je suis tout ou rien, en tout et pour tout. Mon amie, il n'est que peu d'êtres qui soient tels, mais ceux qui le sont ne prêtent point au doute.
Adieu pour ce soir. Mon homme va partir. Demain je t'écrirai à Londres. Je veux que tu y trouves mes lettres et tes lettres. Tu auras de mes nouvelles de la route: je t'enverrai de toutes les bonnes stations sous le point de vue de la régularité des postes, et je t'écrirai 26 de toutes où je pourrai trouver le moment d'écrire. L. aura l'instruction d'envoyer sous un couvert que j'ajouterai, toutes celles qui pourraient arriver à Paris après ton départ.
Je t'envoie une feuille d'ici pour que tu voies que nous avons été à Waterloo [181]. Les 26 sont de bons jours [182].
Adieu. Je t'écrirai mieux quand je saurai ce que je t'écris, et je le saurai le jour où je pourrai former mon plan sur l'avenir sur une base solide.
Adieu. Pense à moi.
Voici la première lettre que je t'adresse à Londres. Elle ne sera pas la première que tu recevras, car je t'écrirai encore pendant ton séjour à Paris, mais elle est destinée à te faire penser à ton ami dès ton arrivée dans le lieu qui doit un jour nous rapprocher.
Mon amie, quand l'on sent comme moi, on est accessible à toutes les nuances: conçois-tu que j'aime mieux t'écrire à Londres qu'à Paris?
Je t'envoie le dépôt que tu m'as confié. J'ai relu toutes mes lettres et j'ai pleuré en les lisant. Quelle est donc cette puissance que tu exerces sur moi? Ce pouvoir duquel tu t'es emparée si vite? Crois-tu que je sois facile à conquérir, que l'on me fasse éprouver ce qui n'est pas né et formé d'avance en moi? Tu te tromperais si tu le croyais.
C'est le 22 octobre que nous avons causé pour la première fois chez M. de N. [183]. Tu m'as prouvé ce jour-là que tu étais attentive à ce qui n'effleure pas même la femme qui à mes yeux pourrait encore être vulgaire, le monde eût-il porté depuis longtemps un autre jugement sur son compte. Le 26, nous avons, 28 pour la première fois, eu un but commun dans l'une des actions les plus indifférentes de notre vie [184]. Te souvient-il que j'ai préféré mon compagnon de voyage à toi? Tu m'as déplacé de ma voiture: j'en ai été peiné comme il est possible de l'être par un léger sacrifice que l'on porte à la politesse. Nous avons causé: tu m'as plu car tu étais bonne et sans apprêt. Le 27, j'ai eu du plaisir à te voir. C'est moi qui t'ai proposé de changer de voiture pour ne pas te quitter.
J'ai commencé à trouver que ceux qui t'avaient désignée comme une femme aimable avaient eu raison; j'ai trouvé la route plus courte que la veille. Il me paraît, mon amie, que nous nous sommes dit que les distances paraissaient toujours telles au retour.
Le 28, je t'ai fait la première visite, bien de cérémonie. L'heure que j'ai passée, assis à tes pieds, m'a prouvé que la place était bonne. Il m'a paru en rentrant chez moi que je te connaissais depuis des années. Je n'ai pas trouvé impoli que les deux hommes qui étaient dans l'appartement fassent bande à part; il m'a 29 même paru qu'ils faisaient bien de rester à la grande table ronde.
Le 29, je ne t'ai pas vue.
Le 30, j'ai trouvé que la veille avait été bien froide et vide de sens.
J'ignore le jour où tu es venue dans ma loge: tu as eu la fièvre—mon amie, tu m'as appartenu! Ne me demande pas ce que j'ai éprouvé depuis, ce que j'éprouve—si tu ne le savais pas; si surtout tu ne le sentais pas, tu ne serais pas à moi!
Mon amie, voilà le récit fidèle de quatre semaines! Ces peu d'instants sont devenus le sort de ma vie et, je le crois, de la tienne, si l'absence et le temps n'amortissent pas ce que tu éprouves et ce que tu éprouveras encore longtemps. Ma bonne D., ne le défie pas, cet inexorable temps qui agit d'une manière si uniforme, et par ce fait même tellement en bien ou en mal sur tous les êtres! N'attache, à ce que je viens de te dire, nulle autre valeur que celle que j'y attache moi-même. Veux-tu savoir ce que je pense? Je vais te le dire.
J'ai acquis, en peu de temps, une grande connaissance de toi, de ce toi que j'aime plus que ma vie. Il faut pour cela tout ce que j'ai été mis à même de voir. Tu as autant d'esprit qu'il est possible d'en avoir; tu as de commun avec toutes les femmes bonnes, fortes et placées sur une échelle qui les élève au-dessus de l'immense majorité de leur sexe, le besoin d'éprouver un sentiment qui devient la vie.
Tu éprouves un vide dans ton intérieur que tu sens le besoin de remplir; ton mari est bon, loyal, mais il n'est pas ce qu'un mari doit être: l'arbitre des destinées de sa femme.
30 Tu es toute à moi; jamais je n'ai éprouvé un sentiment de quiétude sur ce fait, le premier de tout ce qui constitue le bonheur, comme tu me le fais éprouver.
Mon amie, moi qui ai une difficulté à peu près insurmontable de croire que je suis aimé, je suis sûr de toi comme de moi-même. Pas une pensée ne trouble ce sentiment; celle du contraire même ne m'est pas venue. Ma bonne Dorothée, tu dois avoir un charme de vérité que je n'ai jamais rencontré; conçois-tu que je dois t'aimer plus que jamais je n'ai aimé?
Or, dès que rien ne peut troubler mon repos sur ce fait, pour moi le premier de tous, ne crois pas que je craigne la courte séparation. Je te le répète, je suis sûr de toi; je te sais trop remplie de ce sentiment qui est mien, pour admettre même la possibilité que nul être ne puisse occuper la moindre place dans ton cœur. Mais le temps? Jamais plus un homme ne sera ton ami comme je le suis. Tout ce que jamais tu pourrais éprouver ne sera plus ce que tu m'accordes. Un rapport, comme l'est le nôtre, n'existe qu'une fois dans la vie, et il s'en passe beaucoup où le fait n'a point eu lieu et bien plus encore où il ne saurait se rencontrer. Mon amie, il ne faut pas être communs pour s'appartenir comme nous nous appartenons!
Mon soin doit être de toujours me placer en face de toi. C'est à moi à ne pas me faire oublier. Ne crains pas que je le fasse: ma cause n'a jamais eu le moindre intérêt à mes yeux, mais c'est la nôtre que je défends, et, dès ce moment, je deviens fort. Habitue-toi à m'écrire journellement un mot, et ne fût-ce qu'un mot! L'ami du jour s'oublie moins que celui de la 31 veille: que je le sois, cet ami du jour, de tous les jours!
Veux-tu causer avec moi? Demande-toi ce que je te dirais dans une circonstance quelconque, dans le rapport et sur le fait le plus indifférent: tu le sauras si tu consultes ta propre pensée.
Eh bien, mon amie, ai-je de la confiance en toi? Puis-je t'en fournir une plus grande preuve qu'en t'assurant qu'en te séparant de moi, tu te séparerais de toi-même?
Cette lettre est triste; elle l'est peut-être trop: elle ne porte que l'empreinte de l'état de mon âme. Tu me verras toujours tel que je suis: mes paroles sont et seront toujours l'expression la plus simple de ma pensée du moment; tu sauras ce qui se sera passé dans mon âme chaque jour où je t'écrirai, et tu verras que ce qui jamais ne change en moi, c'est le sentiment qui fait mon bonheur et qui finit toujours par absorber mon existence entière.
Et puis, le monde croit que je ne sais pas aimer! Qu'il croie ce qu'il voudra, peu m'importe. Un autre jour, je te dirai ce que je pense du monde.
Notre correspondance sera longue: tout ce que tu n'as pas su en quatre semaines, tu le sauras par mes lettres. Tu finiras par me connaître mieux que nul être ne m'a jamais connu, je ne dis pas mieux qu'un être me connaîtra jamais. Cet être, je l'ai trouvé, je le tiens; il est à moi, et je ne le céderais pas pour tout ce que le monde pourrait m'offrir de charme et de fortune! Il n'existe pour tout homme qu'un bonheur: mon bonheur, c'est toi.
Adieu, mon amie. Je finis, car j'expédie mon courrier. 32 Les lettres que tu recevras à Paris te diront ce que j'ai fait dans ma journée. Je viens d'en passer la meilleure heure: c'est toujours toi qui seras l'objet et le moyen des seuls moments que je regarde comme miens.
J'ai prévenu N. [185] que c'est de toi qu'il a à recevoir ordres et instructions; il pourra, si tu le veux, te montrer ma lettre. Tu verras que j'ai été très précis sur les précautions, surtout sur les premières—c'est à toi à régler les suivantes. Je ne te dis pas que j'envie N. Je n'ai plus d'envie. Je n'envie personne.
Mon amie, j'arrive dans ce triste lieu et je t'écris. J'ai passé une partie de ma matinée à envoyer une lettre pour toi à notre ami Neumann. Tu la trouveras, c'est le no 4. Ma bonne amie, comme le commencement d'un avenir est long lui-même!
J'ai quitté Bruxelles à 7 heures. J'ai eu beaucoup à faire dans ma journée; elle a été aussi pleine d'affaires que vide. Mon amie, je ne le sens que trop: je ne vaux plus le quart de ce que je valais il y a peu de semaines, et cependant je m'aime bien plus; je tiens à moi, je me sais gré d'être moi et je me sais gré de ce fait le jour où je ne m'appartiens plus! Le cœur de l'homme est la seule puissance qui ne succombe pas à l'adversité, et tout ce qui tue la matière, élève et fortifie la pensée! Ma bonne amie, combien je sens que tout ce que j'emporte de Bruxelles n'est plus à moi! Promets-moi de ne plus jamais me rendre ce qui est devenu ta propriété. Ne me force plus à être seul dans le monde.
Hier, je t'ai vue partir. Ma fille était avec moi. Elle m'a dit: «Je suis bien fâchée qu'elle parte avant nous», et je l'ai embrassée.
Sens-tu ce qui s'est passé en moi dans ce moment?
34 J'ai dîné je ne sais où. J'ai été passer ma soirée dans le ménage qui fait toute mon envie! J'aime à les voir, ces bonnes gens. Jamais je ne suis plus heureux du bonheur d'autrui que quand je suis malheureux. Je ne connais pas le sentiment de l'envie: il est toujours vil et bas. Les bonnes gens m'ont parlé de toi, et tout juste comme il leur convient d'en parler. Lady C. [186] m'a serré la main, et elle avait l'air de me dire: je sais ce qui se passe en vous et je vous plains. Je me plains tant moi-même que tout ce que peuvent me dire mes amis ne diminue ni n'ajoute à ma peine.
Je vais me coucher pour partir demain à 5 heures. Tu es, à l'heure qu'il est, à Roye. Tu seras demain à Paris. Il ne te plaira pas, mon amie, et je ne veux pas que tu y plaises. Je ne veux plus que tu plaises à un être humain qu'à moi. Je voudrais quasi que tu fusses laide et maussade et que tu puisses me savoir gré de t'aimer sans plus.
On me porte dans ce moment le livre dans lequel les étrangers s'inscrivent. J'y trouve ce qui suit: «Le colonel Nep, de la Terre-Neuve, allant à Spa»; et quatre pages après: «Le colonel Nep, de la Terre-Neuve, de retour de Spa, où il a bu les eaux avec beaucoup d'effet pour sa santé, à Bruxelles où il demeure au Parc. Quoiqu'il se trouve mieux portant, il perd son appétit presque toujours après dîner.» 35 L'esprit du colonel Nep ne te séduira jamais. Je te permets de le rencontrer et de le recevoir avant ou après dîner, tout comme tu voudras.
Aix-la-Chapelle,
ce 29, 11 heures du soir.
Je suis ici depuis 5 heures du soir. Je n'ai mis en tout que quatorze heures de marche de Bruxelles ici. La manière dont j'ai été à Bruxelles et celle dont j'en suis revenu n'est que l'empreinte de toutes choses humaines: on va lentement vers le bonheur et l'on s'en éloigne avec une rapidité effrayante.
Mon amie, j'ai vu la route de Spa. Je me suis arrêté devant le plus mauvais cabaret du monde: le pain y était bon, il ne vaut plus rien. Si j'avais rencontré Ficquelmont [187], je l'aurais embrassé.
Je suis descendu ici tout juste comme je devais y descendre: vis-à-vis de chez moi. Mon amie, rien en moi n'est plus comme il y a six semaines. Je suis dédoublé; je suis ici et je n'y suis pas. Il est juste que je ne loge pas chez moi. Mais je suis dans cette bonne chambre où j'ai été un seul instant avec toi—et quel instant!
36 J'ai dîné chez le P. de H. [188]. J'ai beaucoup parlé affaires. J'ai rendu compte de commissions que l'on m'avait données. Bon Dieu, comme toutes ces affaires et ces intérêts me touchent peu! J'ai cependant réussi en tout: j'ai tout fait et tout fini. Ce fait se lie à mon sort. Je parviens toujours à tout ce qui ne m'intéresse pas, et je reste seul et malheureux au milieu de ce que le monde appelle du succès et ce que les sots nomment du bonheur. Mon amie, ce n'est pas là qu'est le bonheur, et il ne s'y trouvera jamais: veux-tu savoir où il se trouve? Comme nous le saurions à nous deux si le monde n'était point placé entre nous!
J'ai une bonne occasion pour envoyer cette lettre par Bruxelles à Paris. Elle t'arrivera vite et bien. J'aurai soin de t'en faire passer une autre de Francfort.
Je vois que ma correspondance tournera en un véritable journal. Ne t'ennuie pas à le lire. Il me reste tant de choses à te dire! Je n'en trouverai, hélas! que trop le temps dans notre cruelle séparation.
Je vais demain à Cologne. J'y ai quelques affaires qui me forcent à y passer la nuit. Après-demain, je coucherai à Coblenz.
Adieu, bonne amie. Pense à ton ami, le meilleur 37 que certes tu as jamais eu: aime-le et calcule ses peines sur les tiennes. Je ne te dis pas de m'écrire. Je suis sûr que tu le fais. Je le suis de tout et pour toujours!
Je commence un nouveau mois loin de toi, mon amie, et je le commence dans le lieu qui m'a vu naître. Je ne puis te dire à quelles singulières réflexions tant de circonstances entassées dans un si court espace de temps que l'est celui qui englobe toute notre existence font naître en moi.
Mon amie, il faut que je t'aime beaucoup pour souffrir tout ce que je souffre! Ne m'abandonne plus, et que je retrouve toujours en toi l'amie qu'il me faut pour le bonheur de ma vie!
J'ai couché la nuit dernière à Cologne. Ma journée a été courte, car j'avais du monde qui m'attendait dans cette ville, et que j'ai dû voir, quelque peu disposé que je sois à m'occuper de rien, à la lettre: de rien.
Je suis parti de Cologne ce matin, je suis arrivé ici cet après-midi.
Tu ne sais rien de ma vie, excepté ce que tu as lu depuis plusieurs années dans les feuilles publiques; or, ce n'est certes pas le moyen de savoir rien de ce qui peut t'intéresser sur mon compte.
Nous nous sommes vus, je t'ai aimée; tu as appris à me connaître mieux en moins de quatre semaines que tu ne m'eusses connu sans doute, durant des années 39 d'un commerce moins intime. Mais tu ne sais cependant rien de moi. Tu connais aujourd'hui mon cœur mais tu ne sais rien de l'histoire de ma vie.
Quel champ à exploiter, mon amie, que celui d'une vie entière! Que de bonnes heures à passer dans de longues soirées d'hiver! Mon amie, nous aurions à nous conter beaucoup et n'aurions pas tout dit au bout de l'hiver! Quel mal y aurait-il à nous laisser tranquillement établis sur un de ces meubles que vous avez tant raffinés en Angleterre, au coin du feu, loin de tout trouble, sans interruption, moi te voyant me sourire vingt fois, t'entendant m'applaudir et peut-être même me gronder, moi toujours prêt à te dire plus que peut-être même tu voudrais entendre, et toi m'écoutant toujours et me contant à ton tour tant et tant de choses que je désirerais savoir!
Un pareil hiver vaudrait-il celui que tu vas passer? Et sais-tu quel en serait le résultat? Nous saurions ce dont nous avons le pressentiment aujourd'hui, qui nous est venu comme toute inspiration, comme tout ce que l'on aime à croire: nous saurions, mon amie, que notre âme est de la même trempe et que, sortis de la main d'un même Créateur, nous sommes deux êtres parfaitement homogènes! Crois-en, mon amie, à la première qualité, peut-être à la seule que j'aie: à mon tact. Je ne me trompe pas sur ce fait et c'est toi qui me sers de seule consolation.
Je vais t'esquisser mon histoire. Où l'idée pourrait-elle m'en venir plus naturellement que tout juste à Coblenz?
Je suis né dans cette ville le 15 mai 1773, un peu plus de treize ans avant que le même moule a servi au 40 sort pour créer, à plus de 600 lieues, cet être que j'ai deviné avant de l'avoir connu [189].
Mon père était ministre de l'Empereur dans toute cette partie de l'ancien empire [190]. La place convenait à mon père: il s'y est trouvé au milieu de ses possessions principales, près de ses sujets qu'il a rendus plus heureux que ne l'a fait la république française qui les lui a arrachés, comme au reste des princes allemands de la rive gauche du Rhin.
Ma jeunesse n'a présenté rien de remarquable. J'ai été un bon enfant, laborieux, fort occupé de mes devoirs et de mes livres. A l'âge de mon premier développement, mon esprit et mon cœur se sont portés sur deux routes différentes. J'ai donné dans une exaltation religieuse telle que mes parents et mes gouverneurs en ont été effrayés. Mes vœux allaient leur train et mes études le leur. A dix-sept ans, j'ai été—à un peu d'expérience près—ce que je suis aujourd'hui, tout juste ce que je suis, mêmes qualités et mêmes défauts, mais mon cœur est redescendu sur terre.
J'ai fait à cette époque, à Bruxelles [191], la connaissance 41 d'une jeune femme de mon âge, pleine d'esprit, de bon goût et de raison, française, de l'une des premières familles. Je l'ai aimée comme aime un jeune homme. Elle m'a aimé dans toute l'innocence de son cœur. Nous voulions tous deux ce que nous ne nous sommes jamais demandé; je ne vivais que pour elle et pour mes études. Elle, qui n'avait rien de mieux à faire, m'a aimé tout le jour; elle passait les nuits avec son mari, et je crois qu'elle y était plus occupée de moi que de lui. Cette relation a duré plus de trois ans, et elle a eu pour moi l'inappréciable avantage de me détourner de toutes les folies de mauvais goût si communes à cet âge. Réunis, nous nous assurions de notre amour réciproque, et nous voyions un si long avenir devant nous, que nous remettions le dénouement de tant d'amour à des temps plus opportuns, comme si le temps ne coulait pas alors comme toujours! Absents, nous nous écrivions et nous ne pouvions attendre le moment de nous réunir. Nous fûmes enfin séparés pour plus de quinze ans. Je l'ai trouvée alors en liaison et grandie de 2 pouces. Nous nous revîmes sans nous aimer et en parlant du vieux temps comme on lit une chronique [192].
A dix-sept ans, j'étais mon maître. Mon père, voyant que j'étais loin de faire et même de viser à des folies, me laissa une pleine liberté. A vingt ans, j'ai été nommé ministre de l'Empereur à la Haye. La révolution 42 de la Hollande empêcha mon départ pour ce poste et je fis le voyage de l'Angleterre [193]. L'été de 1794 [194], je me rendis pour la première fois à Vienne. J'y fus accueilli par la société avec bonté. J'avais vingt et un ans et on me trouva plus de raison et surtout plus d'usage du monde qu'à une foule de nos têtes à perruques.
Je me suis marié peu de mois après mon arrivée à Vienne [195]. Les parents avaient arrangé le mariage; on avait remis le fait à la décision des parties intéressées. J'étais fâché de me marier; mon père le désirait et je fis ce qu'il voulut.
Je suis bien loin aujourd'hui de le regretter. Ma femme est excellente, pleine d'esprit, et réunissant toutes les qualités qui font le bonheur d'un intérieur. J'ai de grands enfants qui sont mes amis, et je puis voir, d'après un cours des choses naturel, la deuxième et même la troisième génération.
Ma femme n'a jamais été jolie; elle n'est aimable que pour ceux qui la connaissent beaucoup. Tout ce qui est dans ce cas l'aime; le public la trouve maussade et c'est tout juste ce qu'elle veut. Il n'est rien au monde que je ne fasse pour elle.
A vingt-huit ans, j'ai accepté le poste à Dresde [196]. 43 Mon beau-père, qui ne voulait pas se séparer d'une fille unique, m'avait empêché de me livrer aux affaires publiques. J'ai peu perdu à ce retard. J'ai beaucoup observé: le sentiment qui se développa en moi, fut celui de trouver que, dans toutes les grandes occasions et dans les désastres qui accablèrent mon pays, j'eusse agi différemment de ceux qui conduisirent à cette époque la barque de l'État. J'ai vingt défauts, mais pas celui de la présomption. Mon caractère ne porte pas à l'opposition: je suis trop positif et je n'aime pas m'occuper de la critique. Mon esprit va toujours vers les moyens. Je suis calme et je n'aime pas le rôle facile quand j'ai le choix entre ce rôle et celui qui est utile. Avec ces éléments-là, on n'est jamais dans une opposition permanente.
Je restai dix-huit mois à Dresde, et je passai à Berlin où je restai à peu près le même temps [197]. En 1805, j'y ai eu de grands intérêts à traiter avec l'empereur Alexandre; il me demanda comme ambassadeur près de lui. J'y fus destiné et appelé à Vienne.
Je fis partir une partie de mes effets pour Saint-Pétersbourg. Arrivé à Vienne, l'Empereur me dit que Napoléon avait décliné l'envoi du comte Cobenzel [198], et qu'il avait témoigné le désir que je fusse envoyé à Paris. Je fis tout ce que je pus pour éviter la balle: il 44 fallut obéir. Je restai ambassadeur à Paris depuis 1806 jusqu'en 1809 [199].
Je t'ai conté pendant le dernier bon jour que j'ai eu la suite de mon histoire. J'ai toujours voulu n'être rien de ce que je suis; j'ai toujours fait tout ce que j'ai pu pour ne pas le devenir, et il y a huit ou dix imbéciles—mais il n'y en a pas plus—qui me croient de l'ambition! Si j'en ai, c'est celle du bien, c'est la seule dont je suis capable.
Me voilà dépeint comme homme d'État. Si je veux le bien, je le paye cher, car mon cœur n'est pas aux affaires et je trouve qu'il en va de ce que le monde appelle de la gloire comme de la beauté: on a de l'une comme de l'autre, plus au profit d'autrui qu'au sien propre.
Sais-tu, mon amie, ce qui me console du sacrifice de ma vie, et ce qui seul peut m'en consoler? C'est les services que déjà j'ai rendus et que je suis dans le cas de rendre journellement au triomphe des principes. Il n'y a point de hasard, point d'illusions dans ma marche: je vais droit au but et je suis sûr de l'atteindre. Je suis attaché à l'Empereur comme à mon ami; je sais tout ce qu'il vaut.
J'aurai rempli toute ma tâche le jour où le monde ne se trompera plus sur ce que l'Empereur a été. Regardes-y de près, et tu te convaincras que je suis sur la bonne voie. S'il n'était pas l'homme qu'il est, c'est-à-dire 45 celui de la justice, de la bienveillance, le véritable père du peuple, je ne serais pas son ministre. Suis-je bien ambitieux, mon amie, de ces ambitieux à faux clinquant, à grandes phrases, sauf de petits résultats et des honneurs passagers?
J'ai eu deux liaisons dans ma vie, ce que j'appelle liaisons. Je n'ai jamais été infidèle; la femme que j'aime est la seule au monde pour moi. Quand je n'aime pas, je prends la jolie femme qui veut tout excepté de l'amour.
J'arrive à une époque de ma vie avec laquelle j'ai cru terminer tout ce qui tient au cœur. J'ai aimé une femme qui n'était descendue sur terre que pour y passer comme le printemps. Elle m'a aimé de tout l'amour d'une âme céleste. Le monde s'en est à peine douté. Nous seuls étions dans le secret. Ses dernières années étaient marquées par une extrême exaltation religieuse. Malheureuse de toutes les passions d'une âme ardente, placée dans un cadre opposé à ses goûts, à son esprit, ayant d'inconcevables ménagements à garder, elle a succombé: elle est morte de la mort d'une sainte et avec une force d'âme marquée par l'un des traits les plus extraordinaires dans la vie d'une femme. Elle a fait un testament et elle a en même temps adressé une lettre à son mari et à ses parents. Par son testament, elle avait disposé de tout ce qu'elle possédait et il n'est pas un petit objet duquel elle n'ait fait une ligne. Elle m'a légué une petite boîte cachetée: en l'ouvrant j'y ai trouvé les cendres de mes lettres et un anneau qu'elle avait brisé!
Dans sa lettre, elle a rendu compte de sa vie; elle a dit à son mari tous les motifs qui l'avaient empêchée 46 de l'aimer, tous ceux de religion qui l'avaient portée à remplir ses devoirs envers lui. Le reste de la lettre me regarde et n'est compréhensible que pour moi et pour une seule amie qui avait deviné son secret. Mais elle a tout dit.
Ma vie s'est terminée là, je ne désirais ni ne voulais vivre au delà. Mon âme était brisée: je n'avais plus de cœur. Il s'est passé deux ans.
Et le sort m'a fait te rencontrer!
Il ne me reste rien à te dire. Tu me vois tout à fait: tout ce que je suis, tout ce que j'ai éprouvé, tout ce que je vaux, tout ce que je ne vaux pas.
J'ai cru te devoir cette explication. Si j'avais trouvé dans les derniers temps—les derniers et à la fois les premiers—celui de te parler avec quelque suite, je t'aurais conté ce que je t'écris. Je n'ai pas la conscience libre, si je n'ai pas tout dit: j'en ai besoin, je veux que mon amie me connaisse, sauf à lui prêter des armes contre moi. Je crois même t'en prêter de fortes; je ne devrais pas t'aimer! Et puis-je ne pas le faire?
J'entends sonner 2 heures du matin, mon amie; je partirai à 6. Je vais me coucher et je dormirai bien moins que je ne penserai à toi. Je suis sur la quatrième feuille: j'ai cru causer avec toi.
Johannisberg [200], ce 2 décembre.
Mon amie, je suis ici depuis cinq heures du soir. Le lieu est beau et même tout ce qu'il y a de beau au monde pendant les mois d'été. Maintenant la nature est morte; tout ce que j'avais quitté beau et frais, est 47 fané. Un épais brouillard a couvert pendant toute la journée le vallon du Rhin. Tout ce que je vois est en rapport parfait avec ce que j'éprouve.
Je ne fais que coucher ici et j'irai demain à Francfort où la diète m'attend, in corpore; je m'arrangerai de manière à n'arriver que tard et je partirai au point du jour, le lendemain. Ma bonne amie, s'il n'y avait plus de bonheur pour moi au monde que celui qui me viendrait de la diète germanique, je me noierais dans ce Rhin, si large et si beau, dont je vois plus de 12 lieues de cours, de ma fenêtre!
Ma bonne D[orothée], que n'es-tu ici? Comme nous ne nous y déplairions pas, comme notre vie s'y passerait doucement et bien! Pourquoi a-t-il fallu que tout juste nous deux fussions dans les affaires?
On me dit que j'ai du vin de l'année excellent. Dans deux ou trois ans, j'en enverrai à ton mari. Il aura oublié qu'il a été fâché et il finira par le boire à ma santé. Je m'aperçois, mon amie, que le lieu m'inspire et que je ne suis séparé que par une voûte d'une cave immense.
J'ai établi ici un gros in-folio pour y faire inscrire les étrangers qui viennent visiter le lieu. Je trouve plus de trois cents noms inscrits depuis mon départ et il n'y a que sept semaines.
Mes bons Allemands, surtout ceux du nord, s'amusent à placer de leur esprit partout. Il y a une litanie de mauvais vers à côté de noms obscurs. Le seul que 48 je trouve avec plaisir dans mon livre est celui d'un de nos meilleurs romanciers, un certain Jean-Paul [201], fameux en Allemagne, et que, sans doute, tu n'as jamais entendu nommer, car je crois que tu lis peu l'allemand.
Le brave homme a écrit dans mon livre la strophe suivante:
Il a l'air d'avoir voulu consoler le maître du château! Je lui sais mauvais gré de ne pas avoir parlé de l'avenir. Mon amie, je ne puis m'empêcher d'y penser et ma vie est maintenant là! Quel changement s'est passé en moi dans le peu de semaines qui se sont écoulées entre mon précédent et mon présent séjour!
Francfort, ce 4 décembre 1818.
Mon amie, je finis cette lettre au moment de monter en voiture pour partir. Ce n'est que dès ce moment que je commence à m'éloigner véritablement de toi: de Bruxelles ici, je n'ai fait qu'un mouvement circulaire. Une distance de trente heures sépare la première de ces villes de Paris, il ne faut que quarante-huit 49 heures pour y aller d'ici. Chaque jour double maintenant la distance.
Mon amie, auras-tu le courage de lire toute cette lettre? J'espère que oui. J'ai passé mes soirées à t'écrire. Pouvais-je mieux employer le temps que je passe loin de toi? Tu ne recevras maintenant des lettres que par l'occasion de chaque semaine.
Adieu. Je t'écris dans une pièce où je suis entouré de vingt personnes. Je ne suis pas à tout ce monde, je ne suis qu'à toi.
Adieu, et écris-moi bientôt et beaucoup. Je t'en donne l'exemple et je ne sais le faire que quand l'on est pour moi ce que tu es devenue pour ton ami.
J'ignore le jour où je pourrai faire partir ma lettre, mais je la commence. Mon plus grand bonheur,—hélas, le seul—c'est de m'occuper de toi et de te dire ce qui me passe par la tête; je n'ai pas besoin de te parler de mon cœur: tu dois commencer à t'apercevoir que je ne t'ai pas trompée, quand je t'ai dit que l'on m'était tout ou rien. Je n'ai jamais ni rien fait, ni rien été à demi; sois pour moi ce que je désire tant que tu veuilles être.
J'ai fait partir ma dernière lettre, le 4, de Francfort. Je me flatte qu'elle t'aura trouvée encore à Paris. J'ai été, le même jour, passer la soirée et coucher à Amorbach, chez la duchesse que tu trouves si peu aimable [203].
Tu me fais le reproche de trouver que tout le monde a de l'esprit; je me souviendrai toujours de ta frayeur 51 relativement à je ne sais quel jugement d'esprit que j'ai porté si rondement, et où tu m'as demandé, avec un air de véritable effroi: «Quand trouverez-vous donc une bête?»
Eh bien, mon amie, ce n'est encore pas la duchesse que je puis ranger de ce nombre! Bête, non; ennuyeuse, oui! Voilà mon jugement et je ne saurais qu'y faire ni en bien ni en mal.
Pas en bien, car je ne crois pas que l'on puisse guérir du mal de l'ennui; et pas en mal car le genre d'esprit de la personne en question est tout juste celui qui se brouille le moins, car il est tout terre à terre et que, ne s'élevant jamais à une certaine hauteur, les chutes deviennent impossibles.
J'ai rencontré chez elle deux dames de mon pays: la princesse de Lœwenstein, établie à une lieue d'Amorbach, et sa sœur, toutes deux également sœurs du prince Windischgraetz que tu as vu à Aix-la-Chapelle [204]. Mon amie, je te ferai le plaisir de t'assurer 52 que la première est la bête que tu veux que je trouve; la seconde a de l'esprit, mais il est un peu tourné au sentimentaire, et ce n'est pas ce que j'aime.
La soirée s'est passée en causerie, assez peu agréable. Le duc m'a beaucoup parlé de ses écuries, seul plaisir qu'il ait dans son nouveau séjour. Pendant le souper, on a parlé Aix-la-Chapelle; le duc m'a demandé si tu y avais été: il m'a dit que tu étais aimable. Je lui ai répondu: «Fort aimable.»—«Spirituelle.»—«Très spirituelle.»—«Le Prince Régent [205] la voit avec grand plaisir.»—«Le Prince a grandement raison.»—«Le Prince aime les femmes qui l'amusent.»—«Moi aussi, mais il n'y en a pas 53 beaucoup qui ont ce droit.»—«Va-t-elle à Londres?»—«Oui, et moi aussi, je voudrais y aller...»
Mon amie, j'ai senti que j'avais dit une bêtise et j'ai ajouté le plus gravement du monde: «... Pour faire ma cour à Son Altesse Royale! Peut-être irai-je l'année prochaine.
—«Vous ferez grand plaisir au Prince Régent car il vous aime extrêmement.
—«Je regarderai le moment de mon arrivée à Londres comme l'un des plus heureux de ma vie!»
Ma bonne Dorothée, j'ai dit ces derniers mots avec tant de conviction que la famille d'Amorbach doit me croire amoureux du Prince Régent.
A propos d'amour, l'on ne voyage jamais sans s'instruire. Amorbach est une ancienne abbaye; il existe dans l'enceinte du couvent une fontaine qui fait des enfants; le nom d'Amorbach vient de cette petite circonstance, très heureuse pour les femmes des environs, mais effrayante pour les filles et peut-être même pour les maris. Aussi la duchesse est-elle enceinte [206].
Je suis ici aux bords du Danube depuis aujourd'hui, 3 heures après-midi. Je m'y suis arrêté pour ne pas arriver de nuit à Munich, et il n' y a point de gîte entre deux.
Je travaille, je suis tête-à-tête avec notre confident [207]; je lui parle de toi et, ce qui vaut mieux, je t'écris.
Ne te prends-tu pas quelquefois par la tête quand tu reçois d'aussi volumineuses lettres d'un homme auquel tu n'avais pas rêvé il y a peu de semaines? De 54 cet homme si froid, si boutonné, si méchant, si fier, si abominable? Ma bonne amie, suis-je rien de tout cela? Mais c'est ainsi que l'on écrit l'histoire. Soyez placé sur un tréteau élevé, chacun se croit en droit de vous juger; il suffit au public de vous voir pour se trouver l'esprit de vous connaître. Chaussé du cothurne, vous devenez héros; la robe magistrale vous fait décrire comme pédant et la toque effraie. Toi, mon amie, qui a pris poste dans la coulisse, tu me connais mieux aujourd'hui que le parterre ne me connaîtra jamais.
Il n'est point de héros pour son valet de chambre, dit un proverbe que trop vrai; il n'est point de ministre pour son amie—j'aime mieux ce mot, car il est plus noble et pour le moins aussi vrai que l'autre. Le proverbe n'existe pas, car l'on s'occupe moins de ceux qui empêchent que l'on tire le canon que de ceux qui le tirent.
L'un cependant est plus difficile que l'autre, mais le monde court après le bruit. Un éternuement fait tourner plus de têtes dans un salon qu'une forte pensée, quelque bien exprimée qu'elle puisse être.
Ma bonne amie, combien tu me manques après une si courte habitude de te voir? Que serait-ce après une longue? Sais-tu quel est le charme inexprimable que tu as à mes yeux? C'est celui de me comprendre. Je suis sûr que jamais rien ne se passerait en moi que tu ne jugeasses comme moi. Une conviction pareille me repose l'âme et le cœur. Je ne sais ni parler à des sourds ni écrire pour des aveugles; mais quand il m'arrive de rencontrer un être qui me dispense de l'explication et de l'interprétation—deux besognes également 55 pénibles—quand cet être surtout est une femme, et quand cette femme est toi, rien ne manque à mon bonheur!
Comme Neumann avait raison en nous assurant que nous nous conviendrions! Je lui accorde par ce fait plus de confiance que pour toute autre raison. Le tact mène plus loin en affaires que l'esprit, et notre homme en a prouvé beaucoup dans cette occasion qui paraît être un peu devenue notre vie. Si je dis un peu, ne crois pas que je parle de moi, et, si tu te fâches plus de la réserve que de la thèse, raye le mot. Mon amie, tu me rendras bien heureux, si tu t'en sens le courage.
J'ai trouvé ici des lettres de chez moi. Tout le monde y est mort dans les derniers quinze jours [208]; heureusement n'y a-t-il dans ce nombre de victimes aucune qui me tienne de près.
Le mort le plus remarquable est ce même ministre des finances à banqueroute duquel je vous ai parlé dans certaine bonne voiture [209]. Cet homme me 56 détestait; il a été mon ennemi le plus enragé, mon Burdett [210]. Je ne puis te dire sur sa perte que ce que me dit Castlereagh quand je lui ai parlé de la mort de Whitbread [211]. «Vous ne savez pas combien l'on peut regretter un franc adversaire!»
Il y a de la vérité dans le mot et par conséquent de l'esprit. Je l'adopte tout à fait et je le sens. J'ai fait une remarque singulière depuis nombre d'années; c'est que les hommes qui se placent diamétralement contre moi meurent.
La chose est simple. Ces hommes sont fous et les fous meurent.
Bonsoir, mon amie, tu ne mourras pas.
Munich, ce 7 décembre.
Me voici dans une ville que je déteste. J'y suis pour demain toute la journée. Cette journée se passera en affaires toutes désagréables et en courbettes à la Cour 57 plus détestables encore. Je t'ai dit vingt fois—et certes en bien peu de jours—que je ne suis pas fait pour le métier que je fais. Crois-moi, il y a quelque chose qui vous pousse vers ce qui convient réellement, et tout en moi me retient dès qu'il s'agit de ce terrible métier.
Je déteste les Cours et tout ce qui y tient; ma nature même y répugnait; je ne puis, par exemple, pas rester debout; je n'aime pas me lier à des heures fixes; attendre me tue; en un mot si l'on voulait assurer je ne sais quelle existence à mes enfants, je ne prendrais pas une charge de Cour, qui ne se compose que tout juste de tout ce que je ne puis pas faire.
Mon amie, je suis sûr que tu sais ce qu'il me faudrait pour être heureux. Tu arrangerais ma vie comme je pourrais l'arranger moi-même. Si tu oubliais de t'y faire entrer, je me brouillerais avec toi.
Capo d'Istria est encore ici. Il m'a attendu comme on attend le Messie. Il a cru marcher sur du velours. Je lui avais parlé d'épines; il me prie maintenant de lui en tirer quelques-unes. Nous partirons ensemble après-demain, pour être à Vienne la nuit du 11 au 12.
Je te parle toujours de moi et de ce que je fais, comme si tu devais y prendre quelque intérêt, toi, ma connaissance de peu d'instants! Je me surprends souvent à me dire qu'il y a de la présomption dans mon fait, et puis mon cœur me dit que je suis un sot. La raison ne vient pas avec l'âge, malgré ce que peuvent dire du contraire maints parents qui désespèrent de leurs enfants. Et l'amour ne vient pas avec le temps, 58 malgré ce qu'en disent de froids amoureux qui se battent les flancs pour aimer plus demain qu'ils ne le font aujourd'hui! Moi, mon amie, j'aime ou je n'aime pas, et j'aime quand l'on me convient sous tous les rapports, en un mot quand l'on est toi, et cet amour, le seul que je crois le véritable, peut me dominer au bout de peu de jours comme au bout de plusieurs années. Comme tu es moi, il doit t'en aller de même.
Vienne, ce 14 décembre 1818.
Je suis rendu à mon pays, à ma famille, à mes habitudes, à tout, excepté à moi-même.
J'ai trouvé ici, mon amie, ton no 1 de Paris. Je t'en remercie; ta lettre est bonne, excellente. On n'en écrit de ce genre que quand l'on pense à l'être auquel elle va, sans s'occuper trop de ce que l'on dit. Ma bonne amie, tu m'aimes de ce sentiment qui est le saint amour, le seul qui vaille. Qu'avons-nous eu de notre frêle et à la fois si forte connaissance? Un seul instant de bonheur véritable a-t-il eu lieu? Qui pourrait te reprocher ce que tu n'as pas fait et me taxer de ne pas t'avoir prouvé que je sais ce que tu peux valoir dans tous les genres de relations? La récompense, mon amie, n'a pas anticipé le sentiment, auquel, seule, elle doit servir de complément. Ne t'y trompe pas, mon amie; c'est parce que je t'aime que j'ai été avec toi ainsi que tu m'as trouvé; si tu n'avais fait que me plaire, l'avenir serait le passé.
Crois que personne ne te rend plus de justice que moi; si je ne consultais que mon amour-propre, je devrais te la rendre, et l'amour-propre est, de toutes 59 les faiblesses humaines, la plus éloignée de moi. J'ai agi, avec toi, d'impulsion, de cette impulsion qui est la conviction elle-même. Tout en moi m'a fait te découvrir, et chaque découverte a dû me porter à te chérir. Tout est simple dans le sentiment que je te porte, comme tout ce qui dure, ce qui seul même résiste au temps, à l'absence et à la contrariété. Mon amie, il est des choses qui ne s'usent qu'avec la vie; regarde le lien qui s'est établi entre nous comme l'une de ces choses. Ne crains rien pour ma part: je crois à tout toi.
Je suis arrivé ici le 11, à 11 heures et demie du soir. L'on ne m'attendait plus. Ma femme est venue à ma rencontre, pleine du bonheur de me revoir, elle m'a mené voir mes enfants qui allaient s'endormir, et j'ai débuté par une bêtise. Ne t'avise pas de croire que je n'en fasse jamais, mais elles ne sont d'ordinaire que petites. J'ai pris l'une de mes filles pour l'autre; j'en ai confondu une de sept ans avec une autre de trois. Mes enfants m'ont cru fou [212].
Le lendemain, j'ai donné en plein dans toutes les horreurs de ma vie: Cour, arrivée de l'empereur Alexandre [213], cinquante personnes à dîner, trois cents 60 le soir. Mon amie, j'ai été bien seul au milieu de mon salon!
La première figure étrangère que j'ai vue à mon déjeuner a été cette si redoutable personne que tu crains tant. Je me suis levé, je suis allé à sa rencontre et je lui ai appliqué deux gros baisers sur ses joues toutes pleines, toutes fraîches et tout juste comme je ne les aime pas. Il y avait, dans ma Chambre, ma femme, mes enfants, Floret et je ne sais qui. Voilà ma liaison toute prouvée et toute claire. Je ne l'ai revue depuis qu'hier soir dans mon salon [214].
Mon Dieu, comme il me tue, ce salon, avec tout son monde, tous les faiseurs de phrases, toutes les courbettes, bien autres que celles desquelles t'a parlé le roi de Hollande [215] car j'ai vingt-cinq ans de plus! La première personne qui m'ait fait plaisir à voir, c'est Stewart [216]. Il m'a sur-le-champ demandé de tes nouvelles. 61 Je lui ai répondu si officiellement, qu'il ne plaisantera plus, car je l'avais déjà prévenu à Aix qu'il était fort en train de le faire.
Mon amie, je te remercie de la conduite que tu veux observer vis-à-vis de ton mari. Tu sais que je veux que tu sois bonne, douce, excellente pour lui. Je n'ai pas ses droits, et il ne peut avoir ce qui m'appartient. Sa ligne est autre que la mienne: elles ne se croisent pas; pourquoi lui en faire sentir l'existence? Je n'ai jamais brouillé un ménage, je respecte la loi, je veux qu'on l'observe, dût-on ne pas l'aimer, car aimer est placé hors de la volonté de l'homme. Dès que l'on aime, il n'existe d'ailleurs pas deux lignes, car l'on n'a pas deux cœurs.
Je ne donnerais pas ce qui est devenu ma propriété pour tous les trésors du monde; je n'envie plus rien: comment pourrais-je envier ton mari? Je ne dis ici rien de nouveau; tu me l'as entendu te dire, il y a longtemps, dans notre courte connaissance.
Je sais que je ne ressemble qu'à bien peu d'hommes sous ce point de vue; je m'en console, car je crois, dans ce fait, valoir mieux que ceux qui ne pensent pas 62 comme moi. Combien j'aurais de choses à te dire sur ce chapitre! Combien sur vingt autres!
16 décembre.
Ma bonne amie, quelle vie je mène ou plutôt quelle vie j'use! Car la vie n'est pas là, elle n'est pas dans les affaires, dans les tourments, dans ce qui fait le charme des sots, dans le clinquant, les hommages, les phrases et cette apparence de gloire, si peu de chose en elle-même et si chère à acheter. Mon bonheur ne résidera jamais que dans mon cœur, il ne trouvera jamais un autre siège; il doit en partir ou y arriver. Tout ce qui n'est pas de lui, tout ce à quoi il reste étranger n'est rien, moins que rien. Les seuls êtres que j'ai revus avec plaisir, c'est (sic) les miens et l'Empereur. Je sais qu'ils m'aiment, je sais que nul autre être ne me remplacerait près d'eux; tout est conviction et bon sentiment de leur part. Aussi, mon amie, ne fais-je que ce qui me convient en fuyant tout, excepté ce petit nombre d'êtres. Je te jure—et j'espère que tu me croiras toujours en tout et pour tout—que je suis à peu près à détester tout ce qui n'est pas eux et toi.
Ma vie est là, c'est-à-dire loin et près de moi, ce qui fait que je ne la trouve pas.
Mon Dieu, s'il pouvait y avoir une chance de te fixer ici! Ce moyen est le seul qui pourrait remplir tous mes vœux. Je te reverrai, je serai avec toi des jours, peut-être quelques semaines. Elles seront empoisonnées par le regret de te reperdre; je t'aurai quittée et je serai l'homme à plaindre que je suis aujourd'hui.
Si tu étais fixée ici, je n'aurais plus un vœu à former, 63 car tous se concentrent en toi. G. ne restera pas à longue [échéance] [217]; l'Empereur ne l'aime pas; il le trouve tout en phrases et il a raison. Pourquoi ne viendrais-tu pas? Comment cela ne pourrait-il ne pas s'arranger, si tu le voulais bien et surtout si tu le faisais vouloir! [218]
La banqueroute n'a pas lieu [219]. J'ai fait tout ce que j'ai pu: j'ai usé le vert et le sec. Il ne me reste plus qu'à porter mon ennui en d'autres lieux.
L'Empereur partira décidément le 10 février [220]. Je 64 veux m'épargner Venise et je ne le retrouverai qu'à Bologne, ce qui fera que je ne quitterai Vienne que du 23 au 24. Le seul changement qu'éprouve le voyage, c'est le séjour de Florence avant celui de Naples. L'Empereur ira droit dans la première de ces villes; il y restera jusqu'aux 26 et 27 mars. Il passera entre quinze jours et trois semaines à Rome. Le 16 avril, il va à Naples; il y restera également trois semaines. De là, il retournera par Ancône, Modène, Parme à Milan et par le Tyrol à Vienne. J'irai de Milan à Turin, et je prendrai dans la considération la plus sérieuse ce qui dans notre intérêt—le seul qui aujourd'hui soit le mien—vaudra mieux: ou que j'aille à Londres en juillet 1819 ou bien en mai 1820. Le mieux est ici à consulter avant le bien, car je ne puis pas faire deux fois ce voyage. Tu m'écriras, en âme et conscience, ce que tu croiras. Si, en juillet et août, tu es à la campagne, si on te fait courir loin de moi, Londres sera comme si je n'y étais pas, et pire, car l'un des séjours tue l'autre.
Parle-moi de cela un peu en détail; consulte plus ta tête que ton cœur et parle-m'en bientôt. J'ai l'ordre de l'Empereur pour 1819 [221]. Je n'ai pas celui pour 1820. Ainsi, il faudrait le préparer, et je ne le puis et ne le veux qu'à bonne enseigne. Il me restera à consulter ensuite:
65 1o La position des choses après une absence que j'aurai déjà faite de Vienne de plus de cinq mois.
2o L'état de ma santé, c'est-à-dire si elle n'exige absolument pas que j'aille à Carlsbad. Ne t'y trompe pas, mon amie, ma santé est bien délabrée et ma machine est brisée en vingt endroits. Ce qui soutient le commun des hommes ne me sert plus: c'est tout juste mon âme qui a brisé mon corps. Je crois néanmoins que je n'aurai pas de difficultés à vaincre relativement à Carlsbad, car ma santé vaut mieux. Je crois que tu m'as fait du bien; je fais mieux: je le sens. J'ai retrouvé un être qui me comprend, qui est à moi avec cette franchise qui seule assure la possession; tout ce que tu cherches en moi, tu le trouveras; tout ce que je désire au monde, je l'ai trouvé! Je m'étais dit qu'il n'y avait plus de bonheur: ma bonne amie, il en existe encore.
18 décembre.
Le séjour de l'empereur A[lexandre] commence à tirer vers sa fin. Je le vois beaucoup, et comme nous ne sommes plus brouillés, tout va bien [222]. Il passe ici ses journées à peu près comme autre part. Il dîne tous les jours avec l'empereur François, et va voir quelques casernes, parades ou manœuvres [223]; il travaille et il 66 va souper dans l'une ou dans l'autre maison de ses connaissances, où il retrouve toujours les mêmes personnes. Ces personnes sont tirées des trois familles de Zichy, Schwarzemberg et Auersperg, plus quelques hommes parmi lesquels j'ai l'infortune de me trouver. L'on prend le thé; l'Empereur reste assis à la table ronde avec cinq ou six de ces dames, toutes moins qu'aimables, excepté Mme Molly [224] qui voudrait l'être et qui tue l'esprit qu'elle a par les sons larmoyants avec lesquels elle débite tout celui qui lui manque. Je me mêle quelquefois de la conversation; quand je vois que le sommeil va faire ravage, je lâche un mot. Dès que j'ai atteint mon but, je me sauve et je me livre à mes pensées ou bien à quelque entretien avec l'un ou l'autre des mes compagnons de soirée.
Ajoute à ces charmes huit ou dix heures de travail par jour et un grand dîner que je donne ou que je ne puis éviter, une demi-heure de conversation avec ma femme et mes enfants, qui déjeunent toujours avec moi, et tu as le budget de ma journée.
67 Dis-moi bien ce que tu fais. Je tiens à le savoir; je veux pouvoir me dire que probablement je te sais occupée de telle ou telle chose, à telle heure donnée.
Tu es ma dernière pensée quand je me couche et ma première quand je me réveille, tu es celle de tous les moments où je ne suis pas forcé à penser à quelque devoir, et, mon amie, tu n'es pas même oubliée par ton ami dans ces moments-là.
Un grand malheur de notre position, c'est celui que nous ayons si peu de contact—pas entre nous, dix années ne nous eussent pas menés plus loin—mais avec les mêmes êtres et les mêmes lieux. Je voudrais te dire tout, sur tant de choses, mais elles te sont étrangères. Il s'agirait avant tout de te faire des tableaux et encore te resteraient-ils étrangers. Te parler toujours de moi, le seul objet que tu connaisses ainsi dans mon cadre, m'est impossible, car je suis tout juste l'être auquel je pense le moins. Je voudrais que tu connusses tout, que rien de ce qui me regarde ne te fût inconnu, que je puisse te prouver, heure par heure, que nous portons le même jugement sur toute chose, que toutes portent à nos yeux une couleur uniforme, qu'elles réagissent de même sur nous, que ce qui me plaît—et c'est assurément un petit nombre d'objets—te plaît, que ce qui m'ennuie t'ennuie, que ce que tu trouves bien et bon, je le trouve parfait. Mais la difficulté existe: elle n'est pas à vaincre.
Nous parlerons de nous; mon amie, toi, tu es de ce petit nombre d'êtres qui me plaisent, qui me satisfont, qui parlent à mon cœur et à mon esprit, que je ne me lasserais pas de voir et surtout d'aimer. Le jour où je 68 pourrai te le redire au lieu de te l'écrire, je serai bien heureux. Le crois-tu, ma bonne Dorothée?
L'expédition de la présente lettre tarde beaucoup, mon amie, mais je n'y puis rien faire. Je ne puis expédier le courrier que quand l'affaire qu'il est destiné à porter sera prête. Je travaille tant que je puis pour arriver au terme et c'est pour cela que je te quitte.
Ce 20 décembre.
J'ai reçu aujourd'hui, ma bonne amie, tes lettres de Paris, nos 2 et 3. Je suis rassuré sur la longueur des miennes par le volume des tiennes. Comment te remercier assez de ces bonnes et excellentes lettres qui, aujourd'hui, font ma seule consolation?
Oui, mon amie, je sais que tu m'aimes, que tu m'aimes comme je veux l'être, de la seule manière qui jamais m'ait convenu et qui seule a pu me fixer deux fois de ma vie—et pour la vie! Le temps et l'absence ont usé ces relations, pas de mon côté mais de la part de mes amies; je t'ai mandé l'histoire de ma vie; tu la sais, aux noms près, aussi bien que moi. C'est de Francfort que t'est arrivée la lettre avec ma confession générale; je n'ai eu ni cesse ni repos avant que je ne l'eusse déposée entre tes mains. Tu me dis, dans l'une de tes dernières lettres, que parmi les personnes que le public me donne, tu n'en as pas trouvées qui fussent dignes de mes hommages? Il en va de la réputation relativement aux rapports de la vie comme de toute autre. L'on m'a donné beaucoup de femmes auxquelles je n'ai jamais pensé; j'ai été dans des rapports bien peu romanesques avec beaucoup que le public a toujours ignorées. Je n'ai 69 jamais eu de ces rapports que dans des moments de pleine liberté et j'ai été malheureux.
Tout ce qui ne vient pas du cœur en moi, mon amie, est mauvais, sec et aride. J'ai un cœur qui n'a pas deux faces, qui n'est point partagé en cases: on peut l'occuper, mais alors on l'a tout entier; la place prise, il n'y en a point d'autres.
Conçois-tu, mon amie, toi, telle que tu es, qu'il y a des femmes—et il en existe beaucoup—qui ne veulent pas du cœur? Eh bien, je réponds du fait, je te l'ai dit et tout ce que jamais je te dirai est vrai, que je n'ai pas à me reprocher d'avoir jamais dit à une femme que je l'aimais, quand je n'éprouvais pas de l'amour. Crois-tu que la découverte de ce manque de sentiments les ait rebutées? Je te cite, comme preuve vivante, la personne contre le bras de laquelle tu as donné dans le salon de Stuart [225] et qui t'a fait peur. Je te remercie du sentiment de la peur: c'est un rapport de plus que tu as avec moi. J'ai dit cent fois à cette personne que je la détestais, elle a trouvé dans le fait un motif d'amour-propre; il lui a paru plus satisfaisant de vaincre le sentiment de la haine que de vivre de celui de l'amour. Comme cela lui a réussi! Elle a cru me connaître, elle ne m'a jamais connu. Elle a voulu me subjuguer et l'on ne me subjugue jamais. C'est moi, mon amie, qui me rends à l'être qui réunit ce que je veux; et cet être doit avoir toutes tes qualités, peut-être même 70 tes défauts. Je ne scrute pas avec moi-même, je suis la voie de mon cœur, car jamais elle ne m'a trompé. Il n'est pas un être au monde que j'ai aimé ou que je pourrais aimer que tu n'aimerais de ton côté. Commence par t'aimer pour l'amour de moi; combien j'éprouve tout ce que tu éprouves et tout ce que tu dis si bien! Oui, mon amie, l'on n'aime pas, ou bien l'on a le malheur d'aimer un être indigne de ce sentiment si saint, si l'on ne se sent pas porté au bien par ce même sentiment qui exclut tout, excepté ce qui est généreux, noble et bien! Tu es bonne—car si tu ne l'étais pas, je ne t'aimerais pas—tu deviendrais meilleure dans un contact suivi avec moi. Il m'en irait tout de même près de toi. Mon amie est ma récompense; je veux la mériter; je me mépriserais si je ne la méritais pas; je mourrais le jour où je croirais devoir me mépriser! Crois-tu qu'avec ce sentiment, l'on puisse aimer souvent!
Je ne me permets pas de juger le propos que t'a tenu W... [226]. Il peut être bon et mauvais. Bon, s'il croit pouvoir t'arrêter sur une voie parsemée d'épines et, par conséquent, de peines et de privations. Mauvais, s'il y a cherché un moyen de vues personnelles.
71 Mon naturel, mon amie, est bienveillant, et j'adopte toujours de préférence la bonne version; il faut me prouver la seconde. La comparaison entre ses libertés et les miennes est sotte et je ne la lui pardonne pas. Ce n'est pas toi, mon amie, qui aurait dû—entre vous deux—entrevoir que ce qui ne se peut pas est placé hors de la possibilité et par conséquent, certes, encore davantage hors de facilité. Ce n'est pas à lui, au reste, que je prouverai ce qui est possible, mais à toi.
Un autre sot propos est celui de mes compatriotes qui prétendent que je fais ce que je veux, et que c'est pour cela que l'Empereur va en Italie. Je m'entends dire ce mot vingt fois l'an. Voici le fait: l'Empereur fait toujours ce que je veux, mais je ne veux jamais que ce qu'il doit faire. Il en a la conviction; il ne me demande plus guère et j'en fais autant de mon côté. Nous sommes, tous les deux, les êtres les plus faciles à trouver et, par conséquent, à calculer dans leurs volontés et dans leurs faits. Il en est ainsi pour tout et en tout. Une preuve certaine que la thèse s'arrête à la simple convenance, tourne dans ce moment-ci bien contre nous. Si l'Empereur faisait tout ce qui me convient, certes nous n'irions pas au Midi, tandis que mon bonheur est couvert par toutes les brumes du Nord! Mon amie, tu me jugerais mal si tu croyais que j'en veux pour cela à l'homme que j'aime le mieux au monde. J'en veux à ma place, et il ne me faut pas cette nouvelle contrariété pour la détester. L'Empereur sait que le plus grand sacrifice que je puisse porter à lui, à mon pays, c'est celui que je lui porte en étant ce que je suis: il sait que c'est celui de la vie. Il ne sait pas ce qu'il me coûte dans ce moment! S'il le savait, il 72 me plaindrait et il m'emmènerait! Et W... serait amené tout comme moi et moi j'irais dans sa position à Londres tout comme il y va [227]! Comme lui, j'irais où je voudrais aller!
Nos rapports, ma bonne D[orothée], ne sont pas ceux de quelques jours; ils trouveront leur terme avec notre existence. Tu vois que je compte sur toi, tout comme je me donne à toi. Au bout d'une carrière que je désire longue, tu me rendras la justice que jamais je n'écris le roman; mon âme est toute positive et par conséquent toute historique, toute à la vérité. Je ne me fais illusion sur rien—on m'a plaint vingt fois de ce fait,—ce ne sont que de bien pauvres âmes que celles qui peuvent fonder des plaintes sur une pareille disposition!
Le bonheur, pour moi, est une réalité, la plus vraie, la plus effective qu'il y ait. Comment avec une âme trempée ainsi, pourrais-je trouver du bonheur dans une illusion? Je la découvrirais tôt ou tard; je n'ai pas besoin de chercher le vrai en toutes choses, je tombe dessus; je n'y ai point de mérite car je n'ai qu'y faire. Or, de toutes les réalités, la plus forte pour moi, c'est l'amour; sois certaine que les personnes qui croient qu'il faut de l'illusion en amour ne sont pas assez fortes pour savoir aimer. Que l'on ne dise pas qu'il y a de l'illusion à aimer telle ou telle personne—le principe est faux. La convenance est individuelle et elle est placée hors du calcul de tout autre que de l'être pour qui elle existe. Il n'est pas un être qui soit fait pour être aimé de tout le monde, tout comme il n'en est peut-être 73 qu'un seul que l'on puisse aimer de tout son amour!—Je suis bien abstrait, mon amie, mais je suis sûr que tu me comprends.
C'est sur ce principe qui, chez moi, est un sentiment, que se fonde le calme que j'éprouve quand j'ai rencontré l'amie qu'il me faut. Je n'ai pas la prétention que cette amie soit jugée par tout le monde telle que je la juge—j'en serais peut-être même fâché. Je ne suis pas jaloux, car je croirais insulter mon amie; je puis être exposé à plus de risques qu'un autre—n'importe. Je puis me faire des illusions dans cette carrière de confiance; eh bien, bonne amie, j'aimerai encore jusqu'à ces illusions. En amour, j'aime tout, mais il faut beaucoup pour que j'aime.
Maintenant, juge du succès que doivent avoir près de moi ce que, dans la société, l'on appelle de petites femmes. Il n'en est pas une de cette classe (qui fournit cependant aux besoins de toutes les places) qui me comprenne et qui, par conséquent, puisse me satisfaire. Qui m'a dit que tu comprendrais ma langue? Qui m'est garant de ce fait? Ai-je eu besoin de beaucoup d'épreuves, de recherches, de soins, pour savoir à quoi m'en tenir? Mon amie, si j'aide l'esprit, j'ai cet esprit-là: c'est celui du cœur. Il m'a fait te deviner.
Conçois-tu le bonheur que j'éprouve de pouvoir t'écrire des pages entières sur moi—dans ma langue—et être sûr d'être compris de toi et de ne pas avoir besoin de faire le moindre effort pour y parvenir? Je te rencontre à mi-chemin, je t'y rencontrerai toujours.
Mon amie, je sors d'une grande fête à la Cour. La fête a été belle, comme le sont toujours celles que l'on donne ici; il y a régné le plus grand ordre; il y a fait 74 chaud; mon cœur est resté froid. On a représenté, comme partie de la fête, des scènes des meilleurs opéras; les larmes me sont venues aux yeux. Serions-nous nous, mon amie, si les mêmes circonstances n'influaient pas de même sur nous? Rien ne me fait de l'effet comme la musique. Je crois qu'après l'amour, et que surtout avec lui, c'est la chose au monde qui rend le meilleur. Il ne m'arrive jamais d'en entendre—pas seulement de la bonne, mais même de la passable—sans éprouver une sensation qui ne se définit pas. La musique m'excite et me calme à la fois; elle me fait l'effet du souvenir; elle me place hors du cadre étroit dans lequel je me trouve; mon cœur s'épanouit; il englobe à la fois le passé, le présent et l'avenir; tout se réveille en moi: peines, plaisirs qui ne sont plus—peines et plaisirs que j'attends et que je désire!
La musique m'excite aux douces larmes; elle m'attendrit sur mon propre être; elle me fait du bien et du mal, qui, lui-même, est du bien. Tu me connais si peu, mon amie, que tu ignores mes forces et mes faiblesses.
Ne commences-tu pas par avoir un peu d'inquiétude que tu vas te découvrir des faiblesses que tu ne t'es pas connues ou point avouées jusqu'à présent?
Comme je les ai, il faut bien que tu les aies. Étudie-moi et tu apprendras à te connaître, si déjà tu n'en es là. En dernier résultat n'aie pas peur: j'aimerais en toi-même les faiblesses que je réprouverais en moi. Demande aux petites femmes si elles croient que je sache pleurer? Mon amie, je me détesterais, si je n'avais point de larmes. Elles t'assureront qu'un homme comme moi ne sort jamais du plus profond des calculs et de la pose la plus ministérielle, et qu'il agrée tout au plus 75 qu'on l'adore, comme nos bons aïeux, les Gentils, adoraient leurs Termes et leurs Lares.
21 décembre 1818.
Je finis enfin cette longue lettre; elle est un volume et j'espère, mon amie, que de tous les reproches que tu pourrais me faire, certes, le moins fondé serait celui que je ne te dis pas assez ce que je sens et ce que je pense.
J'expédie la présente lettre par un courrier qui n'est pas à moi—car je ne pourrai expédier le mien que dans quelques jours. Je me flatte qu'elle échappera à une indiscrète inspection, je prends toutes les mesures pour cela. Si tel ne devait pas être le cas, on verrait que je t'aime et on n'oserait le dire—il n'y aurait guère de mal à cela. Ma bonne amie, je ne crains pas que les cabinets sachent que je t'aime, mais je craindrais que tu ne m'aimasses pas et je serais au désespoir de ne pas t'aimer. En très peu de jours, tu auras une nouvelle lettre de moi.
Adieu; je voudrais être ma lettre et, si je l'étais, je voudrais être moi. Il n'y a guère de moyen de me contenter. Je ne le serai que le jour et les jours où je serai réuni à toi. Adieu pour le moment. Ces jours aussi arriveront.
Mon amie, j'ai fini un volume hier; j'en commence un nouveau aujourd'hui. De volumes en volumes, j'arriverai au jour où je pourrai, en une seule heure, te dire plus qu'aujourd'hui je ne puis t'écrire en une année! Heure de bonheur, de repos, de jouissance, où toi, mon amie, me consoleras des peines que tu me causes.
J'ai lu et relu tes deux dernières lettres. Elles sont pleines de ce moi que j'aime à rencontrer en toi. Tout ce que tu me dis, je l'eusse dit; tout ce que tu as éprouvé, je l'espère; tout ce que tu désires, je le désire; ce que tu crains, je le crains; ton espérance enfin est la mienne. Il y a bien du bonheur dans tout cela! Je diffère avec toi sur un seul point, mais le remède est à côté du mal. Ce que tu aimes, je ne lui porte guère d'affection, mais j'aime ce qui m'aime—me voilà sauvé.
Il en va de notre liaison comme d'une autre grande et profonde vérité. Les hommes attribuent communément à l'éducation un pouvoir qu'elle n'a pas. On n'a jamais donné par un moyen d'éducation quelconque à l'être que l'on élève ce qui ne se trouve pas en lui. L'éducation développe et dirige; elle ne crée pas.
Il en est de même des rapports du cœur. Il faut à la fois être soi et un autre pour se convenir: tout ce qui est placé hors de cette ligne ne s'aime pas. Je ne t'ai 77 pas cherchée, tu ne t'es pas doutée de mon existence: nous nous sommes trouvés.
Peu de moments ont suffi pour que nous en venions là où tant d'autres n'arrivent jamais, où nous deux sommes arrivés bien rarement—peut-être jamais! A quoi tient ce fait? Est-ce soins, prières, volonté de notre part ou bien n'est-ce qu'une simple et franche impulsion? Qui t'a répondu de moi, qui m'a servi de garant de toi? Mon amie, il est une puissance plus forte que la volonté de l'homme, un pouvoir indépendant de lui, une force d'attrait et de bonheur placée au-dessus de ses espérances. Il suffit d'un contact, souvent léger, pour vous indiquer la voie que vous devez suivre; cette voie peut être parsemée de roses ou d'épines, n'importe; vous n'êtes pas maître de la poursuivre quand une fois vous y avez fait le premier pas. Vous n'êtes pas maître d'un premier mouvement, vous l'êtes toujours d'un premier geste: le second n'est plus du domaine de la volonté. Ai-je eu raison de suivre aveuglément l'impulsion de mon cœur? Ce même cœur me dit oui. Mon amie, prouve-moi toujours que mon cœur ne saurait avoir tort!
Ton Empereur nous quitte cette nuit. Je lui en veux du mal qu'il m'a fait, en me privant de quelques jours de bonheur [228]; je le remercie de l'attitude qu'il a 78 prise et conservée depuis notre réunion. Il n'existe pas au monde deux êtres plus essentiellement différents que lui et moi. Aussi, avons-nous eu, dans des rapports qui datent de treize ans, dans des rapports comme peut-être jamais deux individus placés ainsi que nous sommes n'en ont eus de directs et de soutenus, bien des hauts et des bas.
Moi, mon amie, j'ai la conviction de ne jamais avoir bougé de ma place; le premier élément moral en moi, c'est l'immobilité. Nous sommes les meilleurs voisins possibles aujourd'hui, nos relations sont ce qu'elles resteront. L'Empereur sait où me trouver et il me trouvera toujours, et ce sera toujours là où il m'aura quitté. Cette position des choses est un bien grand bonheur pour le monde, qui a fortement besoin tout juste de cet accord. Tu viens d'un pays malade à l'excès, flétri et abîmé dans tous ses éléments premiers [229]. Je connais ce pays comme le mien, comme celui où tu es. J'ai peur de l'erreur en toutes choses et je ne connais que cette peur. J'ai la vue bonne, je ne flatte jamais mes amis et je suis certes trop mon propre ami pour me flatter sur rien et en rien. Je sais donc tout ce qui est du domaine de l'observation, et mes espérances sont bien faibles.
Mon amie, Lady Jersey [230] aura beau trouver que 79 l'on a trop peu fait en France, je t'assure que l'on a fait, à la fois, et trop et trop peu! C'est de bien pitoyables gens que ces meneurs d'un misérable peuple. Une quinzaine à Paris eût eu quelque mérite pour moi sous le point de vue des anecdotes, elle ne m'eût rien appris du reste. J'y aurais, dans tous les cas, vu au delà de ce qu'ont vu tous ceux qui y ont été explorer le terrain. Je connais mes amis. Parmi eux, il n'y a que W. qui sache voir, car il ne regarde ni trop haut ni trop bas et qu'il (sic) a également une sorte d'impulsion naturelle qui souvent supplée au grand esprit, tandis que l'esprit ne supplée jamais à cette qualité première. Tu mettras au bas de ces dernières lignes ton approbation, j'en suis bien sûr.
Ton Empereur a passé ici toutes ses soirées dans l'une ou l'autre de nos maisons. Il a le bonheur de se plaire dans des entours qui me font avaler la langue. Il n'a particulièrement distingué aucune de nos dames, en se maintenant toutefois sur une ligne de constance morale vis-à-vis de la princesse Gabrielle d'Auersperg [231].
De toutes, c'est elle, au fond, qui le mérite le plus.
Je lui ai donné le dernier petit souper hier; pendant qu'il causait avec ses dames, notre ami Ouvaroff [232] 80 m'a entretenu des cinquante juments qu'il a dans le département de Kiew. Comme jamais je n'en monterai aucune, je les ai louées toutes: il en a paru flatté. Il ne pense plus à Lady C. Il lui préfère ses juments. Je pense que milady se venge au moyen d'une douzaine de bull-dogs [233]. Pauvre amie, comme tu as bien ri le soir où Binder [234] nous a représenté la scène du Mari
81 et de Fury [235]! Quelle bonne soirée encore que cette soirée-là! Et quel ordre dans cette lettre!
Ce 24.
Mon volume, cette fois, ne sera pas gros. Je compte expédier le courrier demain. Tu me pardonneras le manque de volume, vu la promptitude de l'arrivée. Ma bonne amie, que ne puis-je arriver moi-même! Comme tu me recevrais bien!
Je suis abîmé de fatigue depuis mon arrivée ici. Je n'ai pas eu un moment à moi; ton Empereur parti [236], j'espère que j'aurai un peu plus de temps à vivre, car ce que je fais tout le long de la journée tue. Aussi suis-je tout à bas. Tu sais combien je déteste la Cour et tout ce qui y tient: gêne, dîners, soirées, longs et froids corridors, salons chauds, maintien guindé, pas une pensée du cœur, pas un mot qui ne soit une affaire ou bien une parade. Es-tu étonnée qu'on ne lise plus rien sur ma figure? Les seuls bons moments, les seuls où je me retrouve sont ceux où je suis avec mes enfants—c'est un quart d'heure par jour—et ceux où je puis t'écrire. C'est une bien terrible chose qu'une vie qui est tout aux autres, qui à peine vous permet un léger retour sur vous-même, qui vous embourbe dans les affaires et vous éloigne du bonheur, qui certes n'est pas dans les affaires de ce monde.
82 Il n'y a eu au reste qu'une seule fête pour notre auguste hôte. La mort du grand-duc de Bade [237] nous a rendu ce service. Cette espèce de fête s'est composée d'un spectacle à la Cour avec un théâtre dressé à la hâte dans une des grandes salles dont nous abondons; ce spectacle, entremêlé de chants et de danses, a présenté un coup d'œil charmant; il a été suivi d'un souper dans la salle de redoute, décorée comme l'on ne sait décorer qu'ici [238]. Le coup d'œil était magique: quatre cents convives et plus de deux mille spectateurs, dix mille bougies—et pas un être qui satisfasse mon cœur! Ta rivale aux joues pleines et roses cependant y était.
Je vais faire terminer mon portrait. Lawrence lui-même m'a proposé de me rendre moins méchant, et je l'y ai autorisé. Si tu veux avoir des copies des portraits d'Ouvaroff et de Czernycheff [239], tu es la maîtresse de 83 les demander à Lawrence. Il vient de les terminer; je te défends toutefois de jamais devenir la maîtresse des originaux.
Ma bonne amie, pourquoi faut-il que je te dise des bêtises quand je t'écris? C'est qu'elles me passent par la tête et que je te dis tout ce qui me passe par elle. Sois contente que mon cœur vaille mieux que ma tête; celui-là n'a pas un seul petit coin mouvant.
J'ai ici une grande et véritable affection. Elle porte sur un objet charmant qui est bien ma propriété; je le caresse, je fais tout ce que je puis pour l'embellir et le soigner. Cet objet est un grand et beau jardin, avec un établissement d'été charmant [240]. Eh bien, je ne suis pas même parvenu encore à y jeter un seul coup d'œil. J'y ai pourtant envoyé, depuis mon absence, pour plusieurs milliers de francs de plantes; ma serre est en pleine floraison; vingt singes et perroquets, tout frais venus du Brésil, m'y attendent; j'ai fait meubler un salon avec les plus beaux objets d'Italie; on vient d'y placer deux bas-reliefs de Thorvaldsen classiques [241].
Si, dans tes courses d'été en Angleterre, tu vois 84 quelque belle fleur d'une espèce particulière, envoie-m'en ou bien la semence ou bien des greffons ou des oignons. N[eumann] saura toujours me les faire parvenir. Tu vois que je n'oublie pas que tu veux être ma commissionnaire. Bonne à tout, tu dois même pouvoir me choisir des oignons de fleurs.
Ce 25, minuit.
Ma bonne amie, j'ai tes deux lettres qui n'en font qu'une, c'est-à-dire ton no 4. Bonne amie, pourquoi tes lettres sont-elles les miennes? Comment m'écris-tu à peu près les mêmes paroles que je t'ai envoyées et que tu as l'air d'avoir connues, tandis que ma lettre n'était qu'à mi-chemin? Cette identité si parfaite de nos deux êtres serait-elle si complète que la même pensée n'a chez nous qu'une même expression, qu'une parole, une seule phrase qui parvienne à exprimer ce que nous sentons? Que de bonheur il y a dans ce fait pour mon âme et pour mon cœur! Le premier de tous ceux que je connais, c'est celui d'être compris, bonheur si rare quand vous n'êtes pas en tout point comme le reste des hommes. Combien peu j'ai été deviné dans le cours de 85 ma vie, combien peu compris! Mon amie, je commence à croire que de tout ce qui jamais a été avec moi dans des rapports d'amitié, de sentiment, de confiance et même de société, tu es l'être qui saisit le mieux ma pensée, qui la prend tout bonnement pour ce qu'elle est, qui la commente le moins, qui me croit le plus et qui, par conséquent, se trompe le moins. Mon amie, si j'étais près de toi, je t'embrasserais pour la découverte de cette certitude. Quelle différence il y a dans un rapport comme l'est le mien à toi, entre le pressentiment, la confiance et le fait.
«Comme je t'aime grandement, petitement, je puis t'écrire des volumes, je puis te répéter cent fois dans une page que je t'aime, et j'attache du prix à te faire faire des compliments par un indifférent!»
Voilà tes paroles. Tu me demandes si je les comprends. Oui, mon amie, parce que l'on comprend toujours ce que l'on éprouve soi-même; comment ne comprendrais-je pas ces paroles, moi qui, dans le moment le plus heureux, dans celui où tu pourrais regarder comme une insulte même le doute le plus léger sur ton amour, j'aurais le besoin de te demander si tu m'aimes, de te dire que je n'aime que toi, moi qui ai besoin cent fois le jour de le dire et de me l'entendre dire, plus je suis éloigné de m'attendre à autre chose qu'à un regard qui me dira plus que toutes les paroles dans toutes les langues?
«D'où vient que je suis devenue autre, depuis que je te connais; m'as tu faite ou bien est-ce que je portais vraiment en moi le germe de ce qui est bon?»
Mon amie, l'on ne devient jamais autre de ce que l'on est; un germe ne peut se développer s'il n'existe 86 pas. Rien ne s'est développé en toi, si ce n'est le sentiment que tu me portes, ce sentiment, duquel mon cœur m'a averti bien avant que le plus léger signe ne l'en avait averti, qui est né en nous parce que nous sommes bons, parce que nos essences sont faites pour se confondre, que ce rapport invisible qui existe entre deux êtres a été en contact bien avant que le tout qui est toi et moi ne se soit douté de ce à quoi nous arriverions. Notre correspondance, mon amie, sera longue; j'aurai bien le temps de t'écrire encore des lettres sérieuses, de te mettre au fait de bien des pensées fort réglées et méditées qui m'occupent dans mes moments de loisir—les plus doux que je puisse passer loin de toi.
Cet homme si léger qui est devenu ton ami, passe une partie de sa vie à s'occuper de toute autre chose que de ses affaires; il a beaucoup médité, il s'est fort emparé de beaucoup de questions infiniment sérieuses, et a fait d'autres découvertes morales que celle de la place que tiennent les Numéros 1 dans les salons, il s'est créé des principes qu'une longue expérience et qu'une grande connaissance des hommes lui fait admettre aujourd'hui comme des vérités éternelles! Mon amie, tu auras l'un de ces jours une dissertation philosophique. Pour la comprendre, je te renverrai à ton cœur, et tu la jugeras avec ton esprit. Ne t'effraie pas d'aimer un philosophe!
«Aidée de toi, rien ne me sera difficile, j'aurai de l'esprit, je deviendrai tout ce que tu voudras.»
Oui, mon amie, tu deviendras tout ce que je voudrai, car tu es ce que je veux. Ton esprit est le mien, tout comme ma pensée est la tienne, mon affection la tienne, 87 dann unser Gemüth ist das selbe [242]. Conçois-tu une langue qui n'a pas le synonyme de Gemüth, de ce premier don du Créateur, de ce premier principe de toute vie morale? Je jugerais un peuple sur cet oubli d'un seul mot.
«Je ne sais pas comment est ton oreille—cher Clément, ne te moque pas de moi!»
Que je t'embrasse pour ce mot si enfant et si simple, après tant de choses si sérieuses. Pourquoi ne peux-tu pas t'empêcher d'aimer avec la petite bêtise, après la grande raison? Bonne amie, ne te moque pas de ce que je te dis au bas de la seconde et au haut de la troisième feuille de la présente lettre [243].
Tu vois que je relis bien tes lettres et que je sais les miennes par cœur. Il me paraît, mon amie, que nous nous écrirons peu de nouvelles dans notre longue correspondance.
Ce 26.
L'homme indifférent que tu as chargé de me faire tes compliments a dîné chez moi. Comme il ne m'avait rien dit jusqu'à cette heure, je lui ai demandé, d'un bout de la table à l'autre, si M. et Mme de Lieven étaient encore à Paris le jour de son départ. Il m'a assuré que oui. J'ai vu que d'Aix-la-Chapelle à Vienne il y a bien loin, car je n'ai point aperçu une seule figure qui ait sourcillé lors de mon interpellation. La société se composait cependant de beaucoup de numéros entre 2 et 5 [244]. Ce sont ces numéros-là qui sourcillent le plus. 88 Les Numéros 1 qui ont entendu sonner une cloche, ne sourcillent pas en pareille occasion, ils se répandent sur le champ en éloges de la contre-épreuve: éloges qui portent toujours sur la toilette, la figure et l'élégance. Les plus sots nous préviennent qu'ils ont passé leur vie dans la société de Monsieur et Madame. Les gros mangeurs ajoutent qu'on fait très bonne chère dans leur maison et les uns et les autres sont convaincus qu'ils portent coup.
Ce 27.
J'ai été interrompu hier par l'arrivée de notre ami Stewart. Il est venu se placer à côté de mon bureau, la goutte à l'œil, le mouchoir à la main, et le chapeau sur la tête.
—«A qui écrivez vous?»
—«A Marie.»
Et j'ai enfermé ma lettre.
—«C'est un bon jeune personne que j'aime beaucoup; saluez-le de ma part.»
Eh bien, mon amie, je t'envoie du Stewart qui, je suppose, ne fera pas le tien.
Tu ne peux t'imaginer tout ce que j'ai eu de travail dans les derniers quatre jours. La vie d'un ministre est une vie affreuse. Elle vaut la mort d'un homme qui a le bonheur de ne pas être chargé de cette terrible besogne. Il existe une seule classe d'individus faite pour ce métier. C'est celle qui, avec une grande force de tête, n'a aucun besoin du cœur. Je ne suis pas de ces hommes-là. Le monde me croit bon ministre, tandis que je ne vaux rien pour le métier que je fais. Mais comme tout mal peut réagir de différentes manières sur 89 tout objet, l'État ne souffre pas de mon incapacité effective, mais bien ce moi qui se compose d'un corps, d'une âme et surtout d'un cœur. Je fais bien, à la vérité, la part à mes devoirs et à mes affections. Mon corps et mon esprit sont à Vienne, tandis que mon cœur est au delà des mers; mais cet arrangement, qui n'est ni facile ni confortable ni utile, fait de moi un ministre suicidé. Pauvre amie, pourquoi m'aimes-tu?
Pfeffel [245] a passé une huitaine de jours ici. J'aime cet homme, parce que il est ministre de Bavière à Londres. La raison n'est pas bien diplomatique, mais elle renferme une logique du cœur que je préfère tout juste autant à toute autre que j'aime mieux mon cœur que ma tête. Je lui ai parlé de toi: il t'a louée beaucoup et par la plus singulière des expressions:
—«La comtesse L...? Oh! elle est la mère du corps diplomatique!»
Il se trouve donc que moi, qui déteste la diplomatie et les diplomates, j'aime la mère de tout un corps de cette gent? La vie se compose de tant de bizarreries, que le titre même que te donne l'un de tes enfants n'a plus le droit de m'étonner. Le sentiment qui te l'accorde est si bien que je pardonne le titre en faveur du motif.
90 Il sera dit que je ne pourrai plus m'empêcher d'aimer un ministre étranger à Londres! Eh! grands Dieux! il va t'arriver un fils du fond de la Perse [246]! Comme je vais le voir tout à l'heure (car il est embourbé en ce moment dans le fond de la Hongrie), je te promets que je me placerai bien vis-à-vis de lui. Je me conduirai en bon père.
Mon amie, cette lettre sera la première qui t'arrivera de moi après le renouvellement de l'année! Il y a peu de semaines que je n'aurais eu le droit de t'offrir que de bien froids et stériles hommages. Aujourd'hui, je te permets d'arranger toi-même la somme des vœux que je forme pour toi, mon amie pour la vie! Si l'année 19 me conduit près de toi, je serai l'homme le plus heureux du monde, elle aura été la plus belle de ma vie! Si elle ne m'y mène pas, elle sera également bonne, car elle précède immédiatement l'année 20. Nous pouvons mourir avant le terme bienheureux de notre réunion, mais c'est aussi la mort seule qui pourrait m'empêcher de te voir. Il y a bien plus de force et de vérité dans cette thèse que dans la mauvaise phrase de W. [247].
Je te quitte pour lui écrire et pour expédier mon courrier. S'il devait te dire que je suis devenu fou, dis-toi qu'apparemment j'aurais mis dans sa lettre quelque phrase qui aurait dû se trouver dans la tienne.
Adieu, ma bonne D[orothée]; que le ciel te protège comme tu mérites de l'être! Je ne te dis pas de penser 91 à moi—car je sais que tu le fais,—mais je ne puis m'empêcher de te supplier de m'aimer, quoique je sache bien autant que c'est une demande pour le moins inutile.
