The Project Gutenberg EBook of Stello, by Alfred De Vigny Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. 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Les grands evenements du globe sont toujours arrives a leur terme de maniere a seconder et a denouer miraculeusement ses evenements particuliers, quelque embrouilles et confus qu'ils se trouvassent; aussi ne s'inquiete-t-il jamais lorsque le fil de ses aventures se mele, se tord et se noue sous les doigts de la Destinee: il est sur qu'elle prendra la peine de le disposer elle-meme dans l'ordre le plus parfait, qu'elle-meme y emploiera toute l'adresse de ses mains, a la lueur de l'etoile bienfaisante et infaillible. On dit que, dans les plus petites circonstances, cette etoile ne lui manqua jamais, et qu'elle ne dedaigne pas d'influer, pour lui, sur le caprice meme des saisons. Le soleil et les nuages lui viennent quand il le faut. Il y a des gens comme cela. Cependant il se trouve des jours dans l'annee ou il est saisi d'une sorte de souffrance chagrine que la moindre peine de l'ame peut faire eclater, et dont il sent les approches quelques jours d'avance. C'est alors qu'il redouble de vie et d'activite pour conjurer l'orage, comme font tous les etres vivants qui pressentent un danger. Tout le monde, alors, est bien vu de lui et bien accueilli; il n'en veut a qui que ce soit, de quoi que ce soit. Agir contre lui, le tyranniser, le persecuter, le calomnier, c'est lui rendre un vrai service; et, s'il apprend le mal qu'on lui a fait, il a encore sur la bouche un eternel sourire indulgent et misericordieux. C'est qu'il est heureux comme les aveugles le sont lorsqu'on leur parle; car si le sourd nous semble toujours sombre, c'est qu'on ne le voit que dans le moment de la privation de la parole des hommes; et si l'aveugle nous parait toujours heureux et souriant, c'est que nous ne le voyons que dans le moment ou la voix humaine le console.--C'est ainsi que Stello est heureux; c'est qu'aux approches de sa crise de tristesse et d'affliction, la vie exterieure, avec ses fatigues et ses chagrins, avec tous les coups qu'elle donne a l'ame et au corps, lui vaut mieux que la solitude, ou il craint que la moindre peine de coeur ne lui donne un de ses funestes acces. La solitude est empoisonnee pour lui, comme l'air de la Campagne de Rome. Il le sait; mais il s'y abandonne cependant, tout certain qu'il est d'y trouver une sorte de desespoir sans transports, qui est l'absence de l'esperance.--Puisse la femme inconnue qu'il aime ne pas le laisser seul dans ces moments d'angoisse! Stello etait, hier matin, aussi change en une heure qu'apres vingt jours de maladie, les yeux fixes, les levres pales et la tete abattue sur la poitrine par les coups d'une tristesse imperissable. Dans cet etat, qui precede des douleurs nerveuses auxquelles ne croient jamais les hommes robustes et rubiconds dont les rues sont pleines, il etait couche tout habille sur un canape, lorsque, par un grand bonheur, la porte de sa chambre s'ouvrit, et il vit entrer le Docteur-Noir. CHAPITRE II SYMPTOMES "Ah! Dieu soit loue! s'ecria Stello en levant les yeux, voici un vivant. Et, c'est vous, vous qui etes le medecin des ames, quand il y en a qui le sont tout au plus du corps, vous qui regardez au fond de tout, quand le reste des hommes ne voit que la forme et la surface! --Vous n'etes point un etre fantastique, cher Docteur; vous etes bien reel, un homme cree pour vivre d'ennui et mourir d'ennui un beau jour. Voila, pardieu, ce que j'aime de vous, c'est que vous etes aussi triste avec les autres que je le suis etant seul.--Si l'on vous appelle Noir, dans notre beau quartier de Paris, est-ce pour cela ou pour l'habit et le gilet noir que vous portez?--Je ne le sais pas, Docteur; mais je veux dire ce que je souffre afin que vous m'en parliez; car c'est toujours un grand plaisir pour un malade que de parler de soi et d'en faire parler les autres: la moitie de la guerison git la dedans. "Or, il faut le dire hautement, depuis ce matin j'ai le spleen, et un tel spleen, que tout ce que je vois, depuis qu'on m'a laisse seul, m'est en degout profond. J'ai le soleil en haine et la pluie en horreur. Le soleil est si pompeux, aux yeux fatigues d'un malade, qu'il semble un insolent parvenu; et la pluie! ah! de tous les fleaux qui tombent du ciel, c'est le pire a mon sens. Je crois que je vais aujourd'hui l'accuser de ce que j'eprouve. Quelle forme symbolique pourrais-je donner jamais a cette incroyable souffrance? Ah! j'y entrevois quelque possibilite, grace a un savant. Honneur soit rendu au bon docteur Gall (pauvre crane que j'ai connu!). Il a si bien numerote toutes les formes de la tete humaine, que l'on peut se reconnaitre sur cette carte comme sur celle des departements, et que nous ne recevrons pas un coup sur le crane sans savoir avec precision quelle faculte est menacee dans notre intelligence. "Eh bien, mon ami, sachez donc qu'a cette heure ou une affliction secrete a tourmente cruellement mon ame, je sens autour de mes cheveux tous les Diables de la migraine qui sont a l'ouvrage sur mon crane pour le fendre; ils y font l'oeuvre d'Annibal aux Alpes. Vous ne les pouvez voir vous: plut aux docteurs que je fusse de meme! Il y a un Farfadet, grand comme un moucheron, tout frele et tout noir, qui tient une scie d'une longueur demesuree et l'a enfoncee plus d'a moitie sur mon front; il suit une ligne oblique qui va de la protuberance de Idealite, n 19, jusqu'a celle de la Melodie, au- devant de l'oeil gauche, n 32; et la, dans l'angle du sourcil, pres de la bosse de l'Ordre, sont blottis cinq Diablotins, entasses l'un sur l'autre comme des petites sangsues, et suspendus a l'extremite de la scie pour qu'elle s'enfonce plus avant dans ma tete; deux d'entre eux sont charges de verser, dans la raie imperceptible qu'y fait leur lame dentelee, une huile bouillante qui flambe comme du punch et qui n'est pas merveilleusement douce a sentir. Je sens un autre petit Demon enrage qui me ferait crier, si ce n'etait la continuelle et insupportable habitude de politesse que vous me savez. Celui-ci a elu son domicile, en roi absolu, sur la bosse enorme de la Bienveillance, tout au sommet du crane; il s'est assis, sachant devoir travailler longtemps; il a une vrille entre ses petits bras, et la fait tourner avec une agilite si surprenante que vous me la verrez tout a l'heure sortir par le menton. Il y a deux Gnomes d'une petitesse imperceptible a tous les yeux, meme au microscope que vous pourriez supposer tenu par un ciron; et ces deux-la sont mes plus acharnes et mes plus rudes ennemis; ils ont etabli un coin de fer tout au beau milieu de la protuberance dite du Merveilleux: l'un tient le coin en attitude perpendiculaire, et s'emploie a l'enfoncer de l'epaule, de la tete et des bras; l'autre, arme d'un marteau gigantesque, frappe dessus, comme sur une enclume, a tour de bras, a grands efforts de reins, a grand ecartement des deux jambes, se renversant pour eclater de rire a chaque coup qu'il donne sur le coin impitoyable; chacun de ces coups fait dans ma cervelle le bruit de cinq cent quatre-vingt- quatorze canons en batterie tirant a la fois sur cent quatre-vingt- quatorze mille hommes qui les attaquent au pas de charge et au bruit des fusils, des tambours et des tam-tams. A chaque coup mes yeux se ferment, mes oreilles tremblent, et la plante de mes pieds fremit. --Helas! helas! mon Dieu, pourquoi avez-vous permis a ces petits monstres de s'attaquer a cette bosse du Merveilleux? C'etait la plus grosse sur toute ma tete, et celle qui me fit faire quelques poemes qui m'elevaient l'ame vers le ciel inconnu, comme aussi toutes mes plus cheres et secretes folies. S'ils la detruisent, que me restera- t-il en ce monde tenebreux? Cette protuberance toute divine me donna toujours d'ineffables consolations. Elle est comme un petit dome sous lequel va se blottir mon ame pour se contempler et se connaitre, s'il se peut, pour gemir et pour prier, pour s'eblouir interieurement avec des tableaux purs comme ceux de Raphael au nom d'ange, colores comme ceux de Rubens au nom rougissant (miraculeuse rencontre!). C'etait la que mon ame apaisee trouvait mille poetiques illusions dont je tracais de mon mieux le souvenir sur du papier, et voila que cet asile est encore attaque par ces infernales et invisibles puissances! Redoutables enfants du chagrin, que vous ai-je fait?