J'ai enfermé ma dernière lettre dans une gaîne; si tu m'écris par une occasion de courrier autre que l'un des miens, sers-toi du même moyen pour m'envoyer tes lettres. Dis à N[eumann] que, dans ce cas, il m'écrive toujours dans une de ses lettres qu'il m'envoie quelque emplette que je lui aurais commandée.
Adieu, je ne puis me séparer de toi, et il faut pourtant que je le fasse. Crois-tu que je t'aime?
Mon no 8, mon amie, est parti hier. J'en commence un autre qui partira jeudi. Je ne sais plus me passer d'une lettre commencée, j'ai besoin de savoir qu'il en existe une dans mon bureau, je m'y attache à mesure qu'elle avance comme à un être vivant, je finis par éprouver un sentiment quasi de regret au moment où je la finis. C'est que les paroles aussi ont une vie: des paroles qui te sont adressées, qui vont t'arriver, que tu dois lire et comprendre, je dirais même que tu dois sentir, si je trouvais le mot propre à exprimer ma pensée. Certes, mon amie, tu les sens, tu y attacheras toute la valeur que je puis y attacher moi-même; mon cœur ne saurait plus rien éprouver qui ne soit compris et partagé par toi; j'en ai la certitude et tout le bonheur attaché à cette certitude.
Tu auras été bien longtemps sans recevoir de mes lettres. Ton séjour prolongé à Paris n'en est pas cause; il n'a rien pu changer à ma correspondance car je l'avais réglée sur ton plan primitif, et j'ai été ici plusieurs jours avant d'avoir pu expédier un courrier.
Tu me dis dans ta dernière lettre que tu crois que tu ne saurais m'aimer sans cette correspondance, et tu 93 te repens du mot que tu as dit bien malgré ton cœur. Mais, mon amie, tu n'as pas à attendre le désaveu de ton esprit; le fait est vrai, malheureusement trop vrai: il est placé, comme toutes les lois de la nature, hors des facultés humaines, et celles du cœur sont de toutes, sans contredit, les plus fortes! La pensée, la plus fervente des pensées, a besoin d'être nourrie pour ne pas se flétrir par la terrible action du temps. Ôte la présence et l'espérance, bientôt il ne restera plus que le souvenir, et qu'il est faible en comparaison de toute réalité! C'est ainsi que s'efface la perte d'un être chéri: rien n'est oublié vite comme un ami mort! C'est qu'il n'est plus, que le présent et l'avenir ont disparu avec lui, qu'une même tombe englobe tout, hors le souvenir, cette puissance qui seule survit à la destruction.
Mais, mon amie, quelle différence entre la feuille fanée et la fleur du printemps! Sois certaine que si tu ne m'écrivais pas, je dis plus, que si tu ne faisais pas entrer dans le plan de ta journée le quart d'heure que tu me voues, le souvenir se réduirait à peu de chose en bien peu de temps.
Il faut plus que de l'habitude, il faut du culte au souvenir pour en faire la vie; et n'avons-nous pas plus que lui l'espérance, la certitude de nous retrouver? Ce moment peut-il être trop attendu, trop désiré? Ce moment ne ressemblera-t-il pas à celui de la résurrection après une longue mort? Mon amie, ne mourons pas. Nos lettres nous serviront de moyen et de remède à supporter ce qui n'est qu'un temps d'épreuve.
94 Ce 29.
J'ai été ce matin pour la première fois dans mon jardin. Il est dans l'état de mon âme. Nous n'avons que peu de neige, notre hiver n'est encore que tiède, mais le jour le plus court de l'année est passé, tout ira de mieux en mieux.
Le soir, j'étais comme de coutume chez l'Empereur. Je passe ordinairement avec lui deux heures pour le moins; nous travaillons et nous causons. Après un long et sérieux entretien sur tout ce qu'il trouve ici d'affaires arriérées, en train ou ébauchées, il me dit tout à coup:
—«Mais savez-vous bien que nous resterons bien peu de temps ici pour tant de besogne?»
Je lui ai dit de bien bon cœur:
—«Oui, Sire!»
—«Je ne pourrai peut-être pas faire tout cela?»
—«Je le crois!»
—«Je crois que j'eusse mieux fait de remettre mon voyage à l'année 20.»
—«Oh! oui, Sire!»
—«Je verrai ce qu'il y aura à faire.»
—«Le plus simple! c'est de rester.»
—«Je crois cependant qu'en travaillant beaucoup, nous ne finirions pas mal de besogne.»
—«Mais pas toute.»
—«Vous croyez donc que je ferai mieux de rester?»
—«Certes!»
Nous en sommes restés là. Et sais-tu, mon amie, ce qui arrivera? Nous partirons. C'est ainsi que je fais faire tout ce que je veux. Crois, après cela, 95 à W. [248]. Si le scrupule pouvait augmenter, faute de banqueroute! Ma bonne amie, ne crois pas que je le tuerai!
J'ai passé une bien mauvaise nuit. Une de ces nuits comme il m'arrive quelquefois d'en passer. Je me couche et je ne m'endors qu'à 5 ou 6 heures du matin. J'avais la tête remplie d'affaires, de la besogne à terminer coûte que coûte le lendemain et le cœur plein de toi. Dans ces cas-là, mon cœur finit toujours par l'emporter sur mon esprit. C'est lui seul qui s'empare du terrain, il finit par penser seul.
Sais-tu ce qui m'a occupé le plus? Cette soirée où tu me dis si bien: «Mon ami, veux-tu que j'aie à me plaindre de toi?»
Combien je me sais gré aujourd'hui de ce mouvement, de ce retour sur moi-même, sur toi, sur notre situation, qui, sur-le-champ, m'a rendu à moi-même!
Mon amie, sais-moi bon gré de ce moment, remercie-toi toi-même du mot que tu m'as dit. J'aime mieux aujourd'hui le bonheur que je n'ai pas eu que ce bonheur lui-même; tout est si bien dans ce fait, tout en toi et en moi a été si fort l'élan du cœur, que je t'en aimerais mieux, si j'avais besoin de quelque impulsion plus particulière pour t'aimer. Je serais fâché aujourd'hui de nous trouver sur la ligne d'à peu près tout ce qui s'aime. Je crois que j'aurais un peu moins de mérites à tes yeux, moi qui veux les accaparer tous. Mon amie, il te reste encore beaucoup de bien à me faire; je te remercie de ne m'avoir pas tout donné. Je ne sais pourquoi j'aime mieux être pauvre que riche auprès de toi; c'est 96 que je crois que les riches aiment mieux les pauvres que les pauvres n'aiment les riches. Sûr de moi, je veux également être sûr de toi: je ne puis jamais l'être trop!
Capo d'Istria est toujours ici. Il ne partira que la semaine prochaine. Il ne m'a jamais beaucoup aimé, et le fait est naturel, car il est tout et toujours en idée ce que je suis tout bonnement en réalité. Il n'y a guère d'autre différence, car il a de l'esprit et il est bonhomme. Depuis qu'il est ici, il m'aime davantage. Il a dit hier à Lebzeltern [249]: «C'est singulier, je trouve M. tout autre que je n'ai cru.» Lebz[eltern] lui a répondu comme je lui eusse répondu moi-même: c'est que vous croyez toujours au lieu de chercher.
Mon amie, ce n'est certes pas la voie du vrai que suit Capo. Il me paraît que nous nous sommes trouvés sans nous chercher, par nous croire sans nous connaître, et nous ne nous sommes pas trompés. Il n'y a point de mérite dans notre fait, et je n'ai pas assez d'amour-propre pour m'en fâcher. Je me console tout bonnement au moyen de mon bonheur; mon ambition se borne à te voir partager ce sentiment de quiétude qui s'est emparé de tout mon être. Tu me fais l'effet d'une vérité: mon amour pour toi est tout en réalité; je ne crois jamais rien avoir rencontré de simple comme mon amour. Il faut bien que tu sois 97 telle que je n'aie pas pu m'empêcher de te trouver et que je t'aime comme je t'aime car je n'ai rien fait pour t'aimer. Mon amie, sur cent femmes, il y en a quatre-vingt-dix-neuf qui se fâcheraient d'une déclaration aussi peu exaltée, aussi peu fleurie et aussi peu romanesque. Il est impossible que tu n'aimes pas mieux l'histoire que les romans, que tu ne sois pas cette femme qui complète la centaine et qui, par conséquent, me sache gré de ces paroles.
Ce 31.
Bonne amie, je n'ai pas trouvé un moment, un seul petit moment pour t'écrire. J'ai été accablé d'affaires et d'importuns. Je ne mens pas si j'ai avalé une vingtaine de Numéros 1 et encore quels Numéros 1!
Je fais partir le courrier pour Paris ce soir. C'est le premier courrier hebdomadaire duquel je me sers. Ne sachant pas par quel courrier ira ma lettre de Paris à Londres, je l'envoie masquée. Tu peux être sûre d'en recevoir maintenant une par semaine par Paris, et d'autres par toutes les occasions sûres. Stewart va m'en offrir une tout à l'heure. Il nous quitte de quelques jours plus tôt—si toutefois il ne s'endort pas sur le fait—qu'il n'avait voulu, pour éviter certaine duchesse qu'il ne veut pas rencontrer et qui va nous arriver [250]. Il est furieux contre elle, car il y a des nouvelles qui portent qu'elle aurait eu une liaison avec Paul [251], qui effectivement a couru en même temps qu'elle de Florence 98 à Rome et Naples, et de Naples à Rome, Florence et je ne sais où. Paul est allé rejoindre sa femme à Ratisbonne. De là il viendra ici. Je l'y retiendrai trois ou quatre jours, et je vous l'envoie après l'avoir bien grondé d'avoir fait le voyage qu'il vient de faire. C'est un bon enfant, mais qui va toujours sans savoir pourquoi ni comment.
Prends-le un peu sous ta férule, mon amie, et prouve-lui qu'il faut savoir ce que l'on fait pour faire bien. Voilà une commission toute naturelle pour la mère du corps diplomatique. Tu vois que je t'emploie à tout; c'est que tu es bonne à toute chose.
L'année va finir, cette année qui m'a laissé dans une carrière que je croyais ne plus courir, que même j'étais décidé à éviter, à fuir comme on fuit la peine. Pauvre amie, nous y voilà! La peine même s'y trouve. Et pourquoi a-t-il fallu que j'aime aujourd'hui peine, chagrins, privations comme ma vie, plus que ma vie! L'espérance est là, il ne faut qu'elle pour soutenir l'âme et la rendre plus forte que l'adversité.
99 Mon amie, je finis l'année en pensant et en m'occupant de toi. Il va sonner minuit, je suis sûr que tu ne laisses pas passer cette heure sans penser à ton ami. J'ai été passer deux heures à un bal. Je l'ai quitté pour être avec toi, c'est un sacrifice que j'ai fait et auquel j'ai été assez heureux pour ne pas être forcé. C'en est un de moins dans ma vie.
L'heure, mon amie, sonne et nous voilà amis de l'an dernier; il me paraît que nous serons ceux de l'année qui commence, de toutes celles qui suivront. Je suis décidé à ne pas te quitter; si tu me chasses, encore ne te quitterais-je pas. Après tout, ne me renvoie pas: les années se suivent et les amis ne se ressemblent pas. Tu n'en trouveras plus jamais un aussi tien que celui que tu as trouvé, entre Aix-la-Chapelle et Spa, l'année du Congrès, 1818. Si 1819 n'était pas plus près de toi que 1818, je n'aimerais pas l'heure actuelle. Je déteste le passage d'une année à l'autre. Je suis si enclin à préférer ce que je connais à ce que je dois apprendre à connaître, que je porte mes affections même aux quatre chiffres que j'ai été habitué à écrire.
Pourquoi me parais-tu une amie ancienne, une amie de toujours? Pourquoi n'y a-t-il rien dans notre si courte liaison qui me frappe, qui me paraisse connu, éprouvé, senti? Tu es, au bout de deux mois, pour moi, une habitude forte comme la vie; je t'aime comme je respire et je te trouve dans mon cœur comme si tu étais née avec lui! Je t'expliquerai cela un jour au moyen d'une belle thèse de ma philosophie, qui n'est pas celle de tout le monde, mais qui mériterait de l'être. Elle n'arrivera cependant jamais à pareil honneur, car elle est simple et vraie, ce qui pis est.
100 Adieu, mon amie. Je ne te prie pas de ne pas m'oublier en 1819, je t'en conjure; avec un peu plus d'audace que je n'en possède, je t'en défierais même.
Ce 2 janvier 1819.
Schœnfeld [252] est arrivé ici hier. C'est te dire que je suis en possession de ton no 6. Le no 5 me parviendra probablement par le courrier hebdomadaire, qui arrive toujours plus tard que les courriers extraordinaires, vu les détours qu'il fait pour ramasser les correspondances de nos missions en Allemagne.
Mon amie, je te remercie de tout ce que renferme ton no 6, et de même pour tout ce que tu m'auras dit dans le précédent. Tu vois que je prends tes paroles en confiance, avant même de les connaître.
Mes lettres te conviennent; j'en étais sûr, car mes lettres sont moi. Dans un rapport comme le nôtre, où la meilleure partie de nos êtres est seule en contact, des lettres sont beaucoup; elles sont peut-être infiniment plus.
C'est mon âme qui t'a choisie, ce ne sont pas mes yeux; c'est mon cœur qui t'aime, ce n'est pas la matière. Tout ce que j'ai de meilleur dans mon essence, le seul élément que j'aime en moi t'appartient. C'est lui que tu retrouves dans mes lettres. Il ne peut plus rien exister dans mon être moral que tu ne connaisses; si tu pouvais encore chercher autre chose ou plus, tu 101 te tromperais: rien n'est autre en moi que tu ne le voies, rien, absolument rien.
Ce 3.
Le courrier militaire vient d'arriver; il m'a apporté ton no 5 avec son supplément. Aucune de tes lettres ne me manque donc. Tu me manques. Tu sais donc tout ce que je n'ai pas et ce tout est ce qui constitue mon bonheur.
Mon amie, je n'aime pas tes petites souffrances; les femmes sont organisées de manière à pouvoir, peut-être même à devoir souffrir souvent, sans que leur existence soit minée par de petits maux. Mais tu es délicate, tu es maigre, il te faut du ménagement et de grands soins. Voue-les à ton existence tout entière; elle m'appartient. Tu me dois de te conserver, de te ménager, de te soumettre à tout régime que peut exiger ton état. Ma bonne amie, que ferais-je dans ce monde sans toi?
Je n'ai fait que lire tes lettres, vite et comme on lit tout ce qu'on voudrait savoir et ce qu'on est peiné de finir. Mon amie, tes lettres sont parfaites, je ne te dis pas charmantes, car, entre toi et moi, cette épithète ne trouve plus à se placer. Elles sont parfaites, parce qu'elles peignent de la manière la plus simple et, par conséquent, la plus éloquente, l'état de ton âme, de cette âme si bonne et si forte, si confiante et si délicate. Ôtes-en une seule nuance et je t'aimerais moins; ajoutes-y et je ne t'en aimerais pas plus. Es-tu satisfaite de cet aveu?
Tu ne veux pas que je te permette d'être infidèle et tu as raison. Mais crois-tu que je puisse vouloir te le 102 permettre? Non, certes, mon amie. Je ne te l'ai jamais permis; je ne te le permets pas; j'en serais au désespoir, et je ne vois pas même le désespoir qui pourrait m'empêcher de t'aimer. Je pleurerais de peine et de désespoir—et je t'aimerais; je voudrais ne pas vivre—et je t'aimerais. Tu aimerais un autre que moi? Eh bien, mon amie, je continuerais à aimer l'être qui m'a aimé et que j'aurais perdu, je n'en voudrais pas à cet être, car je croirais qu'il a mieux trouvé que moi; je me retirerais de tout commerce—et je t'aimerais peut-être malgré moi—car ma peine, mes regrets, mon désespoir même ne seront que de l'amour.
Es-tu assez forte pour concevoir que, dans cette manière de sentir, il y a plus d'amour que dans toute autre? Trouves-tu qu'il y a de la prudence à s'expliquer ainsi que je le fais? Si tu as de la peine à résoudre cette dernière question, je vais te mettre à l'aise. De la prudence? Il n'y en a pas; mais je ne puis plus être prudent vis-à-vis de toi. Tout ce que je possède de cette vertu doit être usé en prudence à ton profit. Mon amie, t'ai-je trompée quand je t'ai dit que j'avais la conviction de savoir aimer plus que personne, d'être capable d'un abandon bien autre que celui que l'on rencontre dans des amis et dans des amants pris dans la foule? Me vois-tu aujourd'hui tel que je suis? Le monde, enfin, mon amie, me juge-t-il bien?
Rien en moi n'est douteux pour mes amis. C'est pour cela que j'en ai peu à la vérité, mais il n'est point dans la nature des choses d'en avoir beaucoup. Quelques amis bien sûrs, bien dévoués, comptant sur moi comme sur eux-mêmes, une amie, voilà ma fortune; un intérieur doux et tranquille, une femme excellente, mère 103 de bons enfants qu'elle élève bien, voilà ma vie tout entière.
Je trouve dans ta lettre un mot bien naturel et qui doit venir à toute femme. Vous croyez toujours le cœur des hommes d'une trempe différente du vôtre, et les femmes supposent constamment que les hommes peuvent se passer bien plus facilement d'amour qu'elles, vu la distraction que leur causent les affaires.
La thèse n'est pas correcte. Il s'agit avant tout de distinguer deux éléments qui se confondent dans cette sensation que l'on est convenu d'appeler amour. La partie physique est bien plus forte et par conséquent bien plus prononcée dans les hommes que dans les femmes. La fleur du sentiment est plus délicate, plus fine, plus active dans les femmes. Le sentiment de l'amour, cette base première de tous les sentiments nobles et généreux, est également partagé par les deux sexes, le fait est le même, mais les nuances diffèrent. Crois-tu, mon amie, que tu m'aimes plus que je t'aime? Tu te trompes.
Les affaires empêchent qu'on ne se livre à vingt occasions; elles empêchent les bonnes fortunes, mais pas l'amour. J'aime plus que je n'aimerais si j'étais fainéant; la pensée de mon amie ne m'abandonne pas au milieu de l'affaire la plus forte; elle ne me distrait pas de mon devoir, elle en renforce au contraire le sentiment. Elle ne mollit pas mon action, elle la renforce. L'amour est pour moi une conscience; or, jamais la conscience n'a-t-elle manqué d'être le premier de tous les éléments de force et de volonté?
Ce que je te dis ici n'est toutefois pas applicable à tous les hommes, mais ces hommes-là sont faibles et 104 une âme faible n'est pas susceptible d'un fort élan. Elle succombe avant d'être arrivée au but.
Sais-tu où est la véritable différence entre les deux sexes? L'amour est la vie de la femme, elle n'est qu'une partie de celle d'un homme; la force du sentiment peut être la même, bien qu'il ne porte que sur une partie de la vie. Crois-tu qu'il soit un moment dans la journée où je ne cause avec toi, où je ne sente le bonheur de t'avoir trouvée, où je ne souffre de tant d'éloignement et d'entraves qui existent entre mon bonheur et le tien?
Console-toi du carnaval de Vienne. Il n'en est pas pour moi. Veux-tu savoir mon train de vie? Le voici pour toute l'année.
Je me lève entre 8 et 9 heures. Je m'habille et je vais déjeuner chez Mme de M... J'y trouve mes enfants réunis et je reste avec eux jusqu'à 10 heures. Je rentre dans mon cabinet et je travaille ou je donne des audiences jusqu'à une heure. S'il fait beau, je sors à cheval. Je rentre à 2 heures et demie. Je travaille jusqu'à 4 heures et demie. Je passe dans mon salon; j'y trouve journellement huit, dix à douze personnes qui viennent dîner chez moi. Je rentre dans mon cabinet à 6 heures et demie. Je vais à peu près tous les jours à 7 heures chez l'Empereur. J'y reste plus ou moins longtemps, et je me remets à travailler jusqu'à 10 heures et demie ou 11 heures, ou je passe dans mon salon, où se rassemble qui veut de la société ou d'étrangers. Je passe ordinairement une heure à causer avec tes enfants de Vienne. Je dis un mot aux femmes et je me couche à une heure.
Le carnaval, le carême, l'hiver, l'été, je ne change rien à ma vie. S'il y a un bal auquel je ne puis échapper, 105 j'y vais passer une heure ou deux, entre 11 heures et 1 heure.
Tu peux être sûre que tu me trouveras toujours à un endroit fixe à telle heure de la journée que tu penseras à moi.
J'ignore si tu es bonne astronome, je me permets même d'en douter. Eh bien, sache qu'il y a entre Vienne et Londres à peu près une heure de différence, c'est-à-dire que, quand il est 11 heures à Londres, il est midi à Vienne, et ainsi du reste. Tu vois que je ne veux pas que tu te trompes même sur l'heure.
Je te remercie d'aimer un peu Marie [253]. Je t'ai dit qu'elle était moi et le fait est tel, sous tous les rapports essentiels. La marche de son esprit est entièrement conforme à celle du mien. Elle a la plupart de mes idées et surtout la même manière de les exprimer! Je te réponds que notre correspondance a l'air d'un recueil de lettres placées sous différents noms, mais écrites par le même auteur. Si jamais il m'en arrive une de ce genre, je te l'enverrai. Tu riras, car toute ressemblance fait rire; elles ont cela de commun avec les chutes dans les salons.
Je trouve, dans ton no 5, que l'idée de m'ennuyer te fait l'effet de l'eau froide. Demande-moi pardon du mot que je ne te pardonne pas, même vu l'effet que la pensée produit sur toi. Toi m'ennuyer, mon amie! toi, aujourd'hui mon seul bonheur, avec tes lettres, la seule ressource dans l'absence? Crois-tu que l'idée m'en vienne à moi, qui t'écris des volumes? Je prends sur moi de t'assurer en toute conscience que je ne 106 t'ennuie pas. Vois un peu la différence qu'il y a entre nous deux. Or il ne faut pas qu'il y en ait aucune, d'aucun genre, pas la plus légère.
Je veux que tu aies même mes défauts, et commence par prendre mon immense présomption. De moi à toi, tout est certitude; il faut que de toi à moi, tout soit confiance, si tu ne m'aimes pas assez pour remplacer la confiance par la certitude. Je me crois plus fort que toi, mon amie, car je suis pétri de foi, tandis que tu n'en es qu'à l'espérance, et tu veux me faire croire que tu m'aimes plus que je ne t'aime? La seule prétention que je ne te permets pas, c'est celle-là.
Mon amie, commences-tu à comprendre pourquoi je ne puis me contenter d'une liaison avec une petite femme? Ne vois-tu pas où l'entreprise doit essentiellement trouver sa fin? Sais-tu quand je puis être heureux et quand je ne saurais l'être? Crois-tu qu'il me suffise de posséder une jolie petite mine, de dominer un gentil petit être, tout frais, tout doux et tout vide de sens?
Crois-tu que j'aime pour la seule partie matérielle, et que je subordonnerais, à la forme de deux yeux placés à la naissance d'un joli nez, une seule nuance de cet esprit du cœur qui seul parvient à me fixer? Si tu le crois, tu ne me connais pas; si tu le crains, tu ne me connais pas encore; si tu ne crois rien du tout, tu ne m'aimes pas.
Ce 4.
Je finis ma lettre pour te l'envoyer par Stewart; elle t'arrivera intacte, car je sais ce qu'il faut pour cela. J'espère que tu ne te plaindras pas de recevoir trop peu de lettres. Tu en as joliment pour un commencement 107 de liaison. Aussi, de tous les faits, celui que je sens le moins, c'est celui d'un commencement quelconque entre nous. Tu es pour moi tout ce que je connais le plus, tu me parais une habitude, rien n'est neuf en moi quand je pense à toi. La foi déplace les montagnes et l'amour détruit même les espaces.
Notre correspondance, mon amie, aura pour nous l'avantage de nous faire retrouver anciens amis. Je n'aurai plus rien à te dire sur le passé, et j'aurai le temps de m'occuper en entier du bonheur du moment.
St[ewart] part parce qu'il doit être à Londres pour l'ouverture de la Chambre, qu'il espère être la fin de son procès [254]. Je le désire beaucoup pour lui, parce que je l'aime comme un homme très sûr et qui me connaît. Il lui en est un peu allé comme à toi: il a commencé par me détester. Il me paraît que mes succès commencent toujours par des défaites.
Adieu, ma bonne amie. Je t'envoie un soufre d'un intaglio [255] que Pichler a fait de moi [256]. Le portrait 108 est bien plus jeune que je ne le suis; il y a six ans qu'il l'a fait, et j'ai vieilli de vingt ans depuis la Sainte Alliance. Si le portrait de Lawrence réussit complètement, je t'enverrai une petite copie bien cachée. Envoie-moi l'épaisseur de ton bras. Je veux te faire faire un bracelet bien joli, que tu porteras en honneur de l'année 1818. Je l'aime, cette pauvre année. J'en aime même la connaissance, que j'ai eu le bonheur d'y faire, du commandant de Spa. J'en aime le souvenir, car ce souvenir est devenu ma vie. Bonne amie, ne va pas croire que je te parle ici de Ficquelmont [257]. La phrase prête à l'équivoque, mais mon cœur la rectifie.
Adieu. Use comme moi de tes moments de loisir. Ce sont les seuls que j'aie maintenant. Il est impossible qu'il n'y ait pas assez d'occasions de courrier de Londres à Paris desquels puisse profiter N[eumann]. Adieu.
St[ewart] est parti hier. Il a emporté mon no 10. St[ewart] et ma lettre sont bien plus heureux que moi, l'un va te trouver et l'autre te reste. Moi, mon amie, je suis à Vienne, loin de toi, pour m'éloigner encore! Je vis ici tandis que le principe de ma vie est loin de Vienne! J'y suis obligé de penser, tandis que mon âme est à 400 lieues! La seule chose que je ne fais pas à Vienne, c'est d'y aimer! J'aime là où est mon cœur, et mon cœur n'est pas ici; or je ne sais pas aimer sans cesse ni même en faire le semblant. Ainsi, plains-moi de ta propre peine et sois pleine de chagrins et de confiance.
J'ai pris le plus tendre congé du monde de notre ami St[ewart]. Marie m'écrit de Paris que je ne sais laquelle de ses anciennes amies a une manière d'embrasser qui coupe l'haleine. Eh bien, j'ai manqué étouffer entre les bras de St[ewart]. Il a les passions vives et, dès qu'il est éveillé, il a les gestes prononcés. Il m'a tellement embrassé que, ne trouvant plus rien dans ma figure qui ne fût couvert de baisers, il a fini par me baiser la main. Je ne lui ai cependant jamais dit que j'aimais qu'on me baise la main. Il a absolument voulu que je lui donne un mot pour toi. Je lui ai dit que non, vu la 110 jalousie de ton mari [258]. Il m'a promis qu'il te remettrait un billet en tête-à-tête; je lui ai dit qu'en fait de tête-à-tête, je n'aimais que ceux où je me trouvais faire moi-même le second. Mais je l'ai chargé de te dire mille belles choses, de t'assurer que je pensais beaucoup à toi, que je te regardais comme une femme charmante, bonne et sûre; qu'il n'y avait pas un genre de bon sentiment que je ne voulusse te conserver pour le reste de ma vie, qu'enfin je serais bienheureux de te revoir un jour. Mon amie, j'ai pu dire tout cela sans dire un mot qui ne fût point de la plus stricte vérité. St[ewart] m'a promis qu'il te redirait tout.
«Il est bon et il a beaucoup de l'esprit, m'a-t-il assuré, avec l'accent de la forte conviction; je l'aime parce qu'il est un femme excellent.»
Tu vois, bonne amie, que nous ne t'avons pas maltraitée entre nous deux. Aussi ne le mériterais-tu pas. Je t'aime—tu dois t'en douter un peu—et je suis fort attaché à St[ewart], qui me porte un bon sentiment de confiance et de véritable amitié.
La duchesse de Sagan [259] est ici; je crois te l'avoir 111 mandé dernièrement. J'ai fait éviter à St[ewart] une rencontre avec elle chez Lawrence. Elle allait avoir lieu sans un heureux hasard. Elle a fait la sottise de tourner la tête à Paul [260] en Italie, qui de son côté à fait celle de faire ce voyage non seulement sans ma permission, mais contre mon gré. Je l'attends ici, dans peu de jours, de Ratisbonne où il est en ménage. Je lui laverai fièrement la tête, et je le renverrai en deux fois vingt-quatre heures.
J'ai au reste commencé par gronder d'importance la duchesse; je lui ai fait verser des larmes amères sur sa conduite; elle a pleuré de conviction, ainsi qu'il lui arrive aussi souvent que je lui dis la vérité—et elle recommencera demain à faire de nouvelles sottises. Rien, dans ce bas monde, ne ressemble à une mauvaise tête de femme. Madame de S[agan] est une personne de beaucoup d'esprit, d'une forte conscience, d'un jugement infiniment sain [261] et d'un calme physique à peu près imperturbable. Eh bien! elle ne fait que des bêtises, elle pèche sept fois par jour, elle déraisonne et elle aime comme l'on dîne. J'ai su tout cela quand, dans un moment d'abandon du ciel, j'ai voulu la rendre raisonnable en actions. J'avais entrepris la besogne sans 112 amour; j'ai poussé l'entreprise par entêtement; je m'y suis livré comme à la solution d'un problème de haute science. Je n'ai rien fait; je me suis fâché contre moi-même, j'ai été plein de rancune contre moi; je me suis trouvé si sot que je me suis fait pitié; mais il n'est pas dans ma nature d'abandonner légèrement une volonté. Je me suis placé un terme et, avec la même force de volonté avec laquelle je l'ai atteint, je ne l'ai pas franchi [262].
Mon amie, voilà mon aventure avec Mme de S[agan]. Il me reste, de cette époque de ma vie, un sentiment de peine et de dégoût que je puis sentir, mais pas décrire. Toi qui me connais maintenant, tu ferais mieux le tableau de ce que j'éprouve que je ne pourrais le faire moi-même. Plusieurs de mes amis, au fait de la chose, n'ont jamais conçu que je puisse en être amoureux. Je ne l'ai jamais été: j'ai aimé et soutenu mon entreprise impossible; je m'y suis livré avec la constance que je mets en toutes choses. Je l'ai abandonnée comme un mathématicien abandonnerait, après des années de recherches, la solution de la quadrature du cercle. J'ai enfin été fou, comme l'est ce mathématicien, quand il se livre à une recherche placée hors de tout succès.
Ces mêmes amis n'ont pas conçu davantage comment j'ai pu ne pas me brouiller à couteau tiré avec cette femme. Je ne me suis pas brouillé avec elle, parce que je ne l'estime pas assez pour cela—je me suis brouillé à son sujet avec moi-même. Je ne la hais pas, parce que je ne l'ai jamais aimée; je hais le temps 113 que j'ai voué à une conception fausse, et je me suis arrêté là pour être dispensé de me haïr moi-même.
Mon amie, voilà encore un côté que tu apprends à connaître en détail, que je n'ai jamais trouvé l'occasion de t'expliquer, et que je veux que tu connaisses, car je veux que tu n'aies nulle illusion sur mon compte. J'ignore si je ne tiens pas tout autant à être connu de toi qu'aimé; il est de fait que je ne tiendrais pas à ton amour, s'il ne portait sur moi, tel que je suis, et si au contraire il pouvait porter sur un être de raison qui ne serait pas moi. Entre nous, mon amie pour la vie, point d'illusion sur une question fondamentale quelconque. J'ai vingt défauts, tu finiras par les connaître tous. Je ne crains pas de te les découvrir, car je crois être sûr d'avoir encore plus de qualités essentielles. Je tremble quelquefois davantage de ton opinion trop favorable que de légers doutes. Je tiens à ce que ton jeu soit sûr; je me mépriserais si je ne me plaçais pas vis-à-vis de toi dans l'indécente parure de la vérité; je mourrais le jour où je me mépriserais.
Ce 7.
Voilà tout à l'heure un mois que je suis à Vienne. Il va y en avoir deux et peu de jours que je t'aime; le mois de Vienne me paraît un siècle; le temps que je t'aime me paraît un instant. Mon amie, tu m'as écrit dernièrement que tu recherchais toujours dans mes lettres des mots qui te prouvent mon sentiment pour toi. Je crois que la découverte ne doit guère te coûter de peine.
Mon parti est pris; je ne quitterai Vienne que vers la fin de février, et je ne rejoindrai l'Empereur qu'à 114 Florence. J'attends, pour fixer ma pensée sur le mois de juillet, ta première réponse à la lettre que je t'ai écrite à ce sujet.
Nous avons ici quelques Anglais: un milord et une Lady Ponsonby [263], personnages insignifiants; un master et une miss Talbot, plus insignifiants encore, un lord Bingham [264], jeune homme d'une jolie figure. Cette figure-là lui vaut des œillades dans la société. Si j'étais femme, je le trouverais trop jeune et trop joufflu; comme homme, je le trouve par trop insignifiant. Il a des bras et des coudes tellement arrondis que je parie gros que ses idées ne le sont pas.
Nous sommes occupés depuis une quinzaine des sottises qui se font à Paris [265]. Je ne voudrais pas être 115 premier ministre dans ce pays, mais, si je l'étais, je ferais bien des choses qui ne s'y font pas. Il y a, dans tout cela, un homme qui fait beaucoup de mal, car il a le malheur d'être un aventurier, et il n'est, à mon avis, point d'exemple qu'un aventurier ait fait du bien [266]. Si tu ne devines pas l'homme, je ne te le nomme pas, et pour cause.
116 Lord Castlereagh paraît avoir couru de bien grands dangers [267]. J'aurais été bien peiné qu'il lui fût arrivé du mal. Tu vois que je ne suis pas d'accord en tous points avec notre amie, Lady Jersey.
Ma bonne amie, j'ai l'air de t'avoir quittée pendant tout le temps qu'il m'a fallu pour écrire la page et demie qui précède; je répare l'apparence par l'assurance 117 que je t'aime du fond de mon cœur et de toutes mes meilleures facultés.
Nous sommes enveloppés dans les brouillards. Le temps n'est pas froid, mais il me fait du mal; mon physique même a l'air de répugner à tout ce qui n'est ni froid ni chaud. Ma pauvre amie, je suis sûr que nous avons encore de commun cette disposition toute physique. Si brouillard il y a, pourquoi ne respirons-nous pas la même vapeur: il vaut bien la peine que le ciel fasse du brouillard à Londres et à Vienne; je le dispenserais de tant de soins, s'il voulait me permettre de m'envelopper avec toi du même.
Le carnaval, que tu crains tant, a commencé par un bal que nous a donné M. de Caraman [268]. Le bal était 118 joli, tout ce qu'il y a de joli à Vienne y était rassemblé. J'y suis arrivé à 11 heures et demie, pour en repartir à une heure. Je n'ai point péché dans ce laps de temps. Je n'ai pas même à me reprocher d'avoir dit un mot plaisant ou fait pour plaire; je n'ai pas eu une pensée aimable; je me suis tenu près des numéros 1 et 2 masculins et féminins; aussi me suis-je senti un grand poids en entrant dans mon lit.
Je vais donner un bal dans huit à dix jours. Les bals, chez moi, sont toujours aimables, car ils se composent de 400 à 500 personnes. Mon local est grand, je puis faire souper assis plus de 200 personnes. Ce n'est également pas ces jours-là que je pèche.
Adieu, mon amie. J'envoie cette lettre par le courrier hebdomadaire à Paris. Engage N[eumann] à m'envoyer bien exactement tes lettres. J'en ai le besoin le plus fort, ce besoin qui ressemble à celui que nous autres, pauvres humains, avons de l'air. Il m'est si prouvé que je vis bien plus hors de moi que dans moi, que je ne fais pas une phrase banale en me servant de cette comparaison.
Je suis un homme singulier. Sais-tu ce qui, dans un rapport comme l'est le nôtre, me tourmente souvent? C'est la seule idée qu'un lecteur indiscret pourrait trouver que mes lettres ressemblent à celles qu'écrivent à foison tous les amoureux. Or, comme je suis convaincu que je n'aime pas comme le commun des amoureux et des amants, que mon sentiment est placé sur une ligne tout autre—et, je m'en vante, plus élevée,—j'entre également dans la peur que ce 119 même lecteur, en voyant cette déclaration, serait forcé de me prendre pour un franc idéaliste. Je ne suis pourtant ni un amant comme tous, et bien moins un idéaliste, comme beaucoup d'entre eux.
Je suis tout pratique, tout terre à terre, tout simple. Je t'aime comme la vie; je satisfais à un besoin en t'aimant et en te le disant. Rien de moi à toi n'est placé hors de la réalité; je ne suis pas amoureux de toi, mais je t'aime. Je ne me livre à aucune chimère, mais je m'accroche à la vérité. Aussi, bonne amie, si tu ne sens pas comme moi, je ne t'en veux pas: si tu avais passé du temps avec moi, tu me comprendrais mieux; je te pardonnerais et je ne t'en aimerais pas moins.
Adieu, bonne amie. Je te dirais: aime-moi et surtout ne m'oublie pas, si je ne sentais que je te dirais une bêtise et une injure.
Mon amie, me voilà arrivé à la douzaine; douze lettres qui, vu leur volume, en valent cinquante, et qui, vu ce que j'aurais voulu te dire, ne disent pas le quart de ce que j'ai senti en te les écrivant. Les numéros de mes lettres avancent, au reste, bien d'eux-mêmes, tandis que le terrible temps n'avance pas!
Ma bonne amie, je suis ici depuis un mois; je vais y passer encore à peu près six semaines. Le voyage d'Italie, loin de me faire plaisir, me pénètre d'avance de dégoût et d'ennui. Il ne me convient pas, parce qu'entre nous deux j'aurais préféré ne pas me déplacer, à moins que cela ne soit à bonnes enseignes et, en fait de bonnes enseignes, rien ne peut me conduire au midi. Pourquoi faut-il que tu sois tout juste là où tu es? Tout autre part, j'aurais la chance de te voir bien plus facilement et par conséquent plus souvent. Il ne se passera guère deux ou trois ans sans que je ne franchisse les Alpes. Si tu étais à Paris, nous ne serions pas séparés par la mer, par cette mer qui suffit pour constater l'illégitimité d'un enfant, et qui a manqué engloutir Lady Castlereagh [269]!
121 A Berlin, il suffirait d'un médecin complaisant pour te faire aller aux eaux de la Bohême. A Vienne enfin! Je n'ose m'arrêter à cette pensée! Sais-tu, sens-tu, mon amie, ce que serait Vienne, cette ville que je n'aime pas, qui m'excède aujourd'hui comme une maîtresse qui aime seule et que l'on paie de dégoût et de haine? Mon amie, faut-il donc absolument que la distance se mêle, parmi tant d'autres obstacles, à toutes les difficultés qui se trouvent placées entre nous, qui sommes si fort faits pour nous appartenir? Nés à 800 lieues l'un de l'autre, la nature a eu l'air de ne pas vouloir elle-même que nous nous rencontrions jamais. Le contact a eu lieu; il a été décisif, et nous voilà de nouveau à la moitié de la distance première. Ne va pas croire que je regrette la rencontre à Aix-la-Chapelle, ce lieu de circonstance et cependant si décisif; je l'aime comme tout ce qui me ramène à toi, à toi qui me fait aimer jusqu'à ma peine. Permets-moi de me plaindre, jusqu'au jour où je n'aurai plus aucun motif de nous plaindre.
Je suis actuellement bien longtemps sans nouvelles de ta part. Je sais que le fait ne saurait être autre, et j'attends avec impatience tes premières nouvelles par N[eumann]. Je ne sais pourquoi il me paraît que tu m'appartiendras davantage le jour où tu seras à ses côtés. Je trouve quelque chose de plus réglé dans la marche; je sais où te trouver, je calcule mes moyens, je dispose de ces moyens, et tout dans le cadre est plus mien. Bonne amie, sens-tu combien je suis heureux de pouvoir te mettre au nombre de mes propriétés, de ne plus devoir te regarder comme un être étranger? Sois loin autant que tu le voudras, tu ne m'appartiendras pas moins.
122 J'ai eu aujourd'hui toute l'Angleterre viennoise à dîner chez moi. Je te l'ai décrite dernièrement, cette stérile association d'êtres insignifiants. J'ai été bien malheureux à table, assis entre deux dames, dont celle qui parle le mieux le français le parle dix fois plus mal que je ne parle l'anglais. Voilà bien une autre entrave à l'amour que la distance! A l'amour, s'entend, autre que celui qui se passe tout en actions et en gestes, et qui, par ce seul fait, est bien éloigné du nôtre. Que ferions-nous si le ciel ne nous avait donné deux et même trois langues et une foule de plumes pour nous parler? J'aime bien mieux encore nos entraves avec nos moyens, que toutes les facilités sans moyens de l'âme et du cœur; mais, bonne amie, ces moyens, tout bons qu'ils sont, laissent encore beaucoup à désirer! Je ne fais cette remarque que pour le lecteur indiscret qui, si je ne la faisais pas, me prendrait à peine pour un homme; et pourtant je le suis, et bien homme. Tu ne m'aimerais pas, si je ne l'étais pas. Ce n'est que l'être qui est bien et tout ce qu'il doit être qui sait aimer. Il y a tant d'individus qui ont la prétention de le savoir, qui n'en ont pas les premières facultés; ce sont ces êtres-là qui assureront de la meilleure foi du monde que je ne sais pas aimer. Crois-tu encore qu'ils aient raison dans leur absurde thèse? Comme l'homme de glace s'est fondu devant toi, combien tu dois lui avoir découvert de cœur, là où on lui suppose le vide le plus rebutant! Jugez après cela sur les réputations! «Vous-a-t-il aimée?» a demandé une femme spirituelle à une autre qui prétendait que son ami était une espèce de moi. Mon amie, tu pourrais bien te trouver, dans le cours de ta vie, dans le cas 123 d'interjeter cet appel contre maint jugement sur mon compte? Et que me font tous ces jugements? Juge-moi, et je me soumets à ton arrêt, quel qu'il puisse être.
Bonsoir, mon amie. Je vais me coucher, car je ne me porte pas tout à fait bien. Mes nerfs sont agacés et le temps froid et brumeux me fait toujours mal. J'ai vu par les feuilles qu'un terrible brouillard à Londres y a intercepté dans les salles de spectacle même la vue de la scène [270]. Nous n'avons pas de ces brouillards dans les rues de Vienne, mais il me paraît qu'il peut en exister en moi.
Ce 9 janvier.
J'ai reçu aujourd'hui le premier courrier hebdomadaire sans lettre de toi. Tu étais partie de Paris, sans doute, et j'en suis bien aise. Je suppose qu'il ne se passera pas huit jours sans que j'en reçoive de N[eumann].
Mon Dieu, combien les êtres me paraissent heureux, qui ont le bonheur de pouvoir se plaindre que leur ami ou leur amie a laissé passer un quart d'heure duquel l'amour pouvait faire son profit. Huit jours ne me paraissent rien, à force que les mois de séparation me paraissent longs.
Ce courrier m'a au reste également porté des nouvelles de Londres, où tu ne pouvais point être arrivée. En revanche, j'ai une lettre de Lady Jersey, qui me dit sur à peu près six pages:
124 Qu'elle a reçu avec beaucoup de plaisir la lettre que tu lui as remise de ma part, qu'elle m'aime beaucoup et qu'elle me prie de faire le bonheur des pauvres Italiens, bien malheureux encore (c'est-à-dire aussi longtemps que l'ancienne République romaine ne sera point sortie de la poussière de 19 siècles);
Qu'elle aura un bien grand plaisir à me revoir le plus tôt possible, et qu'elle se flatte que M. Hobhouse sera élu représentant pour Westminster [271]; qu'elle a fait avec plaisir la connaissance de Marie et qu'elle est fâchée que Lord Castlereagh ne se soit pas noyé;
Qu'elle compte bien aussi venir à Vienne le jour de l'ouverture de nos Chambres.
Elle se signe à la fin, en m'apprenant qu'elle est, avec la plus sincère amitié et le plus profond respect, Lady Jersey.
Il y a dans les femmes anglaises quelque chose de tout particulier. Leurs idées vont, comme leurs gestes, là où on ne croit jamais les voir arriver. Il y a, dans 125 leur tête, une franchise de pensée, une irrégularité d'idées qui ne peut être rendue que par des tournures de phrases étrangères à tout style continental.
J'ignore si le continent force à la continence, mais celle des Anglaises ainsi que celle des Anglais, en actions, paroles et pensées, est autre que la nôtre.
Ma bonne amie, je t'aime bien plus que Lady Jersey et je sais même que, dans aucune position de ma vie, je n'eusse pu l'aimer autant que toi. Je parie que Lady Jersey, dans le commerce le plus intime, me trouverait très peu élevé, froid, sans imagination et par conséquent apte à peu de choses; tandis que toi tu me prendras toujours pour ce que je suis; ma pensée est comprise par toi, ma volonté l'est de même, mon esprit te paraît de l'esprit, et beaucoup plus d'élévation te paraîtrait de la folie. L'élévation de l'esprit doit correspondre à la hauteur des objets; il n'est permis qu'à l'imagination de franchir toutes les bornes hors celles des bienséances.
Mais, mon amie, la vie et toutes les choses dans cette vie sont des réalités, et elles offrent par conséquent un but que l'on n'atteint qu'avec de l'esprit, et que l'on n'atteint pas ou que l'on franchit avec la seule imagination, ce qui vaut une défaite.
Il se passe aujourd'hui des choses à Paris qui ne prouvent pas pour l'esprit de notre pauvre Richelieu, et qui passent de beaucoup ce qu'il s'est imaginé [272]. Lady J[ersey] serait peut-être contente de moi, si elle savait que mon imagination s'est depuis longtemps élevée à la hauteur nécessaire pour prédire à Richelieu 126 ce qui arriverait. Elle sera au reste passablement contente de ce qui vient d'arriver.
Je n'ai jamais formé de vœux plus sincères pour que le repos ne soit point troublé ni en France, ni autre part. Je les forme tels, d'abord parce que j'aime le repos public, tout autant que mon amie Lady Jersey aime le mouvement, et puis parce que dans le mouvement se trouvent d'immenses obstacles à ce que le monde peut encore m'offrir de consolations et de bonheur! Il ne nous manquerait plus qu'une révolution entre nous deux; je trouve qu'il y a bien assez des distances seules et des cent inconvénients qu'elles entraînent pour deux pauvres amis tels que nous. Il m'est clair que, pour être parfaitement heureux, il faudrait que je fusse ambassadeur ou, ce qui serait bien plus facile encore, simple voyageur sans plus. Combien il y a d'individus qui m'envient ce plus que je déteste! Combien je serais heureux, si je pouvais me défaire de ce plus pour avoir tout!
Mon amie, avec quelle impatience j'attends ta première lettre! Comme je la lirai vite et comme je serai fâché d'en avoir fini la lecture, mais aussi, combien je la relirai! Je viens de lire dans une gazette qu'un enfant est venu au monde qui avait le cœur hors de la poitrine, par conséquent hors du corps. Je comprends le fait aussi souvent que je pense à toi, et je me retrouve un cœur bien malade, dès que je fais un retour sur moi-même; ce cœur est alors bien dans moi.
Ce 10.
Je me trouve le temps de t'écrire, et je vais l'employer, comme je n'ai rien à répondre à des lettres 127 que je n'ai pas encore reçues, à te faire une petite déduction philosophique sur les pressentiments.
Notre être se compose, sans nul doute, de deux essences. L'une est toute matérielle, c'est-à-dire toute soumise aux lois qui gouvernent la nature, telles que la pesanteur spécifique, les forces attractives et répulsives, les opérations, les compositions et les décompositions chimiques, etc., etc.
L'autre est d'une essence toute différente; elle n'est (prise abstraitement) soumise à aucune de ces lois—appelle-la âme, esprit, tout comme bon te semblera. Ces deux essences, unies, forment la vie; séparées, elles établissent la mort de la partie matérielle, qui, abandonnée aux seules lois qui gouvernent la nature, se décompose bientôt dans ses principes élémentaires. C'est ainsi, mon amie, qu'un jour les mêmes combinaisons qui forment aujourd'hui ton corps vivifieront et animeront des centaines d'êtres en entrant dans leur composition. L'âme survit à cette destruction, car elle n'est et ne peut point être soumise aux conditions qui la nécessitent. Dans l'état de vie, l'âme a besoin d'intermédiaires, d'organes assez subtils pour ne pas échapper au contact de l'âme et assez substantiels pour être en rapport avec la matière plus grossière. Ces organes forment le système nerveux. Toutes les idées nous viennent par le moyen des sens, tout comme la faculté de les concevoir n'est que du domaine de l'âme.
Il faut que je passe par toutes ces petites démonstrations assez pédantesques, pour arriver à ma démonstration.
Je ne te demande que d'admettre mes thèses précédentes 128 et de les regarder comme démontrées et comme chrétiennes, c'est-à-dire comme fondées sur la saine morale, qui, elle-même, n'est que la saine raison.
Il existe donc deux essences différentes entre elles, mais que le Créateur a trouvé le moyen de placer, par des intermédiaires, dans un contact assez direct pour qu'elles puissent réagir l'une sur l'autre.
C'est ainsi que l'âme peut tuer le corps, et que la maladie peut suspendre toutes les fonctions apparentes de l'âme. En admettant ces faits, il existe deux points de départ pour un même effet. Je m'arrête à l'effet que l'on nomme l'amour.
Nos sens peuvent nous porter vers un être homogène; mais aussi l'âme peut-elle rechercher sa pareille.
Rien, sinon l'âme (cet être placé dans une si grande indépendance de ce moi, qui est bien lourd et bien matériel) ne peut faire la première découverte de l'âme qui correspond à elle-même (et les âmes sont certes entre elles dans un contact qui échappe à notre connaissance, parce qu'il échappe à nos sens) sans que le moi s'en doute encore, sans que peut-être il s'en doute jamais. Pour que la matière participe à la connaissance du fait, il faut des circonstances matérielles: la rencontre, la vue, certaine influence peut-être toute matérielle. Si ces circonstances n'ont pas lieu, la seule connaissance que vous acquérez se borne à une pensée, à un désir, à une recherche vague et indéfinie. Si elles ont lieu, bien des causes matérielles encore peuvent empêcher que la pensée et que les vœux tout intellectuels ne se réalisent point: causes telles que la rencontre 129 de personnes d'un âge très différent, de relations soumises à la gêne d'un cadre donné, ainsi que la société en offre beaucoup.
Si, au contraire, aucun de ces obstacles matériels n'existe, si les individus sont placés sur une même ligne intellectuelle, c'est-à-dire si la nature et la fraîcheur de leurs organes intellectuels est la même et que le contact a lieu—alors, mon amie, ces êtres ne s'échappent pas. Il s'établit entre eux des rapports qui leur semblent connus; ce qui naît de la connaissance matérielle,—confiance, abandon, sécurité—se développe au moment du contact même. Vous ne faites qu'apprendre à connaître ce que vous connaissiez déjà, vous croyez à ce que vous savez, vous aimez ce que vous aimiez déjà.
Mon amie, trouves-tu un peu de solution de ce qui nous est arrivé dans mes thèses philosophiques? Crois-tu à ma doctrine? Rentre en toi-même et cherches-y la réponse à mes questions.
Or, l'un des reproches que bien des sots m'ont faits dans le cours de la vie a été celui que je ne savais pas aimer, parce que je raisonne l'amour.
D'abord, je raisonne sur tout et en toute occasion, car j'aime bien mieux savoir que croire, et puis j'aime bien mieux ce qui m'est prouvé que ce qui n'est que probable. Crois-tu que tu puisses perdre à mon raisonnement? que le sentiment que je te porte puisse en devenir plus calme et surtout plus froid? en un mot que je n'aime pas mieux, vu mes raisonnements, que si je ne raisonnais pas? Perds-tu à la thèse que j'admets, qu'il puisse exister entre deux êtres une identité de pensées telle que rien ne puisse plus les séparer? 130 que cette identité, se trouvant placée sous l'empire d'une loi qui, ainsi que toutes, sont l'œuvre du Créateur lui-même, est placée ainsi hors des principes de destruction qui gouvernent la nature? Non, mon amie, tu ne te plaindras jamais que ton ami raisonne ainsi qu'il le fait, et il trouve un charme inexprimable à avoir rencontré un être qui le comprenne.
Cette lettre, mon amie, je ne l'écrirais pas à une petite femme: je ne te dis pas que je ne puisse être amoureux d'une femme de cette espèce, mais je ne saurais l'aimer de toutes les facultés de mon âme. Mes sens pourraient être satisfaits près d'elle, mais mon cœur ne le serait pas.
Ma personne pourrait lui appartenir, mais non ma vie.
Et toi, mon amie, que j'ai trouvée, tu es à quatre cents lieues de moi!
Ce 12.
Je n'ai pas eu un moment à moi dans la journée d'hier. Lawrence a commencé par m'enlever trois heures de la matinée, et il les a employées à terminer mon œil droit. S'il a besoin d'autant d'heures pour le reste de mes traits, ils vieilliront plus qu'ils ne le sont déjà, avant la fin du tableau. L'œil droit, au reste, a parfaitement réussi; je ne puis m'empêcher d'y reconnaître le mien.
A la suite de cette longue épreuve, j'ai passé trois autres heures entre les propositions à faire à la Diète germanique, les nouvelles de Paris, les insolences des gazetiers de Weimar, les folies de quelques professeurs 131 allemands, le Concordat bavarois [273] et la fuite de l'hospodar de Valachie [274].
Tu conçois, mon amie, que je n'aie pas voulu te mettre en aussi mauvaise compagnie.
Comme tout a semblé devoir me tenir trois heures, je n'ai pu échapper à un grand dîner chez l'ambassadeur de Naples [275], qui, la montre à la main, nous a tenu assis pendant ce laps de temps. J'étais placé entre une de nos vieilles ennuyeuses (tu sais que c'est le privilège des grands personnages) et Golovkine. La première m'a dit des bêtises, et le second m'a fait des phrases à perdre haleine. J'avais en face de moi Lord Guilford [276], qui me tourmente à mort pour que je 132 lui procure un capital que Bonaparte a volé aux Corfiotes, lors de la conquête de Venise, et quelques vieux bouquins sans lesquels milord prétend que l'Université de Corfou ne marchera jamais vers les hautes destinées qu'il lui prépare.
Aussi souvent que je levais les yeux sur lui, il m'a fait un signe relatif à ces deux chers objets. J'ai pris le parti de confier ma peine à mon voisin Golovkine; je suis tombé juste; le diable d'homme a voulu me prouver que si je ne faisais tout pour retrouver les bouquins, je serais responsable de l'ignorance de la race corfiote future. Il m'a fait grâce du capital, car, dit-il, quant à l'argent, les Anglais en ont assez.
Au sortir de cet infernal dîner, je suis retombé dans la Diète de Francfort, j'ai passé une heure dans mon salon pour y entendre la plainte du ministre de Suède [277], auquel le grand-maître de l'Impératrice a annoncé une audience de Sa Majesté en oubliant de le nommer envoyé extraordinaire et tout simplement ministre plénipotentiaire, fait qui lui paraît indiquer un 133 peu de froid entre les deux cours; puis j'ai joué une partie de billard avec une mazette qui a fait un trou avec la queue dans le tapis; puis je suis allé me jeter dans mon lit.
Voilà le budget d'une journée entière, et ne t'avise pas de croire qu'elles soient rares de cette espèce. Elles forment somme dans la vie d'un ministre.
Aujourd'hui, il a fait doux et beau. Le brouillard, que je déteste, a été percé par le soleil, que j'aime comme feu Zoroastre. Il m'a un peu revivifié; j'ai travaillé beaucoup, mais avec facilité; j'ai été à mon jardin, où j'ai passé une bonne heure au milieu des fleurs de mes serres. J'ai fait préparer dans un bien joli pavillon la place pour deux bien beaux bas-reliefs de Thorvalden [278], dont je t'envoie aujourd'hui des empreintes d'intaglio faites par Pichler, d'après ces mêmes marbres. Je suis rentré chez moi soulagé de l'ennui d'hier, et je suis heureux, car je t'écris.
Je n'ai pas besoin de te dire que les marbres représentent le Jour et la Nuit. Je préfère la Nuit au Jour: je trouve que les figures y dorment mieux qu'elles ne veillent sur l'autre pièce. Thorvalden a fait les mêmes marbres pour un Anglais; tu les as peut-être vus.
Si jamais tu veux quelque chose de Pichler, commande-le-moi. Je viens de le placer ici à l'Académie [279], comme professeur. Cette Académie—et toutes celles de l'Empire—forment le bon côté de mon existence. Elles sont toutes placées sous moi, et je m'en occupe 134 beaucoup. Si tu désires quelque chose d'Italie, mande-le-moi également.
Conçois-tu le bonheur que j'aurais de faire une commission quelconque pour toi?
Je n'aime guère les savants, mais j'aime beaucoup les artistes. Tous les nôtres me regardent comme leur père et j'ai de bons et d'habiles enfants parmi eux. Je ne sais, mon amie, si tu aimes beaucoup les arts, la musique exceptée qui t'aime à son tour. Je parierais que oui. Tu es trop bonne pour ne pas aimer tous les genres de perfectionnement.
Ce 13.
Si tu étais ce que tu devrais être pour être bien ce que tu es, je devrais te souhaiter aujourd'hui la nouvelle année [280]. Comme je l'ai fait il y a quinze jours, je ne t'ennuierai pas deux fois de mes vœux; je t'avouerai même qu'il n'est pas un jour dans l'année et qu'il n'en sera plus un dans ma vie où je ne formerai pour toi les mêmes vœux et la même somme de vœux. Je préfère, au reste, que tu aies le calendrier grégorien. Il me paraît que, quand l'on a tant de peine à se trouver, il faut pour le moins être dispensé de chercher encore la concordance des dates.
Mon courrier pour Paris part. C'est encore lui qui y portera cette lettre. Je suppose que je t'enverrai la première par Paul. On l'attend ici d'une heure à l'autre, car il m'a habitué à ne plus l'attendre. On dit qu'il est entièrement raccommodé avec sa femme et qu'il vous la ramènera à Londres. Je crois si peu aux on-dit et 135 j'ai tant de raisons à ne pas admettre la possibilité de ce fait que je suis entièrement neutralisé et, comme je vais savoir tout à l'heure ce qu'il en est, je préfère ne rien croire du tout. J'ignore, au reste, si je dois désirer que la chose se passe ainsi. Il y a tant de laisser-aller pour et contre dans la nature de Paul que je trouve que son capitaine doit, sous plus d'un rapport, l'abandonner au gré des flots. Je l'aime comme mon fils et je me fâche à l'aimer contre lui; je le gronde et il me promet, il promet et il ne sait ce qu'il fait, il fait et je le gronde. Voilà le cercle établi et je n'en sors pas.
L'excellent Journal de Paris m'apprend aujourd'hui que M. le comte de L. s'est embarqué le 27 décembre à Calais [281]. J'avais, jusqu'à ce soir, regardé ce journal comme le plus bête de Paris; je lui ai fait tort: il vaut mieux que tous les autres. Il y a des chances heureuses dans la vie des journaux comme dans celle des hommes.
Adieu, mon amie; tu as reçu le 29 mon numéro 4 et, depuis, plusieurs autres. Je suis tout consolé de te savoir quelque part. Pauvre toi, et bien plus pauvre moi, pourquoi faut-il que cet endroit si connu, si grand ne me renferme pas dans son sein? Pendant dix années de ma vie, je n'ai cessé de me dire: «Pourquoi a-t-il fallu que le sort me choisisse, moi, parmi tant de millions d'hommes, pour être continuellement face à face avec Napoléon? En le faisant, pourquoi ne pas avoir fait un autre que moi, pour le mettre en butte?»
136 Aujourd'hui je me dis: «Pourquoi y a-t-il tant de millions d'êtres desquels il dépendrait de se placer vis-à-vis et près de toi, et pourquoi ne suis-je pas de leur nombre?»
Je crois, à la vérité, que le sort pourrait me répondre: «Mais voudrais-tu cesser d'être toi à ce prix?» Mon amie, je dirais: Non.
Il me paraît qu'il y a dans cette détermination un grand degré de confiance en toi, mais tu sais que je suis confiant. Ne crois pas surtout que je suis amoureux de moi.
Adieu, mon amie.
P.S.—Au moment où j'allais expédier le courrier, j'ai reçu la nouvelle quasi incroyable de la mort de la reine de Wurtemberg [282]. Ne t'avise jamais, mon amie, de me jouer un tour de cette espèce. Qui eût pu s'attendre à cet événement! Ce que j'en sais est si peu clair que je la crois morte ou d'une attaque d'apoplexie 137 ou d'une angine gangréneuse, les deux seules maladies qui tuent ainsi.
Je ne sais si nous avons parlé ensemble de cette personne, sous plusieurs rapports, très extraordinaire. Je l'ai beaucoup connue et je l'ai souvent jugée bien différente de ce que croyait le public et même de ce que croyaient savoir ses amis. Le cas est si prompt, si catégorique et à la fois si extraordinaire que j'ai cru que je me trompais en lisant ma dépêche.
J'ai reçu ce matin les premières nouvelles de Londres depuis ton retour. N[eumann] t'a vu, il n'a pas pu te remettre ce qu'il tient pour toi, et ce qui bien pis est, tu étais malade et, à ce que me mande N[eumann], pendant un moment, même assez sérieusement malade [283]. Mon amie, ne me fais pas du chagrin de cette espèce; je te pardonnerais beaucoup, mais, [envers] tout ce qui tourne contre toi, je ne me sens porté à nulle indulgence. Tu as couru jour et nuit de Paris à Londres, tu fais le jeune homme, cela ne te sied pas; tu as, certes, besoin de ménagements, ta santé ne peut être de fer; tu te fais du mal et tu m'en fais. Et à quoi bon le métier de courrier? Courir vite n'est pas toujours le moyen d'arriver vite. Cette vérité est l'une des plus vraies qu'il y ait, et tu viens d'en faire l'expérience à tes dépens et, par conséquent, aux miens. Mon amie, n'oublie jamais que tu ne t'appartiens plus, que j'ai bien des comptes à te demander et que je pousse le scrupule et même l'exigence à l'extrême, dès qu'il s'agit de toi.
N[eumann] m'écrit dans une lettre, de plus fraîche date que la première, que tu vas mieux. Ce n'est pas encore ce 139 qu'il me faut. Je veux que tu ailles bien. Je suis sûr que tu as souffert dans ton lit, que tu as eu de l'humeur contre toi; si le fait a eu lieu, je t'en remercie et je désire que tu n'aies jamais d'autres motifs d'être fâchée que dans des légèretés sans suite, ni contre toi, ni surtout contre moi.
Rien n'est affreux comme les distances. Tu serais morte, que je ne le saurais pas assez vite pour mourir! Je te crois en vie et en santé, car je tiens à ta vie comme à la mienne et je ne puis pas m'en réjouir. Depuis que j'ai passé sous ton balcon sans me douter même que tu étais en ville, je ne crois plus à ces pressentiments qui remplissent les romans de tous les temps et de tous les âges. Il est possible aussi que ces pressentiments et influences ne soient que du ressort des romans, et je te jure que je n'ai pas le moindre sentiment d'en écrire sur notre compte. Tout me paraît tellement vrai, simple et naturel entre nous deux, que je cherche la solution de notre relation dans des régions infiniment plus élevées que le sont celles dans lesquelles planent les Souza [284] et les Radcliffe [285].
Paul est enfin arrivé ici. J'ai eu une longue et sérieuse conversation avec lui, et le voilà de nouveau à 140 sa place. Y restera-t-il? Je ne le garantirai pas à la mère du corps diplomatique. Je lui ai lavé la tête à propos de vingt grands et petits détails. Je suis dans le secret de ses nouveaux amours et je lui ai donné des conseils qui ne devraient pas être méprisés par lui, car je fonde mes conseils sur ma propre expérience.
Il se mettra en route sous très peu de jours, et je lui confie la présente lettre, qui vous arrivera plus sûrement et plus vite que par le courrier hebdomadaire. Ne te méprends pas au mot: confier; j'envoie le paquet à N[eumann], car je trouve inutile de doubler les confidences.
Outre vingt peines que me fait ta maladie, je souffre encore de celle de ne point recevoir de tes nouvelles. Je vais être à un mois de date sans avoir lu un mot de mon amie. Nous n'avons pas vécu assez longtemps dans un même cadre de société pour que je puisse te parler de vingt petits faits qui se lient à la vie journalière; tes lettres me sont donc pour le moins aussi nécessaires que doivent te paraître les miennes, pour que je trouve de l'étoffe à la conversation. Mon amie, je ne cesserais pas de te parler de moi, si je ne devais craindre de t'ennuyer et de tomber dans la froide démonstration. Je borne aujourd'hui toute la somme de mon ambition au seul fait d'être aimé de toi et de ne point te fournir même un léger prétexte pour m'aimer moins; or, j'ai la conviction que l'on n'ennuie jamais de près en faisant de soi le sujet des conversations avec 141 son amie, mais que la lettre est moins possible que la personne.
Ma pauvre amie, si j'étais près de toi, combien j'aurais à te dire et combien, en même temps, j'aurais le besoin de te regarder sans proférer une parole!
Ce 16.
Encore une reine de morte! [286]. En voilà quatre en moins de trois mois et trois en moins de quinze jours [287]. Je te remercie de ne pas être reine, et je te prie de ne pas mourir. Combien je t'aimerais moins, si tu étais plus que tu es! J'ignore si je t'aimerais moins si tu étais beaucoup moins, mais j'en ai une légère peur. Cette petite crainte me viendrait par la seule idée que tu pourrais aimer en moi tout ce qui n'est pas moi et ce que je déteste ou ce à quoi je n'attache point de valeur, 142 quelque peu que je m'aime moi-même. Tu vois que je suis assez difficile à contenter, mais il faut que tu me prennes tel quel, moi qui ne veux que toi telle que tu es, et tout ce que tu es!
Nous avons reçu aujourd'hui une lettre de Marie [288], qui nous mande qu'elle en a reçu une de toi de Calais, par laquelle tu lui recommandes ton courrier. Mon gendre l'a engagé pour tout le voyage d'Italie, et il a bien fait. Il me fera plaisir et peine à voir. Tout ce qui est de notre attitude est plus ou moins dans le cas de nous faire cet effet.
Ce 17.
J'ai eu aujourd'hui ma dernière séance chez Lawrence, c'est-à-dire la dernière séance pour la tête. La bouche est changée; le sardonisme a disparu; je suis tout bon. Je crois, au reste, le portrait parfait; je voudrais pouvoir le rendre parlant: que de choses il aurait à te dire [289]!
J'ai fait commencer ma fille Clémentine. Lawrence la dessine en grand avant de la peindre et il réussira à merveille. Tu verras le dessin, car il n'aura guère le temps de faire encore ici le portrait à l'huile [290]. Le premier croquis est parfait et, ce qui parle en faveur de la petite, c'est qu'il est charmant. Tu me diras, quand tu l'auras vu, si tu le trouves tel et si tu ne 143 serais bien contente d'avoir une petite fille comme celle-ci. Elle n'est au reste plus trop petite; elle va avoir quinze ans, cet âge que chantent les poètes, et n'offre de charmes qu'à mes yeux.
L'on prétend communément qu'à mesure que l'on s'éloigne de la jeunesse, on cherche à placer ses affections sur des individus qui en approchent. Je n'éprouve pas encore ce sentiment, et le fait me prouve que je ne suis pas trop vieux encore. Ce n'est pas une flatterie que je te dis, en t'assurant que ton âge est l'un des attraits que tu exerces sur moi. Il y a entre les deux sexes une différence réelle et qui est toute en faveur du mien, celle de se trouver à peu près au même niveau à dix années de distance. Les hommes, à la vérité, ne font que gagner ces dix années à la fin de leur carrière, tandis que vous autres les tenez à votre disposition au commencement de la vôtre. Ceci n'empêche pas cependant que la différence n'existe, et je crois que la base de toute relation heureuse doit se trouver dans la hauteur à peu près égale de la pensée; or c'est tout juste elle qui n'existe pas entre deux individus des deux sexes à âge égal. Mon amie, je te remercie d'être née tout juste comme tu as eu l'esprit de le faire.
144 Tu seras quelques jours de plus que tu ne le voudrais sans lettres de moi. Mais je veux absolument remettre celle-ci à Paul: il ira tout droit, et ce que je gagne en sûreté me paraît plus que ce que tu perdras en promptitude.
Les bals ici vont leur train: ce train n'est pas le mien; je n'ai vu danser encore que deux fois, et il n'y a que Lady Ponsonby qui m'a demandé pourquoi je ne dansais pas. Je lui ai dit que je [me] trouverais ridicule; elle m'a assuré que j'avais tort, vu que Lord Castlereagh danse [291]. La raison ne m'a pas paru assez bonne pour me faire remuer les pieds.
Ma vie, mon amie, ne [se] règle sur nulle autre, même sous le point de vue de la valse. Entre autres et à propos de valse, sais-tu que c'est par une caricature que l'on a faite de toi et du gros Kozlovski que j'ai fait ta connaissance, il y a de cela sept ou huit ans [292]? Il est dommage que tu n'aies pas fait la mienne par ma visite à la princesse de Galles [293]. Qui m'eût dit alors que tu serais l'être qui fixerait un jour ma vie?
145 Ce 19.
J'ai passé hier à peu près toute la journée hors d'ici. J'ai acheté l'été dernier une maison à Baden [294]; je ne l'ai vue qu'un quart d'heure avant de monter en voiture pour aller à Carlsbad. Je viens d'y faire plusieurs dispositions pour y loger ma famille l'été prochain, cet été que je passerai, dans ma vie vagabonde, à peu près en entier loin d'ici. Je tiens beaucoup à ce que tout ce qui tient à moi soit le mieux possible; je n'aurais eu ni cesse ni repos, si je n'avais point vu l'établissement de Baden avant de quitter les rives du Danube. L'établissement, au reste, est joli, et je ne regrette pas d'avoir sacrifié à peu près une journée à le voir.
Ce petit voyage m'a fait penser à un voyage bien plus long que je désirerais faire, et qui est si difficile à engrener par ma seule volonté!
Mon amie, pourquoi tout me ramène-t-il à toi, toi qui es si loin, si hors de ma portée! Quel charme j'éprouverai le jour où je serai à même de te dire tout ce que j'aurai souffert, tout ce que j'aurais voulu 146 et désiré, sans pouvoir y atteindre! La distance est une chose affreuse; elle paralyse le corps et hébète l'âme.
Ta dernière lettre est du 23 décembre. Il va y avoir un mois que je n'ai pas un signe de vie de ta part, et certes sans qu'il y ait ni de ta faute ni de la mienne. Je suppose que N[eumann] va m'expédier bientôt un courrier. Il l'eût déjà fait sans doute, si, pour m'accabler, Lord C[astlereagh] n'eût pris la goutte [295]. Le Parlement va la remplacer et la pauvre politique étrangère est toujours bien secondaire en Angleterre, quand il s'agit d'un intérêt de John Bull. J'espère que N[eumann] n'oubliera pas de se servir des courriers anglais à Paris. La France est si près de l'Angleterre qu'elle seule n'est point perdue de vue.
Cette France est bien malade, et je n'ai pas besoin de calculer beaucoup pour y entrevoir de graves chances de compromissions [296]. Personne n'est ni plus indépendant ni plus courageux que moi dans ses calculs sur l'avenir; ne faut-il pas que toi, tu entres encore 147 dans mes combinaisons sur l'état intérieur de la France! Je suis sûr que, sans toi, je verrais ce qui est; avec toi, je crains ce qui peut-être n'est pas. Voilà un ministre bien arrangé! C'est que je suis pour le moins autant homme que ministre, et bien plus l'ami de mon amie que toute autre chose au monde. Combien je serais fort, si j'étais heureux, et combien je suis faible, quand je manque de tout ce qui constitue la vie du cœur! Ma bonne amie, écris-moi bientôt; non que j'en aie besoin pour savoir que tu m'aimes, mais parce que j'ai celui de me l'entendre dire. Ne prends pas ma demande pour un reproche: tu n'en mérites aucun, mais je te dirai toujours tout ce que j'éprouve.
Nous sommes ici dans le noir, sans pouvoir en sortir; il va y avoir tout à l'heure une année que j'y suis; la première fois que je me verrai le mollet affublé d'un bas blanc, je croirai porter la jambe de mon voisin. Ce ne sont pas seulement les reines, mais tout le public qui a la rage de mourir. Je suis entouré ici de moribonds: un cardinal de mes cousins [297] et un cousin, général de son métier [298], se mettent de la partie; le premier est mort avant-hier et le second se rangera, je 148 l'espère beaucoup encore, du nombre des mortels. Le général est le beau-frère de Paul et par conséquent le mari de sa sœur, que je t'ai dit beaucoup aimer, c'est-à-dire que je l'aime comme l'on fait quand l'on n'aime pas. Elle est une personne bonne, douce et spirituelle, un peu moins paresseuse que son frère, mais ayant toutes ses qualités et même celles qu'il n'a pas. La pauvre personne ne quitte pas le lit de son mari, près duquel je passe une heure tous les deux ou trois jours: son mal est si ancien et si compliqué que le bon Dieu seul est dans le secret de son existence future. Paul, pour se consoler des peines de la journée, passe ses nuits avec sa belle, qui jadis était l'une de mes folies [299]. J'en ai peu fait dans ma vie, mais j'avoue celle-ci, parce qu'elle était prononcée. Je suis par conséquent entouré d'objets lugubres, j'ai l'âme attristée et la tête remplie de bonne diplomatie. Je ne te parle pas de mon cœur. Tu sais où il est et ce qu'il renferme. Et puis il y a des sots qui courent la rue et qui m'envient mon existence! Ce qui prouve plus que tout combien ces sots sont sots, c'est qu'ils ignorent le seul côté heureux qu'il y ait aujourd'hui dans mon existence, le seul qui me fait vivre et me tue à la fois. Ma bonne amie, combien tu dois comprendre ce que je viens de 149 te dire, et combien de fois le jour tu dois te faire le même aveu sur ton propre compte!
La vie de l'homme se compose d'éléments si extraordinaires et si rarement en rapport entre eux, que l'on a beau chercher le bonheur; il me paraît toutefois qu'il ne me resterait rien à désirer si j'étais près de toi. Si tu étais jalouse, je te battrais et nous ferions la paix. Je te battrais, parce que tu aurais tort et que je déteste les torts, en somme et en détail; peut-être ma confiance passerait-elle dans ton cœur et, au lieu de nous quereller, prendrions-nous le parti si simple et si doux de nous aimer beaucoup, toujours et sans plus.
Ce 20.
J'espère que N[eumann] aura eu l'esprit de te donner la musique de dame que je lui ai envoyée dernièrement. Je n'ai pas voulu lui écrire de te la donner, mais je suppose que son bon sens doit l'avoir mené droit au but. S'il ne l'a pas fait, j'en aurais un peu mauvaise opinion, et, dans ce cas, demande-la-lui sans détour. J'ai ramassé tout ce que j'ai pu me procurer de valses que j'entends à tous nos bals et, faute de pouvoir m'entendre rabâcher, je veux que tu entendes au moins ce que j'entends pendant des heures entières. La musique vaut aussi des paroles et, si tu trouves du charme à en jouer de la mauvaise, dis-toi que je ne suis pas plus heureux d'entendre ce que tu joueras mieux que je ne l'entends ici, que tu ne le seras en l'entendant toi-même.
Mon amie, n'oublie pas de m'envoyer la mesure de ton bras, c'est-à-dire de la partie du bras où tu portes un bracelet. Je le ferai faire bien solide et de manière à ce 150 que tu ne risqueras pas de le casser. Ce sera ton affaire que de ne pas le perdre. Parmi beaucoup de choses que l'on fait mal ici, il en est quelques-unes que l'on fait bien, et tout ce qui est bijouterie est du nombre des bonnes choses.
C'est encore l'un de mes malheurs que de ne pouvoir rien te donner. Il y a peu de choses que j'entende mieux que le mot de Lord Albemarle [300], qui un jour dit à une amie avec laquelle il se promena pendant une belle nuit d'été et qui eut l'air de beaucoup fixer une étoile: «Mon amie, ne la regarde pas tant, je ne puis pas te la donner!»
Je voudrais, quand j'aime, que mon amie eût tout de moi, et rien que de moi. Si j'avais donné dans la mauvaise compagnie, je me serais certes ruiné, car j'y eusse trouvé des amies qui m'eussent demandé quelques indemnités pour les étoiles. Toi, tu es le contraire et tu me forces à étouffer de chagrin de ne rien pouvoir te donner du tout. Je crois même, s'il m'en souvient, que c'est l'un des messieurs de notre société qui a payé le goûter à Henry-Chapelle [301].
Ce 21.
Le courrier de Paris, arrivé ce matin, m'a remis tes 151 nos 7 et 8, du 3 janvier jusqu'au 8 inclusivement. Tu vois, mon amie, que je suis exact à t'indiquer les dates, pour ne point te laisser le moindre doute sur le reçu de tes lettres. Il ne m'en manque aucune depuis que tu m'écris.
J'ai vu avec bien du chagrin que tu as été plus malade même que je n'avais cru. Je t'ai grondée, ne sachant pas jusqu'à quel point tu avais été compromise; je te gronde doublement aujourd'hui de ce que tu ne soignes pas ta santé plus que tu ne le fais. Tu es maigre et tu te dis forte; je le crois, mais ne brave pas ta maigreur. Sois sûre, mon amie, que le plus petit mal peut tourner au mal conséquent et souvent irréparable, quand l'on est comme tu es. Or j'aime que tu sois ce que tu es; ne fais rien pour changer.
Ta lettre m'a, d'un autre côté, fait le plus grand plaisir. Tu sais que je les lis et les relis, et cette certitude qui te satisfait va tout à l'heure te gêner. Tu me dis dans ta lettre: «Mon ami, tu as beaucoup trop d'esprit dans le cœur, cela m'incommode; je sens, je vois bien que tu ne veux pas en mettre dans tes lettres; il t'échappe sans ta participation, tu ne saurais faire autrement; et moi je suis presque honteuse de ne te montrer qu'un cœur tout bête, tout franc, sans autre assaisonnement. Je te prie de ne jamais te rappeler tes lettres lorsque tu lis les miennes».
Bon Dieu! mon amie, il n'y a pas un cœur plus cœur que le mien—et il n'est que cela. Mon esprit est tout dans ma tête, et ne t'abuse pas sur l'étendue de mon fonds. Mon esprit est tout en lignes droites et en grosses masses; je perce quand je vais en avant et j'écrase quand je tombe. Mon cœur est tout de même. J'aime ou je n'aime pas; tout moyen terme est placé hors de ma 152 nature. L'esprit, le sentiment, le talent, sont des facultés toutes séparées entre elles, et il n'existe pas un mortel qui les réunisse toutes à un même degré. Ces facultés même sont tellement indépendantes l'une de l'autre, que l'on peut exceller dans l'une d'entre elles et manquer à peu près en entier de l'autre; cette thèse cependant, qui est d'une vérité constante, n'est appliquée qu'avec trois facultés considérées en masse, elle est fausse dès qu'il s'agit d'une application spéciale, c'est-à-dire dès qu'il s'agit de l'emploi de l'une ou de l'autre faculté dans une circonstance donnée. L'amour renferme son esprit et son talent; le talent renferme et l'amour de la chose sur laquelle il porte et l'esprit dans l'exécution. Il n'y a malheureusement que l'esprit seul qui peut rester froid et se passer de sentiment et de talent. Le ciel m'a épargné le malheur d'avoir de l'esprit de ce genre, et ce sont tout juste les êtres dans ce monde qui en manquent à peu près dans tout qui sont les premiers à taxer les hommes de ma trempe de n'avoir que de l'esprit et de manquer de cœur.
Ne va pas, mon amie, te creuser la tête pour répondre à mes lettres, ni chercher jamais de l'esprit autre que celui lié au bonheur d'avoir un cœur. Je veux absolument que tu ne te trompes en rien sur mon compte; ne crois pas que je te dis ici un mot de plus ni un de moins que ne me dicte le cœur et, comme tu dis très bien, l'esprit que j'ai dans le cœur. Si je consultais ma tête en t'écrivant, il est vingt choses que je ne te dirais pas et cent que je dirais autrement que je ne le fais. Tu vois, aux volumes que je t'écris, que je laisse couler ma plume comme ma pensée et, aux graves omissions et incorrections que tu dois trouver dans 153 mes lettres, que je ne les relis jamais. J'ignore même si tout le monde est comme moi; je ne puis pas relire une de mes lettres, sauf à la changer, et il ne m'arrive certes pas de la changer en mieux. Ne t'avise pas de croire que je traite ainsi mes dépêches; celles-ci gagnent toujours à la révision, ce qui prouve que l'esprit a besoin d'un degré de calme qui tue le cœur.
Il doit enfin t'être bien prouvé que je t'ai pas trompé le jour où, la première fois, je t'ai parlé de moi. C'était chez Lady Castlereagh. Je me connais beaucoup et je m'en sais gré. Je me juge avec tant de sévérité que je ne me permets jamais de juger ainsi les autres. Mon amie, l'on ne me connaît, au reste, que comme tu dois me connaître maintenant, ou l'on ne me connaît pas du tout.
Après tant d'aveux, il me reste à t'assurer que c'est tout juste l'esprit de ton cœur qui fait mon bonheur et ton charme. Tes lettres si simples et si bonnes, le manque total d'apprêt que j'y trouve, tes assurances et tes vœux si fortement exprimés dans ma langue, me prouvent que tu me connais et, je le dis avec une grande jouissance, que tu m'aimes. Rien n'est extraordinaire comme notre liaison; je crois que toute mère pourrait permettre à sa fille la lecture de notre roman; peu d'entre celles-ci voudraient se contenter de notre bonheur, et peu, par conséquent, seraient séduites par notre exemple. Je réponds des hommes pour ce fait; je n'en connais pas qui se serait placé ainsi que je le suis. Homme moi-même, crois-tu que je puisse en être satisfait? Mais cet homme qui est ton ami, peut-il désirer plus, si le tout n'est pas toi?
Je viens de recopier ce que tu trouveras sur cette 154 feuille. La feuille no 7 du 22 janvier t'arrivera par Paul, que la malheureuse position de son beau-frère retient ici. Je ne puis et ne veux la confier à une autre occasion, et ne veux pas manquer le départ du courrier hebdomadaire pour t'envoyer le no 13 moins la feuille 7.
Le prince de Metternich avait en effet recopié sur une feuille à part, parvenue postérieurement à la comtesse de Lieven, le passage ci-dessous, daté du 22, auquel il ajouta quelques mots le 28 janvier:
Ce 22.
Je vais entrer aujourd'hui avec toi, mon amie, dans un court développement, bien secret et bien confidentiel, sur le plus grand intérêt de ma vie, celui de t'avoir ici.
Ton Empereur a plusieurs classes d'individus qu'il emploie en les casant d'après le genre de service qu'il en attend et d'après un calcul qui porte sur le terrain sur lequel il les place.
C'est ainsi que jamais il n'enverra un faiseur (véritable peste diplomatique) en qualité d'ambassadeur ou de ministre ni à Londres, ni ici.
Sur une autre feuille:
Ce 28.
Des nouvelles de très bonne source ne me laissent quasi point de doute que Pozzo [302] ne travaille sous 155 mains, pour se ménager le poste de Vienne. Le terrain de Paris, qu'il a tant contribué à gâter, lui paraît intenable pour lui à la longue. Nous ne le recevrons pas, si même l'on devait vouloir l'envoyer, fait dont je doute fort [303].
Ici reprend la lettre no 13.
Ce 23.
Mon amie, ma lettre redevient un volume. Je conçois qu'avec ton train de vie et ta gêne, tu pourrais finir à ne pas trouver ni le temps ni les moyens de me lire. As-tu songé à acheter un portefeuille à Paris, avec une serrure à combinaisons? Ne te fie pas aux clefs; les meilleures sont celles qui ouvrent, et elles s'égarent tout comme celles qui n'ouvrent pas. Si tu l'as oublié (et je parie que tel est le cas), fais écrire par N[eumann] à Paris qu'on t'envoie un portefeuille avec une serrure à combinaison plate de Huret [304].
156 A propos de Paris, on y dit que: le Roi est casé, serré, ciré et désolé [305]. Que Dieu te garde de jamais te trouver en pareille position.
Mon amie, je te permets et je t'ordonne même de ne pas penser à ce qui me plaît, quand il s'agit de faire ce qui t'est utile. Or, tu mettras dorénavant les vésicatoires que voudra t'appliquer ton médecin, partout où il les jugera nécessaires et même passablement utiles. Tu ne demanderas pas combien de temps restent les marques. J'aimerai à la folie celles auxquelles tu devras une seule heure de santé.
L'un de mes ancêtres, bon et brave chevalier, était promis à une jeune et riche héritière. Les noces étaient arrêtées; elles durent être retardées, vu une guerre qui survint entre l'Allemagne et la France. Mon pauvre aïeul y perdit une jambe et la moitié de l'autre. Il écrivit sur-le-champ à sa fiancée qu'il lui rendait toute liberté. Ma bonne bis- ou trisaïeule lui répondit: «Comme je n'aime pas vos jambes, mais bien vous, je vous épouserais, eussiez-vous encore un bras de moins.» Le sang de la bonne femme coule dans mes veines, et je bénis le ciel que l'amputation du brave grand-papa n'ait pas dépassé les jambes, car tout l'amour de la fiancée n'eût pas suffi pour le bien de sa postérité. Il est clair que je ne t'aimerais pas aujourd'hui, ce à quoi j'aime cependant beaucoup à être condamné.
157 Ce 24.
Le beau-frère de Paul est très mal [306]. Il souffre l'impossible: après une maladie affreuse—la goutte s'était portée sur le cœur—il vient de s'en découvrir une autre. Il a des pierres dans le fiel. Il est depuis huit jours entre la vie et la mort. Sa mère avait le même mal, tout juste à l'âge du fils. Elle est restée dans cet état de désolation pendant six mois, et elle a eu le temps de l'oublier pendant plus de vingt-quatre années de santé. J'ai peur que tel ne soit pas le sort du fils. Je souffre de l'un des aspects les plus pénibles; je passe bien des heures à côté de son lit, et je ne sais comment faire partir Paul, qui a d'autres motifs pour ne pas être fâché de rester. Je profiterai du premier moment de mieux pour le mettre en route.
La vie, mon amie, est une chose à la fois si tenace et si délicate que l'on ne sait si elle tient à un câble ou à un cheveu.
Ce 26.
Le courrier part, et je ne puis me résoudre à attendre le départ de Paul, qui peut se retarder encore de huit jours. Son beau-frère est un peu mieux aujourd'hui, mais j'ai peur que ce mieux ne soit qu'un faible répit.
Mon amie, le courrier de Paris est arrivé aujourd'hui. Il ne m'a rien porté de toi. Je suppose que N[eumann] va m'en expédier un. La première chose 158 que je cherche toujours dans les immenses paquets qui m'arrivent, ce sont tes petites lettres, que je reconnais au format. Mon amie, les grandes affaires et les gros paquets ne pèsent guère dans la balance du bonheur.
Mon départ pour l'Italie est fixé au 23, à moins d'incidents que je ne puis prévoir. N[eumann] recevra à temps des instructions pour notre correspondance. Je n'oublierai certes pas le premier intérêt de ma vie.
Tu liras probablement incessamment dans les feuilles mon nom accroché à de nouveaux titres et à d'autres fonctions.
Il n'y a pas un mot de vrai au bruit qui est né dans quelque coin de rue, et qui, à ce titre, ne saurait manquer de faire le tour de l'Europe. L'on veut me faire plus que je ne suis, et je voudrais être moins, rien du tout. Je puis empêcher le premier, et n'ai malheureusement encore jamais trouvé le moyen d'effectuer le dernier.
Mon amie, que je serai heureux le jour où je te reverrai! Adieu, il faut que je finisse, car je ne puis retarder le départ d'un homme dont les chevaux sont mis depuis plusieurs heures. Adieu, ma bonne et chère D.
Je commence un nouveau numéro, mon amie, pour te dire que je t'aime de tout mon cœur et que je n'aime que toi. Cette lettre te sera enfin remise par Paul.
Tu y trouveras jointe la partie du no 13 que je n'ai pas voulu confier à une occasion moins sûre que ne l'est la présente. Il te suffira d'y jeter un coup d'œil pour te convaincre des motifs de prudence qui m'ont fait agir ainsi. Je ne sais ni compromettre ceux qui placent leur confiance en moi, ni compromettre un grand intérêt dans ma vie. Le premier de tous se trouve touché dans ce que je t'ai écrit le 22 de ce mois [307].
Il me reste à te prier de faire tout ce que je te demande dans les feuilles jointes à la présente lettre et écris-moi que tu l'as fait.
Mon amie, je ne puis te dire assez combien le voyage si long que je vais entreprendre me gêne. Je déteste le matériel du voyage; je regarde la voiture comme une prison, et je suis trop libéral, malgré ce qu'en pense le Morning Chronicle, pour ne pas aimer la liberté de 160 mes mouvements. Je vais par-dessus le marché au midi, pendant que tu es au nord. Notre correspondance—le seul bonheur duquel je jouis en ce moment—ne peut qu'en souffrir. En un mot, mon amie, ce que j'eusse entrepris naguère sans plaisir mais sans dégoût, tourne aujourd'hui en ennui complet. Ma santé est bonne et je crois que le voyage la rendra meilleure encore; l'air et le soleil de l'Italie me font toujours du bien; ils calment et détendent mes nerfs; je suis forcé à un mouvement que je ne trouve pas moyen de faire dans mon attitude habituelle. Voilà le bon côté de la chose, mais il est physique, et le moral l'emporte chez moi toujours sur la partie matérielle de mon existence.
Toi, c'est-à-dire du bonheur, c'est ce qu'il me faudrait, et je ne le trouverai pas aux bords du Tibre ni sur la plage de Baja. Si je pouvais faire le voyage avec toi, je le regarderais comme l'une des plus grandes jouissances de ma vie.
Le seul point lumineux au milieu de tant de brouillards, c'est la rencontre avec ma fille [308]. Je ne la quitterai pas de tout le voyage. Je trouve en elle toujours un être qui me comprend, et rien ne calme, plus que ce fait, mon âme si isolée au milieu du monde. Je voudrais tant t'envoyer l'une ou l'autre de ses lettres, pour que tu puisses juger combien elle est ma fille. La pauvre petite a le cœur le plus pur et à la fois le plus chaud que l'on puisse rencontrer; ses sentiments sont tout en dehors pour ceux qu'elle aime et toutes ses paroles sont simples comme elle. Elle a écrit dernièrement 161 à sa mère, le jour de sa naissance: «Je vous écris à genoux, lui dit-elle, pour vous remercier de vingt-deux années de bonheur [309]!» Voilà tout ce qu'elle dit, et j'aime mieux cette seule ligne qu'un roman sentimental tout entier. Aussi ne puis-je t'aimer plus que je ne l'aime, ni elle plus que toi. Je vous aime autrement, et les sots seuls prétendent que l'on ne peut avoir dans son cœur plusieurs affections également fortes. La différence dans l'affection n'exclut ni sa force ni son existence. Ce qui tourne en faveur du sentiment de la nature de celui que j'ai pour toi, c'est qu'il ne peut porter que sur un seul objet, tandis que celui que l'on porte à un enfant, à un frère, peut exister à la fois pour tous vos enfants et parents.
Tu recevras d'Italie un véritable journal. Ce ne sera pas celui d'un voyageur sentimental, mais d'un homme tout simplement et tout bonnement ton ami. Crois-tu que je le sois tout à fait? Crois-tu qu'on puisse l'être plus que je ne le suis? Toi aussi, mon amie, demande à ceux qui t'assureront que je ne sais pas aimer: «Vous a-t-il aimé?» Tu ne risques pas de rencontrer celle qui pourrait te répondre par un «oui» tout rond.
Ce 29 janvier.
J'ai vu dans les feuilles que tu as été invitée à Brighton [310]; je savais par ta dernière lettre que tu t'apprêtais à y aller. Si j'étais seigneur de Brighton, tu 162 y serais toujours quand j'y serais moi-même et je crois que, dans ce cas, Londres me verrait peu. Dans un rapport de cœur, la campagne vaut le double de la ville; tout y est réunion et la sert; les entraves du salon n'existent pas; le même toit semble réunir les cœurs comme les individus. Une bonne saison de vie de château avec toi ferait le bonheur de ma vie; je crois que j'y ferais provision de bonheur et que j'en acquerrais un fonds assez riche pour suffire à ma dépense bien au delà de la durée du séjour.
Ce 30.
J'ai été interrompu hier, dans ma lettre, par la meilleure des causes, par la seule, je crois, qui au monde eût pu m'être agréable. L'on est venu m'annoncer l'arrivée du courrier de Londres. Je l'ai fait venir sur-le-champ, j'ai déballé moi-même sa valise, j'ai aimé même à voir l'une des plus sottes figures—véritable valise vivante—qu'il y ait au monde. Je suis sûr, mon amie, qu'il ne t'est jamais arrivé de quitter un lieu où tu venais d'être heureuse, sans attacher une idée de jalousie au retour du postillon qui t'as conduite la première poste. Je crois toujours que cet homme doit être heureux! Or, mon imbécile d'hier et de tous les jours m'a paru malheureux d'avoir quitté Londres.
Ne t'y trompe pas, mon amie, je ne suis souvent guère plus que toi en passe de lire tes lettres quand je 163 le veux, et cette volonté porte toujours sur le premier moment possible. J'avais dans ma chambre l'un de mes conseillers, j'étais occupé d'une fastidieuse affaire, je n'étais pas les jambes croisées dans le coin d'un canapé; ma bonne amie, j'ai fait une bête mine en me faisant faire le rapport d'une sotte affaire. J'ai déballé; j'ai renvoyé mon ennuyeux référendaire; je me suis mis à décacheter mes paquets; celui que l'on cherche est constamment le dernier que l'on trouve. J'ai ouvert tes lettres, je me suis mis à lire et j'ai eu la visite du nonce [311], de Golovkine, de Caraman, de sept ou huit athlètes politiques. Les scélérats m'ont retenu trois heures. Si j'avais été leur mère, je les aurais fouettés. Enfin, je suis parvenu à te lire, oui, bien toi, mon amie, car rien, hors tout toi, n'est plus toi que tes lettres. J'aurai bien à y répondre: j'en suis tout plein et tout heureux.
Avant tout, merci, bonne D., que tu sois ce que tu es. Me suis-je trompé en toi? Ai-je eu du courage de me placer et de me livrer comme je l'ai fait? Ai-je eu de l'esprit à deviner le tien, du cœur à pressentir le tien, du goût en te choisissant, de la sagesse en faisant de toi l'amie de ma vie? Ne va pas croire que je n'eusse point pu faire autrement que je n'ai fait. Je crois t'avoir déjà dit ce que je pense des impressions spontanées. Quelques fortes que puissent être ces impressions, elles ne sont jamais plus fortes que mon âme. J'ai toute ma vie été maître du premier mouvement, je ne me suis livré au second qu'en suite de ma ferme volonté de le faire, je n'ai jamais dirigé le troisième. Aujourd'hui, il me 164 serait tout aussi impossible de ne pas t'aimer que j'ai eu la faculté de me livrer à toi ou à te laisser loin de moi. S'il y a peu de roman dans ce fait, c'est que je n'ai jamais écrit le roman, je n'en lis même jamais. Je suis si pénétré de la conviction qu'il n'en existe pas un que je n'eusse écrit avec autant de véritable sentiment que le lecteur sentimental y découvre souvent sans être romanesque lui-même, que je ne trouve pas qu'il vaille la peine de lire ce que d'autres ont senti ou se figurent avoir senti. Ma bonne amie, crois-m'en sur parole; je sais aimer plus et mieux que la plupart des hommes.
Tes lettres sont tout ce que je veux: il n'en existe ni de plus aimables, ni de meilleures, de plus raisonnables, de plus fortes. Elles sont d'une femme comme je l'aime, d'une amie qui seule peut être la mienne. Tout est raison dans ton âme et chaleur dans ton cœur; dès que le contraire a lieu, l'être, en un mot, qui, à mon avis, est transposé, n'est plus fait pour moi. Reste, bonne amie, comme tu es et ne crains rien du temps. Ce n'est pas quand l'on est comme moi que le lendemain est à craindre; le jour d'aujourd'hui est plus demain et jamais moins. Je vais en m'élevant et non en baissant, j'ai le pas assuré; comme petit garçon déjà je suis moins tombé que mes camarades; j'ai couru un peu moins vite, j'ai ouvert de grands yeux et j'ai toujours gagné le prix à la course. Je suis certain, mon amie, que nous deux arriverons toujours au but et, ce qui fait le bonheur de ma vie, à un même but.
Combien tes lettres me prouvent cette vérité! Oui, mon amie, un lecteur tiers ne trouverait pas de différences entre nos lettres; nous pourrions quasi chacun 165 garder toujours la nôtre: nous y apprendrions à peu près tout ce que nous nous disons réciproquement. Le fait est simple: nous pensons l'un comme l'autre, nous avons les mêmes goûts, les mêmes besoins; tu es en femme ce que je suis comme homme. Je n'aurai jamais une impression qui ne te porterait au même jugement que moi. Nous sommes vrais tous deux, et c'est beaucoup. Nous le sommes par besoin ou plutôt par impossibilité de ne pas l'être, plus que par toute autre cause. L'on peut être autre que nous le sommes; dans ce cas sera-t-on meilleur ou plus mauvais? Le troisième, homme ou femme, peut exister, mais je ne l'ai pas trouvé. Ne va pas le chercher.
Moi aussi, mon amie, j'ai le sentiment que plus personne ne te satisfera en plein. Tes sens existent, donc ils peuvent se séduire. Ils ne te procureront plus une entière jouissance; il te manquera ce que tes sens n'ont jamais offert, ce qui est placé hors de leur sphère. Les jouissances que les sens seuls procurent, ressemblent aux effets d'une girandole. Les fusées s'élèvent, elles jettent un jour qui devrait durer toujours; vous croyez vous élever avec elles; tout est beau et lumineux; les alentours même empruntent de leurs feux—et vous vous trouvez replongé dans les ténèbres. Ce qui fait notre vie, mon amie, n'est pas passager; nous irons mieux demain que nous n'allons aujourd'hui—et nous ne vieillirons pas en peu de moments.
Ce 30.
J'ai relu depuis hier deux fois tes lettres. Elles font mon bonheur. Bonne amie, ne crains jamais de m'en 166 écrire de trop longues. Des lettres comme les tiennes n'ont pas de taille, chaque page vaut une lettre et la plus longue ne me paraît qu'une page.
Tu es donc arrivée à sentir le besoin de me mettre au fait de l'histoire de ta vie; c'est le premier de mes besoins quand j'aime. Je n'ai jamais peur que mon amie sache trop; j'ai peur qu'elle ne sache tout. Il n'est pas en moi un côté faible que je ne voudrais lui découvrir; si l'on a besoin de cacher, ce ne peut être qu'en suite d'un tort. Mon amie, je ne crois pas avoir jamais été dans ce cas.
Tu as vu que peu après que j'étais entré en contact avec toi, j'ai commencé par te parler de moi; tu n'avais pas le même besoin; tu l'as aujourd'hui: je crois que tu m'aimes plus. Mande-moi tout: que je sache quand tu as été heureuse et quand tu ne l'étais pas. Je sais au reste ce qui te regarde; tu n'as pas besoin de nommer, je crois que je pourrai y suppléer. Tu as fait des choix et tu as été trompée; quelle est la jeune femme qui ne l'a pas été? Il est naturel que les femmes se trompent plus que les hommes et les raisons en sont simples. La plupart des hommes ne cherchent que ce qu'ils sont sûrs de trouver, tandis que les femmes cherchent ce qu'une longue expérience et une connaissance profonde du cœur humain ne permettent pas souvent de décider. Et à quel âge cherchent-elles un ami digne d'elles, un cœur sûr et aimant, un esprit juste et droit? Mon amie, les affaires se font en marchand et les femmes se livrent à la plus forte de leur vie à peine sorties de l'enfance. Les yeux disent à l'homme ce qu'ils cherchent, et le cœur de la femme veut décider d'avance de celui de l'homme qu'elle 167 désire. L'homme a atteint son but au moment même où la femme n'établit de fait que son point de départ. L'homme cesse quand la femme commence; l'amour paraît trop long au premier et la vie trop courte à la dernière. La femme ne veut pas quand l'homme veut et elle veut quand il ne veut plus. Tout ceci est dans la nature, et sans cette loi l'amour n'existerait pas, ce don du ciel réservé par le Créateur à la seule espèce humaine. L'amour véritable est tant, mon amie, que s'il était facile à rencontrer, il ne vaudrait plus rien. Il se compose en premier lieu de disparates et d'oppositions; il se renforce par les difficultés; il n'est couronné que par la plus entière identité. Il a bien des termes à parcourir et bien des difficultés à vaincre; or dans les choses difficiles, la plupart des humains perdent haleine à mi-chemin, trop heureux s'ils y arrivent!
J'ai beaucoup connu un homme—et je crois que c'est celui duquel tu te plains—et je l'ai connu bien avant toi. Tes yeux auront éveillé ton cœur et ton cœur a ébloui ton esprit. L'on prend en amour souvent son propre esprit pour celui de l'objet aimé; l'on est si heureux de donner que prêter ne coûte rien. Or, mon amie, tu as un grand fonds de cette denrée et tu n'as pu t'apercevoir de la dépense que tu faisais.
Si le sort nous avait réunis plusieurs années plus tôt, sais-tu ce qui serait arrivé? Peut-être m'aurais-tu aimé et la jalousie nous eût désunis. Je suis bien loin d'être le meilleur homme de la terre, mais je suis l'un des plus justes. Rien ne me révolte comme tout ce qui ne l'est pas. Il est dans ma manière d'être quelque chose qui doit être vrai, car j'en ai éprouvé constamment les 168 effets. J'ai l'air du monde le plus froid et le plus calme: mon amie découvre que je ne suis ni l'un ni l'autre. Dès que je suis en liaison, je deviens devant le monde vingt fois plus aride pour la femme que j'aime et je reste pour les autres tel que je suis constamment. Dès lors, la comparaison s'établit: je dois devenir autre que je ne puis l'être; je me révolte; l'on me taxe d'infidélité là où je ne suis que constant; je me fâche, l'on se fâche; toi surtout, tu te serais fâchée. Mon amie, je crois que, plus jeunes, nous nous serions disputés. J'ai le malheur de rester calme dans la dispute, et rien ne met les femmes hors des gonds comme le calme. Je suis bien certain cependant que rien n'eût jamais pu nous séparer, nous nous serions convenus trop pour nous quitter. Moi, au moins, j'ignore ce que c'est que quitter. Tu m'aurais peut-être battu.
Ce 31 [312].
Ta description de Brighton m'a fait grand plaisir. C'est tout comme si j'y étais: quelle différence cependant si j'y avais été! La description du logement ne me satisfait pas complètement. Je n'y vois de commode qu'une antichambre, et je conçois qu'un archiduc peut s'y trouver mieux que moi, car elle lui suffit.
Je ne suis pas étonné que le maître du lieu [313] ne 169 t'ai point parlé de nous; ce n'est que par St[ewart] qu'il apprendra quelque chose, à moins que les yeux de sa future ne lui fassent oublier tout ce qui n'est pas elle [314]. J'ai eu grand soin de calmer sa curiosité, à force de ne lui rien dire du vrai et de convenir des apparences. La plupart des hommes ne vont pas au delà; il leur suffit de rencontrer une apparence de conviction qu'on les trouve fins observateurs; ils se contentent de cette belle découverte et ne se soucient pas de savoir le fond de la chose.
St[ewart] est parti convaincu d'ici que notre rapport se borne à la possibilité qu'il eût pu s'en établir un entre nous, si, et si, et si, etc., etc.
Or, sers-t'en comme d'une sourdine et non comme d'une trompette: il est bon à l'un comme à l'autre. St[ewart] est un très galant homme: ce sont tout juste ceux-là auxquels il faut dire tout ou ne leur confier rien.
Les feuilles du no 13 que tu reçois aujourd'hui prouvent de nouveau la coïncidence parfaite entre nos occupations et nos jugements. Tu verras que, sans être né au 64e degré, j'en juge parfaitement la température. Le but que je te propose doit être le nôtre, la marche qui doit y conduire doit nous être commune. Le terrain est encore net; il ne faut pas le brouiller et avec un peu de prudence y parviendrons-nous. Il m'est arrivé de parvenir à des choses plus difficiles que celle-là, c'est peut-être parce qu'elle devrait ne pas l'être que j'y parviendrai plus difficilement. J'ai une longue expérience dans les affaires de ce monde et j'ai toujours vu que rien n'est aisé à arranger comme 170 tout ce qui semble présenter des difficultés insurmontables. Aussi, quand il s'en présente une, je commence toujours par voir s'il y a une impossibilité apparente: je ne tremble plus dès que tel est le cas.
Je n'ose pas penser à ce qui serait le succès de ma vie. J'ai peur même d'y penser, car rien ne tue les succès comme les désirs.
Ma bonne amie, tu te trompes quand tu crois que le voyage d'Italie finira à la fin de mai. Ce n'est que vers la mi-juillet que je pourrai songer à me mettre en route pour l'Angleterre, et c'est ce sur quoi s'étaient fondés mes doutes si je devais préférer 19 à 20. D'après ce que tu me dis et ce que je sais, je ne crois pouvoir penser qu'à 20, en me réservant toutefois de saisir tout moment propice—et il est des moments qui ne se présentent qu'au vol. L'automne de 19 ne peut donc entrer dans aucun calcul, mais je te dirai ce que je prépare pour l'année prochaine. Je compte me ménager un congé pour aller sur les bords du Rhin au mois de mai et de juin. J'irai d'abord chez moi—ce sera le prétexte—je passerai en Angleterre—ce sera le but—et je resterai dans le prétexte en passant de nouveau une quinzaine chez moi. Mes voyages sont de fortes affaires, c'est pour cela que je ne crains guère les défaites. Je parie, mon amie, que si j'avais été général, j'aurais gagné les batailles et j'aurais été rossé comme plâtre dans les escarmouches. J'aimerais, dans tous les cas, mieux ma course à Londres que Waterloo. Ma bonne amie, Waterloo a pourtant également son mérite; la gloire de la journée me fait même aimer la grosse cabaretière en face de la chapelle du lieu!
Ainsi la chose reste dite. Si je puis juger le moment 171 et le saisir au vol en 1819, tu me verras à Londres. Si je crois le fait meilleur, de toute manière meilleur en 1820, ce sera cette heureuse année que j'irai. Mon amie, que n'est-ce demain!
Ce 1er février.
Mon amie, comme le temps passe! Voilà que tout va être à trois mois de date. Comme il passe lentement! Il me faudra peut-être plus d'un an pour te revoir. Tout passe excepté le sentiment que je te porte.
Quelle singulière personne tu es, et dans tout ce que tu dis et par conséquent dans tout ce que tu penses!
Tu me dis, dans ta lettre du 9 janvier: «J'ai le malheur d'aimer l'ambition, j'aime tout sentiment qui pousse un homme à aller en avant.»
Ce mot est si fort à moi que je te permets tout au plus d'en partager la propriété. Je vais te le prouver.
Quand, en 1814, l'Empereur m'a permis de joindre les armes de sa maison aux miennes [315], j'ai choisi un motto pour mes armes. Je me suis arrêté plusieurs mois au mot de «Vorwærts» [316], que j'ai voulu demander. C'est la dissonnance de la fin du mot qui m'a empêché de le choisir définitivement, et je vois aujourd'hui que j'ai eu tort. J'ai trouvé que toute l'ambition permise à un homme se trouvait concentrée dans ce mot; il porte à la fois sur l'individu et, à mon avis, bien plus encore sur ses devoirs. Un petit scrupule de peu de valeur m'a empêché de choisir le mot—le fait étant dans mon 172 cœur et dans mon essence, je te plais. J'ai inventé Kraft im Recht [317] que je porte maintenant. Si tu veux savoir quels sont mes principes politiques, tu en lis le manifeste dans ces trois paroles.
Quant à l'ambition, mon amie, ne dis pas que tu l'aimes. Il en est une détestable et une autre qui seule porte aux belles choses, les seules grandes. Toute ambition qui se borne au calcul de se pousser soi-même est condamnable; celle qui vous porte à pousser la cause est la force motrice de tout bien. Je n'en ai et n'en admets point d'autre. C'est aussi celle que tu aimes, la seule que tu puisses aimer. Une âme comme la tienne ne veut que ce qui est utile, car tout ce qui ne l'est pas n'est pas digne de tes regards. Or, l'individu n'est rien et la chose est tout. Je ne puis plus être rien de plus chez moi que je ne suis; ma carrière est finie; je l'ai parcourue sans jamais penser à moi, sans jamais demander rien, sans même avoir voulu me charger de tant de responsabilités! Si j'avais de la mauvaise ambition, je serais content d'être ce que je suis; or, je ne le suis pas. Mon ambition est de faire et bien; c'est elle qui me console en partie des immenses sacrifices que je lui porte. Sais-tu quelle a été la sensation que j'ai éprouvée le jour où j'ai été tout ce que je puis être? J'ai manqué pleurer de la perte de ma liberté, et je me suis sauvé par l'idée que le plus méchant des sots ne trouvera plus moyen de croire que je fais pour devenir, que je marche pour monter. Quand je marche, mon amie, c'est pour arriver, et ma personne est maintenant hors de jeu. Je me trouve placé à la tête d'intérêts immenses; 173 je ne suis pas un moment dans la journée où je n'aie le sentiment de ce que je dois à la confiance d'un homme que j'aime parce que je l'estime; chaque erreur que je commets porte sur à peu près 30 millions d'hommes; je ne crains que des erreurs, car je puis me garantir mes intentions. Crois-tu, mon amie, que placé ainsi, je puisse nourrir un sentiment quelconque d'ambition relatif à moi?
Ce 2 février.
Quelles bonnes journées! Gordon [318] m'a envoyé ce matin des dépêches que venait lui porter un courrier de son gouvernement. J'y ai trouvé une lettre de toi, bien empaquetée et bien bonne. C'est ton numéro 11 du 21 janvier. Tu étais bonne, tendre et triste, ce 21 janvier. Il t'est arrivé ce qui m'arrive. Quand il m'arrive de rêver d'un être que j'aime, qui est loin de moi, je passe toujours la journée suivante dans un état que je ne puis te faire comprendre que par les mots de «wehmüthige Stimmung» [319]. J'ai beau vouloir me distraire, la journée a hérité de la pensée de la nuit; je 174 ne parviens pas à en sortir; elle pèse sur mon âme, elle accompagne ou suit toute idée étrangère à son objet. Mon amie, je te remercie de cette nouvelle ressemblance.
Tu me dis: «Je vaux mieux ou moins que toi.» Je t'accorde avec grand plaisir le mieux, je rejette le moins et je suis prêt à décider que nous valons l'un ce que vaut l'autre. Mon amie, c'est dans cette conformité entière—si rare à rencontrer—que se trouve le lien qui nous lie. Combien, si j'étais avec et près de toi, tu aurais de raisons de ne plus douter de cette entière conformité!
Tu me dis que tu m'aimes plus que tu m'as aimé? Je le crois: tout dans ce monde avance ou recule. Rien, et la pensée moins que toute autre chose, ne reste stationnaire.
Tu me rappelles que je t'ai prédit que tu aimerais mes lettres et moi en suite de mes lettres. J'en étais certain, et je ne te l'eusse point dit, si je ne l'avais été. Je sais que mes lettres expriment ma pensée; je sais que ma pensée te convient; je sais enfin que si je cherchais à t'écrire des lettres guindées, tu ne m'aimerais pas. Tu as appris à te confirmer par mes lettres dans vingt vérités que tu as eu la bonté d'accorder sur parole. Tu as été confiante et tu t'en sais gré. La confiance est une chose si forte et si grande qu'on peut finir par la regarder, dans des cas donnés, comme la source de tout bonheur comme de tout malheur. Moi, mon amie, je ne mériterai jamais le reproche d'avoir fait ton malheur. Je resterais cent ans en liaison avec toi—ce bonheur n'est pas d'ici-bas—que tu me retrouverais à la fin le même pour lequel tu as bien 175 voulu me prendre au commencement de notre connaissance. Il est un élément en moi qui ne change pas, qui ne vieillit pas, que rien ne saurait faire dévier de sa ligne: c'est le cœur. Mon cœur a cherché à dix-huit ans ce qu'il a trouvé à quarante;—mon amie, crois-tu que je puisse jamais vouloir céder ma propriété pour rentrer dans le vague? Il t'en ira de même, tu ne me quitteras plus. Si, par la plus cruelle des destinées, je devais ne pas te voir de longtemps, si notre plus prochaine rencontre ne pouvait avoir lieu que dans un âge beaucoup plus avancé, nos âmes n'en feraient pas moins qu'une seule. Deux essences, confondues comme les nôtres, ne se séparent plus et, si la faculté existe, elles sont liées bien au delà des bornes du temps physique. C'est à nous à chercher à ne pas le voir s'écouler loin de l'autre. La volonté de l'homme est, après le Destin, la plus forte des puissances. Crois que je sais vouloir et fie-toi à cette force que le ciel a placée dans mon âme. Veux, de ton côté; soyons prudents et nous arriverons au but.
Je n'aime pas te faire de reproches, et pourtant faut-il que je t'en fasse un. Comment es-tu encore à trouver dur que tu ne rencontres pas ton cœur dans ton ménage? Ce bonheur, sous le point de vue du sentiment de l'amour, n'est réservé qu'à une faible somme de ménages privilégiés. Je ne crois pas qu'il se rencontre jamais dans ceux qui s'établissent dans la première jeunesse; la sécurité de la possession dans l'âge des passions, dans celui de la force et de la fleur de l'imagination, tue le charme de la propriété. Je nie catégoriquement que jamais il puisse se rencontrer dans les mariages d'amour entre jeunes gens. Or tu es dans le premier de ces cas.
176 Tu étais une enfant quand tu t'es mariée [320]. Tu as été placée dans une attitude qui n'est pas conforme à la marche de la nature dans les femmes. La jeune fille a besoin d'aimer sans plus; l'amour se présente à elle tout spirituel; le corps, la partie matérielle ne lui apparaît pas; elle ignore que c'est elle qui la pousse et qui éveille en elle un sentiment inconnu, mais plein de charmes. On jette une jeune personne entre les bras d'un homme qui commence par ce qui devrait être la fin; dès lors, la marche même de la nature est intervertie, et elle ne l'est jamais impunément. Le fait qui devrait ne jamais être qu'une récompense tourne en dégoût et le succès en défaite. L'âme s'affaisse sous le poids de ce régime, qui devrait être inconstitutionnel (tu vois que je suis libéral) et elle reste comprimée jusqu'au premier moment où elle prend son essor. Le ménage ne paraît plus alors qu'une dure nécessité—le devoir, un poids souvent insupportable—il semble un obstacle au bonheur. L'âme entre en révolution, elle brise des liens qui lui semblent injustes; elle se fonde sur une forte déclaration des droits de l'homme. Elle croit trouver le bonheur tout autre part que dans ce qui lui est imposé comme autant de devoirs; la vie s'use dès lors en contraintes, en désirs, en recherches, en espérances déçues, en erreurs dans les choix, en regrets. L'âge vient, le roman cesse et les faits se représentent de nouveau dans toute leur simplicité. Heureux ceux qui n'ont point de reproches fondés à se faire, à cette époque reculée, de s'être préparé une source de regrets amers et éternels!
177 Mon amie, ne trouves-tu pas que j'ai raison?
Mais en quoi as-tu tort?
Dans le fait que tu regrettes ne pas trouver dans ton ménage ce qui ne peut s'y trouver, et en cherchant ce qui ne se trouve pas dans ton mari, est la cause de tes regrets. Tu m'aimes, tu m'aurais épousé à quatorze ans: tu ne serais pas plus avancée en bonheur, sous le point de vue de ce que tu appelles l'emploi du cœur, que tu ne l'es. De l'amour, mon amie, ne va pas le chercher dans le ménage; ta conscience te fera le reproche d'aller le chercher hors de lui: je ne dis pas que cette partie législative de ton être ait tort. Je respecte avant tout la loi. Je suis assez faible pour y manquer quelquefois. Mon amie, pardonne-moi cette faiblesse: tu la partages; nous avons donc tort tous deux, sans avoir sans doute une autre excuse que le fait.
Il n'existe pas une loi qui ne soit fondée sur l'application de la plus pure morale. Mais la force des circonstances a dû engager souvent le législateur à renforcer les termes de la loi, et la plupart de ces circonstances tiennent à la réunion des hommes en société. L'on se marie pour avoir des enfants et non pour satisfaire le vœu du cœur. La société exige que telle soit la règle, mais le cœur s'y soumet bien difficilement; il finit ordinairement par regagner ses droits, et je suis convaincu que les bons ménages ne seraient fréquents que si les unions avaient lieu entre hommes de quarante et femmes de trente ans. L'un et l'autre des deux partis saurait alors qui choisir. Ta gouvernante t'aura dit cent fois: Pensez d'abord et puis agissez! Ta mère te l'aura répété: et l'on t'a fait faire l'affaire de la vie 178 avant que tu aies même eu la faculté de penser et de savoir ni ce qu'est la vie, ni quelle en est l'affaire.
Le monde, mon amie, marche d'après les besoins de la société; le cœur a souvent bien de la peine à s'y soumettre. Mais ne va pas en chercher la cause hors toi-même.
Quand je t'ai dit, il y a longtemps, que je voulais que, pour me plaire, tu fusses bien pour ton mari, j'ai senti que je te donnais l'un de ces conseils que peu d'hommes savent donner. Mais, mon amie, tu dois m'aimer pour ce fait, car toi, tout juste toi, tu n'aimeras jamais dans l'homme que tu trouves digne d'être ton ami que ce qui est bien en soi-même ou pour le moins sage, dans une circonstance donnée. Le sommes-nous de nous aimer comme nous le faisons? Je l'ignore, mais ce qui est certain c'est que je ne saurais faire autrement.
Ce 3 février.
En parcourant ce matin ta lettre no 9, je n'ai pu m'empêcher de rire de ta colère contre N[eumann], de ce qu'il a bâillé pendant que tu lui parlais de moi et de nous. Ma bonne amie, c'est que N[eumann] n'est pas amoureux de moi. Et que Dieu garde qu'il le devienne jamais! Que ferais-je de son sentiment? Le métier de confident est le plus détestable qu'il y ait. Il ressemble aux charmes de celui d'un conducteur de diligence. T'es-t-il arrivé quelquefois de devoir lire des lettres d'amour adressées à une autre que toi? Elles me font l'effet d'un remède qui porte au cœur à force d'être fade. Mais aussi faut-il convenir que, sur mille, il n'en est pas une qui ne soit l'expression de la folie, de la déraison 179 ou de la bêtise. Les pires de toutes sont celles qui sont rédigées dans le but de masquer la nullité complète de leur auteur. Le remède alors est pire que le mal.
Crois-tu encore à la possibilité que je puisse exister dans une liaison avec une petite sotte? Ne va pas croire que j'aime à écrire. En voyant les volumes que je t'écris, tu pourrais bien être tentée d'en admettre la chance. Je n'écris que quand je ne puis faire autrement; je ne t'écris pas par plaisir, mais par besoin et ce besoin tourne en bonheur. Je n'ai jamais ni correspondants ni correspondantes. Je n'écris que sur des in-folio. Je voudrais pouvoir trouver un autre mot que celui d'écrire, quand il s'agit de toi. Je te parle, je cause avec toi, tu es devant moi, en moi, partout. J'ai même la réputation du correspondant le plus détestable, le plus paresseux du monde; c'est, de toutes mes réputations, à la fois la plus vraie et la plus fausse.
Dis-moi qui sont les deux Anglaises desquelles j'ai été amoureux? Je ne me souviens d'aucune. Les Anglaises sont singulières. Leurs manières sont tellement à l'avenant que l'on serait tenté de croire, quand on ne les connaît pas, qu'elles sont à laisser ou à prendre sans plus. Elles sont si étonnées, quand elles rencontrent un homme qui leur parle avec un peu de suite, qu'elles portent sur-le-champ le même jugement sur son compte, jugement qui certes est moins hasardé. Mais, de l'amour, même les apparences de la cour qui précède l'amour, je te jure que je ne me sens pas coupable de ce crime envers aucune insulaire. Si je n'avais passé six mois à Londres à l'âge de dix-huit ans [321], je ne pourrais pas 180 répondre en conscience si les femmes anglaises sont de la même espèce que celles d'en deçà de la Manche. Dis-moi, bonne amie, lesquelles de vos femmes se vantent, ce qui serait me faire trop d'honneur, et quels sont les imbéciles qui m'en font assez pour me taxer de fortunes aussi mauvaises que je regarde l'être toutes celles que l'on peut avoir avec des caillettes. Et tu m'assures que mes belles le sont!
Ce 4.
Mon amie, tu m'aimes bien, car tu aimes l'Autriche que tu n'aimais pas! Je ne te permets pas de ne pas m'aimer, mais je suis assez juste pour ne pas trop savoir pourquoi tu m'aimes tant; d'un autre côté, je ne te pardonnerais pas de ne pas aimer l'Autriche, car elle est bonne. L'un des bonheurs de ma vie serait de te voir l'aimer en suite d'un long essai. Tu l'aimerais alors de conviction, tout comme tu l'aimes aujourd'hui par entraînement. Sais-tu ce qui t'arriverait? Tu finirais par l'aimer plus que je ne l'aime, car l'on a beau l'aimer, l'on se lasse de porter un fardeau, et celui que je porte est lourd.
Tout ici est bon: je ne connais pas un fait basé sur un principe ou faux en lui-même ou condamnable. C'est le régime qui, au monde, respecte le plus tous les droits et garantit le plus toutes les libertés. Notre essence n'est point connue: elle ne saurait l'être, car nous ne parlons guère et le monde est plus enclin à croire sur parole à ce qui n'est pas qu'à se douter de ce qui est sans paroles. Notre pays, ou plutôt nos pays, sont les plus tranquilles, parce qu'ils jouissent sans révolutions antérieures de la plupart des bienfaits 181 qui incontestablement ressortent de la cendre des empires bouleversés par des tourmentes politiques. Notre peuple ne conçoit pas pourquoi il aurait besoin de se livrer à des mouvements, quand, dans le repos, il jouit de ce que le mouvement a procuré aux autres. La liberté individuelle est complète, l'égalité de toutes les classes de la société devant la loi est parfaite, toutes portent les mêmes charges: il existe des titres, mais point de privilèges. Il nous manque un Morning Chronicle!
Tu crois que je suis libéral dans le fond du cœur? Oui, mon amie, je le suis et même au delà. Je te parlerai un jour, quand je ne serai pas à ma 34e page, de mes principes à ce sujet, et ne t'en effraie pas: je te prouverai que tu n'es pas de l'opposition. Tu aimes l'esprit, mon amie, et tu as raison; mais ton esprit est si droit et si positif que tu aurais beau faire, tu ne saurais dévier de la ligne pratique, et c'est tout juste celle qui ne l'est pas qui conduit à l'opposition. Rien n'est facile comme la critique; rien même n'est utile comme elle, hors le bien faire. Sur cent critiques, il n'en est pas un qui sache le dernier. Toi, mon amie, tu as ce que les femmes ont si rarement et de même ce qu'elles ont toutes. Tu es homme pour l'esprit, femme pour la finesse du tact. Tu es charmante, ma bonne D.; tu es ce qui me faut; je ne veux plus que toi. Ne te fâche pas de ces aveux et n'oppose rien à mes vœux!
Je suis occupé maintenant, depuis trois jours, de l'occupation la plus sotte du monde. Nous avons ici l'ambassadeur persan [322]. Ce diable d'homme veut 182 tout ce l'on ne peut vouloir et se refuse à tout ce qu'il doit. Il existe chez nous une étiquette très sévère pour la réception des ambassades orientales. Mirza-Abdul-Hassan-Khan—nom doux à prononcer—est une espèce de Chinois pour l'étiquette [323]. Nous avons terminé 183 avec lui; je vais le recevoir, et dimanche il aura son audience solennelle chez l'Empereur. Le cœur, mon amie, reste bien vide dans ces occasions, et, comme tout cependant me ramène à toi, même les ambassades persanes, je lui veux du bien, vu qu'il est l'un de tes enfants. Il se rend d'ici à Londres, et tu l'y as peut-être déjà vu une fois. Il a ici avec lui une esclave géorgienne, de laquelle le grand vizir lui a fait cadeau [324]. Je suis fâché que cette attention n'ait pas également lieu dans la Chrétienté. Je sais bien quelle esclave j'eusse demandé à ton Empereur, à la suite de l'entrevue d'Aix-la-Chapelle! Mon Dieu, comme j'aurais eu soin de cette gentille personne! Comme je la logerais bien, comme elle ne manquerait de rien et combien je serais bien plus à elle qu'elle ne pourrait jamais être à moi!
Ce 5 février.
Dans l'une de tes lettres, tu te plains de la société dans laquelle tu vis. Mon amie, la mienne n'offre guère plus de charmes. Il y a des êtres qui se contentent souvent de peu de chose, et beaucoup de monde 184 et de bruit est peu. Je ne suis pas de ces gens-là. Je déteste ce que l'on appelle le monde; j'aime l'occupation et un cercle étroit, bien connu, sûr et aimable. Tu sais que les numéros 1 sont toujours placés sous les lustres. Eh bien! c'est peut-être pour cela que d'autres ne trouvent place que dans les coins, et c'est dans ces coins que se trouvent toujours l'esprit et la grâce. Il n'est pas un pays plus stérile que le nôtre en hommes aimables; les femmes valent mieux, mais les classes sont par trop tranchées; il n'en existe guère qui aient à la fois de l'esprit et du charme. Les femmes spirituelles chez nous sont ordinairement loin d'être aimables, et celles qui, au premier abord, paraissent aimables manquent d'esprit. Aussi n'en existe-t-il pas une ici qui pourrait me faire passer avec plaisir une soirée à ses côtés.
Ma société se compose de tout ce que porte le pavé de Vienne et de quelques hommes: ces derniers sont étrangers et en petit nombre. Je vois habituellement du monde tous les soirs à commencer de 9 heures. Les ennuyeux se sont donné le mot de se présenter en masse les dimanches et les jeudis, les médiocres viennent les lundis et les vendredis. Huit ou dix personnes—et ce sont celles qui sont bien—viennent à peu près tous les jours, et, les mauvais, nous ne nous renfermons dans notre coin que vers minuit où nous restons à causer jusqu'à 1 ou 2 heures. Ma pauvre amie, c'est dans ce coin—et ça surtout chez toi—que ceux qui se réunissent chez moi seraient bien et que tu le serais à ton tour. Il faut au milieu de plusieurs hommes, l'esprit d'une femme spirituelle. Tout prend une face nouvelle; les idées gagnent en fraîcheur 185 et rien n'est comparable au genre de finesse et de tact qu'une femme aimable sait déployer dans l'intime réunion. J'ai passé les meilleures années de ma vie dans ce genre de vie; ma vie même y a été formée par la première liaison que j'ai eue. La femme qui m'a permis de l'aimer à dix-huit ans [325] était aimable; elle avait une tante d'un esprit très supérieur et qui ne souffrait que d'aimables entours. J'ai, en apprenant à connaître le monde, vu que rien n'est facile comme de faire valoir l'esprit que l'on a, et que rien n'est ridicule comme de courir après celui que l'on n'a pas. J'ai commencé par où ordinairement l'on finit. Aussi, arrivé ici pour la première fois à l'âge de près de vingt et un ans, on a voulu absolument m'en donner trente. Depuis que je suis formé, je manque du premier élément de mon bonheur social. Mon amie, si tu étais ici, comme je n'en manquerais plus!
Tu as raison: il y a beaucoup de femmes aimables en Angleterre; je connais beaucoup Lady Harrowby [326] c'est-à-dire autant que l'on connaît un être que l'on a vu journellement pendant quelques semaines. Elle est 186 bonne et peut-être aimable. Tu me dis qu'elle l'est tout à fait, et je le crois.
Après tout, je suis difficile à servir. Une femme peut bientôt me paraître au-dessous de ce que je lui désirerais d'esprit—et elle peut en avoir trop. Mais ce trop ne porte jamais sur la manière de l'énoncer. J'ai passé beaucoup de temps près de Mme de Staël [327]: elle m'a étonné sans me charmer. Je ne conçois pas comment elle a pu jamais entraîner. J'ai d'autant plus de raisons d'assurer qu'elle n'aurait pu m'entraîner, qu'elle l'avait voulu et avec une véritable assiduité et recherche. Ma première connaissance avec elle date de Berlin, où elle a passé un hiver. J'étais continuellement avec elle et elle voulait être davantage avec moi. Nos vues ne se sont pas rencontrées. Les facilités m'ont semblé autant de difficultés insurmontables. Son esprit m'a fait mal, ses gestes m'ont fait peur. La femme-homme me tue.
Son salon, loin d'être agréable, ressemblait au forum, et son fauteuil, à une tribune. Elle voulait des esclaves enchaînés à ses pieds, tout en ayant l'air de vouloir se soumettre. Je répugne à la domination et à l'esclavage; je désire un échange d'idées libres; je désire beaucoup quand j'aime, et il faut que le tout ne 187 ressemble pas à une grâce et bien moins encore à une punition.
Mon amie, plus j'y pense, plus je veux toi et moins je veux tout ce qui n'est pas toi.
Je n'ai plus donné de baiser aux joues roses et rebondies. Je ne l'ai point fait avant d'avoir reçu la lettre et je le ferai bien moins après. Il est des baisers qui n'en sont pas; je n'en donnerai plus même de ceux-là. Mon amie, es-tu contente de ton élève?
Ce 6.
Tu liras dans les feuilles la ridicule cérémonie que j'ai eue hier et que de nouveau j'aurai à compléter après demain. J'ai donné la plus belle audience possible à ton fils de Persan [328]. Ce n'est que par délicatesse que je ne lui ai point parlé de sa gentille maman. Ton enfant, au reste, ne te ressemble pas.
Une foule de curieux et de curieuses étaient réunis dans mes salons. J'ai reçu le poupon au milieu de l'un d'entre eux, assis sous le lustre, en face de lui, le chapeau 188 sur la tête, ne ressemblant pas mal à un imbécile impotent, me levant pour recevoir une lettre de S. M. le Chah [329], me rasseyant, me relevant et ainsi de suite.
La lettre du Chah est curieuse pour les titres qu'il me donne. Je te prie de ne plus m'en donner d'autres et je te les envoie à cet effet en traduction. Le mot d'ami est si peu de chose, en comparaison de tant de mots! Tu es si courte et si laconique en me disant ce mot de trois lettres, que je te prie de me traiter dorénavant avec un peu plus de dignité. J'ai grandi de beaucoup depuis hier.
Dans la lettre du Chah, il se trouve une phrase qui, à ce que m'assure le drogman, est un proverbe en Perse qui est joli: Es führt ein Weg von Herzen zum Herzen [330]. J'avoue que j'ai découvert ce chemin, mais je donne à faux aussi souvent que je tâche de m'orienter sur la route établie entre mon cœur et celui du Chah. Si, dans ce cas spécial, il en existe un, je crois qu'un funambule seul pourrait s'en servir.
Notre route, mon amie, est la plus large, la plus unie, la plus belle du monde. Je n'en connais point que je parcoure avec plus de plaisir et qu'il m'ait paru plus facile de découvrir.
Voici le titre que me donne le Chah. Tâche de l'apprendre par cœur:
/# Werkstätte des Vesierthums und der Erhabenheit; Ordnung des Ministeriums und der Grösse; Verstärkung der Ehre und Pracht; Bürge der Weltgeschäfte; Ordner der Zeitbegebenheiten; gesegneter Vesier von durchdringender 189 Urtheilskraft, die der des Jupiters gleicht (Jupiter la planète); ausser- und hochwürdiger, mächtiger und prächtiger, fester und standhafter, durchlauchtiger Vesier und Emir; herrlicher, grossmüthiger, ausserwürdiger, ansehnlichster, vortrefflichster, geliebtester, befreundetster; Maass der christlichen Grossvesiere; Muster der an Jesus glaubenden Grossen; Freund, bester, gütiger F. v. M., Grossvesier des hohen deutschen Hofes [331].
En as-tu assez? Eh bien! c'est la bonne moitié du titre. Le commencement de la lettre t'irait mieux qu'au Chah: Nachdem die Wangen dieser Briefbraut mit dem Rosenroth freundschaftlicher Anwünschungen geschmücket werden, ist folgende hochdero durchdringenden Verstande unverhohlen und klar [332].
Je n'y trouve de clair que l'ennui d'une pareille correspondance.
L'ambassadeur conduit avec lui une Circassienne dont le Reiss-Effendi [333] lui a fait cadeau en passant 190 par Constantinople. Tu vois que ta famille va être augmentée à la fois d'un fils et d'une espèce de belle-fille. Heureuse mère!
Ce 8.
Gordon me prévient qu'il va envoyer un courrier chez lui. Or comme P[aul] E[sterhazy] est encore ici et qu'il mettra quelques jours au delà du strict nécessaire pour vous arriver, je préfère ne pas te priver de cette lettre. Tu vois, mon amie, que j'ai l'ambition qu'elle te plaira. J'enverrai par Paul les feuilles qui manquent dans le no 13 et dans le présent no 14. Tu les feras entrer dans leur ordre naturel.
Mon amie, je voudrais bien être plus heureux que je ne le suis. J'ai beau me battre les flancs, je n'en suis que plus triste. Tu me manques comme un élément nécessaire au soutien de la vie, et tu es pour moi l'un de ces besoins que rien ne sait remplacer et sur l'absence duquel rien ne console. Ma bonne D., pourquoi as-tu pris tant d'empire sur moi?
Je te remercie de l'anneau et du crayon. L'un et l'autre sont charmants. Je porte le premier à mon cordon de montre, car il est trop large et trop étroit pour mes doigts. Je ne porte jamais d'anneau qu'au quatrième doigt: le tien me tombe du petit et il n'entre pas à celui qui le précède. Je vois, mon amie, que tu n'as pas bien mes dimensions. J'ignore comme tu as deviné celle de mon désir d'avoir un joli crayon. J'allais en acheter un et tu m'en as dispensé. Je n'ai 191 jamais fait une économie qui m'ait fait plus de plaisir.
J'espère que Paul pourra être chargé du bracelet. Je t'envoie également par lui un portefeuille à secret, tout juste de Huret. Je serai tranquille quand je te le saurai. Par un hasard singulier, on venait de m'en envoyer un de Paris, peu de moments après que je t'avais conseillé d'en faire venir un par N[eumann] [334].
Ce 9.
Je fais partir cette lettre, mon amie. P[aul] la suivra dans le courant de la semaine; je préférerais que ce fût en courant lui-même, ce qui cependant n'est pas dans sa nature.
Mes lettres ressemblent à des ouvrages publiés sous le régime d'une censure. Tu es placée sur le sol de l'entière liberté de la presse; les pages qui te manquent dans mes nos 13 et 14 te paraîtront une violation de la liberté générale, à toi surtout qui es si libérale! Mais ne t'en impatiente pas. Il te suffira de les recevoir pour que tu m'approuves de ne les confier qu'à Paul. Ne te casse au reste pas la tête pour savoir ce qu'elles renferment. Il ne s'agit que de nous; ne te fâche pas si je te dis que c'est tout juste ce qui m'intéresse le plus au monde.
Adieu, mon amie. L'Empereur part demain. Moi, je partirai d'aujourd'hui en quinze. Tu auras par Paul mon itinéraire le plus exact que je puis faire. J'aime que tu saches où je suis, faute d'être à même de te prouver que je t'aimerais partout où nous serions et, hélas! même partout où je serais. Mon amie, il n'y a dans ce monde plus qu'un petit coin qui me tente; le 192 monde est si grand qu'il devrait bien m'être permis de ne pas devoir le parcourir éternellement en long et en large, moi qui ne cours pas après le bonheur, et qui voudrais le trouver où je sais qu'il réside seul pour moi. Adieu, ma chère et bonne D.
Mon amie, tu sais que j'ai besoin de toi comme de la vie, ou plutôt que je ne crois plus avoir besoin de vivre que pour t'aimer. Dès que je finis un numéro, j'en commence un autre; je ne suis content que quand j'ai une feuille commencée; sans elle, je me crois seul; avec elle je ne suis guère heureux, mais les pauvres, mon amie, ne méprisent pas les miettes de la table du riche. Nous ne sommes pas riches tous deux! Et pourtant ne me trouveras-tu jamais disposé à troquer avec personne.
Je crois que je serai encore dans le cas de t'envoyer cette lettre par un courrier qui va se trouver à ma disposition peu avant ou à l'époque même du départ de Paul. Partant en même temps, il arrivera plus vite que lui, parce que Paul s'arrête à Dischingen [335] et à Paris, et parce qu'il est Paul.
Sa femme ne vous arrive pas encore, mais elle se promet à l'Angleterre au mois d'août ou de septembre prochain. Combien je serais heureux si tu voulais te promettre à l'Autriche!
Je commence à entrer dans les tourments du départ. Tu sais que rien n'est pire que tout ce qui précède une fin quelconque, et celle d'un séjour même est un peu 194 comme l'agonie qui n'est que la fin de la vie. Je crois que j'aime l'éternité, ne fût-ce que parce qu'elle ne la serait pas si elle pouvait finir. Il n'est pas un tourment, en fait de petites choses, qui ne soit réservé aux derniers moments. L'examen d'une conscience ministérielle n'est pas peu de chose en lui-même; j'ai peur d'oublier ce qui ne se présente pas à ma mémoire et ce qui, par conséquent, est oublié de fait; j'ai peur d'entamer ce que je prévois ne point avoir le temps de finir; j'ai peur de tout, mon amie, hors de toi, et je ne crains à la fois sérieusement que toi. Tu vois là un homme bien arrangé.
Mes enfants m'aiment tant, ou plutôt aiment-ils tant savoir ce que je fais, que la plus grande partie d'entre eux courent après moi. J'arriverai partout comme un pâtre avec son troupeau. Ma bonne amie, que n'es-tu Mme de Golovkine! La place, je crois, est vacante. Je ne l'ai jamais entendu parler d'un être féminin lié à lui; ce que je lui connais ne sont que des nœuds libres et volontaires que je me garderais bien de dissoudre. Mon amie, je te présenterais au Pape, et je parie que le Saint Père te trouverait charmante et que, de tous mes péchés, il me pardonnerait le plus facilement d'aimer ce qui est aimable, de croire à ce qui est raisonnable, de me fier à ce qui est bon et de tenir à ce qui est sûr. Il me paraît qu'en quatre thèses, je viens d'écrire l'histoire raisonnée de mon cœur; mes aveux sont si courts qu'ils ne doivent pas t'ennuyer.
Mon départ est définitivement fixé au 24 février, nouveau style. Je serai le septième jour à Bologne et par conséquent le 6 ou le 7 de mars à Florence. J'y trouverai le printemps établi, les jardins en fleurs, l'air embaumé et mon cœur sera vide.
195 Je fais le voyage dans les dispositions les plus heureuses: je suis décidé à trouver tout insipide, à ne jouir de rien, à m'ennuyer de beaucoup, en un mot à rouler et non à vivre.
Ce 13.
Ma journée d'hier a été l'une de celles qui ne m'étonnent pas, mais qui m'excèdent. Trois heures de conseil, trois heures de travail de bureau, trois d'audience et, pour surcroît de chance, deux de séance chez Lawrence. Ces deux heures se sont passées à ébaucher ma main droite. Comme je n'ai pas la moindre prétention à la beauté de mes mains, il m'est insupportable de perdre des heures pour les faire peindre. Si jamais tu la vois, cette main droite, dis-toi que je souffre de son immobilité; combien elle serrerait la tienne si elle était effectivement la mienne! Le portrait au reste est excellent en tout et pour tout. Il n'est plus méchant, je commence même à avoir peur que Lawrence ne l'ait un peu trop moutonné.
Bonne amie, penses-tu quelquefois à moi? Je crois que oui, et j'en suis satisfait. Si tu ne le faisais pas, tu serais la personne la plus ingrate du monde, oui, ingrate, c'est le mot, le seul qui convienne pour t'exprimer mon sentiment à ce sujet.
Ce 14.
Gordon vient de me prévenir qu'il expédiera un courrier demain matin, et c'est lui qui portera cette lettre à N[eumann]. Paul partira demain au soir avec ce que tu attends par lui en suite de ma dernière lettre. Paul est bien heureux, ou plutôt serait-il bien heureux à ma place! Quelle destinée bizarre que celle 196 du cœur humain! Je le crois très peiné de quitter la duchesse de Sagan, je ne crois pas qu'elle le soit autant que lui. La duchesse me reste et je vais la quitter sans aucun regret. Il y a quelques années que j'eusse donné beaucoup pour rester dans un même lieu qu'elle; aujourd'hui, sa présence ne m'est ni agréable, ni déplaisante: elle ne m'est rien.
Paul va te rejoindre: cela lui sera très égal. S'il restait ici, il serait heureux; si je partais pour Londres, je le serais à mon tour. Tant il y a que personne n'est ordinairement à sa place et que ceux qui s'y trouvent sont seuls heureux!
Tu vas me croire inconstant, et ce que je viens de te dire autoriserait le reproche. Tu vas croire que je puis aimer aujourd'hui et ne pas aimer demain. Rassure-toi, mon amie; tel n'est pas le cas. Ce qui a rapport à la duchesse est hors de mon genre et placé par conséquent sur une ligne très différente de la nôtre.
Madame de S[agan] est une femme très bizarre; elle est plus que cela: elle est décidément folle, mais d'une folie que je n'ai reconnue qu'en elle. Elle veut toujours ce qu'elle ne fait pas, et elle fait ce qu'elle ne veut pas. Telle est sa folie.
J'ai fait sa connaissance, il y a quinze ou seize ans pour le moins [336]. Elle était mariée et elle n'a plus voulu l'être. Elle s'est divorcée pour se remarier. Son mari de choix a cessé d'être son amant et même son ami le jour du mariage. Elle a voulu de moi comme amant. Je n'ai pas voulu. Elle s'est liée avec un ennuyeux anglais, M. King. Peu de temps après sa liaison, elle 197 n'a plus voulu de lui, et elle est revenue à moi. J'ai voulu me lier tout aussi peu avec elle la seconde que la première fois. Elle a pris au bout de trois ans un nouvel amant, pour le détester le lendemain du début. C'est alors que je l'ai prise comme l'on prend ce que l'on n'aime pas et même ce dont l'on ne se soucie guère. Elle a conservé son amant pour la forme: j'étais libre et ennuyé, et je la voyais quand et comme je voulais. Elle m'a aimé parce que je ne l'aimais pas. Au bout de plusieurs années, je l'ai trouvée libre et malheureuse. J'étais libre. Je l'ai vue beaucoup et elle m'a demandé si je ne voulais pas entrer dans des relations plus réglées avec elle. Je lui ai proposé une capitulation: je lui ai demandé six mois de fidélité. Je me croyais appelé à l'y maintenir; je croyais lui faire du bien en lui procurant du repos. Je ne l'ai jamais aimée; mais j'ai aimé les soins que je donnais à l'entreprise. J'ai fait banqueroute! J'ai vu que, de tous les éléments, le moins possible à rencontrer en elle, c'était la fidélité. Je me suis entêté, comme il arrive toujours dans les mauvaises affaires; j'ai usé cinq à six mois en patience, en remontrances, en ennui. J'ai rompu pour ne plus revenir [337]. Le lendemain de la rupture, Mme de S[agan] a voulu se tuer; j'ai tenu bon et... elle ne s'est pas tuée.
Voilà mon histoire avec elle; juge si je l'ai aimée, toi qui sais aujourd'hui ce qu'il me faut pour pouvoir aimer; juge de ce que je dois éprouver aujourd'hui sur son compte! De mes amis n'ont pas conçu comment je ne la haïssais pas. C'est que la haine n'est pas dans mon essence et que, pour haïr, il faut s'aimer plus que 198 l'on n'aime les autres.—Mon amie, de tous les êtres au monde, Mme de S. m'est aujourd'hui le plus étranger, et celui qui doit me le rester le plus, durant le reste de ma vie!—Eh bien! c'est elle qui reste, tandis que tu es à 400 lieues.
Ce 15.
Le courrier de Gordon part. Je lui confie cette lettre. Paul partira ce soir et il t'en portera une autre. Le courrier de G[ordon] mettra neuf jours à t'arriver. P[aul] en mettra près de vingt.
Mon amie, tu pourras m'écrire comme toujours, après que j'aurai quitté Vienne. Le courrier hebdomadaire de Paris se dirige droit sur moi. N'oublie pas que je m'éloignerai jusqu'au mois de mai, que, par conséquent, le retard de mes lettres ne tiendra pas à moi, mais à la cruelle distance qui nous séparera et qui augmentera à chaque pas que je ferai vers Naples. C'est le Vésuve qui servira de borne à ma course. La nature sert ici mes intérêts, et je crois que je verrai avec plaisir ce dernier terme à la distance qui doit nous séparer. Mon amie, je penserai à toi aussi souvent que je verrai quelque objet digne de mon attention. L'amour véritable élève l'âme—tu me l'as dit toi-même—et tout ce qui est beau et bien dans le monde semble destiné à lui servir d'hommage et d'autel. Je penserai à toi, je me sentirai entraîné vers toi et je me saurai gré de ce mouvement bien naturel de mon cœur. Tu sais maintenant quels seront les meilleurs moments que je passerai en Italie!
Adieu, mon amie. Continue à m'aimer et à me dire que tu m'aimes.
Enfin recevras-tu, mon amie, les feuilles qui te manquent. Tu les liras et tu comprendras pourquoi je n'ai pas voulu les confier à une occasion étrangère.
Tu reçois en même temps par Paul ou plutôt par N[eumann] le portefeuille. Tu trouveras ci-joint l'explication du secret. Je n'ai pas besoin de te dire pourquoi je l'ai arrangé de manière à ouvrir sur les nombres 1. 8. 1. 8. Cette année est la nôtre; elle est celle qui a donné à mon être une direction nouvelle, qui a été pour moi tout ce qu'elle n'a pas été pour d'autres, cette année, mon amie, est celle de notre hégire, et qu'elle le reste pour toujours! Mon amie, comprends-tu que je dois l'aimer?
Je te connais si peu que je ne sais pas si tu es adroite, c'est-à-dire adroite comme usage mécanique de tes doigts; je parierais que oui, car sans cela ne toucherais-tu pas du piano comme tu fais. J'espère donc que mon explication de la serrure suffira pour que tu puisses te servir du portefeuille. S'il n'ouvre pas sur 1. 8. 1. 8, ce n'est que parce que tu n'auras pas mis les numéros bien droit en face des signes du milieu. Si une fois tu as ouvert, tu ouvriras toujours. 200 Il n'y a que le premier pas qui coûte, en fait de cadenas comme en toute autre chose.
Je t'ai envoyé ce matin mon no 15 par un courrier de Gordon.
Mon amie, lis bien et avec attention les feuilles que je t'envoie ci-incluses, c'est-à-dire celles qui ont trait à notre avenir. Tu te convaincras que j'ai fait en cette occasion les mêmes calculs que toi. La plus grande distance peut séparer nos corps; nos âmes sont unies et leur pensée est uniforme. Tu es moi, mon amie; j'en ai eu le pressentiment et j'en ai la preuve aujourd'hui. Ce fait fait mon bonheur et il me comble de vanité. Ce n'est pas une phrase que je fais en te le disant.
Tu conçois que tous mes soins doivent viser à chercher toutes les occasions possibles pour aller te rejoindre quand et comment je le pourrai, et partout où tu pourras être. Les tiens réunis aux miens doivent tendre à te fixer près de moi. Le véritable bonheur se trouvera là; il sera placé au-dessus de la crainte de nous réunir pour nous séparer; le bonheur du jour sera le garant de celui du lendemain, et les seuls regrets que nous pourrons avoir seront subordonnés aux charmes et aux jouissances que peuvent procurer la constance et la durée. Mon amie, je ne te parle pas ici comme un jeune homme. Tout est raison en moi et dans mes calculs, et ma vie est trop avancée pour que, dans une question aussi grave que l'est celle de mon bonheur, je puisse me livrer à des légèretés et à des chimères, qui, en tout temps, ont été loin de moi, de ma pensée et même de ma conception.
Paul n'est instruit de rien. Je ne lui ai nommé ton 201 nom que comme j'eusse pu le faire si j'avais vu l'une des femmes les plus remarquables par son esprit et ses manières. Je ne lui ai rien dit de ce qui regarde notre cœur et notre avenir. Moins l'on a de confidents, mieux l'on est placé dans ce monde.
J'ai reçu il y a peu de jours une lettre de notre ami d'Aix-la-Chapelle. Il me charge de te dire mille choses aimables.
Je ne t'écris que ce peu de mots, parce que je suis pris par cent personnes et mille affaires et que je ne puis retarder le départ de Paul qui déjà n'arrive que trop tard.
Mon amie, pense souvent au meilleur ami que tu aies au monde, et dis-toi, aussi souvent que tu penseras à lui, que tu n'es plus seule au monde.
Je suppose que le courrier hebdomadaire de jeudi prochain te portera (s'il arrive juste à Paris) une nouvelle lettre de moi, et peut-être même avant que tu n'aies celle-ci.
Adieu, mon amie, crois-tu que je t'aime?
Ton bracelet n'est pas fini. S'il l'est pour jeudi, tu l'auras par cette occasion.
Paul a emporté mon no 16. J'espère que le présent ne précédera pas le no 16, quoique avec Paul l'on ne soit sûr de rien dès qu'il s'agit de promptitude.
Ma bonne Dorothée, je possède tes nos 12, 13 et 14. Je les ai reçus à la fois ce matin par le courrier hebdomadaire.
Je ne te gronde pas du contenu du premier. Tu m'aimes—et je m'en fâcherais? Tu es un peu prompte à me taxer de te dire une bêtise et je te le pardonne; mais ce que je ne te pardonne pas, c'est de te tourmenter pour rien. Que t'ai-je dit? Ce que je répéterai cent fois, à force de le sentir toujours. Je ne suis pas amoureux de toi, mais je t'aime!
Préférerais-tu le contraire? Voudrais-tu que je ne fusse pris que d'un feu follet? Que tout ce qui est vérité et évidence en moi sur ton compte ne fût qu'illusion et confiance? Préférerais-tu que j'aimasse en toi la jolie femme plus que tout toi, qui, heureusement pour toi et pour moi, renferme à la fois la plus belle âme dans une jolie enveloppe? Chaque sot, mon amie, peut être amoureux, mais il faut plus, bien plus, beaucoup plus pour savoir aimer. Or, console-toi, bonne amie, si tu aimes à l'entendre: je t'assurerai tant que 203 tu voudras que je suis amoureux de toi et que, si je ne me contente pas de ce mot, ce n'est qu'à force de t'aimer. Comment le moins ne se trouverait-il pas dans le plus? C'est pour la première fois que j'ai été grondé par un être qui m'aime de l'aimer trop.
Je te pardonne et je t'aime; je t'excuse parce que j'ai la conviction que je ne suis pas toujours bien clair dans ce que je dis. Je me suis arrangé une langue à ma façon; je ne sens pas comme le commun des hommes; je ne puis donc guère emprunter de leur dictionnaire amoureux. Tu apprendras, à force de l'entendre, ma langue; elle sera la tienne, car tout ce qui m'appartient est à toi et que tu auras tous les jours plus la conviction que je suis ta propriété. Uses-en comme tu le voudras; tu ne risques pas de la perdre, aussi longtemps que tu la regarderas comme tienne.
Maintenant que je ne te gronde pas, gronde-toi toi-même. Dis-toi que tout doute sur mon compte est une injure pour ton ami. Dis-toi que ce n'est pas dans ses paroles que tu aurais le droit de lui trouver des torts, et que ceux-ci ne peuvent se rapporter jamais qu'à des faits; qu'en admettre la chance même, c'est le peiner, et que tout ce qui tourne en tourment pour toi devient de la peine pour lui. Mon amie, ne te tourmente pas! Si tu le faisais, il y aurait dissemblance entre nous. Je n'en connais plus d'autre chance. Je t'aime comme tu m'aimes; je suis amoureux de toi comme tu l'es de moi; ta vie est la mienne tout comme la mienne t'appartient. Le présent et l'avenir sont un bien commun à nous; le passé n'est plus rien et notre âge date de trois mois.
Bonne amie, nous avons grandi bien vite, et jamais enfants n'ont fait des progrès plus étonnants que nous.
204 Parmi tous les reproches que je puis me faire, ne crains pas celui que je te dise trop combien je t'aime! Je trouve la langue si pauvre, dès qu'il s'agit d'exprimer l'amour, que je n'ai jamais peur de pécher par trop d'énergie dans l'expression. Et ma confiance en toi n'est-elle pas entière? Ne te semble-t-il pas impossible que je puisse nourrir un doute sur la force de ton caractère? T'aimerais-je comme je le fais, si je n'avais eu le bonheur de rencontrer en toi tout ce qu'il me faut! Oui, mon amie, tu es ce que je veux, tout ce que j'ai jamais voulu et ce que je n'avais pas rencontré avant que je te connusse. C'est bien moi qui ai le sentiment de quiétude qui accompagne toujours le voyageur sur la bonne route; je ne tends qu'à un seul but: ce but, c'est toi. Je ne fais qu'un calcul: il a rapport à toi. Si je trouvais le mot, je t'en dirais plus encore; si tu pouvais lire dans mon cœur même, tu ne me demanderais plus jamais rien au delà de ce que tu aurais trouvé. Crois-m'en sur ma parole: l'homme qui aime aime beaucoup; ce qui dans la femme même n'est qu'irritation, est force dans l'homme.
Ton Shakespeare a senti ce qu'il disait, en mettant dans la bouche de Juliette les beaux vers que tu me cites; il n'était pourtant qu'un homme et il n'avait que le cœur d'un homme. C'est dans son propre fonds qu'il avait puisé, en les écrivant, ces vers qui t'ont fait pleurer, et pleurer à cause de moi! Mon amie, gronde-toi beaucoup.
Ce 19.
Le no 12 est passé et je commence aujourd'hui par ton no 13. Merci du peu d'élégance que tu as mis à manifester ton sentiment, qui est bien placé parce qu'il 205 a rapport à ta conservation. Oui, bonne amie, que le trottoir soit bien sec quand tu l'essaies; ne mouille pas de jolis petits pieds qui m'appartiennent, change de bas pour moi, regarde-toi comme tout ce que j'ai de plus précieux et sois avare de mon bien! Dis-toi toujours en tout et pour tout que l'on n'a le droit d'user que de sa propriété et que le droit de mésuser n'existe pas du tout. Crois-tu que je tienne à mon bien? Que je voudrais en lâcher le moindre petit bout? A propos de bien, envoie-moi une mèche de tes cheveux.
Je t'ai parlé dernièrement de N[eumann] à propos de ta colère de ce qu'il n'était pas amoureux de moi. Aujourd'hui, tu parais un peu revenue sur son compte. Le pauvre Neumann doit avoir de notre amour par-dessus la tête! Mais il est excellent et l'un des hommes les plus sûrs que je connaisse. Il est au reste tout à fait mon élève; il a débuté dans la carrière près de moi à Paris et j'ai fait tout pour lui, car il mérite d'être bien traité. Mon amie, as-tu jamais remarqué combien son pied est grand? Je ne te cite pas ce fait comme un mérite, mais comme une curiosité.
N[eumann] court, à ce qu'il paraît, la chance des confidents de bonne mine. On va certes te le donner; je ne te dis pas de ne pas le prendre—car ce serait de trop—je ne te conseille même pas de le laisser, car je suis sûr du fait, mais je ne pourrais jamais empêcher que l'Angleterre ne vous suppose en relations intimes, si vous vous mettez sur le pied d'une correspondance télégraphique.
Mande-moi quelques détails sur St[ewart]. Que fait-il? Que lui fait-on? Que te dit-il? En un mot, parle-moi de lui. Comme il ne vient plus en Italie, ce dont je 206 suis fâché, j'emmènerai Gordon. Je n'aurai que six ministres étrangers avec moi! Pourquoi M. le c[omte] de L[ieven] n'est-il pas du nombre?
Tu as très bien fait de remettre nos archives à N[eumann]. De toutes les précautions, c'est la moins inutile, si toutefois il en existe une qui ne le soit pas! Le portefeuille que tu auras reçu par Paul est un bon remède, pour autant qu'il n'existe point de voleurs ni de canifs. J'ai toujours vu que l'on trouve, quand l'on cherche avec esprit, et rien n'en donne comme la jalousie. Tu vas croire que j'aime la jalousie. Je ne te ferai pas le plaisir de te dire oui.
Je ne te passe pas ton sentiment pour le Grand D. C. [338]. Il a de l'esprit, il peut même avoir du cœur, mais la dose se fond dans une mer de défauts, des défauts as boundless as the sea [339] et pour le moins aussi deep [340]. Il est des hommes qui, s'ils n'étaient pas ce qu'ils sont, ne seraient pas comme ils sont, et qui de même s'ils n'étaient pas ce qu'ils sont, seraient si fortement 207 confondus dans la foule que le monde ignorerait leur existence, sans qu'il en résulterait la moindre perte. Si tu savais comment je juge les habitants des régions hautes, tu me croirais tout à fait Jacobin! J'ai tant vu de faits, de choses et d'hommes; j'ai été en contact avec une si grande foule d'habitants de ces régions, que je sais ce qui en est. Je n'ai, au reste, pas eu besoin de cette expérience pour arriver à ce résultat. Jette un regard sur la société et comptes-y les hommes! Que de centaines ne faut-il pas pour en découvrir un, et combien de ces élus seraient perdus, s'ils étaient placés sur un autel, entourés du poison de l'erreur, de l'ignorance, de la bassesse et de la flatterie! J'ignore si je vaux beaucoup, j'ai même peur quelquefois de ne pas valoir trop et toujours de ne pas valoir assez. Eh bien! j'ai la conviction que si, dès mon enfance, l'on m'avait assuré que je suis admirable, je serais devenu pitoyable. Le mépris seul eût pu me sauver! Bonne amie, ne gâte pas le G[rand] D[uc]. Il y en a déjà tant qui s'en chargent! Après tout, je conçois que tu lui rendes toute la justice qu'il mérite, et tu vois que je sais qu'il y a du bon en lui.
Ce 21.
La peine que t'a faite la première lettre dans laquelle je t'ai parlé de la D[uchesse] de S[agan] me prouve que tu auras été effrayée de m'en entendre parler une seconde fois dans ma dernière lettre. Or, il est de fait qu'en t'écrivant par Paul, j'avais oublié que je te l'avais déjà nommée; ce malheur m'arrivera souvent dans notre longue correspondance. Je t'écris toujours du premier jet, sans ordre, sans calcul, sans effort. Je 208 puise toujours dans le même fonds: ce fonds, c'est mon cœur. Ma tête n'est pour rien dans mes lettres. Aussi ne peuvent-elles avoir de valeur que pour toi. Je prends ce qui me tombe sous la main, je le couche sur le papier. Si je me répète, pardonne-le-moi.
Comment as-tu pu t'effrayer de ce que je t'ai dit sur le compte de Mme de S[agan]? Comment n'es-tu pas arrivée à ne pas confondre le remède avec le mal? Si tu as lu ma dernière lettre dans les mêmes dispositions que la première, tu auras été femme à prendre pour de l'amour ce qui n'est en moi que pitié et mépris, ce qui surtout tient trop du dernier pour pouvoir même tourner en haine! Quelle chose singulière que le cœur humain, mon amie! Comme il peut obscurcir le raisonnement, ou plutôt comme il peut le faire taire! Mais, parce que tu es comme tu es, je te dirai que Mme de S[agan] n'est pas un être vivant pour moi et qu'il (sic) ne peut même plus devenir un être de raison, vu l'excès de sa déraison. Tu vois que, sans toi, même, elle m'est et ne sera jamais pour moi qu'un objet de dégoût, malheur duquel l'on ne se sauve pas avec moi. Et toi, mon amie, pour qui te comptes-tu? Comment peux-tu croire que toi dans mon cœur puisse ne pas le remplir assez pour ne pas en exclure toute autre que toi? Bonne amie, tu me connais encore bien peu! Je me fais quelquefois illusion sur le contraire et tu me rappelles à l'ordre.
Je t'ai écrit dernièrement que, quand je rêve, je suis pendant vingt-quatre heures dans une disposition particulière et qui jamais n'est gaie. Eh bien, j'ai rêvé la nuit dernière que j'étais à Londres; je suis allé à Drury Lane et, peu après mon arrivée dans la salle, je t'ai vue 209 arriver dans une loge vis-à-vis de la mienne. Tu m'as reconnu sur-le-champ. Ton mari était avec toi. Tu m'as fait signe de ne pas venir chez toi. J'étais avec N[eumann]. Je te l'ai envoyé, et il est venu me dire que Londres n'était autre qu'Aix-la-Chapelle et que tu n'entrevoyais pas la possibilité de me voir. J'ai alors quitté ma loge pour une autre à côté de la tienne. Tu avais à ta place un petit rideau que nous avons fait passer alternativement sur nos deux têtes pour nous parler sans être vus. Tu m'as répété ce que tu m'avais fait dire par N[eumann]. J'étais au désespoir. Le spectacle fini, j'ai été chez Lady Castlereagh; j'ai vu Milord, Verrine et Fury [341]; je ne t'ai pas vue. Lord C[astlereagh] m'a demandé si je ferais quelque séjour. Je lui ai dit que non, que je repartirais dans la nuit même. Il m'a demandé pourquoi j'étais venu. Je me suis réveillé en sursaut au lieu de lui répondre.
Bonne amie, cette nuit et ce rêve même n'ont point été plus décisifs que ceux à l'Hôtel de Bellevue [342]! Mon amie, il y a entre toi et moi de terribles séparations que mes rêves mêmes ne semblent pas pouvoir franchir! Je vois bien que, pour les abattre, il faut que toute ma tête s'en mêle, et je te réponds qu'elle ne restera pas en défaut dans le premier intérêt de ma vie!
Ce 21.
J'ai retardé mon départ d'ici de trois jours. Je ne partirai que le 27. Je veux attendre ici le courrier de Paris qui arrive le jeudi, et pouvoir répondre le vendredi. Je 210 trouverai toujours l'Empereur à Bologne, et bien assez tôt, tout juste parce que, de Bologne à Londres, [il y a] plus de 150 lieues de plus que de Vienne! Ma fille y viendra à la même époque que moi. Elle est le bon côté de mon voyage et le seul que je lui connaisse. Tu as appris par le dernier courrier que tu auras toujours à tes ordres les mêmes moyens de correspondance avec moi qu'à présent.
Les affaires vont mal en France [343]; elles n'iront pas en mieux. La France est l'un des pays que je connais le plus: il n'est pas un des hommes employés ou qui pourraient l'être que je ne connaisse à fond. Le gouvernement (qui ne mérite guère ce nom) a commis faute sur faute. L'aventurier [344] a creusé un abîme sous les pas de ceux qu'il voulait servir de la meilleure foi du monde. C'est lui en grande partie qui a mené les choses là où elles sont: je le lui ai dit avant, pendant et depuis son intrigante existence. Avant, il a voulu faire ce qu'il n'a pas fait; pendant, il a fait ce qu'il ne devait pas faire; aujourd'hui, il ne sait que faire. Les paroles lui restent; elles ne lui manqueront jamais, mais les paroles n'ont jamais sauvé!
Mon amie, une seule heure de bonne causerie, à la suite de quelques heures de bonheur! Comme tu me comprendrais et combien tu trouverais que je puis avoir raison dans de très graves questions!
Tu me demandes dans ta dernière lettre si je connais Lord Lansdowne? [345] Certes, je le connais depuis 211 longtemps et beaucoup. C'est positivement un homme d'esprit, et de cet esprit d'opposition qui seul a du fond, c'est-à-dire qui seul a assez de valeur pour pouvoir servir de base à des actions. C'est tout juste dans la distinction que je fais ici de l'esprit que se trouve la preuve que, toi, tu n'as pas cet esprit que l'on nomme vulgairement de l'opposition et qui s'use en paroles, en vaines critiques, quelquefois spirituelles et plus souvent oiseuses. Si tu étais homme, tu eusses été appelée à de hautes destinées. Avec ta tête et ton cœur, l'on va à tout, parce que l'on ne se borne pas à ergoter sur les faits d'autrui, mais que tout porte sur le besoin d'agir soi-même et de faire bien, advienne que pourra! Ton pays, mon amie, a perdu beaucoup à ce que tu ne sois pas un homme; moi, d'un autre côté, je gagne tant à ce que tu ne l'es pas que, pour la première fois de ma vie peut-être, je suis heureux du malheur de tout un empire.
Je connais également Lady Grenville [346]. C'est l'une 212 des personnes que j'ai vues le plus à Londres, lors du dernier mais court séjour que j'y ai fait [347]. Elle a été à Paris en 1815, où je l'ai revue dans la foule. Je sais qu'elle est aimable et je suis même tenté de l'aimer beaucoup, depuis que je sais qu'elle est ton amie. Si je viens à Londres, tu me défendras d'abord de la voir, injuste personne que tu es!
Lord Lauderdale [348] est de mes connaissances depuis 1794, la première fois que j'étais à Londres. Depuis je l'ai vu terriblement embarrassé de sa personne, lors de sa négociation à Paris du temps du ministère de Fox. Après avoir passé sa vie à dire du bien de la Révolution française, la malheureuse opposition s'est trouvée dans le cas de traiter avec son aimable résultat. J'étais ambassadeur à Paris. Lord Lauderdale m'était adressé pour le soutenir dans sa négociation. Mon amie, j'ignore si le soutenant ne valait rien, mais je sais que je n'ai jamais rien vu ni de plus faible, ni de plus frêle en tout et pour tout, que le soutenu. Le seul mérite qu'il a eu, c'est celui de ne pas avoir rampé, malheur assez commun à tout ce qui est faible.