--Laissez-moi, demons glaces et agiles, qui courez sur chacun de mes nerfs en le refroidissant et glissez sur cette corde comme d'habiles danseurs! Ah! mon ami, si vous pouviez voir sur ma tete ces impitoyables Farfadets, vous concevriez a peine qu'il me soit possible de supporter la vie. Tenez, les voila tous a present reunis, amonceles, accumules sur la bosse de l'Esperance. Qu'il y a longtemps qu'ils travaillent et labourent cette montagne, jetant au vent ce qu'ils en arrachent! Helas! mon ami, ils en ont fait une vallee si creuse, que vous y logeriez la main tout entiere." En prononcant ces dernieres paroles, Stello baissa la tete et la mit dans ses deux mains. Il se tut, et soupira profondement. Le Docteur demeura aussi froid que peut l'etre la statue du Czar, en hiver, a Saint-Petersbourg, et dit: "Vous avez les Diables-bleus, maladie qui s'appelle en anglais Blue-devils." CHAPITRE III CONSEQUENCES DES DIABLES-BLEUS Stello reprit d'une voix basse: "Il s'agit de me donner de graves conseils, o le plus froid des docteurs! Je vous consulte comme j'aurais consulte ma tete hier soir, quand je l'avais encore; mais, puisqu'elle n'est plus a ma disposition, il ne me reste rien qui me garantisse des mouvements violents de mon coeur; je le sens afflige, blesse, et tout pret, par desespoir, a se devouer pour une opinion politique et a me dicter des ecrits dans l'interet d'une sublime forme de gouvernement que je vous detaillerai... --Dieu du ciel et de la terre! s'ecria le Docteur-Noir en se levant tout a coup, voyez jusqu'a quel degre d'extravagance les Diables-bleus et le desespoir peuvent entrainer un Poete!" Puis il se rassit; il remit sa canne entre ses jambes avec une fort grande gravite, et s'en servit pour suivre les lignes du parquet, comme s'il eut geometriquement mesure ses carres et ses losanges. Il n'y pensait pas le moins du monde, mais il attendait que Stello prit la parole. Apres cinq minutes d'attente, il s'apercut que son malade etait tombe dans une distraction complete, et il l'en tira en lui disant ceci: "Je veux vous conter..." Stello sauta vivement sur son canape. "Votre voix m'a fait peur, dit-il; je me croyais seul. --Je veux vous conter, poursuivit le Docteur, trois petites anecdotes qui vous seront d'excellents remedes contre la tentation bizarre qui vous vient de devouer vos ecrits aux fantaisies d'un parti. --Helas! helas! soupira Stello, que gagnerons-nous a comprimer ce beau mouvement de mon coeur? --Il vous y enfoncera plus avant, dit le Docteur. --Il ne peut que m'en tirer, reprit Stello, car je crains fortement que le mepris ne m'etouffe un matin. --Meprisez, mais n'etouffez pas, reprit l'impassible Docteur; s'il est vrai que l'on guerisse par les semblables, comme les poisons par les poisons memes, je vous guerirai en rendant plus complet le mal qui vous tient. Ecoutez-moi. --Un moment! s'ecria Stello; faisons nos conditions sur la question que vous allez traiter et la forme que vous comptez prendre. "Je vous declare d'abord que je suis las d'entendre parler de la guerre eternelle que se font la Propriete et la Capacite; l'une, pareille au dieu Terme et les jambes dans sa gaine, ne pouvant bouger, regardant en pitie l'autre, qui porte des ailes a la tete et aux pieds, et voltige autour d'elle au bout d'un fil, souffletant sans cesse sa froide et orgueilleuse ennemie. Quel philosophe me dira jamais laquelle des deux est la plus insolente? Pour moi, je jurerais que la plus bete est la premiere, et la plus sotte la seconde. --Voyez donc comme notre monde social a bonne grace a se balancer si mollement entre deux peches mortels: l'Orgueil, pere de toutes les Democraties possibles! "Ne m'en parlez donc pas, s'il vous plait; et quant a la Forme, ah! Seigneur, faites que je ne la sente pas, s'il vous est possible, car je suis bien las des airs qu'elle se donne. Pour l'amour de Dieu, prenez donc une forme futile, et contez-moi (si vos contes sont votre remede universel), contez-moi quelque histoire bien douce, bien paisible, qui ne soit ni chaude ni froide: quelque chose de modeste, de tiede et d'affadissant, comme le Temple de Gnide, mon ami! quelque tableau couleur de rose et gris, avec des guirlandes de mauvais gout; des guirlandes surtout, oh! force guirlandes, je vous en supplie! et une grande quantite de nymphes, je vous en conjure! de nymphes aux bras arrondis, coupant les ailes a des Amours sortis d'une petite cage!--des cages! des cages! des arcs, des carquois, oh! de jolis petits carquois! Multipliez les lacs d'amour, les coeurs enflammes et les temples a colonnes de bois de senteur!--Oh! du musc, s'il se peut, n'epargnez pas le musc du bon temps! Oh! le bon temps! veuillez bien m'en donner, m'en verser dans le sablier pour un quart d'heure, pour dix minutes, pour cinq minutes, s'il ne se peut davantage! S'il fut jamais un bon temps, faites-m'en voir quelques grains, car je suis horriblement las, comme vous le savez, de tout ce que l'on me dit, et de tout ce que l'on m'ecrit, et de tout ce que l'on me fait, et de tout ce que je dis, et de ce que j'ecris et de ce que je fais, et surtout des enumerations rabelai- siennes, comme je viens d'en faire une a l'instant meme ou je parle. --Cela pourra s'arranger avec ce que j'ai a vous dire, repondit le Docteur en cherchant au plafond, comme s'il eut suivi le vol d'une mouche. --Helas! dit Stello, je sais trop que vous prenez lestement votre parti sur l'ennui que vous donnez aux autres." Et il se tourna le visage contre le mur. Nonobstant cette parole et cette attitude, le Docteur commenca avec une honnete confiance en lui-meme. CHAPITRE IV HISTOIRE D'UNE PUCE ENRAGEE C'etait a Trianon; mademoiselle de Coulanges etait couchee, apres diner, sur un sofa de tapisseries, la tete du cote de la cheminee et les pieds du cote de la fenetre; et le roi Louis XV etait couche sur un autre sofa, precisement en face d'elle, les pieds du cote de la cheminee, et tournant le dos a la fenetre; tous deux en grande toilette des pieds a la tete: lui en talons rouges et bas de soie, elle en souliers a talons et bas brodes en or; lui en habit de velours bleu de ciel, elle en paniers sous une robe damassee rose; lui poudre et frise, elle frisee et poudree; lui tenant un livre a la main en dormant, elle tenant un livre et baillant. (Ici Stello fut honteux d'etre couche sur son canape, et se tint assis.) Le soleil entrait de toutes parts dans la chambre, car il n'etait que trois heures de l'apres-midi, et ses larges rayons etaient bleus, parce qu'ils traversaient de grands rideaux de soie de cette couleur. Il y avait quatre fenetres tres hautes et quatre rayons tres longs; chacun de ces rayons formait comme une echelle de Jacob, dans laquelle tour- billonnaient des grains de poussiere doree, qui ressemblaient a des myriades d'esprits celestes montant et descendant avec une rapidite incalculable, sans que le moindre courant d'air se fit sentir dans l'appartement le mieux tapisse et le mieux rembourre qui fut jamais. La plus haute pointe de l'echelle de chaque rayon bleu etait appuyee sur les franges du rideau, et la large base tombait sur la cheminee. La cheminee etait remplie d'un grand feu, ce grand feu etait appuye sur de gros chenets de cuivre dore, representant Pygmalion et Ganymede; et Ganymede, Pygmalion, les gros chenets et le grand feu brillaient et etincelaient de flammes toutes rouges dans l'atmosphere celeste des beaux rayons bleus. Mademoiselle de Coulanges etait la plus jolie, la plus faible, la plus tendre et la moins connue des amies intimes du Roi. C'etait un corps delicieux que mademoiselle de Coulanges. Je ne vous assurerai pas qu'elle ait jamais eu une ame, parce que je n'ai rien vu qui puisse m'autoriser a l'affirmer; et c'etait justement pour cela que son maitre l'aimait.--A quoi bon, je vous prie, une ame a Trianon? --Pour s'entendre parler de remords, de principes d'education, de religion, de sacrifices, de regrets de famille, de craintes sur l'avenir, de haine du monde, de mepris de soi-meme, etc., etc., etc.? Litanies des saintes du beau Parc-aux-Cerfs, que l'heureux prince savait d'avance, et auxquelles il aurait repondu par le verset suivant, tout couramment. Jamais on ne lui avait dit autre chose en commencant, et il en avait assez, sachant que la fin etait toujours la meme. Voyez quel fatigant dialogue: "Ah! Sire, croyez-vous que Dieu me pardonne jamais?--Eh! ma belle, cela n'est pas douteux: il est si bon!--Et moi, comment pourrais-je me pardonner?--Nous verrons a arranger cela, mon enfant, vous etes si bonne!--Quel resultat de l'education que je recus a Saint-Cyr! Toutes vos compagnes ont fait de beaux mariages, ma chere amie.--Ah! ma pauvre mere en mourra!--Elle veut etre Marquise, elle sera Duchesse avec le tabouret.--Ah! Sire, que vous etes genereux! Mais le ciel!