213 Pourquoi ne peux-tu me parler quasi de personne que je ne connaisse? Tu m'effraies sur mon âge et sur le temps d'une vie trop courte que j'ai usée dans les affaires. Au bout de cette vie, il me restera le souvenir d'une foule de déboires, de tourments et de peines et quelques rayons de bonheur! Crois-tu que ton image au milieu de tant de tourments me fasse du bien? Crois-tu, sens-tu, mon amie, ce que doivent être pour moi les moments où je puis aller te chercher dans le fond de mon cœur, me placer en ta présence et m'occuper de la vie en m'occupant de toi? Tu m'as demandé comment je trouve le temps de t'écrire d'aussi longues lettres? Je viens de t'en confier le secret. J'écris très vite; il me faut peu de minutes pour coucher sur le papier ce qui se passe en moi; la feuille commencée est à côté de moi: je saisis les intervalles entre d'ennuyeuses affaires ou des discussions sérieuses; j'ai recours à toi; j'y puise de la force et du bonheur. Conçois-tu ce que serait pour moi ta présence? L'heure du jour, à la suite de tant d'heures de travail, de tracas, d'ennuis, passée près de toi, causant avec toi, le bonheur de te parler raison et d'être compris, de bêtises et de te voir rire, de la plaisanterie et te la voir partagée? Mon amie, tu ne sais pas combien tu me manques et, si tu le savais, tu ne comprendrais pas encore combien tu contribuerais à mon bonheur! Rien n'est simple comme mes goûts et, par conséquent, rien n'est facile comme de les satisfaire.
De l'humeur? je n'en connais pas. De la peine? je puis en avoir, mais un mot de mon amie fait sur moi l'effet d'un rayon de soleil sur le brouillard. Ma vie se compose de peu de besoins, mais aucun n'est fait pour 214 tourmenter ceux qui m'approchent. Demande si je suis bon mari et bon père! L'on m'a souvent jugé mal, on n'a jamais poussé la critique jusque sur ces terrains. Si tu veux savoir si un homme pourrait être bon ami, va t'informer de ce qu'il est comme fils et père. La tromperie ne porte jamais sur les rapports les plus naturels: ces rapports sont des besoins; dès qu'ils se troublent, sois sûre qu'il y a dérangement moral, et, dès qu'il existe, il porte sur tous ceux du cœur. Et comment ne serais-je heureux, pendant le peu de moments que je passe à t'écrire? Je suis sûr que tu me comprends et que peu de mots te suffisent pour que tu entendes même tout ce que je ne te dis pas, tandis que je passe le reste de ma vie occupé à dire ce que les uns ne veulent pas comprendre ou n'aiment pas entendre, ce que d'autres interprètent dans un sens qui n'est ni dans ma pensée, ni même conforme à mes paroles, ce qu'enfin d'autres comprennent et sont au désespoir de m'avoir vu concevoir avant eux ou contre eux! Crois-m'en sur parole, mon amie: ces tout derniers sont certes de mauvaises gens ou des hommes pitoyables—et il en est cent pour un méchant!
Ces dernières thèses me rappellent un mot de ton Empereur et une réponse que je lui ai faite, lors de notre intime intimité en 1813. Il avait pris l'habitude de passer avec moi tête-à-tête toutes ses soirées. Nous prenions le thé (il ne m'empêchait pas alors de dormir: ce sont les événements glorieux de 1814 et 1815 qui m'ont rendu depuis ce service). J'allais chez lui ordinairement à 8 heures, et nous causions jusqu'à 11 heures ou minuit. Après l'un de nos longs entretiens, dans lequel nous avions coulé à fond des questions pareilles 215 à celles que je viens de traiter, l'Empereur, tout à coup, me dit: «Bon Dieu, que n'êtes-vous mon ministre! Nous ferions la conquête du monde à nous deux!—Tout juste pas, Sire!» lui dis-je.
L'Empereur ne se fâcha pas de ma réponse bien peu courtisane, et je lui ai su bon gré du fait. Si son fond n'était pas bon, il n'eût pas pris le thé avec moi le lendemain. Combien crois-tu qu'il y ait de Russes qui lui eussent répondu comme moi? Eh bien! ce sont les hommes qui ne répondent pas comme moi qui perdent les souverains et le monde. Crois-tu que mes principes d'opposition valent ceux de Lady Jersey et de son ami Hobhouse?
Ce 22.
J'ai passé hier la plus grande partie de ma journée dans la plus singulière occupation. J'ai un cousin ambassadeur à Rome [349] qui est malade depuis près d'une année. Son mal est l'abus qu'il a fait d'une trop robuste santé. Depuis l'âge de dix-huit ans jusqu'à celui de quarante et quelques, il ne s'est point passé de jours où il n'ait eu trois, quatre, cinq, et même six femmes. C'est te dire qu'il n'a guère été heureux dans sa vie! Or maintenant le contraire de ce qui a fait sa vie est chez lui devenu de strict devoir, car toute chose a ses justes 216 bornes. Il en est tellement au désespoir qu'il est tombé dans une véritable hypocondrie. Raisonnable autant qu'on peut l'être, avec beaucoup d'esprit et force connaissances, il n'est plus bon à rien—pas à lui-même. Il a été appelé ici pour lui faire faire une course dans le but de le distraire. L'essai avait réussi complètement. Il a passé quinze jours avec nous, gai comme toujours et surtout heureux de me retrouver, car il m'adore. J'ai voulu le faire partir pour son poste, où il doit se trouver pour y recevoir l'Empereur. Crois-tu qu'il y ait un moyen d'y parvenir? Il est retombé dans son accès de mélancolie noire. J'ai passé ma journée avec lui, je lui ai parlé raison: il s'est tu. Je me suis fâché: il s'est tu. Je l'eusse battu qu'il se serait tu. Il ne me reste plus que le parti à prendre de l'emmener avec moi, pour le renvoyer de Rome après notre séjour.
Mon amie, voilà un genre de maladie que les femmes ne risquent pas. Il leur en reste bien assez en partage pour que nous n'ayons pas le droit de nous plaindre. Mais aussi, mon amie, comment aime-t-on autant le sexe et si peu la femme? Je ne serai jamais dans le cas du cousin et je suis charmé que le mal ne puisse s'hériter. Bonne amie, combien tu me louerais si tu savais comme je me conduis, et ne va pas croire que je n'aie du mérite, et beaucoup, à le faire.
Ce 23.
Je suis tout enchifrené depuis plusieurs jours, et je prévois qu'il m'en faudra rester un au lit avant de partir. Tout Vienne est malade. La société tousse comme un troupeau de brebis malades et je tousse plus fort que la société. Ce sont vos diables de brouillards 217 que vous n'avez pas et qui font de Vienne un second Londres, sans que nos poumons y soient faits comme ceux des deux Chambres du Parlement. Tous mes enfants sont au lit. J'y serais bien volontiers, si tu pouvais être assise à mon chevet. Ma bonne amie, si... et si..., mais que de si sans autres succès que de profonds soupirs!
Ce 25.
Je me suis bien mitonné hier, ma bonne amie, et je vais mieux aujourd'hui, de manière à ce que je crois pouvoir me flatter que je sauverai le lit. J'ai toutefois retardé mon départ jusqu'à lundi 1er mars et peut-être ne me mettrai-je en route que le 2 ou le 3. Comme l'Empereur est à Florence et qu'il n'y a guère besoin de moi et certes pas autant que j'ai besoin de me bien porter à la veille d'un long et grand voyage, je suis sans scrupule mes propres calculs.
Le courrier de Paris vient d'interrompre ma lettre. Il me porte tes lettres nos 15 et 16. Le no 17 m'avait été remis hier par Heiliger.
Je commence par ce qui, après ton amour, m'intéresse le plus. C'est ta grossesse [350]. Mon amie, tu as bien mis à profit mes leçons. Je t'ai dit que je voulais que tu fusses bien dans ton ménage. J'ignore si c'est mon conseil qui t'a rendue grosse ou si tu n'en as pas eu besoin pour le devenir. Dans tous les cas, tu l'es et que veux-tu que j'en dise? Certes pas ce que tu crains, que le fait pourrait m'empêcher d'aller te voir dans le premier moment possible. Non, mon amie, tu ne me 218 connais pas assez, si tu as pu donner cours un seul instant à cette pensée. Je ne t'aime ni plus ni moins simple ou double. Les grossesses dans le mariage doublent ses liens, mais ne doublent pas la jouissance. Les enfants font le bonheur. Mon amie, comment voudrais-tu que je puisse t'en vouloir d'être plus heureuse? Tu veux une fille, je le comprends, car, sans ambition même, peut-on en désirer une. Dis-moi que tu es heureuse de l'idée d'être peut-être en train d'en avoir une. Le jour où elle sera venue, dis-moi que tu es heureuse de l'avoir. Et je serai heureux de ton bonheur. Tu vois que je puis, en amour comme en toute chose, m'attacher au fait sans en aimer la source. Quant à celle-ci, je te réponds que je ne l'aime pas. Si je te disais moins sur ce chapitre, tu ne me comprendrais pas; si j'en disais plus, je finirais par avoir tort à mes yeux et par conséquent aux tiens. Aussi ne t'en dis-je pas davantage.
Je te pardonne ton injuste peur relativement au pauvre Maurice [351], en faveur de ta propre réprimande. Quand, mon amie, seras-tu arrivée au point de ne pas t'imaginer que je puisse aimer plus d'un être au monde? Crois-tu qu'une personne telle que Léopoldine [352] puisse être à utiliser sans amour? J'ignore même si, avec de l'amour, elle cesserait d'être ce qu'elle est. Et moi qui suis l'être au monde le plus chaud et le plus calme, comment pourrais-tu t'imaginer que tout ce que j'ai de cœur et de sentiment puisse porter sur des foyers divers, et que mon calme ne me ferait pas sentir le ridicule de soupirer sans raison? Je n'ai jamais soupiré, 219 je n'ai jamais fait la cour sans un but déterminé et ce but, je ne l'ai jamais trouvé que dans mon cœur. Je n'ai jamais poursuivi deux buts à la fois, car jamais je n'ai rencontré à la fois deux vœux dans mon cœur. Tout ce que je te permets de dire sur mon compte, c'est que le fait est rare. Eh bien! oui, il l'est et j'en conviens. Mais es-tu fâchée d'avoir rencontré l'homme qui n'a d'autre mérite que d'être ce qu'il est, parce que la nature a eu la charité de ne pas le faire autre?
Je désire même fortement que, dans ce monde, tu n'en rencontres pas un second de mon espèce. Il existe certes, et il en existe peut-être même plus qu'on ne croit. Je ne veux pas que tu en rencontres, car je crois que l'être qui serait comme moi te serait plus dangereux qu'un autre.
Tu vois que je ne suis ni sans amour-propre ni sans calculs dès qu'il s'agit de mon bonheur, abstraction faite même du tien. Pourquoi effectivement un autre ne satisferait-il pas ton cœur comme moi, s'il parlait, comme moi, ta langue, s'il était doué de la même identité d'idées, de volonté et de force de raison? Comment cet être ne te rendrait-il même pas plus heureuse que je ne puis te rendre, si les chaînes de fer qui nous tiennent à une aussi cruelle distance étaient remplacées par toutes les facilités du contact et par tous les charmes de l'amour bourgeois? Ma bonne D., ne va pas le chercher, cet être; contente-toi de celui que tu as trouvé; contente-t'en avec toutes les gênes, les regrets et les espérances. Tu sais ce que tu tiens: une sainte prophétesse seule pourrait être garantie de la méprise, et je ne connais pas de sainte qui ait été chercher l'amour ici-bas ou qui n'ait abandonné tous les liens 220 terrestres avant de s'élancer dans les régions hautes!
Mes lettres, mon amie, sont de telles rapsodies, je suis tantôt si haut et si bas, je traite à la fois tant de sujets divers, je parle sur une même page si bien et si mal, que je serais honteux de les écrire à tout autre être qu'à toi. Mais tu me veux tel que je suis; tu aimes mes qualités et mes faiblesses; je ne me gêne plus; je dis tout ce que je pense, quand je le pense et tout comme je le pense. C'est à toi, mon amie, à débrouiller le chaos de mes paroles. Il ne s'étend ni sur ma tête ni sur mon cœur.
Mon médecin s'est enfin déclaré [353]. Il veut absolument que j'aille prendre une seconde fois Carlsbad. J'ai disputé contre ses raisons; il les a combattues par la très simple demande si je voulais me porter bien ou mal? Je ne suis pas encore décidé, je me sens tellement mieux du premier séjour que j'ai fait à ces eaux que j'emporte encore une espèce de conviction que ce mieux doit me mener de lui-même au bien. Je reste donc l'homme des circonstances et je ne prends aucun engagement pour l'été. Ce sont tes affaires qui me guideront. Tu tiens mon cœur, le médecin veut s'emparer de mon foie, les affaires ont tout droit sur ma tête.
Or, comme rien ne peut se faire avec succès sans l'intervention de la dernière, je ne veux pas décider entre le cœur et le foie, à moins d'être forcé à subordonner l'un à l'autre. Entre deux, certes, le cœur devrait l'emporter, et je puis me fier assez sur ma raison. Sans elle, t'aurais-je découvert?
221 Mon amie, je vais me mettre à répondre à tes lettres par le prochain numéro. Il partira dans tous les cas par le premier courrier hebdomadaire. Dussé-je même partir avant le jour ordinaire de son départ, je laisserai ici mon journal—car c'est bien un journal que les lettres que je t'écris—coupé au jour de mon départ. Tu sais que les courriers réguliers me suivront partout où je serai.
Adieu, mon amie. Ménage-toi beaucoup dans ton nouvel état. Ta grossesse peut te faire du bien, mais soigne-la. J'aime ta petite fille d'avance, mais jamais autant que sa mère.
Le courrier va partir. Aime-moi, et bats-toi, si jamais ta mauvaise tête te fait douter de mon cœur. Si toutefois tu te bats et même si tu ne le fais pas, dis-le-moi toujours.
Je commence avec une véritable peine cette lettre, car elle sera la dernière de Vienne. Vienne est à près de 400 lieues de Londres, mais tout finit par tourner chez moi en habitude et les habitudes en besoin. Le cours si régulier de nos communications a fait mon unique charme, depuis mon retour dans un lieu que je n'ai jamais aimé pour lui-même et que j'aime bien moins encore depuis que je t'aime. Tu vois qu'avec tout ce que ton cœur peut renfermer de jalousie, Vienne n'est et ne sera jamais ta rivale.
J'ai beaucoup relu tes dernières lettres. Je vois, mon amie, que tu as passé un mauvais moment en me faisant ton aveu. Je t'en sais gré et je trouve d'autant plus de motifs de t'assurer que tout ce que j'ai dit à ce sujet dans ma dernière lettre est puisé au fond de mon cœur. Mon amie, pourrais-je te parler et puiser d'une autre source? Mes vœux portent maintenant sur ta santé; je ne dis pas sur ta conservation, car je ne la vois pas menacée par ce qui fait vivre les femmes. Ne va pas t'imaginer qu'il suffit d'être mon amie pour mourir en couches.
La personne qui t'inspire des craintes sur ton propre compte serait morte toujours et de toute manière. Elle 223 avait l'une de ces âmes qui ne sont pas dans leur domaine avant de s'être dégagées de leur enveloppe. Tout en elle tendait constamment à cette séparation et elle était si sûre de son fait que tous ses arrangements étaient pris bien à l'avance. L'air de la santé ne m'a jamais trompé en elle; quand elle me parlait de sa mort comme du moment le plus heureux de son existence, elle me coupait la parole et la respiration, à force que je sentais qu'elle ne pouvait ni mentir ni se tromper [354].
Toi, tu as l'air délicate, mais le fonds de ta santé est bon, et onze années d'interruption, loin de faire du mal, renforcent. Tu vivras, mon amie, pour le bonheur de tout ce qui t'appartient.
Ce 1er de mars.
Encore un mois, le quatrième depuis notre séparation! Ce sont quatre mois de gagnés sur elle. Mon amie, que les mois vont vite dès qu'ils se ressemblent! Je conserve d'un seul jour d'Aix-la-Chapelle plus de souvenirs que de ces quatre mois.
L'une des bizarreries les plus singulières de l'esprit humain, c'est la différence extrême qu'il trouve entre le passé et l'avenir. Le présent n'existe pas ou plutôt il a cessé dès qu'il a existé. L'avenir est long comme le passé: ses dimensions paraissent prodigieuses, et celles du passé ne paraissent rien: elles sont cependant les mêmes.
L'avenir forme le domaine de l'espérance, l'un des sentiments les plus doux que le Créateur ait mis dans le cœur de l'homme. Le passé est celui du souvenir, sentiment mêlé de tant de charmes pénibles. Eh bien! 224 le bien, même soutenu par la plus douce des pensées, se change dans cette singulière combinaison en tourment! L'ennui seul fait paraître le temps dans toute son extension et c'est, de toutes les tristes sensations, celle que jamais j'ai le moins éprouvée. Ce qui me tourmente—il paraît que chaque être a son tourment particulier—c'est le vide d'intérêt et c'est à ce tourment que je me trouve livré à l'année. Aujourd'hui, mon intérêt porte sur un être absent et sur une feuille de papier. Je ne te parle pas de celui que je porte à mes enfants; il en est de cet intérêt comme de celui que l'on voue à sa propre existence.
A propos de cet intérêt, ai-je été fortement tourmenté ces derniers jours par une maladie assez grave que fait mon fils [355]. Il va dans sa dix-septième année; il est dans le plus fort de sa croissance; il n'a pas un pouce de moins que moi; sa santé est excellente et son cœur et son esprit sont tout ce que je désire. Il a été pris, il y a plus de trois semaines, d'une fièvre rhumatique légère, qui a fini par se jeter sur la poitrine. Sa mère et toute sa famille ont cette partie délicate; il était convalescent quand il a repris de la fièvre et une très forte toux. Je l'ai fait coucher et il va beaucoup mieux. On ne peut pas plaisanter avec un mal de cette 225 espèce à son âge et dans ses malheureux rapports de parenté. Depuis hier, il est certain que, dans une huitaine de jours, il sera entièrement bien et qu'il n'y a pas le moindre risque, mais le médecin lui-même n'a pas pu répondre de quelques jours s'il se tirerait d'affaire sans compromission quelconque.
Je n'ai que ce fils et, si j'en avais soixante-cinq comme le chah de Perse, je ne l'en aimerais pas moins. L'idée de le perdre ou de le voir livré à une frêle existence aurait pu me tuer moi-même.
Tu ne me connais pas assez pour savoir que je suis à peu près médecin moi-même. J'ai depuis ma première jeunesse eu un goût très prononcé pour les sciences naturelles et, pendant mes années d'université, j'ai fait, à côté de mes autres études, la majeure partie de celles qui constituent le médecin.
J'ai passé par-dessus tous les dégoûts et j'ai vécu dans les hôpitaux et dans les salles d'anatomie. Je n'ai abandonné cette étude que parce que je n'en ai plus eu le temps; si j'avais été ce qu'a été Capo d'Istria, je serais resté médecin. J'en sais au reste bien assez pour être préservé de la manie commune aux amateurs de vouloir se mêler d'une petite pratique. Le monde est rempli d'hommes qui croient que le demi-savoir vaut mieux que le savoir lui-même ou que, pour le moins, il peut le remplacer. Je suis d'une opinion toute contraire; je n'aime que ce qui est complet. Il me reste cependant assez de souvenirs et j'ai même soin de les rafraîchir pour être très bon juge. Je sais l'être pour tout le monde, même pour moi, mais je cesse de l'être pour mes enfants. J'ai ce défaut de commun avec beaucoup de véritables savants qui jamais ne savent 226 que perdre la tête, dès qu'il s'agit d'un léger mal parmi les leurs. C'est au reste la seule nuance de poltronnerie que je me connaisse.
J'ai suivi tes traces dans la soirée de «blue stockings [356]». J'ignore si ce qui s'annonce en Angleterre avec de la prétention à l'esprit vaut mieux qu'autre part, mais j'ai un peu peur que non. Dans tous les cas, mon amie, ton bleu n'aura pas été le plus pâle. Tu serais où tu voudrais que tu serais ce qu'il faut pour être aimable, raisonnable et bonne. Il n'y a hors ces trois conditions que de fausses prétentions et, comme tu n'es jamais hors de ton excellent naturel, l'Angleterre ne peut rien y gâter.
Comment ne te souviens-tu pas que c'est toi-même qui a conté à L[ord] St[ewart] l'histoire peu romanesque de la porte de l'auberge d'Henry-Chapelle? C'est au moins lui qui, peu de jours après notre ère, m'a demandé compte de l'épisode du goûter. Je lui ai dit: «Oui, nous avons goûté.»—Il m'a assuré que tu lui en avais parlé à propos de la similitude de nos goûts. Avec un peu d'imagination, il peut avoir deviné à la fois juste et faux.
Floret m'accompagne en Italie. Il fait mon ombre depuis douze ans. Ce n'est pas que je ne pourrais m'en passer, mais il a tant de bonnes qualités et, parmi elles, une dont je dois lui tenir compte: il m'est si franchement dévoué, que je lui ferais un chagrin mortel si je le laissais jamais sortir de mon atmosphère. F[loret] est l'homme le plus sûr de la terre, le plus probe, le plus désintéressé. Enfin, il est tout ce qu'il me faut pour 227 que je puisse dormir en pleine sécurité quand il est près de moi. Ce que je te dis ici doit te prouver qu'il a dû être à nous.
Ce 2 mars.
Il m'est arrivé, la nuit passée, un courrier de Pétersbourg, qui a porté également des dépêches à Gol[ovkine]. Ce matin il est venu m'en faire la communication. Il est diablement ennuyeux, ton Gol.! Que de phrases, grand Dieu! Il est en langage philosophique ce que feu Kourakine [357] était en langage courtois.
Après m'avoir fait une péroraison d'une heure pour me prouver à quel point sa confiance en moi était illimitée, il m'a assuré «qu'il ne croyait pas pouvoir me fournir une preuve plus convaincante de la force de ce sentiment, qu'en me faisant lecture d'une dépêche d'une haute importance, importance d'autant plus haute qu'elle portait l'empreinte du temps, temps empreint de grandes choses, régi par de vastes conceptions du génie humain, en proie au mouvement dans les esprits, esprits de trempes diverses, esprits en proie au mouvement et mouvement dirigé par l'esprit du temps, des hommes et des partis, qu'enfin pour me confier sa pensée, toute sa pensée, mais rien que sa pensée, il croyait avant tout devoir chercher à caractériser l'époque actuelle par une définition juste et concrète. Qu'en conséquence, il croyait bien dire en disant que: l'époque actuelle est une ère philosophique et philanthropique, mais 228 que, dans cette époque philanthropique et philosophique, le moment actuel, tout juste ce moment, est climatérique.»
—«Je vous comprends à merveille, monsieur le Comte!»
—«J'ai osé m'en flatter! Je connais la force de votre jugement, la sagesse de vos principes, la rectitude de vos intentions, la droiture de votre pensée, l'uniformité de nos vues, d'où il résulte uniformité d'action, de fait, sagesse dans les mesures, indivisibilité dans les actions, oui: indivisibilité, j'aime ce mot parce qu'il forme le fond de la pensée de l'Empereur, mon Auguste Maître. Or, passons à l'affaire!»
Il tire de sa poche une dépêche lithographiée qui dit: qu'il s'est fait une révolution en France qui doit fixer l'attention des Cours, que dans leur union se trouvera leur force, que l'Empereur regrette la sortie du ministère de M. de Richelieu, parce que l'esprit droit et conciliant du duc pouvait servir de garantie aux relations entre la France et les puissances!
La vie, mon amie, est trop courte pour de pareilles harangues! Elle suffit à la lecture de dépêches simples et correctes, mais point à des paraphrases comme sait en faire le bon Gol.! Si jamais tu es faite ambassadeur, évite avec soin d'ennuyer, d'assommer les ministres: tu auras alors le droit d'exiger qu'ils ne t'assomment à leur tour. Combien tu serais bon ambassadeur! Bon tout ce que l'on peut être et ce que, malheureusement pour ton pays, tu ne peux être, vu qu'heureusement tu es femme! Je ne sais si je te dis ici une douceur, mais je sens que deux ou trois fois vingt-quatre heures après un entretien climatérique avec Gol., je reste prolixe, entortillé et tant 229 soit peu boursouflé. Le moral peut enfler comme une jambe et il faut du temps pour se défaire d'un mal quelconque.
Ce 3.
Je suppose qu'il t'est arrivé dans ta vie ce qui m'arrive maintenant. Rien n'est pire qu'un départ, si ce n'est un départ retardé. Le malheur des congés est grand; il est lourd surtout. Eh bien, ce malheur me surprend depuis plus de huit jours, de jour en jour et d'heure en heure. J'ai retardé mon départ jusqu'à samedi prochain, car j'ai encore une queue de rhume que mon médecin ne veut pas mettre aux prises avec les hautes Alpes. Il a raison, mais j'en souffre plus que du rhume, qui ne me fait guère souffrir. Tous les ministres étrangers brûlent d'envie de partir pour ce qu'ils croient être le pays de cocagne. Les retards involontaires que j'ai dû porter à mon voyage les contrarient et leur ardeur se reproduit pour moi en tourments.
Mon amie, et combien tous ces aides de camp me sont inutiles! Combien ils contribuent peu au charme de ma vie et combien plutôt ils pèsent sur elle! Si...., mon amie, tu sais de quel si je veux parler! Mon cœur en est gros et je ne serai heureux que quand il sera réalisé. Bonne amie, fais tout ce que tu peux. Je te promets de supporter patiemment vingt séances de démonstrations philosophiques, de même supporter plus, de les supporter avec plaisir, pourvu que la fin soit bonne et qu'elle réponde au plus cher de mes vœux!
230 Ce 4.
Mon despote de médecin ne veut me laisser partir que lundi 8. Je me trouve ici comme une place réduite aux abois. Le courrier de Paris qui devait arriver ici aujourd'hui est, à l'heure qu'il est, en train de traverser les neiges du Tyrol pour m'attendre à Mantoue. Je suis donc sans nouvelles politiques et je m'en console; mais je suis sans nouvelles de toi et il n'en est pas de même. Je serai le sixième jour à Mantoue. Je serai donc occupé à lire tes lettres le 14 au soir. Tu vois que je tiens un compte exact de mes jouissances.
J'envoie le présent courrier par Paris à Londres. Je n'y ai guère un autre motif que l'idée d'y envoyer quelqu'un, faute de pouvoir m'y transporter moi-même. Mon amie, quel bon courrier je serai, le jour où j'aurai à traverser la Manche! Comme tu en seras bien aise, comme tu me recevras bien, mon amie, combien rien ne nous manquera! Tu vois comme je compte sur toi, comme sur tout ce qu'il y a de meilleur et de plus sûr au monde!
Le ciel commence à briller ici pour la foule des malades et des malingres. Mon fils [358] va très bien. Il est depuis trois jours sans aucune fièvre et en pleine convalescence, quoique au moins encore pour huit jours au lit. Maurice [de Liechtenstein] est entièrement hors d'affaire. Son médecin, qui est le mien, et le vieux Frank [359], qui avait été appelé en consultation, avouent 231 tous deux que, dans leur longue pratique, ils ne connaissent pas un cas semblable au sien. L'arthritisme, après avoir parcouru tous les systèmes, après l'avoir mis, pendant quatre mois, de trois en quatre jours, aux portes du tombeau, a fini par déposer dans la jambe; on va lui faire une incision, et il sera entièrement rétabli de cette effroyable attaque [360].
Pour te faire grand plaisir, je te dirai que, dans les dernières trois semaines, je n'ai vu qu'une seule fois Léopoldine [361]. Elle est venue dîner chez moi il y a deux ou trois jours. La pauvre personne a l'air d'avoir eu la goutte elle-même. Je lui ai dit que j'avais, devers le monde, une amie jalouse d'elle, et elle en a ri. Elle a voulu savoir qui était cette amie. Je l'ai assurée que je ne lui dirais pas. Elle a voulu savoir où elle se trouvait: je lui ai fait la même réponse. Elle a fini par désirer savoir comment elle était, cette amie. Je l'ai assurée qu'elle était bonne, excellente et tout ce qu'il me faut pour être à elle pour la vie.—«Vous êtes donc bien heureux?»—«Certes et assez pour ne pas vouloir l'être par aucun moyen autre que le sien.»—«C'est donc du roman?»—«Oui, autant que le roman peut être de l'histoire.»—«Vous l'aimez beaucoup?»—«De toutes mes facultés!»—«Elle est donc également heureuse?»—«Je le crois.»—«Dans ce cas, vous avez raison tous deux!»
Voilà, ma bonne D., ma conversation avec la personne bien innocente que tu crains malgré elle et moi. 232 Tu verras au moins qu'elle n'est pas ton ennemie à la mort et qu'il existe entre elle et toi de grands moyens de capitulation.
Tu as le droit de me demander pourquoi j'ai parlé à Léopoldine de mon sentiment?
C'est qu'elle est au fait de ma vie entière; elle a été témoin de ce qui s'est passé dans mon cœur et je la regarde comme une amie véritable, par conséquent bonne et sûre. Elle m'est attachée ainsi que doit l'être une amie de sa trempe; elle est du petit nombre d'individus qui m'aiment d'amitié et sans plus. Elle me rend justice sous vingt rapports; il n'en est qu'un sous lequel elle ne me connaît pas. Elle ne croit pas que je sache aimer fortement. C'est que je ne l'ai jamais aimée, et il paraît que je suis de ces hommes, auxquels l'on ne croit pas sur mine. Toi-même, mon amie, n'en avais-tu pas douté? Et t'ai-je corrigée de ton erreur?
Ce 5.
Le courrier part, mais pas pour Londres. Il remettra ses paquets à Paris. J'ai eu ce matin une dispute d'une heure avec l'ouvrier qui fait ton bracelet. Il est venu me le porter pour me prouver qu'il n'est pas fini, et c'est tout juste le contraire que je voulais. Il le sera mardi prochain. Je le fais mettre sous l'adresse de N[eumann] et il t'arrivera par le courrier hebdomadaire de jeudi prochain. Je serai loin alors, mon amie. Cette lettre est la dernière que tu recevras de moi ici. Je t'en expédierai une de Mantoue; l'interruption ne sera pas grande. Ma bonne amie, pourquoi faut-il que tu me fasses quitter Vienne avec regrets! Tu n'y es pas, je n'ai 233 encore aucune chance de t'y voir, je t'emporte dans mon cœur et pourtant je regrette Vienne, mon cabinet, mon bureau. C'est dans le lieu où j'ai tant pensé, où je me suis tant occupé de toi, que je tiens machinalement. Mon regret n'a point de sens et pourtant existe-t-il!
Adieu, bonne amie. Aime ton ami et ne l'oublie pas un seul instant.
Adieu.
Je ne t'ai pas écrit, mon amie, les deux derniers jours que j'ai passés à Vienne. Il m'est resté une si immense besogne à faire, j'ai passé les seuls moments que j'ai eus à moi avec mes enfants, et ces moments ont été bien courts, j'ai enfin été de si mauvaise humeur que j'ai placé tout mon établissement dans mon portefeuille, et c'est avec un raffinement de jouissance que je me suis dit aussi souvent qu'il m'est tombé sous les yeux: c'est là qu'est mon cœur, je le retrouverai dès que je serai rendu à moi-même!
Je suis enfin parti hier matin [362]. J'eusse été l'homme du monde le plus heureux si, au lieu d'aller au midi, j'avais pu aller à l'ouest. Mon amie, les quatre vents ne sont pas les mêmes pour moi.
Le temps s'est mis au beau depuis deux jours, mais il ne suffit pas d'être raccommodé avec le ciel pour 235 l'être avec la terre. Les routes sont sans fonds de Vienne aux montagnes, c'est-à-dire pendant quatre postes. Arrivé dans le premier vallon des Alpes, j'ai trouvé la saison changée. La terre est couverte de deux pieds de neige et la route est gelée. Je couche ici au pied d'une rude montée: le Semmering forme le versant des Alpes vers le bassin de l'Autriche et la frontière de la Styrie est sur son sommet. J'ai avec moi Kaunitz [363] que je ramène à Rome, Floret et le médecin que j'avais à Aix-la-Chapelle. Les individus de mon département m'ont précédé en partie d'un jour et d'autres me suivent. Un voyage qui met en mouvement une quarantaine de personnes est une triste jouissance. Le seul objet de fantaisie que j'ai pris avec moi, c'est un paysagiste parfait; je l'avais envoyé il y a deux ans à Rio de Janeiro; il en est revenu l'année dernière avec quatre gros volumes de dessins magnifiques. Tu les verras un jour en gravure. Je mène ce jeune homme qui fera honneur à son pays et à son art avec moi pour lui faire voir le ciel et les beaux sites de l'Italie, je le placerai après cela pour deux années à notre Académie des beaux-arts à Rome. Je crois t'avoir déjà dit une fois que les arts font aujourd'hui le charme de ma vie, si stérile pour tout ce qui est jouissance.
J'ai sous moi les quatre Académies de Vienne, de Milan, de Venise et de Rome. J'ai le bonheur de pouvoir faire du bien à beaucoup d'artistes, et les artistes valent infiniment mieux que les savants. Ils ont ordinairement la tête un peu fêlée, mais le cœur bon. Les savants pèchent par le contraire.
236 Floret ne me quitte jamais; il est donc naturel qu'il soit avec moi quand je visiterai la capitale. Mon amie, j'aime Floret parce que tu lui veux du bien. Envoie-lui l'un de ces jours une jolie petite boîte écossaise. N[eumann] sait ce qu'il lui faut. Il la portera toujours et je serai charmé de lui voir prendre du tabac d'une manière un peu plus sentimentale qu'il n'a l'habitude de le faire.
J'ai quitté mes enfants et ma femme avec bien du chagrin. Tu n'as pas d'idée comme mon ménage est bon et confortable. Tous mes pauvres enfants ont pleuré tout comme ils m'aiment, c'est-à-dire bien de bon cœur. Mon fils est heureusement en pleine convalescence, et je n'ai plus une seule inquiétude sur son compte. Je vais retrouver Marie, qui arrivera deux jours avant moi à Florence. C'est le seul bon côté de mon voyage, que je fais bien à contre-cœur. Il y a dans le cœur humain un bien mauvais côté: le devoir tue le plaisir, et quand je songe à la foule des cardinaux qui vont faire partie de mes devoirs, je me sens fatigué et affadi d'avance.
Bonsoir, mon amie. Je vais prendre le thé avec ma compagnie.
Kraupath, ce 9.
Je t'écris d'un chenil laid comme son nom. La journée a été superbe; la Styrie vaut la Suisse; de hautes Alpes, de magnifiques vallons et même des femmes avec d'immenses goîtres. Ce n'est pas en Styrie que j'irai chercher mes maîtresses: aussi trêve de jalousie. Je dois cet exécrable gîte à la recommandation du prince Esterhazy père [364]. Il l'a couché sur son journal 237 comme excellent: l'un de nous deux doit avoir bien mauvais goût. J'aurais passé outre, si je n'avais arrêté ici la commande de mes chevaux, et j'ai le malheur d'en avoir une quarantaine. Mon amie, il ne m'en faudrait que quatre de plus pour être bien, bien heureux!
Kraupath ne vaut pas Henry-Chapelle, et Rome ne vaudra certes pas Spa. Dans l'une de tes dernières lettres, tu t'es souvenue de la lecture que j'ai faite assis à tes pieds. Autant qu'il m'en souvient, j'ai bien peu lu. Je t'ai beaucoup regardée et nous avons passablement causé. Tu étais fatiguée de notre longue promenade; te souviens-tu que je t'ai arrangée bien décemment? Je sais chaque mot que je t'ai dit, depuis le premier que j'ai lâché après ne t'avoir rien dit pendant plus de trois semaines. C'est, entre autres, Nesselrode qui est venu un jour chez moi, et m'a demandé pourquoi je n'étais pas aimable avec toi. C'est que je ne le suis jamais trop, et moins que jamais quand je crois que l'on veut que je le sois; c'est peut-être Nesselrode qui est cause que j'ai perdu quelques semaines de ma vie. Tu sais que N[esselrode] m'aime beaucoup personnellement et d'ancienne date; il est très bon homme et je crois que tu dois lui avoir dit, à lui ou à sa femme, que tu ne me trouvais pas à ton gré. C'est ce qui aura 238 monté sur-le-champ le petit homme. Je me flatte qu'il serait content de nous, s'il savait où nous en sommes!
Kraupath, mon amie, me ferait tourner en bêtise si j'y restais, et je ne veux pas même t'en écrire davantage.
Friesach, ce 10.
J'ai quitté la Styrie pour traverser la Carinthie. La Muhr, qui forme le vallon principal du premier de ces pays, coule sur un plateau très élevé. J'ai été enfoncé dans les neiges pendant toute la journée. Ce n'est que depuis la dernière poste que la pente s'établit vers le sud et la neige disparaît. Je vais la retrouver demain dans les hautes Alpes-Juliennes.
Mon amie, ces pays-ci sont pittoresques autant qu'on peut le désirer: il faut l'été pour les juger. C'est la dixième fois que je fais la route, et je t'assure de bien bonne foi que jamais je ne l'ai faite dans une disposition d'âme plus mauvaise. L'on prétend que l'âme ne connaît pas les distances. La mienne n'est pas de cette espèce. Le bonheur est à 400 lieues de moi, et j'ai beau vouloir me faire illusion, je sens à toute heure du jour qu'il me manque.
J'ai recueilli aujourd'hui une preuve nouvelle que la haine ne pardonne pas. En traversant la capitale de la Haute-Styrie (Judenburg), j'y ai reçu une députation de magistrats. Tous les magistrats du monde se plaignent en permanence. Le bourgmestre de J., n'ayant apparemment nul autre sujet de plainte, a accusé les souris d'abîmer les champs. «Y a-t-il longtemps que les souris font du dégât?»—«Mon Dieu, me dit le bourgmestre, c'est depuis les Français.»—«Comment, 239 depuis les Français? Avaient-ils des souris avec eux?»—«Non, pas tout juste avec eux, mais ils ont campé dans les environs de la ville; ces coquins n'ont fait que manger du pain et ils en ont parsemé les champs; toutes les souris de la Styrie se sont établies depuis lors ici!»
Je crois que la plaie des souris n'a, depuis que le monde existe, point été expliquée ainsi. Il doit y avoir eu, du temps des Pharaons, un camp de Français en Égypte. Avec de l'esprit critique, l'on parvient à expliquer jusqu'aux miracles; tu vois que je sais tirer profit de mes voyages.
J'ai fait aujourd'hui une journée beaucoup trop petite. C'est le désespoir permanent et anticipé de Floret qui en est cause, il a prétendu que je n'arriverais jamais au delà, et il n'est pas 8 heures du soir. Pour ne pas perdre une occasion de se lamenter, Floret pleure à l'heure qu'il est de ne pas avoir commandé les chevaux plus loin. Il est à mes côtés; je lui ai dit que je t'écrivais pour l'accuser. Le voilà dans de nouvelles angoisses. Je voudrais arriver bien vite à Mantoue pour t'expédier ma lettre. Elle t'arrivera par le courrier de Paris de la semaine prochaine. Celui qui partira de Vienne demain doit te porter le bracelet. J'espère que tu le trouveras joli et surtout d'un bon usage: je veux que tu le portes toujours. Il était commandé bien avant que la mesure ne me fut parvenue. Il se trouve que je n'ai rien eu à y changer: j'ai jugé la dimension comme si j'avais pris la mesure. C'est que je te vois si bien devant moi! J'ai le bonheur de ne jamais oublier rien de ce qui m'arrive par le sens du cœur et de la vue.
240 Je ferais d'ici ton portrait, je crois que je ferais ton moule—tel qu'il était, mais pas tel qu'il va te convenir.
A propos de portrait, le mien est fini, à deux séances près, que Lawrence m'a demandées à Rome. Je les lui ai refusées. Il ne s'agit plus que du mollet droit, et je le lui abandonne. Il a fait le portrait de ma seconde fille, qui est véritablement charmant. Il a commencé par un dessin tout bourgeois; la tête finie à l'huile, il s'est monté à la poésie: il en a fait une Hébé avec l'aigle. Je n'aime pas beaucoup les portraits façonnés, mais Lawrence a mis tant de talent à celui de Clémentine et elle est réellement si jolie que je l'ai laissé faire. Il me tourmente pour le prendre avec lui à Londres; il voudrait l'y placer à l'exposition; je le ferai—à cause de toi [365].
Mme de M[etternich] dispute contre, car tu n'entres pour rien dans ses calculs. Ce sera L[awrence] qui décidera. Il prétend que c'est le plus joli tableau qu'il ait jamais fait. Je puis louer, au reste, la figure de la petite, car tout autre que moi pourrait être son père; elle n'a pas un trait de moi, rien qui me rappelle: elle est très brune avec une très belle peau, elle a les yeux quasi noirs, le nez très petit, la bouche petite, le visage ovale.
Marie me ressemble beaucoup, sans avoir un seul de mes traits, mais Clémentine ressemble à tout le monde excepté à moi. Il n'en est pas ainsi du caractère: tous mes enfants sont comme moi, et je ne puis m'empêcher souvent de rire, quand je les entends dire tout juste ce que j'aurais dit à leur place.
241 Conegliano, 12.
J'ai passé la journée d'hier à parcourir les hautes Alpes; j'ai couché à Tarvis, dernière station allemande. Les Alpes, mon amie, élèvent et affaissent l'âme; j'ignore si jamais tu les as vues et surtout si tu les as traversées, je serais tenté de dire vaincues, car, chaque pas que l'on y fait est une victoire remportée par l'homme sur la nature. Elles élèvent l'âme, car il est dans la nature de l'homme de grandir avec les objets élevés; elles affaissent par leurs masses imposantes. Rien n'est petit, ni médiocre dans les sites; les neiges ont vingt pieds d'élévation, les ruisseaux sont des torrents impétueux, les éboulements sont des chutes de montagnes, les mouvements de terre enfin sont des élévations ou des précipices à perte de vue.
La descente de Tarvis jusqu'à Resiutta est, surtout dans cette saison, l'une des choses les plus curieuses. Entre Tarvis et Pontebba, la route est glacée; les habitants roulent sur des traîneaux à la main comme les Lapons; à mesure que l'on approche de Pontebba, la neige diminue et, en moins d'une demi-lieue de distance, vous passez des frimas dans la poussière. Le village de Pontebba est coupé par un petit torrent nommé la Fella. A la Pontebba allemande (Pontafel) les maisons de paysans sont à l'allemande: petites fenêtres, toits élevés, toutes les cheminées fument. Vous traversez un pont large de 8 ou 10 toises, et vous tombez dans un village italien: toits plats, gros murs, grandes croisées, toutes ouvertes, du papier huilé aux fenêtres au lieu de vitraux, le peuple en chemise et à peine vêtu. 242 De l'un des côtés, les habitants ne savent pas un mot d'italien, de l'autre ils n'en savent pas un d'allemand. Les Allemands sont en pelisse et gèlent, les Italiens sont en chemise et croient ne pas geler.
A un quart d'heure de Pontebba, le soleil acquiert de la force, l'herbe est en travail; à la moitié de la pente les haies bourgeonnent, les fleurs du printemps paraissent. Je t'envoie la première que j'ai trouvée éclose: c'est une petite anémone. Je te réponds que, le 12 de mars, elle est la plus haute venue dans les Alpes. Peu après, vous trouvez des ceps de vigne en espaliers; à Resiutta se trouvent les premiers mûriers.
Les glaces de ma voiture étaient gelées à 9 heures du matin; à 11 heures il a fallu baisser toutes les glaces de la voiture pour ne pas étouffer. J'avais couché à Tarvis, mourant de froid dans mon lit malgré le feu dans le poile; à Udine, j'ai dîné avec les fenêtres ouvertes.
Bonsoir, mon amie. Je vais me coucher, car j'ai fait une bien forte journée et que de nouveau j'ai froid, car je suis ici dans l'une des meilleures auberges du pays et qui a tous les charmes des maisons des Vénitiens, c'est-à-dire qu'elle est à peu près sans portes et sans fenêtres. Il n'existe pas, dans tout ce pays, une porte ou un châssis de fenêtre par lequel vous ne puissiez passer la main; il en est par lesquels vous passeriez la tête, et ce ne sont pas encore les plus mauvais.
Vérone, 13.
Je crois qu'il n'y a pas un pays au monde où l'on aille en poste comme celui-ci. La beauté des routes 243 passe l'imagination, les chevaux et les postillons ont l'air également fous. J'ai fait, depuis 8 heures du matin jusqu'à 6 heures du soir, 40 lieues, c'est-à-dire à peu près 90 milles anglais et même plus.
J'aime beaucoup Vérone. J'y ai passé une fois quatre semaines; la ville est remplie d'antiquités romaines. Rien n'est magnifique comme l'amphithéâtre.
J'ai dîné après mon arrivée, et je sors de l'Opéra. Il est très bon. Pour à peu près un schelling d'entrée, l'on entend chanter l'une des premières chanteuses d'Italie, un bouffe excellent et un faible ténor, car il n'en existe pas un bon.
J'ai oublié de faire entrer dans le calcul de la célérité de ma course une heure que j'ai passée à Vicence, par où je ne passe jamais sans aller voir les principaux édifices construits par Palladio [366]: ils ressemblent à la grandeur et à la décadence de la République de Venise.
Florence, 15 mars.
Je suis arrivé au premier terme de mon voyage. J'ai trouvé ici trois de tes lettres, ma fille et le printemps dans toute sa beauté. C'est beaucoup à la fois; je serais quasi tenté de dire que c'est trop, si, en fait de jouissances pures, il pouvait exister du trop!
Tu étais sans lettres de moi par la faute du bon et lent Paul, qui, cependant, pour le coup, est moins criminel 244 de ne pas avoir quitté Vienne plus tôt qu'il ne l'a fait. L'on n'a pas toujours pour excuse un beau-frère mourant depuis trois mois et tout à coup sauvé. Pour le coup, Paul a eu à la fois ce malheur et le bonheur d'avoir pu rester in salvis trois semaines de plus avec sa belle. Je ne dis pas avec l'objet de son affection, car il y a, de part et d'autre, plus de matériel que de sentiment dans la conjonction.
Tu es un peu comme les enfants: tu pleures un jour et tu ris l'autre, tu te peines pour te défâcher, tu es bonne toujours: un mot te remet. Je crois qu'une légère tape te corrigerait pour longtemps. Ma bonne amie, reste comme tu es: ne change pas, car je t'aime tout comme tu es et, en fait de sentiment, le mieux est positivement l'ennemi du bien. L'amour a de commun avec la santé qu'il n'est pas dans la nature d'aimer plus qu'on ne fait, tout comme l'on ne peut se porter mieux que bien. Et comment pourrais-tu admettre que je puisse t'aimer moins, parce que plus d'objets me distraient? Comment ce qui m'entoure, ce qui est hors de moi, pourrait-il déplacer ce qui remplit mon âme? Mon amie, tu as raison de dire que rien n'est extraordinaire comme le rapport qui existe entre nous. Mais n'existe-t-il pas? Le fait est-il constant? Pourquoi l'expliquer dès qu'il existe? Mon amie, la seule théorie que je me permets sur notre compte, c'est le chagrin que nous soyons séparés, que je ne puisse pas te donner tout ce que veut mon cœur, de ne pas être près de toi, comme 600.000 Anglais se trouvent à côté de 600.000 Anglaises dans la bonne ville de Londres. Cette théorie est elle-même un fait, triste, pénible, 245 affreux, placé hors de notre volonté et, comme tel, l'un des plus cruels à mes yeux. Je crois que chaque jour doit ajouter à ta conviction que je suis un homme d'une trempe différente de celle de la plupart de mes confrères en humanité. Mais tu m'aimes tel que je suis, et j'en suis pour le moins aussi étonné que charmé et heureux. Ne crains rien, je t'en conjure: chaque crainte de ta part est une injure pour ce que j'aime seul en moi, pour mon cœur. Tu ne me connais pas encore assez pour être sûre que le jour où je t'aimerais moins, tu lirais dans l'une de mes lettres ces trois mots bien précis: je t'aime moins! Or, ne crains pas de même ce jour; il n'est pas dans mon habitude de fléchir; j'ai le cœur pour le moins aussi tenace que la tête; c'est peut-être ce qui m'a fait injurier par le commun du peuple aimant qui brûle comme un feu de paille, qui remplit les alentours de bruit, d'éclat et de fumée, et qui à peine laisse la trace de quelques légères cendres. Il en est de ces amants comme du superbe de l'Écriture: j'ai passé, il n'existait plus! Moi, mon amie, je reste dans toute ma simplicité, bonne foi et humilité.
Je t'ai prévenue que je te ferai une espèce de journal de mon voyage. Mes lettres portent toujours l'empreinte de mon existence: je les crois bonnes parce que je n'en cherche ni la pensée ni le mot. Je voyage; or il faut bien que tu voyages avec moi. T'ai-je laissée à Vienne, mon amie? Es-tu moins avec moi à Florence que tu ne l'as été à Vienne et que tu ne le seras à Rome? Je suis tenté de croire que tu as quelquefois bien mauvaise opinion de moi.
J'ai couché hier à Bologne. J'y ai goûté les charmes 246 du premier cardinal que j'aie rencontré sur mes pas [367]. Je t'assure, mon amie, que je n'en ferai point d'autres de faux [368] en Italie. Après cette assurance, ne va pas me prendre pour grec et même pour romain dans mes goûts.
Mon amie, voyager comme je le fais, a de bons et de mauvais côtés, et je trouve que les derniers sont plus saillants et surtout plus sensibles. Je vais comme l'éclair; l'on ne m'assassinera pas, car je trouve un demi-escadron de cavalerie pour m'escorter à chaque poste. Je ne réponds toutefois pas que je ne me casse le col. Je suis toujours logé à merveille. Je sors d'un lit de parade pour me recoucher dans un autre qui tient beaucoup d'un castrum doloris. Voilà le bon. Mais je suis accablé de révérences, et les révérences italiennes sont longues comme les steppes de ton pays et un peu plus arides. Je veux dormir dans ma voiture, et je suis réveillé par une députation qui fait une harangue effroyable. J'arrive et je veux me coucher: point du tout! Une société priée m'attend. Je trouve cinquante messieurs et dames en grande tenue qui demandent des nouvelles de ma santé, et qui veulent me forcer à prendre des rinfreschi [369], moi qui n'en prends jamais. 247 Enfin, je me retire, je suis à moi: et il s'établit une troupe d'effroyables chanteurs sous mes fenêtres.
Le premier bon moment que j'aie eu, c'est de voir ma fille qui est venue à ma rencontre. Elle m'a rejoint à la moitié de la deuxième poste, sous les murs de l'antique Fiesole, où Catilina a mis bas les armes, ce dont bien doit peiner Lady Jersey!
A la descente des Apennins commence la véritable Italie. Les champs sont couverts d'oliviers, tous les bosquets sont verts éternellement: rien que du laurier de toute espèce, du sycomore et du chêne toujours vert. Les fleurs parent les champs, le mois de mai a l'air d'avoir usurpé sur le mois de mars, les hommes portent le chapeau de paille et les blés sont longs d'un pied. Plus de mulets que de chevaux et plus de belles dents dans un village que dans toute une province au delà des Alpes. Mon amie, si j'avais la fantaisie d'être mordu, je voudrais l'être de préférence en Toscane.
Bonsoir, chère D. Tu es près de moi au Palazzo Dragomanni [370] comme à la Chancellerie d'État. Ce n'est, hélas! dans aucun de ces lieux que je puis être heureux comme je voudrais l'être!
Ce 16.
Mon amie, je n'ai pas fait partir mon courrier de Mantoue, parce que ma lettre n'eût point coïncidé avec 248 le passage du courrier de Vienne par Munich. Je l'expédie aujourd'hui.
Je puis te dire maintenant ce que je fais d'ici à la fin d'avril.
L'Empereur quittera Florence le 29 mars. Je partirai le 26 pour Livourne. J'y coucherai et le 27 j'irai à Pise. Je veux que ma fille voie ces deux villes. Le 28, j'irai, par la traverse, de Pise à Sienne. Le 29, je coucherai à Radicofani, le 30 à Viterbe et je serai le 31 à Rome, deux jours avant l'Empereur. Nous y resterons jusqu'au 24 ou 25 avril et nous irons à Naples.
Je me suis fait le plaisir de me reposer ce matin à la Galerie des vingt courses d'étiquette que j'ai dû faire. Cent chefs-d'œuvre, tels qu'il n'en existe pas de seconds, m'ont délassé de la vue de beaucoup d'objets modernes et vivants qui ne valent pas ce que renferme le trésor des Côme de Médicis. C'étaient de fiers hommes que les Côme et les Laurent, si dignement remplacés par Léopold Ier [371]!
Tout respire ici la grandeur, le goût et l'humanité dans son relief le plus beau et le plus pur! Je crois, 249 mon amie, que je serais plus heureux ici avec toi encore qu'autre part. C'est le plus bel éloge que je puisse faire du lieu. J'ignore si tu aimes les tableaux, les statues, les bronzes, les marbres, les antiques de toute espèce. Je le crois, car je le désire. J'ai été ce soir pour une demi-heure à l'Opéra. On nous donne l'Otello de Rossini [372] avec de médiocres sujets.
Adieu, mon amie. Je vais me coucher, car j'ai tant fait dans ma journée qu'il ne m'eût pas fallu un dîner à la Cour pour m'achever. Je suis fatigué et je t'aime comme si je ne l'étais pas. D'après tes calculs, je devrais t'aimer un peu moins; mais comme il m'est prouvé que mon sentiment pour toi ne réside ni dans mes jambes ni dans ma tête, je t'aimerai de même dans toutes les circonstances de ma vie et sous l'influence de tous les climats de la terre. Adieu, aime-moi comme je t'aime: je n'en puis désirer davantage.
J'ai relu hier toutes les lettres que j'ai reçues depuis mon arrivée à Mantoue, c'est-à-dire tes numéros 19, 20 et 22. Le no 21 doit m'arriver à toute heure par Gordon. Je suis sûr qu'il ne peut tarder de me joindre. Son envie de nous suivre était si grande que la diligence qu'il fera sera la même.
Mon Dieu! bonne amie, si tu pouvais être près de moi! Tu serais bien heureuse et contente. De la manière dont je te connais et de celle même dont je ne te connais pas, mais qui ne saurait échapper à mes pressentiments, je crois que peu de choses te manqueraient. D'abord, moi et je suis beaucoup pour toi;—et puis tant d'objets aussi véritablement dignes de culte et d'admiration que je m'en sens peu digne, un pays qui remplit l'âme de tant de nobles souvenirs, un pays qui depuis tant de siècles avance toujours dans sa prospérité, habité par un bon peuple et qui sent avec vivacité le sort heureux que la nature lui a assigné! Des monuments magnifiques qui se trouvent à chaque pas; un ciel pur et serein; de la musique comme tu en fais et comme tu l'aimes! Mon amie, tu serais heureuse près de moi à Florence, et je ne le suis pas loin de toi! L'ambassadeur de France [373], 251 Golovkine, Krusemarck [374] sont ici ou vont y arriver. Ceux de mes enfants qui y sont ne me quittent pas de toute la journée; je les conduis partout; je connais Florence par cœur; l'on nous invite partout ensemble. Si tu étais ici, tu ne me quitterais pas davantage, et il y aurait même de la décence dans le fait. Ma pauvre amie, pourquoi faut-il que tu ne sois pas Mme de Golovkine? Cette idée se présente à mon cœur sans aucune jalousie; je suis sûr que ton amour pour moi n'y perdrait rien, et la somme de mon bonheur en serait tant accrue! Tu ne verrais pas, à la vérité, tes amis et tes amies de Londres, mais ne trouverais-tu pas sous la main le meilleur de tous ceux que tu as, que jamais tu as eus et certes que jamais tu puisses avoir.
Je me suis trompé effectivement sur l'individu duquel tu m'avais parlé dans l'une des lettres de plusieurs semaines de date [375]. J'ai cru qu'il s'agissait de ton séjour à Berlin. J'ai beaucoup connu D. dans cette même ville en 1805 [376]. J'ai eu de fortes affaires 252 à traiter conjointement avec lui. Le tableau que tu m'en fais est très vrai. L'amour passé ne t'aveugle plus. Tu as cet avantage de commun avec beaucoup d'humains. D. avait beaucoup de moyens; il eût fait, s'il l'avait voulu, une grande et belle carrière; il avait de grands défauts, l'un des plus grands entre autres pour tout homme: la présomption. C'est ce défaut qui a contribué puissamment à des événements bien funestes. C'est D. qui, en grande partie, a été cause des malheurs d'Austerlitz. Ce défaut est du reste assez commun au delà du 253 55e degré de latitude nord. S'il t'a aimée, je l'en estime davantage; tu l'as aimé, je conçois sa présomption!
Ce 19.
Nous avons passé hier l'une de ces soirées qui devraient ne pas être réservées à Florence à des voyageurs qui viennent y chercher du bon et même plus que du bon. Je ne sais si tu connais le talent musical de Lord Burghersh [377]. Le malheureux prétend avoir composé une cantate; il nous a fallu l'avaler hier. L'œuvre n'est pas mauvaise, mais elle n'est pas bonne, et je n'aime pas ce genre de terrain.
Le matin j'ai conduit ma fille à la Galerie. Je crois que la matinée m'a fait paraître la soirée plus mauvaise. Quelle somme immense de chefs-d'œuvre de tous les genres—peinture, sculpture, arts de toute espèce!—Mon amie, l'on a beau voir tout ce que renferment les cabinets hors de l'Italie, l'une des belles collections de la presqu'île efface tout! Le local est au reste si beau en lui-même, tout a si fort l'air d'être fait pour la 254 place, que l'on finit par se regarder comme un habitué du lieu. Toi à mes côtés, tout serait bien. Je te réponds que si tu n'aimes pas les tableaux, je finirais par te les faire aimer, et je me vanterais de cette éducation.
Lord B[urghersh] a une belle collection de plâtres. Il les avait exhibés dans sa soirée. Il n'y a rien à redire à ce fait; mais il ne s'est pas borné à montrer ce que l'on peut voir; il a fait voir ce que l'on n'avoue pas avoir vu. Il avait placé dans un dernier cabinet de son appartement la statue de Persée de Canova [378], figure héroïque sous tous les rapports. Le mouvement de recul que ce pauvre Persée a fait faire à toutes les demoiselles et aux dames qui n'ont pas oublié qu'elles le furent a été tout à fait comique.
Le duc de Richelieu [379], fameux roué de son temps, avait fait un pari avec une vingtaine de femmes qu'il savait se rendre invisible. Le pari fut accepté. Le duc se retira (comme le Persée) dans un arrière-cabinet et il fit entrer une dame après l'autre. Il s'était placé au milieu de ce cabinet, d'une manière ultra visible. Toutes jurèrent ne pas l'avoir vu et payèrent le pari. Eh bien, le Persée eût gagné tous les paris de la soirée. De toutes les dames, il n'y en a qu'une qui m'a assuré l'avoir trouvé superbe! En avouant Persée, elle ne pouvait pas choisir un mot plus correct.
255 Ce 20.
Il y a ici une foule d'Anglais et, dans cette foule, pas un individu qui puisse t'être nommé. Comme rien n'est curieux comme vos insulaires, je les vois toujours fort occupés de moi; ils veulent me coucher sur leurs tablettes et je les en dispenserais volontiers. Je les entends vingt fois s'étonner prodigieusement que je ne sois pas un homme de soixante-dix ans. Il y a, entre autres, une vieille dame toute couverte de rides et de fleurs qui a voulu m'assurer hier que mon père devait avoir été moi, car, me dit-elle, je me souviens d'avoir lu votre nom dans les gazettes il y a plus de vingt ans. Je l'ai assurée que je suis venu au monde ministre. Mon amie, l'un de mes vœux les plus ardents, c'est de ne pas le quitter de même.
J'ai fait à Floret les compliments dont tu m'as chargé pour lui. Il a fait une mine à la fois discrète et douce en apprenant ton bon souvenir. La douceur est une de ses vertus et la discrétion sa nature. Je parie que Floret ne s'avoue pas à midi ce qu'il a pensé à 11 heures. Quel confident!
J'ai enfin des nouvelles de Paul, de Paris. Il voulait le quitter peu de jours après m'avoir écrit. L'aura-t-il fait? Je l'ignore.
Ce 21.
Gordon est arrivé et je suis en possession de ton no 21. Sais-tu l'impression qu'il m'a fait? Je crains que tu ne m'aimes plus que je ne le mérite. Je m'explique. S'il s'agit de mon cœur, de sa droiture, de 256 son abandon à tout sentiment qu'il juge digne de le fixer, de ses facultés aimantes sur une ligne de force et de raison de laquelle sont capables peu d'hommes, tu ne saurais te tromper. Crois, aime, livre-toi tant que tu voudras à mon cœur, tu ne risques rien. Ce cœur sait comprendre tout ce qu'on lui demande, et sait même accorder plus, bien plus!... Mais tu me crois des perfections que je n'ai pas; tu me cherches à une hauteur que je ne puis atteindre; mon esprit, mon amie, est celui du sens commun; je sais épuiser ce domaine et je ne m'élève guère au delà. Tu trouves mes paroles justes, mes expressions fortes, ma raison complète. Il n'y a dans ces faits que ce qui résulte toujours du genre de mon esprit. Le ciel m'a donné des yeux excellents, des oreilles justes et fines, un tact simple et correct. Je vois ce qui est, j'entends ce qui se dit, je sens ce qui existe.
Mon âme est placée au-dessus du préjugé—je ne crois en nourrir aucun. J'ai une qualité qui n'est pas toujours celle des hommes sans passions: j'ignore le sentiment de la peur et par conséquent ses effets. Le danger provoque en moi l'action; je ne suis jamais plus fort que dans les moments où il faut employer de la force. J'ai été dans le plus fort des mêlées sur le champ de bataille; j'eusse rougi de ne pas m'y trouver et j'ai vu tomber mes amis à mes côtés sans être effrayé du danger; j'ai senti qu'en me trouvant là, je faisais une sottise, mais elle m'a paru d'un genre qui élève l'âme et je ne crains pas de m'élever! Place-moi dans le domaine de mes affaires, tu m'y verras comme sur le champ de bataille. J'ai tué bien des adversaires et j'en ai mis plus encore dans une véritable déroute. La 257 raison, cette raison toute pure et toute simple, est une puissance immense! Je reste maître de mes armes au fort de la mêlée, parce que je suis calme; mes adversaires se dispersent tandis que je reste immobile; ils courent les champs et je ne bouge pas; ils sont hors d'haleine et je n'ai pas encore soufflé. J'ai la conviction d'en avoir plus désespérés dans le cours de ma vie publique que sérieusement fâchés. Mon amie, tu aimes aujourd'hui une espèce de borne: elle est placée tout exprès là où elle se trouve pour arrêter ceux qui courent trop fort et à contre-sens; les coureurs la heurtent, ils la maudissent, ils jurent contre ce qu'ils appellent un obstacle: la borne a l'air de ne pas se douter des coups qu'elle reçoit; elle ne bouge pas, car elle est lourde. Voilà la fin du mot, le tableau le plus exact de mon être: il n'y a dans ce tableau ni erreur ni couleurs renforcées; il y en a aussi peu que du mérite dans mon être; il n'y a point de mérite dans mon fait, parce que rien n'est volontaire en moi: le bon Dieu m'a fait tel que je suis et je le resterai aussi longtemps qu'il lui plaira de me laisser ici-bas! J'ai été à quinze ans ce que je suis à quarante-cinq. Le serais-je dans vingt ans d'ici? Oui, mon amie, si je vis, ce qui n'est pas bien prouvé, car mon âme use mon corps! Peu d'hommes, au reste, m'ont compris et peu me comprennent encore. Mon nom s'est amalgamé avec tant d'événements immenses qu'il passera à la postérité sous leur égide. Je te réponds que l'écrivain dans cent ans me jugera tout autrement que tous ceux qui ont affaire avec moi aujourd'hui. Je crois même qu'il me jugera sous une infinité de rapports différemment de ce que tu fais. Ne t'élève pas trop, mon amie, cherche terre à terre et tu me trouveras 258 avant le temps même où d'autres pourront me trouver. Tu me vois bien déboutonné vis-à-vis de toi, tu as eu le bon esprit de ne pas être dupe de ma mine si autre que je ne le suis, moi, tout moi. Tu n'as pas confondu en moi la forme avec le fond. Tu ne croiras plus aux jugements des salons sur mon compte; tu ne me croiras plus léger, inconstant, insoucieux, retors, ultra-finasseur, sans cœur et sans mouvement dans l'âme.
Mon amie, tu vois que je connais la pensée de bien du monde sur mon compte.
Ce 22.
Nous avons eu avant-hier une grande fête que la ville a donnée à Leurs Majestés [380]. La beauté du local en a fait les frais, car le reste ne valait rien. L'on s'est réuni au Palazzo Vecchio, habité par les Médicis avant qu'ils n'eussent fait l'acquisition du palais Pitti. Tous les lieux sont remarquables dans ce palais. Les colonnades des Uffici, les portiques de la Tribune étaient illuminés; l'on a tiré un feu d'artifice qui eût mérité un tout autre nom, car il n'y avait qu'absence de feu et d'artifice. Le peuple toscan tient beaucoup des Allemands. Trente mille individus se réunissent, s'arrêtent et se retirent d'une place sans bruit ni querelle. Ce qui m'a charmé, c'est la présence des beaux monuments de Michel-Ange, de Benvenuto Cellini, de Bandinelli sur cette même place. Les fusées qui les 259 éclairèrent sont montées, elles ont brillé et elles ont disparu comme ces grands hommes mêmes et comme les générations qui sont descendues depuis eux dans la tombe. Un feu d'artifice m'attriste toujours: la nuit succède si vite à la plus brillante lumière! Les fusées sont l'image d'une belle vie. Les époques et leur durée plus ou moins longue dans la vie la plus belle ne comptent pas dans leur rapport avec l'éternité. Mon amie, pourquoi se donne-t-on tant de peine dans ce monde?
J'ai maintenant autour de moi tous les ministres qui m'ont suivi ici de Vienne. Je leur donne rendez-vous tous les jours à 2 heures chez ma fille, et nous allons ensemble voir quelque objet de curiosité. Je les ai conduits aujourd'hui à la fabrique des Pietre dure, établissement unique dans son genre [381]. Le grand-duc actuel l'a fortement soutenu, et il ne laisse rien à désirer ni sous le point de vue de la perfection ni sous celui de l'activité. Il y a quatre ans que le grand-duc m'a fait cadeau de deux plaques de consoles, que j'ai à Vienne et que les Français avaient placées avec plusieurs autres objets au Musée à Paris. Ces deux plaques ont coûté 50.000 francs de fabrication. Or, figure-toi la chapelle de saint Laurent—tombeau des grands-ducs—chapelle qui mériterait bien plutôt le nom de basilique vu ses dimensions, dont tout l'intérieur, du parquet jusques y compris le plafond, et tous les ornements sont faits ou en train d'être achevés en 260 pietra dura telle que mes tables! Eh bien! l'ensemble en est peu agréable à force d'être riche; l'âme y est oppressée sous la magnificence, et une simple église dans un style correct vaut mieux. Il en est ainsi de bien des choses dans ce bas monde.
Je passe ordinairement mes soirées ou chez Mme d'Apponyi [382], femme de notre ministre, charmante, pleine de grâce et de talents (elle passe pour chanter mieux que personne en Italie), ou chez Mme Dillon, femme du ministre de France [383], ou chez 261 Lady Burghersh [384]. La dernière a de l'esprit et je la connais beaucoup, car elle a fait la campagne de 1813 et 1814 avec nous.
Le roi de Prusse avait été amoureux de Mlle Dillon [385]; il a, je crois, même eu envie un moment de l'épouser, envie fort partagée par les parents de la jeune personne. Elle est assez jolie, mais pas assez pour faire faire à un roi une grave sottise. L'on fait toujours et partout de la musique et partout elle est bonne.
Les filles de Mme Hitroff [386] sont les plus jolies 262 petites personnes de Florence. Je les trouve un peu moins bien qu'elles ne le sont effectivement, à force que la mère veut prouver qu'elles le sont plus que le Créateur ne l'a voulu.
Il y a ce soir un petit spectacle de société chez Mme Apponyi, composé à peu près exclusivement de la famille Hitroff. Un défaut assez commun aux Russes, c'est de vouloir toujours primer, et le malheur veut que l'engagement n'est pas toujours facile à remplir; aussi ne l'est-il pas souvent. Mme Hitroff est au reste sûre d'être applaudie et c'est ce qu'il lui faut.
Enfin, mon amie, connais-je mes deux passions anglaises!
L'une, que tu ne connais pas, est une très douce et bonne personne. C'est Wellington qui, en 1814, m'a fait faire la connaissance de lady K. Il y passait sa vie et j'y ai été beaucoup. J'en ai été amoureux aussi peu que de ma mère. Elle est gentille, elle est de l'opposition, et notre temps s'est écoulé en discussions politiques. Elle a trop bon goût pour aller au delà de Sir Francis Burdett [387], tandis que Hunt [388] n'atteint pas à la hauteur de Lord Kinnaird [389].
263 L'autre, Lady A., est une petite caillette dans la force du terme. Je l'ai également vue souvent chez Wellington. Elle m'a toujours déplu au point que j'ai été impoli pour elle. J'ai connu anciennement son mari et sa première femme, qui était nièce de Lord Cholmondeley [390].
Aie l'âme en repos sur ces deux passions. Je ne comprends même pas ce qui peut avoir prêté au dire de la seconde, car, quant à la première, l'on m'a vu parler; quant à la seconde, l'on n'a pas même vu cela, et mon silence n'est pas assez interprétatif pour pouvoir prêter à une aussi ridicule prétention.
Ce 23.
Je t'enverrai la présente lettre, mon amie, par un courrier que Lord Burghersh expédiera en Angleterre. N'oublie pas de me mander si tu as reçu le bracelet et 264 si tu le trouves joli. Je voudrais que chaque petite plaque pût désigner une année de bonheur pour nous. La première, hélas! est encore à venir!
Ce que tu me dis, dans ton no 21, sur les chaînes de fer qui nous retiennent loin l'un de l'autre, n'est malheureusement que trop vrai. Aussi, ai-je toujours craint, plus que la mort, les entraves affreuses que mon attitude met au libre exercice de ma vie. Il n'est, après le sort du souverain, pas de place dans l'État qui soit plus sujette que la mienne à tous les inconvénients de cette grandeur qui tue l'existence de l'homme. Je n'ai pas un moment véritablement à moi, car le monde ne s'arrête pas dans sa marche pour me faire plaisir. Je ne puis point charger un autre à temps de ma besogne, car cette besogne est tout intellectuelle; elle n'est que du domaine de la pensée; je ne puis charger personne de penser pour moi, d'écrire à ma place, de suivre un point de vue qui est mien, de dire demain le mot que j'ai préparé aujourd'hui. Tous les départements qui suivent une règle fixe, qui sont plus liés à la matière que ne l'est le mien, sont infiniment plus libres d'action. Mon amie, conçois-tu combien ce que j'ai détesté il y a un an et de tout temps, doit me paraître odieux aujourd'hui?
Adieu, mon amie. Lord B[urghersh] me fait demander mon paquet et je ne veux pas retenir le courrier. Aime-moi et pense à moi, ce qui équivaut dans mon attitude vis-à-vis de toi.
Il est possible que le présent numéro t'arrive avant le précédent, duquel j'ai chargé le courrier hebdomadaire, qui fait un détour considérable en passant par Munich.
265 Voici mon plan ultérieur de voyage. Je pars d'ici le 26 pour Livourne. Je coucherai le 27 à Pise, le 28 à Sienne, le 29 à Radicofani, le 30 à Viterbe et le 31 à Rome. L'Empereur quitte Florence le 29 et il sera à Rome le 2 avril. Je fais le détour de Livourne pour faire voir ce lieu et Pise avec ses antiquités magnifiques à Marie.
Adieu. Je dînerai le 27 à bord du vaisseau de l'amiral Fremantle [391] qui m'attend à cet effet dans la rade de Livourne. Je boirai à ta santé sur terre d'Albion.
Voilà encore un message de B[urghersh]. Rien n'est pressé comme un homme qui n'a rien à mander. Adieu, bonne et chère Dorothée.
Je suis arrivé ici, mon amie, cet après-dîner, après sept heures de course depuis Florence. Je n'ai fait que passer à Pise sans m'arrêter. Je le ferai voir demain à ma fille.
J'ai quitté Florence avec le regret qui se trouve dans ma nature dès qu'il s'agit d'abandonner un lieu connu, sentiment naturel dès que le lieu est agréable, et de pur instinct dès qu'il ne l'est pas. Je crois t'avoir déjà dit, dans le cours de notre courte vie, que je ne quitte jamais un cabaret quelque borgne qu'il soit sans un certain sentiment de peine. Si j'étais cheval, j'adorerais mon écurie et mon râtelier.
Lord Burghersh nous a régalés, la dernière soirée, d'un second concert composé uniquement de sa musique. Elle est véritablement étonnante pour un amateur, et elle serait même bonne en tout autre pays que celui-ci, où il y a du crime à perdre le temps à en faire et, par conséquent, à en entendre de la médiocre. Lady Burghersh est dans ton état, mon amie. Comme elle a ta taille, je l'ai beaucoup regardée pour m'orienter un peu sur la tournure que tu vas avoir.
Rien n'est beau et ravissant comme le voyage de Florence ici. Je doute que la terre promise ait tenu ce que 267 la Toscane offre, au voyageur et à l'habitant, de charmes de toute espèce. Mon amie, je trouve qu'il est bien gauche de naître autre part que sous un ciel heureux comme celui-ci. Tout ce qui s'y offre aux regards est beau et les sensations sont plus douces sous l'influence du climat. Le soleil y luit mieux, et Caraccioli [392] avait bien raison d'assurer George III [393] que la lune de Sicile vaut le soleil de Londres. Il ne fait pas beau chez nous en juin comme ici à la fin de mars!
J'ai été en arrivant ici dans une boutique que j'aime beaucoup, car elle ne renferme que des objets à mon goût. Le magasin de Michali est tout consacré aux arts; vous y trouvez depuis les statues jusqu'aux plus menus objets de sculpture en marbre et en albâtre. Les marbres sont modernes, mais tous copiés d'après les meilleurs modèles. On ne peut acheter des albâtres qu'ici: tout ce qui se vend à Florence est mesquin en comparaison de ce que renferme ce magasin. Je n'aime pas la matière, je déteste les petites figures et les mesquines fabrications que l'on trouve sur tous les marchés de l'Europe, mais il faut voir les grands vases de Michali. J'en ai acheté quatre ce soir, hauts de 4 pieds, sculptés d'une manière ravissante et ils me coûtent 200 ducats. On les vendrait 1,000 à Londres.
268 De la boutique, j'ai été à l'Opéra. L'on donne les Baccanali di Roma, musique de Générali [394]. Belle musique et bien chantée.
Je vais me coucher loin de toi et avec toi, mon amie.
Pise, ce 27.
J'ai voulu aller voir ce matin l'amiral Fremantle à bord du Rochefort. Le temps était gros, nous sommes au milieu de l'équinoxe; le vaisseau est à l'ancre à 5 milles en mer; j'ai renoncé à y aller, d'autant plus que l'amiral part demain pour mouiller dans la rade de Naples. Il n'était resté ici que pour m'attendre; il aura attendu en vain et il s'en consolera.
Je suis à Pise depuis 2 heures après-midi. J'ai fait voir à ma fille les objets magnifiques que renferme cette ville. Le Campo Santo, entre autres, me pénétra toujours d'admiration. Je ne te fais aucune description, car il existe des ouvrages qui t'apprendront mieux que moi ce que valent les monuments. Il n'en est pas un qui te dirait ce que tu es pour moi; ma besogne trouve donc là de très justes bornes. Je partirai demain matin pour Sienne.
Radicofani, ce 29.
Au moment où j'allais monter en voiture, à Pise, m'est arrivé un courrier de Mantoue avec ton no 24. Merci pour cette bonne lettre, mon amie; je l'ai lue et relue pendant deux postes.
269 Tu crois que je suis fâché de ton état ou plutôt de la cause de cet état! Mon amie, que veux-tu que je te dise? Je ne sais pas te dire ce que je ne sens pas et je ne trouve pas les mots pour te dire ce que je sens.
Oui, mon amie, j'ai reçu la première annonce que tu m'en as faite comme tu dois désirer que je la reçoive! Mais ma raison a désapprouvé sur-le-champ ce que mon cœur a pu sentir. N'est-ce pas moi, moi-même, qui t'ai engagée à être bonne dans ton ménage? Crois-tu que je ne connaisse pas assez les hommes pour ne pas savoir ce qui constitue les bons ménages? Je me mépriserais si je pouvais t'en vouloir de faire ton devoir, je n'ai aucun droit de désirer que ton mari n'use pas de la plénitude du premier des siens; mon amie, voilà le côté pénible d'un rapport comme le nôtre, de tout rapport tel que le nôtre! Mon amie, sois tranquille, ne fais pour l'amour de moi que de m'aimer. Ne suis pas ton idée de vouloir que je te permette ce que je ne puis et ne veux pas défendre. Fais la part à ce qui tient au ménage et fais-moi la mienne. Mon cœur sait distinguer ce qui est à lui d'avec ce qui est à un autre; si je ne confonds pas ces éléments si différents, je sais que tu ne les confonds pas davantage; il est des lignes matérielles et morales qu'il est si difficile de tracer: rien dans ma pensée ne les confond, et cependant ne puis-je pas trouver les termes pour les définir. Dès que je suis placé dans une situation pareille, je n'entreprends pas ce en quoi je serais sûr d'échouer. Mon amie, ne me demande pas: agis! Que l'on ne te fasse pas un reproche; que la paix de ton intérieur soit assurée! Crois-tu que je me consolerais à la distance où je me trouve d'un seul quart d'heure de peines que tu 270 éprouverais et qui ne seraient inévitables? Crois-tu que ma présence même suffirait pour me consoler de ce qui ne doit pas être? Crois-tu enfin que je n'ai pas souffert, dans le peu d'instants que nous avons passés ensemble, des mouvements d'humeur que tu as essuyés? Mon amie, mande-moi que tu es tranquille et par conséquent heureuse et que tu m'aimes! Mes vœux, à une aussi cruelle distance que l'est la nôtre, se bornent là: ils doivent, hélas! s'y borner.
Tu veux savoir si le fait est arrivé que, pendant douze ans, l'on n'ait point eu d'enfants pour en avoir plus tard. Oui, il arrive tous les jours! Il est la suite de raisons différentes: il en est une—j'ignore si elle a trait à ta position, mais elle est catégorique—et elle a lieu souvent dans les ménages qui se passent en séparations et en rapprochements; il en est qui sont moins faciles à expliquer, quoique toutes physiques. Console-toi, bonne amie, tu ne mourras pas si tu te ménages. Plusieurs années d'interruption donnent des forces à la femme, tout comme elles en privent l'homme. Tu auras un bel enfant que tu aimeras bien et que j'aimerai parce qu'il sera tien.
J'aime moins la crainte que tu viens d'avoir. Fais-tu bien de prendre tant de bains? Ménage-toi beaucoup, bonne amie, pour toi, pour moi, pour les tiens! Ne consulte pas trop de médecins et laisse aller le bon Dieu et ton bon naturel. Je n'aime pas beaucoup les médecins anglais: j'aime mieux l'héroïsme en amour et sur le champ de bataille qu'en médecine.
Je suis charmé de tes rapports de bienveillance avec l'archiduc [395]. Je t'avais prévenue qu'il a de l'esprit et 271 surtout beaucoup de connaissances. Tu m'as souvent fait le reproche que je trouve de l'esprit à trop de monde! Ne crains rien: je ne te recommanderai jamais une bête, et puis il y a de l'esprit de tant de façons! Toutes ne sont pas agréables et ne valent par conséquent pas le tien, mais il faut vivre de tout celui que l'on rencontre: j'ai peut-être ce mérite-là.
J'ai couché la nuit dernière à Sienne, où j'ai passé une soirée maudite. Pourquoi n'ai-je pas le bonheur d'aimer les honneurs que l'on me rend, et le malheur de devoir passer ma vie à en recevoir? Un cardinal de quatre-vingts ans m'attendait à Sienne; il est venu me voir au débotté [396]. Le gouverneur de la ville s'est emparé de moi. J'ai été la pâture d'un corps municipal, d'un corps d'officiers et de vingt dames qui ont voulu me prouver que Sienne devait valoir Paris! Il est possible qu'elles soient charmantes, mais je ne les ai pas trouvées telles. Je voudrais que tu puisses être témoin des désespoirs 272 de Marie à chaque arrivée dans une grande ville, et toutes celles de l'Italie méritent plus ou moins ce nom.
Ce matin, j'ai été voir la cathédrale, monument du treizième siècle, magnifique, et puis quelques autres objets de curiosité, toujours mon cardinal et mon commandant à mes trousses. Les dames heureusement dormaient.
De Sienne ici le pays est affreux. Il est indubitable que cette partie des Apennins a été le foyer d'immenses éruptions volcaniques. La nature y est bouleversée en entier; l'aspect est triste et raboteux sans être pittoresque. Je couche ici et je t'écris à côté d'un bon feu de cheminée, qui n'est pas de trop à quelques milliers de toises au-dessus du niveau de la mer. Le lieu tient de la Sibérie, mais je ne m'en plains pas: il n'y a point de cardinal.
J'ai pensé à toi vingt fois dans la journée. Tu es en droit de trouver le fait peu surprenant, mais tu ne devines pas la raison. Tu aimes le mot: En avant! Or, j'ai avec moi un chasseur bohème qui ne sait pas un mot d'italien; le seul qu'il a appris depuis que j'ai fait 100 lieues dans la presqu'île, c'est: Avanti! Il le regarde probablement comme le fond de la langue, et je commence à supposer qu'il le croit toute la langue, car il s'en sert à toute sauce, et il est de fait qu'il arrive au moyen de ce mot à tout ce qu'il veut. Il a enrayé ma voiture vingt fois dans la journée. Pour avertir les postillons que le sabot est mis, il leur crie: Avanti; les postillons partent. Pour ôter le sabot, il faut faire reculer d'un pas la voiture, il crie: Avanti; les postillons croient qu'il est fou et reculent; son affaire est faite. Dès que j'arrive dans une auberge, il crie: Avanti 273 et on sert le souper! Chaque moment lui procure ainsi une jouissance, et je commence à croire que l'on ferait le tour de l'Italie avec ce seul mot. Ce mot est le tien et je l'aime.
Ton courrier galope toute la journée à côté de la portière de ma voiture [397]; Marie va avec moi; j'ai un courrier à moi qui me précède; je l'ai donc mis à côté de ma voiture pour le voir. Je crois que je le placerai à mon service. Il sert à merveille et il t'a appartenu. Je crois que je le garderais, s'il servait même moins bien. Ma pauvre amie, que ne puis-je t'y placer, toi!
Rome, ce 31.
Me voici, mon amie, arrivé à l'un des buts de mon voyage. Ce n'est pas le dernier, mais certes le plus imposant.
J'ai couché la nuit dernière à Viterbe. Il y a un cardinal, et il a été pendant vingt ans nonce à Vienne [398]. J'ai été abîmé.