--Il n'a jamais fait si beau que ce matin depuis le 1er juin." Voila qui eut ete insupportable. Mais avec mademoiselle de Coulanges, rien de semblable: douceur parfaite... c'etait la plus naive et la plus innocente des pecheresses; elle avait un calme sans pareil, un imperturbable sang-froid dans son bonheur, qui lui semblait tout simplement le plus grand qui fut au monde. Elle ne pensait pas une fois dans la journee ni a la veille ni au lendemain, ne s'informait jamais des maitresses qui l'avaient precedee, n'avait pas l'ombre de jalousie ni de melancolie, prenait le Roi quand il venait, et, le reste du temps, se faisait poudrer, friser et epingler, en racine droite, en frimas et en repentirs; se regardait, se pommadait, se faisait la grimace dans la glace, se tirait la langue, se souriait, se pincait les levres, piquait les doigts de sa femme de chambre, la brulait avec le fer a papillotes, lui mettait du rouge sur le nez et des mouches sur l'oeil; courait dans sa chambre, tournait sur elle-meme jusqu'a ce que sa pirouette eut fait gonfler sa robe comme un ballon, et s'asseyait au milieu en riant a se rouler par terre. Quelquefois (les jours d'etude), elle s'exercait a danser le menuet avec une robe a paniers et a longue queue, sans tourner le dos au fauteuil du Roi, mais c'etait la la plus grave de ses meditations et le calcul le plus profond de sa vie; et, par impatience, elle dechirait de ses mains la longue robe moiree qu'elle avait eu tant de peine a faire circuler dans l'appartement. Pour se consoler de ce travail, elle se faisait peindre au pastel, en robe de soie bleue ou rose, avec des pompons a tous les noeuds du corset, des ailes au dos, un carquois sur l'epaule et un papillon noye dans la poudre de ses cheveux: on nommait cela: Psyche ou Diane chasseresse, et c'etait fort de mode. En ses moments de repos ou de langueur, mademoiselle de Coulanges avait des yeux d'une douceur incomparable! ils etaient tous les deux aussi beaux l'un que l'autre, quoi qu'en ait dit M. l'abbe de Voisenon dans des Memoires inedits venus a ma connaissance: M. l'abbe n'a pas eu honte de soutenir que l'oeil droit etait un peu plus haut que l'oeil gauche, et il a fait la-dessus deux madrigaux fort malicieux, vertement releves, il est vrai, par M. le premier president. Mais il est temps, dans ce siecle de justice et de bonne foi, de montrer la verite dans toute sa purete, et de reparer le mal qu'une basse envie avait fait. Oui, mademoiselle de Coulanges avait deux yeux et deux yeux parfaitement egaux en douceur; ils etaient fendus en amande, et bordes de paupieres blondes tres longues; ces paupieres formaient une petite ombre sur ses joues; ses joues etaient roses sans rouge; ses levres etaient rouges sans corail; son cou etait blanc et bleu, sans bleu et sans blanc; sa taille, faite en guepe, etait a tenir dans la main d'une fille de douze ans, et son corps d'acier n'etait presque pas serre, puisqu'il y avait place pour la tige d'un gros bouquet qui s'y tenait tout droit. Ah! mon Dieu! que ses mains etaient blanches et potelees! Ah! ciel! que ses bras etaient arrondis jusqu'aux coudes! ces petits coudes etaient entoures de dentelles pendantes, et son epaule fort serree par une petite manche collante. Ah! que tout cela etait donc joli! Et, cependant, le Roi dormait. Les deux jolis yeux etaient ouverts tous deux, puis se fermaient longtemps sur le livre (c'etait les Mariages samnites de Marmontel, livre traduit dans toutes les langues, comme l'assure l'auteur). Les deux beaux yeux se fermaient donc fort longtemps de suite, et puis se rouvraient languissamment en se portant sur la douce lumiere bleue de la chambre; les paupieres etaient legerement gonflees et plus legerement teintes de rose, soit sommeil, soit fatigue d'avoir lu au moins trois pages de suite; car, de larmes, on sait que mademoiselle de Coulanges n'en versa qu'une dans sa vie, ce fut quand sa chatte Zulme recut un coup de pied de de brutal M. Dorat de Cubieres, vrai dragon s'il en fut, qui ne mettait jamais de mouches sur ses joues, tant il etait soldatesque, et frappait tous les meubles avec son epee d'acier, au lieu de porter une excuse a lame de baleine. CHAPITRE V INTERRUPTION "Helas! s'ecria douloureusement Stello, d'ou vient le langage que vous prenez, cher Docteur? Vous partez quelquefois du dernier mot de chaque phrase pour grimper a un autre, comme un invalide monte un escalier avec deux jambes de bois. --D'abord, cela vient de la fadeur du siecle de Louis XV, qui alanguit mes paroles malgre moi; ensuite, c'est que j'ai la manie de faire du style pour me mettre bien dans l'esprit de quelques-uns de vos amis. --Ah! ne vous y fiez pas, dit Stello en soupirant; car il y en a un, qui n'est pas precisement le plus sot de tous, qui a dit un soir: "Je ne suis pas toujours de mon opinion." Parlez donc simplement, o le plus triste des docteurs! et il pourra se faire que je m'ennuie un peu moins." Et le Docteur reprit en ces termes: CHAPITRE VI CONTINUATION DE L'HISTOIRE QUE FIT LE DOCTEUR-NOIR Tout a coup la bouche de mademoiselle de Coulanges s'entr'ouvrit, et il sortit de sa poitrine adorable un cri percant et flute qui reveilla Louis XV le Bien-Aime. "O ma Deite! qu'avez-vous?" s'ecria-t-il en etendant vers elle ses deux mains et ses deux manchettes de dentelle. Les deux jolis pieds de la plus parfaite des maitresses tomberent du sofa, et coururent au bout de la chambre avec une vitesse bien surprenante lorsqu'on considere par quels talons ils etaient empeches. Le monarque se leva avec dignite et mit la main sur la garde damasquinee de son epee; il la tira a demi dans le premier mouvement, et chercha l'ennemi autour de lui. La jolie tete de mademoiselle de Coulanges se trouva renversee sur le jabot du prince, ses cheveux blonds s'y repandirent avec un nuage leger de poudre odoriferante. "J'ai cru voir..., dit sa douce voix. --Ah! je sais, je sais, ma belle..., dit le Roi, les larmes aux yeux, tout en souriant avec tendresse et jouant avec les boucles de la tete languissante et parfumee; je sais ce que vous voulez dire. Vous etes une petite folle. --Non, vraiment, dit-elle; votre medecin sait bien qu'il y en a qui enragent. --On le fera venir, dit le Roi; mais quand cela serait, voyons... l'enfant! ajouta-t-il en lui tapant sur la joue, comme a une petite fille; quand cela serait, leur croyez-vous la bouche assez grande pour vous mordre? --Oui, oui, je le crois, et j'en souffre a la mort", dirent les levres roses de mademoiselle de Coulanges. Et ses beaux yeux se mirent en devoir de se lever au ciel et de laisser echapper deux larmes. Il en tomba une de chaque cote: celle de droite coula rapidement du coin de l'oeil d'ou elle avait jailli, comme Venus sortant de la mer d'azur; cette jolie larme descendit jusqu'au menton, et s'y arreta d'elle-meme, comme pour se faire voir, au coin d'une petite fossette, ou elle demeura comme une perle enchassee dans un coquillage rose. La seduisante larme de gauche eut une marche tout opposee; elle se montra fort timidement, toute petite et un peu allongee; puis elle grossit a vue d'oeil et resta prise dans les cils blonds les plus doux, les plus longs et les plus soyeux qui se soient jamais vus. Le Roi bien-aime les devora toutes les deux. Cependant le sein de mademoiselle de Coulanges se gonflait de soupirs et paraissait devoir se briser sous les efforts de sa voix, qui dit encore ceci: "J'en ai pris une... j'en ai pris une avant-hier, et certainement elle etait enragee; il fait si chaud cette annee! --Calmez-vous! calmez-vous! ma reine; je chasserai tous mes gens et tous mes ministres, plutot que de souffrir que vous trouviez encore un de ces monstres dans des appartements royaux." Les joues bienheureuses de mademoiselle de Coulanges palirent tout a coup, son beau front se contracta horriblement, ses doigts poteles prirent quelque chose de brun, gros comme la tete d'une epingle, et sa bouche vermeille, qui etait bleue en ce moment, s'ecria: --Voyez si ce n'est pas une puce! --O felicite parfaite! s'ecria le prince d'un ton tant soit peu moqueur, c'est un grain de tabac! Fassent les dieux qu'il ne soit pas enrage!" Et les bras blancs de mademoiselle de Coulanges se jeterent au cou du Roi. Le Roi, fatigue de cette scene violente, se recoucha sur le sofa. Elle s'etendit sur le sien comme une chatte familiere, et dit: "Ah! Sire, je t'en prie, fais appeler le Docteur, le premier medecin de Votre Majeste." Et l'on me fit appeler. CHAPITRE VII UN CREDO "Ou etiez-vous?" dit Stello, tournant la tete peniblement. Et il la laissa retomber avec pesanteur un instant apres. "Pres du lit d'un Poete mourant, repondit le Docteur-Noir avec une impassibilite effrayante. Mais, avant de continuer, je dois vous adresser une seule question. Etes-vous Poete? Examinez-vous bien, et dites-moi si vous vous sentez interieurement Poete." Stello poussa un profond soupir, et repondit, apres un moment de recueillement, sur le ton monotone d'une priere du soir, demeurant le front appuye sur un oreiller, comme s'il eut voulu y ensevelir sa tete entiere: "Je crois en moi, parce que je sens au fond de mon coeur une puissance secrete, invisible et indefinissable, toute pareille a un pressentiment de l'avenir et a une revelation des causes mysterieuse du temps present. Je crois en moi, parce qu'il n'est dans la nature aucune beaute, aucune grandeur, aucune harmonie, qui me cause un frisson prophetique, qui ne porte l'emotion profonde dans mes entrailles, et ne gonfle mes paupieres par des larmes toutes divines et inexplicables. Je crois fermement en une vocation ineffable qui m'est donnee, et j'y crois a cause de la pitie sans bornes que m'inspirent les hommes, mes compagnons en misere, et aussi a cause du desir que je me sens de leur tendre la main et de les elever sans cesse par des paroles de commiseration et d'amour. Comme une lampe toujours allumee ne jette qu'une flamme tres incertaine et vacillante lorsque l'huile qui l'anime cesse de se repandre dans des veines avec abondance, et puis lance jusqu'au faite du temple des eclairs, des splendeurs et des rayons lorsqu'elle est penetree de la substance qui la nourrit, de meme je sens s'eteindre les eclairs de l'inspiration et les clartes de la pensee lorsque la force indefinissable qui soutient ma vie, l'Amour, cesse de me remplir de sa chaleureuse puissance; et lorsqu'il circule en moi, toute mon ame en est illuminee; je crois comprendre tout a la fois l'Eternite, l'Espace, la Creation, les creatures et la Destinee; c'est alors que l'Illusion, phenix au plumage dore, vient se poser sur mes levres et chante. "Mais je crois que, lorsque le don de fortifier les faibles commencera de tarir dans le Poete, alors aussi tarira sa vie; car, s'il n'est bon a tous, il n'est plus bon au monde. "Je crois au combat eternel de notre vie interieure, qui feconde et appelle, et j'invoque la pensee d'en haut, la plus propre a concentrer et rallumer les forces poetiques de ma vie: le Devouement et la Pitie. --Tout cela ne prouve qu'un bon instinct, dit le Docteur-Noir; cependant il n'est pas impossible que vous soyez Poete, et je continuerai." Et il continua. CHAPITRE VIII DEMI-FOLIE Oui, j'etais pres d'un jeune homme fort singulier. L'archeveque de Paris, M. de Beaumont, m'avait fait prier de venir a son palais, parce que cet inconnu etait venu chez lui, tout seul, en chemise et en redingote, lui demander gravement les sacrements. J'allai vite a l'archeveche, ou je trouvai, en effet, un homme d'environ vingt-deux ans, d'une figure grave et douce, assis, dans ce costume plus que leger, sur un grand fauteuil de velours, ou le bon vieil archeveque l'avait fait placer. Monseigneur de Paris etait en grand habit ecclesiastique, en bas violets, parce que ce jour-la meme il devait officier pour la Saint-Louis; mais il avait eu la bonte de laisser toutes ses affaires jusqu'au moment du service, pour ne pas quitter ce bizarre visiteur, qui l'interessait vivement. Lorsque j'entrai dans la chambre a coucher de M. l'archeveque, il etait assis pres de ce pauvre jeune homme, et il lui tenait la main dans ses deux mains ridees et tremblotantes. Il le regardait avec une espece de crainte, et il s'attristait de voir que le malade (car il l'etait) refusait de rien prendre d'un bon petit dejeuner que deux domestiques avaient servi devant lui. Du plus loin que M. de Beaumont m'apercut, il me dit d'une voix emue: "Eh! venez donc! eh! arrivez donc, bon Docteur! Voila un pauvre enfant qui vient de se jeter dans mes bras, Venite ad me! Il vient comme un oiseau echappe de sa cage, que le froid a pris sur les toits, et qui se jette dans la premiere fenetre venue. Le pauvre petit! J'ai commande pour lui des vetements. Il a de bons principes, du moins, car il est venu me demander les sacrements; mais il faut que j'entende sa confession auparavant. Vous n'ignorez pas cela, Docteur, et il ne veut pas parler. Il me met dans un bien grand embarras. Oh! dame oui! il m'embarrasse beaucoup. Je ne connais pas l'etat de son ame. Sa pauvre tete est bien affaiblie. Tout a l'heure il a beaucoup pleure, le cher enfant! J'ai encore les mains toutes mouillees de ses larmes. Tenez, voyez!" En effet, les mains du bon vieillard etaient encore humides comme un parchemin jaune sur lequel l'eau ne peut pas secher. Un vieux domestique, qui avait l'air d'un religieux, apporta une robe de seminariste, qu'il passa au malade en le faisant soulever par les gens de l'archeveque, et on nous laissa seuls. Le nouveau venu n'avait nullement resiste a cette toilette. Ses yeux, sans etre fermes, etaient voiles et comme recouverts a demi par ses sourcils blonds; ses paupieres tres rouges, la fixite de ses prunelles, me parurent de tres mauvais symptomes. Je lui tatai le pouls, et je ne pus m'empecher de secouer la tete assez tristement. A ce signe-la, M. de Beaumont me dit: "Donnez-moi un verre d'eau: j'ai quatre-vingts ans, moi; cela me fait mal. --Ce ne sera rien, monseigneur, lui dis-je: seulement, il y a dans ce pouls quelque chose qui n'est ni la sante ni la fievre de la maladie... C'est la folie", ajoutai-je tout bas. Je dis au malade: "Comment vous nommez-vous?" Rien... ses yeux demeurerent fixes et mornes... "Ne le tourmentez pas, Docteur, dit M. de Beaumont, il m'a deja dit trois fois qu'il appelait Nicolas-Joseph-Laurent. --Mais ce ne sont que des noms de bapteme, dis-je. --N'importe! n'importe! dit le bon archeveque avec un peu d'impatience, cela suffit a la religion: ce sont les noms de l'ame que les noms de bapteme. C'est par ces noms-la que les saints nous connaissent. Cet enfant est bien bon chretien." Je l'ai souvent remarque, entre la pensee et l'oeil il y a un rapport direct et si immediat, que l'un agit sur l'autre avec une egale puissance. S'il est vrai qu'une idee arrete le regard, le regard, en se detournant, detourne aussi l'idee. J'en ai fait l'epreuve aupres des fous. Je passai les mains sur les yeux fixes de ce jeune homme, et je les lui fermai. Aussitot la raison lui vint, et il prit la parole. "Ah! monseigneur, dit-il, donnez-moi les sacrements. Ah! bien vite, monseigneur, avant que mes yeux se soient rouverts a la lumiere; car les sacrements seuls peuvent me delivrer de mon ennemi, et l'ennemi qui me possede, c'est une idee que j'ai, et cette idee me reviendra tout a l'heure. --Mon systeme est bon", dis-je en souriant. Il continua: "Ah! monseigneur, Dieu est certainement dans l'hostie... Je ne croyais pas qu'une idee put devenir dans la tete comme un fer rouge... Dieu est certainement dans l'hostie; et si vous me la donnez, monseigneur, l'hostie chassera l'idee, et Dieu chassera les philosophes... --Vous voyez qu'il pense tres bien, me dit tout bas le bon archeveque. Laissons-le dire, pour voir." Le pauvre garcon continua: "Si quelque chose peut chasser le raisonnement, c'est la foi, la foi du charbonnier; si quelque chose peut donner la foi, c'est l'hostie. Oh! donnez-moi l'hostie, si l'hostie a donne la foi a Pascal. Je serai gueri si vous me la donnez, monseigneur, tandis que j'ai les yeux fermes; hatez-vous: donnez-moi l'hostie. --Savez-vous votre Confiteor?" dit l'archeveque. Il n'entendit pas et poursuivit: "Oh! qui m'expliquera la SOUMISSION DE LA RAISON? ajouta-t-il avec une voix de tonnerre lorsqu'il prononca les derniers mots... Saint Augustin a dit: "La Raison ne se soumettrait jamais si elle ne jugeait qu'elle doit se soumettre. Il est donc juste qu'elle se soumette quand elle juge qu'elle le doit." Et moi, Nicolas-Joseph- Laurent, ne a Fontenoy-le-Chateau, de parents pauvres... j'ajoute que, si elle se soumet a son propre jugement, c'est a elle-meme qu'elle se soumet, et que, si elle ne se soumet qu'a elle-meme, elle ne se soumet donc pas et continue d'etre reine... Cercle vicieux. Sophisme de saint! Raison d'ecole a rendre le diable fou!... Ah! d'Alembert! Joli pedant, que tu me tourmentes!" Il ajouta ceci en se grattant l'epaule. Je crois que cela vint de ce que j'avais laisse un de ses yeux libre. Je le refermai de la main gauche. "Helas! dit-il, monseigneur, faites que je m'ecrie comme Pascal: Joye!! Certitude, joye, certitude, sentiment, vue; Joye, joye, joye et pleurs de joye! Dieu de Jesus-Christ... oubli de tous, hormis de Dieu. "Il avait vu le Dieu de Jesus-Christ ce jour-la, depuis dix heures et demie du soir jusqu'a minuit et demi, le lundi 25 novembre 1654; et, en consequence, il etait tranquille et sur de son affaire. Il etait bien heureux, celui-la...--Aie! aie! aie! voici La Harpe qui me tire les pieds...--Que me veux-tu? On a jete La Harpe dans le trou du souffleur avec les Barmecides.--Tu es mort." En ce moment j'otai ma main, et il ouvrit les yeux. "Un rat! cria-t-il... Un lapin!... Je jure sur l'Evangile que c'est un lapin... C'est Voltaire! C'est Vol-a-terre!... Oh! le joli jeu de mots! n'est-ce pas? Hein! mon cher seigneur... il est gentil, mon jeu de mots?... Il n'y a pas une librairie qui veuille me le payer un sou... Je n'ai pas dine hier ni la veille... mais je m'en moque, parce que je n'ai jamais faim... Mon pere est a sa charrue, et je ne voudrais pas lui prendre la main, parce qu'elle est enflee et dure comme du bois. D'ailleurs, il ne sait pas parler francais, ce gros paysan en blouse! Cela fait rougir quand il passe quelqu'un. Ou voulez-vous que j'aille lui faire boire du vin? Entrerai-je au cabaret, moi, s'il vous plait? et que dira M. de Buffon, avec ses manchettes et son jabot?... Un chat... c'est un chat que vous avez sous votre soulier, l'abbe..." M. de Beaumont n'avait pu s'empecher, malgre son extreme bonte, de sourire quelquefois, les larmes aux yeux. Ici il recula en faisant rouler son fauteuil en arriere, et fut un peu effraye. Je pris la tete du jeune homme, je la secouai doucement dans mes mains, comme on roule le sac du jeu de loto, et je laissai mes doigts sur ses paupieres baissees. Les numeros sortants furent tous changes. Il soupira profondement, et dit d'un ton aussi calme qu'il s'etait montre emporte jusque-la: "Trois fois malheur a l'insense qui veut dire ce qu'il pense avant d'avoir assure le pain de toute