J'ai fait un détour pour venir ici en passant par Caprarola, fameux château bâti pour le cardinal Alexandre Farnèse [399] par Vignola [400]. Il est beau comme monument 274 d'architecture et il renferme des fresques magnifiques. A 5 heures du soir, j'ai découvert la coupole de Saint-Pierre, et à 6 heures et demie j'ai passé la porte du Peuple. La première entrée dans Rome, mon amie, est accablante. C'est la première ville du monde!
Je suis logé au palais de la Consulta sur le Quirinal [401]. J'ai sous mes fenêtres une foule de choses que la nuit m'empêche de voir. Je me lèverai de bonne heure, car, sans être curieux comme un Anglais, je trouverais honteux de passer un moment dans mon lit de plus qu'il ne me faudra pour être réveillé.
Bonsoir, bonne amie. Je t'aime dans la ville des Césars comme partout ailleurs.
Ce 1er avril.
Mon amie, que ne peux-tu être à mes côtés, un seul instant, à la fenêtre de mon salon! Un peintre en décoration qui s'aviserait de placer sur la toile tout ce que l'on y découvre serait taxé d'exagération et peut-être même de folie!
J'ai sous moi les chevaux fameux qui ont fait donner au Quirinal le nom de Monte Cavallo. En face, dans le fond du tableau, Saint-Pierre et le Vatican; je plane sur les trois quarts de la ville ancienne et habitée; je vois le Colisée, les colonnes de Trajan et Antonine, le Forum Romanum, cent palais plus beaux l'un que l'autre, le Capitole, le mont Palatin tout couvert des 275 ruines immenses du palais des Césars! L'aspect de Rome est autre que je ne me l'étais figuré [402]; il m'en est allé de cette ville comme il en va à tous ceux qui s'occupent d'un objet sans le connaître: on le trouve autre qu'on se l'est imaginé.
J'ai cru Rome d'un aspect vieux et sombre. Je l'ai trouvée antique et resplendissante!
J'ai commencé ma journée par aller chez le Pape [403]. J'ai causé avec lui pendant une heure et j'en ai été très content. Il est simple et vénérable.
De là, j'ai été voir Saint-Pierre et j'ai parcouru le Vatican. Je ne te décris pas ces lieux, car chaque livre vaudrait mieux que ma lettre, mais je te parlerai uniquement de mes impressions. Toutes les dimensions ne suffisent pas pour se faire une idée de ces lieux! Je ne crois pas que le monde ait produit deux fabriques comparables à eux. Mon amie, l'âme s'élève avec les belles choses; le trop grand nombre affaisse. Figure-toi vingt galeries comme celle du Louvre et tu n'auras pas les galeries du Vatican. La pensée se refuse à onze mille chambres de toute espèce qui se trouvent sous les 276 mêmes toits à côté de ces galeries. Des salles entières peintes par Raphaël; des fresques beaux (sic) comme le jour où il les a faits, chaque figure divine comme tout ce qu'il a conçu! Des milliers de statues, des carrières entières de porphyre et de marbre dont les traces sont perdues! Mon amie, je suis ici dans mon centre, et je conçois que Rome ait été celui du monde.
J'attends demain l'Empereur. Il loge au palais même du Quirinal, dans un local magnifique et que les derniers malheurs de Rome même ont embelli. Napoléon en avait fait son palais et les deux tiers ont été meublés par lui. On y trouve, parmi les souvenirs de tant de souverains pontifes, sa figure sur chaque plafond, tantôt en Jules César, tantôt en Charlemagne ou en Jupiter tonnant. Cet homme, qui avait beaucoup de grandes qualités, a eu l'immense vice de s'idolâtrer lui-même.
Le Pape a été, pour le moins, aussi curieux de me voir que j'ai été charmé de l'approcher. Pendant toute sa captivité en France, j'ai été en pourparlers directs avec lui et avec Napoléon [404]. C'est par moi qu'ont passé toutes les propositions que ce dernier lui a faites. Je les lui ai toujours transmises en lui faisant dire de ne rien accepter, et j'ai toujours dit à Napoléon ce que je lui avais conseillé. Napoléon, un jour, lui a fait offrir une pension de 20 millions. Le Pape m'a fait prier de lui dire qu'ayant fait son calcul, il se trouvait qu'il suffisait à ses besoins avec quinze sols par 277 jour. Je n'ai guère été plus fier dans ma vie que le moment où j'ai fait ma commission à Napoléon.
Ce 2 avril.
Mon amie, je finis cette lettre, car je dois courir demain tout le jour [405] et j'ai peur de manquer le courrier qui va partir pour Munich.
Bonne amie, aime-moi comme si je n'étais pas à 500 lieues de toi. Crois à tout ce que j'éprouve pour toi et à mon désir si ardent de te voir. Le monde ancien et le nouveau offrent de grandes beautés, mais le bonheur n'est que dans le cœur.
Adieu.
Mon amie, j'éprouve chaque matin en me réveillant deux sentiments bien différents. Je me dis que mon amie est loin de moi! et j'éprouve une sensation agréable en sachant que je suis à Rome. La vie se compose ainsi de peines et de plaisirs ou, pour le moins, de ce qui n'est pas peine! Les circonstances qui permettent de se livrer à la véritable satisfaction sont si rares—elles le sont du moins pour moi—que je ne me permets guère d'élever mes désirs jusque vers elles. Que me manquerait-il par exemple si, au lieu de deux mille Anglaises qui foulent le pavé de la ville sainte, toi, mon amie, y étais? Si tous les matins je te voyais arriver chez moi, déjeuner avec moi et puis entreprendre des courses de quatre ou cinq heures, toutes dignes d'un être tel que toi! C'est pourtant ce qui arrive journellement à tant d'êtres insignifiants qui s'attachent ici à mes pas, qui font groupe autour de moi et qui ne m'empêchent pas de m'isoler et de me regarder comme seul au monde!
Mon amie, combien tu serais digne d'un lieu comme celui-ci! Combien il élève l'âme en détruisant les espaces, en présentant une masse de souvenirs immenses, en prouvant combien il peut exister et de grandeurs et de vicissitudes humaines!
279 Tout ici est gigantesque, tout sort des proportions communes, tout ramène la pensée à ce qui n'est plus et tout l'élève vers ce qui devrait être!
J'ai passé ma matinée d'hier au milieu des ruines gigantesques du palais des Césars. Le mont Palatin, la Rome première, peuplée et bâtie par Romulus, occupait cette colline qui, sept cent ans plus tard, fut à peine apte à contenir le palais des Empereurs. Ce palais est changé aujourd'hui en trois grandes vignes, entrecoupées de rues, parsemées de maisons, d'églises, de couvents. Les uns sont bâtis sur les fondements du palais; d'autres ont mis à profit des murs qui ne sont que couverts; des pans de murs, des voûtes, des débris dont chaque morceau est grand comme pourrait l'être un palais lui-même, existent encore debout.
Une végétation magnifique les recouvre. Les lierres, les aloès, des plantes qui chez nous acquièrent une hauteur de 5 à 6 pouces et qui ici s'élèvent à autant et plus de pieds, rendent ces masses énormes pittoresques au possible. L'une des vignes a été achetée récemment par un Anglais; il y habite une villa dans laquelle Raphaël passait ordinairement ses étés et dont lui et ses élèves ont orné le péristyle de fresques [406]. Dans ce qui pourrait devenir un très beau jardin, se trouvent trois pièces très bien conservées de l'appartement d'Auguste. Ces appartements, qui, anciennement, se trouvaient au rez-de-chaussée, sont sous terre aujourd'hui, tant les éboulements ont haussé le terrain. Ils conduisaient à une terrasse de laquelle on dominait le grand cirque [407] où se passèrent les courses et qui se 280 trouve au pied de la colline. Le cirque se voit encore aujourd'hui malgré les éboulements du terrain. Mon amie, je voudrais te placer un moment sur cette terrasse, te faire voir tant de belles choses et te demander si tu m'aimes!
Que dire d'une ville où il existe des fabriques comme l'a été ce palais des Césars et comme l'est encore le Vatican, le Colisée dans lequel quatre-vingt mille spectateurs pouvaient être assis très au large, des bains tels que les thermes de Caracalla, où trois mille personnes pouvaient se baigner à la fois, chacune dans un lieu clos et séparé, dans une baignoire grande comme un vaste bassin, et le tout en marbre le plus magnifique! Ma pauvre amie, nous sommes bien petits aujourd'hui. Je crains bien que la liberté de la presse ne recompose pas la société telle qu'elle l'a été, et que Hunt [408] ne soit, en le comparant à Catilina, le type des dimensions morales actuelles comparées à celles que le temps a détruites!
Ce 7 avril.
J'ai passé toute ma journée d'hier en courses. Ma journée est très réglée. Je me lève à 7 heures et demie. Je déjeune avec ma fille et plusieurs personnes qui viennent se joindre à nous pour aller voir les objets curieux. Nous sortons à 8 heures et demie. Nous ne rentrons guère avant 2 heures. Je me mets alors à travailler jusqu'à 5 où je dîne. A 7, je vais travailler avec l'Empereur; à 10 heures, je reçois du monde ou je vais moi-même dans quelque maison où 281 l'on reçoit. Je me couche entre minuit et une heure.
J'ai vu hier la basilique de Saint-Paul, bâtie à 3 milles de la ville par Constantin le Grand [409]. Cet édifice immense ne renferme de beau qu'une forêt de magnifiques colonnes de marbre tirées du tombeau d'Adrien, aujourd'hui le château Saint-Ange. L'architecture de la basilique est difforme, les tableaux en mosaïque sont du goût le plus dépravé; la différence entre cette fabrique et d'autres bien postérieures est extrême, et il m'est entré un rayon dans l'âme qui suffit pour m'expliquer ce que je n'ai jamais entendu dire, ce que je n'ai jamais pu concevoir et ce que j'ai toujours senti digne de recherches, savoir: l'explication du phénomène de la dégradation complète des arts dans le moyen âge.
Je crois en avoir trouvé la raison directe, et je ne comprends pas pourquoi personne n'a fait cette remarque dans les mêmes termes que moi. Si le fait a eu lieu et que je l'ignore, j'en demande pardon à mon confrère mort ou vivant.
On cherche les raisons de cette décadence tantôt dans celle de l'Empire, dans la stérilité du temps, surtout dans l'invasion des Barbares. Ces raisons y ont sans doute contribué, mais elles ne sont pas suffisantes pour expliquer ce qui existe et ce que prouve la basilique de Constantin, car ce ne sont pas les Barbares qui l'ont bâtie, mais bien les Romains, au milieu de 282 Rome, belle et resplendissante, à l'époque de Constantin, de toute sa beauté ancienne.
Il faut chercher la décadence des arts dans l'établissement de la religion chrétienne, et le fait est aussi simple que naturel.
La religion chrétienne est toute spirituelle; le paganisme était au contraire tout matériel. Le triomphe de la première n'a pu s'établir que sur les ruines de la seconde; l'esprit a dû amortir les sens, l'intellectualité, la sensualité; l'une ne pouvait marcher de pair avec l'autre, elle devait détruire, pour éclaircir son domaine avant de pouvoir s'y fixer.
Or, si le philosophe païen ne confondait pas les mystères avec les images, les idées avec leur représentation, il n'en était pas de même du peuple. Les premiers chrétiens, persécutés, logés dans les catacombes et ne voyant le jour que pour être traînés sur l'échafaud, ne cultivant plus aucun des arts qui ne fleurissent jamais que dans le repos de la société, durent à la fois viser à saper jusque dans leurs fondements ces mêmes arts qui servirent à la construction des temples, à la fabrication des divinités païennes, et ne pas exercer ce qu'ils n'avaient point appris, ce que depuis des générations ils devaient avoir eu en horreur. Canova, dans les premiers siècles, eût dû renoncer à l'exercice de son art ou abjurer le christianisme.
Quand, sous Constantin, le christianisme monta sur le trône, l'idée foncière du prince et de ses conseillers chrétiens dut être de faire autrement que l'on n'avait fait jusqu'alors—et faire autrement que bien, c'est toujours faire mal. Il bâtit la première église chrétienne à une grande distance de la ville, car il n'a 283 sans doute pas eu le courage de la construire dans son enceinte; il n'y employa que des ouvriers chrétiens, massacres et barbares en fait de beaux-arts par nécessité et par conviction. L'image de la mère du Christ ne devait point rappeler les charmes de Vénus ou la majesté de Junon; elle ne devait point être couverte des draperies élégantes d'une matrone romaine: l'église elle-même ne devait rappeler aucune des formes d'un temple païen.
Il est clair que les Barbares trouvèrent, quelques temps plus tard, la barbarie établie dans Rome à côté des monuments superbes, mais détestés et abhorrés par les Romains devenus chrétiens. Loin de pouvoir aider à relever les arts, les chrétiens mirent à profit la décadence de l'Empire, pour détruire les monuments d'un culte abhorré par eux. Rien n'est commun comme de voir des victimes se changer en bourreaux; les chrétiens exercèrent toute leur vengeance sur les restes du paganisme, car les païens leur échappèrent en se faisant chrétiens. C'est ainsi que le triomphe le plus beau que la morale ait jamais remporté, a détruit jusqu'aux traces des œuvres les plus belles de l'entendement des hommes, et c'est ainsi que le bien ne s'établit jamais sans établir à côté de son triomphe des traces de dévastation. La nature humaine, mon amie, est une bien frêle chose; elle se compose d'extrêmes, elle se nourrit et se débat dans des extrêmes, et le triomphe de la raison n'est et ne sera jamais qu'un résultat tardif.
Pardon, ma bonne D., de cette longue dissertation; n'oublie pas que je t'écris du haut du Quirinal et que je passe mes journées au milieu des plus augustes ruines du monde. Je sais que tu es toujours 284 de pair avec moi dans ma pensée et que je puis te parler raison, tout comme l'on parlerait folies ou niaiseries à d'autres. Aussi je t'aime mieux que toute autre.
Ce 8.
Il m'est arrivé la nuit dernière un courrier qui m'a apporté ton numéro. J'ai commencé ma journée d'aujourd'hui par te lire et je la finis par te remercier. Le jour où tu m'as écrit cette lettre, tu m'as bien aimé. Mon amie, que n'ai-je été près de toi! Tes lettres sont un tableau si fidèle de ton âme, je vois tant ce qui s'y passe que, si je pouvais me dépouiller de l'une des moitiés de mon être, je finirais par les aimer autant que toi. Mais la moitié de toi, qui a dicté bien des paroles de ta lettre, qu'il ne t'est pas plus possible de séparer de ton existence que je ne puis le faire de la mienne, ne me dit que trop que je ne puis être heureux que près de toi. Je t'ai déjà mandé une fois ce que les rêves sont pour moi et combien ils influent sur ma disposition morale bien après mon réveil. Je suis donc bien fait pour te comprendre, pour savoir tout ce que tu ne me dis pas et ce qui, à mon avis, rend bien plus malheureux qu'heureux.
Crois-tu, mon amie, que je ne rêve pas? Crois-tu qu'avec une âme comme la mienne je suffise avec seize ou dix-huit heures de veillée et que je sois homme à perdre les six ou huit heures que je passe dans mon lit? Quand j'aurai le bonheur de passer un jour près de toi, tu sauras, mon amie, que le sort m'a donné tout juste autant de facultés aimantes qu'il peut t'en avoir départies, trop, beaucoup trop pour vivre ainsi que 285 je le fais loin de l'être que j'aime parce qu'il est tout ce que je désire qu'il soit. Ceci est au reste un thème sur lequel je n'aime pas m'arrêter; je ne veux aggraver ni ton sort ni le mien; l'impossibilité qui existe aujourd'hui doit être vaincue avant que je puisse et que je veuille essayer de me livrer à l'élan de mon cœur. L'amour, mon amie, finit par s'user s'il porte dans le vague, il a cela de commun avec toutes choses; je suis loin de toi et je m'arrête donc à ce que les distances les plus grandes ne peuvent pas me ravir, ce qui, malgré elles, est à ma portée et ce que je regarde comme le plus précieux de mes biens. Tout dans notre relation est extraordinaire. Rien peut-être n'y serait compris que par nous, et ce fait me fait plaisir au milieu des plus cruelles privations. Mon amie, tu vois que je cultive ma propriété, quelque restreinte qu'elle soit, tout comme pourrait cultiver la sienne l'homme du monde le plus opulent et le plus industrieux, chances rarement réunies. Figure-toi combien je saurai être riche, le jour où je le serai effectivement!
Ce 10 [410].
Nous avons eu deux journées de cérémonies d'église, qui ne m'ont point permis de faire beaucoup de courses hors de l'enceinte de Saint-Pierre et du Vatican. Les cérémonies dans la chapelle Sixtine n'ont point répondu à mon attente; le local est trop restreint et j'en ai vu de plus belles chez nous et en d'autres lieux. Cette chapelle au reste ressemble à un corps de garde anglais. On y entend autant d'anglais que d'italien.
286 Ce qui est beau au delà de toute expression, c'est l'adoration de la Croix à Saint-Pierre. Ce vaste édifice, éclairé par la seule Croix, cette croix placée par Michel-Ange et calculée par cet homme—l'un des génies les plus vastes de tous les siècles—dans l'intention de produire un effet surprenant, est un spectacle digne de fixer à la fois le cœur et les sens.
Le reproche que je fais aux fonctions dans le Vatican, c'est qu'elles se confondent trop avec les collections toutes païennes que renferme le même lieu. Il faut remplir bien des intervalles et le passage de la chapelle dans les musées n'est pas fait pour agir en bien sur le commun des hommes. Je crois, mon amie, que je n'appartiens pas absolument à la foule, et je parle ici un peu plus en législateur qu'en gouverné qui sait faire leur part à l'esprit et au cœur, à la raison et aux sens.
Je t'ai dit que les sifflements inséparables des chuchotements anglais couvrent le plain-chant dans la chapelle Sixtine. Eh bien! ce ne sont également que des Anglais que l'on voit dans les salons. Je ne crois pas que, depuis les invasions des Barbares, il y ait eu autant d'étrangers d'une même origine dans l'enceinte de Rome, qu'il y en a dans ce moment de la race britannique. Parmi ce grand nombre, il n'y a rien de marquant parmi les hommes ni de joli parmi les femmes. Lady Sandwich [411] voit du monde le soir. J'ai été chez elle et j'ai trouvé tout ce qu'il y a ici de mes pays.
287 Quant aux dames romaines, c'est comme s'il n'en n'existait pas. Il y en a deux ou trois belles; chacune est en ménage avec quelques cavalieri serventi cicisbei [412] et elles se passent pour le même plaisir l'amico et quelquefois encore l'incognito. Ce dernier fait dépend en partie de leur plus ou moins de bonne humeur et de la saison, car la saison influe ici plus qu'autre part sur les facultés des deux sexes. Le siroco rend calme, faute de pouvoir rendre sage, et la tramontana excite au plaisir, faute de pouvoir assurer le bonheur. Mon existence, mon amie, ne suit pas les lois romaines; je ne veux pas me rendre meilleur que je ne suis; je me borne donc à t'assurer que je suis sage quand même je suis placé sous l'influence de la tramontana; le mérite vient à cesser dès le premier souffle de siroco.
Du reste, mon amie, quel climat que celui de Rome, quel air, quel soleil, et surtout quelle lune! Aussi n'est-on pas étonné du beau coloris des peintres; il existe ici des effets de lumière qui passent toute conception d'au delà des monts,—c'est sous cette désignation que l'Italien place le reste de l'Europe, depuis que la civilisation d'au delà a éclipsé de beaucoup celle d'en deçà des Alpes, et par conséquent depuis que le Romain ne se sent plus en droit de nommer Barbares ni toi ni moi.
Nous sommes au reste ici en plein été; les mois d'avril communs ont des pluies à leur suite, celui de 1819 est sec et même trop sec pour le bien du désert qui entoure Rome et qui couvre les ruines des 288 lieux de plaisance de tant de grands hommes auxquels ont succédé tant de petits.
Bonsoir, bonne amie. Je suis fatigué, non de t'écrire, mais à force d'avoir été empêché pendant tout le jour de m'asseoir à mon bureau, qui est pour moi une véritable patrie portative.
Ce 12.
Bonne amie, quelle belle journée que celle d'hier, la fête de Pâques! Dieu est bien noblement adoré ici ce jour.
Il y a trois époques dans cette journée qui sont classiques, et je n'appelle tel que ce qui me satisfait sous tous les rapports, ce qui agit sur moi en bien de toute manière et ce qui, par conséquent, parle à la fois à mon esprit, à mon cœur et à mes sens. Je suis content du dimanche de Pâques.
Le service divin à Saint-Pierre est aussi beau que celui dans les chapelles l'est peu. Rien n'est oublié pour sanctifier la pompe en lui conservant le caractère le plus austère, le seul qui convient aux fonctions religieuses. La bénédiction papale du haut du balcon de la façade de l'église est touchante à la fois et belle. Un homme qui, au nom de Dieu, bénit cinquante mille personnes à la fois, qui toutes se prosternent devant le souverain arbitre de toutes choses, est chargé d'une belle et noble fonction.
Le soir, l'illumination de Saint-Pierre est le plus magnifique des spectacles. La première est d'après les dessins de Michel-Ange [413]. Au coup de 8 heures 289 (ou une heure de nuit à Rome) la scène change: le bâtiment et les alentours se couvrent d'une masse de feu; Saint-Pierre n'est plus illuminé, mais il éclaire le pays. Plus de cinq cents hommes habitués à l'opération exécutent cette nouvelle illumination, devant laquelle pâlit la précédente, en moins de deux secondes.
Puis le feu d'artifice du tombeau d'Adrien, qui surpasse tous ceux que j'ai vus jusqu'à ce jour. Le point de départ de la girande est tellement élevé qu'elle ressemble à l'éruption d'un volcan. Le monument a ensuite été représenté en feu tel qu'il avait été décoré primitivement, et puis beaucoup d'autres décorations les unes plus belles que les autres [414]. Le seul reproche que je fasse à cette magnifique scène, c'est d'attrister; je déteste les feux d'artifice, vu la nuit qui leur succède. Mon amie, le bonheur n'est pas dans ce qui brille, mais dans ce qui dure.
Ce 13.
Tu seras bien longtemps sans lettres; j'ai fait la bêtise de ne pas charger de celle-ci le courrier hebdomadaire 290 parti avant-hier, car Gordon voulait en faire partir un hier directement pour Londres; il vient de me dire qu'il a changé d'avis et je n'ose pas le prier d'en expédier un pour nous. Ce n'est pas, mon amie, que je trouve que nous n'en valions pas la peine, mais qu'y faire?
N[eumann] m'écrit chaque courrier pour se louer de ton mari. Je vais, par celui qui te portera cette lettre, charger N[eumann] de le louer de ma part. Je ne te parle jamais politique pour deux raisons. La première, c'est que j'ai mieux à faire avec toi, et la seconde que je suis trop heureux de trouver un être auquel je puisse parler amour, amitié, raison, tout ce qui vaut mieux que la politique, dans un moment surtout où le monde tombe en bêtise. Je déteste de dire après coup ce que j'ai pensé et dit avant bien d'autres; mais si tu me connaissais plus que tu ne fais—toi qui sous tant de rapports me connais mieux que nul être au monde—tu ne douterais pas que je ne mens pas, quand je t'assure que rien de ce qui arrive aujourd'hui en France et autre part ne m'étonne, pas plus que ne le font des nouvelles connues, des nouvelles, par conséquent, qui n'en sont pas. J'aime le repos du monde, car j'ai la conviction que le bonheur des hommes de bien ne se trouve que là; mais aujourd'hui j'ai encore de bien autres raisons pour m'effrayer de toute idée de mouvement. Tu les connais, mon amie, car tu connais la première pensée de ma vie, une pensée qui est devenue pour moi la vie même! Mon amie, que deviendrons-nous, si ce qui est entre nous se bouleverse, si la distance qui nous sépare devient une impossibilité? Ma vie se passerait-elle loin de toi? Alors, mon amie, je ne vivrais pas!
291 Penses-tu quelquefois à moi, mon amie,—pas comme je suis sûr que tu le fais—mais moins à l'individu qu'à ce que j'ai le malheur d'être? Crois-tu que j'aie beaucoup et de bien doux moments? Que les ruines du palais des Césars me font faire des réflexions bien différentes de leur seul aspect pittoresque!
Mon amie, mes lettres me concentrent tellement dans l'intérieur le plus intérieur de mon cœur, que tu dois croire quelquefois en les lisant que j'oublie qui je suis. Crois-le, au reste, relativement à toi, à ce qui est aujourd'hui le seul bonheur que je me connaisse, le seul vers lequel je tende et le seul, hélas, qui se trouve tellement placé hors de mon action.
Je suis fâché contre le monde entier, hors toi. Je le déteste, ce monde, et je n'aime que toi. Ne pensons pas au monde et aimons-nous. Surtout, sois certaine que je ne suis jamais plus fort que quand d'autres sont faibles, et que je n'ai jamais plus de tête que quand d'autres n'en ont point. Bonne amie, crois surtout que j'ai bien plus de cœur que de tête, et tu sais à qui est le premier; tu sauras enfin, bien plus encore que tu ne peux le faire encore, ce qu'il vaut.
Ce 14.
J'ai reçu la nuit dernière mes lettres de Londres. N[eumann] écrit à F[loret] que tu es légèrement incommodée et que tu n'as point pu lui donner de lettre.
Mon amie, ne me fais pas de ces peurs, ne t'avise pas de tomber malade. Je crains que tu n'aies une nouvelle atteinte telle que tu l'avais crainte dernièrement; c'est une mauvaise chose qu'une apparence de 292 fausse couche, parce qu'elle se renouvelle facilement. La seule idée qui me console, c'est celle de quelque gêne qui t'aura empêchée de recevoir N[eumann]. J'attends maintenant avec anxiété l'arrivée du premier courrier. S'il ne m'apporte rien, je serai au désespoir. J'ai peur que tu ne te sois pas assez ménagée. Je t'ai mandé dernièrement que je ne conçois rien aux bains que l'on te permet de prendre. J'ai peur enfin de tout. Mon amie, que je sache au moins ce que tu fais, et dis à N[eumann] qu'il n'écrive jamais que tu es incommodée sans mander ce que tu as. Je suis exigeant en fait de santé. Je ne te permets qu'un rhume de cerveau, rien d'autre, et je veux encore qu'alors tu te soignes comme si tu ne t'appartenais pas. Ne t'avise pas, mon amie, de croire que je ne saurais avoir peur.
Je me sens si peu disposé à te parler aujourd'hui d'autre chose, que je finis de t'écrire pour ne pas te redire vingt fois ce que je viens de te dire. Mon amie, ma vie est si fort hors de moi aujourd'hui que je finirai par la détester si la crainte s'en mêle. Rassure-moi, et ce qui vaut mieux, tâche de te bien porter et que je le sache.
Ce 15.
Mon amie, j'ai rêvé de toi et je t'ai vue malade. Le fait est bien rare cependant que je rêve de ce dont j'ai été fortement occupé la veille. J'ai été chez toi; tu étais couchée, ton mari et N[eumann], lequel était ton médecin. Les rêves sont fous et celui-ci certes l'a été. Si jamais N[eumann], que du reste j'aime beaucoup, veut te faire prendre une drogue, ne suis pas son conseil. Ne prends de lui que mes lettres. J'attends avec 293 bien de l'impatience les premières lettres de Londres qui, hélas, sont si longues à arriver!
J'ai parcouru aujourd'hui de bien beaux lieux.
Cette Rome est une ville inconcevable; chaque pas, chaque minute y offre un objet digne d'admiration ou, pour le moins, de curiosité. Dans le cours de ma promenade, je suis entré dans un jardin qui forme le centre d'un couvent. Il parfume l'air à une demi-lieue à la ronde—sort peu commun aux couvents—tant il y a d'orangers, de citronniers et d'arbustes en fleur. J'y ai cueilli une branche de citronnier sur laquelle il y avait soixante-cinq citrons mûrs. Je l'ai empaquetée et je l'envoie à ma femme. Je te l'aurais envoyée si j'avais le bonheur de disposer d'un courrier direct pour Londres.
Il existe, près de Séville, un arbre pareil qui porte souvent jusqu'à quarante mille fruits.
Il y a dans le jardin du couvent plusieurs palmiers, grands comme des pins, beaux et sains. Il est inconcevable qu'on n'en plante pas davantage. Rien ne pare le tableau comme ces belles plantes, mais les hommes ne font rien ici pour embellir la nature. Il faut un ciel ingrat pour exciter l'ardeur des cultivateurs; il paraît que l'homme aime la contrariété. J'ai peur de ne pas ressembler aux autres individus de la race humaine sous bien des rapports. Je m'en console, si tu m'aimes tel que je suis.
Il existe ici une telle foule d'Anglais, que l'Angleterre a l'air de n'être plus en Angleterre. Les braves gens font, au reste, du mal aux voyageurs de toute autre race. Ils sont devenus d'une telle parcimonie qu'on ne veut plus les admettre nulle part. J'ai eu de la peine à 294 pénétrer ce matin dans une vigne qui renferme les beaux restes d'un temple dédié à Minerva Medica [415]. Une vieille femme est venue se présenter derrière une porte fermée à verrou, pour nous demander: Siete signori Inglesi? [416] Sur la négative, elle a ouvert. Je lui ai demandé pourquoi elle avait mis i signori Inglesi en quarantaine: Non pagano mai niente [417], a été la seule et bonne réponse. Il est de fait qu'ils vont voir les lieux publics et les galeries particulières en troupes de douze ou quinze personnes, et qu'ils donnent communément aux inspecteurs ou valets una manica di 2 pauli [418], c'est-à-dire 6 à 8 pence. J'ignore comment ils finissent par répartir les fractions imaginaires entre eux. Les Anglais, qui ne savent jamais tenir un juste milieu, avaient rendu anciennement, vu leur magnificence, les voyages difficiles aux pauvres continentaux. Aujourd'hui, ils se rendent la besogne difficile à eux-mêmes; mais c'est de bon ton et un Anglais succombe toujours à cet axiome.
Ce 16.
Le courrier va partir, mon amie, et je ne veux pas le manquer. Donne-moi bientôt de bonnes nouvelles de ta santé. Je ne puis pas te dire combien tout ce que je redoute me fait peine, dès que l'objet est toi.
Adieu, bonne amie, je ne puis t'écrire un mot de plus, car j'ai trois ou quatre bien fortes expéditions à 295 faire. Il en est une parmi celles-ci qui va à Pétersbourg dans l'affaire de Kotzebue [419]. Les libéraux se sont un peu mal conduits dans cette circonstance, et le principe de la liberté de la presse n'est guère bien défendu par des hommes qui répondent à leurs adversaires en littérature par des coups de poignard. Ils ont, pour le moins, un peu l'air de ne vouloir reconnaître d'autre liberté que celle qui leur convient.
Adieu, bonne amie.
Je viens de recevoir ce matin, mon amie, tes nos 29 et 30. Tes nos 27 et 28 me manquent; ils doivent avoir été confiés à une autre occasion ou peut-être se sont-ils glissés dans une expédition qui, au lieu de prendre de Munich la route d'Italie, peut avoir pris celle de Vienne. Ce sont, au reste, ces deux numéros qui m'offriront le plus grand intérêt, parce qu'ils sont tes premiers après l'arrivée de Paul [420]. Si je te dis, au reste, que j'attache plus d'intérêt à l'une ou à l'autre de tes lettres, tu peux être certaine que ce fait ne s'explique que par des circonstances plus particulièrement liées à notre sort, car chaque ligne tracée par ta main a un égal mérite. Je crois que si tu ne faisais qu'un trait sur la feuille, je l'aimerais mieux que toute lettre qui me viendrait d'un lieu quelconque.
Les lettres que j'ai reçues me prouvent qu'il n'est plus question de l'incommodité dont N[eumann] m'avait parlé dernièrement et qui te sera rappelée par mon dernier numéro. Voilà l'un des graves inconvénients des grandes distances, une véritable misère de 297 la vie humaine, que tout ce que l'on dit n'arrive jamais à point juste. Je serai tranquille le jour où tu seras véritablement souffrante, et plein d'inquiétude l'heure où tu seras heureuse. Mon amie, je prévois que tu seras au bal le jour de ma mort.
Paul m'écrit une lettre particulière, dans laquelle il me parle de la société de Londres, et par conséquent également de toi. Je vois bien qu'il ne se doute de rien, car ne pas savoir tout est, en certaines circonstances, ne savoir rien. Il me mande que Mme de L. est fort «en recherches pour le duc de W. [421], mais que le fait lui paraît se borner là. Qu'il en juge ainsi, vu l'empreinte prononcée d'ennui et de désœuvrement que porte le noble duc!» Tu vois, mon amie, que Paul, malgré sa distraction apparente, laisse cependant tomber des regards justes, mais nonchalants, sur les objets qui l'entourent.
Ce que tu me dis, dans l'une de tes dernières lettres, de W., est ce que je comprends le mieux au monde. Ce qu'il éprouve, je l'éprouve, et je crois qu'il doit en être ainsi de tout homme ayant la tête droite et le cœur humain.
W. a passé sa vie dans une activité grande, noble et belle. Il aime à se rendre utile, il embrasse par conséquent les affaires avec intérêt et chaleur. Il a le cœur aimant, car il ne vaudrait pas le quart de ce qu'il vaut effectivement, s'il ne l'avait pas tel. Il a eu des succès près des femmes. Mon amie, rien ne blase sur les succès de ce genre comme les succès. Je te jure que personne plus que moi ne sent combien peu ils valent, 298 combien ils coûtent et combien peu ils rapportent. Crois-m'en sur parole: les succès dans le monde sont comme la plupart des pièces de théâtre; ils pèchent comme elles par le dénouement. L'on s'attend à beaucoup, l'on attend avec impatience que la toile se lève, l'intrigue se noue, l'exposition est faible et ordinairement commune, la pièce avance en s'affaiblissant; il part de légers applaudissements et force sifflets de la galerie; la pièce paraît longue; les acteurs récitent de mauvais vers pendant que les spectateurs s'endorment, et ils quittent la scène plus ennuyés du rôle qu'ils viennent de jouer que la galerie ne l'a été de s'être occupée d'eux. Les costumes sont remisés, les personnages se rencontrent dans les coulisses; s'ils sont polis, le premier amoureux offre le bras à la grande coquette pour l'aider à monter dans une autre voiture que la sienne, et chacun s'en va coucher—seul.
Mon amie, j'ai été de ces acteurs.
Mais quand la raison se mûrit, quand l'on se trouve placé assez loin du point de départ pour pouvoir calculer les espaces et les points de repos, alors, bonne D., sent-on l'immense différence qu'il y a entre ce qui n'offre que des apparences passagères de bonheur et ce qui constitue le bonheur lui-même. L'envie d'une liaison digne de ce nom tourne au besoin; la vie semble vide sans elle, et rien ne peut ni en remplacer le bienfait, ni le compenser.
Tu conçois par ce peu de mots ce que je pense du vide que doit éprouver W. et du mérite que je t'accorde, du sentiment profond que je nourris de mon bonheur et du chagrin que j'éprouve de tant de contrariétés qui s'opposent à mes vœux les plus chers et 299 les plus ardents. Mon amie, je ne suis pas calme: tu ne me connais pas tout comme je suis; tu m'as vu ami mais pas encore amant. Ami, oui bien, le meilleur que tu puisses avoir, le plus sûr, le plus dévoué, l'ami éternel surtout! Si le sort me réserve des moments plus heureux, les plus doux que je puis attendre, les seuls que je veux, tu ne m'aimeras pas plus que tu ne le fais, mais certes, tu ne m'aimeras pas moins. Mon amie, puis-je avoir de la présomption?
Paul me parle d'un gros rhume qu'il a emporté de Paris et qui ne l'a pas encore quitté à Londres. Je suppose que c'est ce mal, qu'à Rome l'on appelle una constipatione, qui l'a empêché d'aller te voir. Moi, mon amie, rien ne m'empêcherait, mais Paul n'est pas moi, et tu n'es pas pour lui ce que tu es pour moi.
A propos du mot très impropre, et même peu propre que je viens de te dire, figure-toi l'état de ma pauvre fille qui, fort enrhumée, s'est vue demander par un cardinal, ces jours derniers: Signora, tu mi pare molto constipata [422]! Comme elle n'a pas encore fait un assez long séjour ici pour savoir les provincialismes, juge de son embarras à trouver une réponse à une pareille apostrofe cardinalizia.
Ce 19.
Bonne amie, je viens d'écrire à Stewart pour le féliciter de ses succès [423]. Je suis charmé que son heure ait sonné et que Mrs Taylor soit réduite au silence. Je suis charmé et fâché qu'il ne t'ait point épousée. Les 300 graves contrariétés mènent à la folie dans les contradictions. Je t'envoie cette lettre par une occasion que me fournit G[ordon] et qui devait te porter ma dernière lettre. Le no 22 t'arrivera probablement après celui-ci et tu seras longtemps sans nouvelles: il passe par le courrier hebdomadaire et par conséquent par Munich, tandis que le présent courrier va droit, tout comme je voudrais pouvoir aller moi-même.
Le rhume de ma fille m'a gagné. A peu près toute ma suite est dans le même état. J'ai cent églises, les catacombes et les grandes cérémonies de la semaine sainte, et le tout coupé par la chaleur du jour, dans le col et sur la poitrine. Je me soignerai vingt-quatre heures et je serai refait.
Ce 20.
Je t'écris pendant que l'on donne une superbe fête à l'Empereur au Capitole. C'est la raison et toi qui m'empêchent d'y paraître, malgré tous les désespoirs de Consalvi [424]. J'ai pris des remèdes contre mon rhume, qui déjà va beaucoup mieux; la raison m'ordonne de le soigner et tu m'en prierais si tu étais ici. Je trouve que rien n'est raisonnable comme t'écrire et heureux comme t'aimer. Trouve le mot, bonne amie, pour exprimer le bonheur d'être aimé par toi.
Le régime me mène toujours au travail. J'ai passé 301 ma journée en expéditions de courriers pour toutes les parties du monde, entre autres pour ton pays. Je veux faire un peu de mal aux amis de Lady Jersey. Je n'aime pas que l'on assassine au nom de l'amour de l'humanité; je n'aime pas les fous et les folies d'un genre quelconque et bien moins encore de celui qui tue de braves gens, assis tranquillement dans leur chambre.
Quand j'ai porté mon expédition pour Francfort [425] à l'Empereur, il m'a dit que les étudiants me joueront incessamment le même tour qu'à Kotzebue. Je l'ai assuré que, depuis longtemps, je me regardais comme un général placé en face d'une batterie et que je ne savais pas craindre. «Eh bien! allez, m'a répondu l'Empereur, l'on nous assassinera tous les deux.»
Le monde est bien malade, mon amie; rien n'est pire que le faux esprit en liberté. Il tue tout et il finit par se tuer lui-même. C'est ainsi que vont en France les Benjamin Constant [426] et les Chateaubriand [427], 302 en Allemagne les étudiants d'Iéna et la majeure partie des gouvernements, et autre part bien des gens que je ne veux pas te nommer pour ne pas t'ennuyer de ma politique.
Je me rassieds à mon bureau, après avoir vu monter une immense girande de feu d'artifice qui vient de s'élever du Capitole. C'est un beau point de départ.
Je suis charmé de ne pas être à la fête et près de toi, le plus près que je puisse en être à près de 500 heures de distance. L'âme, mon amie, ne connaît pas les distances; je te vois devant moi comme si tu y étais. Mais je voudrais un peu de contact; te donner la main et la baiser du fond de mon cœur—je le fais en pensée—et du bout de mes lèvres! Bonne amie, hélas! je ne le puis pas.
La fête au Capitole a, dit-on, été superbe comme tout ce qui est fête à Rome, et tout comme Rome elle-même paraît une fête continuelle. L'on a eu l'idée heureuse de faire servir une immense louve, allaitant Romulus et Rémus, de plateau à l'une des tables du souper. Ce bronze date des premières ères de la république. Combien il s'est passé d'événements, combien de grands hommes ont passé sur cette même terre où la louve existe encore! Cet antique témoin d'un banquet moderne ne peut rien avoir gâté à l'aspect de la table.
Tu sais que je n'aime pas les feux d'artifice, il m'est donc bien égal qu'il ait été beau. On a l'habitude ici d'en soutenir l'éclat par force coups de canon. Je les aime mieux que le feu. Tu ignores que j'ai un grand faible pour les coups de canon, et ce goût est l'un de ceux que l'on ne devine pas dans le meilleur ami sans 303 qu'il vous le découvre. Je n'ai jamais pu concevoir que l'on puisse être poltron, et les coups de canon m'appellent au lieu de me repousser. Pardonne-moi ce goût bizarre, mon amie, et permets-moi de m'y livrer encore.
Ce 21.
Le courrier de G[ordon] part dans une heure, mon amie, et je lui confie cette lettre. Reçois-la avec bonté, comme toutes, malgré qu'elle soit bien vide de sens.
Je partirai d'ici le 24. Je serai à Naples le lendemain. Mon éloignement ne causera nulle interruption à notre correspondance, car je ferai partir le courrier hebdomadaire un jour plus tôt que d'ici.
J'espère que je recevrai incessamment tes deux numéros qui me manquent. Je les attends avec impatience. Ils doivent me prouver si tu as envie de travailler dans un sens qui est le plus utile, le plus sûr et certes pas le moins impossible à exécuter. Bonne amie, pense à ce que serait cet avenir!
Adieu, je te baise pieds et mains, et je t'aime de tout mon cœur. Tu n'en doutes pas.
Mon premier séjour ici, mon amie, va finir. A mon retour de Naples, je compte m'arrêter encore une huitaine de jours pour voir ce que je n'ai pas encore vu, ou plutôt pour diminuer la somme des objets dignes de remarque et que je ne puis voir en aussi peu de temps. Cette ville-ci a des charmes inexprimables pour moi. L'homme, dans l'état de santé morale, a deux grands et puissants éléments qui forment la base de son existence: le cœur et l'esprit. Tu sais, mon amie, ce qui occupe mon cœur. Il n'est pas à Rome, mais cette ville offre à mon esprit tout ce qu'il recherche et ce qui lui plaît: grands souvenirs, luxe et bon goût dans tous les objets dignes de fixer la pensée; monuments anciens, modernes, échelle immense, tout se réunit à Rome.
Je compte monter en voiture demain au point du jour pour aller coucher à Mola di Gaeta. Je veux éviter la couchée à Terracine, vu le préjugé de la malaria, que trop fondé en raison sur tout autre point des marais Pontins, mais qui, surtout dans cette saison, n'existe pas réellement pour Terracine.
305 Mola [428], ce 24, 9 heures du soir.
Je suis ici depuis 3 heures. J'ai donc encore vu le coucher du soleil sur l'un des beaux points de la terre. Je t'écris d'une auberge placée au centre du golfe; l'horizon est fermé à la droite par la ville de Gaëte et la forteresse, et je découvre à ma gauche le Vésuve qui, depuis le 13 de ce mois, jette de la lave. Je le vois enveloppé d'une épaisse fumée qui tantôt s'élève et tantôt prend la forme d'un nuage autour de sa cime. La plage est verte et riante. Je suis séparé de la mer par un immense jardin d'orangers et de citronniers, chargés de fruits et de fleurs.
C'est une chose singulière que la ligne tracée par les marais Pontins. Ces marais sont, depuis les desséchements de Pie VI [429], une suite non interrompue de jardins couverts du luxe de végétation le plus riche. A Terracine commence un nouveau climat bien plus méridional encore que celui de l'État romain. Les rochers se couvrent de plantes grasses; des cactus énormes y viennent comme de la mauvaise herbe et l'aloès sert de broussailles. Les buissons se composent de myrtes.
L'auberge que j'habite s'appelle la maison de Cicéron. Il paraît, d'après une critique raisonnable, que c'est en 306 elle qu'il est né [430]. Mon amie, cette idée ne m'inspire guère. Cicéron parlait beaucoup et faisait peu; il était poltron, et avait cela de commun avec la plupart des savants et je n'aime pas cette caste. Je voudrais que, pour le bien de l'humanité, il puisse y avoir du savoir sans qu'il existât des savants. Si tu étais femme savante au lieu de tout ce que tu es de bien, je ne t'aimerais pas.
Naples, ce 25.
Quel beau pays j'ai parcouru aujourd'hui! L'aspect de Naples ne m'a pas surpris: je l'ai trop vu reproduit en peinture et dessin pour ne pas croire l'avoir vu. La seule différence que j'y trouve, c'est que le site est plus vaste que je ne l'avais cru, mais je suis plein d'étonnement de la culture des campagnes. Figure-toi un pays riche de tous les bienfaits de la nature, un ciel comme il n'en existe pas, une terre qui produit sans cesse et de l'industrie, et tu auras une idée de la campagne depuis Foggia jusqu'à Naples. Le peuple est sale, pour que le défaut soit à côté du bien. Rien ne peut être parfait dans ce bas monde.
J'ai pris ici un hôtel sur la Chiaja [431]. J'ai en face de moi une plage immense de mer, coupée par les îles les plus pittoresques du monde. La rive droite du golfe et le château de l'Œuf ferment le cadre. Je ne vois pas 307 le Vésuve de mes fenêtres, ce qui me gêne [432]. Ce soir, il était couvert de lave. Je l'ai vu du salon de notre envoyé ici. Mon amie, le Vésuve ne gâte rien dans un tableau quelconque; un salon qui vous l'offre en perspective est un beau salon.
La journée, au reste, a été mauvaise. Nous avons du siroco, ce qui nous amènera de la pluie.
Bonne amie, tu dois trouver que j'ai une manière de t'entretenir peu recherchée: je te parle du temps qu'il fait comme si une seule goutte pouvait t'atteindre. Mais tu veux savoir ce que je fais; tu ne me sauras pas mauvais gré de te parler des impressions que j'éprouve. J'ai même le besoin de te les communiquer; si je te parle du cadre dans lequel je me trouve, tu m'y reconnais au milieu de la foule et tu ne doutes pas que mon cœur ne soit occupé que de toi, malgré la distance et le chagrin que j'éprouve de ne pas être heureux!
Ce 26.
Le temps est si fort à la pluie que je ne suis sorti que pour aller rendre quelques devoirs de société, tristes devoirs et qui devraient être décomptés sur la vie. Mon amie, cette vie, et surtout la mienne, s'en compose cependant et, si je suis à la recherche des moments de bonheur, le résultat de l'entreprise me prouve constamment que leur nombre est infiniment petit.
308 J'ai eu naguère quinze jours de vie, et si nous voulons faire le compte scrupuleux des moments qui ont compté dans ces quinze jours, ils se réduiront à peu, bien peu d'instants. Et de combien encore ces peu d'instants eussent pu être meilleurs! J'ignore, mon amie, si tu éprouves dans la poursuite de cette dernière question les mêmes sensations que moi. Je suis à la fois au désespoir et satisfait de ce moins dans notre existence. Au désespoir, en ne consultant que mon cœur et mes sens, et satisfait en rentrant dans les derniers refuges de ma raison. Je sens cependant que, si j'avais aujourd'hui la même quinzaine en perspective, je mourrais plutôt que de me ménager encore ma même satisfaction. Bonne amie, je te préviens que tu n'as plus le droit de compter jamais sur ma raison.
Ce 27.
J'ai été interrompu hier par l'arrivée du courrier qui m'a apporté ton no 31. Que peuvent être devenus ceux qui me manquent? Je n'y conçois rien; j'ai toutes mes lettres et de tous les côtés. A qui as-tu confié les nos 27 et 28? Si tu te sers d'occasions particulières, mande-le-moi toujours ainsi que je le fais; je pourrai regretter alors le retard d'une lettre, mais ne pas être inquiet de son sort.
Bonne amie, que nos pensées suivent une même pente! Lis ce que je t'ai écrit hier et compare-le à ce que renferme ta lettre no 31. Oui, mon amie, nos épreuves sont faites; il ne nous reste qu'à être heureux quand le ciel nous aimera assez pour nous réunir. Je suis sûr que tu partages tout ce que j'éprouve, mes 309 regrets comme ma satisfaction, mes désirs comme mes peines. Conviens que je ne t'ai point trompée quand je t'ai dit que je savais aimer. Tu le sais aujourd'hui, et le monde croit le contraire; c'est un double charme pour moi. J'ignore pourquoi j'aime à être seul de mon secret dans les relations les plus importantes de ma vie.
Ce 28.
J'ai passé ma matinée, mon amie, en courses, malgré le temps peu favorable qui me poursuit depuis que nous sommes ici. Rien n'est magnifique comme le tableau qu'offre ici la nature. J'ai été sur une montagne très près de Naples, et qui sépare le golfe qui porte le nom de cette ville d'avec celui de Baja [433]. La vue en est magnifique: à gauche, le Vésuve et la chaîne des belles montagnes qui vont mourir au cap de Massa, l'île de Capri, une immense plage de mer, la ville de Naples, bâtie en amphithéâtre sur des hauteurs couronnées de villas et de jardins; en face, les îles de Procida et d'Ischia; à droite, le cap de Misène, les villes de Baja, de Pozzuoli, le lac d'Averno, des campagnes fertiles au delà de toute croyance, en un mot tout ce que la nature peut offrir de beau et de diversifié. C'est à travers cette même montagne que la grotte de Pausilippe a été taillée pour abréger les communications entre les deux golfes, ainsi que l'on perce une porte dans une enceinte pour épargner qu'on doive en faire le tour. Tous ces lieux sont pleins de souvenirs: la terre de Naples est classique comme celle de Rome, et j'éprouve, sur cette terre, des sensations différentes à toutes autres. 310 Mon amie, il y a dans mon essence un tel éloignement pour les Barbares et pour tout ce qui mérite ce nom, que c'est dans cette combinaison que je puis seulement trouver l'explication de ce phénomène: ce qui me fait du mal à Naples, c'est tout juste ce qui y porte l'empreinte du vandalisme, et il serait facile de composer une longue liste de ces objets. Les maisons de Naples me désolent. J'aime mieux les architectes de quelque coin en Bohême que ceux d'ici et des maisons bâties ainsi qu'elles le sont toutes ici—à vingt heures de marche de Rome!
Tu me parles de ta promenade à Richmond et de ta campagne. Mon amie, je voudrais avoir été dans le premier de ces lieux avec toi, et rester avec toi dans le second. Je crois, mon amie, que nous eussions été plus heureux l'un et l'autre que toi à Richmond et moi sur le Quirinal. Richmond est, au reste, l'un des plus jolis points de la terre. J'y ai fait vingt parties dans ma vie, et toujours avec une égale satisfaction.
Il y a eu ce soir une espèce de bal chez Mme Bees, Anglaise. Il est ici des noms que la bonne compagnie ne connaît pas à Londres, et qui dépensent leur ambition en routs [434] et plaisirs de ce genre. Comme ce n'est pas le mien, je ne reste jamais qu'une demi-heure au milieu de tant de faux luxe et de véritable ennui. Saint-Charles [435] est fermé pour notre malheur. Il n'ouvrira que le 9, vu la double neuvaine de saint Janvier [436]. Je verrai alors quelques bons opéras que 311 le Roi a fait arrêter tout exprès. Je voudrais les entendre à tes côtés. Je les trouverais meilleurs même que peut-être ils le seront en fait.
Ce 30.
Je fais partir le courrier. Tâche, mon amie, de retrouver ou de me faire retrouver tes nos 27 et 28. Tu conçois combien ils doivent m'intéresser: ce sont tes deux lettres après l'arrivée de Paul. Tu y réponds sans doute à ce que je t'ai écrit par lui. Je ne suis pas embarrassé de la réponse: je la connais, car je connais ton âme et ton cœur. Je n'ai pas moins besoin de m'entendre dire par toi ce que je sais comme si je l'avais entendu. Mon amie, quand je veux savoir ce que tu penses et ce que tu veux, je n'ai qu'à rentrer en moi-même. Je suis sûr de ne pas me tromper.
Tu tiens à ce que la fin de mes lettres soit tendre. Tu es enfant, bonne amie, et je ne t'en aime pas moins. Le dernier mot d'une lettre n'est que peu de chose; les mots tendres ne sont guère plus. C'est la pensée qui domine dans toute la lettre qui est tout, et cette pensée ne peut ni se cacher ni se détourner. Elle paraît à travers tout; elle pénètre comme la lumière à travers les plus minces espaces. Si tu peux douter de la nuance qui domine dans chacune de mes lettres, tu n'es guère confiante.
Adieu, mon amie, je voudrais ne jamais te dire ce vilain mot, ou bien l'employer comme on le fait ici—car addio se dit aux arrivants et ne se dit même qu'à eux. Il équivaut au How do you do des Anglais.
312 Quand aurai-je le bonheur de faire le premier shake hand avec toi?
Adieu donc, bonne amie à laquelle je dis que je l'aime, non parce qu'elle le veut, mais parce que je le sens, comme ma vie elle-même.
Les dernières lettres que l'on vient de lire sont datées de Naples. Avec elles s'achève la partie de la correspondance du prince de Metternich dont nous avons pu retrouver les originaux.
Le futur chancelier demeura dans la capitale du royaume des Deux-Siciles jusqu'à la fin de mai 1819 et revint ensuite à Rome. Vers le milieu du mois de juin, il quitta les bords du Tibre pour se rendre à Carlsbad, sans passer par Vienne. Le souci de sa santé n'était pas la seule cause de ce voyage.
L'Allemagne, déjà depuis quelque temps, était le théâtre de manifestations révolutionnaires. Les étudiants s'agitaient dans les Universités: Kotzebue venait de tomber sous le poignard de Sand.
Pour rechercher les mesures à opposer au développement de l'esprit démocratique, pour renforcer les lois de la Confédération Germanique, un échange de vues entre les gouvernements intéressés était devenu 314 nécessaire. Les plénipotentiaires devaient se réunir dans la célèbre ville d'eaux.
Quelques-unes des lettres retrouvées par M. Ernest Daudet et publiées par lui dans la Revue Hebdomadaire [437] ont été écrites par le prince pendant le trajet de Rome à Carlsbad.
La première est datée du 13 juillet [438]. La passion du ministre ne s'est pas refroidie.
«Le ciel sait, écrit-il à Mme de Lieven, que je ne
315 puis pas me plaindre d'avoir été délaissé durant ce voyage. Je l'ai fait avec une centaine de personnes, ce qui prouve que ce n'est pas le nombre qui fait la valeur. Tu peux te vanter que toi seule vaux pour moi le reste du monde [439].»
Le 18 juillet, il est à Munich, où il trouve deux lettres de son amie et des dépêches du prince Paul Esterhazy. «Les premières m'ont bien plus intéressé que les secondes, car elles parlent de nous. Les secondes m'ont prouvé de nouveau que je ne me trompe guère dans mes calculs, ni sur les hommes, ni sur les choses [440].» Il laisse ensuite entrevoir à Mme de Lieven les projets dont il va poursuivre la réalisation à Carlsbad: «Je crois que tu entendras dans quelque temps, même dans peu de temps d'ici, bien des cris contre moi, mais ce sera la canaille qui criera, et je regarde ces cris comme autant de louanges. Depuis que les coquins assassinent en Allemagne, au nom de la vertu et de la patrie, je serai peut-être assassiné, alors tu me pleureras et avec toi bien des gens honnêtes qui ne sont pas encore entrés en folie [441].»
M. de Metternich arrive enfin le 21 juillet à Carlsbad, d'où il lance à son amie ce cri d'amour: «Je t'aime à Carlsbad comme au pied du Vésuve, et dans les ruines de Pæstum et aux Champs-Elysées [442].»
Le prince repartit pour Vienne au début de septembre. Les débats ouverts en Bohême allaient se 316 continuer sur les rives du Danube entre les ministres allemands.
Pendant ce temps, Mme de Lieven était restée en Angleterre. A la suite d'un séjour chez Lady Jersey, elle mandait le 3 septembre, à son amant:
«Hier au soir encore, en rentrant dans mon appartement à Middleton [443], il y avait un clair de lune superbe, je me suis tenue quelque temps sur le balcon de ma chambre à coucher. J'ai entendu marcher dans la chambre à côté de la mienne, je ne sais lequel de la compagnie on m'avait donné pour voisin: tu aurais eu probablement cette chambre, si tu étais venu chez Lady Jersey. Tu serais entré dans mon balcon, bon ami, nous nous serions dit bien bas quelques douces paroles; l'image de ce qui pouvait être m'a persécutée toute la nuit, j'ai fermé mon balcon, je me suis couchée, j'ai rêvé, et ce rêve a été charmant. Je te voyais, mon ami, nous parlions, nous parlions beaucoup, et de crainte qu'on ne nous entendît, tu m'avais prise sur tes genoux pour me parler plus bas; mon cher Clément, j'ai senti ton cœur battre, je le sentais sous ma main si fort que j'en ai été réveillée, c'était le mien qui te répondait [444].»
Six semaines après cette lettre, le 15 octobre 1819, Mme de Lieven mettait au monde son fils Georges, dont le roi d'Angleterre voulut être le parrain.
M. de Metternich attendait avec impatience la nouvelle du rétablissement de la comtesse et, le 22 octobre, lui écrivait: «Bonne amie, il est impossible qu'à 317 l'heure qu'il est, tu ne sois pas délivrée de ton fardeau... Le 18 janvier étant ton jour de départ, ton terme est passé. Tu m'as dit avoir l'habitude de le précéder. Tu ne resteras pas en arrière cette fois-ci. Il existe donc au monde un être de plus qui a des droits à mon affection... Mon amie, que je sache bientôt ce que tu fais, comme tu as fait et quand ton sort a été décidé [445].»
Quelques jours plus tard, le prince dit encore: «Te voici sortie des premiers embarras de ta besogne; elle est finie et tu dois te sentir légère, en proportion de ce que tu étais lourde auparavant. Une grossesse est un moment de plaisir payé bien cher; une couche, au contraire, est un moment de douleur racheté par vingt jouissances [446].»
Enfin, le 4 novembre, un mot de Neumann lui a appris l'heureuse nouvelle: «Il me dit que tous les tiens étaient au spectacle, pendant que tu en augmentais le nombre chez toi... Je te l'avais dit, mon amie, que tu accoucherais heureusement; je l'ai voulu ainsi et il arrive rarement du mal à mes amis [447].»
318 L'année 1819 se termina, au milieu de ces préoccupations de tout genre, sans que les deux amants aient pu se rejoindre. Ce bonheur, si ardemment désiré, devait encore leur échapper en 1820.
Le prince de Metternich dut consacrer les premiers mois du nouvel an aux conférences de Vienne; mais, au moment même où sa politique y triomphait, où il s'apprêtait à signer l'acte final, il était cruellement frappé.
Une grande douleur venait lui faire oublier pour un instant sa passion lointaine. Le 6 mai, il perdait sa fille Clémentine.
Elle était la première de ses enfants qu'il voyait disparaître en pleine adolescence. Ses lettres de cette époque expriment une profonde douleur: «Elle semblait destinée à un avenir heureux, écrivait-il, par ses qualités douces et aimables. C'est une fleur qui s'est effeuillée au moment d'éclore, et elle a eu de commun avec les fleurs de ne pas résister aux aquilons. Tous les médecins sont d'accord que, sans le terrible hiver que nous avons eu, elle vivrait [448].»
319 Des excursions en Bohême, à Cobourg, dans ses propriétés de Kœnigswart, les soucis que lui causait le soulèvement naissant de Naples menèrent M. de Metternich jusqu'au mois de juillet 1820. A ce moment, une nouvelle catastrophe l'atteignit. Sa fille aînée, mariée au comte Joseph Esterhazy et dont il avait si souvent parlé à Mme de Lieven, succombait le 20 juillet au mal mystérieux qui déjà avait emporté sa sœur. Il faut écouter le père pleurer: «Je me rue au devoir comme le désespéré se rue sur des batteries ennemies; je ne vis plus pour sentir, mais pour agir... Comme j'ai aimé cette enfant! Elle, de son côté, m'aimait plus qu'un père. Depuis de longues années, elle était ma meilleure amie [449].»
M. de Metternich dut à ce moment se séparer de sa femme et des trois enfants qui lui restaient. Tous avaient la poitrine délicate. Redoutant pour eux le climat de Vienne, ne pouvant songer à l'Italie ni à l'Allemagne, fermées aux siens par leurs crises intérieures, le prince envoya sa famille chercher à Paris un ciel moins meurtrier. Cette séparation fut pour lui un nouveau calvaire [450].
Il dut cependant s'arracher à ses larmes, cherchant, selon sa propre expression, un refuge dans son devoir [451]. De même que la politique d'intervention avait amené les conférences de Carlsbad et de Vienne contre l'Allemagne en rébellion, de même elle provoquait celle de Troppau contre la révolution napolitaine. 320 A ce congrès succéda celui de Laybach, qui tint le prince éloigné de Vienne jusqu'au mois de mai 1821.
Mme de Lieven, de son côté, n'avait pu quitter l'Angleterre pendant cette triste année 1820. Il y avait déjà plus de deux ans qu'elle n'avait vu son ami. 1821 lui réservait cette grande joie. Le hasard, ce dieu des amoureux, allait, au moment où elle s'y attendait le moins, opérer la réunion tant désirée et tant attendue.
A l'automne, le nouveau roi d'Angleterre se rendit à Hanovre.
La situation était assez tendue entre la Grande-Bretagne et l'Autriche. La première de ces puissances n'avait pas voulu souscrire aux protocoles de Troppau et de Laybach, œuvres de la seconde. Mais l'une comme l'autre avait intérêt, pour des raisons diverses, à ne permettre au tsar, qui avait pris le parti de la Grèce soulevée, de profiter de l'occasion pour attaquer l'empire turc.
M. de Metternich vit dans ce voyage de George IV l'occasion favorable d'un de ces entretiens directs qui déjà tant de fois lui avaient réussi. Précisément le comte de Lieven était en Russie, où il venait de conduire ses fils à l'Université de Dorpat. Il était facile de l'arrêter à son retour et de réunir ainsi les représentants autorisés des trois pays intéressés.
M. de Metternich, élevé depuis peu aux hautes fonctions de chancelier de Cour et d'État [452], débarqua le 20 octobre à Hanovre [453] sous le prétexte 321 officiel de saluer l'ex-Prince Régent au nom de l'empereur d'Autriche.
Le roi—pur hasard, délicate prévenance ou égoïste pensée—avait invité Mme de Lieven à profiter de son propre voyage en Allemagne pour venir au devant de son mari. La comtesse ne dut pas se faire longtemps prier.
Elle arriva presque en même temps que son amant [454]. Quant à M. de Lieven, obligé de se détourner de son chemin pour rencontrer le Tsar à Vitepsk, il ne la rejoignit que le 28 à 3 heures de l'après-midi [455].
Les deux amoureux durent profiter avec délices de ces huit jours de liberté, malgré les obligations mondaines dont ils étaient surchargés.
Le chancelier raconte ainsi sa vie extérieure pendant ces journées: «Depuis mon arrivée, je mène une véritable vie de congrès, toute remplie par des fêtes de Cour. Les heures que je ne passe pas devant la table de la salle des conférences, je les passe à des dîners de trois ou quatre heures ou bien à des soirées où l'inconvénient d'étouffer est le moindre mal qu'on ait à subir [456].»
Le 21 octobre, M. de Metternich, après avoir fait le matin ses visites aux princes de la famille royale, dînait le soir chez le duc de Cambridge avec son amie [457].
322 Le 28, jour de l'arrivée de M. de Lieven, le Roi invite à sa table le marquis de Londonderry (Lord Castlereagh), la marquise de Conyngham, l'ambassadeur de Russie à Londres et sa femme, le prince de Metternich [458]. Après le dîner, il y eut présentation des dames et concert au château. Le ministre de France à Hanovre, le marquis de Moustier, nous a laissé le récit de la fête: «Sa Majesté est entrée à 9 heures dans la salle du concert, donnant le bras aux duchesses de Cumberland et de Cambridge.
«Elle a fait placer, sur le même divan qu'Elle, le prince de Metternich et le comte et la comtesse de Lieven. Cette dernière était à côté du Roi, prenant ainsi le rang sur la duchesse de Cumberland et sur la landgrave de Hesse-Hombourg.
«Après le concert, le Roi est entré dans sa salle du trône, suivi seulement par les princes et princesses, la comtesse de Lieven et le prince de Metternich. Le comte de Lieven, fort fatigué de son voyage, s'était retiré pendant le concert.
«Avant de rentrer dans son appartement, le Roi a pris congé des personnes qui l'entouraient. Il a embrassé la comtesse de Lieven en lui donnant rendez-vous à Brighton... Après quelques instants d'entretien intime avec le prince de Metternich, il l'a embrassé avec une extrême affection et à trois reprises différentes, ce qui a été d'autant plus remarqué que c'était s'écarter absolument des usages d'Angleterre [459].»
323 Le lendemain, 29 octobre, George IV quittait Hanovre. M. de Moustier note qu'il dîne ce jour-là «en très petit comité chez le comte de Munster avec le prince de Metternich et le comte et la comtesse de Lieven [460].»
Le surlendemain, le chancelier d'Autriche, dont le départ avait été retardé de vingt-quatre heures, se met en route pour Francfort à 8 heures «en sortant de dîner avec le comte et la comtesse de Lieven chez la duchesse de Cumberland [461].»
Comme on le voit, les occasions de se revoir n'avaient pas manqué aux deux amants. Et si l'on ajoute à ces entrevues officielles, celles plus intimes qu'ils surent se ménager, on peut supposer que, vraisemblablement, ni lui ni elle ne regrettèrent le voyage.
De Francfort [462], M. de Metternich s'était rendu au Johannisberg; mais, avant de quitter Dorothée, il avait dû combiner une nouvelle rencontre avec elle, car il revenait dans la ville précédente le 5 novembre, le jour même où les Lieven y arrivaient de leur coté [463]. Le lendemain, tous se trouvaient réunis à la table de M. de Carlovitz, envoyé autrichien [464].
324 Mais le bonheur, cette fois encore, devait être de courte durée: le samedi 10 novembre, le chancelier repartait pour Vienne après avoir assisté, le jeudi précédent, au splendide dîner offert en son honneur par M. Rothschild [465] et, de son côté, l'ambassadeur de Russie rejoignait son poste en passant par Paris.
M. de Metternich et Mme de Lieven devaient attendre une année entière une nouvelle occasion de se retrouver. Celle-ci leur fut fournie par le congrès de Vérone, le plus important de cette période, celui qui véritablement marque l'apogée de la carrière du chancelier.
Ce dernier arriva à Vérone le 13 octobre 1822 [466] et les travaux commencèrent immédiatement. Le comte de Nesselrode était le représentant en titre de la Russie, mais il était entouré de ministres dont le rôle était de traiter certains points spéciaux. Parmi ces derniers se trouvait M. de Lieven chargé, comme M. de Tatistcheff, de régler, avec l'Autriche et l'Angleterre, les questions soulevées par le différend turco-russe.
Sous ces diplomatiques auspices, le prince et sa fidèle amie se rejoignirent avec joie. De part et d'autre, leur correspondance porte la trace de leur félicité.
«La princesse [467] de Lieven est ici ma seule ressource en fait de société, écrivait le chancelier le 12 novembre, je passe presque toutes les soirées chez 325 elle et la plupart des membres du Congrès suivent en cela mon exemple. Le noyau de la société qui se réunit chez elle est formé par le duc de Wellington, Ruffo (plénipotentiaire napolitain), Caraman (plénipotentiaire français), Bernstorff (plénipotentiaire prussien) etc., etc.; c'est-à-dire, en d'autres termes, que le salon de la princesse de Lieven à Vérone ressemble à notre salon de Vienne [468].»
De son côté, l'ambassadrice disait à son frère: «Tous les soirs le Congrès se réunit chez moi; le comte Nesselrode et le prince Metternich m'ont demandé cela comme nécessaire pour eux, et j'y trouve tous les avantages, parce que cela me vaut la société quotidienne des personnes les plus remarquables par le rôle qu'elles jouent en Europe et par leur agrément personnel.
«Je connaissais beaucoup déjà ce prince de Metternich par diverses rencontres que nous avions eues; ici, je me suis beaucoup liée d'amitié avec lui [469]».
Il nous semble que ce n'était pas ici seulement qu'elle s'était liée avec le ministre autrichien. D'autre part, le mot d'amitié est peut-être un peu faible pour tout ce qu'il voulait dire. Cependant, par cet euphémisme, Mme de Lieven avouait pour la première fois à sa famille cette relation qui, depuis si longtemps, la charmait. Peut-être avait-elle peur de voir les siens apprendre son intimité par une autre voie. On jasait en effet sur elle. Mme de Nesselrode raconte que les diplomates 326 russes médisaient volontiers de leur compatriote et la tenaient à l'écart. La raison de cette attitude était l'intrigue que l'on lui soupçonnait avec M. de Metternich [470].
Contre cette rumeur, dont Chateaubriand se fera plus tard l'écho, l'ambassadrice tentait de se défendre: «Je suis fâchée de rencontrer dans les gens qui devraient être le mieux avec moi précisément tout l'éloignement qu'on porterait à un ennemi. Parce que j'ai passé dix ans en Angleterre, on me croit Anglaise, et parce que je vois tous les jours le prince de Metternich, Autrichienne [471].»
La malveillance dont elle se sent l'objet n'empêche cependant pas Mme de Lieven de penser à un projet dont la réalisation aurait comblé tous ses vœux. Dès les premiers mois de la liaison, M. de Metternich avait eu l'idée de solliciter pour son mari le poste d'ambassadeur à Vienne. Dans les lettres publiées plus haut, il y revient à plusieurs reprises. L'emploi était alors rempli par le comte Golovkine, rendu quelque peu ridicule jadis par l'échec de sa mission en Chine, et dont le prince détestait l'insupportable verbiage.
Madame de Lieven était entrée avec ardeur dans les vues de son ami et avait tenté, dès 1819, de gagner Capo d'Istria à sa cause: «Capo a le jugement assez correct pour avoir apprécié les bonnes qualités de mon mari, écrivait-elle. Nous parlions un jour de G... Capo me dit: «Et c'est cet homme-là qu'on met en face de M...!» Je lui ai répondu à cela: «Comme 327 vous ne trouverez pas à lui envoyer un homme d'assez d'esprit pour en avoir autant que lui, envoyez-lui seulement un honnête homme, vous vous en trouverez mieux [472].»
L'honnête candidat de l'esprit duquel on n'avait que faire était M. de Lieven, mais cette façon de demander une place était vraiment d'une jolie perfidie.
En tout cas, Capo ne voulut pas comprendre. Nesselrode n'y mit guère plus de bonne volonté. En janvier 1822, le remplacement de Golovkine fut agité de nouveau, mais non dans le sens désiré: «Le pauvre petit Nesselrode, écrit M. de Metternich, veut m'envoyer à Vienne Strogonoff, à la place de Golovkine; il croit qu'un homme aimable serait utile auprès de moi. Comme il me connaît mal! [473].»
Cette fois encore, le gouvernement du tsar s'obstina à ne pas saisir ce qu'on lui demandait et, à Vérone, les deux amants durent étudier de nouveau la question.
L'ambassadrice n'avait pas abandonné tout espoir, et elle laisse percer ses sentiments dans une lettre à son frère: «Nous retournons (à Londres), dit-elle, je ne sais pour combien de temps encore. Il y a dix ans que nous y sommes, c'est long, et j'ai bien répété au comte Nesselrode qu'il nous obligerait de songer à nous donner une autre place, lorsque la convenance du service pourra se rencontrer. Le choix n'est pas grand, il est vrai, parce qu'il roule sur Paris et Vienne. Cette dernière place va être donnée comme ambassade à 328 Tatistcheff; c'est un homme de beaucoup d'esprit; quant à Pozzo, il fait bien sa besogne à Paris [474].»
Quand elle écrivait cette lettre, Mme de Lieven en disait plus ou moins qu'elle ne pensait et, sans doute, espérait que le nom prononcé pour Vienne ne l'était pas à titre définitif.
M. de Tatistcheff, en effet, ne fut pas pourvu de cette ambassade. Il fut simplement chargé d'une mission confidentielle auprès du chancelier, mais, pour des raisons que nous ignorons, M. de Lieven n'obtint jamais le poste tant convoité.
M. de Metternich quitta Vérone le 16 décembre [475]. M. et Mme de Lieven s'en éloignèrent vers la même époque: dès le 4 janvier 1823, ils sont à Londres, installés dans le nouvel hôtel de l'ambassade, Ashburnham House [476], et le comte a, trois jours plus tard, une entrevue avec M. de Marcellus [477].
A partir de ce moment on ne trouve plus de traces de réunion du chancelier d'Autriche et de son amie jusqu'en l'année 1848, pendant laquelle ils se retrouveront à Brighton.
Cependant, Mme de Lieven vint passer sur le continent, à Rome, l'hiver 1823-1824. Son mari nous 329 apprend les causes de ce déplacement dans une lettre à Nesselrode du 11/23 septembre 1823: «Je suis à la veille d'une longue et douloureuse séparation d'avec ma femme. Depuis huit mois elle est souffrante. Crichton ne lui promet de guérison qu'au moyen d'un beau climat, et ne veut absolument pas qu'elle risque de passer l'hiver prochain en Angleterre. Sa santé doit être en première ligne pour moi, et nous nous résignons en conséquence à un sacrifice bien pénible pour tous les deux. Je vais rester dans un isolement complet. Si, comme je l'espère, sa santé se remet, elle se rendra à l'entrée du printemps prochain pour une couple de mois en Russie, où l'établissement de mes fils exige la présence de l'un de nous deux. Le plus indépendant doit s'y rendre, et voilà pourquoi elle va chercher des jambes en Italie [478].»
La santé de la comtesse s'améliora rapidement sous le ciel de la Ville Éternelle. Dès le 21 novembre/3 décembre 1823, son mari écrit encore à Nesselrode: «Le climat d'Italie a opéré des prodiges sur sa constitution; elle a éprouvé une amélioration si sensible et si soudaine, que j'ose me flatter de voir sa guérison complète au printemps prochain» [479].
Deux mois plus tard, ces bonnes nouvelles sont confirmées: «Le climat de l'Italie continue à exercer les effets les plus salutaires sur l'état de santé de ma femme, et sa guérison complète peut être anticipée 330 dans peu de semaines. Elle sera de retour ici au commencement d'avril [480].»
Elle renonça sans doute à revenir par la Russie. Son fils Paul partit seul en effet pour le continent le 17 novembre 1824 [481].
Dorothée rencontra-t-elle Clément, à l'aller ou au retour de son voyage à Rome [482]? Aucun document ne le laisse supposer. Le prince, en se rendant à Czernovitz pour assister à l'entrevue des empereurs de Russie et d'Autriche, tomba assez gravement malade à Lemberg. Il rentra seulement en novembre à Vienne [483] et ne quitta plus cette ville jusqu'au mois de juin 1824 [484].
331 L'année 1825 ne fut pas, sans doute, plus propice aux deux amants.
En février, Mme de Lieven mettait au monde, à Londres, son dernier fils, Arthur [485]. Quelques mois après, elle partait pour la Russie, en passant par Varsovie [486]. Elle était de retour en Angleterre à la fin de septembre [487].
De son côté, M. de Metternich était venu en France dans le courant de mars. Une triste circonstance l'y avait appelé. Depuis de longs jours, il éprouvait de vives inquiétudes au sujet de la santé de sa femme, la princesse Éléonore, installée à Paris avec ses trois enfants survivants. Le même mal, qui avait déjà emporté deux de ses filles, minait la mère. Elle mourut le 19 mars 1825. Son mari était auprès d'elle depuis le 14. Le 21, après une messe basse en l'église de l'Assomption, le corps était transporté jusqu'à la barrière de Pantin; là, il était placé dans une berline qui partait de suite pour Mayence [488].
Le prince de Metternich quitta Paris le 18 avril avec son fils Victor pour rejoindre l'empereur François en Italie. Il avait refusé de se rendre à Londres, malgré l'invitation du roi d'Angleterre: la tension des rapports entre les deux Cours avait été cause de ce refus inévitable.
Nul indice, dans les déplacements ultérieurs du chancelier, 332 ne nous révèle la possibilité d'une rencontre de nos deux personnages. D'ailleurs, il existait dès lors un refroidissement marqué dans leur mutuelle sympathie, car, dès le retour de sa femme, M. de Lieven, si souvent influencé par elle, commençait à se plaindre de son rival. Il était même assez acerbe: «Il faut convenir, écrivait-il, le 5 octobre 1825, que le prince de Metternich, avec tout son talent, a fait depuis quelque temps les pas de clerc les plus inconcevables; ses gasconnades déplacées lui valent aujourd'hui une nouvelle admonition de M. Canning, piquante pour un homme tout cousu de vanité comme l'est M. de Metternich [489]»
Si ces mots ont été inspirés par la comtesse, faut-il en conclure que, sur ses yeux, le bandeau de l'amour était déjà en partie déchiré? Depuis trois ans, les amants de Spa n'avaient pu se rejoindre. Sans doute un prétexte seul manquait pour la rupture.
Quand donc et pourquoi cette rupture se produisit-elle?
A défaut de documents, on est obligé de procéder ici par induction.
L'échange des lettres durait encore en août 1824. A cette époque, Mme de Lieven écrivait à Mme Apponyi, dont le mari venait d'être nommé ambassadeur d'Autriche près la Cour de Saint-James: «Je vois par ce que me dit le prince de Metternich que votre arrivée en Angleterre est différée jusqu'au printemps [490].»
Ce même échange n'avait pas cessé à la fin de 1825. 333 A la date du 19 novembre/1er décembre 1828, Dorothée disait à son frère: «Quel anniversaire c'est aujourd'hui! Je me rappelle ce que m'écrivait le prince de Metternich le jour où la nouvelle de la mort de l'Empereur Alexandre lui parvint: «Le roman est fini, nous entrons dans l'histoire [491].»
Le tsar était mort le 1er décembre 1825 et la nouvelle en était arrivée à Vienne dans la nuit du 13 au 14, à minuit [492].
C'est là la dernière trace que nous ayons pu trouver de la correspondance du chancelier et de l'ambassadrice. Cette correspondance dut cesser dans le courant de l'année 1826.
A l'appui de cette hypothèse, nous apporterons tout d'abord une indication qui nous paraît avoir sa valeur.
Les lettres possédées par nous ont été reliées en deux volumes. L'un comprend les missives écrites en 1819, l'autre, celles datées des quatre premiers mois de 1820. Ces deux volumes constituaient le commencement de la série. Or, au dos de l'un et de l'autre, une main, qui avait peut-être tenu l'ensemble de cette série, a tracé ces mots: Correspondance intime du prince de Metternich, 1819-1826.
334 Mais il y a mieux: dès les premiers mois de 1827, dans ses lettres à Lord Grey, Mme de Lieven devient agressive vis-à-vis de M. de Metternich. Comme on le verra plus loin, il n'est plus de défaut dont elle ne l'accuse. De son côté, l'amour était mort.
Il devait en être de même du côté du prince.
En 1827, celui-ci se remariait. Le 5 novembre, il épousait la baronne Marie-Antoinette de Leykam, que l'Empereur créait à cette occasion comtesse de Bielstein: mariage d'inclination qui n'alla pas sans quelque bruit.
La nouvelle épouse appartenait à une famille d'origine très modeste, issue d'un cocher de Wetzlar. Son grand-père, référendaire à la chancellerie d'Empire, avait reçu le titre de baron. Son père s'était marié à Naples et, au sujet de cette union, quelques anecdotes sur lui et sur sa femme, assez désagréables pour eux, couraient dans la société de Vienne.
Quant à la jeune fille, elle était d'une délicieuse beauté [493]. M. de Metternich, très épris, ne tint nul compte des commérages de la Cour; peut-être même les brava-t-il.
«Il est heureux pour mon sort à venir, écrivait-il à la comtesse Zichy, que de bien indignes propos aient tracé la route que j'avais à suivre; elle ne contrarie ni les affections de mon cœur ni le premier besoin de ma vie privée: un intérieur [494].»
Ce mariage excita le dépit de Mme de Lieven. Elle écrivit à son frère que le chancelier se conduisait comme 335 un niais, et elle répéta avec joie un mot de Mme de Coigny: «Le chevalier de la Sainte-Alliance a maintenant fini par une mésalliance [495].»
Quelques mois plus tard, la seconde princesse de Metternich disparaissait, laissant un fils nouveau-né, qui fut l'ambassadeur d'Autriche à Paris sous Napoléon III [496]. Nous avons retrouvé une lettre inédite où le prince, dans l'accablement de ce deuil, peint lui-même à une correspondante inconnue l'état de son cœur au moment où il conduisait la baronne de Leykam à l'autel. Dans ce cœur, il n'y avait plus de place, dès lors, pour Mme de Lieven.
«Vienne, ce 25 février 1829.
«Je vous remercie du fond de mon cœur de vos deux dernières lettres, et bien particulièrement de celle du 7 de ce mois. Je suis si sûr de la part que vous prenez à mon extrême douleur, que je me sens à l'aise avec vous.
«Oui, mon amie, j'ai éprouvé le plus grand malheur qui pouvait m'être réservé! J'ai perdu plus que la moitié de mon existence. Mon intérieur, mon bonheur domestique, cette partie de ma vie qui m'appartenait et qui m'aidait à supporter l'autre qui n'est pas ma propriété—tout a péri en moi et autour de moi.
«Vous savez que je n'appartiens pas à cette classe d'êtres qui vivent de ce qui fait le charme des hommes du monde. Le monde n'a jamais été qu'un élément 336 très secondaire de mon existence. J'ai eu les dehors de ce que vulgairement on désigne par homme du monde; mon esprit, mon cœur, mes plus douces affections ne portent pas sur ce terrain. Des pertes affreuses se sont succédées, et elles ont toutes dévasté mon existence véritable. Le sentiment de cette solitude que je hais s'était emparé de mon âme; je me suis senti le besoin absolu d'en sortir. Calme dans mes calculs et observateur impartial, j'ai cherché longtemps avant de fixer mon choix. Ce que je voulais, ce fût un être qui à jamais m'appartiendrait exclusivement et qui me dispenserait de tout souci et surtout de toute espèce de surveillance; une jeune personne qui jamais n'aurait la moindre prétention au rôle de mère de mes filles, mais bien simplement celle d'être leur sœur aînée, de leur prêcher d'exemple, de les consoler le plus possible dans leur abandon. Je voulais de plus que cet être me fût connu comme renfermant toutes les garanties d'un caractère doux, égal; je voulais enfin que mon cœur puisse lui appartenir en entier.
«Cet être, je l'avais trouvé. Seule et sans famille le jour où elle entrerait dans la mienne, belle comme un ange et ange par toutes ses qualités, habituée dès sa tendre jeunesse à me regarder comme le meilleur et comme le plus sûr ami;—enfin réunissant tout ce que jamais j'aurais pu désirer,—cet être que j'avais trouvé, la mort me l'a arraché après quatorze mois de bonheur! Ma vie s'est éteinte avec la sienne.
«Je vous aurais écrit après mon malheur, mais les forces m'ont manqué. Je me suis jeté dans les affaires publiques comme le meurtrier dans une forêt. Six semaines sont maintenant écoulées; je ne sais pas mesurer cet espace 337 de temps; il se présente à ma pensée indifféremment comme autant d'années et comme autant d'instants.
«Mais le sacrifice est fait; il est sans retour ni remède. Le sentiment public m'a fait du bien; je n'en ai jamais vu un qui aurait été ni plus universel ni moins emprunté.
«J'ai pris cette expression d'un bon sentiment comme un hommage à celle qui n'est plus.
«Plus je suis plaint et plus je dois avoir perdu.