sa vie!... Hypocrisie, tu es la raison meme! tu fais que l'on ne blesse personne, et le pauvre a besoin de tout le monde... Dissimulation sainte, tu es la supreme loi sociale de celui qui est ne sans heritage... Tout homme qui possede un champ ou un sac est son maitre, son seigneur et son protecteur. Pourquoi le sentiment du bien et du juste s'est-il etabli dans mon coeur? Mon coeur s'est gonfle dans mesure; des torrents de haine en ont coule, et se sont fait jour comme une lave. Les mechants ont eu peur; ils ont crie, ils se sont tous leves contre moi. Comment voulez- vous que je resiste a tous, moi seul, moi qui ne suis rien, moi qui n'ai rien au monde qu'une pauvre plume, et qui manque d'encre quelquefois?" Le bon archeveque n'y tint plus. Il y avait un quart d'heure qu'il tremblait et etendait les bras vers celui qu'il nommait deja son enfant; il se leva pesamment de son fauteuil et vint pour l'embrasser. Moi, qui tenais mes doigts sur ses yeux avec une constance inebranlable, je fus pourtant force de les oter, parce que je sentais quelque chose qui les repoussait, comme si les paupieres se fussent gonflees. A l'instant ou je cessai de les presser, des pleurs abondants se firent jour entre mes doigts et inonderent ses joues pales. Des sanglots faisaient bondir son coeur, les veines du cou etaient grosses et bleues, et il sortait de sa poitrine de petites plaintes comme celles d'un enfant dans les bras de sa mere. "Peste! monseigneur, laissez-le, dis-je a M. de Beaumont: cela va mal. Le voila qui rougit bien vite, et puis il est tout blanc, et le pouls s'en va... Il est evanoui... Bien! le voila sans connaissance ... Bonsoir..." Le bon prelat se desolait et me genait beaucoup en voulant toujours m'aider. J'employai tous mes petits moyens pour faire revenir le malade; et cela commencait a reussir, lorsqu'on vint pour me dire qu'une chaise de poste de Versailles m'attendait de la part du Roi. J'ecrivis ce qui restait a faire, et je sortis. "Parbleu! dis-je, je parlerai de ce jeune homme-la. --Vous nous rendrez bien heureux, mon cher Docteur, car notre caisse d'aumones est toute vide. Partez vite, dit M. de Beaumont, je garde ici mon pauvre enfant trouve." Et je vis qu'il lui donnait sa benediction en tremblotant et en pleurant. Je me jetai dans la chaise de poste. CHAPITRE IX SUITE DE L'HISTOIRE DE LA PUCE ENRAGEE Lorsque je partis pour Versailles, la nuit etait close. J'allais ce qu'on appelle le train du Roi, c'est-a-dire le postillon au galop et le cheval de brancard au grand trot. En deux heures je fus a Trianon. Les avenues etaient eclairees, et une foule de voitures s'y croisaient. Je crus que je trouverais toute la Cour dans les petits appartements; mais c'etaient des gens qui etaient alles s'y casser le nez et s'en revenaient a Paris. Il n'y avait foule qu'en plein air, et je ne trouvai dans la chambre du Roi que mademoiselle de Coulanges. "Eh! le voila donc enfin!" dit-elle en me donnant la main a baiser. Le Roi, qui etait le meilleur homme du monde, se promenait dans la chambre en prenant le cafe dans une petite tasse de porcelaine bleue. Il se mit a rire de bon coeur en me voyant. "Jesus-Dieu! Docteur, me dit-il, nous n'avons plus besoin de vous. L'alarme a ete chaude, mais le danger est passe. Madame, que voici, en a ete quitte pour la peur.--Vous savez notre petite manie, ajouta-t-il en s'appuyant sur mon epaule et me parlant a l'oreille tout haut, nous avons peur de la rage, nous la voyons partout! Ah! parbleu! il ferait bon voir un chien dans la maison! Je ne sais s'il me sera permis de chasser dorenavant. --Enfin, dis-je en m'approchant du feu qu'il y avait malgre l'ete (bonne coutume a la campagne, soit dit entre parentheses), enfin, dis-je, a quoi puis-je etre bon au Roi? --Madame pretend, dit-il en se balancant d'un talon rouge sur l'autre, qu'il y a des animaux, ma foi, pas plus gros que ca, et il donnait une chiquenaude a un grain de tabac attache aux dentelles de ses manchettes, qu'il y a des animaux qui... Allons, madame, dites-le vous-meme." Mademoiselle de Coulanges s'etait blottie comme une chatte sur son sofa, et cachait son front sous l'un de ces petits rabats de soie que l'on posait alors sur le dossier des meubles pour les preserver de la poudre des cheveux. Elle regardait a la derobee comme un enfant qui a vole une dragee et qui est bien aise qu'on le sache. Elle etait jolie comme tous les Amours de Boucher et toutes les tetes de Greuze? "Ah! Sire, dit-elle tout doucement, vous parlez si bien!... --Mais, madame, en verite, je ne puis pas dire vos idees en medecine... --Ah! Sire, vous parlez si bien de tout! --Mais, Docteur, aidez-la donc a se confesser! vous voyez bien qu'elle ne s'en tirera jamais." A dire vrai, j'etais assez embarrasse moi-meme, car je ne savais pas ce qu'il voulait dire, et je ne l'ai appris que depuis, en 90. "Eh bien, mais comment donc! dis-je en m'approchant de la petite bien-aimee; eh bien, mais qu'est-ce que c'est donc que ca, madame? eh bien, donc, qu'est-ce qui nous est arrive, mademoiselle?... Nous avons de petites peurs! de petites fantaisies, madame? Fantaisies de femme!--He! he! de jeune femme, Sire!... Nous connaissons ca!...--Eh bien, donc, qu'est-ce que c'est donc, ca?... Comment donc ca se nomme- t-il, ces animaux?... Allons, madame!... Eh bien, donc, est-ce que nous voulons nous trouver mal?..." Enfin, tout ce qu'on dit d'agreable et d'aimable aux jeunes femmes. Tout d'un coup mademoiselle de Coulanges regarda le Roi et moi, et je regardai le Roi et elle, le Roi regarda sa maitresse et moi, et nous partimes ensemble du plus long eclat de rire que j'aie entendu de mes jours. Mais c'est qu'elle etouffait veritablement, et me montrait du doigt; et pour le Roi, il en renversa le cafe sur sa veste d'or. Quand il eut bien ri: "Ca, me dit-il en me prenant par le bras et me faisant asseoir de force sur son sofa, parlons un peu raison, et laissons cette petite folle se moquer de nous tout a son aise. Nous sommes aussi enfants qu'elle. Dites-moi, Docteur, comment on vit a Paris depuis huit jours." Comme il etait en bonne humeur, je lui dis: "Mais je dirai plutot au Roi comment on y meurt. Assez mal a son aise, en verite, pour peu qu'on soit Poete. --Poete! dit le Roi, et je remarquai qu'il renversait la tete en arriere en froncant le sourcil et croisait les jambes avec humeur. --Poete! dit mademoiselle de Coulanges; et je remarquai que sa levre inferieure faisait la cerise fendue, comme les levres de tous les portraits feminins du temps de Louis XIV. --Bien! me dis-je, j'en etais sur. Il ne faut que ce nom dans le monde pour etre ridicule ou odieux. --Mais que diable veut-il donc dire a present? reprit le Roi, est-ce que La Harpe est mort? est-ce qu'il est malade?... --Ce n'est pas lui, Sire; au contraire, dis-je, c'est un autre petit Poete, tout petit, qui est fort mal, et je ne sais trop si je le sauverai, parce que, toutes les fois qu'il est gueri, un acces d'indignation le fait retomber dans un mauvais etat." Je me tus, et ni l'un ni l'autre ne me dit: "Qu'a-t-il?" Je repris avec le sang-froid que vous savez: "L'indignation produit des debordements affreux dans le sang et la bile, qui vous inondent un honnete homme interieurement, de maniere a faire fremir." Profond silence. Ni l'un ni l'autre ne fremit. "Et si le Roi, poursuivis-je, s'interesse avec tant de bonte au moindres ecrivains, que serait-ce s'il connaissait celui que je viens de quitter?" Long silence.--Et personne ne me dit: "Comment se nomme-t-il?" Ce fut assez malheureux, car je savais son nom de lugubre memoire, son triste nom, synonyme d'amertume satirique et de desespoir... Ne me le demandez pas encore... Ecoutez. Je poursuivis d'un air insouciant, pour eviter le ton solliciteur: "Si ce n'etait pas abuser des bontes de Roi, en verite je me hasarderais jusqu'a lui demander quelque secours... quelque leger secours pour... --Accable! accable! nous sommes accable, monsieur, me dit Louis XV, de demandes de ce genre pour des faquins qui emploient a nous attaquer l'aumone que nous leur faisons." Puis, se rapprochant de moi: "Ah ca, me dit-il, je suis vraiment surpris qu'avec votre usage du monde vous ne sachiez pas encore que, lorsqu'on se tait, c'est qu'on ne veut pas repondre... Vous m'avez force dans mes derniers retranchements; eh bien, je veux bien vous parler de vos Poetes, et vous dire que je ne vois pas la necessite de me ruiner a soutenir ces petites bonnes gens-la, qui font le lendemain les jolis coeurs a nos depens. Sitot qu'ils ont quelques sous, ils se mettent a l'ouvrage pour nous regenter, et font leur possible pour se faire fourrer a la Bastille. Cela donne des airs de Richelieu, n'est-ce pas!... C'est la ce qu'aiment les beaux esprits, que je trouve bien sots. Tudieu! je suis las de servir de plastron a ces petites gens. Ils feront bien assez de mal sans que je les y aide... Je ne suis plus bien jeune, et je me suis tire d'affaire; je ne sais trop si mon successeur s'en tirera; au surplus, cela le regarde... Savez-vous, Docteur, qu'avec mon air insouciant je suis tout au moins un homme de sens, et je vois bien ou l'on nous mene?" Ici le Roi se leva et marcha assez vite dans la chambre, secouant son jabot. Vous pensez que je n'etais guere a mon aise, et que je me levai aussi. "C'est peut-etre mon cher frere le roi de Prusse qui s'en est bien trouve de son bon accueil a vos Poetes? Il a cru me jouer un tour en accueillant Voltaire comme il l'a fait: il m'a fait grand plaisir en m'en debarrassant, et il y a gagne des impertinences qui l'ont force de faire batonner ce petit monsieur-la.