«Voici une lettre pour C. La pauvre enfant pleure certainement de ces larmes qui, seules, sont dignes de son cœur.
«Adieu, ma chère amie.—M. [497]».
De cette lettre ressort un incontestable accent de sincérité. Si M. de Metternich n'avait donné, par ailleurs, la preuve de la profondeur de son amour pour la belle Antoinette de Leykam, elle suffirait à témoigner en sa faveur. Il n'est donc pas téméraire de penser que Mme de Lieven était alors oubliée.
Est-il nécessaire de rechercher les causes qui détachèrent l'un de l'autre le prince et son amie?
Sans doute, la lassitude, puisque leur amour pouvait si rarement reprendre un élan nouveau dans une réunion, même momentanée, fut pour beaucoup dans l'attiédissement de la réciproque passion.
Mais la principale cause de la désaffection commune dut être le changement survenu dans le caractère et l'esprit de Mme de Lieven.
Jusqu'en 1819, l'action personnelle de cette dernière avait été assez réservée; mais, à partir de ce moment, 338 elle se jeta à corps perdu dans la politique. Non seulement elle prit une part de plus en plus active à la direction de l'ambassade, mais, pour mieux servir les intérêts de sa nation, elle se mêla, presque ouvertement, à la lutte des partis.
Elle écrivait alors régulièrement à l'Impératrice; ses lettres étaient très appréciées à la cour de Saint-Pétersbourg et le comte de Nesselrode faisait grand cas de ses renseignements.
Pour satisfaire les vues de son gouvernement, elle chercha plus d'une fois à peser sur les ministres anglais qui se succédaient à la direction des affaires. Ceux-ci ne furent pas longtemps sans se plaindre de ses intrigues.
M. Lionel G. Robinson résume ainsi cette période de la vie de Dorothée: «Son goût aussi bien que son devoir—car on peut supposer qu'elle était l'esprit directeur de l'ambassade de Russie à Londres,—l'amena à cultiver la bonne grâce de ceux qui étaient les plus capables de favoriser les intérêts qu'elle désirait servir. C'est ainsi qu'elle noua des relations cordiales avec Wellington et Canning, Aberdeen et Palmerston, Peel et le comte Grey, et ce n'est pas la caractéristique la moins intéressante de ses lettres que la place occupée dans son estime par chaque homme d'État suivant qu'il s'élève au pouvoir ou en position, ou qu'il en tombe [498].»
Ces hommes d'État lui conservaient parfois rancune de ses variations, et Wellington dira d'elle: «Elle peut et veut trahir chacun à son tour, si cela convient à ses desseins [499].»
339 Il ne faut cependant pas exagérer. Russe, Mme de Lieven était restée très Russe, obstinément attachée à son pays, passionnément dévouée à ses souverains. Élevée, par la médiocrité de son mari, à un rôle de premier plan, elle apportait évidemment dans ses fonctions officieuses la fougue, l'impressionnabilité et la passion de son sexe.
Comme son activité s'exerçait, non dans le calme du cabinet d'un représentant de grande puissance, mais sur le terrain plus libre et plus agité des salons, ses relations personnelles se ressentaient de l'ardeur avec laquelle elle jouait son rôle et l'on s'explique dès lors la versatilité de ses amitiés.
Celle-ci n'est pas niable: elle courtisa beaucoup Wellington, puis le vilipenda au point que le vainqueur de Waterloo, agacé, songea à la faire rappeler et qu'il ne s'abstint que par orgueil: «C'est peut-être de la vanité de ma part, écrivait-il à Lord Heytesbury, de penser que je suis trop fort pour le prince et la princesse de Lieven, et de préférer souffrir un faible inconvénient, plutôt que de faire une démarche qui pourrait nécessiter de moi quelque explication [500].»
Elle «fit» Lord Palmerston, selon le mot de Lord Chelmsford, puis se retourna contre lui. Elle détesta d'abord Lord Aberdeen, dont, plus tard, elle devait faire l'un de ses intimes.
340 Tous ces brusques changements trouvent leur explication dans les attitudes diverses prises par ces personnages vis-à-vis de la Russie.
Les lettres de Mme de Lieven à Lord Grey sont le témoignage le plus frappant de cette prédominance de son zèle professionnel sur ses sentiments propres. Une longue et sincère affection l'unissait à ce noble caractère, alors que celui-ci était encore dans l'opposition. Elle survécut avec peine à la règle de conduite qu'il dut adopter au pouvoir. On trouve, dans leur correspondance, des mises en demeure très vives de la comtesse, relevées avec hauteur par son ami. Si ces incartades ne les brouillèrent pas, c'est que l'indulgent vieillard comprenait mieux que ses collègues ce caractère d'enfant gâté de la diplomatie.
M. de Metternich subit le premier les effets de cette disposition d'esprit.
Tant que l'Autriche et Saint-Pétersbourg marchèrent d'accord, ou à peu près, aucun nuage ne pouvait s'élever entre l'ambassadrice et le chancelier. Le plus grand souci de ce dernier, pendant longtemps, fut de maintenir le fantasque Alexandre dans le sillage de ses conceptions. Pour atteindre ce but, il trouva sans doute un allié précieux en Mme de Lieven.
Mais les divergences d'intérêts devaient inévitablement amener, un jour ou l'autre, des difficultés entre les deux nations. La crise, longtemps retardée par la dextérité du prince de Metternich, éclata précisément dans les derniers jours du règne d'Alexandre [501], et, 341 prit un caractère aigu après l'avènement de Nicolas.
La question de l'indépendance hellénique, les querelles toujours pendantes de la Russie et du sultan, les entraves mises par Vienne et l'Angleterre à l'exécution des vues du tsar, les intrigues de Capo d'Istria, les menées de Canning, l'intervention des troupes égyptiennes et les espoirs qu'elle fit naître vinrent, tour à tour, envenimer les choses jusqu'aux conférences de 1826.
Le nuage qui assombrit l'Europe à ce moment dut avoir son reflet sur les sentiments de Mme de Lieven à l'égard de M. de Metternich.
Leur amour, devenu à la longue une alliance diplomatique, ne put vraisemblablement résister aux déceptions de la question d'Orient. On peut supposer que leurs dernières lettres s'achevèrent sur des mots aigres.
Il ne faut sans doute pas chercher ailleurs la cause de leur rupture: leur liaison ne pouvait plus satisfaire ni leurs sens ni leur politique.
II
Un misanthrope a dit que l'amour n'était que le commencement de la haine.
Si l'amour de Mme de Lieven pour M. de Metternich 342 avait été ardent, sa haine fut tenace—peut-être parce que son dépit avait été profond.
Après la rupture de sa liaison avec le prince, la comtesse ne parle plus de ce dernier qu'en termes amers, presque constamment violents, souvent immérités.
A défaut de sa dignité, tant de souvenirs communs auraient dû cependant protéger le chancelier contre ses attaques.
Dès le 13 juillet 1827, à propos du traité par lequel la France, la Russie et l'Angleterre s'étaient engagées à imposer leur médiation au sultan, Dorothée écrivait à son frère: «Les intrigues autrichiennes ont amené M. de Metternich plus loin qu'il ne pensait, dans une belle situation. Tant mieux [502]!»
Le 20 octobre, son ancien amant ayant refusé de s'associer à l'action combinée des trois puissances, elle est encore plus vive: «Pour ma part, j'en suis venue à croire que Metternich, l'homme d'habileté, est mort, car il n'y en a pas trace dans sa présente conduite. C'est quelque usurpateur de son nom qui a cherché querelle à tout le monde, qui persiste obstinément dans toutes les erreurs politiques que sa vanité a provoquées, qui, juste en ce moment, a offensé le roi d'Angleterre (jusqu'alors son admirateur) dans l'affaire du duc de Brunswick [503] et qui, pour couronner ses erreurs, à l'âge de soixante ans, agit comme un niais [504].»
343 Depuis 1824, Mme de Lieven entretenait une correspondance suivie avec Lord Grey. Le grand homme d'État, nous l'avons déjà dit, s'était laissé charmer par l'esprit et la grâce de l'ambassadrice. Chaque jour, il lui faisait parvenir un billet et, jusqu'à sa mort, son amitié pour elle ne se démentit jamais.
De son côté, la comtesse voyait en lui le chef d'un parti puissant, l'homme désigné pour prendre le pouvoir, enfin la plus haute influence capable de balancer celle des tories.
La publication de leurs lettres ne laisse guère de doute sur la pureté d'une affection que l'âge du comte Grey aurait déjà pu sauver d'insinuations malveillantes.
Dorothée fit à cet ami fidèle l'aveu de sa liaison avec M. de Metternich et, à l'heure du désenchantement, elle l'associa à ses peines. Il fut le confident de ses rancœurs.
Le 4 novembre 1827, Lord Grey nous donne, par une de ses missives, une preuve nouvelle que la rupture du chancelier et de Mme de Lieven était, dès ce moment, un fait accompli.
Cette dernière lui ayant parlé d'épouser un curé de campagne, si jamais elle devenait veuve, il lui répond: «J'ai été fort amusé en me représentant que vous étiez la femme d'un curé de campagne, occupée aux détails journaliers de votre humble ménage, avec vos cochons, vos moutons, vos vaches et votre poulailler. Rien ne manquerait à ce tableau pour être complet, si 344 ce n'est que Metternich ne soit l'autre partie. Mais la force d'attraction qui, autrefois, aurait pu produire cet effet, est bien finie [505].»
A ce moment déjà, le coup de tonnerre de Navarin avait éclaté: déception pour l'Autriche, triomphe pour les alliés. Mme de Lieven est enthousiasmée: «Le curé a reçu la nouvelle de Navarin le jour même de son mariage—5 novembre. Quel feu de joie pour célébrer l'occasion!»
«Et savez-vous, ajoute-t-elle, quels sont les premiers mots qui me sont échappés en apprenant la bataille de Navarin: «Certainement, c'est Metternich qui a fait cela [506]!»
Trois jours auparavant, faisant allusion au traité de Londres, elle s'était écriée: «Il y a un traité qui n'a pas été mort-né comme M. de Metternich l'avait prédit. Bien au contraire, l'enfant est remarquablement vivant [507].»
Un mois plus tard: «Metternich est tombé plus bas dans l'estime publique... En un mot, il est tout à fait par terre [508].»
Peu après, survint la mort de Canning. L'arrivée de Wellington au ministère marque un recul dans les bonnes dispositions de la Grande-Bretagne à l'égard des Grecs. Mme de Lieven ne décolère pas.
«Le duc de Wellington est premier ministre, écrit-elle à son frère. Il préfère les voies tortueuses de Metternich 345 à la droite marche de l'empereur Nicolas [509].»
Quant à Lord Aberdeen, c'est un «mauvais ministre», «un homme honorable et rien de plus», parce qu'il a toujours été considéré comme le «séide de Metternich.»
Cependant, la joie de l'ambassadrice éclate quand ce même Aberdeen vient lui déclarer «qu'il n'était ni un coquin ni un fou, et qu'il fallait être l'un ou l'autre pour avoir quelque égard pour M. de Metternich [510].»
Elle se félicite de tout ce qui trouble les combinaisons de «ce grand homme d'État, dont le crédit, malgré tout, fait encore prime auprès des ministres». Et, ajoute-t-elle: «C'est pitié qu'il en soit ainsi [511]!»
Elle guette tous les événements qui pourraient «donner la jaunisse à M. de Metternich et Cie [512].»
Elle répond à Wellington, révoquant en doute un projet dont la mise à exécution eût été mauvaise politique de la part du chancelier: «Pensez-vous donc alors qu'il en ait fait une bonne [513]?»
Mais la guerre avait éclaté entre la Russie et la Porte. Mme de Lieven ne se réjouit pas moins des succès des armées moscovites que des difficultés qu'ils occasionnent à l'Autriche. Lorsque la paix sera imposée par ses compatriotes au sultan, elle dira à Lord Aberdeen: «Tant pis pour vous, milord. Nous ne vous 346 avons pas dupés; vous vous êtes dupés vous-mêmes. Vos propres illusions ou celles inspirées par votre patron, le prince de Metternich, ont été vos véritables ennemis [514].»
D'autres fois, elle dépasse toute mesure. Le 31 décembre 1828, elle écrit à Lord Grey: «Qu'est-il advenu des talents et de l'intelligence de Metternich? Car il était intelligent, et extrêmement. Je me souviens que Lord Castlereagh avait coutume de l'appeler «un arlequin politique», et ce n'était pas mal dire [515]».
Quelques jours plus tard, elle est heureuse d'entendre le roi d'Angleterre parler de son ancien amant «comme il le mérite, comme d'un homme sans croyance ni respect pour la loi, ni pour sa propre parole», et lui dire «qu'en fait il n'était pas d'iniquité dont il ne le crût capable [516].»
Mme de Lieven pensait-elle à celui qu'elle appelait «le grand spectre blanc» [517], quand elle écrivait à Lord Grey: «Je n'ai jamais eu grande croyance dans le couplet de la ballade qui dit:
Et l'on revient toujours
A ses premiers amours,
car rien n'est plus rare dans la vie que de revenir à ses premiers amours [518].»
347 Et aussitôt, comme pour prouver que tel n'est pas son cas, elle ajoute: «Nos relations avec l'Autriche sont tout ce que l'on peut désirer, en nous réservant en même temps le droit de considérer le prince de Metternich comme le plus grand coquin qui soit sur la face de la terre. En passant, j'étais avant-hier à dîner avec le duc de Wellington et nous parlions de lui. Le duc me dit: «Je n'ai jamais partagé l'opinion qu'il fût un grand homme d'État; c'est un héros de société et rien de plus.» J'ai eu beaucoup de plaisir à entendre cela [519].»
Deux ans après, Lord Grey appelle ironiquement Metternich «le vieil ami, l'homme le plus franc et le plus loyal [520]» et l'ambassadrice répète: «En ce qui concerne l'homme le plus franc et le plus loyal, je suis tout à fait d'accord avec vous [521].»
En 1836, le prince de Metternich est devenu «le plus grand fourbe du monde [522].»
La haine de Mme de Lieven l'aveuglait à un tel point que Lord Grey crut devoir, à un certain moment, la rappeler doucement aux convenances. Le morceau est à citer en entier: la leçon est jolie.
«Ainsi, lui écrivit-il, l'homme d'énormément d'esprit, d'une franchise et d'une loyauté tout à fait remarquable, etc., etc., a fini par devenir le plus grand coquin du monde! Pour ses qualités morales, vous avez été trompée et vous vous êtes méprise, mais, pour celles de son intelligence, vous n'avez pu l'être. La puissance de son esprit et celle de ses talents comme 348 homme d'État ne peuvent pas être altérées par la route qu'il prend, ni souffrir d'autre diminution que celle souvent produite, on aime à le croire, par une conduite tortueuse. Je me souviens que vous me disiez en ville que le duc de Wellington parlait de lui comme d'un homme d'État. Des opinions qui changent si complètement pourraient, tout au moins, exciter quelque méfiance au sujet de la solidité du jugement par lequel elles ont été formées [523].»
Cette douche d'eau froide était méritée, il faut bien en convenir.
Quant à M. de Metternich, il sut mieux conserver le respect de l'amour qui n'était plus. Dans la partie de sa correspondance publiée par son fils, il est très rarement question de son ancienne amie. Il prouvait cependant qu'il la connaissait bien, en écrivant à Apponyi, alors ambassadeur à Paris: «Je suis surpris que vous ne me nommiez jamais... la princesse de L... La princesse doit se remuer dans un sens quelconque, car il n'est pas dans sa nature de rester tranquille [524].»
Le chancelier pouvait se montrer dédaigneux des attaques et des colères de l'ambassadrice de Russie, mais la pensée se reporte avec tristesse au temps où la comtesse de Lieven écrivait au ministre des Affaires Étrangères d'Autriche «Aime-moi, mon bon Clément, aime-moi de tout ton cœur: aime-moi le jour, la nuit, toujours. Adieu, adieu, bon ami [525]!»
349 III
Le nouveau tsar, Nicolas Ier, à l'occasion de son couronnement, le 3 septembre 1826, donna à la famille de Lieven une nouvelle preuve de cette bienveillance, dont elle avait été comblée par ses prédécesseurs. Il conféra aux enfants de sa gouvernante et à elle-même le titre de prince et la qualité d'Altesse Sérénissime [526].
Christophe Andréïévitch, devenu le prince de Lieven, conserva jusqu'en 1834 le poste d'ambassadeur de Russie en Grande-Bretagne.
De 1826 à cette date, la vie de sa femme se passa en une lutte de tous les instants pour soutenir la politique moscovite, au cours de laquelle elle ne sut pas toujours observer la neutralité entre les partis qu'auraient dû lui imposer les privilèges diplomatiques dont elle jouissait et l'accueil reçu par elle à Londres.
A l'époque où les affaires de Portugal, la guerre russo-turque, l'agitation de la Pologne mettaient aux prises les intérêts des cours de Saint-James et de Saint-Pétersbourg, elle attaqua avec ardeur le ministère de Wellington.
On pût même l'accuser d'avoir, pour assurer la perte de ce dernier, servi d'intermédiaire entre le duc de Cumberland et les amis d'Huskisson. L'existence de 350 cette petite conspiration est très controversée. Le Premier Ministre, en tout cas, était convaincu de sa réalité [527].
Un jour, il s'expliqua franchement sur le compte de M. et Mme de Lieven. Le 24 août 1829, il écrivait, parlant d'eux, au comte d'Aberdeen: «Depuis que je suis au ministère, ils ont joué un jeu de parti anglais au lieu de faire les affaires de leur souverain. J'ai les meilleures preuves que tous les deux ont été engagés (comme meneurs) dans les intrigues pour nous priver du pouvoir, depuis janvier 1828, qu'ils ont dénaturé notre conduite et nos vues auprès de leur maître, et qu'ils sont la seule cause de la froideur actuelle entre les deux gouvernements... Dans un autre pays, même en Russie ou en France, ou avec un autre monarque... cela justifierait amplement notre intervention pour obtenir le rappel du prince de Lieven. Mais, à mon avis, cette mesure nous ferait plus de mal que de bien [528].»
«J'ai reconnu, disait encore Wellington, le mois suivant, à Lord Heytesbury, que, depuis l'année 1826, le prince et la princesse de Lieven se sont efforcés de représenter, à Saint-Pétersbourg, ma conduite, soit au gouvernement soit en dehors de celui-ci, de la manière la plus défavorable. Je crois bien que leur mécontentement a commencé à la suite d'une conversation que 351 j'ai eue avec le prince de Lieven, à la fin de 1826, sur la conversion du protocole d'avril 1826 en traité de juillet 1827...
«...Je n'étais pas au pouvoir d'avril 1827 à janvier 1828, et durant ce temps, je sais que le prince et la princesse... ont écrit de moi tout le mal qu'ils pensaient et beaucoup plus qu'ils n'en savaient. Depuis mon retour au ministère, ils ont été ce qu'on appelle en opposition régulière avec le gouvernement, ils ont dénaturé auprès de leur Cour tout ce que nous avons fait et particulièrement tout ce que j'ai fait [529]...»
Nous savons déjà que si le duc n'exigea pas le rappel de ces singuliers diplomates, ce ne fut que par conscience de sa supériorité.
Les vœux de la princesse furent momentanément comblés par la chute du ministère détesté [530] et l'arrivée au pouvoir de Lord Grey. Toujours selon Wellington, le grand mérite de ce dernier aux yeux de Dorothée était de conserver «encore quelques vieilles idées d'opposition de M. Fox sur ce que les Turcs devaient être chassés d'Europe [531]».
Mme de Lieven prend part aux négociations qui précèdent la formation du nouveau cabinet. Lord Grey veut offrir le portefeuille des affaires étrangères à Lord Lansdowne. Elle le décide à en charger son ami, Lord Palmerston, avec lequel elle a dansé sa première valse à Londres [532]. Et c'est cependant ce ministre 352 qui obtiendra ce que son prédécesseur n'avait pas voulu demander: le rappel de l'ambassadeur de Russie!
Son triomphe, d'ailleurs, ne fut pas de longue durée. Lord Grey n'était pas homme à sacrifier son devoir à ses attachements. Le conflit entre la Belgique et la Hollande, l'insurrection polonaise multipliaient les causes de froissement entre Saint-Pétersbourg et le Foreign office. Bientôt, pour Mme de Lieven, Palmerston ne sera plus qu'un «très petit esprit, lourd, obstiné [533]» et Lord Grey lui-même deviendra une «vieille femme».
En 1833, les choses se gâtent. D'après un propos tenu à Greville par Mellish, la princesse «passe son temps à intriguer et à brouiller les cartes dans toutes les cours d'Europe». George Villiers l'accuse de chercher «à provoquer une guerre n'importe où [534]».
Palmerston, dès lors, est décidé à se débarrasser de son encombrant voisinage. La vacance de l'ambassade d'Angleterre à Saint-Pétersbourg lui en fournit le prétexte.
Le dernier titulaire, Lord Heytesbury, ayant demandé à être relevé de ses fonctions, le cabinet anglais voulut désigner pour son successeur M. Stratford Canning. Nesselrode fit savoir que ce dernier ne serait pas reçu à la Cour impériale: «C'est un homme impossible, soupçonneux, pointilleux, méfiant» avait-il dit pour justifier son refus [535] et Dorothée Christophorovna avait dû transmettre officieusement cette résolution.
353 Palmerston répondit en maintenant la nomination de Stratford Canning.
Par la maladresse de son intervention, Mme de Lieven avait mis les torts de son côté: «Elle s'est emballée, prétend Lady Cowper, et habituée à ce qu'on lui cède, elle a cru qu'elle l'emporterait haut la main [536]».
La situation devenait grave. La princesse, peu soucieuse de perdre son poste, se précipita en Russie pour arranger le différend. Elle y reçut un accueil des plus flatteurs: «L'Empereur est allé au-devant d'elle en mer, l'a prise à son bord et l'a conduite dans sa voiture au palais, où il l'a fait entrer dans la chambre de l'impératrice, qu'elle a trouvée en chemise [537]». Les souverains ne ménagèrent pas à leur ambassadrice les marques de faveur et de reconnaissance, mais, quand celle-ci revint en Angleterre, en août 1833, la question Stratford Canning n'avait pas fait un pas. Sir Robert Bligh, fils du comte de Darnley, continuait à diriger, en qualité de chargé d'affaires, l'ambassade britannique de Saint-Pétersbourg.
Sur ces entrefaites, des causes plus graves vinrent envenimer le conflit entre les puissances anglaise et russe. Les susceptibilités de la première avaient été violemment surexcitées lors du traité d'Unkiar-Skelessi [538] par lequel le tsar et le sultan venaient de former une alliance offensive et défensive. Un instant on put craindre de voir la guerre éclater.
Le traité de Saint-Pétersbourg accrut encore la mauvaise humeur du gouvernement de Guillaume IV, successeur 354 de son frère George IV [539]. La polémique s'éleva à un ton très vif.
Au mois de mai 1834, le prince de Lieven reçut ses lettres de rappel [540]. Sa carrière diplomatique prenait fin.
Le coup fut profondément sensible à la princesse. Elle s'en vengea plus tard, en appliquant à Lord Palmerston un mot de M. de Talleyrand: «Il dépendra toujours d'un ministre des affaires étrangères, quelque médiocre qu'il soit, de chasser un ambassadeur [541].» Mais, sur le moment, elle éprouva une véritable douleur.
L'événement l'atteignait, non seulement dans son orgueil, mais aussi dans tout ce qui lui était cher. C'étaient de nouvelles habitudes à prendre, une nouvelle situation à se créer, de nouvelles relations à chercher, toute une vie à refaire.
Cependant le tsar avait pris grand soin de montrer que ce rappel n'était pas une disgrâce. Il avait nommé M. de Lieven à la charge enviée du gouverneur du tsarévitch. L'ex-ambassadeur s'embarqua seulement au mois d'août pour la Russie, sur un navire mis à sa disposition par l'Amirauté.
Madame de Lieven laissa, dans la société de Londres, «un grand vide» [542]. Son salon tenait trop de place dans le monde politique pour qu'il en fût autrement. 355 D'autre part, à côté de ses défauts, l'ambassadrice de Russie possédait des qualités d'intelligence, d'esprit et de charme, «une incontestable supériorité d'attitude et de manières [543]» qui avaient groupé autour d'elle un noyau d'hommes et de femmes distingués, auquel elle allait beaucoup manquer.
«On voit ici avec regret Mme de Lieven faire ses paquets [544]», écrivait la duchesse de Dino, cette belle et captivante nièce de Talleyrand, qui faisait les honneurs de l'ambassade de France. Et Lord Grey, tombé du pouvoir, écrivait à son amie, parlant du départ prochain: «C'est comme un arrêt de mort [545].»
Revenue sans enthousiasme en Russie, l'ancienne maîtresse du chancelier d'Autriche ne pouvait plus guère se plaire dans son pays natal.
Elle était trop conquise à la liberté occidentale pour s'accommoder du régime moscovite.
Elle ne pouvait retrouver auprès du tsar un terrain propice aux intrigues de politique extérieure qui la passionnaient si fort: l'immunité diplomatique dont elle avait tant abusé ne l'avait pas suivie à la Cour de son souverain.
D'autre part, depuis de longues années, elle s'était déshabituée du climat russe. Elle avait beaucoup apprécié, à ce point de vue, ses séjours à Berlin et à Londres. Maintenant, elle redoutait l'influence du froid de Saint-Pétersbourg sur sa santé déclinante.
Aussi ne peut-on s'étonner de la voir se plaindre et 356 se lamenter. Sans doute, elle enveloppe ses sentiments de bien des formes, pour ne pas heurter l'impérial Maître qui peut tout savoir. Mais, cependant, son esprit et son cœur sont pleins du regret de Londres.
Elle se reprend à chérir l'Angleterre. Rien de ce qui s'y passe ne peut la laisser indifférente et, à peine arrivée dans sa nouvelle résidence, elle pense à se faire envoyer des nouvelles du pays, témoin de sa splendeur.
«Daignez me pardonner, chère Lady Stuart, écrit-elle le 10 novembre 1834 [546], de répondre si tard à vos aimables et gracieuses paroles. Elles m'ont fait le plus grand plaisir. Vous êtes bien bonne de m'aimer. C'est au reste un acte de justice. J'aime tant toute cette Angleterre, en gros, en détail! Je mets tant de prix à ce qu'on s'y souvienne un peu de moi! Vous me faites la plus aimable des promesses, en me permettant d'espérer de vos nouvelles pour tout événement public ou particulier qui aurait de l'intérêt pour moi. Tout m'intéresse chez vous. Je vous prie de vous souvenir de cela.»
Dans la même lettre, la princesse raconte son installation: «Je ne suis établie en ville que depuis deux jours. Jusqu'ici, j'ai habité la campagne avec la Cour, ce qui fait que je ne connais rien qu'elle et que j'ai maintenant tout à apprendre ici. J'ai une magnifique maison, et bien chaude et bien commode par-dessus le marché. Cela est une vraie jouissance. Je ne puis pas dire que la neige le soit. Nous 357 sommes en plein hiver. J'ai pleuré de chagrin.»
Et elle termine sur ces mots: «Nous avons ici Lord Douro et M. Canning. J'ai un grand plaisir à les voir. Il suffit d'être Anglais pour m'aller droit au cœur.»
Wellington, Aberdeen, Palmerston étaient cependant Anglais, eux aussi...
Mme de Lieven était peut-être plus sincère quand elle écrivait à son frère: «Un changement total de carrière après vingt-quatre ans d'habitudes morales et matérielles, toutes différentes, est une époque grave dans la vie. On dit qu'on regrette même sa prison lorsqu'on y a passé des années. A ce compte, je puis bien regretter un beau climat, une belle position sociale, des habitudes de luxe et de confort que je ne puis retrouver nulle part, et des amis tout à fait indépendants de la politique [547].»
La princesse ne resta que sept mois à la Cour de Nicolas Ier. Une terrible catastrophe vint l'en arracher à tout jamais.
Le 4 mars 1835, à quelques heures d'intervalle, deux de ses enfants étaient emportés par la fièvre scarlatine. C'étaient les jeunes princes Georges et Arthur, venus au monde à Londres en 1819 et 1825, ses derniers-nés, ses préférés. L'un avait seize ans, l'autre dix.
Affolée, meurtrie, le cœur à jamais brisé, la mère en pleurs ne songea plus qu'à quitter sa patrie dont elle rendait le climat responsable de la mort de ses fils. Elle était d'ailleurs incapable pour longtemps 358 de reprendre son rôle de sûre conseillère auprès du gouverneur du tsarévitch. Elle se rendit avec son mari en Allemagne, puis, bientôt, celui-ci, rappelé par son service et par son zèle de courtisan, la laissa seule sur la terre étrangère, pour rejoindre son élève.
Elle passa l'été à Berlin et à Baden-Baden. En septembre 1835, elle arriva à Paris.
De nouvelles épreuves l'y attendaient.
Elle ne voulait à aucun prix revenir en cette Russie qui lui rappelait tant d'amers souvenirs. Mais, à cette époque, «la loi russe ne reconnaissait pas aux sujets du tsar le droit de sortir de l'Empire [548].»
L'émigration était considérée comme un crime et pouvait être punie de déportation et de confiscation. Il fallait une autorisation personnelle de l'empereur pour se fixer à l'étranger. Ce dernier l'accordait rarement et au plus pour cinq ans.
Nicolas Ier ne tenait guère à voir son intrigante sujette s'établir de nouveau au loin, libre du frein de ses fonctions officielles. Mais, par-dessus tout, il redoutait de la voir s'installer à Paris.
Or, sa dignité interdisait à Mme de Lieven de reparaître d'une façon suivie à Londres, où elle n'aurait plus retrouvé sa place au premier rang. Paris restait donc la seule ville où son activité intellectuelle pût s'exercer, où elle pût trouver dans le monde qu'elle aimait un oubli de sa douleur, une compensation au vide de son existence.
M. de Lieven, interprétant et exagérant les intentions du souverain, se montra en cette circonstance 359 d'une rigueur difficilement excusable à l'encontre de sa malheureuse femme. Oubliant tout ce qu'il lui devait, oubliant les égards mérités par la détresse de la mère, il voulut l'obliger de revenir à Saint-Pétersbourg.
Mme de Lieven se révolta. Son mari alla jusqu'à la menacer de lui supprimer tout subside. Rien n'y fit [549].
De guerre lasse, l'empereur et le prince finirent par accorder, sinon une autorisation formelle, du moins un consentement tacite à la séparation. Mais la princesse avait été profondément blessée: désormais, tout est rompu entre elle et ce mari qui, disait-elle justement, lui avait «montré une absence de cœur, de simple pitié [550]» inconcevable.
Elle apprendra sans émotion sa mort survenue à Rome au cours d'un voyage du tsarévitch [551]. Elle ne conservera de lui que le nom, mais, bizarrerie de la vanité humaine, elle tiendra à ce nom jusqu'à refuser, dit-on, de l'échanger contre celui d'un ami très cher.
A Paris, où elle s'était installée dans un appartement de l'Hôtel de la Terrasse [552], situé rue de Rivoli, en face du jardin des Tuileries, Dorothée n'avait pas tardé à reconstituer dans son salon l'une de ces réunions d'hommes influents, devenues un besoin pour elle.
Déjà, en 1836, M. Molé note que sa maison a «été 360 constamment un centre très actif et de plus d'une couleur [553].»
Greville la retrouve à l'un de ses voyages en France, en janvier 1837, et il décrit ainsi son existence: «Mme de Lieven paraît s'être fait à Paris une situation des plus agréables. Elle est chez elle tous les soirs et, son salon étant un terrain neutre, tous les partis s'y rencontrent, si bien qu'on y voit les adversaires politiques les plus acharnés engagés dans des discussions courtoises... Parmi les hommes du jour, ceux qu'elle préfère sont Molé, aimable, intelligent, de bonne compagnie et, sinon le plus brillant de tous, du moins celui qui a le plus de sens et de jugement; Thiers, le plus remarquable de beaucoup, plein d'esprit et d'entrain; Guizot et Berryer, tous deux remplis de mérite [554].»
Quelques mois plus tard, le comte Molé écrira de son côté à Barante ces lignes non exemptes de fiel: «Le salon de la princesse de Lieven est toujours le lieu de réunion de toutes les ambitions en travail. Thiers, Guizot et Berryer y vont matin et soir [555].»
A la même époque enfin, Lord Malmesbury parle d'elle en ces termes: «Après avoir été ambassadrice ou plutôt ambassadeur à Londres, Mme de Lieven est venue s'établir à Paris, où son salon est le rendez-vous non seulement du monde élégant, mais aussi des hommes d'État les plus distingués. Guizot n'en bouge pas et Molé y est très assidu. Mlle de Mensingen, une fort jolie chanoinesse, préside la table à thé autour de 361 laquelle se presse le personnel jeune et gai [556].»
Au cours d'un voyage en Angleterre, la princesse fut reçue en audience, le 30 juillet 1837, par la reine Victoria. Celle-ci, dit Greville, «s'est montrée fort aimable, mais paraissait intimidée, embarrassée et n'a parlé que de choses insignifiantes. Sa Majesté aura ouï dire que la princesse est une intrigante et elle aura eu peur de se compromettre [557].»
Greville ne croyait pas si bien dire. La souveraine avait été mise en garde par le roi Léopold. Dans une de ses lettres récemment publiées, ce dernier supplie sa jeune amie de se méfier de l'ancienne ambassadrice [558].
La vie de la princesse de Lieven avait reçu à ce moment une orientation nouvelle.
Le 15 juin 1836 [559], invitée à dîner chez le duc de Broglie, elle fut placée à table à côté de M. Guizot. Celui-ci raconte ainsi l'impression qu'il reçut de sa voisine: «Je fus frappé de la dignité douloureuse de sa physionomie et de ses manières; elle avait 362 cinquante ans; elle était dans un profond deuil qu'elle n'a jamais quitté; elle entamait et cessait tout à coup la conversation, comme retombant à chaque instant sous l'empire d'une pensée qu'elle s'efforçait de fuir. Une ou deux fois, ce que je lui dis parut l'atteindre et la tirer un moment d'elle-même; elle me regarda, comme surprise de m'avoir écouté et prenant pourtant quelque intérêt à mes paroles. Nous nous séparâmes, moi avec un sentiment de sympathie pour sa personne et sa douleur, elle avec quelque curiosité à mon sujet [560].»
L'année suivante, M. Guizot perdit l'un de ses fils [561]. Mme de Lieven lui écrivit: «J'ai acheté chèrement le droit d'entrer plus qu'aucun autre dans vos douleurs. Je cherchais des malheureux, quand le ciel m'a si cruellement frappée. Si votre cœur en cherche à son tour, arrêtez votre pensée sur moi plus malheureuse cent fois que vous, malheureuse au bout de deux ans comme je l'étais le premier jour [562].»
Le 5 mai 1837, à propos d'une discussion sur les fonds secrets demandés par le ministère Molé, M. Guizot avait expliqué à la tribune pourquoi, peu auparavant, il avait abandonné son portefeuille: «La princesse de Lieven, raconte-t-il, venait quelquefois aux séances de la Chambre des députés; elle assistait à celle-ci, et le lendemain elle m'exprima vivement le plaisir qu'elle avait pris à mon langage et à mon succès. Ainsi commença, entre elle et moi, une amitié qui 363 devint de jour en jour plus sérieuse et plus intime. Nous avions connu, l'un et l'autre, les grandes tristesses humaines et atteint l'âge des mécomptes; l'intimité s'établit entre nous simplement, naturellement, sans aucune pensée politique [563].»
Cette intimité ne se démentit jamais. Les mots décisifs qui la nouèrent semblent avoir été prononcés le 24 juin 1837, au cours d'une visite à Châtenay, chez Mme de Boigne [564]. Dix-huit ans auparavant, les mêmes mots avaient peut-être servi, au cours de l'excursion de Spa, à Dorothée et à Clément de Metternich pour se donner leurs cœurs. Mais, cette fois, les déceptions de jadis devaient être épargnées à l'amante.
Jusqu'au jour où la mort vint la briser, cette nouvelle union embellit la vieillesse des deux êtres qui l'avaient formée.
Mme de Lieven trouva ainsi, auprès de l'honnête homme qu'elle aimait, le repos et la sécurité d'affection qui, jusqu'alors, lui avaient fait défaut. Cette histoire d'amour forme certainement la plus belle page de sa vie, la plus calme, la plus reposante, et c'est dans la correspondance échangée par elle avec le ministre de Louis-Philippe, correspondance dont la famille de l'académicien conserve précieusement les originaux, que les admirateurs de la princesse iront chercher le meilleur d'elle-même.
Le bruit courut longtemps qu'un mariage secret avait uni les deux amis. M. Guizot lui-même l'a démenti dans une lettre à Lord Aberdeen: «Rien de 364 secret ne nous eût convenu ni à l'un ni à l'autre. De plus, je n'aurais jamais épousé personne sans lui donner mon nom, et elle tenait au sien» [565].
Mme de Lieven ne tenait pas tant encore au nom qu'au titre. Sa répugnance à le perdre dut bien être la véritable raison qui l'empêcha d'accepter la légitimation des liens de son cœur.
M. Ernest Daudet redit une anecdote qui, assure-t-il, se contait à l'époque où ce mariage aurait pu avoir lieu.
Un jour, en voiture, au bois de Boulogne, Mme de Nesselrode aurait posé cette question à l'ancienne amie de M. de Metternich:
«Ma chère, on dit que vous allez épouser Guizot. Est-ce vrai?
«Et la princesse d'éclater de rire et de s'écrier en se renversant sur les coussins:
—«Oh! ma chère, me voyez-vous annoncée madame Guizot! [566]»
Quoi qu'il en soit, à dater du jour où elle se donna à son dernier ami, Mme de Lieven fit deux parts de son activité politique: l'une lui sera réservée; elle emploiera l'autre à renseigner le gouvernement russe sur l'état des esprits en France.
Elle apporte d'abord tout son cœur au service de son amant. Quand ce dernier est envoyé à Londres comme ambassadeur de France [567], elle s'ingénie à lui faciliter sa mission, à lui éviter les erreurs et les faux pas sur ce terrain nouveau pour lui. Sa profonde connaissance de 365 la société anglaise lui permet de le mettre en garde contre les maladroites manœuvres, les démarches inutiles, le dangereux enivrement de la situation.
Le 29 octobre 1840, M. Guizot, rappelé à Paris, reçoit le portefeuille des affaires étrangères. Il conservera le pouvoir jusqu'en 1848 [568]. Pendant cette longue période, Mme de Lieven restera l'Égérie du ministre.
Dans son salon, celui-ci «règne et gouverne» [569]. Deux fois par jour, à 2 heures et après son dîner, il vient passer quelques moments ou quelques heures auprès d'elle.
Non seulement la princesse le conseille ou le réconforte, mais elle agit efficacement pour sa défense quand il est menacé.
Au commencement de 1845, le ministère venait d'être très ébranlé par l'affaire Pritchard. On pouvait craindre de voir Robert Peel se glorifier devant le Parlement d'un triomphe sur la France. Mme de Lieven voit le danger et charge le frère de Greville de demander instamment «que, ni dans le discours de la Reine, ni dans la discussion de l'adresse, il ne soit rien dit qui puisse porter préjudice à Guizot, dont le sort dépend d'une parole imprudente». [570] Cette intervention fut efficace et Peel parla de la France «de manière à satisfaire pleinement Guizot, sans que la dignité de l'Angleterre ait aucunement à en souffrir» [571].
Pendant toute la durée du passage aux affaires de 366 son ami, la princesse, bien qu'assez froidement reçue à la Cour par la reine Amélie et par Madame Adélaïde [572], fut véritablement une puissance avec laquelle comptaient les puissants du jour [573].
On aimerait à être certain qu'elle n'abusa jamais de cette situation privilégiée.
Greville disait: «Sa présence à Paris... doit être fort utile à sa Cour, car une femme comme elle sait toujours glisser quelque observation intéressante et utile [574].»
Elle avait repris sa correspondance avec la tsarine. «Confiante en sa propre valeur, écrit Mme de Mirabeau, elle s'estimait beaucoup plus pour ce qu'elle «faisait» que pour ce qu'elle «était» et elle se sentait aussi fière d'être, à Paris, mandataire intime de «son Empereur» que d'avoir été à Londres ambassadrice de Russie. Il est incontestable qu'elle fut un précieux auxiliaire pour son pays, qu'elle servait avec une ardeur passionnée [575].»
En effet, les conseillers de Nicolas se servaient volontiers de leurs intrigantes compatriotes pour se mieux renseigner.
«Au nombre des moyens employés par le gouvernement 367 russe, disait en 1832 le major Lambert, est celui de faire voyager des femmes.
«Vous vous rappelez la belle Mme Narichkine, Mme Ostermann et tant d'autres qui employaient leurs charmes pour saisir des confidences» [576].
Le rôle de Mme de Lieven dut rentrer dans cette catégorie. En tous cas, ce rôle n'était pas ignoré de ses contemporains. Un jour, Mme de Mirabeau, nièce de M. de Bacourt [577], consultait son oncle sur la manière de répondre à une épineuse demande de renseignements. Ce dernier, précisément, était en train d'écrire à la princesse:
«Mon oncle me présente, en me disant de la lire, la lettre qu'il venait de terminer, et dans laquelle il passait en revue divers événements de l'Europe et racontait d'agréables anecdotes inédites; mais il aurait pu, sans se compromettre, publier le tout dans tous les journaux français et étrangers.—Voilà, me dit-il, ce qu'on peut appeler un dîner sans rôti. Emploie le même système; notifie aimablement quelques détails insignifiants et, si on désire des renseignements plus sérieux, on ira les chercher ailleurs» [578].
Dans une autre occasion, M. de Metternich communiquait au comte de Buol une lettre de miss Marion Ellice: «Il vous suffira, d'ailleurs, de savoir, ajoutait-il, que cette miss Ellice est une personne douée de hautes qualités intellectuelles et que, depuis plusieurs années, elle fait la correspondance de la princesse de Lieven, dont 368 elle est l'amie intime... Vous savez que cette dernière joue le rôle de correspondante personnelle de l'empereur Nicolas. Elle adresse ses rapports à l'impératrice» [579].
Vers la même époque, le maréchal de Castellane, avec son rude parler de soldat, confirme ces indications: «La princesse de Lieven et Mme Narichkine, dit-il, sont deux ambassadeurs femelles non avoués, comme l'empereur de Russie en a toujours à Paris» [580].
Après la mort de la princesse, Lord Malmesbury dira encore qu'elle «avait toujours été employée comme agent secret par l'empereur Nicolas, avec qui elle correspondait directement» [581].
Ses familiers connaissaient donc le danger qu'ils couraient en se montrant trop confiants vis-à-vis de l'amie de M. Guizot. Il dut falloir toute l'habileté de celle-ci pour maintenir sa situation mondaine envers et contre tous les soupçons qui pesaient sur elle.
Mme de Lieven n'avait pas tardé à quitter son appartement de l'Hôtel de la Terrasse. Elle avait loué en 1838 l'entresol du bel hôtel de Talleyrand, situé au coin de la rue de Rivoli et de la rue Saint-Florentin, avec vue sur la place de la Concorde. Cet immeuble venait d'être acheté par M. de Rothschild et l'étage en question avait constitué l'appartement particulier du prince de Bénévent. La duchesse de Talleyrand [582] n'avait pas été sans être froissée de cette location. «Comment trouvez-vous 369 Mme de Lieven, disait-elle, qui m'écrit l'autre jour qu'elle cherche à louer l'entresol de M. de Talleyrand pour l'hiver prochain? C'est être bien pressée de me fermer sa porte, car vous pensez bien que c'est précisément cet entresol qu'il me serait impossible de fréquenter» [583].
La princesse passa outre à ces susceptibilités. Installée définitivement dans l'hôtel l'année suivante [584], c'est là qu'elle reçut désormais.
Elle y passait l'hiver, partageant son été entre Baden-Baden, Schlangenbad, de courts voyages à Londres ou quelques villégiatures chez ses intimes.
A partir de 1845, elle occupa, pendant les mois de la belle saison, un pavillon tout à côté de celui que M. Guizot habitait, dans un coin de Passy, alors presque désert, qu'on appelait Beauséjour, et qui est devenu le boulevard de ce nom [585].
Mais quand survint la révolution de 1848, Mme de Lieven dut quitter Paris. Elle était trop compromise par ses relations avec le président du conseil pour ne pas avoir à redouter le contre-coup des événements. Greville raconte ainsi sa fuite, d'après elle-même:
«Elle s'était d'abord réfugiée chez les Saint-Aulaire, puis à l'ambassade d'Autriche: ensuite Pierre d'Arenberg l'a prise sous sa garde et l'a cachée chez le peintre anglais Roberts, qui l'a amenée ici (à Londres) 370 comme sa femme, avec de l'or et des bijoux cachés dans sa robe [586].»
Le train qui la conduisait à Londres transportait aussi M. Guizot, sans qu'elle s'en doutât. Le ministre s'était échappé en passant par la Belgique.
La princesse de Lieven devait rester éloignée de Paris jusqu'au mois d'octobre 1849 [587]. Quand elle y revint, son salon reprit vite son importance.
371 Un article du journal l'Événement annonce que le Prince Président en a interdit l'entrée au général Changarnier, et celui-ci s'y rend dès le dimanche suivant comme pour démentir cette information [588]. C'est de ce salon que partent les tentatives de négociations entamées par Guizot, en vue d'une réconciliation et d'une entente de son parti avec Louis-Napoléon. Parlant de ces pourparlers, la maîtresse de maison écrivait à Lord Beauvale (plus tard le comte Melbourne) le 1er décembre 1851: «Beaucoup de personnes prétendent que, tout en ayant l'air de s'y prêter, le président n'a pas grande envie d'user de ce moyen. Un coup d'État le ferait mieux arriver, et il y est tout préparé [589].»
Vingt-quatre heures plus tard, l'événement donnait raison à Mme de Lieven.
Après le 2 décembre, l'influence de cette dernière reste redoutée. Lord Malmesbury a entendu un amusant récit d'un dîner donné par les Douglas pour mettre en rapport le Président et l'ancienne ambassadrice: «Ils ont été comme deux chiens de faïence, et celle-ci a déclaré qu'il n'y avait rien à en faire [590].»
Quelques mois plus tard, quand Mlle de Montijo sera fiancée à l'empereur, ses conseillers la conduiront faire une visite rue Saint-Florentin: «Notre future impératrice était dimanche chez Mme de Lieven, écrit M. de Saint-Aulaire, point embarrassée de prendre la première place, de passer la première aux portes et cela, dit-on, de fort bonne grâce [591].»
372 L'hommage que rendait ainsi à sa puissance celle qui devait être bientôt, dans sa radieuse beauté, l'impératrice Eugénie, n'empêcha pas la princesse de commettre peu après l'une des plus graves erreurs de sa longue carrière.
De sérieuses complications avaient surgi entre la France et la Russie. La guerre allait éclater entre les deux nations, amenant un désastre pour la seconde. Dans cette guerre, dans cette meurtrissure de sa patrie, Mme de Lieven avait une large part de responsabilité. Elle avait encouragé les illusions du gouvernement du tsar, pensant le nouvel empire français trop peu solide pour risquer une aventure lointaine, convaincue que Napoléon III céderait, si, à Saint-Pétersbourg, on savait être ferme. L'ambassadeur de Russie à Paris, M. de Kisseleff, avait été plus clairvoyant, mais ce furent les conseils de la princesse qui l'emportèrent [592].
Quand nos troupes furent parties pour la Crimée, elle prit tristement le chemin de Bruxelles [593]. Malgré la continuation des hostilités, elle obtint à l'automne l'autorisation de revenir à Paris, et s'y tint dans une patriotique réserve, impatiente cependant de voir signer la paix «afin de reprendre sa vie politique 373 habituelle [594]». Le traité de Paris [595] aurait pu le lui permettre, mais la mort ne lui en laissa pas le temps.
Depuis longtemps, sa santé, qui n'avait jamais été robuste, était devenue très précaire [596].
Au début de l'année 1857, ses forces déclinèrent rapidement. Elle avait alors soixante-douze ans, mais était encore en pleine possession de toutes ses facultés.
Dans la nuit du 26 au 27 janvier, elle s'éteignit sans souffrance, entourée de l'un de ses fils, d'un neveu, de son vieil et fidèle ami, M. Guizot. Celui-ci, dans d'éloquentes lettres au baron de Barante, a tracé, en termes émus, le récit de son agonie [597].
Quand elle ne fut plus, on remit à l'ancien président du Conseil un billet qu'elle avait griffonné la veille pour lui—son dernier billet, le point final de sa longue correspondance: «Je vous remercie de vingt années d'affection et de bonheur. Ne m'oubliez pas [598].»
Trois jours plus tard, sa dépouille mortelle quittait l'entresol de l'hôtel de Rothschild pour être transportée au château de Mesohten, en Courlande, «dans le caveau 374 où reposaient déjà son mari et les deux fils qu'elle avait perdus... dans le monument qu'elle leur avait fait élever [599]».
Elle avait déjà vu disparaître ses deux frères, Alexandre et Constantin de Benckendorf. Des trois fils qui lui restaient à son départ de Russie, l'un avait succombé en Amérique, et son mari avait eu la cruauté de ne pas l'en aviser. Elle avait appris la nouvelle par une lettre qu'elle lui avait écrite, retournée par la poste à l'expéditeur avec la mention «Mort» [600].
Le jour qui précéda sa fin, elle demandait encore au baron de Hübner dans quelle ville devait se tenir le Congrès chargé de régler la question de Neuchâtel [601].
La politique fut ainsi, jusqu'au dernier soupir, le principal intérêt de la vie de cette grande dame d'autrefois que fut la princesse Dorothée de Lieven.
IV
Le prince de Metternich épousa en troisièmes noces, le 30 janvier 1831, la comtesse Mélanie Zichy-Ferraris, qui, dit M. de Falloux, «peut-être justifiait mieux cette 375 union par l'éclat de sa beauté que par le secours diplomatique qu'elle pouvait apporter à un homme d'État [602].» A défaut de ce secours, la nouvelle princesse donna à son mari un dévouement ardent et passionné, fait d'admiration et de tendresse, dont les traces se retrouvent sans cesse dans le Journal laissé par elle [603].
Mais, plus d'une fois, le chancelier eut à réparer les erreurs de sa femme. Comme un jour, l'ambassadeur de France, le comte de Saint-Aulaire, complimentait celle-ci sur l'éclat d'un splendide diadème dont elle avait orné son front, et lui disait: «Madame, votre tête est parée d'une couronne,» elle lui répondit assez vivement: «Pourquoi pas? elle m'appartient; si elle n'était pas ma propriété, je ne la porterais pas [604].»
Cette scène se passait le 1er janvier 1834. La révolution de 1830 n'était pas encore oubliée. On vit dans ces paroles une allusion blessante pour Louis-Philippe, et il ne fallut rien moins qu'une intervention du chancelier et une démarche aux Tuileries du comte Apponyi pour réparer cette maladresse [605].
Malgré ses incartades, la princesse Mélanie exerça une influence réelle sur son mari et ne fut peut-être pas étrangère à l'aveuglement politique qui amena la chute de celui-ci.
Le prince avait vu l'apogée de sa puissance au Congrès de Vérone. Le système auquel il avait donné 376 son nom, orgueilleusement défini par lui «l'application des lois qui régissent le monde [606]» tenait trop peu compte des intérêts et des idées en mouvement, pour ne pas se heurter bien vite à des obstacles insurmontables.
Les nations européennes échappaient l'une après l'autre à son joug. De toutes parts, son œuvre donnait des signes de décrépitude: «Je passe mon temps, disait-il lui-même, à étayer des édifices vermoulus [607].»
Après la mort de François Ier, son successeur, le débile Ferdinand Ier conserva ses hautes fonctions à M. de Metternich, mais le pouvoir du chancelier devint de jour en jour plus précaire. Le réveil des nationalités, jusque-là méconnues par lui, amenait des troubles sanglants en Hongrie, en Galicie. Dans les provinces slaves, l'opposition grandissait.
Au dehors, les affaires de Belgique, les affaires d'Espagne, l'agitation de l'Allemagne troublaient le vieux diplomate, qui, devenu très sourd, presque aveugle, assistait impuissant au déclin de sa grandeur.
Il sombra définitivement au mois de mars 1848. Les nouvelles de la Révolution accomplie à Paris déterminèrent la catastrophe.
A ce moment, l'impopularité du prince de Metternich était à son comble. Dans la famille impériale même, il n'était pas aimé, et l'empereur François n'était plus là pour le couvrir. Un concurrent redoutable pour lui avait surgi en la personne du comte Kolowrat, qui représentait, aux yeux de tous, un vague libéralisme 377 en opposition avec toutes les idées de l'ancien règne.
Le chancelier pourtant ne semblait pas prévoir le danger imminent dont il était menacé. Le comte de Hübner a fait un curieux tableau de la quiétude qui régnait alors au palais de la Chancellerie: «Ce qui me frappe sans m'étonner, écrit-il le 25 février 1848, c'est l'insouciance, le laisser-aller charmant qui, malgré les gros nuages qui pointent sur l'horizon, règnent dans ce salon (celui de la princesse Mélanie) aux «petits jours», lorsque la maîtresse de la maison réunit les élus: quelques gros bonnets du corps diplomatique, quelques big swells du pays, tandis que la jeunesse se groupe autour du thé de la princesse Herminie de Metternich. Notre société est si habituée au beau temps qui a régné en Autriche depuis 1815, qu'elle a perdu le souvenir des tempêtes du commencement du siècle [608].»
Le 13 mars cependant, les étudiants de Vienne envahirent la salle des États de la Basse-Autriche, et contraignirent ceux-ci à demander le renvoi immédiat de M. de Metternich.
Mme de Lieven tenait de M. de Flahault un récit de la crise. Tous les détails n'en sont peut-être pas scrupuleusement exacts, mais dans ces pages où l'ancienne ambassadrice tient la première place, sa version est celle qu'il est le plus intéressant de citer:
«Quand le peuple s'est soulevé et a demandé des réformes libérales, on a promis qu'une réponse serait donnée dans les deux heures, et ministres et archiducs se sont réunis en conseil. La question posée, Metternich 378 prend la parole et pérore pendant une heure et demie pour ne rien dire, jusqu'à ce que l'archiduc Jean, tirant sa montre, lui fasse cette observation:—«Prince, il nous reste une demi-heure, et nous n'avons pas encore délibéré sur la réponse qu'il convient de faire au peuple.»—«Monseigneur, s'écrie alors Kolowrat, voilà vingt-cinq ans que je siège dans ce conseil avec le prince de Metternich, et je l'ai toujours entendu parler ainsi sans venir au fait.»—«Mais aujourd'hui, il faut y venir et sans tarder, reprend l'archiduc. Savez-vous, prince, que les premiers du peuple demandent votre démission?» Metternich de répondre qu'à son lit de mort l'empereur François lui a fait jurer de ne jamais abandonner son fils, mais que, si la famille impériale désire sa retraite, il se considérera comme relevé de son serment. Les archiducs déclarent qu'ils la désirent, et il consent à s'en aller. Alors l'Empereur intervient pour dire: «C'est moi qui suis le souverain après tout, et c'est à moi de décider. Dites au peuple que je consens à tout!» Ce crétin couronné ayant ainsi réglé la question, le grand ministre qui, pendant quarante ans, avait despotiquement gouverné l'empire dont il était la personnification, s'est aussitôt retiré, et à l'heure présente on ignore encore le lieu où il a cherché un refuge [609].»
Ce conseil s'était tenu chez l'archiduc Louis, dans la nuit du 13 au 14 mars.
Son sacrifice accompli, l'ex-chancelier rentra dans son palais. Les épreuves commençaient: «Je ne saurais dire, 379 écrit la princesse Mélanie, tous les témoignages d'ingratitude et de basse méchanceté que j'ai recueillis en ce jour. Je n'ai jamais fait grand cas des hommes, mais j'avoue que je ne me les étais pas figurés aussi vils. De même que les rats abandonnent un navire qui sombre, de même nous avons été fuis par une foule d'amis égarés par la peur.»
L'épouse admirable ajoute: «Tout le monde se réjouissait de voir Clément abaissé dans l'opinion publique de l'Europe; mais moi je le regarde comme plus grand que jamais [610].»
Le 14 mars au matin, le prince de Metternich dut quitter la Chancellerie et se réfugier chez ses amis Taaffe. Mais Vienne n'était plus un abri sûr pour lui. Escorté de sa femme et de trois fidèles, Rodolphe de Liechtenstein, Charles Hügel et Rechberg, il se rendit nuitamment au château de Felsberg [611]. Le 21, la municipalité de la petite ville exigea son départ dans les vingt-quatre heures. Celui qui avait eu l'Europe à ses pieds ne savait où aller.
Sa fille lui suggéra l'idée de chercher un refuge en Angleterre.
Il partit pour Olmütz: le commandant d'armes ne voulut pas engager sa responsabilité en le laissant pénétrer dans cette place. Il repartit en chemin de fer, et débarqua, avec sa femme, à la dernière station avant Prague, tous deux se «dissimulant comme des voleurs [612].» Les fugitifs purent, en payant le 380 triple du tarif, se faire conduire en voiture à Dresde.
La traversée de l'Allemagne ne présentait guère plus de sécurité pour eux que celle des états autrichiens. De Dresde à Hanovre, ils firent le voyage dans leur berline, que l'on avait placée sur un wagon en leur imposant l'obligation de tenir les stores baissés.
Par Minden, Fürstenau, Oldenzort ils atteignirent la Hollande, et, le 20 avril, ils débarquèrent à Blackwall d'où ils gagnèrent Londres dans la même journée [613].
L'accueil que le prince reçut adoucit ses blessures. Dans son pays, «il ne pouvait plus compter sur personne [614].» Mais le peuple anglais a le culte des souvenirs glorieux. Déchu, le chancelier d'Autriche était encore le représentant d'un passé de force et de puissance. Tout ce qui avait un nom tint à honneur de l'entourer.
Son orgueil d'ailleurs ne l'avait pas abandonné. Il retrouva, sur le sol de la Grande-Bretagne, un autre grand proscrit, M. Guizot, et ce dernier nous donne, dans ses Mémoires, une curieuse preuve de cette vanité persistante. Il rapporte ainsi une conversation qu'il eut avec son ancien collègue: «L'erreur, me dit-il un jour, avec un demi-sourire qui semblait excuser d'avance ses paroles, l'erreur n'a jamais approché de mon esprit.»—«J'ai été plus heureux que vous, mon prince, lui dis-je; je me suis plus d'une fois aperçu que je m'étais trompé [615].»
381 M. de Metternich ne comprit peut-être pas cette fine repartie.
Pourtant la terre d'exil était dure pour ce vaincu. Après avoir passé quelques mois à Brighton, à la fin de 1848, le printemps et l'été de 1849 à Richmond, le prince se rendit à Bruxelles [616]: pour l'ancien propriétaire du Johannisberg, de Plass, de Kœnigswart, de tant de terres et de châteaux somptueux, mis sous séquestre, le séjour de l'Angleterre était devenu trop onéreux!
Cependant l'heure de l'oubli vint, l'orage s'apaisa. L'ancien chancelier, auquel ses biens avaient été rendus, put retourner au Johannisberg en juin 1851. Le séjour de Vienne redevenait possible pour lui: la révolution démocratique et constitutionnelle de 1848 avait abouti à une restauration du pouvoir absolu. M. de Metternich rentra dans la capitale de l'Autriche au mois de septembre 1851. Il était désormais à l'abri des tempêtes, mais sa carrière politique était terminée.
Il vécut assez pour voir le début de la guerre d'Italie, avec laquelle commençaient les longs malheurs de sa patrie. Il «s'éteignit doucement et sans agonie [617]» à Vienne le 11 juin 1859 vers midi, sept jours après Magenta, treize jours avant Solférino.
Durant les dernières années de sa vie, les deuils de famille avaient continué à fondre sur lui.
382 En 1829, quelques mois après sa seconde femme, il avait perdu son fils aîné, le prince Victor. En 1833 et en 1836, il avait eu à pleurer une fille, puis un fils, issus de son troisième mariage, la petite princesse Marie et le jeune prince Clément. Enfin, le 3 mars 1854, il voyait s'éteindre la fidèle compagne des mauvaises heures, l'amie constante et sûre des routes de l'exil, sa troisième femme, la princesse Mélanie. Des quatorze enfants auxquels il avait donné son nom, six seulement lui survivaient [618].
L'ancien chancelier, avant de mourir, avait aussi vu disparaître deux femmes dont les noms devaient éveiller en lui bien des pensées: à Paris, la princesse de Lieven, en janvier 1857, à Vienne la princesse Bagration, le 21 mai de la même année.
Cette dernière était revenue habiter l'Autriche. Elle avait été accueillie avec empressement par son ancien amant. Quand elle succomba, les familiers du prince 383 n'osèrent, pendant trois jours, lui annoncer la nouvelle, tant ils redoutaient la secousse que celle-ci pouvait causer au vieillard. Il fallut pourtant s'y résoudre, lorsque les journaux annoncèrent le décès. Après bien des précautions oratoires, on se risqua à lui dire la vérité. L'ancien chancelier, très tranquillement, eut seulement ces mots pour réponse: «Vraiment, cela m'étonne qu'elle ait vécu si longtemps [619].»
Nous ne savons ce qu'il put dire de la princesse de Lieven. Très probablement, son oraison funèbre ne fut pas plus tendre. Égoïsme et oubli! Celle qu'il avait tant aimée méritait pourtant mieux. A défaut d'un regret à la maîtresse, son cœur aurait été équitable en faisant à l'amour passé la grâce d'un souvenir ému.
De cet amour, ses lettres, seules, ont survécu. Elles lui attireront peut-être, après quatre-vingt-dix ans, quelques sympathies nouvelles. On retrouvera en elles un peu de l'âme de ce grand charmeur, dont tant de ses contemporaines ont subi la fascination.
Sans doute, les pages écrites à l'amie du moment témoignent de beaucoup d'infatuation, de beaucoup de légèreté, de beaucoup de pédantisme philosophique. Mais elles ne seraient pas de M. de Metternich, s'il en était autrement.
V
Pour ne pas interrompre le rapide exposé des aventures de nos deux personnages, nous avons réservé 384 pour ces pages le récit de leurs dernières rencontres.
Au reste, ce n'était pas tant l'histoire de leur vie que celle de leur commune passion qu'il s'agissait de conter, et les rencontres dont nous allons parler, après l'amour, après la haine, marquent l'oubli, cette seconde mort de toute liaison.
On nous pardonnera de revenir en arrière pour faire assister le lecteur à la mélancolique conclusion de ce roman mi-parti politique, mi-parti sentimental.
Après leur rupture, le prince de Metternich et la princesse de Lieven étaient restés plus de vingt années sans se revoir.
Le temps, ce grand pacificateur, avait fait son œuvre quand, en 1848, ils se retrouvèrent à Brighton.
Le destin avait été cruel pour l'un comme pour l'autre.
Le chancelier, proscrit, chassé de son pays par la révolution, cherchait avec angoisse la place où il pourrait «poser sa tête pour mourir [620].» Infirme, dépouillé de ses biens, abandonné de tous, il ne lui restait, de sa puissance perdue, que le spectacle des ingratitudes dont il était abreuvé. Dans ce désastre, seule, sa confiance en lui-même survivait.
Celle qui avait été l'ambassadrice fêtée du tsar, vieillie, malade, brisée dans ses plus pures affections, se trouvait sur la même terre hospitalière, après avoir fui, elle aussi, devant l'émeute populaire.
Cependant, une consolation leur avait été réservée: aux côtés de M. de Metternich, le zèle d'une femme très dévouée s'efforçait de panser les blessures du 385 vieil homme d'État; à ceux de Mme de Lieven, se trouvait l'ami sûr au sort duquel elle avait, avec tendresse, définitivement lié le sien. Mais ce n'était ni à la princesse Mélanie ni à M. Guizot que Clément et Dorothée pensaient quand, jadis, à Aix, ils s'étaient réjouis de ne plus être seuls, chacun de leur côté, dans la vie...
Au mois de novembre 1848, l'un et l'autre étaient venus chercher un peu de calme et de repos au bord de la mer, à Brighton. Ils se virent fréquemment, et leurs relations renouées se continuèrent à Richmond et à Londres, suivant les étapes de l'exil.
La troisième princesse de Metternich parle de ces rencontres dans les termes les plus simples: «La princesse de Lieven est arrivée. J'ai eu avec elle un entretien de deux heures... Je suis allée avec Clément faire une visite à la princesse de Lieven. Nous y avons trouvé M. Guizot... Nous voyons beaucoup la princesse de Lieven. Elle nous tient au courant de tout ce qui se passe à Paris... La comtesse Chreptovitch, fille du comte de Nesselrode, est venue nous voir avec la princesse de Lieven... [621]»
Nous connaissons d'autre part, par une lettre de Mme de Lieven à M. de Barante, l'impression de celle-ci: l'ami d'autrefois n'avait pas retrouvé son auréole.
«Je vois M. et Mme de Metternich tous les jours, écrit-elle. Elle, grosse, vulgaire, naturelle, bonne et d'un usage facile. Lui, plein de sérénité, de satisfaction intérieure, d'interminable bavardage, bien long, bien lent, bien lourd, très métaphysique, ennuyeux 386 quand il parle de lui-même et de son infaillibilité, charmant quand il raconte le passé et surtout l'empereur Napoléon [622].»
En août 1850, l'ancien chancelier et l'ex-ambassadrice se retrouvèrent encore à Bruxelles. Le prince s'apprêtait à prendre le chemin du retour vers sa patrie. Mme de Lieven revenait de Schlangenbad et rentrait en France, en passant par l'Angleterre [623]. Ils ne devaient plus se voir. Le journal de la princesse Mélanie nous fait connaître le sujet de quelques discussions politiques auxquelles ils prirent part pendant ces rapides réunions, mais nous ne savons rien de plus sur leurs adieux.
Si donc l'on prenait à la lettre les documents que nous venons de citer, aucune fibre du cœur du prince ou de celui de la princesse n'aurait tressailli au cours de ces entrevues.
Même en l'absence de tout document, ne peut-on penser qu'il dut cependant en être autrement? Purent-ils vraiment se côtoyer sans jeter un regard sur le passé? N'étaient-ils pas, l'un pour l'autre, l'évocation vivante de leurs plus brillantes années?
Ils étaient à l'apogée de leurs carrières lorsqu'ils s'étaient aimés. Ils ne se retrouvaient, aigris et désabusés, que pour comparer leurs détresses.
S'ils n'échangèrent pas les paroles émues qui auraient pu leur venir aux lèvres, si même ils en échangèrent dont ils ont gardé le secret, revécurent-ils par la pensée 387 les jours à jamais révolus, ceux où ils s'étaient adressé de si tendres et vibrants serments d'amour?
Pensèrent-ils à ce «toujours» dont ils avaient voulu faire la devise de leur passion et qui n'est pas dans la nature humaine?
Ces deux vaincus se souvinrent-ils de la mélancolique pensée écrite par Jean-Paul sur l'album du Johannisberg, au temps où leurs deux cœurs n'en faisaient qu'un: «Le souvenir est le seul Paradis d'où nous ne puissions être chassés?»
SOURCES
Les lettres publiées dans le présent volume sont reproduites d'après les originaux, sans aucune suppression ni modification, sauf la rectification de l'orthographe.
Ces originaux, de la main du prince de Metternich, sont écrits en français. Ils ont été, très antérieurement à l'époque où ils sont venus en notre possession, réunis en deux volumes, revêtus chacun d'un carton bleu pâle.
Le premier volume comprend les lettres écrites en 1818; le second celles écrites pendant les quatre premiers mois de 1819. Au dos du premier, une inscription manuscrite porte:
«1818.—1-9.—Correspondance intime du Pce de M.
1818-1826.
Au dos du second, on lit également:
1819.—10-24.—Correspce intime du Pce de Mch.
1818-1826.
Après l'indication de l'année, 1818 ou 1819, les chiffres 1-9, 10-24 sont les numéros d'ordre des lettres contenues dans chaque recueil.
Toutes ces lettres sont écrites sur fort papier blanc, doré 390 sur tranches, de format variable. Les dimensions extrêmes s'écartent peu cependant de 12c 1/2 sur 20c 1/2.
1o LA PRINCESSE DE LIEVEN
A) Correspondance et Mémoires de la princesse.
1o Correspondence of princess Lieven and Earl Grey, 1824-1841, edited and translated by Guy Le Strange. 3 vol. in-8o. Londres, R. Bentley, 1890.
2o Lettres de la princesse de Lieven à M. de Bacourt publiées par la comtesse de Mirabeau (Correspondant du 10 août 1893, t. CLXXII, p. 531).
3o Un roman du prince de Metternich, par M. Ernest Daudet, (Revue hebdomadaire), du 29 juillet 1899, t. VIII, p. 648, et du 4 août 1899, t. IX, p. 30).
Contient quatre lettres de Mme de Lieven au prince de Metternich. Bien que M. Daudet, par excès de prudence, hésite à les lui 391 attribuer d'une façon certaine, ces lettres sont certainement de Mme de Lieven, de même que les lettres du prince, publiées dans le même travail, sont adressées à cette dernière. Les unes et les autres font partie de la correspondance dont nous publions ici le début.
4o Souvenirs du baron de Barante, de l'Académie française, 1782-1866, publiés par son petit-fils Claude de Barante. 8 vol. in-8o. Paris, Calmann Lévy, 1890-1901.
Les tomes V et VII contiennent vingt-six lettres écrites par la princesse au baron de Barante et datées du 17 février 1836 au 23 octobre 1850. Il est, par ailleurs, souvent question de Mme de Lieven, soit dans les souvenirs eux-mêmes, soit dans les lettres écrites ou reçues par l'auteur.
5o Pauls Tod. Aufzeichnung der Fürstin Darja Christophorowna Liewen geb. Baronesse Benkendorf. Extraits des mémoires de la princesse (11-23 mars 1801) où elle raconte ce qu'elle vit de la tragédie où Paul Ier trouva la mort, publiés dans: Die Ermordung Pauls und die Thronbesteigung Nikolaus I. Neue Materialen veröffentlicht und eingeleitet von Professor Dr. Theodor Schiemann. In-8o, Berlin, Georg Reimer, 1902.
6o Letters of Dorothea, princess Lieven, during her residence in London, 1812-1834. Edited by Lionel G. Robinson, in-8o, Londres, Longmans, Green and Co, 1902.
Ces lettres, traduites en anglais et précédées d'une remarquable étude de L. G. Robinson, sont extraites de la correspondance échangée entre Mme de Lieven et son frère, le général Alexandre de Benckendorf, et qui est passée, par héritage, entre les mains de la famille Apponyi.
7o Les ouvrages de M. Ernest Daudet, classés dans la série qui suit, contiennent de nombreux extraits de lettres de Mme de Lieven.
B) Biographies.
1o Mélanges biographiques et littéraires. La princesse de Lieven par M. Guizot, in-8o. Paris, Michel Lévy, 1868.
2o Article Lieven (Dorothée de Benckendorf, princesse de) 392 par G. G. (Guillaume Guizot) dans la Biographie Universelle ancienne et moderne (Michaud).
M. Guillaume Guizot, dans cet article, reproduit en partie les renseignements donnés par son père dans l'ouvrage précédent.
3o Portrait de Mme la princesse de Lieven à la manière du duc de Saint-Simon. Janvier 1857.—Notice of the late princess of Lieven, par Ralph Sneyd, publiée dans les Miscellanies of the Philobiblon Society, t. XIII, Londres, 1871-1872.
Portrait très curieux de la princesse à la fin de sa vie, écrit en français. Il avait été donné par M. Sneyd à Lady Alice Peel, l'une des amies les plus intimes de Mme de Lieven.
4o Fürstin Dorothea Lieven, par Arthur Kleinschmidt, dans Westermanns Illustrierte deutsche Monatshefte (Brunswick) octobre 1898, livraison 505, p. 21.
5o Princess Lieven, par M. A. Laugel dans The Nation (New York), t. LXXIII, p. 299 et 319.
6o Princess Lieven and her Friendships dans Temple Bar (Londres) t. CXIX, p. 517.
M. Ernest Daudet qui, le premier en France, a étudié avec soin la vie et le rôle de Mme de Lieven, a publié sur elle, outre l'ouvrage mentionné sous le no 3 de la précédente série:
7o La princesse de Lieven, d'après les papiers inédits de la duchesse Decazes (journal Le Temps des 10 et 20 janvier 1898).
Ces articles ont été analysés dans la Revue encyclopédique, 1898, p. 217.
8o La princesse de Lieven (Revue des Deux Mondes du 15 septembre 1901, t. CLXVII, p. 307).
9o La reine Victoria en France (1843). (Revue des Deux Mondes du 15 mars 1902, t. CLXX, p. 357).
D'après la correspondance inédite de la princesse et de M. Guizot.
10o Une vie d'Ambassadrice au siècle dernier. (Revue des Deux Mondes, 1er janvier, 1er février et 1er mars 1903, t. CLXXIV, p. 154 et 625; t. CLXXV, p. 194).
Pour ces différents travaux, M. Daudet a utilisé les lettres de Mme de Lieven à son frère, dont une partie seulement avait été publiée par M. Lionel G. Robinson, sa correspondance avec Guizot 393 et les archives de famille du duc Decazes. Ils contiennent de nombreux extraits de lettres de Mme de Lieven.
M. E. Daudet, qui ne cache pas sa sympathie pour son héroïne, a condensé les études ci-dessus en un volume:
11o Une vie d'Ambassadrice au siècle dernier. La princesse de Lieven. in-8o. Paris, Plon, 1903.
Voir au sujet de ce livre les comptes rendus de M. Paul Muret, dans la Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine, t. V, 1903-1904, p. 136, de M. L. Batiffol dans la Revue Hebdomadaire, t. XII, 1903, p. 172, de M. Gaston Deschamps dans le Temps du 2 août 1903.
C) Mémoires et Correspondances des Contemporains.
1o Mémoires d'outre-tombe, par Chateaubriand, parus d'abord dans la Presse (21 octobre 1848-3 juillet 1850), puis en 12 volumes in-12, 1849-1850.
Nous avons suivi l'édition de cet ouvrage célèbre donnée par M. Edmond Biré, 6 vol. in-12, Paris, Garnier frères, s. d.
2o Mémoires pour servir à l'Histoire de mon Temps par M. Guizot. 8 vol. in-8o, Paris, Michel Lévy, 1858.
3o Despatches, Correspondence and memoranda of field marshal Arthur, duke of Wellington, 1819-1832, edited by his son the duke of Wellington (in continuation of the former series), 8 vol. in-8o—Londres, John Murray, 1867-1880.
Les premières séries: Despatches from 1799 to 1818, compiled from official and authentic documents by lieutenant-colonel Gurwood, 13 vol. in-8o, Londres, 1834-1839, dont de nouvelles éditions ont été données en 8 vol. in-8o en 1844-1847 et en 1852, et Supplementary Despatches and Memoranda (1794-1818) edited by his son the duke of Wellington, 15 vol. in-8o, Londres, John Murray, 1858-1872, contiennent aussi quelques mentions de Mme de Lieven.
4o Denkwürdigkeiten aus den Papieren des Freiherrn Christian-Friedrich von Stockmar, zusammengestellt von Ernst, Freiherr von Stockmar. In-8o. Brunswick, Friedrich Vieweg und Sohn, 1872.
394 5o The Greville Memoirs (Mémoires de Charles Cavendish Fulke Greville) publiés en trois parties:
a) A Journal of the Reigns of King George IV and King William IV. Edited by Henry Reeve, 3 vol. in-8o, Londres, Longmans, Green and Co, 1874; nouvelle édition 1875.
Des extraits de ces volumes ont été traduits en français et publiés par Mlle Marie-Anne de Bovet sous le titre: La cour de George IV et de Guillaume IV. Souvenirs d'un témoin oculaire, in-12, Paris, Firmin-Didot, 1888.
b) A Journal of the Reign of Queen Victoria from 1837 to 1852, 3 vol. in-8o, Londres, Longmans, Green and Co, 1885.
Traduit en partie par Mlle Marie-Anne de Bovet sous le titre: Les quinze premières années du règne de la Reine Victoria. Souvenirs d'un témoin oculaire, in-12, Paris, Firmin-Didot, 1889.
c) A Journal of the Reign of Queen Victoria 1852-1860. 2 vol in-8o, Londres, Longmans, Green and Co. 1887.
6o Mémoires, documents et écrits divers laissés par le prince de Metternich, chancelier de Cour et d'État, publiés, par son fils, le prince Richard de Metternich, classés et réunis par M. A. de Klinkowstrœm.
Édition française, 8 vol. in-8o, Paris, Plon, 1880-1884.
Cet ouvrage a paru simultanément en français, en anglais et en allemand. Les trois éditions sont identiques. Il se compose d'une autobiographie écrite par le prince et embrassant les périodes 1773-1810 et 1835-1848, de mémoires, lettres et documents émanant de lui, enfin du journal de la princesse Mélanie.
L'autobiographie ne peut être consultée sans réserves. Beaucoup de dates même y sont fausses.
7o Memoirs of an Ex-Minister. An Autobiography, by the right hon. the earl of Malmesbury, 2 vol. in-8o, Londres, 1884.
Une traduction de cet ouvrage a été donnée par M. A. B. sous le titre: Mémoires d'un ancien ministre (1807-1869) par Lord Malmesbury, in-12, Paris, Ollendorf, 1886.
8o Souvenirs du baron de Barante (voir ci-dessus, A, 4o.)
9o Mémoires du prince de Talleyrand, publiés avec une préface 395 et des notes par le duc de Broglie, 8 vol. in-8o, Paris, Calmann Lévy, 1891.
Voir au sujet de ces Mémoires, p. XXXVI, note 70.
10o. Letters of Harriet, Countess Granville (1810-1845) edited by her son the hon. F. Leveson Gower. 2 vol. in-8o, Londres, Longmans, Green and Co, 1894.
11o. Journal du maréchal de Castellane 1804-1862. 5 vol. in-8o, Paris, Plon, 1897.
12o. Correspondance de S. M. l'Impératrice Marie Féodorovna avec Mlle de Nélidoff, sa demoiselle d'honneur (1797-1801), publiée par la princesse Lise Troubetzkoï, in-16, Paris, Ernest Leroux, 1896.
13o Le dernier bienfait de la Monarchie, par le duc de Broglie, in-8o, Paris, Calmann Lévy, s. d.
Dans ce livre, publié en 1902 après la mort de l'auteur, ce dernier rapporte ses impressions personnelles sur Mme de Lieven.
14o Correspondence of Lady Burghersh with the duke of Wellington, edited by her daughter Lady Rose Weigall. In-8o, Londres, John Murray, 1903.
15o Souvenirs de la baronne du Montet, 1785-1866. In-8o, Paris, Plon, 1904.
16o Comte de Hübner.—Neuf ans de souvenirs d'un ambassadeur d'Autriche à Paris (1851-1859), publiés par son fils le comte Alexandre de Hübner. 2 vol. in-8o, Paris, Plon, 1904.
17o Récits d'une tante.—Mémoires de la comtesse de Boigne, née d'Osmond, publiés d'après le manuscrit original par M. Charles Nicoullaud. 4 volumes in-8o, Paris, Plon, 1907.
18o La Reine Victoria d'après sa correspondance inédite. Traduction française avec introduction et notes par Jacques Bardoux. 3 vol. in-8o, Paris, Hachette, 1907.
Publié en anglais à Londres, 3 vol. in-8o, 1907, avec l'autorisation et sous le haut patronage de S. M. le roi Édouard VII, par Arthur C. Benson et le vicomte Esher.
19o Lettres et papiers du Chancelier comte de Nesselrode (1760-1850). Extraits de ses archives, publiés et annotés avec 396 une introduction par le comte A. de Nesselrode. 7 vol. in-8o, Paris, Lahure.
En dehors de ces ouvrages, il y a lieu de citer The Correspondence of the Earl of Aberdeen, collection préparée par les soins de son fils, Sir Arthur Hamilton-Gordon, gouverneur de Ceylan, imprimée à titre privé, mais non publiée.
D) Ouvrages divers.
1o Collection du Moniteur universel.
2o Collection de la Gazette Universelle d'Augsbourg.
3o Collection du Journal de Paris.
4o Collection du Journal des Débats.
5o Hommage à Mme la princesse de Lieven, par Sergius Uwarow. In-8o, Saint-Pétersbourg, 1829.
A propos de la mort de la princesse Charlotte de Lieven, belle-mère de la princesse Dorothée.
6o Fürst Karl Lieven und die Kaiserliche Universität Dorpat unter seiner Oberleitung, par Frédéric Busch. In-4o, Dorpat, 1846.
Sur le beau-frère de Mme de Lieven.
7o Fürst Kosloffski, Kaiserlich russischer wirklicher Staatrath, Kammerherr des Kaisers, ausserordentlicher Gesandter und bevollmächtiger Minister in Turin, Stuttgart und Karlsruhe. Herausgegeben von Dr. Wilhelm Dorow. In-16, Leipzig, Philipp Reclam Junior, 1846.
8o Histoire intime de la Russie sous les empereurs Alexandre et Nicolas, et particulièrement pendant la crise de 1825, par J. H. Schnitzler. 2 vol. in-8o, Paris, Renouard, 1847.
Le tome I contient une notice sur la famille de Lieven. Le même auteur a consacré à la même famille une notice assez détaillée dans l'Encyclopédie des Gens du Monde.
9o Journal le Nord. Courrier de Paris, signé Nemo (Henry de Pène), et Correspondance de Paris du 30 janvier 1857.
10o Chateaubriand et son temps, par le comte de Marcellus, in-8o, Paris, 1859.
397 11o Annuaire de la noblesse de Russie, par Ermerin, 2e année, 1892.
12o Drei Jahrhunderte russischer Geschichte, 1598-1898, par A. Kleinschmidt, in-8o, Berlin, J. Räde, 1898.
13o Geschichte Russlands unter Kaiser Nikolaus I, par Theodor Schiemann. 2 vol. in-8o, Berlin, Reimer, 1904.
14o Édition du grand-duc Nicolas Mikhaïlowitch.—Portraits russes des XVIIIe et XIXe siècles. 3 vol. in-8o parus, Saint-Pétersbourg, manufacture des papiers d'État, 1905.
15o Autour du Congrès d'Aix-la-Chapelle, 1818, par M. Ernest Daudet (Correspondant du 10 juillet 1907, t. CCXXVIII, p. 35).
16o Catalogues d'autographes de la maison Jacques, puis Étienne, puis Noël Charavay, nos 176, 206, 215, 225, 249, 269, 282, 327.
17o La Revue des Autographes, catalogue à prix marqué de la maison Gabriel, puis veuve Gabriel Charavay, nos 137, 196, 238, 252, 262, 263, 264, 270.
18o Lettres autographes composant la collection de M. Alfred Bovet, décrites par Étienne Charavay. Paris, Charavay, 1884, in-4.
E) Sources manuscrites.
1o Archives du Ministère des Affaires étrangères.
En dehors des indications naturellement très nombreuses sur le rôle politique et diplomatique du prince et de la princesse de Lieven, on trouve quelques détails utiles pour la biographie de cette dernière dans les volumes 614, 615, 616 et 617 de la Correspondance d'Angleterre, dans le volume 56 de la Correspondance de Hanovre.
2o Lettre autographe signée, Saint-Pétersbourg, le 10 novembre 1834, à Lady Stuart.—Collection de M. Warocqué.
3o Lettre autographe signée. Paris, 12 mai 1843, à «ma chère Marie».—Collection particulière.
4o Deux lettres autographes signées: l'une du lundi 11 novembre à M. Jacques Tolstoï, et l'autre en date de Richmond, 15 août 1848.—Collection de M. le général Rebora.
398 5o Lettre aut. signée du grand-duc Nicolas à Mme de Lieven. Saint-Pétersbourg, 21 novembre-3 décembre 1819.—Communication de M. Noël Charavay.
6o Copie de lettres de la comtesse de Lieven à M. de Metternich, Londres, 12, 13, 14, 15, 16 et 17 février 1820 et de M. de Metternich à la comtesse, Vienne, 24 et 25 mars 1820.—Ces copies, exécutées par le Cabinet Noir de la Restauration, ont été données par M. Forneron à M. le comte Puslowski qui nous les a communiquées.
F) Iconographie de Mme de Lieven.
Th. Lawrence a fait le portrait de Mme de Lieven à l'âge d'environ vingt ans. Ce tableau se trouve aujourd'hui à Londres, à la National Gallery. Une photogravure le reproduit dans le livre: Letters of Dorothea, princess Lieven during her residence in London, publié par M. L. G. Robinson.
Ce portrait a été gravé par W. Bromley.
Un dessin du même Th. Lawrence, exécuté en 1823, représentant Mme de Lieven à quarante-trois ans, est aujourd'hui en la possession du grand-duc Nicolas Mikhaïlovitch, qui l'a reproduit dans ses Portraits russes des XVIIIe et XIXe siècles (t. III, portrait 24).
Il existe un autre portrait de la même personne par Day, qui a été gravé par H. Wright.
Enfin, en 1856, l'année qui précéda sa mort, Mme de Lieven fut de nouveau portraiturée par G. F. Watts. Cette peinture, qui la représente assise, vêtue d'une robe de velours noir, est aujourd'hui à Londres, à Holland House et est la propriété du comte de Ilchester. Elle est reproduite en héliogravure dans Letters of Dorothea, princess Lieven, during her residence in London.
Vers 1810 parut à Londres une caricature représentant Mme de Lieven, très maigre, dansant avec le prince Kozlovski, très gros, avec la légende: La latitude et la longitude de Saint-Pétersbourg.
On trouve une autre très curieuse caricature de Mme de Lieven par Prosper Mérimée (dessin à la plume) reproduite 399 dans Prosper Mérimée. L'homme, l'écrivain, l'artiste, publication du Comité du Centenaire de Mérimée, in-8o, Paris, Journal des Débats, 1907 (planche VIII). Ce dessin fait partie d'une collection particulière.
Enfin, signalons que le portrait donné par M. A. Kleinschmidt dans les «Westermanns Monatshefte» d'octobre 1898 (p. 29) comme celui de la princesse Dorothée de Lieven est en réalité celui de sa belle-mère, Charlotte de Gaugreben.
2o LE PRINCE DE METTERNICH
Une bibliographie complète du prince de Metternich, au point de vue diplomatique et politique, demanderait l'examen de tous les ouvrages, mémoires, recueils de lettres et documents ayant trait à l'histoire de l'Europe, de 1797 (Congrès de Rastatt) à 1848, et même jusqu'à l'époque de la mort du chancelier en 1859.
Notre cadre est loin de comporter un pareil travail. Nous nous contenterons donc de signaler ci-dessous les principaux ouvrages où nous avons pu trouver des renseignements sur la biographie du prince et sur sa vie privée.
A) Mémoires et correspondance du prince.
Le seul ouvrage, publié ou laissé par M. de Metternich, qui puisse être utile au point de vue biographique, est le suivant: Mémoires, documents et écrits divers laissés par le prince de Metternich, publiés par son fils, le prince Richard de Metternich. (Voir II. Io, C, no 6.)
En 1841, la Semaine, IVe année, nos 23 à 29, 37 à 41, a publié des Mémoires du prince de Metternich, mais cette publication constituait une véritable mystification, qui a été interrompue après le 12e numéro. L'auteur supposé en est Ch. de Saint-Maurice.
400 Malgré leur évidente fausseté, ces mémoires ont été traduits en allemand par Friedrich Meinhardt, et publiés à Weimar en 1849 [624].
B) Biographies.
1o Fürst Clemens von Metternich und sein Zeitalter. Geschichtlich-biographische Darstellung, etc., par Wilhelm Binder, in-8o, Ludwigsburg, 1836.
2o Galerie des Contemporains illustres par un homme de rien (Louis de Loménie), t. II. M. de Metternich, in-12, Paris, René et Cie, 1842.
3o Fürst Metternich und das österreichische Staatssystem, par Anton-Johann Gross-Hoffinger, 2 vol. in-8o, Leipzig, 1846.
4o Fürst Metternich; biographische Skizze, nach den besten Quellen und den neuesten Ereignissen entworfen, par Ludwig von Alvensleben, in-8o, Vienne, 1848.
5o Kaiser Franz und Metternich. Ein nachgelassenes Fragment, par Joseph von Hormayr, in-8o, Berlin, 1848.
6o Fürst Metternich. Geschichte seines Lebens und seiner Zeit, par Schmidt-Weissenfels, 2 vol. in-8o, Prague, Kober und Markgraf, 1860.
7o Un Chancelier d'ancien Régime. Le Règne diplomatique de M. de Metternich, par Charles de Mazade, in-8o, Paris, Plon, 1889.
8o Le prince de Metternich par Charles de Lacombe (Correspondant du 10 décembre 1882, t. XLIII, p. 892).
Ces deux derniers ouvrages ont paru à la suite et à propos de la publication des Mémoires.
9o Metternich und seine auswärtige Politik par Fed. von Demelitsch, in-8o, Stuttgart, Cotta, 1898.
10o Metternich und seine Zeit, 1773-1859, par Ferdinand Strobl von Ravelsberg. 2 vol. in-8o, Vienne et Leipzig, C. W. Stern, 1906-1907.
Beaucoup de dates fausses.
401 C) Mémoires et Correspondances des Contemporains.
Tous les ouvrages, déjà indiqués pour Mme de Lieven et, en outre:
1o Tagebücher von K. A. Varnhagen von Ense. 14 vol. in-8o. Publiés successivement à Leipzig, F. A. Brockhaus; à Zurich, Meyer und Zeller; à Hambourg, Hoffmann und Campe, de 1860 à 1870.
2o Tagebücher von Friedrich von Gentz, mit Vorwort und Nachwort von K. A. Varnhagen von Ense, in-8o. Leipzig, F. A. Brockhaus 1861.—Cet ouvrage ne contient que des extraits des journaux de Gentz.
Une édition complète de ceux-ci a été publiée sous le titre:
Aus dem Nachlasse Varnhagen's von Ense.—Tagebücher von Friedrich von Gentz, 4 vol. in-8o, Leipzig, F. A. Brockhaus, 1873-1874.
3o Mémoires de Mme de Rémusat, 1802-1808, publiés avec une préface et des notes par son petit-fils Paul de Rémusat, 3 vol. in-8o, Paris, Calmann Lévy, 1879-1880.
4o Mémoires de Mme la duchesse d'Abrantès. Souvenirs historiques sur Napoléon, la Révolution, le Directoire, le Consulat, l'Empire et la Restauration. La première édition de cet ouvrage parut en 1831-1835, 18 vol. in-8o, Paris, Ladvocat. Nouvelle édition, 10 vol. in-12, Paris, Garnier frères, 1893.
5o Mémoires d'un Royaliste, par le comte de Falloux, 2 vol. in-8o, Paris, Perrin, 1888.
6o Une année de ma vie, 1848-1849, par le comte de Hübner, in-8o, Paris, Hachette, 1891.
7o Histoire de mon temps. Mémoires du Chancelier Pasquier, publiés par M. le duc d'Audiffret-Pasquier, 6 vol. in-8o, Paris, Plon, 1893-1895.
8o Souvenirs du Congrès de Vienne, 1814-1815, par le comte A. de la Garde-Chambonas, publiés avec introduction et notes par le comte Fleury, in-8o, Paris, Vivien, 1901.
L'édition originale de cet ouvrage a paru en 1843, 2 vol. in-8o, à Paris, chez Appert sous le titre: Fêtes et Souvenirs 402 du Congrès de Vienne, Tableaux des Salons, Scènes anecdotiques et Portraits.
9o Correspondance diplomatique des Ambassadeurs et Ministres de Russie en France et de France en Russie avec leurs gouvernements de 1814 à 1830, publiée par A. Polovtsoff, 3 vol. in-8o parus. Saint-Pétersbourg. Édition de la Société Impériale d'Histoire de Russie, 1902-1907.
10o La Cour et le Règne de Paul Ier. Souvenirs, portraits, anecdotes, par le comte Fédor Golovkine, publiés avec introduction et notes par S. Bonnet, in-8o, Paris, Plon, 1905.
11o Souvenirs et Fragments pour servir aux mémoires de ma vie et de mon temps, par le marquis de Bouillé, 1769-1812, publiés par P. L. de Kermaingant, 2 vol. in-8o, Paris, Picard, 1908.
D) Ouvrages divers.
1o Almanach de Gotha, principalement ceux de 1819, 1836, 1848 et 1860.
2o Journal L'Assemblée Nationale, du 19 juin 1851: Le prince de Metternich à Bruxelles.
3o Metternich et le Gouvernement de Juillet, par Antonin Debidour, dans la Revue bleue, 1883, t. XXXII, p. 428.
4o La Société française du Consulat et de l'Empire, par Ernest Bertin, in-16, Paris, Hachette, 1890.
5o Napoléon et sa famille, par Frédéric Masson, 8 vol. in-8o, Paris, Ollendorf, 1900-1906.
6o Catalogues d'autographes de la maison Noël Charavay et de la maison veuve Gabriel Charavay.
E) Manuscrits.
Lettre autographe signée, ce 25 février 1829, à une destinataire inconnue.—Collection particulière.
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[1] Bien que la famille noble de Lieven soit d'origine livonienne, c'est-à-dire allemande, l'usage russe voudrait que nous disions comtesse Lieven, princesse Lieven, sans particule. Si nous commettons la faute d'ajouter cette dernière, c'est pour nous conformer, ainsi que l'ont fait M. Ernest Daudet et les autres biographes français de la princesse, à l'habitude prise et respecter le titre sous lequel notre héroïne fut connue, à Paris, de ses amis et du public. Nous avons eu, du reste, sous les yeux plusieurs lettres écrites par Mme de Lieven après son établissement en France et où elle signe en toutes lettres: la princesse de Lieven (Collection de M. le général Rebora: L. a. s. lundi, 11 novembre (1846); L. a. s. Richmond, mardi 15 août 1848).
[2] Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, édition Biré. Paris, Garnier, s. d. 8 vol. in-32, t. IV, p. 250.—Le livre IX, dont ces lignes sont extraites, fut écrit en 1839 et retouché en 1846. Les Mémoires d'outre-tombe parurent d'abord dans la Presse (21 octobre 1848 au 3 juillet 1850), puis en 12 volumes de 1849 à 1850. Mme de Lieven mourut en 1857.
[3] Ernest Daudet, Une vie d'ambassadrice au siècle dernier, La princesse de Lieven. Paris, Plon, 1903, in-8o, p. 3.
[4] Lord Holland, Souvenirs, publiés, avec avant-propos et notices, par F. Barrière. Paris, Firmin-Didot, 1862, in-12, p. 32.
[5] Archives du ministère des affaires étrangères. Angleterre, Correspondance, vol. 615, fo 264. M. de Chateaubriand à M. de Marcellus: Londres, 18 juin 1822. Il a été avisé que le roi d'Angleterre a envie d'aller à Paris. «Je le sais par la marquise de Conyngham et par la comtesse de Lieven, femme d'intrigues qui exerce ici une assez grande influence.»—Le congrès de Vérone s'ouvrit en octobre 1822.
[6] Louis XVIII à Decazes, 30 novembre 1820. Lettre citée et publiée en partie par M. Ernest Daudet dans Un Roman du prince de Metternich (Revue Hebdomadaire, 29 juillet 1899, p. 659).
[7] Lettres et papiers du chancelier comte de Nesselrode, t. VI, p. 142. Mme de Nesselrode à son mari, Saint-Pétersbourg, 9 décembre 1822.
[8] Le duc Decazes à Louis XVIII, 24 novembre 1820 (Revue Hebdomadaire du 29 juillet 1899, p. 659).
[9] Ernest Daudet, Un Roman du prince de Metternich (Revue Hebdomadaire des 29 juillet et 5 août 1899).
[10] M. Noël Charavay, le très aimable et très consciencieux expert en autographes, a bien voulu examiner le manuscrit de ces lettres avec sa grande compétence. De son examen approfondi résulte la certitude de leur absolue authenticité.
[11] Charles de Mazade, Un chancelier d'ancien régime. Le règne diplomatique de M. de Metternich. Paris, Plon, 1889, in-8o, p. 5.
[12] Letters of Dorothea, princess Lieven, during her residence in London, 1812-1834. Edited by Lionel G. Robinson. London, Longmans, Green and Co, 1902, in-8o. Préface, p. X.
[13] Metternich-Winneburg (Clemens-Wenzel-Lothar, comte puis prince de) était fils de Franz-Georg-Karl-Joseph-Johann et de sa femme, Maria-Beatrix-Antonia-Aloïsia de Kagenegg. La branche de la vieille famille de noblesse rhénane à laquelle il appartenait avait pris au quatorzième siècle le nom du village de Metternich près d'Euskirchen, à une lieue de Cologne. Elle avait reçu en 1616 la dignité de baron de l'Empire et le 20 mars 1679 celle de comte. Le père du futur chancelier était né à Coblenz, le 9 mars 1746. Devenu orphelin à l'âge de quatre ans, il entra d'abord au service de l'électeur de Hesse. En 1768, il fut accrédité à Vienne comme ministre de l'électeur de Trèves. Rappelé à Trèves, en 1769, comme ministre sans portefeuille au département des affaires étrangères, il fut de nouveau envoyé à Vienne l'année suivante. En 1774, il passa au service de l'empereur d'Allemagne qui l'accrédita le 28 février, comme son ministre auprès des cours électorales de Trèves et de Cologne. Ministre impérial dans le cercle du Bas-Rhin et de Westphalie (1778), ministre dirigeant dans les Pays-Bas autrichiens (1791), il quitta définitivement Bruxelles en 1794. Resté d'abord sans emploi, il fut nommé, en décembre 1797, premier plénipotentiaire autrichien au Congrès de Rastatt. Prince de l'Empire (le 3 juin 1803) à titre personnel, cette dignité fut étendue à tous ses descendants le 20 octobre 1813. Marié le 9 janvier 1771, à M.-B. de Kagenegg, née le 8 décembre 1755, morte le 23 novembre 1828, il en eut quatre enfants: le prince Clément, le comte Joseph (11 novembre 1773-9 décembre 1838), un autre fils Louis mort jeune (14 janvier 1777-2 mars 1778) et Pauline (29 novembre 1772-23 juin 1855), qui épousa le 23 février 1817 Ferdinand, duc de Wurtemberg. Le prince Franz-Georg mourut à Vienne le 11 août 1818 (Almanach de Gotha, 1836, p. 174 et 1848, p. 159.—Wurzbach, Biographisches Lexikon de Kaiserthums Oesterreich, t. XVIII, p. 60.—Strobl von Ravelsberg, Metternich und seine Zeit, 1778-1875. Vienne et Leipzig, Stern, 1906, 2 vol. in-8o, t. I, p. 56).
[14] Paul Pisani, Répertoire biographique de l'Épiscopat constitutionnel. Paris, Picard, 1907, in-8o, p. 242.
[15] Mémoires, Documents et Écrits divers laissés par le prince de Metternich publiés par son fils le prince Richard de Metternich, classés et réunis par M. A. de Klinkowstroem. Édition française. Paris, Plon, 1880-1884, 8 vol. in-8o, t. I, p. 6.
[16] Arthur Chuquet, la Jeunesse de Napoléon. Brienne. Paris, Armand Colin, 1897, in-8o.—Albert Schuermans, Itinéraire général de Napoléon Ier. Paris, Picard, 1908, in-8, p. 3.
[17] Mémoires du prince de Metternich, t. I, p. 12.
[18] A. Giry, Manuel de diplomatique. Paris, Hachette, 1894, in-8o, p. 170.
[19] Mémoires du prince de Metternich, t. I, p. 8.
[20] E. Seinguerlet, Strasbourg pendant la Révolution. Paris, Berger-Levrault, 1881, in-8o, p. 306.
[21] Grande Encyclopédie, t. III, p. 289, article Août (Journée du 10) par M. Aulard.—Pollio et Marcel, le Bataillon du 10 Août. Paris, Charpentier, 1881, in-12.—E. Mühlenbeck, Euloge Schneider. Strasbourg, Hertz, 1896, in-8o.
[22] Arthur Chuquet, Mayence, Paris, Cerf, 1892, p. 60 et s.
[23] Nous aurions voulu donner sur ce personnage quelques détails plus complets, mais nos efforts n'ont pas été heureux. Les Archives nationales semblent ne posséder aucun document le concernant.—M. de Metternich raconte encore que Napoléon lui enleva sa place de maître d'allemand comme ancien jacobin. Nous avons pu retrouver et feuilleter les Comptes Rendus du Procureur Gérant de Louis-le-Grand et les Pièces justificatives de ces comptes rendus. Sur les feuilles d'émargement pour le paiement des traitements du personnel, nous avons retrouvé la trace de Simon, qui touchait annuellement 2,000 francs, depuis l'an XII jusqu'en décembre 1813. Nous n'avons pu mettre la main sur les comptes des années postérieures, ce qui nous a rendu impossible la vérification de l'assertion de M. de Metternich. Ce dernier ajoute qu'à la Restauration, Simon fut choisi par le duc d'Orléans comme professeur d'allemand pour ses enfants.
A titre de simple indication, signalons que, dans sa séance du 14 septembre 1793, la Convention accorda une somme de 2,000 francs pour payer quatre mois de traitement échus à un citoyen Simon qui «après la célèbre journée du mois d'août 1792» avait été chargé «de traduire en langue allemande les décrets de la Convention nationale». S'agit-il de J.-F. Simon? Le rôle de ce dernier au 10 août et sa connaissance de la langue étrangère en question sont de trop faibles indices pour permettre d'émettre une hypothèse à ce sujet.
[24] Léopold II fut couronné empereur d'Allemagne en octobre 1790 et François II le 14 juillet 1792.
[25] Albert Sorel, l'Europe et la Révolution française, t. II, p. 492.
[26] Mémoires du prince de Metternich, t. I, p. 10.
[27] Le mariage fut célébré le 27 septembre 1795.—Marie-Éléonore de Kaunitz était née le 1er octobre 1775. Elle mourut à Paris le 19 mars 1825 après avoir donné sept enfants à son mari.
[28] Mémoires du prince de Metternich, t. VII, p. 646.
[29] Ibid., p. 647.
[30] Ministre de Conférences et d'État le 4 août 1809, M. de Metternich fut nommé le 8 octobre 1809 ministre de la Maison impériale et des Affaires étrangères (Mémoires du prince de Metternich, t. VIII, p. 647).
[31] Ibid., t. I, p. 99.
[32] Albert Sorel, l'Europe et la Révolution française, t. II., p. 144.
[33] Ferdinand Ier, roi des Deux-Siciles, lui avait conféré le rang de duc par décret du 13 novembre 1815. M. de Metternich refusa de profiter de cette faveur, si ce titre n'était pas assis sur une ville napolitaine. Par diplôme du 9 septembre 1818, Ferdinand ajouta donc au titre de duc le nom de Portella (Mémoires du prince de Metternich, t. VIII, p. 654).
[34] De Lacombe, le Prince de Metternich, dans le Correspondant du 10 décembre 1882, t. CXXIX, p. 893.
[35] Comte A. de la Garde-Chambonas, Souvenirs du Congrès de Vienne, 1814-15, publiés avec introduction et notes par le comte Fleury. Paris, Vivien, 1901, in-8o, p. 343.
[36] Le comte de Falloux, Mémoires d'un Royaliste. Paris, Perrin, 1888, 2 vol. in-8o, t. I, p. 78.
[37] Friedrich von Gentz, Tagebücher. Leipzig, Brockhaus, 1861, in-8o, p. 257. Ce passage, sans date, est de la fin de 1810.
[38] 1o Marie-Léopoldine, née le 17 janvier 1797, mariée le 15 septembre 1817 à Joseph, comte Esterhazy. Elle mourut le 20 juillet 1820;
2o Franz-Karl-Johann-Georg, né le 21 février 1798, mort le 3 décembre 1799;
3o Clemens-Éduard, né le 10 juin 1799, mort le 15 du même mois;
4o Franz-Karl-Victor, né le 15 janvier 1803, fut attaché d'ambassade à Paris et mourut le 30 novembre 1829;
5o Clémentine-Marie-Octavie, née le 30 août 1804, décédée le 6 mai 1820;
6o Léontine-Pauline-Marie, née le 18 juin 1811. Elle épousa, le 8 février 1835, le comte Sandor de Slavnicza, fut la mère de la princesse Richard de Metternich, la très spirituelle ambassadrice à Paris sous Napoléon III, et mourut le 16 novembre 1861;
7o Hermina-Gabrielle-Marie, née le 1er septembre 1815, mourut en 1890, chanoinesse honoraire du chapitre des Dames de Savoie à Vienne.
[39] Galerie des Contemporains illustres par un homme de rien (Louis de Loménie). Paris, René et Cie, 1840-1847, 10 vol. in-12, t. II, p. 8.
[40] Galerie des Contemporains illustres, t. II, p. 11.
[41] Comte A. de La Garde-Chambonas, Souvenirs du Congrès de Vienne, p. 88.—Mme de Bassanville, dans les Salons d'autrefois, Souvenirs intimes, t. II, p. 2, a copié ce passage presque mot pour mot. La première édition des Souvenirs de M. de la Garde sous le titre de Fêtes et Souvenirs du Congrès de Vienne a paru en 1843, à Paris, chez Appert, 2 vol. in-8o.
[42] Comte A. de la Garde-Chambonas, Souvenirs du Congrès de Vienne, p. 88.
[43] Skavronska (Catherine-Pavlovna, comtesse) était née en 1783 et mourut à Vienne le 21 mai 1857. Elle était la fille du général Paul Skavronski et de Catherine Engelhardt, la nièce préférée de Potemkin. Elle avait épousé, en septembre 1800, le prince Pierre Bagration, né en 1765, qui mourut en septembre 1812. Bien plus tard, en 1830, elle épousa, tout en conservant le nom de son premier mari, le colonel anglais sir John Hobart Caradoc, baron Howden (1799-1873). La fille qu'elle eut du prince de Metternich, Clémentine, née en 1802, morte en couches le 29 mai 1829, épousa en 1828 le général comte Otto Blome (1er octobre 1795-1er juin 1884) (Édition du grand-duc Nicolas Mikhaïlovitch, Portraits russes des dix-huitième et dix-neuvième siècles. Saint-Pétersbourg, manufacture des papiers d'État, 3 vol. in-4o, 1905-1907, t. I, p. 49.—Strobl von Ravelsberg, Metternich und seine Zeit, t. I, p. 14 et 33).
[44] Mémoires de Mme de Rémusat, 1802-1808, publiés par son petit-fils Paul de Rémusat. Paris, Calmann Lévy, 1879-1880, 3 vol. in-8o, t. III, p. 48.
[45] Frédéric Masson, Napoléon et sa famille. Paris, Ollendorf, 1897-1907, 8 vol. in-8o, t. VI, p. 184.
[46] Comte Fédor Golovkine, la Cour et le Règne de Paul Ier. Portraits, souvenirs et anecdotes, publiés par S. Bonnet. Paris, Plon, 1905, in-8o, p. 309.
[47] Catalogue de la vente du 27 mai 1895, no 85. M. Noël Charavay, expert.—Ce détail de l'amour de M. de Metternich pour l'amie de Chateaubriand n'est pas signalé dans le remarquable ouvrage, pourtant si complet, de M. Édouard Herriot: Mme Récamier et ses amis. Paris, Plon, 1905, 2 vol. in-8o. Par contre, M. Herriot signale, t. II, p. 405, l'opinion de la troisième princesse de Metternich sur son héroïne, extraite de son journal (Mémoires du prince de Metternich, t. V, p. 115). Cette opinion est malveillante à l'égard de Mmes Junot et Récamier. Ne serait-ce pas là un pur effet de jalousie rétrospective?
[48] Le comte de Falloux, Mémoires d'un Royaliste, t. I, p. 133.
[49] Souvenirs de la duchesse de Dino, publiés par sa petite-fille la comtesse Jean de Castellane, Paris, Calmann Lévy, in-8o, p. 113.
[50] Mémoires de Mme de Boigne, t. I, p. 228.
[51] Friedrich von Gentz, Tagebücher. Leipzig, F.-A. Brockhaus, 1873-1874, 4 vol. in-8o, t. I, p. 322.
[52] Friedrich von Gentz, Tagebücher, t. I, p. 293. «24 juillet 1814, dimanche. Entre autres, j'ai écrit une lettre très énergique à la duchesse de Sagan sur sa conduite envers Metternich et moi.»—Ibid., t. I, p. 322. «Samedi 22 [octobre 1814]. Dîné chez Metternich avec Nesselrode. Il me fait part de sa rupture définitive avec la duchesse, ce qui est aujourd'hui un événement de premier ordre.»
[53] Lettre du 1er décembre 1818.
[54] Souvenirs et Fragments pour servir aux mémoires de ma vie et de mon temps, par le marquis de Bouillé, publiés par P.-L. de Kermaingant, Paris, Picard, 1908, 2 vol. in-8o, t. II, p. 45.
[55] Lettre du 1er décembre 1818.
[56] Benckendorf (Christophe Ivanovitch de), né le 30 juillet 1749, général d'infanterie, mort le 10 juin 1823 (Ermerin, Annuaire de la noblesse de Russie, 2e année, 1892, p. 135).
[57] Correspondance de S. M. l'impératrice Marie Féodorovna avec Mlle de Nelidoff, sa demoiselle d'honneur. Publiée par la princesse Lise Troubetzkoï. Paris, Ernest Leroux, 1896, in-18, p. 1, 15, 31, 57, 89, 92.
[58] Ralph Sneyd, Notice of the late princess of Lieven dans Miscellanies of the Philobiblon Society, vol. XIII, p. 8.
[59] Alexandre, l'aîné, sous-officier en 1798 au régiment Semenovski, capitaine après Preussich-Eylau, colonel quinze jours plus tard, général-major en 1812, chef de la 2e division de dragons le 9 avril 1816, général aide de camp le 22 juillet 1819. Il fut nommé, le 25 juin 1826, chef des gendarmes, chef de la 3e section de la police impériale spéciale, commandant de la maison militaire de l'Empereur, et dès ce moment il devint et resta, jusqu'à sa mort, inséparable de la personne du souverain. Créé sénateur le 6 décembre 1826, général de cavalerie en 1829, membre du Conseil de l'Empire le 8 février 1830, comte le 8 novembre 1832, il mourut le 23 septembre 1844 à bord du vapeur de guerre russe l'Hercule, en revenant d'Allemagne (Toutes ces dates en vieux style). Il avait épousé Élisabeth Andréïevna Donetz-Zakharjevski dont il eut trois filles: la comtesse Apponyi, la princesse Wolkonski, la princesse Demidoff (Édition du grand-duc Nicolas Mikhaïlovitch, Portraits russes des dix-huitième et dix-neuvième siècles, t. II, portrait 46).—«Homme de talent, doux, souple, insinuant, agréable de figure, plein de galanterie dans les manières, il savait se faire aimer, et les Russes eux-mêmes lui pardonnaient le grand tort d'être Allemand (il appartenait à la noblesse livonienne), dans une Cour où ils avaient été trop souvent humiliés de voir des hommes de cette origine prendre le pas sur les premiers d'entre eux... Homme, sinon d'une haute moralité, du moins intègre et de plus actif, éclairé, d'une intelligence rare, d'une société agréable. «(J. H. Schnitzler, Histoire intime de la Russie sous les empereurs Alexandre et Nicolas. Paris, Renouard, 1847, 2 vol. in-8o, t. I, p. 263; t. II, p. 183).
Constantin, le plus jeune des fils de la baronne Schilling, fut général-adjudant puis général-lieutenant et mourut pendant la guerre turco-russe de 1828 (Kleinschmidt, Fürstin Dorothea Lieven, dans Westermanns Monatshefte. Oktober 1898, p. 21).
[60] Maria fut dame d'honneur de l'impératrice Marie Féodorovna. Elle mourut vers 1843.
[61] Posse de Gaugreben (Charlotte Karlovna), fille du lieutenant-général Karl de Gaugreben, était née vers 1743. En novembre 1783, elle fut chargée par Catherine II de l'éducation des grands-ducs Nicolas et Michel Pavlovitch ainsi que de celle des grandes-duchesses leurs sœurs. Dame d'honneur en 1794, elle reçut le titre de comtesse le 22 février 1799 et celui de princesse et d'Altesse Sérénissime en 1826 à l'occasion du couronnement de Nicolas Ier. Elle mourut le 24 février 1828 (Schnitzler, Histoire intime de la Russie, t. I, p. 511.—Sergius Uwarow, Hommage à Mme la princesse de Lieven. Saint-Pétersbourg, 1829, in-8o).
«Paul qui ne trouvait guère une mère en Catherine donna à la gouvernante de ses enfants tout le respect et un peu de l'affection qu'il n'arrivait pas à placer ailleurs.» (K. Waliszewski, Autour d'un Trône. Catherine II de Russie. Paris, Plon, 1894, in-8o, p. 398).
Son mari, Otto-Heinrich-André Romanovitch, né le 11 octobre 1726, était mort le 4 février 1781. Elle lui avait donné trois fils: Charles, Christophe et Ivan et une fille, Catherine, qui épousa le baron Viétinhof. (Édition du grand-duc Nicolas Mikhaïlovitch. Portraits russes des dix-huitième et dix-neuvième siècles, t. III, portrait 104).
[62] Lieven (Christophe Andréïévitch de) était le second fils du général-major André Romanovitch et était né à Kieff. Il fut inscrit à l'artillerie en 1779, passa comme enseigne au régiment de Semenovski le 1er janvier 1791 et fut nommé lieutenant en 1794. Il prit part à la guerre de Suède en 1790 et combattit contre les Français, aux Pays-Bas autrichiens, dans les rangs de l'armée autrichienne (1794). Lieutenant-colonel au régiment de dragons de Wladimir le 20 février 1796, puis dans les mousquetaires de Toula, il fit avec le comte Zouboff l'expédition contre la Perse. Aide de camp de l'Empereur le 27 avril 1797, général-major et aide de camp général le 27 juillet 1798, chef de la chancellerie en campagne le 12 novembre 1798, il est en 1805 à Austerlitz. Lieutenant-général (1807). Envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire auprès du roi de Prusse le 31 décembre 1809, ambassadeur extraordinaire à Londres le 5 septembre 1812, rappelé le 22 avril 1834, mort à Rome le 29 décembre 1838-10 janvier 1839 (Édition du grand-duc Nicolas Mikhaïlovitch. Portraits russes des dix-huitième et dix-neuvième siècles, t. III, p. 23, dates en vieux style).
[63] Le fils aîné de la gouvernante des grands-ducs, Charles Andréïévitch, né le 12 février 1767, embrassa la carrière militaire. Major-général en 1797, lieutenant-général (1799), général d'infanterie (1827), curateur de l'université de Dorpat (1817), membre du Conseil de l'Empire (1826), ministre de l'Instruction publique (1828-1838), il mourut dans ses terres de Courlande le 12 janvier 1845 laissant deux fils, dont l'un, André Karlovitch, fut plus tard général-major (Friedrich Busch, Fürst C. Lieven und die Kaiserliche Universität Dorpat unter seiner Oberleitung. Dorpat et Leipzig, 1846, in-4o).
[64] Publié dans: Die Ermordung Pauls und die Thronbesteigung Nikolaus I. Neue materialien veröffentlicht und eingeleitet von professor Dr. Theodor Schiemann. Berlin, Georg Reimer, 1902, in-8o, p. 35.
[65] «Ce récit a beaucoup d'intérêt; il a un caractère de vérité et de vie. Mme de Lieven ne relate que ce qu'elle a vu et entendu, par conséquent rien de l'acte même de l'assassinat; mais l'impression générale sur la cour et le public, l'attitude et le langage des principaux personnages, l'Impératrice, l'empereur Alexandre, le comte Pahlen, sont peints avec finesse et relief» (Souvenirs du baron de Barante. Paris, Calmann Lévy, 1890, 8 vol. in-8o, t. I, p. 82).
[66] Ernest Daudet, Une vie d'ambassadrice au siècle dernier. La princesse de Lieven, chap. I. A la cour de Russie.
[67] Gazette nationale ou le Moniteur universel du lundi 30 avril 1810, no 120, p. 475.
[68] Moniteur universel du mercredi 15 juillet 1812, no 197, p. 771.
[69] Moniteur universel du samedi 26 décembre 1812, no 361, p. 1429.
[70] Mémoires du prince de Talleyrand, publiés par le duc de Broglie. Paris, Calmann Lévy, 1891, 8 vol. in-8o, t. III, p. 404.—L'authenticité de ces Mémoires, au moins dans leur forme actuelle, est très contestée. Le duc de Broglie n'eut entre les mains qu'une copie exécutée par M. de Bacourt, qui détruisit le manuscrit original. Si le passage reproduit ci-dessus a été retouché par M. de Bacourt, il n'en conserve pas moins quelque intérêt documentaire, ce dernier ayant beaucoup connu Mme de Lieven à Londres et à Paris.
[71] Letters of Dorothea, princess Lieven, during her residence in London. Biographical notice, p. VIII.
[72] M. Guizot, Mélanges biographiques et littéraires. Paris, Michel Lévy, 1868, in-8o, p. 194.—En 1817, le maréchal de Castellane notait dans son journal: «Le comte et la comtesse de Lieven jouissaient d'une grande considération à Londres; ils y tenaient un grand état. Mme de Lieven était une agréable et fort aimable personne de trente ans.» (Journal du maréchal de Castellane. Paris, Plon, 1897, 5 vol. in-8o, t. I, p. 348).
[73] Souvenirs du baron de Barante, t. II, p. 32, note 1.
[74] Mémoires d'outre-tombe, édition Biré, t. IV, p. 249.
[75] Mémoires de Mme de Boigne, t. II, p. 181.
[76] Mémoires du prince de Talleyrand, t. III, p. 403.
[77] Mélanges biographiques, p. 196.
[78] Mémoires de Mme de Boigne, t. II, p. 181.
[79] Ernest Daudet, Une vie d'ambassadrice au siècle dernier, p. 228.
[80] Duc de Broglie, le dernier Bienfait de la Monarchie. Paris, Calmann Lévy, s. d., in-8o, p. 195.
[81] Lord Malmesbury, Mémoires d'un ancien Ministre, 1807-1869, traduits par M. A. B. Paris, Ollendorf, 1886, p. 47.—3 mai 1837.
[82] Ernest Daudet, Une vie d'ambassadrice au siècle dernier, p. 378.
[83] M. Guizot, Mélanges biographiques, p. 214.—La princesse de Lieven à M. Guizot, Schlangenbad, 12 août (lundi) 1850.
[84] Cette anecdote se rapporte à Charles-Louis, roi d'Étrurie sous le nom de Louis II, duc de Lucques sous le nom de Charles-Louis, duc de Parme après la mort de l'ex-impératrice Marie-Louise. Il abdiqua le 14 mars 1849 (Dussieux, Généalogie de la maison de Bourbon, Paris, Lecoffre, 1872, 2e édit., p. 230).—Après son abdication le duc de Parme prit le titre de comte de Villafranca.
[85] Letters of Dorothea, princess Lieven, during her residence in London. Biographical notice, p. VIII.
[86] Les bals d'Almack étaient des bals par souscription, très aristocratiques, où il était fort difficile de se faire admettre. Les billets étaient vendus par des dames patronnesses appartenant toutes à la grande noblesse anglaise ou au monde diplomatique.
[87] Mémoires de Mme de Boigne, t. II, p. 180.
[88] Ibid., t. II, p. 180.
[89] Stockmar, Denkwürdigkeiten aus den Papieren des Freiherrn Christian Friedrich von Stockmar, zusammengestellt von Ernst, Freiherr von Stockmar. Braunschweig, Friedrich Vieweg und Sohn, 1872, in-8o, p. 97.
[90] Mémoires d'outre-tombe, édition Biré, t. IV, p. 249.
[91] Ralph Sneyd, Notice of the late princess of Lieven, p. 5.
[92] Mémoires du prince de Talleyrand, t. III, p. 405.
[93] La comtesse Apponyi à M. de Fontenay, Rome, 9 janvier 1824 (Lettre analysée sous le no 11 dans le Catalogue de la maison Veuve Gabriel Charavay, no 263).
[94] Greville, la Cour de George IV et de Guillaume IV, extraits du Journal de Charles C.-F. Greville, traduits et annotés par Mlle Marie-Anne de Bovet. Paris, Firmin-Didot, 1888, p. 346 (juin 1834).
[95] Mémoires d'outre-tombe, édition Biré, t. IV, p. 249.
[96] Greville, Les quinze premières années du règne de la reine Victoria, extraits du Journal de Charles C.-F. Greville, traduits par Mlle Marie-Anne de Bovet. Paris, Firmin-Didot, 1889, in-12, p. 331.
[97] Souvenirs du baron de Barante, t. VIII, p. 155. La duchesse de Sagan à M. de Barante. Berlin, 1er février 1857.
[98] La Cour et le Règne de George IV et de Guillaume IV, p. 8.
[99] Ralph Sneyd, Notice of the late princess of Lieven, p. 6.
[100] Mémoires du prince de Talleyrand, t. III, p. 405.
[101] Ralph Sneyd, Notice of the late princess of Lieven, p. 9.
[102] Ibid., p. 8.
[103] Comte de Marcellus, Chateaubriand et son temps. Paris, 1859, in-8o, p. 269.
[104] Kleinschmidt, Drei Jahrhunderte russischer Geschichte (1598-1898). Berlin, Georg Reimer, 1898, in-8o, t. I, p. 301.
[105] Letters of Dorothea, princess Lieven, during her residence in London, p. 172.
[106] La Cour et le Règne de George IV et de Guillaume IV, p. 9.
[107] Mémoires d'un ancien Ministre, p. 237.
[108] Mémoires de Mme de Boigne, t. II, p. 180.
[109] Revue d'Histoire moderne et contemporaine, t. V, p. 138.
[110] Souvenirs du baron de Barante, t. VI, p. 209. La duchesse de Talleyrand à M. de Barante, Paris, 5 avril 1839.—Nesselrode à sa femme, 7 mars 1814: «Lieven continue à réussir autant que sa femme réussit peu.» (Lettres et papiers, t. V, p. 171.)
[111] Mémoires du prince de Talleyrand, t. II, p. 407.
[112] Mémoires d'outre-tombe, t. IV, p. 249, n. 1.
[113] Mémoires de Mme de Boigne, t. II, p. 181.
[114] Les quinze premières années du règne de la reine Victoria, p. 331.
[115] Lettre du 30 janvier 1819.
[116] Lettre du 13 mars 1819.
[117] Dans une lettre à M. de Metternich, datée du 13 février 1820, et dont M. le comte Puslowski, le savant collectionneur polonais, a bien voulu nous communiquer une copie qui lui fut jadis donnée par M. Forneron, Mme de Lieven dit, en parlant de Palmella: «Je t'ai parlé dans le temps de P. Je crois m'être expliquée clairement. Il a été amoureux et tout aussi loin d'être heureux que le sera jamais Floret à mon égard».
[118] Sa fille était née vers le milieu de février 1804. Alexandre était né en 1805, Paul en 1806 et Constantin dans les premiers jours de 1807.
[119] Ernest Daudet, Un Roman du prince de Metternich dans la Revue Hebdomadaire du 4 août 1898, p. 50.
[120] Mémoires du prince de Metternich, t, III, p. 171, note 1.
[121] Moniteur universel du samedi 3 octobre 1818, no 276, p. 1168.
[122] Moniteur universel du lundi 5 octobre 1818, no 278, p. 1172.
[123] Ernest Daudet, Autour du Congrès d'Aix-la-Chapelle (1818) dans le Correspondant du 10 juillet 1907, t. CCXXVIII, p. 38 (Rapport d'un agent secret).
[124] Le fondé de pouvoir de M. de Metternich avait pris possession du domaine en août 1816 (Moniteur Universel du mardi 27 août 1816, no 240, p. 966).
[125] Archives du ministère des affaires étrangères. France, Mémoires et documents, vol. 337, fo 225 verso. Verzeichniss der zu dem Kaiserl. Österreichischen Ministerium der auswärtigen Angelegenheiten gehörigen Individuen.
[126] Gazette d'Augsbourg du 4 décembre 1818, no 338, p. 1351.
[127] Ernest Daudet, Autour du Congrès d'Aix-la-Chapelle dans le Correspondant du 10 juillet 1907, p. 40.
[128] Archives du ministère des affaires étrangères. France, Mémoires et documents, vol. 337, fo 220. List of persons who form the mission of His Britannic Majesty at Aix-la-Chapelle.
[129] Archives du ministère des affaires étrangères. France, Mémoires et Documents, vol. 337, fo 222. Quartierliste der Suite Seiner Majestät des Königs von Preussen.
[130] Moniteur universel du samedi 17 octobre 1818, no 200, p. 1225: «Aix-la-Chapelle, 11 octobre.—Deux fois par semaine, Lady Castlereagh donne une soirée; tout le corps diplomatique y est fort assidu. Quand les parties sont arrangées, les ministres passent dans une pièce voisine du salon, et là l'entretien devient tout politique; il se prolonge fort tard. Il se tient en outre chaque soir de petits comités diplomatiques chez Lord Castlereagh.»
[131] Mémoires du prince de Metternich, t. III, p. 127. Metternich à sa femme... octobre.
[132] Moniteur universel du samedi 17 octobre 1818, no 200, p. 1225. Aix-la-Chapelle, le 11 octobre.—«L'arrivée de M. le comte de Lieven et de Mme la comtesse, son épouse, a augmenté le petit nombre de maisons qui, par des soirées agréables, égaient un peu le ton sérieux qui règne ici.» (Journal des Débats du samedi 17 octobre 1818, p. 1).
[133] Mémoires du prince de Metternich, t. III; p. 128. Metternich à sa femme, ce 18 octobre.
[134] Lettre du 9 mars 1819.
[135] Lettre du 28 novembre 1818.
[136] Le prince de Metternich à Mme de Lieven, Vienne, 24 mars 1820.—La copie de cette lettre nous a été communiquée par M. le comte Puslowski.
[137] Mémoires du prince de Metternich, t. III, p. 129. Metternich à sa femme, ce 27 octobre.
[138] Lettre du 28 novembre 1818.
[139] Ibid.
[140] Moniteur universel du lundi 9 novembre 1818, no 313, p. 1313.
[141] Première lettre, s. d.
[142] Moniteur universel du vendredi 20 novembre 1818, no 324, p. 1359.
[143] «Aix, le 7 novembre. Le comte Esterhazy, avec son épouse, fille du prince de Metternich, est arrivé avec trois voitures de suite. Le ministre était allé au devant d'eux à plus d'une lieue. Le comte et la comtesse ne tarderont pas à partir pour Paris comptant y passer l'hiver.» (Journal de Paris du jeudi 12 novembre 1818, no 316, p. 3).—Voir aussi Moniteur universel du 11 novembre 1818, no 315, p. 1321.
[144] «22 novembre.—Le Congrès touche à sa fin. Aix-la-Chapelle ressemble maintenant à une salle de fête à 4 heures du matin; la foule est écoulée, les lustres sont presque éteints. Tout le monde semble content de ce qui s'est passé et content de partir.» (C.-L. Lesur, Annuaire historique universel pour 1818, 2e édit. Paris, Thoisnier-Desplaces, 1825, in-8o, p, 564).
[145] Journal des Débats du jeudi 26 novembre 1818. Aix-la-Chapelle, 21 novembre.
[146] Moniteur universel du lundi 30 novembre 1818, no 334, p. 1398.—Gazette d'Augsbourg du 1er décembre 1818, no 335, p. 1339.
[147] Moniteur universel du mardi 1er décembre 1818, no 335, p. 1401.—Journal de Paris du lundi 30 novembre 1818, no 334, p. 1.
[148] Cette visite du champ de bataille de Waterloo eut lieu le 26 novembre (Gazette d'Augsbourg, 6 décembre 1818, no 340, p. 1359).—Mme de Lieven y prit peut-être part si l'on s'en rapporte à quelques allusions que l'on trouvera dans les lettres qui suivent.
[149] Moniteur universel du jeudi 3 décembre 1818, no 337, p. 1410.
[150] Moniteur universel du jeudi 3 décembre 1818, no 337, p. 1410.—Gazette d'Augsbourg du 8 décembre 1818, no 342, p. 1367.
[151] Ernest Daudet, Un Roman du prince de Metternich dans la Revue Hebdomadaire du 29 juillet, 1899, p. 661.
[152] Cette lettre, sans date, placée en tête de la collection des lettres du prince de Metternich à la comtesse de Lieven par celui ou celle qui fit relier cette collection, est vraisemblablement du commencement de novembre 1818 et probablement du 3. M. et Mme de Lieven, arrivés le 11 octobre à Aix-la-Chapelle, en partirent en effet le 4 novembre pour Bruxelles, à la suite de l'impératrice douairière de Russie. Ils ne prévoyaient pas à ce moment devoir revenir bientôt dans la ville où se continuaient les séances du Congrès. Les sentiments d'amour réciproque du ministre des affaires étrangères d'Autriche et de l'ambassadrice de Russie dataient d'une excursion à Spa, faite de concert le 25 octobre 1818.
[153] Les mots entre crochets sont reconstitués, le fragment du papier sur lequel ils étaient écrits, placé sous le cachet, ayant été arraché lors de l'ouverture de la lettre.
[154] Après être restés une semaine à Bruxelles, M. et Mme de Lieven revinrent à Aix-la-Chapelle. Le Moniteur universel signale leur passage à Liège le 12 novembre. Ils durent arriver le 13 dans la ville du Congrès.
[155] Hobart (Émily-Anne), fille de John Hobart, deuxième comte de Buckingham. Elle avait épousé, le 9 juin 1794, Robert Stewart, lord Castlereagh. Elle mourut le 12 février 1829 et fut enterrée à côté de son mari dans l'abbaye de Westminster (Dictionary of National Bioqraphy, edited by Sidney Lee, London, Smith, Elder and Co, t. XXVII, p. 33, t. LIV, p. 346 et 357).
[156] Metternich (Marie-Léopoldine), fille aînée du prince, issue de son premier mariage avec la princesse Eléonore de Kaunitz. Née le 17 janvier 1797, elle avait épousé le 15 septembre 1817 le comte Joseph Esterhazy de Galantha, chambellan impérial et royal (né le 24 novembre 1791, mort le 12 mai 1847), d'une branche cadette de la grande famille hongroise. Le 6 novembre 1818, elle était arrivée avec son mari à Aix-la-Chapelle d'où elle devait se rendre à Paris. Elle mourut, sans enfants, à Baden, le 20 juillet 1820 et fut inhumée en Bohême. Son corps fut transporté dans le caveau de sa famille paternelle, à Plass, le 9 août 1828. Devenu veuf, le comte Joseph Esterhazy épousa, en juillet 1841, Hélène Bezobrazoff (StrobL von Ravelsberg, Metternich und Seine Zeit, t. I, p. 57.—Mémoires du prince de Metternich, t. III, p. 359 et s., t. VII, p. 559.—Moniteur Universel du 11 novembre 1818, n. 315, p. 1321.—Genealogisches Taschenbuch der deutschen gräflicher Häuser. Année 1850, p. 193).
[157] Castlereagh (Robert Stewart, vicomte). Né en 1769, successivement garde du sceau privé d'Irlande, chef du secrétariat du lord lieutenant Camden, président du bureau de contrôle des Indes orientales, secrétaire d'État pour la guerre, il était, depuis le 28 février 1812, secrétaire d'État des affaires étrangères et le resta jusqu'à sa mort, poursuivi par une impopularité extrême. Au Congrès d'Aix-la-Chapelle, il représentait la Grande-Bretagne avec Wellington. Devenu marquis de Londonderry en 1821 par la mort de son père, il donna, à partir du mois de juin 1822, des signes de dérangement cérébral. Le 12 août 1822, Lord Castlereagh se coupa la gorge avec un canif dans sa maison de campagne de North Cray, et mourut presque immédiatement (Sir Archibald Alison: Lives of Lord Castlereagh and sir Charles Stewart, Londres et Edimbourg, William Blackwood and sons, 1861, 3 vol. in-8o).
[158] Le prince de Metternich profitait de toutes les occasions sûres pour faire parvenir ses lettres à la comtesse de Lieven. En attendant ces occasions, il écrivait la lettre de chaque jour à la suite de celle de la veille, sur la page commencée et interrompue. Chaque expédition, par mesure de prudence, était soigneusement numérotée par lui. Nous avons conservé ces numéros qui prouvent l'absence de lacunes dans la correspondance publiée ici.
[159] Nuit du 17 au 18 novembre 1818.
[160] Le comte et la comtesse de Lieven quittèrent Aix-la-Chapelle le 18 novembre à 8 heures du matin pour se rendre à Bruxelles. Le prince de Metternich avait d'abord dû partir, lui aussi, le 18 pour la même destination. Il fut obligé de retarder son départ jusqu'au 22 novembre pour assister aux conférences diplomatiques qui se poursuivaient (Mémoires du prince de Metternich, t. III, p. 131 et s.).
[161] La comtesse Marie Esterhazy qui partait pour Bruxelles avec son mari.
[162] Lawrence (Sir Thomas), peintre anglais. Né à Bristol le 4 mai 1769. En 1814, il avait été chargé de faire le portrait des souverains alliés, de leurs ministres et généraux qui vinrent alors visiter Londres. Ces portraits ornent aujourd'hui la galerie de Waterloo au château de Windsor. Pour compléter la série ainsi commencée des hommes d'État de la Sainte-Alliance, le Prince Régent envoya Lawrence en 1818 à Aix-la-Chapelle pendant le Congrès. Pour l'y loger, une maison de bois portative avec un grand atelier fut construite en Angleterre; elle devait être élevée dans les jardins de l'ambassadeur anglais, Lord Castlereagh, mais elle arriva trop tard. Lawrence s'installa dans la grande galerie de l'Hôtel de Ville d'Aix. Après le Congrès, il se rendit à Vienne et de là à Rome. Il mourut le 7 janvier 1830 (Dictionary of National Biography, t. XXXII, p. 278).—Le portrait de M. de Metternich peint à Aix est aujourd'hui à Windsor. Une copie en a été exécutée à Vienne pour la famille du prince, qui la possède encore. Une reproduction de ce tableau, gravée par Unger, se trouve en tête du t. I des Mémoires du prince de Metternich.
[163] Frédéric-Guillaume III, né à Potsdam le 3 août 1770, roi de Prusse depuis la mort de son père, Frédéric-Guillaume II, le 16 novembre 1797, mourut le 7 juin 1840 (Almanach de Gotha, 1841).
[164] François Ier, empereur d'Autriche, roi de Hongrie et de Bohême, de la Lombardie et de Venise. Né le 12 février 1768 à Florence, succéda à son père Léopold II dans les États de sa maison le 1er mars 1792. Couronné roi de Hongrie le 6 juin, élu empereur d'Allemagne le 7 juillet 1792, couronné le 14, se déclara empereur héréditaire d'Autriche le 11 août 1804 et se démit de la dignité d'empereur romain le 6 août 1806. Mourut le 2 mars 1835 (Almanach de Gotha, 1819, 1830, 1836).
[165] Alexandre Ier Paulovitch, né 12/23 décembre 1777, succède à son père Paul Ier le 13/24 mars 1801, meurt le 19 novembre/1er décembre 1825 à Taganrog (Almanach de Gotha, 1819, 1826.)
[166] Capo d'Istria (Jean-Antoine, comte), né à Corfou en 1776. Entré au service de la Russie en janvier 1809, il devint secrétaire d'État de l'empire russe (novembre 1815) et dirigea jusqu'en 1822 le département des affaires étrangères conjointement avec Nesselrode. Était en 1818 l'un des plénipotentiaires russes au Congrès d'Aix-la-Chapelle et habitait avec Nesselrode, chez M. Wildenstein, rue du Pont, no 11. Après sa démission (1822), Capo d'Istria se retira à Genève d'où il prit une part active à l'organisation du soulèvement hellénique. Élu président pour sept années par l'assemblée nationale grecque de Trézène, le 2/14 avril 1827, il fut assassiné le 27 septembre/9 octobre 1831 (Nouvelle Biographie générale) Didot, t. VIII, col. 594.—Archives du ministère des affaires étrangères. France, Mémoires et documents, vol. 337, fo 221. Liste des personnes qui composent la suite de S. M. l'empereur de Russie.
[167] Richelieu (Armand-Emmanuel-Sophie-Septimanie du Plessis, d'abord comte de Chinon, puis duc de Fronsac et duc de), né à Paris le 25 septembre 1766. Chargé d'une mission près la cour de Vienne (1790), il émigra et prit du service dans l'armée russe où il arriva au grade de général major. Gouverneur d'Odessa (1803), puis de toute la Nouvelle-Russie (1805), il rentra en France à la première Restauration. Président du conseil, ministre des affaires étrangères (26 septembre 1815-29 décembre 1818). De nouveau président du conseil, du 20 février 1820 au 14 décembre 1821. Membre de l'Académie française (21 mars 1816), mort à Paris le 17 mai 1822. Il fut le promoteur du Congrès d'Aix-la-Chapelle, qui lui permit de libérer la France de l'occupation étrangère. Pendant son séjour à Aix, il était logé rue Saint-Pierre, no 595 (R. Bonnet, Isographie des membres de l'Académie française, Paris, Noël Charavay, 1907, in-8o, p. 241.—Archives du ministère des affaires étrangères, France, Mémoires et documents, vol. 337, fo 213).
[168] Kozlovski (prince Pierre Borissovitch), né en décembre 1783, diplomate, bel esprit, lieutenant du royaume de Pologne, était en 1818 ministre de Russie à Turin. Mourut le 26 octobre 1840 (Wilhelm Dorow, Fürst Kozloffski, Leipzig, Ph. Reclam junior, in-12, 1846.—Georges Stendman, Liste alphabétique de noms de personnages russes pour un dictionnaire biographique russe, formant le t. LX du Recueil de la société impériale d'histoire de Russie (Sbornik Imperatorskavo Russkavo Istoritcheskavo Obchtchestva).—«Peu d'hommes réunissaient comme le prince K. autant de vivacité et d'intelligence dans le travail, jointes à une élocution pleine de feu et d'entraînement. Son instruction était profonde et variée, sa mémoire admirable.» (Comte A. de la Garde-Chambonas, Souvenirs du Congrès de Vienne, p. 247).
[169] Par cette expression qui revient plusieurs fois dans le cours de sa correspondance, le prince de Metternich désignait sans doute les membres des familles souveraines et quelques personnages de grande importance. Il rangeait, comme on le verra plus loin, les personnages secondaires dans des catégories numérotées 2, 3, 4...
[170] «Le prince de Metternich à l'empereur François.—Aix-la-Chapelle, 17 novembre. Sire, dans notre conférence d'aujourd'hui, le duc de Richelieu a fait un rapport sur les affaires d'Espagne, en ce qui concerne les colonies de cette puissance; ce rapport entraînera une discussion tellement importante que j'ai dû me rendre au vœu unanime de mes collègues et prendre part au débat. Dans tous les cas, il faudrait que je fusse de retour ici samedi prochain, c'est-à-dire le jour où le duc de Wellington assistera à la conférence. Je me suis donc décidé à partir pour Bruxelles samedi, le 21 de ce mois, au lieu de demain 18 novembre, après la clôture des conférences.» (Mémoires du prince de Metternich, t. III, p. 164).
[171] La lettre no 1 qui se termine quelques lignes plus bas.
[172] Journal des Débats du jeudi 26 novembre 1818.—«Aix-la-Chapelle, 21 novembre. M. le prince de Metternich part demain pour Bruxelles. M. de Floret l'a déjà précédé aujourd'hui: on ignore l'objet de ce voyage.»
[173] Pendant leur séjour à Aix, le comte et la comtesse de Lieven logeaient dans une maison de la rue de Cologne. L'empereur de Russie habitait l'ancien palais des préfets français, dans la même rue qui fut débaptisée en l'honneur de ce fait et devint la rue Alexandre (Archives du ministère des affaires étrangères. France, Mémoires et documents, vol. 337, fo 221. Liste des personnes qui composent la suite de S. M. l'empereur de Russie.—Moniteur universel du 27 septembre et du 28 octobre 1818).
[174] Nesselrode (Charles-Robert, comte de). Né à Francfort, 14 décembre 1780. Il était, depuis 1816, «secrétaire d'État dirigeant le département des affaires étrangères» conjointement avec Capo d'Istria. Il occupa ce poste jusqu'au moment où il donna sa démission, le 15 avril 1856, après la guerre de Crimée. Il mourut à Saint-Pétersbourg le 23 mars 1862 (Biographie générale (Didot), vol. XXXVII, col. 772).
[175] Cette lettre fut écrite à Bruxelles. M. et Mme de Lieven, partis le 18 novembre d'Aix-la-Chapelle, étaient arrivés le 19 à l'Hôtel Bellevue et séjournèrent dans la capitale des Pays-Bas jusqu'au 27. Metternich, arrivé le 23, en repartit le 28 (Lettres du 17 novembre, du 27 novembre, du 28 novembre.—Gazette d'Augsbourg, 1er décembre 1818, no 335, p. 1339; no 342, 8 décembre 1818, p. 1367.—Mémoires du prince de Metternich, t. III, p. 132.—Moniteur universel du lundi 30 novembre 1818, no 334, p. 1398; du jeudi 3 décembre 1818, no 337, p. 1410).
[176] Floret (Engelbert-Joseph, chevalier, puis baron de), conseiller de Cour à la chancellerie de Cour et d'État. Né à Vienne le 15 février 1776, mort dans la même ville le 1er février 1827. Il fit partie de l'ambassade extraordinaire envoyée à Londres en 1821 pour représenter l'empereur d'Autriche au couronnement du roi George IV. Très dévoué à M. de Metternich, qui l'appelait «le fidèle Floret», il accompagnait ce dernier dans tous ses déplacements. C'est à lui que les lettres de Mme de Lieven étaient adressées sous double enveloppe pour être remises au prince (Œttinger, Moniteur des dates.—Mémoires du prince de Metternich, t. III, p. 465).
[177] M. de Metternich alla avec Wellington visiter le champ de bataille de Waterloo, le 26 novembre (Voir plus loin, lettre du 27 novembre).
[178] Ce projet fut abandonné.
[179] Lettre sans date, vraisemblablement écrite dans la nuit du 26 au 27 novembre. Les Lieven quittèrent Bruxelles le 27 au matin.
[180] Ici reprend la série des envois numérotés, interrompue pendant le séjour commun du prince de Metternich et de la comtesse de Lieven à Bruxelles.
[181] A cette lettre est épinglée une coupure de journal où le passage ci-dessous est souligné au crayon rouge: «Royaume des Pays-Bas. De Bruxelles, le 26 novembre. Ce matin, vers 10 heures, le duc de Wellington est allé chercher S. A. le prince de Metternich et ils sont partis ensemble, avec une suite de trois voitures, pour aller visiter le célèbre champ de bataille de Waterloo, théâtre immortel de la valeur des armées alliées et du génie du grand capitaine qui les commandait.»
[182] Le 26 octobre, M. de Metternich et Mme de Lieven étaient allés, d'Aix-la-Chapelle, en excursion à Spa. C'est au cours de ce voyage que naquit leur sympathie réciproque (Voir lettre du 28 novembre).
[183] M. de Nesselrode.
[184] Le 26 octobre, le prince de Metternich, le comte et la comtesse de Lieven partaient d'Aix-la-Chapelle pour une excursion à Spa. Faisaient également partie du voyage: M. et Mme de Nesselrode, M. de Steigentesch, le comte Zichy, le comte de Lebzeltern, le prince de Hesse et M. de Floret. Les voyageurs passèrent à Spa la nuit du 26 au 27 et étaient de retour le 27 à 8 heures du soir à Aix. Il se pourrait que, contrairement à ce qui est dit dans cette lettre, cette excursion ait eu lieu les 25 et 26 octobre et non les 26 et 27. Dans une lettre à sa famille, datée du 27 octobre, le prince dit: «J'ai fait avant-hier une excursion à Spa, etc...». Si cette dernière lettre est bien datée, le prince, en écrivant à Mme de Lieven, se serait trompé d'un jour, ce qui est excusable à un mois d'intervalle. Noter cependant que dans le cours de sa correspondance, il revient plusieurs fois sur la date du 26 (Voir lettre précédente et Mémoires du prince de Metternich, t. III, p. 129).
[185] Le personnage désigné par cette initiale et dont il sera souvent question dans le cours de cette correspondance est Philippe Neumann, né à Vienne vers 1778. Il avait débuté dans la carrière diplomatique à Paris auprès du prince de Metternich. En 1818, il était secrétaire de l'ambassade d'Autriche à Londres. Il y devint ensuite conseiller, prit en 1824 une part importante aux négociations entre le Portugal et le Brésil et fut chargé d'une mission spéciale dans ce dernier pays en 1826. Il fut créé baron en 1830 et épousa Augusta Sommerset, fille de Henry, duc de Beaufort, dont il devint veuf le 15 juin 1850 (Wurzbach, Biographisches Lexikon des Kaiserthums Oesterreich, t. XX, p. 291.—Oettinger, Moniteur des Dates).—En marge d'une lettre de Mme de Lieven à Metternich, en date du 3 septembre 1819, interceptée par le gouvernement français et publiée par M. Ernest Daudet dans la Revue Hebdomadaire du 4 août 1899, une note de la police dit que «Neumann passe pour être le fils naturel du prince de Metternich». Or Neumann était né vers 1778 et Metternich en 1773.
[186] Peut-être Lady Castlereagh. Lord et Lady Castlereagh, venant d'Aix, étaient arrivés le 26 novembre à Bruxelles où ils étaient descendus à l'Hôtel Wellington. Ils y restèrent jusqu'au 1er décembre. Le 3 décembre ils arrivaient à Paris à l'hôtel de la légation d'Angleterre, rue du Faubourg-Saint-Honoré (Moniteur universel du 1er décembre 1818, no 335, p. 1401 et du 5 décembre, no 339, p. 1420).—Le ménage Castlereagh était très uni (Mémoires de la comtesse de Boigne, t. II, p. 216).
[187] Ficquelmont (Charles-Louis, comte De), né à Dieuze (Lorraine) le 23 mars 1777. Servit d'abord la France dans le Royal-Allemand et entra en 1793 dans l'armée autrichienne où il parvint au grade de général de cavalerie. Ambassadeur d'Autriche à la Cour de Suède (septembre 1815-mai 1820), à Florence, à Naples, à Saint-Pétersbourg, enfin ministre d'État et chef de la section de la guerre au département des affaires étrangères (1840). Après la révolution de 1848, il reçut le ministère de la maison de l'Empereur et des affaires étrangères (18 mars 1848) qu'il occupa jusqu'à la retraite de Kolowrath. Il mourut à Vienne le 6 avril 1857 (Allgemeine Deutsche Biographie Leipzig Duncker und Humblot, 1875-1900, t. VII, p. 1).
[188] Le prince de Hardenberg (voir Mémoires du prince de Metternich, t. III, p. 132).—Hardenberg (Charles-Auguste, comte puis prince DE), né le 31 mars 1750 à Essenrode. D'abord ministre du Hanovre en Hollande, il passa au service du duc de Brunswick puis à celui du margrave d'Anspach et Bayreuth, enfin à celui de la Prusse. Chancelier après la retraite d'Haugwitz (1803), il dut abandonner ces fonctions le 24 avril 1806, mais les reprit le 6 juin 1810. Créé prince le 3 juin 1814, mort à Gênes le 26 novembre 1822 (Allgemeine Deutsche Biographie, t. X, p. 572).
[189] Madame de Lieven était née le 17 décembre 1785 à Riga, c'est-à-dire douze ans, sept mois et deux jours après le prince de Metternich.
[190] Au moment de la naissance du prince Clément de Metternich, son père n'était pas encore ministre de l'Empereur. Il ne fut envoyé en cette qualité auprès des Cours électorales de Trèves et de Cologne, que le 28 février 1774. En 1773, le comte Franz-Georg était, depuis 1768, au service de l'électeur de Trèves.
[191] Le père du prince de Metternich avait été, en 1791, nommé ministre plénipotentiaire près le gouvernement général des Pays-Bas autrichiens à Bruxelles. Le jeune Clément, depuis 1791, faisait ses études de droit à Mayence et il passait les vacances dans sa famille. Il dut interrompre ses études au milieu de l'année 1793 et revint à Bruxelles, qu'il quitta au printemps de 1794 pour faire un voyage en Angleterre (Mémoires du prince de Metternich, t. I, p. 13 et s.).
[192] Il s'agit probablement ici de Marie-Constance de Lamoignon, née à Paris le 14 février 1774, morte à Paris le 30 avril 1823, mariée le 30 avril 1788 à F. P. B. Nompar de Caumont, duc de la Force (19 novembre 1772-28 mars 1854) (De Brotonne, Les sénateurs du Consulat et de l'Empire. Paris, Charavay, 1895, in-8o, p. 237.—Voir Souvenirs et Fragments du marquis de Bouillé, t. II, p. 45).
[193] Metternich partit au commencement du printemps de 1794 avec le vicomte Desandroins, trésorier général du gouvernement des Pays-Bas, chargé d'une mission pour le gouvernement anglais, et revint au commencement de l'automne sur le continent (Mémoires du prince de Metternich, t. I, p. 16).
[194] D'après les Mémoires, t. I, p. 20, il partit pour Vienne au commencement d'octobre 1794.
[195] M. de Metternich épousa, le 27 septembre 1795, Marie-Éléonore, fille du prince Ernest de Kaunitz (Almanach de Gotha).
[196] Il fut nommé ministre plénipotentiaire près la Cour de la Saxe électorale à Dresde, le 5 février 1801 (Mémoires du prince de Metternich, t. VII, p. 646).
[197] Ministre plénipotentiaire auprès de la Cour de Prusse le 3 janvier 1803 (Mémoires du prince de Metternich, t. VII, p. 646).
[198] Cobenzel (Ludwig, comte DE), né à Bruxelles en 1753, mort à Vienne le 22 février 1808, ministre d'Autriche à Copenhague (1774), à Berlin (1777) et enfin à Saint-Pétersbourg (1779-1797). Plénipotentiaire au traité de Campo-Formio et au Congrès de Rastatt, ministre des affaires étrangères (1800), signe le traité de Lunéville. Démissionnaire de son portefeuille le 24 décembre 1805 (Allgemeine Deutsche Biographie, t. IV, p. 355).
[199] Nommé ambassadeur d'Autriche auprès de la Cour de Napoléon, le 18 mai 1806, il occupa ce poste jusqu'au 4 août 1809, date à laquelle il fut nommé ministre de conférence et d'État (En fait, il avait été reconduit à la frontière française quelques mois auparavant). Le 8 octobre 1809, il recevait le portefeuille du ministère de la maison impériale et des affaires étrangères (Mémoires du prince de Metternich, t. VII, p. 647).
[200] Le domaine du Johannisberg avait été donné par l'empire d'Autriche au prince de Metternich le 1er juillet 1816. Le château, situé au sommet d'une colline plantée de vignes célèbres, à 104 mètres au-dessus du cours du Rhin, près de Geisenheim, fut construit de 1757 à 1759 par Adalbert de Walderdorf, prince abbé de Fulda. Napoléon Ier en avait fait donation en 1807 au maréchal Kellermann.
[201] Richter (Jean-Paul), le grand écrivain allemand, né en 1763 à Wunsiedel (Franconie). Il publia en 1783 son premier ouvrage: Groenländische Processe que suivit Auswahl aus des Teufels Papieren. Enfin en 1795, son roman Hesperus lui assura la célébrité. Il mourut le 14 novembre 1825. Ses principaux ouvrages, outre ceux mentionnés ci-dessus, sont: Quintus Fixlein, 1796; Jubelsenior, 1797; Titan, 1800; Flegeljahre, 1804 (Allgemeine Deutsche Biographie, t. XXVIII, p. 467).
[202] Le souvenir est le seul paradis d'où nous ne puissions être chassés.—Nous donnons la disposition de cette phrase, évidemment en prose, telle qu'elle existe dans le texte de M. de Metternich.
[203] Le château d'Amorbach était la résidence des princes de Leiningen (Linange). Cette principauté appartenait, en 1818, à Charles-Frédéric-Guillaume-Emich, prince de Leiningen-Dachsburg-Hardenburg, né le 12 septembre 1804 du prince Emich-Charles et de Victoria-Mary-Louisa, quatrième fille de François-Frédéric-Antoine, duc de Saxe-Saalfeld-Cobourg. Depuis la mort de son père (4 juillet 1814), la régence était exercée par sa mère.
Celle-ci, née le 17 août 1786, avait épousé en secondes noces, le 29 mai 1818, Edouard-Auguste, duc de Kent and Strathern, quatrième fils de George III, roi d'Angleterre. C'est d'elle que parle Metternich dans la présente lettre.
De son second mariage, elle eut une fille unique qui fut la reine Victoria. Elle mourut à Frogmore, le 16 mars 1861.
Au moment du Congrès de 1818, le duc et la duchesse de Kent, venant de Bruxelles, étaient arrivés à Aix-la-Chapelle et descendus à l'hôtel de la Grande-Bretagne, le 3 octobre. Ils quittèrent Aix le 5 octobre pour se rendre, par Francfort, à Amorbach, où ils résidèrent jusqu'au printemps de 1819 (Dictionary of National Biography, vol. XXXI, p. 19.—Moniteur universel du 8 octobre 1818, no 281, p. 1189; du 10 octobre, no 283, p. 1198; du 11 octobre, no 284, p. 1201; du 13 octobre, no 286, p. 1210; du 19 octobre, no 292, p. 1233).
[204] Windischgraetz (Alfred-Candide-Ferdinand, comte puis prince de), né à Bruxelles le 11 mai 1787. Prit part à toutes les campagnes de l'armée autrichienne de 1804 à 1813. Feld-maréchal (17 octobre 1848). Ambassadeur à Berlin (1859), gouverneur de Mayence (1859) mort à Vienne le 21 mars 1862. Il avait été élevé au rang de prince le 24 mai 1804 et avait épousé le 16 juin 1817 Marie-Éléonore-Philippine-Louise de Schwarzenberg, née le 21 septembre 1796, qui fut tuée d'un coup de fusil le 12 juin 1848 pendant l'insurrection de Prague (Œttinger, Moniteur des dates.—Almanach de Gotha, 1848 et 1860).
Lœwenstein (Sophie-Louise-Wilhelmine, comtesse puis princesse DE), sœur du précédent, née le 20 juin 1784, épouse le 29 septembre 1799 Charles-Thomas-Albert-Louis-Joseph-Constantin, prince de Lœwenstein-Rochefort (18 juillet 1783-3 novembre 1849). Elle mourut le 17 juillet 1848 (Wurzbach, t. LVII, tableau généalogique de la maison de Windischgraetz.—Almanach de Gotha).
En dehors de la princesse de Lœwenstein, le prince de Windischgraetz avait deux autres sœurs:
1o Marie-Thérèse, née le 4 mai 1774, épouse, le 2 avril 1800, Ernest-Engelbert, duc d'Arenberg (25 mai 1777-20 novembre 1857), meurt à Vienne le 23 janvier 1841 (Œttinger, Moniteur des dates.—Wurzbach, t. LVII.—Almanach de Gotha).
2o Eulalie-Flora-Augusta, née le 28 mars 1786, morte le 26 juin 1821 (Almanach de Gotha.—Wurzbach, t. LVII).
Nous n'avons pu déterminer quelle fut celle de ces deux sœurs que M. de Metternich rencontra à Amorbach.
[205] George-Auguste-Frédéric, prince de Galles, duc de Cornwall et Rotsay, comte de Chester, né le 12 août 1762, déclaré régent pendant la démence de son père, le 5 février 1811, devint roi d'Angleterre sous le nom de George IV, le 29 janvier 1820 et mourut le 25 juin 1830 (Dictionary of National Biography, t. XXI, p. 192).—Mme de Lieven passait pour avoir été, avec tant d'autres, la maîtresse de ce prince.
[206] De la reine Victoria qui naquit, à Kensington-Palace, le 24 mai 1819.
[207] M. de Floret.
[208] Metternich à sa femme. Donauwerth, 6 décembre: «Bon Dieu! tout ce qui est mort chez nous! J'ai appris toutes ces catastrophes d'une manière qui serait plaisante, si elle portait sur un autre sujet. J'ai vu à Coblentz le comte d'Eltz,.. je lui demandai des nouvelles de Vienne; j'en avais manqué depuis plus de huit jours, car mes lettres m'attendaient à Francfort. «On a coupé la jambe à Jean Palffy, me dit-il, mais son frère est encore plus à plaindre, car il perd une partie de son corps après l'autre dans son voyage d'Italie.—C'est affreux, lui dis-je.—Oui, deux jours avant la mort du comte de Wallis.—Comment, il est mort?—On a enterré le comte de Kuefstein.—Comment! lui aussi!—Et l'on a administré le maréchal Colloredo; son frère, le maréchal Wenzel est à l'agonie.» Je l'ai prié de se taire, car il avait l'air de ne pas avoir tout dit.» (Mémoires du prince de Metternich, t. III, p. 133).
[209] Wallis (Joseph, comte DE), baron Carighmain, né à Prague, d'une famille irlandaise le 31 août 1767. Président de la cour d'appel de Prague (1805), gouverneur de la Moravie (1er janvier 1805), président de la Cour impériale (1810), ministre des finances la même année. Mort d'une attaque d'apoplexie, à Vienne, le 18 novembre 1818 (Allgemeine Deutsche Biographie, t. XL, p. 751.—Œttinger, Moniteur des dates).—«La réduction du papier monnaie au cinquième fut son ouvrage et froissa pour le moment toutes les fortunes: mais il est reconnu que le mal consistait dans la trop grande abondance de ces papiers. Il fallait nécessairement frapper ceux qui les tenaient en main...» (Moniteur universel du 5 décembre 1818, no 339, p. 1417).
[210] Burdett (Sir Francis), né en 1770, député au Parlement dès 1796 et de 1807 jusqu'à sa mort, qui eut lieu le 23 janvier 1844. Il fut le champion de la liberté de parole. Député radical, longtemps seul représentant de ce parti aux Communes, il faisait en 1818, et depuis son entrée à la Chambre, une opposition très vive aux cabinets qui se succédaient et en particulier à Lord Castlereagh (Dictionary of National Biography, vol. VII, p. 296.—Ch. Seignobos, Histoire politique de l'Europe contemporaine. Paris, Colin, 1897, in-8o, p. 28).
[211] Whitbread (Samuel), né en 1758. D'abord brasseur, son mariage en 1789 avec la sœur de Charles, depuis comte Grey, le fit entrer dans la vie politique et il fut élu, en 1790, au Parlement, où il siègea jusqu'à sa mort. Partisan de la paix avec la France, il fut l'adversaire de Pitt et de Castlereagh. Whitbread se suicida, en se coupant la gorge, le 6 juillet 1815 (Dictionary of National Biography, t. LXI, p. 25).
[212] Le prince de Metternich à sa fille Marie. Vienne, ce 17 décembre. «Maman vous mandera la plaisante erreur que j'ai commise à mon début, où je pris Léontine pour Herminie. Je lui ai demandé des nouvelles de sa jambe; elle m'a cru en démence. Elle était couchée dans sa nouvelle chambre, à la place de sa sœur; je l'ai trouvée inconcevablement grandie, mais n'importe. Les pensées fourchent quelquefois comme la langue, et l'on n'en sort plus» (Mémoires du prince de Metternich, t. III, p. 134).
[213] «Quoique le temps ne soit pas tout à fait propice, une grande partie de la population de notre ville était en mouvement ce matin pour voir arriver l'empereur Alexandre; Sa Majesté avait expressément recommandé le plus grand incognito. Mgr le prince héréditaire s'est rendu seul au-devant d'elle jusqu'aux barrières du Tabor... Notre souverain, qui était légèrement indisposé, a reçu S. M. l'empereur de Russie, dans l'intérieur des appartements, à la grande galerie qui aboutit à l'antichambre de la garde noble allemande.» (Moniteur universel du jeudi 24 décembre 1818, no 358. Correspondance de Vienne du 12 décembre, p. 1494).
[214] M. de Metternich fait probablement allusion à la princesse Léopoldine, femme du prince Maurice de Liechtenstein, dont Mme de Lieven était jalouse.
[215] Guillaume Ier, prince de Nassau-Orange, grand-duc de Luxembourg, né le 24 août 1772, se proclame prince souverain des Pays-Bas le 6 décembre 1813, roi des Pays-Bas le 16 mars 1815. Guillaume Ier abdiqua le 7 octobre 1840 en faveur de son fils Guillaume II et mourut le 12 décembre 1843 (Almanach de Gotha.—Biographie nationale publiée par l'Académie royale, Bruxelles, Braylant-Christophe, t. VIII, p. 511).—En 1793, le prince Clément de Metternich avait été nommé ministre d'Autriche à la Haye, auprès du stathouder Guillaume V, père du roi Guillaume Ier, mais la révolution ne lui avait pas permis de remplir ces fonctions.
[216] Stewart (Charles-William), né le 18 mai 1778, frère puîné de Lord Castlereagh. Suivit d'abord la carrière des armes, dans laquelle il parvint au grade de lieutenant-général, le 4 juin 1814. Sous-secrétaire d'État à la guerre de 1807 à 1808. Son frère le nomma, le 9 avril 1813, ministre d'Angleterre à Berlin. Le 27 août 1814, il fut désigné comme ambassadeur à Vienne et conserva ces fonctions jusqu'à l'arrivée de Canning au pouvoir en 1822. Créé baron le 1er juillet 1814, il devint marquis de Londonderry par la mort de son frère (12 août 1822). Il se maria deux fois, d'abord, le 8 août 1808, avec une fille du comte Darnley qu'il perdit le 8 février 1812, puis, le 3 avril 1819, avec Frances-Anne, fille de Sir Harry Vane-Tempest. Il mourut à Holderness House, Londres, le 6 mars 1854 (Dictionary of National Biography, t. LIV, p. 278.—Sir Archibald Alison, Lives of the Lord Castlereagh and Sir Charles Stewart).
[217] Golovkine (George Alexandrovitch), né en 1762, arrière-petit-fils de Gabriel Golovkine, chancelier de Pierre le Grand. Chambellan de l'empereur de Russie, sénateur président du département du commerce (1801). Il fut envoyé en 1805, à la tête d'un nombreux personnel, en ambassade auprès de l'empereur de Chine, mais il ne put parvenir jusqu'à Pékin. A la suite de cet échec, il resta plusieurs années sans recevoir de missions diplomatiques importantes. En 1818, il était conseiller privé et ministre de Russie à Stuttgart, lorsqu'il fut chargé d'une mission extraordinaire à Vienne, puis nommé ministre plénipotentiaire dans cette même ville. Il entra au Conseil de l'Empire en 1831 et mourut en 1846 (Comte Fédor Golovkine, La Cour et le Règne de Paul Ier, p. 50 à 65.—Recueil de la Société impériale de Russie, t. LX, Liste alphabétique de noms de personnages russes, etc., p. 165.—Ermerin, Annuaire de la noblesse russe, 1re année, 1889, p. 272.—A. Polovtsoff, Correspondance diplomatique des ambassadeurs de Russie en France et de France en Russie de 1815 à 1830, t. II, p. 882).—Mme du Montet (Souvenirs, p. 182) parle de lui en ces termes: «Le comte G. qui est allé jusqu'à la Grande Muraille de Chine et qui use avec infiniment d'esprit du privilège qu'ont les voyageurs qui reviennent de loin.»—Dolgoroukov (Mémoires, t. I, p. 116) le traite de «grand hâbleur».
[218] Au sujet des projets de M. de Metternich pour faire nommer M. de Lieven ambassadeur à Vienne, voir Conclusion.
[219] Le comte de Wallis, ministre des finances, qui venait de mourir (voir p. 55), avait déjà dû réduire au cinquième la circulation du papier-monnaie (lettres patentes du 29 octobre 1816).
En 1816, M. de Metternich avait été nommé président d'une commission consultative, composée d'hommes compétents pour mettre fin aux inconvénients résultant du système financier suivi jusqu'alors (Mémoires du prince de Metternich, t. III, p. 12).
[220] Le prince de Metternich à sa femme. Aix-la-Chapelle. Ce 10 octobre. «Je vous ai informé dernièrement de notre plan de voyage pour l'Italie. L'Empereur compte quitter Vienne entre le 10 et le 15 février. Il passera les derniers jours du carnaval à Venise; les quatre premières semaines du carême à Naples; la dernière quinzaine et la semaine de Pâques à Rome; trois semaines en Toscane; trois dans la Lombardie; ce qui le ramènera à Vienne vers la mi-juillet.» (Mémoires du prince de Metternich, t. III, p. 127).
[221] C'est-à-dire l'ordre concernant les déplacements de l'Empereur pendant l'année 1819.
[222] Le Tsar et Metternich s'étaient brouillés pendant le Congrès de Vienne. Par la Convention de Kalisch, Alexandre et le roi de Prusse avaient décidé entre eux la création d'un royaume de Pologne et l'attribution du royaume de Saxe à la Prusse. L'Autriche s'opposa vivement à cette dernière annexion. L'empereur de Russie en ressentit un violent dépit contre le prince de Metternich, qu'il voulut un instant provoquer en duel (Mémoires du prince de Metternich, t. I, p. 206 et 325 et t. III, p. 126).
[223] Moniteur universel du jeudi 31 décembre 1818, no 365, p. 1517. «Vienne, 16 décembre.—La nouvelle de la mort du grand-duc de Bade, arrivée ici samedi, a beaucoup affligé l'empereur Alexandre. Ce monarque ne parut pas au théâtre dimanche, comme il se l'était proposé. Il dîna ce jour-là avec la famille impériale; le prince de Metternich, le baron de Helzebrun, ministre d'Autriche en Russie, et le comte de Golowkin, ministre de Russie à Vienne, eurent l'honneur d'être admis au repas. L'Empereur ne s'est pas encore montré au public. Demain il y aura revue au Prater... L'empereur Alexandre se rendit hier dans la caserne du régiment d'infanterie qui porte son nom, le fit sortir et en passa la revue.»
[224] Zichy (Marie-Wilhelmine, dite Molly, Ferraris, comtesse), née le 3 septembre 1780, morte le 25 janvier 1866. Elle avait épousé, le 6 mai 1799, le comte François Zichy (25 juin 1777-6 octobre 1839) dont elle eut onze enfants. L'une de ses filles, Mélanie, fut la troisième femme du prince de Metternich, qui l'épousa le 30 janvier 1831 (Strobl von Ravelsberg, Metternich und seine Zeit, t. I, p. 48, tableau généalogique de la maison de Zichy.—Œttinger, Moniteur des dates).