--Vraiment, parce qu'ils habillent des a peu pres philosophiques et des a peu pres politiques en figures de rhetorique, ils croient pouvoir, en sortant des bancs, monter en chaire et nous precher!" Il s'arreta ici et continua plus gaiement: "Il n'y a rien de pis qu'un sermon, Docteur, et je m'en laisse faire le moins possible ailleurs qu'a ma chapelle. Que voulez-vous que je fasse pour votre protege? voyons: que je le pensionne? Qu'arrivera- t-il? Demain il m'appellera Mars, a cause de Fontenoy, et nommera Minerve cette bonne petite mam'selle de Coulanges, qui n'y a aucune pretention." (Je crus qu'elle se facherait. Elle ne sourcilla pas. Elle jouait avec son eventail.) "Dans deux jours il voudra faire l'homme d'Etat, et raisonnera sur le gouvernement anglais pour avoir un grand emploi; il ne l'aura pas, et on fera bien. Dans quatre jours il tournera en ridicule mon pere, mon grand-pere et tous mes aieux jusqu'a saint Louis inclusivement. Il appellera Socrate le roi de Prusse, avec tous ses pages, et me nommera Sardanapale, a cause de ces dames qui viennent me voir a Trianon. On lui enverra une lettre de cachet; il sera ravi: le voila martyr de sa philosophie. --Ah! Sire, m'ecriai-je, celui-la l'est des philosophes... --C'est la meme chose, interrompit le Roi; Jean-Jacques n'en fut pas plus mon ami pour etre leur ennemi. Se faire un nom a tout prix, voila leur affaire. Tous ces gens-la sont petris de la meme pate; chacun, pour se faire gros, veut ronger avec ses petites dents un morceau du gateau de la monarchie, et, comme je le leur abandonne, ils en ont bon marche. Ce sont nos ennemis naturels que vos beaux- esprits; il n'y a de bon parmi eux que les musiciens et les danseurs; ceux-la n'offensent personne sur leurs theatres, et ne chantent ni ne dansent la politique. Aussi je les aime; mais qu'on ne me parle pas des autres." Comme je voulais insister et que j'entr'ouvrais la bouche pour repondre, il me prit doucement le bras, moitie riant et moitie serieusement, et se mit a marcher avec moi, en se dandinant a sa maniere, du cote de la porte de l'appartement. Il fallut bien suivre. "Vous aimez donc bien les vers, Docteur?--Je vais vous les dire aussi bien que ceux qui les font, tenez: Il semble a trois gredins, dans leur petit cerveau, Que, pour etre imprimes et relies en veau, Les voila dans l'Etat d'importantes personnes; Qu'avec leur plume ils font le destin des couronnes; Qu'au moindre petit bruit de leurs productions Ils doivent voir chez eux voler les pensions; Que sur eux l'univers a la vue attachee; Que partout de leur nom la gloire est epanchee, Et qu'en science ils sont des prodiges fameux, Pour savoir ce qu'ont dit les autres avant eux, Pour avoir eu, trente ans, des yeux et des oreilles, Pour avoir employe neuf ou dix mille veille A se bien barbouiller de grec et de latin, Et se charger l'esprit d'un tenebreux butin De tous les vieux fatras qui trainent dans les livres, Gens qui de leur savoir paraissent toujours ivres, Riches, pour tout merite, en babil importun, Inhabiles a tout, vides de sens commun, Et pleins d'un ridicule et d'une impertinence A decrier partout l'esprit et la science. "Vous voyez qu'apres tout la cour n'est pas si bete, ajouta-t-il quand nous fumes arrives au bout de la chambre: vous voyez qu'ils sont plus sots que nous, vos chers Poetes, car il nous donnent des verges pour les fouetter." La-dessus le Roi m'ouvrit; je passai en saluant. Il quitta mon bras, il rentra et s'enferma... J'entendis un grand eclat de rire de mademoiselle de Coulanges. Je n'ai jamais bien su si cela pouvait s'appeler etre mis a la porte CHAPITRE X AMELIORATION Stello cessa d'appuyer sa tete sur le coussin de son canape. Il se leva et etendit les bras vers le ciel, rougit subitement, et s'ecria avec indignation: "Eh! qui vous donnait le droit d'aller ainsi mendier pour lui? Vous en avait-il prie? N'avait-il pas souffert en silence jusqu'au moment ou la Folie secoua ses grelots dans sa pauvre tete? S'il avait soutenu pendant toute sa jeunesse l'apre dignite de son caractere; s'il avait pendant une vingtaine d'annees singe l'aisance et la fortune par orgueil et pour ne rien demander, vous lui auriez fait perdre en une heure toute la fierte de sa vie. C'est une mauvaise action, Docteur, et je ne voudrais pas l'avoir fait pour tous les jours qui me restent encore a subir. Je la mets au rang des plus mauvaises (et il y en a un grand nombre) que n'atteignent pas les lois, comme celle de tromper les dernieres volontes d'un mourant illustre, et de vendre ou de bruler ses Memoires, quand son dernier regard les a caresses comme une partie de lui-meme qui allait rester sur la terre apres lui, quand son dernier souffle les a benis et consacres.--Vous avez trahi ce jeune homme lorsque vous avez quete pour lui l'aumone d'un roi insouciant.--Pauvre enfant! lorsqu'il avait des lueurs de raison, lorsque ses yeux etaient fermes (selon votre experience), il pouvait, se sentant mourir, se feliciter de la pudeur de sa pauvrete, s'enorgueillir de ce qu'il ne laissait a aucun homme le droit de dire: Il s'est abaisse; et pendant ce temps-la vous alliez prostituer ainsi la dignite de son ame! Voila, en verite, une mauvaise action." Le Docteur-Noir sourit avec une parfaite tranquillite. "Asseyez-vous, dit-il; je vous trouve deja mieux, vous sortez un peu de la contemplation de votre maladie. Lache habitude de bien des hommes, habitude qui double la puissance du mal.--Eh! pourquoi ne voulez-vous pas que j'aie ete attaque une fois moi-meme d'une maladie bien repandue, la manie de proteger? Mais revenons a ma sortie de Trianon. "J'en fus tellement deconcerte, que je ne remis plus les pieds chez l'archeveque et m'efforcai de ne plus penser au malade que j'avais trouve dans son palais.--Je parvins en quelques minutes a chasser cette idee par la grande habitude que j'ai de dompter ma sensibilite. --Mince victoire! dit Stello en grondant. --Je me croyais debarrasse de ce fou depuis longtemps, lorsqu'un beau soir on me fit appeler pour monter dans un grenier, ou me conduisit une vieille portiere sourde... --Que voulez-vous que je lui fasse? dis-je en entrant; c'est un homme mort." Elle ne me repondit pas; elle me laissa avec le meme homme, que je reconnus difficilement. CHAPITRE XI UN GRABAT Il etait a demi couche, le pauvre malade, sur un lit de sangle place au milieu d'une chambre vide. Cette chambre etait aussi toute noire, et il n'y avait pour l'eclairer qu'une chandelle placee dans un encrier, en guise de flambeau, et elevee sur une grande cheminee de pierre. Il etait assis dans son lit de mort, sur son matelas mince et enfonce, les jambes chargees d'une couverture de laine en lambeaux, la tete nue, les cheveux en desordre, le corps droit, la poitrine decouverte et creusee par les convulsions douloureuses de l'agonie. Moi, je vins m'asseoir sur le lit de sangle, parce qu'il n'y avait pas de chaise; j'appuyai mes pieds sur une petite malle de cuir noir, sur laquelle je posai un verre et deux petites fioles d'une potion, inutile pour le sauver, mais bonne a le faire moins souffrir. Sa figure etait tres noble et tres belle; il me regardait fixement, et il avait au-dessus des joues, entre le nez et les yeux, cette contraction nerveuse que nulle convulsion ne peut imiter, que nulle maladie ne donne, qui dit au medecin: Va-t'en! et qui est comme l'etendard que la Mort plante sur sa conquete. Il serrait dans l'une de ses mains sa plume, sa derniere, sa pauvre plume, bien tachee d'encre, bien pelee, et toute herissee; dans l'autre main, une croute bien dure de son dernier morceau de pain. Ses deux jambes se choquaient et tremblaient de maniere a faire craquer le lit mal assure. J'ecoutai avec attention le souffle embarrasse de la respiration du malade, et j'entendis le rale avec un enrouement caverneux; je reconnus la mort a ce bruit, comme un marin experimente reconnait la tempete au petit sifflement du vent qui la precede. "Tu viendras donc toujours la meme avec tous? dis-je a la Mort, assez bas pour que mes levres ne fissent, aux oreilles du mourant, qu'un bourdonnement incertain. Je te reconnais partout a ta voix creuse que tu pretes au jeune et au vieux. Ah! comme je te connais, toi et tes terreurs qui n'en sont plus pour moi; je sens la poussiere que tes ailes secouent dans l'air; en approchant, j'en respire l'odeur fade, et j'en vois voler la cendre pale, imperceptible aux yeux des autres hommes. --Te voila bien, l'Inevitable, c'est bien toi!