[225] Stuart (Sir Charles), né le 2 janvier 1779. Chargé d'affaires adjoint d'Angleterre à Madrid (1808). Envoyé en Portugal, il y fut créé comte de Machico et marquis d'Angra en 1810. Ministre à la Haye (1815-1816), ambassadeur à Paris (1816-1830), à Saint-Pétersbourg (1841-1845). Créé baron Stuart de Rothesay, le 22 janvier 1828, il mourut le 6 novembre 1845 (Dictionary of National Biography, t. LV, p. 75).
[226] Très probablement Wellington.—Wellington (Arthur Wellesley, premier duc DE), le vainqueur de Waterloo, né à Dublin le 29 avril 1769. De juillet 1815 au 21 novembre 1818, il fut commandant en chef des armées d'occupation en France. Il était l'un des plénipotentiaires anglais au Congrès d'Aix-la-Chapelle. Il entra au cabinet comme commandant général de l'artillerie le 26 décembre 1818. Après avoir été premier ministre puis secrétaire des affaires étrangères dans les deux cabinets Peel, il mourut le 14 septembre 1852 à Walmer-Castle (Dictionary of National Biography, t. LX, p. 170).—Wellington se trouvait à Paris en même temps que Mme de Lieven. Il rentra à Londres le 21 décembre 1818 (Moniteur universel du lundi 28 décembre 1818, no 362, p. 1506).
[227] Wellington venait de quitter sa position de commandant de l'armée d'occupation en France. Il allait être nommé à Londres commandant général de l'artillerie.
[228] Le prince de Metternich avait formé le projet d'aller passer quelques jours à Paris en quittant Bruxelles. Il y aurait retrouvé Mme de Lieven. Le voyage de l'empereur Alexandre à Vienne et la nécessité pour le prince d'être présent dans cette ville pendant le séjour du Tsar empêchèrent ce projet d'aboutir. Metternich dut revenir directement en Autriche. A sa femme, dans une lettre du 11 novembre, écrite à Aix, il donne une autre explication de l'abandon du voyage à Paris: «Je ne pourrais y rester que quatre ou cinq jours, qui seraient pris entre tous les princes et ministres, et je ne trouve pas qu'il y ait un motif raisonnable pour aller s'embarquer de gaieté de cœur dans une pareille galère.» (Mémoires, t. III, p. 130).—Il ne pouvait évidemment dire cette dernière phrase à Mme de Lieven.
[229] Dans les derniers jours de décembre, M. et Mme de Lieven quittèrent Paris et la France pour revenir en Angleterre.
[230] Jersey (Sarah-Sophia Fane, comtesse DE), née en 1783, fille aînée de John Fane, comte de Westmoreland. Elle épousa, à Gretna Green, le 23 mai 1804, George Child-Villiers, Ve comte de Jersey et VIIIe vicomte Grandison (19 août 1773-3 octobre 1839). Lady Jersey mourut en 1867. Cette charmante femme exerça une influence considérable sur la société et le monde politique de Londres. Elle fut, sur ce terrain, la rivale de Mme de Lieven. Son salon était surtout fréquenté par les tories. Elle offrit un asile à Lord Byron, à Middleton Park en 1814-1815 (Dictionary of national Biography, t. LVIII, p. 346).
[231] Auersperg (Gabrielle-Marie, princesse D'), née le 19 juillet 1793, fille de François-Joseph-Maximilien-Ferdinand de Lobkowitz, épouse, le 23 septembre 1811, Vincent, prince d'Auersperg (9 juin 1790-16 février 1812), morte à Vienne le 11 mai 1863 (Almanach de Gotha, 1820, 1849 et 1868.—Wurzbach, Biographisches Lexikon des Kaiserthums Oesterreich, t. XV, tableau généalogique.—Œttinger, Moniteur des dates).
[232] Ouvaroff (Fédor Petrovitch, comte), né le 11 avril 1773 (vieux style). Général de cavalerie, aide de camp général de l'empereur de Russie, membre du conseil de l'Empire et chef du corps des chevaliers-gardes. Mort en décembre 1824.—Ouvaroff était arrivé à Vienne le 10 décembre 1818, précédant de deux jours l'empereur Alexandre (Recueil de la Société impériale d'histoire de Russie, t. LXII, p. 369.—Moniteur universel du 23 décembre 1818, no 357, p. 1489).
[233] Ce détail permet de penser que Lady C. est Lady Castlereagh qui était toujours entourée de chiens. Mme de Boigne dit qu'elle avait un goût très vif pour les bijoux: «Toutefois, il était dominé par celui de la campagne, des fleurs, des oiseaux, des chiens et des animaux de toute espèce... Parmi tous ses chiens, elle possédait un bull-dog. Il se jeta un jour sur un petit épagneul qu'il s'apprêtait à étrangler lorsque Lord Castlereagh interposa sa médiation. Il fut cruellement mordu à la jambe et surtout à la main. Il fallut du secours pour faire lâcher prise au bull-dog, qui écumait de colère. Lady Castlereagh survint; son premier soin fut de caresser le chien, de le calmer. Les bruits de rage ne tardèrent pas à circuler; elle n'eut jamais l'air de les avoir entendus. Le bull-dog ne quittait pas la chambre où Lord Castlereagh était horriblement souffrant de douleurs qui attaquèrent ses nerfs... Ce n'est qu'au bout de quatre mois, quand Lord Castlereagh fut complètement guéri, que, d'elle-même, elle se débarrassa du chien, que jusque-là elle avait comblé de soins et de caresses» (Mémoires de Mme de Boigne, t. II, p. 215 et 217).
[234] Binder von Kriegelstein.—Il y avait trois frères de ce nom, tous diplomates: 1o Charles, né le 22 juin 1772, conseiller aulique et d'ambassade, mort le 27 avril 1855; 2o François, né le 3 octobre 1774, ministre à Dresde, Copenhague (1810), Stuttgart (1812), la Haye, Turin, Lisbonne, Berne, mort à Vienne le 8 janvier 1855; 3o Frédéric, né le 12 novembre 1775, décédé le 17 mai 1836 (Œttinger, Moniteur des dates).
Tous les trois étaient fils du baron Antoine B. von K., mort le 17 septembre 1791, qui avait été ministre de l'Empereur à la Haye.
En 1818, le baron Frédéric était Conseiller de la Légation autrichienne à Paris (Moniteur universel du samedi 28 août 1817, no 242, p. 953), et c'est lui qui servait d'intermédiaire pour la correspondance de M. de Metternich et de Mme de Lieven (Voir Introduction, p. LXXI).
Le 10 novembre, l'un des trois frères était arrivé à Aix (Moniteur universel du mercredi 18 novembre 1818, no 322, p. 1349).
[235] Probablement le nom d'un chien de Lady Castlereagh.
[236] «Vienne, le 24 décembre.—L'empereur de Russie, après avoir passé dix jours ici, est parti hier à 3 heures et demie du matin, pour retourner par Brünn, Olmütz, Teschen, dans ses États. Son départ a eu lieu incognito comme son arrivée» (Moniteur universel du mardi 5 janvier 1819, no 5, p. 17).
[237] Charles-Louis-Frédéric, né à Carlsruhe le 8 juin 1786, épousa le 8 avril 1806 Stéphanie-Louise-Adrienne de Beauharnais, cousine de l'impératrice Joséphine, devint grand-duc de Bade à la mort de son grand-père, Charles-Frédéric, le 11 juin 1811. Le Congrès d'Aix-la-Chapelle lui assura l'intégrité de son grand-duché, dont une partie du territoire était convoitée par l'Autriche et la Bavière. Il mourut le 8 décembre 1818 à Rastatt (Allgemeine Deutsche Biographie, vol. XV, p. 248.—Almanach de Gotha, 1819).
[238] «Vienne, 24 décembre—... Ce monarque avait demandé expressément qu'on ne fit aucuns préparatifs pour sa réception et que son séjour ne fût point marqué par des fêtes. Sa Majesté a passé la plus grande partie de son temps dans le cercle de la famille impériale; elle a assisté avec quelques-uns des principaux membres de cette famille à des soirées données par la haute noblesse et où il ne s'est trouvé qu'une société choisie et peu nombreuse. La seule fête qui ait eu lieu, et dans laquelle la cour ait déployé toute sa magnificence, a été donnée le 19. Il y eut grande réunion à la cour, spectacle, bal et souper» (Moniteur universel du mardi 5 janvier 1819, no 5, p. 17).
[239] Tchernycheff (d'après l'orthographe polonaise: Czernycheff) (Alexandre Ivanovitch, comte, puis prince), né le 30 décembre 1786, général de cavalerie, aide de camp général de l'empereur de Russie, ministre de la guerre (1828), président du conseil de l'Empire (1848). Créé comte le 22 août 1826 et prince le 16 avril 1841. Mort à Castellamare près Naples le 20 juin 1857.—En 1818, Tchernycheff était arrivé à Vienne le 9 décembre, en qualité d'adjudant-général de l'Empereur (Ermerin, Annuaire de la noblesse russe, 1re année, 1889, p. 291.—Recueil de la Société impériale de Russie, vol. LXII, p. 422.—Oettinger, Moniteur des Dates.—Moniteur universel du 23 décembre 1818, no 357, p. 1489).
[240] La villa Metternich était située à Vienne dans le district de Landstrass, sur la rive droite de la Wien et du canal du Danube. Son entrée était sur le Rennweg (aujourd'hui, no 27). Le parc a été converti en un quartier neuf. Le prince de Metternich habitait le palais de la Chancellerie (Hofburg).
[241] Le prince de Metternich à sa femme, 29 juin 1817 (Florence): «J'ai acheté deux jolies choses: une charmante copie de la Vénus de Canova et un énorme vase d'albâtre d'un bon marché ridicule.»—Le prince de Metternich à sa fille Marie. Florence, ce 3 juillet 1817: «Je viens de commander à Rome deux bas-reliefs de Thorvaldsen. Je les ferai incruster dans les deux panneaux du fond du petit salon à la villa, que je mettrai en stuc. Je vous réponds qu'on viendra les voir.» (Mémoires du prince de Metternich, t. III, p. 22 et 34).
Thorvaldsen (Bertel), né à Copenhague le 19 novembre 1770, sculpteur célèbre qui passa une grande partie de sa vie en Italie. Il mourut dans sa ville natale le 24 mars 1844. Parmi ses œuvres: le tombeau de Pie VII à Saint-Pierre de Rome, le monument de Gutemberg à Mayence, le Lion de Lucerne (Biographie générale (Didot), t. XLV, p. 248).
[242] Car notre âme est la même.
[243] P. 83: «Ma bonne amie, pourquoi faut-il que je te dise des bêtises quand je t'écris, etc.»
[245] Pfeffel von Kriegelstein (Christian-Hubert, baron de), né à Strasbourg le 4 avril 1765. Ministre de Bavière à Dresde, puis à Londres (1814), à Francfort (1824) et enfin à Paris, où il mourut le 12 décembre 1834 (Allgemeine Deutsche Biographie, t. XXV, p. 614.—Œttinger, Moniteur des dates.—Moniteur universel du lundi 9 février 1835, no 40, p. 280).—«Vienne, 16 décembre (1818). M. de Pfeffel, ministre plénipotentiaire de Bavière à la cour de Londres et M. le baron de Cetto, sont arrivés ici avant hier de Munich. On les croit chargés d'une mission de leur cour relativement aux bases posées dans les conférences d'Aix-la-Chapelle pour les arrangements avec la cour de Bade.» (Moniteur universel du samedi 2 janvier 1819, no 2, p. 5).
[246] Il s'agit d'un ambassadeur extraordinaire envoyé par le chah de Perse auprès des cours européennes. Il sera parlé plus tard longuement de lui. Cet ambassadeur était parti le 21 novembre de Constantinople pour Vienne.
[247] Probablement Wellington, voir p. 70.
[248] Probablement Wellington, voir p. 70 et 90.
[249] Lebzeltern (Louis, comte de), né le 20 octobre 1774 à Lisbonne, où son père était ambassadeur d'Autriche, et où il commença sa carrière diplomatique. Il fut ensuite secrétaire d'ambassade à Rome et plus tard ambassadeur à Saint-Pétersbourg. Il dut quitter ce poste à la suite de la disgrâce de son beau-frère, le prince Troubetzkoï, qui avait pris part à la conspiration ourdie à l'avènement de Nicolas Ier. Il fut envoyé alors comme ambassadeur à Naples. Élevé au rang de comte en 1823, il mourut le 18 janvier 1854 (Wurzbach, Biographisches Lexikon des Kaiserthums OEsterreich, t. XIV, p. 280).
[250] La duchesse de Sagan.—Voir lettre du 5 janvier 1819.
[251] Esterhazy de Galantha (Paul-Antoine, prince), né le 10 mars 1786, fils aîné du prince Nicolas et de la princesse Marie de Liechtenstein. Secrétaire de légation à Londres (10 mai 1806), puis à Paris pendant l'ambassade du prince de Metternich. Ministre d'Autriche à Dresde (1810-novembre 1813). Ambassadeur d'Autriche à Londres (28 août 1815), il jouit dans ce poste de la pleine confiance de George IV. Il resta à Londres jusqu'en 1842. Ministre dans le premier ministère hongrois (1848), il donna sa démission au mois d'août de la même année. En 1856, il fut envoyé à Moscou comme ambassadeur extraordinaire pour assister au couronnement de l'Empereur. Criblé de dettes, bien qu'il fût le chef de la famille la plus riche en propriétés foncières de l'Autriche, devant plus de 24 millions, il fut déclaré insolvable et mourut à Ratisbonne le 21 mai 1866.
Il avait épousé, le 18 juin 1812, Marie-Thérèse, princesse de Thurn et Taxis, née le 6 juillet 1794, morte en 1876, nièce de la reine Louise de Prusse et de la reine Frédérique de Hanovre. Ce mariage le faisait allié de la famille royale d'Angleterre (Allgemeine Deutsche Biographie, t. VI, p. 388.—Wurzbach, Biographisches Lexikon des Kaiserthums Œsterreich, t. IV, p.105 (beaucoup de dates fausses).—Œttinger, Moniteur des dates.—Strobl von Ravelsberg, Metternich und seine Zeit, p. 166 et 200).
[252] Schœnfeld (Louis, comte de), chambellan de l'empereur d'Autriche, accompagna ce souverain au Congrès d'Aix-la-Chapelle, à la suite duquel il alla à Paris (Mémoires du prince de Metternich, t. III, p. 155).—Il mourut le 19 août 1826.
[253] La comtesse Joseph Esterhazy, fille aînée du prince de Metternich.
[254] «Vienne, 6 janvier.—Lord Stewart, ambassadeur d'Angleterre, est parti pour Londres, où il veut assister aux débats du procès qui s'est élevé relativement à son mariage avec miss Vane-Tempest. On ne doute pas que le jugement ne soit favorable à Son Excellence, qui reviendra aussitôt à son poste.» (Moniteur universel du lundi 18 janvier 1819, no 18, p. 69).
Ch. Stewart avait rencontré en Angleterre, l'été précédent, Frances-Anne Vane-Tempest, alors âgée de dix-neuf ans, qui était non seulement l'une des plus riches héritières, mais aussi l'une des plus jolies jeunes filles de la société de Londres. Elle était encore à ce moment pupille de la Cour de Chancellerie (a ward in Chancery). Comme Ch. Stewart n'avait qu'une fortune de cadet et les appointements de ses fonctions d'ambassadeur, la tutrice donnée à miss Vane par la Cour de Chancellerie s'opposa d'abord au mariage. La question dut être tranchée par la Chambre des Lords (Sir Archibald Alison, Lives of Lord Castlereagh and Sir Charles Stewart, t. III, p. 213).
[255] Intaille, pierre dure gravée en creux.—Soufre, moulage en soufre.
[256] Pichler (Luigi), graveur sur pierres et médailles, né à Rome en 1773, originaire du Tyrol, étudia à Rome et s'y établit. En 1808, il vint à Vienne et fut présenté à l'empereur François. En 1818, Metternich l'y appela de nouveau comme professeur à l'Académie, avec mission de reproduire en spath-fluor les plus belles gemmes du cabinet impérial. Il mourut à Rome le 13 mars 1854 (Allgemeine Deutsche Biographie, t. XXVI, p. 105).
[258] Stewart portait cependant à Londres la lettre no 10, mais probablement à son insu. Cette missive devait être comprise dans un paquet adressé à Neumann.
[259] Sagan (Catherine-Frédérique-Wilhelmine de Biren, princesse de Courlande, duchesse DE), fille de Pierre, dernier duc de Courlande de la maison de Biren, et de sa femme, née de Medem. Elle était née le 8 février 1781 et épousa successivement:
1o le 23 juin 1800, Jules-Armand-Louis, prince de Rohan-Guéménée, général-major autrichien, né le 20 octobre 1768, mort à Prague le 13 janvier 1836. Elle divorça le 7 mars 1805.
2o le 5 mai 1805, le prince Vassili Serguéïévitch Troubetzkoï, membre du conseil de l'Empire, né le 25 mars 1776, mort à Saint-Pétersbourg en 1841. Divorce prononcé en 1806.
3o le 17 juillet 1819, Charles-Rodolphe, comte de Schulenburg-Vitzenburg, lieutenant-colonel autrichien, né le 2 janvier 1788, mort après 1852.
La duchesse de Sagan mourut sans enfants le 29 novembre 1839. Son titre passa à la maison de Talleyrand-Périgord, par suite du mariage de sa sœur Dorothée (1793-1862) avec le comte Edmond de Talleyrand-Périgord (1787-1872), neveu du prince de Bénévent, devenu duc de Dino en 1827 (Œttinger, Moniteur des dates.—Strobl von Ravelsberg, t. I, p. 314).
[260] Esterhazy.
[261] Au Congrès de Vienne: «Par son esprit supérieur, il n'eût dépendu que de cette femme remarquable d'exercer une grande influence sur les affaires sérieuses: son jugement était une autorité; mais elle n'en abusait pas» (Comte A. de la Garde-Chambonas, Souvenirs du Congrès de Vienne, édition du Conte Fleury, p. 87).
[262] Metternich avait rompu avec la duchesse de Sagan en octobre 1814. Voir Introduction, p. XXVII, et Gentz, Tagebücher, t. I, p. 293.
[263] Ponsonby (John, baron, puis vicomte), né vers 1770, devint baron Ponsonby à la mort de son père (1806). Ministre à Buenos Ayres (1826), à Rio de Janeiro (1828), à Naples (1832), ambassadeur à Constantinople (1832-1837), à Vienne (1846-1850), créé vicomte Ponsonby en 1839, mort à Brighton, 21 février 1855. C'était un homme d'une beauté exceptionnelle. Il était le beau-frère de Lord Grey et il avait épousé le 13 janvier 1803 Élisabeth-Frances Villiers, cinquième fille de George, quatrième comte de Jersey, laquelle mourut à Londres le 14 avril 1866 sans enfants (Dictionary of National Biography, t. XLVI, p. 86).
[264] Bingham (George-Charles), troisième comte de Lucan, né à Londres, 16 avril 1800. Entra dans l'armée comme enseigne au 6e d'infanterie le 29 août 1816. Il permuta pour le 3e d'infanterie de la garde, le 24 décembre 1818, fut mis à la demi-solde le jour suivant, voyagea en Autriche et en Russie et fut réintégré comme lieutenant au 8e d'infanterie le 20 janvier 1820. Pendant la guerre de Crimée, il commanda la division de cavalerie anglaise et ordonna la charge de Balaklava (25 octobre 1854). Il fut nommé lieutenant-général en 1858, général en 1865, feld-maréchal en 1887 et mourut à Londres le 10 novembre 1888 (Dictionary of National Biography, Supplément, t. I, p. 196).
[265] Depuis 1817, à chaque renouvellement partiel de la Chambre des députés, le groupe libéral s'était trouvé accru en nombre et en puissance. Les gouvernements étrangers s'étaient inquiétés de ces succès et ils pesèrent sur Louis XVIII et sur Richelieu, pour les amener à prendre des mesures contre les libéraux. Le duc de Richelieu prépara la modification de la loi électorale, mais il ne fut pas suivi par quelques-uns de ses collègues, Decazes, Gouvion Saint-Cyr et Pasquier. Richelieu donna sa démission le 21 décembre 1818. D'abord chargé par le roi de reconstituer le ministère, il échoua dans cette tentative. Decazes fit donner la présidence du conseil au général Dessolle et prit pour lui le ministère de l'Intérieur. Le nouveau cabinet était constitué le 29 décembre 1818. Sa tendance était libérale.
[266] La chute du duc de Richelieu et son remplacement par le comte Decazes, au moment où le premier s'apprêtait à faire modifier la loi électorale à laquelle on imputait les succès des libéraux, avait vivement irrité le prince de Metternich. Plusieurs fois, dans la suite de sa correspondance avec Mme de Lieven, il reviendra sur les «affaires de France».
Malgré la rancune que le prince conservait à M. Decazes, ce mot d'aventurier ne peut désigner cet homme d'État, rien dans la vie de ce dernier ne pouvant donner prise à une appellation de ce genre. D'autre part, l'estime professée par le futur chancelier pour M. de Richelieu rend bien invraisemblable l'application de ce terme à ce ministre, encore que sa carrière mouvementée soit plus susceptible de l'expliquer.
Nous pensons donc que, par ce mot d'aventurier, M. de Metternich voulait désigner Pozzo di Borgo, alors ministre de Russie à Paris, ce qui ferait comprendre le soin mis à ne pas prononcer son nom dans une lettre destinée à l'ambassadrice de Russie à Londres.
Pozzo avait pris une part active aux incidents de la crise ministérielle française. Il a raconté lui-même son rôle dans une dépêche au comte de Nesselrode, du 20 décembre 1818/1er janvier 1819, récemment publiée dans le t. III de l'ouvrage de M. A. Polovtsoff: Correspondance diplomatique des ambassadeurs et ministres de France en Russie et de Russie en France (dépêche no 734, p. 1).
Nous renvoyons le lecteur à cette importante dépêche pour les détails du rôle de Pozzo. Encore que ce rôle se fût exercé dans un sens hostile à M. Decazes, M. de Metternich pouvait en vouloir à son acteur de son intervention maladroite.
Dans une lettre du 21 février à Mme de Lieven, le prince dit: «L'aventurier a creusé un abîme sous les pas de ceux qu'il voulait servir de la meilleure foi du monde. C'est lui en grande partie qui a mené les choses là où elles en sont.»
Dans une autre lettre (voir le no 13), M. de Metternich avait déjà dit, parlant de Pozzo: «Le terrain de Paris qu'il a tant contribué de gâter, lui paraît intenable à la longue.»
Enfin, dans une lettre à Gentz, du 16 août 1825, publiée dans ses Mémoires, t. IV, p. 195, le prince applique directement ce même nom d'aventurier à Pozzo: «Il y a des années que j'ai jugé Pozzo comme vous le faites. Il y a dans ma nature quelque chose qui me fait aller tout droit à certains hommes, comme la piste conduit le chien de chasse au gibier. A peine les ai-je flairés, qu'ils s'éloignent de moi, et dès lors il n'y a plus de rapprochement possible entre nous. Ces hommes sont plus ou moins des aventuriers comme Pozzo, Capo d'Istria, Armfeldt, d'Antraigues, etc. Sans que je connaisse les gens de cette espèce, ma nature se soulève contre eux.»
Ce n'est pas la carrière de Pozzo, né Corse, mais successivement au service de la France et de la Russie, qui peut contredire M. de Metternich.
Il est donc probable, selon nous, que dans la présente lettre, le mot aventurier désigne Pozzo di Borgo.
[267] Moniteur universel des samedi 26 et dimanche 27 décembre 1818, nos 360 et 361, p. 1501: «Londres, le 21 décembre.—Lord et Lady Castlereagh et leur suite (venant de Paris) ont débarqué à Douvres samedi soir. La batterie les a salués de vingt et un coups de canon. Sa Seigneurie s'était embarquée à Calais dans l'après-midi de jeudi dernier et elle était arrivée devant Douvres dans la même soirée; mais le temps était si mauvais qu'on ne put débarquer. Le bâtiment fut chassé dans la Manche jusqu'au-dessous de Brighton; et ce ne fut que samedi à 2 heures qu'il revint en vue de Douvres, totalement démâté. Plusieurs canots sortirent et le touèrent jusque dans le port.»
Moniteur universel du dimanche 3 janvier 1819, no 3, p. 10. «Londres, le 29 décembre... Après les cinq ou six premières heures de la tempête, Lord Castlereagh se trouva trop affecté par le mouvement du vaisseau pour rester sur le pont dans sa voiture avec son épouse; il descendit dans la cabine. Mais Lady Castlereagh ne voulut jamais quitter le pont, quoique les vagues vinssent à chaque instant se briser sur sa voiture.»
[268] Caraman (Victor-Louis-Charles de Riquet, comte, puis marquis, puis duc DE), ambassadeur de France à Vienne. Né à Paris le 24 décembre 1762. Cadet au régiment d'Aunis-Infanterie (1er avril 1778); enseigne surnuméraire au régiment des gardes françaises (21 mars 1779); rang de capitaine dans Royal-Lorraine-Cavalerie (24 juin 1780), dans Noailles-Dragons (28 mai 1783); capitaine de remplacement (10 juin 1785); major en second au régiment de Picardie (1er avril 1788). Émigré en août 1791. Attaché avec le grade de major à la suite du roi de Prusse pendant les campagnes de 1792 et 1793. Major au service anglais (régiment de Salm-Kyrburg-Hussards), du 25 avril 1794 au 24 décembre 1795. Reprend du service en Prusse comme colonel de cavalerie en 1797. Nommé colonel de cavalerie par Louis XVIII le 15 avril 1800 pour prendre rang du 30 janvier 1798. Rentre en France en 1802, mais est arrêté à Paris et enfermé au Temple, puis à Ivrée, en Piémont, où il reste cinq ans. A sa libération, donne sa démission de colonel (1807). Maréchal de camp pour tenir rang du 13 août 1814; maréchal de camp titulaire le 1er juillet 1815. Retraité le 22 novembre 1820. Nommé au grade honorifique de lieutenant-général le 13 décembre 1820. Ministre à Berlin (1814), ambassadeur à Vienne (1815-1828), assiste aux Congrès d'Aix-la-Chapelle, de Troppau, etc. Il mourut le 25 décembre 1839. Il avait épousé le 1er juillet 1785 Joséphine-Léopoldine-Ghislaine de Mérode-Westerloo (Archives administratives du ministère de la guerre).
«Vienne, le 6 janvier.—M. le marquis de Caraman, ambassadeur de Sa Majesté Très Chrétienne, est de retour en cette capitale depuis la fin de décembre. Son Excellence a rouvert son hôtel, le jour de l'an, par une fête où s'est trouvée réunie la plus haute et la plus brillante société de Vienne» (Moniteur universel du lundi 18 janvier 1819, no 18, p. 69).
[270] Moniteur universel du lundi 28 décembre 1818, no 362, p. 1506. «Londres le 22 décembre.—Londres a été hier enveloppé dans un épais brouillard, tel qu'on n'en avait pas vu depuis plusieurs années... De dessus les trottoirs, on n'apercevait pas les voitures qui roulaient au milieu du pavé... Dans les théâtres, les spectateurs apercevaient à peine les acteurs.»
[271] Hobhouse (John Cam), né à Redland près Bristol le 27 juin 1786. Il est connu surtout comme l'ami et l'exécuteur testamentaire de Lord Byron. En février 1819, il brigua, comme candidat radical, le siège de la chambre des Communes de Westminster, laissé vacant par la mort de Sir Samuel Romilly. Bien qu'appuyé par Sir Francis Burdett, il échoua par 3,861 voix contre 4,465 à son concurrent whig George Lamb, frère de Lord Melbourne. Il eut sa revanche en 1820 après la dissolution du Parlement et l'emporta sur Lamb par 446 voix. En 1832, il fut secrétaire pour la guerre, puis, en 1833, secrétaire pour l'Irlande, mais démissionna la même année.
Premier commissaire des bois et forêts lors du premier ministère Melbourne (juillet-novembre 1834), président du bureau de contrôle pour les Indes dans le second ministère Melbourne (29 avril 1835-septembre 1841), il reprit ce poste dans le premier cabinet de Lord John Russell (10 juillet 1846-février 1852). Créé baron Broughton de Gyfford, il mourut le 3 juin 1869 (Dictionary of National Biography, t. XXVII, p. 47).
[273] Le Concordat entre la Bavière et le Saint-Siège avait été signé en octobre 1817, mais, publié par le roi Maximilien Ier avec un édit analogue aux articles organiques de Napoléon, les difficultés qu'il aurait dû aplanir se prolongèrent jusque sous le règne de Louis Ier (1825-1848).
[274] «12 octobre.—Avant hier à midi, le prince Karadscha se trouvait encore à Bucharest; il assista à la cérémonie funèbre du feu ban Goulesko. Après avoir dîné dans son palais, il feignit de faire une promenade vers le faubourg Bayar, et exécuta par ce moyen le projet de fuite qu'il avait médité. Réuni à son épouse, son fils, ses filles et ses gendres, accompagné du ban d'Arguiropoulo et du postelnick Vlakontzky, et pourvu d'équipages de voyage, il prit la route de Cronstadt... Pour empêcher toute poursuite, il a fait rompre derrière lui les ponts, jetés çà et là sur les marais et rivières... On attribue la disparition subite du prince à ce qu'il venait de recevoir un ordre de se rendre à Constantinople. Le temps de son gouvernement, fixé à sept ans, n'était pas encore expiré.» (C. L. Lesur, Annuaire historique universel pour 1818, 2e édit., Paris, Thoisnier-Desplaces, 1825, in-8o, p. 554).
[275] Ruffo (le commandeur, puis prince Alvar), ministre du roi de Naples à Paris en 1797 et 1798. Il suivit son souverain en Sicile et, après avoir rempli une mission en Portugal, il fut nommé ambassadeur à Vienne. Il occupa ce poste jusqu'à sa mort, survenue le 1er août 1825. Il institua pour son exécuteur testamentaire le prince de Metternich avec lequel il était lié d'une étroite amitié (Nouvelle Biographie générale, t. XLII, p. 872.—Biographie universelle (Michaud), t. XXXVII, p. 55).
[276] Guilford (Frédéric North, Ve comte DE), né en 1766. Après avoir parcouru l'Espagne (1788), il voyagea dans les îles Ioniennes et s'y convertit à la religion grecque. Gouverneur de Ceylan (1798-1805). Lors de l'établissement du protectorat anglais sur les îles Ioniennes, North, devenu comte Guilford en 1817 par la mort de son frère aîné, se consacra au projet de fonder une Université ionienne. George IV, à son avènement au trône (1820), le nomma chancelier de l'Université projetée, mais celle-ci ne put s'ouvrir qu'en 1824 à Corfou. Guilford y résida plusieurs années et revint mourir en Angleterre le 14 octobre 1827 (Dictionary of National Biography, t. XLI, p. 164).
[277] Palmstjerna (Nils-Fredric, baron DE), né le 1er décembre 1788, officier suédois et diplomate. Nommé ministre de Suède à Vienne en 1818. Ministre à Saint-Pétersbourg (septembre 1820). Général-lieutenant en 1843. Mort après 1862 (Œttinger, Moniteur des dates.—Archives du ministère des affaires étrangères, Autriche, correspondance, vol. 400, fo 77 verso.—Moniteur universel du lundi 5 octobre 1820, no 1347).
[279] Académie impériale et royale des arts plastiques.—M. de Metternich en avait été nommé curateur en janvier 1811 (Mémoires du prince de Metternich, t. VII, p. 647).
[280] Au commencement de l'année russe.
[281] «M. le comte de Lieven, ambassadeur de Russie en Angleterre, qui s'était rendu à Aix-la-Chapelle, s'est embarqué le 27 décembre à Calais pour retourner à son poste» (Journal de Paris du samedi 2 janvier 1819, no 2, p. 1).
[282] Catherine Pavlovna, née le 21 mai 1789 à Saint-Pétersbourg, fille de Paul Ier, empereur de Russie. Mariée le 30 avril 1809, à Paul-Frédéric-Auguste, duc d'Oldenbourg, elle le perdit le 27 décembre 1812. Le 24 janvier 1816, elle épousa, à Saint-Pétersbourg, le prince royal de Würtemberg, devenu roi le 30 octobre 1816 sous le nom de Guillaume Ier (né le 27 septembre 1781, mort le 25 juin 1864). Elle mourut le 9 janvier 1819 à Stuttgart (Nouvelle biographie générale, t. IX, p. 191.—J. Merkle, Katharina Pawlowna, Königin von Würtemberg, Stuttgart, Kohlhammer, 1890, in-8o).
«Stuttgart, le 9 janvier.—Le coup le plus terrible du sort a frappé le roi et la famille royale par la mort inopinée de la reine, qui est décédée aujourd'hui, entre 8 et 9 heures du matin. Sa Majesté ayant eu, il y a peu de jours, une attaque légère de fièvre rhumatismale, il s'y joignit avant-hier un érésypèle du visage qui, s'étant jeté ce matin sur le cerveau, occasionna une attaque d'apoplexie qui termina la vie de notre jeune souveraine» (Moniteur universel du dimanche 17 janvier 1819, no 17, p. 65).
[283] D'une inflammation de la gorge et des poumons.—La comtesse de Lieven à son frère. 3/15 janvier 1819: «I have been in great danger from an inflammation of the throat and lungs» (Lionel G. Robinson, Letters of Dorothea, princess Lieven, during her residence in London, p. 37).—Les lettres de Mme de Lieven à son frère, écrites en français, ont été traduites en anglais par M. Robinson.
[284] Souza (Adélaïde Filleul, madame DE), née à Paris en 1761, épousa le 30 novembre 1779 Alexandre-Sébastien de Flahault de la Billarderie, maréchal de camp et enseigne des gardes du corps, qui mourut sur l'échafaud à Arras en 1794. Pendant ce mariage, elle fut la maîtresse de M. de Talleyrand, dont elle eut un fils, Charles-Joseph, né le 21 août 1785, qui fut le père du duc de Morny. Devenue veuve, Adélaïde Filleul épousa, à son retour d'émigration, le 17 octobre 1802, don José-Maria de Souza Botelho Mourao et Vasconcellos, né le 9 mars 1758 à Oporto, ministre de Portugal en Suède (1791), en Danemark (1795), puis à Paris (1802-1805), mort le 1er juin 1825. Mme de Souza mourut elle-même le 19 avril 1836. Elle est l'auteur de nombreux romans qui furent très goûtés au début du dix-neuvième siècle (Baron de Maricourt, Mme de Souza et sa famille. Paris, Émile Paul, 1907, in-8o).
[285] Radcliffe (Mme Anne), née Anna Ward, naquit à Londres le 9 juillet 1764, épousa à l'âge de vingt-trois ans William Radcliffe. Elle publia de nombreux romans qui eurent le même succès que ceux de Mme de Souza. Elle mourut le 7 février 1823 (Dictionary of National Biography, t. XLVII, p. 120).
[286] Louise-Marie-Thérèse, fille du duc Philippe de Parme, née le 9 décembre 1751. Elle avait épousé, le 4 septembre 1765, Charles IV, né le 11 novembre 1748, qui abdiqua le 19 mars 1808 en faveur de son fils Ferdinand VII. Elle mourut à Rome le 2 janvier 1819 (Almanach de Gotha, 1819.—Lesur, Annuaire historique, année 1819).—Elle était morte sept jours avant la reine de Würtemberg, du décès de laquelle M. de Metternich parlait le 13 (v. p. 136), mais la distance plus grande explique le retard de la nouvelle.
[287] Ces quatre reines sont:
1o Charlotte, reine d'Angleterre (Sophie-Charlotte de Mecklembourg-Strélitz), née le 19 mai 1744, épousa le 8 septembre 1761 George III, roi d'Angleterre. Morte le 17 novembre 1818 (Almanach de Gotha, 1819 et 1820).
2o Isabelle-Marie, reine d'Espagne (Isabelle-Marie-Françoise de Bragance), fille de Jean VI, roi de Portugal, née le 19 mai 1797. Elle avait épousé par procuration, le 4 septembre 1816, et en personne le 29 du même mois, Ferdinand VII, roi d'Espagne. Elle mourut le 26 décembre 1818.
3o Louise-Marie-Thérèse, reine d'Espagne, morte le 2 janvier 1819 (Voir ci-dessus, p. même page, note 287).
4o Catherine, reine de Würtemberg, morte le 9 janvier 1819.
[288] La comtesse Joseph Esterhazy, fille aînée du prince de Metternich, était alors à Paris.
[289] Ce portrait, commandé par le Prince Régent, devait être expédié à Londres pour être placé dans la galerie de Waterloo au château de Windsor.
[290] Lawrence termina ce tableau en Italie et l'envoya de Florence au prince de Metternich, qui le reçut cinq jours avant la mort de la princesse Clémentine (6 mai 1820). «Hier est arrivé de Florence le portrait que Lawrence a fait de Clémentine. J'étais décidé à ne pas ouvrir pendant des mois la caisse qui le contenait. Il faut pourtant que Clémentine en ait entendu parler pendant qu'elle était en léthargie. Le premier mot lucide qu'elle m'ait adressé, elle me l'a dit pour me prier de faire déballer le portrait et de le lui montrer. Je le lui fis apporter. Elle sourit à son image et dit: «Lawrence semble m'avoir peinte pour le ciel, puisqu'il m'a entourée de nuages.» Elle voulait qu'on plaçât le portrait à côté de son lit. Mais ce portrait eût été trop cruel pour nous; on ne peut pas mettre ainsi l'une à côté de l'autre la vie et la mort.» (Mémoires du prince de Metternich), t. III, p. 343. Le prince de Metternich à (sans nom de destinataire), 2 mai (1820).
[291] «Ce grand corps (Castlereagh), dansant une gigue et levant en cadence ses longues et maigres jambes, forme le spectacle le plus divertissant.» (Comte de La Garde-Chambonas, Souvenirs du Congrès de Vienne, p. 192).
[292] «La très maigre mais élégante princesse russe Lieven avait refusé de danser avec un mauvais valseur anglais en se servant de l'expression: je ne danse qu'avec mes compatriotes. Aussitôt parut une caricature: le corpulent prince Kosloffsky était représenté dansant avec l'invraisemblablement maigre princesse Lieven et, au-dessous, il y avait: la longitude et la latitude de Saint-Pétersbourg.» (Dorow, Fürst Kosloffsky, p. 12).
[293] Caroline-Amélie-Élisabeth de Brunswick-Wolfenbüttel. Née le 17 mai 1768, elle avait épousé, le 8 avril 1795, George-Auguste-Frédéric, prince de Galles, plus tard Prince Régent (10 janvier 1811), et enfin Roi d'Angleterre sous le nom de George IV (29 janvier 1820). Dès le début du mariage, la mésintelligence régna entre les deux époux. Lors du voyage que l'empereur de Russie, le roi de Prusse et M. de Metternich firent à Londres en 1814 (ce dernier y resta du 8 au 26 juin), la princesse fut exclue de la Cour et ne reçut pas la visite des souverains. Indignée de ce manque d'égards, elle quitta l'Angleterre le 9 août 1814 et vint mener une vie errante sur le continent, prenant pour amant son courrier, Bartolomeo Bergami. Lorsque son mari fût devenu roi d'Angleterre, elle revint à Londres le 6 juin 1820 et fut reçue triomphalement par le peuple. Mais George IV introduisit devant la Chambre des Lords une action en divorce qui surexcita violemment l'opinion publique. Elle mourut le 7 août 1821 (Dictionary of National Biography, t. IX, p. 150).
[294] Ville d'eaux thermales à 27 kilomètres de Vienne.
[295] Lord Castlereagh venait d'avoir une violente attaque de goutte: «Londres, 29 décembre.—Lord Castlereagh s'est trouvé tellement incommodé de la goutte pendant la journée d'hier qu'on a été obligé de le lever et de le coucher; à peine pouvait-il se remuer le moins du monde sans assistance... Le mauvais temps que Sa Seigneurie a éprouvé pendant sa longue traversée de Calais à Douvres a eu beaucoup d'influence sur sa santé... Le noble lord se proposait de partir vendredi de Londres pour North Cray. Mais malheureusement la goutte l'a pris jeudi» (Moniteur universel du dimanche 3 janvier 1819, no 3, p. 10).
«Londres, 31 décembre.—Lord Castlereagh, à ce que nous avons le plaisir d'apprendre, est beaucoup mieux aujourd'hui» (Moniteur universel du mardi 5 janvier 1819, no 5, p. 17).
[296] Dès leur arrivée au pouvoir, MM. Decazes, Gouvion Saint-Cyr et de Serre s'étaient occupés de remplacer les ultras de l'administration, de l'armée et de la magistrature. Le projet de modifications à la loi électorale était abandonné. De nombreux rappels d'exil étaient accordés, etc., etc.
[297] Trauttmansdorff-Weinsberg (Maria-Thaddäus, comte DE). Fils du comte Weichard-Joseph de Trauttmansdorff. Né à Gratz (Styrie) le 28 mai 1761, mort à Olmütz le 17 janvier 1819. Évêque de Königgraetz le 30 août 1794, archevêque d'Olmütz le 26 novembre 1811, cardinal-prêtre le 8 mars 1816 (Almanach de Gotha, 1819.—Œttinger, Moniteur des dates.—Almanach royal, 1819).
[298] Liechtenstein (Maurice-Joseph, prince DE), né à Vienne le 21 juillet 1775. Entré au service dans l'armée autrichienne en 1792, feld-maréchal lieutenant en 1808, il mourut le 24 mars 1819.
Il avait épousé, le 13 avril 1806, Léopoldine, fille du prince Nicolas Esterhazy et sœur du prince Paul, ambassadeur à Londres. Née le 31 janvier 1788, la princesse de Liechtenstein mourut le 6 septembre 1846 (Wurzbach, Biographisches Lexikon des Kaiserthums Oesterreich, t. XV, p. 168.—Strobl von Ravelsberg, Metternich und seine Zeit, t. II, p. 166).
M. Schwebel, chargé d'affaires de France, au ministre des affaires étrangères: «Vienne, 27 mars 1819... Le prince Maurice de Liechtenstein qui vient de mourir à l'âge de quarante-quatre ans, après une longue et douloureuse maladie, est généralement regretté. C'était un général distingué par sa bravoure et d'un noble caractère.» (Archives du ministère des Affaires étrangères, Autriche, Correspondance, vol. 400, fo 44 verso).
[299] La duchesse de Sagan, voir p. 110.
[300] Albemarle (William-Charles Keppel, IVe comte D'), né le 14 mai 1772, devint comte d'Albemarle à la mort de son père, le 13 octobre 1772 et mourut en 1849. Il avait épousé:
1o le 9 avril 1792, Élisabeth Southwell, fille de Lord Clifford, laquelle mourut le 14 novembre 1817;
2o le 11 février 1822, Charlotte-Susannah, fille de Sir Henry Hunloke (Œttinger, Moniteur des dates).
[301] Henry-Chapelle, bourgade sur la route d'Aix-la-Chapelle à Spa, à 19 kilomètres de Verviers. Lors de l'excursion du prince de Metternich, du comte et de la comtesse de Lieven à Spa, pendant le Congrès, les voyageurs s'étaient arrêtés dans une auberge de ce village.
[302] Pozzo di Borgo (Charles), né le 8 mars 1764 à Alala près Ajaccio. Secrétaire en 1789 de l'assemblée électorale de la noblesse de Corse. Quitte cette île en 1796, entre au service russe comme conseiller d'État en 1804, colonel en 1806, quitte après Tilsitt le service de la Russie mais y rentre en décembre 1812. Général-major (1813), aide de camp général (1814), ministre, puis ambassadeur à Paris, comte russe (1826), général d'infanterie (1827), ambassadeur de Russie à Londres (1835-1839), mort à Paris le 15 février 1842 (Grand-duc Nicolas Mikhaïlovitch, Portraits russes des dix-huitième et dix-neuvième siècles, t. II, portrait 162).
[303] Au sujet du projet de faire nommer M. de Lieven ambassadeur à Vienne, voir p. 62 et lettre du 31 janvier.
[304] Bottin de 1819, p. 143: «Huret (Léopold). Ingénieur, breveté de S. M., de S. A. S. la duchesse douairière d'Orléans et du garde-meuble de la couronne, fournisseur des estafettes du gouvernement et des ministères. Belle collection de fermetures de combinaison, garnitures mobiles, etc., très beaux portefeuilles ministériels, de voyage et même de poche fermés avec ses nouveaux procédés, ainsi que beaucoup de machines d'une utilité générale, toutes de son invention ou perfectionnées par lui. Fabrique, rue des Grands-Augustins, 5».
[305] Jeu de mots sur les noms des quatre principaux membres du ministère du 29 décembre 1818: M. Decazes, ministre de l'intérieur; M. de Serre, ministre de la justice; le maréchal Gouvion Saint-Cyr, ministre de la guerre; le général Dessolle, ministre des affaires étrangères, président du conseil.
[307] Voir, p. 154, ce passage rétabli à sa date.
[308] Le comte et la comtesse Joseph Esterhazy, de retour de Paris, retrouvèrent le prince de Metternich à Florence.
[309] C'est presque mot pour mot le texte du billet d'adieu adressé par Mme de Lieven à M. Guizot la veille de sa mort. Y aurait-il là une involontaire réminiscence?—(Voir Souvenirs du baron de Barante, t. VIII, p. 159).
[310] Par le Prince Régent qui s'y était fait construire en 1818 un pavillon de style chinois. Le comte et la comtesse de Lieven, à peine revenus de Paris, étaient allés y passer quelques jours (L. G. Robinson, Letters of Dorothea, Princess Lieven, during her residence in London, p. 38).
[311] Léardi (Paul, comte), né en 1763. Évêque in partibus d'Éphèse, Nonce apostolique à Vienne, mort dans cette ville le 30 décembre 1823 (Oettinger, Moniteur des dates).
[312] Les billets du 31 janvier et du 1er février furent séparées par Metternich de la lettre no 13 et envoyés postérieurement à celle-ci. Il en informait la comtesse par ces mots placés à la suite du billet du 30: «Le reste de cette feuille et celle 6 t'arriveront par P. E. Tu verras à la fin de la lettre pourquoi. Il en est de même de la feuille 7 du no 14.» P. E. étaient les initiales de Paul Esterhazy.
[313] Le Prince Régent.
[314] Ch. Stewart épousa en secondes noces le 3 avril Frances-Anne, fille unique de Sir Harry Vane-Tempest.
[315] Cette faveur fut accordée au prince de Metternich par une lettre autographe de l'empereur François datée de Paris, 21 avril 1814 (Mémoires du prince de Metternich, t. VII, p. 649).
[316] En avant.
[317] La Force dans le Droit.
[318] Gordon (Sir Robert), chargé d'affaires de l'ambassade d'Angleterre à Vienne pendant l'absence de Charles Stewart. Né en 1791, fils de Lord Haddo, frère de Lord Aberdeen et de Sir Alexandre Gordon, qui fut tué à Waterloo. Attaché à l'ambassade anglaise en Perse (1810), puis secrétaire d'ambassade à la Haye. Ministre plénipotentiaire au Brésil (juillet 1826-1828). Ambassadeur à Constantinople (1828-1831), puis à Vienne (octobre 1841-1846). Mort subitement à Balmoral le 8 octobre 1847 (Dictionary of National Biography, t. XXII, p. 228).
«Londres, 4 janvier.—Samedi, l'honorable M. Gordon est parti en qualité de chargé d'affaires pour Vienne. Il passera par Paris. On dit qu'il va remplacer Lord Stewart, et Sa Seigneurie viendra passer quelque temps en Angleterre.» (Moniteur universel du samedi 9 janvier 1819, no 9, p. 34.)
[319] Disposition d'esprit mélancolique.
[320] Mme de Lieven avait quinze ans à l'époque de son mariage.
[321] Le premier voyage de Metternich en Angleterre date de 1794. Le prince avait alors 21 ans et non 18.
[322] Le marquis de Rivière, ambassadeur de France, au duc de Richelieu, Constantinople, 10 octobre 1818: «Mirza-Abdul-Hassan-Khan, qui a rempli avec succès en 1810 une mission diplomatique importante à la cour de Londres et qui, en 1814, 1815 et 1816, a résidé à Saint-Pétersbourg, est arrivé à Constantinople le 26 septembre. Ce personnage se rend de nouveau à Londres par l'Autriche et la France, et il est également chargé de missions pour les cours de Vienne et de Paris.
«Cet ambassadeur est un homme réellement distingué. Il parle fort aisément l'anglais et le russe. Il connaît les intérêts des puissances européennes, surtout les affaires de l'Inde, où il a fait un long séjour. Il a un esprit pénétrant, beaucoup de dignité dans sa conduite, et une élévation d'idées peu commune chez ses compatriotes. Possesseur d'une fortune considérable et comblé des bienfaits de Feth-Ali-Chah, il est encore traité par son maître d'une manière toute royale... Sa mission a essentiellement pour but de connaître l'état des affaires de l'Europe, et celui de la France en particulier, à laquelle la cour de Perse paraît conserver une sorte de prédilection. Il aura aussi à régler avec le ministère anglais quelques affaires d'un haut intérêt... Cet ambassadeur a eu l'honneur d'être présenté à Sa Majesté (Louis XVIII) à Hartwell et il ne parle du roi et de son auguste famille qu'en termes convenables.» (Archives du ministère des Affaires étrangères. Turquie, Correspondance. Vol. 231, fo 207 recto.)
Du même au même. Constantinople, 25 novembre 1818: «Mirza-Abdul-Hassan-Khan... a quitté Constantinople le 21, se dirigeant sur Vienne, où il espère trouver les deux empereurs de retour d'Aix-la-Chapelle. Tout le monde s'accorde à dire beaucoup de bien de son caractère, de son esprit distingué et de sa noble conduite... Mirza-Abdul-Hassan-Khan est accompagné de quatorze personnes en tout... Mirza-Abdul-Hassan-Khan est très instruit dans les langues persane, arabe et indienne, il parle aussi fort aisément le turc, l'anglais et le russe. Il souhaitait d'être accompagné d'un Français de mon choix, pour apprendre notre langue pendant le voyage, mais j'ai laissé tomber cette proposition, afin d'éviter quelques inconvénients» (Ibid., fo 245).
Mirza-Abdul-Hassan-Khan est l'auteur d'un ouvrage intitulé Haïrat-Namâ ou Livre des Merveilles, qui contient un long récit des voyages du khan aux Indes, en Turquie, Russie, Angleterre, etc. (Beale, An Oriental Biographical Dictionary, Londres, 1894).
[323] «Il n'est pas possible de voir un personnage plus taquin et plus épineux que Mirza-Abdul-Hassan-Khan chicanant sur toutes les étiquettes, avare, mais fin, rempli d'esprit, et connaissant parfaitement les usages européens, car il a passé trois ans à Saint-Pétersbourg et quatre ans à Londres.» (Souvenirs de la baronne du Montet, 1785-1866, p. 183).
[324] «Nous avons été, avec Mmes de Chotek et de Kolowrath, voir la célèbre beauté circassienne, l'esclave favorite de Mirza-Abdul-Hassan-Khan. Les noirs chargés de sa garde ont fait beaucoup de difficultés pour nous admettre. Enfin, les portes se sont ouvertes et, à notre grande surprise, nous avons vu une femme sans beauté, plutôt petite que grande, assez maigre, peau très jaune, cils et sourcils noirs, beaux grands yeux noirs, cheveux noirs et malpropres, sur lesquels elle avait jeté quelques chiffons et de vieilles fleurs artificielles fanées et flétries, apparemment pour se donner une apparence de parure. Elle était vêtue à l'européenne, d'une vilaine petite robe, éraillée, de mousseline jaune.» (Souvenirs de la baronne du Montet, p. 184.)
[326] Harrowby (Susan Leveson-Gower, Lady). Elle était la fille du premier marquis de Stafford. Elle avait épousé, le 30 juillet 1795, Dudley Ryder, premier comte d'Harrowby et vicomte Sandon, né à Londres, le 22 décembre 1762. Sous-secrétaire d'État pour les affaires étrangères (1789), secrétaire d'État pour les affaires étrangères (1804), démissionnaire la même année, ce dernier fut envoyé sur le continent pour négocier une coalition générale contre Napoléon, mais Austerlitz mit fin à sa mission; président du bureau du contrôle des Indes (1809), ministre sans portefeuille jusqu'en 1812, ministre président du conseil (1812-1827), il mourut le 26 décembre 1847. Lady Harrowby était morte avant lui, le 26 mai 1838 (Dictionary of National Biography, t. L, p. 44).—Greville la dit supérieure à toutes les femmes qu'il ait jamais connues.
[327] Staël-Holstein (Anne-Louise-Germaine Necker, baronne DE), née à Paris le 22 avril 1766, épousa le 14 janvier 1786 le baron de Staël qui mourut à Poligny le 9 mai 1802. Elle-même mourut le 14 juillet 1817, à Paris.
Au cours d'un voyage en Allemagne, Mme de Staël était arrivée à Berlin en mars 1804; elle y resta jusqu'au moment où elle fut rappelée à Coppet par la mort de son père, en novembre 1804. M. de Metternich était ambassadeur auprès de la cour de Prusse depuis le 3 janvier 1803. C'est donc à cette période, mars-novembre 1804, que le prince fait allusion dans les lignes qui suivent.
[328] Moniteur universel du 21 février 1819, no 52, p. 213. «Vienne, ce 6 février.—L'ambassadeur de Perse, Mirza-Abdul-Hassan-Khan eut hier une audience solennelle du prince de Metternich. Elle dura un quart d'heure; M. de Hammer y servit d'interprète. Cet ambassadeur fera demain son entrée solennelle; il y avait eu quelques difficultés relatives à l'étiquette, mais le prince de Metternich les a aplanies. La garnison formera une double haie. L'ambassadeur se rend directement au château pour avoir une audience de l'Empereur.»
Mme du Montet (Souvenirs, p. 183) donne quelques détails sur cette dernière audience: «Il a appelé l'Impératrice la supérieure du sérail dans son discours d'audience. Elle était précisément entourée le jour de sa réception des plus respectables dames du palais, vieilles et laides. Ces étranges étrangers ont fort diverti les élégants, mais il semble qu'ils nous trouvaient plus barbares qu'eux.»
[329] Feth-Ali-Chah (1797-1834).
[330] Il y a un chemin qui conduit du cœur au cœur.
[331] Traduction littérale: atelier du vizirat et de la majesté; ordre du ministère et de la grandeur; renfort de l'honneur et de la magnificence; garant des affaires du monde; ordonnateur des événements; vizir béni dont le jugement a une force pénétrante qui égale celle de Jupiter (Jupiter la planète); digne et révérendissime, puissant et glorieux, ferme et persévérant, sérénissime vizir et émir; le plus magnifique, le plus magnanime, le plus digne, le plus considéré, le plus excellent, le plus aimé, le plus chéri; exemple des grands vizirs chrétiens; modèle des grands qui croient en Jésus; ami, le meilleur, le plus bienveillant Prince de Metternich, grand vizir de la haute cour allemande.
[332] Après que les joues de cette fiancée par lettre sont ornées de la rougeur de rose de souhaits amicaux, ce qui suit est évident et clair à l'intelligence pénétrante de la haute personne citée.
[333] Nom que l'on donne au ministre des affaires étrangères de Turquie. L'Almanach royal de 1819 dit que le Reiss-effendi était alors Seyda-effendi; mais ce personnage avait été remplacé avant le mois d'août 1818 par Mouhammed-Salyh-effendi, dit Djanib-effendi. C'est ce dernier qui était en fonctions en janvier et février 1819 (Archives du ministère des Affaires étrangères). Turquie, Correspondance. Vol. 231, p. 181. Traduction de la liste officielle des promotions et confirmations des grandes charges civiles et militaires publiée, suivant l'usage, le quatrième jour de la lune de Chawal 1233 (6 août 1818).
[335] Bourg situé à 7 kilomètres au S.-S.-E. de Neresheim et près duquel se trouve le château de Trugenhofen, propriété de la famille de Tour et Taxis.
[336] Voir p. 110 et Introduction, Sagan.
[337] En octobre 1814.
[338] Constantin Pavlovitch (le grand-duc). Né le 8 mai 1779. Prit part aux campagnes de 1799, 1805, 1812, 1813 et 1814. Généralissime des armées polonaises (novembre 1815). Il était l'héritier du trône de Russie, mais, dès l'assassinat de son père Paul Ier, il avait manifesté l'intention de renoncer à ses droits et avait renouvelé cette renonciation à Alexandre en 1821 et en 1822. Celui-ci n'en avait pas informé le grand-duc Nicolas, et cette négligence fut la cause de l'interrègne de décembre 1825 et de ses sanglantes complications. Il mourut à Vitepsk le 27 juin 1831 (Nouvelle Biographie générale, vol. XI, p. 617.—Rambaud et Lavisse, Histoire générale du quatrième siècle à nos jours, t. X, chap. IV, la Russie, par A. Rambaud).
Le grand-duc Constantin avait rencontré Mme de Lieven à Aix-la-Chapelle, où il était arrivé le 31 octobre. Celle-ci dit dans une lettre à son frère Alexandre: «London, 3/15 january 1819... I renewed my tender passages with the Grand Duke Constantine.» (Letters of Dorothea, princess Lieven, during her residence in London, p. 37).
[339] Aussi infinis que la mer.
[340] Profonds.
[341] Ces derniers noms sont peut-être ceux de chiens de Lady Castlereagh. Voir p. 80 et 81.
[342] A Bruxelles.
[345] Lansdowne (Henry Petty-Fitzmaurice, troisième marquis DE), né le 2 juillet 1780 à Lansdowne House. Fut nommé chancelier de l'échiquier à vingt-cinq ans (1806), mais se retira le 8 avril 1807 avec le ministère Grenville. Pendant vingt ans il fut l'un des chefs de l'opposition whig, et ne revint au pouvoir que dans le ministère Canning. Il fit partie ensuite comme ministre de l'intérieur du ministère de Lord Goderich, tombé le 8 janvier 1828.
Président du conseil dans le ministère de Lord Grey (1830-1834) puis dans celui de Lord Melbourne (1835-1841) et enfin dans celui de Lord Russell (1846-1852), ministre sans portefeuille dans les cabinets de Lord Aberdeen (1852-1855) et de Lord Palmerston (1855). Il mourut à Bowood le 31 janvier 1863. Pendant toute sa vie, Lansdowne fut un whig très modéré (Dictionary of National Biography, t. XLV, p. 127).
«Cannes, 5 février 1863.—Vous aurez appris la mort de Lord Lansdowne: c'est le dernier des grands seigneurs que j'ai connus. Il n'y a pas eu d'hommes plus heureux au monde, du moins en apparence, si la considération générale fait quelque chose au bonheur.» (Mérimée, Lettres à M. Panizzi, 1850-1870, publiées par M. Louis Fagan. Paris, Calmann Lévy, 1881, 2 vol. in-8o, t. I, p. 307).
[346] Grenville (Anne Pitt, Lady). Fille du premier baron Camelford, elle avait épousé Lord Grenville, depuis premier ministre, le 18 juillet 1792. Elle mourut, sans enfants, à Londres le 13 juin 1864, âgée de quatre-vingt-onze ans (Dictionary of National Biography, t. XXIII, p. 138).
[347] Du 8 au 26 juin 1814.
[348] Lauderdale (James Maitland, Lord), né le 26 janvier 1759, devint Lord Lauderdale à la mort de son père en 1789. Il vint à Paris en août 1792, se lia avec Brissot, et retourna seulement en décembre en Angleterre. Il fut nommé garde du grand-sceau d'Écosse le 21 juillet 1806. Le 2 août suivant, il se rendit à Paris comme commissaire adjoint à Francis Seymour, comte de Yarmouth, pour conclure la paix avec la France. Les négociations échouèrent, il retourna en Angleterre en octobre 1806 et résigna ses fonctions de garde du sceau en mars 1807. Jusqu'en 1821, il fut le chef reconnu du parti whig en Écosse, mais, à partir de cette époque, il devint tory. Il mourut le 13 septembre 1839 (Dictionary of National Biography, vol. XXXV, p. 355).
[349] Kaunitz (Aloys-Wenceslas, prince DE), né le 20 juin 1774, fils du prince Dominique-André et petit-fils du célèbre chancelier Wenceslas-Antoine. Anciennement ministre d'Autriche à Dresde, Copenhague, Naples et Madrid. Ambassadeur à Rome (1807). Marié le 29 juillet 1798 à la comtesse Françoise Ungnad de Weissenwolf, il n'eut que quatre filles. Mort le 15 novembre 1848. En lui s'éteignit la ligne princière morave des Kaunitz, après trois siècles et demi d'existence (Wurzbach, Biographisches Lexikon des Kaiserthums Œsterreich, t. XI, p. 63).
[350] Mme de Lieven mit au monde, le 15 octobre 1819, son fils Georges.
[351] Le prince Maurice de Liechtenstein, voir p. 147.
[352] Femme du prince Maurice de Liechtenstein.
[353] Le médecin particulier du prince de Metternich était le docteur de Staudenheim, né à Mayence en 1764, mort à Vienne le 17 mai 1830 (Œttinger, Moniteur des dates).
[355] Metternich-Winneburg (François-Charles-Victor DE), fils du prince Clément de Metternich, issu de son premier mariage avec la princesse de Kaunitz. Né le 15 janvier 1803. Chambellan impérial et royal, attaché à la légation d'Autriche à Paris (1825). Mort le 30 novembre 1829 (Almanach de Gotha, 1820 et 1830).—Les lignes qui suivent semblent un démenti suffisant à divers bruits qui coururent sur l'attitude du prince de Metternich au moment de la naissance du prince Victor, bruits dont M. Strobl von Ravelsberg s'est fait l'écho (Metternich und seine Zeit, p. 15).—Voir aussi Mémoires du prince de Metternich, t. IV, p. 556 et suiv.
[356] Bas bleus.
[357] Kourakine (prince Alexandre Borissovitch), diplomate russe. Né le 18-29 janvier 1752, vice-chancelier de Paul Ier, ambassadeur à Vienne (1807), puis à Paris (1809-1812), mort à Weimar le 24 juin-6 juillet 1818 (Recueil de la Société impériale d'histoire de Russie, t. LX, p. 460).
[358] Le prince Victor de Metternich.
[359] Frank (Jean-Pierre), né le 19 mars 1745 à Rothalben, dans le margraviat de Baden-Gravenstein. Médecin de Marie-Louise et du duc de Reichstadt. Il mourut à Vienne le 24 avril 1821 (Wurzbach, Biographisches Lexikon des Kaiserthums Oesterreich, t. IV, p. 320).
[360] Le prince Maurice de Liechtenstein mourut cependant le 24 mars suivant.
[361] La princesse Maurice de Liechtenstein, dont Mme de Lieven était jalouse. Voir p. 148 et 218.
[362] Le prince de Metternich à sa femme, Vienne, ce 5 mars 1819. «... Voici mon plan de voyage: Je compte coucher: le 8 à Schottwien, le 9 à Léoben, le 10 à Klagenfurt, le 11 à Pontebba, le 12 à Conegliano, le 13 à Vérone, le 14 à Modène, le 15 à Scarica l'Asino, le 16 à Florence.» (Mémoires du prince de Metternich, t. III, p. 191).
En réalité, les étapes du voyage furent le 8 Schottwien, le 9 Kraupath, le 10 Friesach, le 11 Tarvis, le 12 Conegliano, le 13 Vérone, le 14 Bologne, le 15 Florence.
[364] Esterhazy de Galantha (Nicolas, prince), né le 12 décembre 1765. Envoyé à Paris (1801) puis à Londres et enfin à Saint-Pétersbourg (1802). Napoléon aurait voulu, dit-on, le faire roi de Hongrie. Ambassadeur à Naples (1816). Il mourut à Côme le 25 novembre 1833 (Wurzbach, Biographisches Lexikon des Kaiserthums Oesterreich, t. IV, p. 102.—Biographie universelle, édit. 1850, t. XIII, p. 106.—Biographie générale, t. XVI, p. 475).
Il avait épousé, le 15 septembre 1783, Marie-Josèphe-Hermenegilde de Liechtenstein, née en 1768, morte en 1845, et était le père du prince Paul Esterhazy (Œttinger, Moniteur des dates).
[365] Ce portrait de la princesse Clémentine fut livré au prince de Metternich quelques jours avant la mort de sa fille.
[366] Palladio (Andréa), né à Vicence le 30 novembre 1518, mort à Venise le 19 août 1580. Il construisit à Vicence la Basilica Palladiana, construction grandiose à deux rangs d'arcades superposées commencée en 1549, le palais del Capitanio (1571), le palais Chiericati aujourd'hui musée municipal, le Théâtre olympique terminé après sa mort en 1584, etc., etc.
[367] Le prince de Metternich à sa femme. «Florence ce 18 mars... A Bologne, le cardinal légat m'a attendu avec deux sociétés priées et deux soupers prêts—l'un chez lui, et l'autre chez Marescalchi où j'ai logé. Dans la difficulté du choix, j'ai pris le parti d'aller me coucher et de laisser souper les deux compagnies tant qu'elles l'ont voulu, après avoir fraternisé avec Son Eminence pendant à peu près deux heures in camera caritatis.» (Mémoires du prince de Metternich, t. III, p. 192).
L'archevêque de Bologne était, en mars 1819, Mgr Carlo Oppizzoni, né à Milan, le 5 avril 1769, archevêque de Bologne le 20 septembre 1802, cardinal le 26 mars 1804, mort à Rome le 14 avril 1855 (Œttinger, Moniteur des dates).
[368] De faux pas.
[369] Rafraîchissements.
[370] Le prince de Metternich à sa femme. «Florence, ce 18 mars... Je loge ici au palais Dragomanni. La maîtresse de ma maison est veuve, et c'est cette danseuse enragée de la Furlana que vous avez vue aux bals de Mme Élisa, en 1810, à Paris. Elle a neuf ans de plus et ne danse plus, mais ma vertu est à couvert, tout comme si elle dansait encore avec son impétuosité ancienne. Je n'ai jamais aimé les bourrasques et les ouragans. Les fenêtres de ma chambre à coucher donnent sur un jardin où tout est en fleur.» (Mémoires du prince de Metternich, t. III, p. 193).
[371] Le grand-duc de Toscane était alors Ferdinand III, archiduc d'Autriche, né le 6 mai 1769, qui succéda à son père Léopold Ier le 2 juillet 1790, céda la Toscane et reçut en échange, le 27 avril 1803, l'archevêché de Salzbourg, échangea encore cet archevêché contre l'électorat de Wurzbourg le 26 décembre 1805. Il céda de nouveau ce dernier et reprit la Toscane le 30 mai 1814. Il avait épousé l'infante Louise-Amélie, fille de Ferdinand IV des Deux-Siciles. Il perdit sa femme, le 19 septembre 1802, et mourut lui-même le 18 juin 1824.
Son père, le grand-duc Léopold Ier, dont M. de Metternich parle ci-dessus, était né le 5 mai 1747. Il devint grand-duc de Toscane en 1765. A la mort de son frère, Joseph II, en 1790, il lui succéda comme empereur d'Allemagne sous le nom de Léopold II et mourut subitement le 1er mars 1792 (Allgemeine Deutsche Biographie, t. XVIII, p. 322.—Almanach de Gotha.—Strobl von Ravelsberg, Metternich und seine Zeit, p. 370).
[372] Rossini (Gioacchino), né à Pesaro le 29 février 1792, mort en 1868. Son Otello avait été joué pour la première fois en 1816, à Naples, sur la scène du théâtre del Fondo.
[373] Le marquis de Caraman, voir p. 117.
[374] Krusemarck (Frédéric-Guillaume-Louis DE). Ministre de Prusse à Vienne. Né le 9 avril 1767. Accrédité comme chargé d'affaires près du gouvernement français le 2 janvier 1810 puis comme ministre plénipotentiaire le 28 janvier suivant, occupa ce dernier poste jusqu'en 1813. Pendant la campagne de 1814, il fut quelque temps gouverneur militaire du pays entre l'Elbe et le Weser. Ministre de Prusse à Vienne (décembre 1815), il exerça cette fonction jusqu'à sa mort survenue le 25 avril 1822 (Potens, Handwörterbuch der Militär-Wissenschaften, t. VI, p. 77.—Allgemeine Deutsche Biographie, t. XVI, p. 269).
[376] Cette date et les lignes qui suivent permettent de croire que le personnage désigné par l'initiale D. est le prince Pierre Petrovitch Dolgorouki, né le 19 décembre 1777, aide de camp général (23 décembre 1798) et favori d'Alexandre Ier, chargé par lui de plusieurs négociations diplomatiques en 1805 et 1806, commandant la ville de Smolensk, mort le 6 décembre 1806 à la suite de sa disgrâce et enterré dans le couvent d'Alexandre Nevski (Ermerin, Annuaire de la noblesse de Russie, 1889, p. 93.—Recueil de la Société impériale d'histoire de Russie, t. LX, Liste alphabétique de personnages russes pour un dictionnaire biographique russe, p. 211).
Les négociations de Berlin en 1805 auxquelles fait allusion le prince de Metternich, avaient pour but d'entraîner la Prusse dans la coalition de l'Autriche et de la Russie contre la France. Le prince Dolgorouki était arrivé dans les premiers jours d'octobre, porteur d'une lettre du Tsar demandant pour la seconde fois le passage à travers les territoires prussiens pour les armées russes. Frédéric-Guillaume hésita tout d'abord, mais Bernadotte ayant violé le territoire d'Anspach, le roi renvoya le prince Dolgorouki au Tsar, porteur de l'autorisation demandée. Un traité fut signé le 3 novembre entre les trois cours, mais Austerlitz allait bientôt le rendre inutile.
M. de Metternich dit dans ses Mémoires, t. I, p. 41, à propos de ces pourparlers: «Plus tard l'empereur Alexandre expédia un des jeunes conseillers dont il s'était entouré depuis son avénement: c'était un de ses aides de camp, le prince Dolgorouki, homme d'esprit, plein de feu, mais nullement fait pour une mission trop délicate pour une nature comme la sienne. Son maître lui ayant recommandé de ne rien faire sans moi, je pus bien le diriger un peu, mais non lui dicter sa conduite.»
Le 4 mai 1803, Mme de Lieven racontait à son frère l'histoire d'un duel qui avait mis aux prises Dolgorouki et Borodine. Le premier avait provoqué le second et il avait reçu une balle au-dessus du genou. «Elle y est encore; il est couché et je crois pour longtemps. Il faut que j'aie le cœur bien mauvais, mais en vérité cela m'a fait plaisir. Toute la ville se moque de Dolgorouki... Mon Dieu! comme il est bête, cet homme d'esprit!» (Ernest Daudet, Une vie d'ambassadrice au siècle dernier, p. 58).
Si donc nous ne nous trompons pas sur le nom de Dolgorouki, l'amour de Mme de Lieven pour ce dernier était déjà mort en mai 1803... ou il n'était pas encore né.
[377] Burghersh (John Fane, XIe comte de Westmoreland, connu, jusqu'à la mort de son père en 1841, sous le nom de Lord), ministre d'Angleterre à Florence. Né à Londres le 3 février 1784. D'abord officier dans l'armée anglaise, il fut envoyé le 14 août 1814 à Florence comme ministre plénipotentiaire. Ministre à Berlin de 1841 à 1851. Ambassadeur à Vienne (1851-novembre 1855). Il fut promu général le 20 juin 1854 et mourut à Apthorpe House, Northamptonshire, le 16 octobre 1859.
Il avait étudié le violon et la composition avec Hague, Zeidler, Platoni, Portogallo et Bianchi. Ce fut lui qui proposa la création de l'Académie royale de musique de Londres, qui fut ouverte le 24 mars 1823.
Lord Burghersh composa sept opéras (Bajazet, Fedra, Il Torneo, l'Eroe di Lancastro, etc.) trois cantates, des messes et de nombreuses œuvres symphoniques (Dictionary of National Biography, vol. XVIII, p. 176).
[378] Canova (Antoine), né le 1er novembre 1757 à Possagno, province de Trévise, mort à Venise le 12 octobre 1822. Sa statue de Persée, en marbre, est actuellement au musée du Vatican.
[379] Richelieu (Louis-François-Armand de Vignerot du Plessis, duc DE). Né à Paris le 13 mars 1696. Ambassadeur à Vienne (1725-1727), en Saxe (1746), maréchal de France (11 octobre 1748), membre de l'Académie française (25 novembre 1720). Mort à Paris le 8 août 1788 (R. Bonnet, Isographie des membres de l'Académie française, p. 239).
[380] Le même jour, 22 mars, le prince de Metternich écrivait à la princesse Éléonore sa femme une lettre où il lui faisait, à peu près dans les mêmes termes que dans la présente, le récit de la fête du 20 mars. Les deux pages, celle adressée à l'épouse et celle destinée à la maîtresse, sont curieuses à comparer (Voir Mémoires du prince de Metternich, t. III, p. 193).
[381] Fondée au seizième siècle aux Offices, la manufacture de mosaïques était installée depuis 1797 dans les bâtiments du palais de l'Académie des beaux-arts, où elle se trouve encore (via degli Alfani, 82). A cette fabrique est joint le Musée des ouvrages en pierres dures (Museo dei Lavori in Pietre dure).
[382] Apponyi (Antoine-Rodolphe, comte), né le 7 décembre 1782 d'une très ancienne famille hongroise, ministre d'Autriche à Florence, puis ambassadeur à Rome, à Londres (mai 1824), à Paris où il resta jusqu'en 1849. Le 17 août 1808, il avait épousé Thérèse, comtesse Nogarola de Vesone, et il mourut le 17 octobre 1852 (Wurzbach, Biographisches Lexikon des Kaiserthums Œsterreich, vol. I, p. 57).
Mme de Lieven devait se lier plus tard avec Mme Apponyi, lors de l'ambassade de M. Apponyi à Londres. Elle retrouva ses amis à Paris. L'une de ses nièces, fille du comte Alexandre de Benckendorf, épousa le fils de l'ambassadeur d'Autriche.
[383] Dillon (Édouard, comte), né «en Angleterre vers l'an 1750 sans que l'on puisse déterminer la ville et l'époque, de Robert Dillon et de Marie Disconson» d'après un acte de notoriété qu'il se fit délivrer le 3 juillet 1819. Toutefois, sur ses états de service, il est dit: «né le 21 juin 1750, d'après sa déclaration». Page du roi en la Grande Écurie (1766), sous-lieutenant de carabiniers (20 avril 1768), sous-aide major (20 février 1774), rang de capitaine dans Royal-Allemand-Cavalerie (17 avril 1774), capitaine commandant d'une compagnie de mestre de camp dans le régiment des Carabiniers (2 juillet 1774). Réformé à la formation de 1776. Rang de colonel, 29 décembre 1777. Attaché en qualité de colonel au régiment d'infanterie de Dillon (21 mars 1779), mestre de camp commandant le régiment de Provence ci-devant Blaisois (13 avril 1780). Quitta le corps en juillet 1791. Servit pendant l'émigration dans le régiment de Dillon, dont le roi l'avait nommé colonel propriétaire, et obtint le rang de lieutenant-général le 23 août 1814, suivit le roi à Gand en 1815, fut nommé lieutenant-général titulaire pour tenir rang du 1er juillet 1815, retraité le 20 février 1820. Très en faveur à la cour de Marie-Antoinette, il y était connu sous le nom de «Beau Dillon». Mme de Boigne dit de lui qu'il était très beau, très fat, très à la mode». Pendant la Restauration, il avait été nommé ministre de France à Dresde en 1816 et il passa de ce poste à celui de Florence en 1818. Il fut, en 1821, nommé premier maître de la garde-robe de Monsieur, et mourut en 1839. Il avait épousé en 1777 Fanny, fille de Sir Robert Harland, «une créole de la Martinique», dit Mme de Boigne. Édouard Dillon était l'oncle maternel de cette dernière (Archives administratives du ministère de la guerre.—Mémoires de Mme de Boigne, t. I, p. 194.—Dictionary of National Biography, t. XV, p. 82).
[384] Burghersh (Priscilla Wellesley-Pole, Lady), femme du ministre d'Angleterre à Florence. (Voir p. 253.) Née le 13 mars 1793, elle était la fille de William Wellesley-Pole et la petite-fille de l'amiral John Forbes. Elle se maria le 26 juin 1811. Lady Burghersh était une artiste distinguée à laquelle sont dus plusieurs portraits remarquables, entre autres celui de la comtesse de Mornington. Elle mourut à Londres le 18 février 1879 (Dictionary of National Biography, t. XVIII, p. 179).
[385] Frédéric-Guillaume III fut en effet épris de Georgine Dillon, fille d'Édouard. C'était, d'après Mme de Boigne, une «jeune personne charmante de figure et de caractère». Le roi lui proposa de l'épouser et de la créer duchesse de Brandebourg, mais elle refusa, malgré le désir de ses parents de voir ce mariage se conclure. Mme de Boigne, dans ses Mémoires (t. II, p. 309), raconte l'histoire de ce projet. C'est à la suite de l'échec de celui-ci que Dillon obtint sa mutation de Dresde à Florence (1818). Georgine Dillon épousa le comte Karolyi. Mme du Montet fait d'elle ce portrait: «Mme de Karoly serait extrêmement jolie, sans la fixité de son regard. Le prince de Ruffo, à cause de sa pâleur et de ce regard, l'appelle «un ange mort» (Souvenirs de la baronne du Montet, p. 221).—Georgine Dillon était née le 10 mai 1799 et mourut le 3 mai 1827 (communication de M. le vicomte Révérend).
[386] Femme du ministre de Russie à Florence, Nicolas Fédorovitch Khitroff ou Hitroff, général-major, ministre plénipotentiaire auprès du grand-duc de Toscane de 1816 à 1819 (Recueil de la Société impériale d'histoire de Russie, t. LXII, Liste alphabétique, etc.—Moniteur universel, 4 octobre 1816, no 278, p. 118).
[388] Hunt (Henry). Homme politique et agitateur anglais, né le 6 novembre 1773, qui, à partir de 1816, organisa de nombreux meetings populaires, notamment celui de Manchester qui fut dispersé violemment par la yeomanry (16 août 1819) et à la suite duquel Hunt fut condamné à deux ans de prison. Membre de la Chambre des communes de 1830 à 1833, il mourut de paralysie le 15 février 1835 (Dictionary of National Biography, t. XXVIII, p. 264).
[389] Kinnaird (Charles, Lord), né 8 avril 1780; membre de la Chambre des communes de 1802 à 1805, il vota constamment avec les whigs. Il fut nommé, en 1806, pair représentatif d'Écosse. Lord Kinnaird résida beaucoup sur le continent. Il avait épousé, en mai 1806, Lady Olivia Fitzgerald, dernière fille du second duc de Leinster, et mourut le 11 décembre 1826 (Dictionary of National Biography, t. XXXI, p. 189).—Lady K. est peut-être Lady Kinnaird.
[390] Cholmondeley (George-James, premier marquis de), né le 11 mai 1749, mort le 10 avril 1827. Créé marquis le 22 novembre 1815. Épouse le 25 avril 1795 Charlotte Bertie (Œttinger, Moniteur des dates).—Son père, George, vicomte Malpas, mort en 1764, avait eu de son mariage avec Hester, fille de Sir Francis Edwards: 1o George-James dont il vient d'être question; 2o une fille, Hester, qui épousa William Clapcott-Lisle, dont elle eut une fille, mariée à Charles Arbuthnot (John Burke, A genealogical and heraldical Dictionary of the Peerage and Baronetage of the British Empire, in-4o, Londres, Henry Colburn, 1845, p. 206).—Cette dernière était donc la nièce de Lord Cholmondeley.
Lord Arbuthnot, né en 1767, sous-secrétaire d'État aux affaires étrangères, de novembre 1803 à juin 1804, fut ensuite ambassadeur extraordinaire à Constantinople en 1807. Il mourut en 1850. Après la mort de sa première femme, il épousa Harriett, troisième fille de Henry Fane (Dictionary of National Biography, t. II, p. 61).
D'après ce qui précède, il est donc vraisemblable que la Lady A. dont parle M. de Metternich est Lady Harriett Arbuthnot.
[391] Fremantle (Sir Thomas-Francis). Né en 1765, il entra à douze ans dans la marine. Amiral en 1810, il fut chargé la même année d'un commandement dans la Méditerranée et, en avril 1812, de celui de l'escadre de l'Adriatique. En 1818, il fut nommé au commandement en chef des forces navales anglaises dans la Méditerranée, mais n'exerça ce commandement que pendant dix-huit mois, étant mort à Naples le 19 décembre 1819 (Dictionary of National Biography, t. XX, p. 248).
[392] Caraccioli (Dominique, marquis) né à Naples en 1715. Ambassadeur de Naples à Londres (1763), à Paris (1770). Vice-roi de Sicile (1780). Ministre des affaires étrangères (1786), mort en 1799 (Biographie universelle (Michaud), t. VI, p. 642).
[393] George III (George-Guillaume-Frédéric), né à Londres le 4 juin 1738. Roi d'Angleterre le 25 octobre 1760. Après plusieurs crises, sa raison s'éteignit complètement en octobre 1810 et le gouvernement fut confié au Prince-Régent. Devenu aveugle, il mourut le 20 janvier 1821. Il avait épousé en 1761 Charlotte-Sophie de Mecklembourg-Strelitz (1744-1818) (Dictionary of National Biography, t. XXI, p. 172).
[394] Generali (Pierre), compositeur italien, maître de chapelle de la cathédrale de Novare. Né à Rome le 4 octobre 1783, mort à Novare le 3 novembre 1832 (Œttinger, Moniteur des dates).
[395] L'archiduc Maximilien, qui faisait alors un voyage en Angleterre. «Extrait du Journal de Portsmouth.—L'archiduc Maximilien d'Autriche, cousin de l'Empereur et général d'artillerie à son service, est arrivé lundi soir avec sa suite à l'auberge du Roi George... Ce prince est âgé d'environ trente-cinq ans; il montre une grande politesse et un désir ardent de s'instruire du jeu des diverses machines, de leur principe et de leur emploi.» (Moniteur universel du 19 janvier 1819, no 19, p. 74).—«Nouvelles de Londres.—L'archiduc Maximilien habite l'hôtel Clarendon. Il restera encore deux mois e
Après la mort de Lord Grey, en juillet 1845, les lettres de Mme de Lieven furent rendues à celle-ci par les exécuteurs testamentaires du comte. En octobre 1846, Mme de Lieven les confia, en même temps que celles à elle adressées par l'homme d'État anglais au duc de Sutherland.
Écrites en français, les lettres de la princesse ont été, pour cette publication, traduites en anglais.
Cet ouvrage a donné lieu à de nombreux articles et comptes rendus.
En France, Mlle Marie Dronsart en a donné une analyse très fidèle dans: La princesse de Lieven et le comte Grey (Correspondant du 10 juin 1890, t. CLIX, p. 907).
En Angleterre, voir Edinburgh Review, t. CLXXI, p. 453; Westminster Review, t. CXXXIII, p. 643; Athenæum t. XC-1, p. 141, t. XCI-1, p. 145; Spectator, t. LXIV, p. 121; Saturday Review, t. LXIX, p. 71; t. LXXI, p. 177.