--Tu viens sauver cet homme de la douleur; prends-le dans tes bras comme un enfant, et emporte-le. Sauve-le, je te le donne; sauve-le de la devorante douleur qui nous accompagne sans cesse sur la terre, jusqu'a ce que nous reposions en toi, bienfaisante amie!" C'etait elle, je ne me trompais pas; car le malade cessa de souffrir, et jouit tout a coup de ce divin moment de repos qui precede l'eter- nelle immobilite du corps; ses yeux s'agrandirent et s'etonnerent, sa bouche se desserra et sourit; il y passa sa langue deux fois, comme pour gouter encore, dans quelque coupe invisible, une derniere goutte du baume de la vie, et dit de cette voix rauque des mourants qui vient des entrailles et semble venir des pieds: Au banquet de la vie infortune convive... --C'etait Gilbert! s'ecria Stello en frappant des mains. --Ce n'etait plus Gilbert, poursuivit le Docteur Noir en souriant d'un seul cote de la bouche; car il ne put en dire davantage: son menton tomba sur sa poitrine, et ses deux mains broyerent a la fois la croute de pain et la plume du Poete. Le bras droit me resta longtemps dans les mains, et j'y cherchais le pouls inutilement; je pris la plume et la posai sur sa bouche: un leger souffle l'agita encore, comme si l'ame l'eut baisee en passant, ensuite rien ne bougea dans le duvet de la plume, qui ne fut pas terni par la moindre vapeur. Alors je fermai les yeux du mort et je pris mon chapeau... CHAPITRE XII UNE DISTRACTION Voila une horrible fin, dit Stello, relevant son front de l'oreiller qui le soutenait, et regardant le Docteur avec des yeux troubles... Ou donc etaient ses parents? --Ils labouraient leur champ, et j'en fus charme. Pres du lit des mourants, les parents m'ont toujours importune. --Et pourquoi cela? dit Stello... --Quand une maladie devient un peu longue, les parents jouent le plus mediocre role qui se puisse voir. Pendant les huit premiers jours, sentant la mort qui vient, ils pleurent et se tordent les bras; les huit jours suivants, ils s'habituent a la mort de l'homme, calculent ses suites et speculent sur elle; les huit jours qui suivent, ils se disent a l'oreille: Les veilles nous tuent; on prolonge ses souffrances; il serait plus heureux pour tout le monde que cela finit. Et s'il reste encore quelques jours apres, on me regarde de travers. Ma foi, j'aime mieux les gardes-malades; elles tatent bien, a la derobee, les draps du lit, mais elles ne parlent pas. --O noir Docteur! soupira Stello,--d'une verite toujours inexorable!... --D'ailleurs, Gilbert avait maudit avec justice son pere et sa mere, d'abord pour lui avoir donne naissance, ensuite pour lui avoir appris a lire. --Helas! oui, dit Stello, il a ecrit ceci: Malheur a ceux dont je suis ne ................ ............................................... Pere aveugle et barbare! impitoyable mere! Pauvres, vous fallait-il mettre au jour un enfant Qui n'heritat de vous qu'une affreuse indigence! Encor si vous m'eussiez laisse mon ignorance! J'aurais vecu paisible en cultivant mon champ; Mais vous avez nourri les feux de mon genie. --Voila des vers raisonnables, dit le Docteur. --Mauvaises rimes, dit l'autre par habitude. --Je veux dire qu'il avait raison de se plaindre de lire, parce que du jour ou il sut lire il fut Poete, et des lors il appartint a la race toujours maudite par les puissances de la terre... Quant a moi, comme j'avais l'honneur de vous le dire, je pris mon chapeau et j'allais sortir lorsque je trouvai a la porte les proprietaires du grabat, qui gemissaient sur la perte d'une clef... je savais ou elle etait. --Ah! quel mal vous me faites, impitoyable! N'achevez pas, dit Stello, je sais cette histoire. --Comme il vous plaira, dit le Docteur avec modestie; je ne tiens pas aux descriptions chirurgicales, et ce n'est pas en elles que je puiserai les germes de votre guerison. Je vous dirai donc simplement que je rentrai chez ce pauvre petit Gilbert; je l'ouvris; je pris la clef dans l'oesophage et je la rendis aux proprietaires. CHAPITRE XIII UNE IDEE POUR UNE AUTRE Lorsque le desesperant Docteur eut acheve son histoire, Stello demeura longtemps muet et abattu. Il savait, comme tout le monde, la fin douloureuse de Gilbert; mais, comme tout le monde, il se trouva penetre de cette sorte d'effroi que nous donne la presence d'un temoin qui raconte. Il voyait et touchait la main qui avait touche et les yeux qui avaient vu. Et, plus le froid conteur etait inaccessible aux emotions de son recit, plus Stello en etait penetre jusqu'a la moelle des os. Il eprouvait deja l'influence de ce rude medecin des ames, qui, par ses raisonnements precis et ses insinuations preparatrices, l'avait toujours conduit a des conclusions inevitables. Les idees de Stello bouillonnaient dans sa tete et s'agitaient en tous sens, mais elles ne pouvaient reussir a sortir du cercle redoutable ou le Docteur-Noir les avait enfermees comme un magicien. Il s'indignait a l'histoire d'un pareil talent et d'un pareil dedain; mais il hesitait a laisser deborder son indignation, se sentant comprime d'avance par les arguments de fer de son ami. Les larmes gonflaient ses paupieres, et il les retenait en froncant les sourcils. Une fraternelle pitie remplissait son coeur. En consequence, il fit ce que trop souvent l'on fait dans le monde, il n'en parla pas et il exprima une idee toute differente: --Qui vous dit que j'aie pense a une monarchie absolue et hereditaire, et que ce soit pour elle que j'aie medite quelque sacrifice? D'ailleurs, pourquoi prendre cet exemple d'un homme oublie? Combien, dans le meme temps, n'eussiez-vous pas trouve d'ecrivains qui furent encourages, combles de faveurs, caresse et choyes! --A la condition de vendre leur pensee, reprit le Docteur; et je n'ai voulu vous parler de Gilbert que parce que cela ma ete une occasion pour vous devoiler la pensee intime monarchique touchant messieurs les Poetes, et nous convenons bien d'entendre par Poetes tous les hommes de la Muse ou des Arts, comme vous le voudrez. J'ai pris cette pensee secrete sur le fait, comme je viens de vous le raconter, et je vous la transmets fidelement. J'y ajouterai, si vous voulez bien, l'histoire de Kitty Bell, en cas que votre devouement politique soit reserve a cette triple machine assez connue sous le nom de monarchie representative. Je fus temoin de cette anecdote en 1770, c'est-a-dire dix ans precisement avant la fin de Gilbert. --Helas! dit Stello, etes-vous ne sans entrailles? N'etes-vous pas saisi d'une affliction interminable, en considerant que chaque annee dix mille hommes en France, appeles par l'education, quittent la table de leur pere pour venir demander, a une table superieure, un pain qu'on leur refuse? --Eh! a qui parlez-vous? je n'ai cesse de chercher toute ma vie un ouvrier assez habile pour faire une table ou il y eut place pour tout le monde! Mais, en cherchant, j'ai vu quelles miettes tombent de la table Monarchique: vous les avez goutees tout a l'heure. J'ai vu aussi celles de la table Constitutionnelle, et je vous en veux parler. Ne croyez pas qu'en ce que j'ai dessein de vous conter il se trouve la plus legere apparence d'un drame, ni la moindre complication de per- sonnages nouant leurs interets, tout le long d'une petite ficelle entortillee que denoue proprement le dernier chapitre ou le cinquieme acte: vous ne cessez d'en faire de cette sorte sans moi. Je vous dirai la simple histoire de ma naive Anglaise Kitty Bell. La voici telle qu'elle s'est passee sous mes yeux. Il tourna un instant dans ses doigts une grosse tabatiere ou etaient entrelaces en losange les cheveux de je ne sais qui, et commenca ainsi: CHAPITRE XIV HISTOIRE DE KITTY BELL Kitty Bell etait une jeune femme comme il y en a tant en Angleterre, meme dans le peuple. Elle avait le visage tendre, pale et allonge, la taille elevee et mince, avec de grands pieds et quelque chose d'un peu maladroit et de decontenance que je trouvais plein de charme. A son aspect elegant et noble, a son nez aquilin, a ses grands yeux bleus, vous l'eussiez prise pour une des belles maitresses de Louis XIV, dont vous aimez tant les portraits sur email, plutot que pour ce qu'elle etait, c'est-a-dire une marchande de gateaux. Sa petite boutique etait situee pres du Parlement, et quelquefois, en sortant, les membres des deux Chambres descendaient de cheval a sa porte, et venaient manger des buns et des mince-pies en continuant la discussion sur le bill. C'etait devenu une sorte d'habitude par laquelle la boutique s'agrandissait chaque annee, et prosperait sous la garde des deux petits enfants de Kitty. Ils avaient huit ans et dix ans, le visage frais et rose, les cheveux blonds, les epaules toutes nues, et un grand tablier blanc devant eux et sur le dos, tombant comme une chasuble. Le mari de Kitty, master Bell, etait un des meilleurs selliers de Londres, et si zele pour son etat, pour la confection et le perfectionnement de ses brides et de ses etriers, qu'il ne mettait presque jamais le pied a la boutique de sa jolie femme dans la journee. Elle etait serieuse et sage; il le savait, il y comptait, et je crus, en verite, qu'il n'etait pas trompe. En voyant Kitty, vous eussiez dit la statue de la Paix. L'ordre et le repos respiraient en elle, et tous ses gestes en etaient la preuve irrecusable. Elle s'appuyait a son comptoir, et penchait sa tete dans une attitude douce, en regardant ses beaux enfants. Elle croisait les bras, attendait les passants avec la plus angelique patience, et les recevait ensuite en se levant avec respect, repondait juste et seulement le mot qu'il fallait, faisait signe a ses garcons, ployait modestement la monnaie dans du papier pour la rendre, et c'etait la toute sa journee, a peu de chose pres. J'avais toujours ete frappe de la beaute et de la longueur de ses cheveux blonds, d'autant plus qu'en 1770 les femmes anglaises ne mettaient plus sur leur tete qu'un leger nuage de poudre, et qu'en 1770 j'etais assez dispose a admirer les beaux cheveux attaches en large chignon derriere le cou, et detaches, en longs repentirs, devant le cou. J'avais d'ailleurs une foule de comparaisons agreables au service de cette belle et chaste personne. Je parlais assez ridiculement l'anglais, comme nous faisons d'habitude, et je m'installais devant le comptoir, mangeant ses petits gateaux et la comparant. Je la comparais a Pamela, ensuite a Clarisse, un instant apres a l'Ophelia, quelques heures plus tard a Miranda. Elle me faisai verser du soda-water, et me souriait avec un air de douceur et de prevenance, comme s'attendant toujours a quelque saillie extremement gaie de la part du Francais; elle riait meme quand j'avais ris. Cela durait une heure ou deux, apres quoi elle me disait qu'elle me demandait bien pardon, mais ne comprenait pas l'allemand. N'importe, j'y revenais, sa figure me reposait a voir. Je lui parlais toujours avec la meme confiance, et elle m'ecoutait avec la meme resignation. D'ailleurs, ses enfants m'aimaient pour ma canne a la Tronchin, qu'ils sculptaient a coups de couteau; un beau jonc pourtant! Il m'arriva quelquefois de rester dans un coin de sa boutique a lire le journal, entierement oublie d'elle et des acheteurs, causeurs, disputeurs, mangeurs et buveurs qui s'y trouvaient; c'etait alors que j'exercais mon metier cheri d'observateur. Voici une des choses que j'observai: Tous les jours, a l'heure ou le brouillard etait assez epais pour cacher cette espece de lanterne sourde que les Anglais prennent pour le soleil, et qui n'est que la caricature du notre comme le notre est la parodie du soleil d'Egypte, cette heure, qui est souvent deux heures apres midi; enfin, des que venait l'entre-chien-et-loup, entre le jour et les flambeaux, il y avait une ombre qui passait sur le trottoir devant les vitres de la boutique; Kitty Bell se levait sur- le-champ de son comptoir, l'aine de ses enfants ouvrait la porte, elle lui donnait quelque chose qu'il courait porter dehors; l'ombre disparaissait, et la mere rentrait chez elle. "Ah! Kitty! Kitty! dis-je en moi-meme, cette ombre est celle d'un jeune homme, d'un adolescent imberbe! Qu'avez-vous fait, Kitty Bell? Que faites-vous, Kitty Bell? Kitty Bell, que ferez-vous? Cette ombre est elancee et leste dans sa demarche. Elle est enveloppee d'un manteau noir qui ne peut reussir a la rendre grossiere dans sa forme. Cette ombre porte un chapeau triangulaire dont un des cotes est rabattu sur les yeux; mais on voit deux flammes sous ce large bord, deux flammes comme Promethee les dut puiser au soleil." Je sortis en soupirant, la premiere fois que je vis ce petit manege, parce que cela me gatait l'idee de ma paisible et vertueuse Kitty; et puis vous savez que jamais un homme ne voit ou ne croit voir le bonheur d'un autre homme aupres d'une femme sans le trouver haissable, n'eut-il nulle pretention pour lui-meme... La seconde fois, je sortis en souriant; je m'applaudissais de ma finesse pour avoir devine cela, tandis que les gros Lords et les longues Ladies sortaient sans avoir rien decouvert. La trosieme fois je m'y interessai, et je me sentis un tel desir de recevoir la confidence de ce joli petit secret, que je crois que je serais devenu complice de tous les crimes de la famille d'Agamemnon, si Kitty Bell m'eut dit: "Oui, monsieur, c'est cela meme." Mais non, Kitty Belle ne me disait rien. Toujours paisible, toujours placide comme au sortir du preche, elle ne daignait pas meme me regarder avec embarras, comme pour me dire: Je suis sure que vous etes un homme trop bien eleve et trop delicat pour en rien dire; je voudrais bien que vous n'eussiez rien vu; il est bien mal a vous de rester si tard chaque jour. Elle ne me regardait pas non plus d'un air de mauvaise humeur et d'autorite, comme pour me dire: Lisez toujours, ceci ne vous regarde pas. Une Francaise impatiente n'y eut pas manque, comme bien vous savez; mais elle avait trop d'orgueil, ou de confiance en elle-meme, ou de mepris pour moi; elle se remettait a son comptoir avec un sourire aussi pur, aussi calme et aussi religieux que si rien ne se fut passe. Je fis de vains efforts pour attirer son attention. J'avais beau me pincer les levres, aiguiser mes regards malins, tousser avec importance et gravite, comme un abbe qui reflechit sur la confession d'une fille de dix-huit ans, ou un juge qui vient d'interroger un faux monnayeur; j'avais beau ricaner dans mes dents en marchant vite et me frottant les mains, comme un fin matois qui se rappelle ses petites fredaines, et se rejouit de voir certains petits tours ou il est expert; j'avais beau m'arreter tout a coup devant elle, lever les yeux au ciel, et laisser tomber mes bras avec abattement, comme un homme qui voit une jeune femme se noyer de gaiete de coeur et se precipiter dans l'eau du haut du pont; j'avais beau jeter mon journal tout a coup et le chiffonner comme un mouchoir de poche, ainsi que pourrait faire un philanthrope desespere, renoncant a conduire les hommes au bonheur par la vertu; j'avais beau passer devant elle d'un air de grandeur, marchant sur les talons et baissant les yeux dignement, comme un monarque offense de la conduite trop leste qu'ont tenue en sa presence un page et une fille d'honneur; j'avais beau courir a la porte vitree, un instant apres la disparition de l'ombre, et m'arreter la, comme un voyageur parisien au bord d'un torrent, arrangeant ses cheveux rares, de maniere qu'ils aient l'air derange par les zephyrs, et parlant du vague des passions, tandis qu'il ne pense qu'au positif des interets; j'avais beau prendre mon parti tout a coup, et marcher vers elle comme un poltron qui fait le brave et se lance sur son adversaire, jusqu'a ce qu'etant a portee, il s'arrete, manquant a la fois de pensee, de parole et d'action.--Toutes mes grimaces de reflexion, de penetration, de confusion, de contrition, de componction, de renonciation, d'abnegation, de consomption, de resolution, de domination et d'explication; toute ma pantomime enfin vint echouer devant ce doux visage de marbre, dont l'inalterable sourire et le regard candide et bienfaisant ne me permirent pas de dire une seule parole intelligible. J'y serais encore (car j'avais resolu de n'en pas avoir le dementi, et je fus toujours perseverant en diable); oui, monsieur, j'y serais encore, j'en jure par ce que vous voudrez (j'en jure sur votre Pantheon, deux fois decanonise par les canons, et d'ou sainte Genevieve est allee coucher deux fois dans la rue; o galant Attila, qu'en dis-tu?); je jure que j'y serais encore, s'il ne fut arrive une aventure qui m'eclaira sur l'ombre amoureuse, comme elle vous eclairera vous-meme, je le desire, sur l'ombre politique que vous poursuivez depuis une heure. CHAPITRE XV UNE LETTRE ANGLAISE Jamais la venerable ville de Londres n'avait etale avec tant de grace les charmes de ses vapeurs naturelles et artificielles, et n'avait repandu avec autant de generosite les nuages grisatres et jaunatres de son brouillard meles aux nuages noiratres de son charbon de terre; jamais le soleil n'avait ete aussi mat ni aussi plat que le jour ou je me trouvai plus tot que de coutume a la petite boutique de Kitty. Les deux beaux enfants etaient debout devant la porte de cuivre de la maison. Ils ne jouaient pas, mais se promenaient gravement, les mains derriere le dos, imitant leur pere avec un air serieux, charmant a voir, place comme il etait sur des joues fraiches, sentant encore le lait, bien roses et bien pures, et sortant du berceau. En entrant je m'amusai un instant a les regarder faire, et puis je portai la vue sur leur mere. Ma foi, je reculai. C'etait la meme figure, les memes traits reguliers et calmes; mais ce n'etait plus Kitty Bell, c'etait sa statue tres ressemblante. Oui, jamais statue de marbre ne fut aussi decoloree; j'atteste qu'il n'y avait pas sous la peau blanche de sa figure une seule goutte de sang; ses levres etaient presque aussi pales que le reste, et le feu de la vie ne brulait que le bord de ses grands yeux. Deux lampes l'eclairaient et disputaient le droit de colorer la chambre a la lueur brumeuse et mourante du jour. Ces lampes, placees a droite et a gauche de sa tete penchee, lui donnaient quelque chose de funeraire dont je fus frappe. Je m'assis en silence devant le comptoir: elle sourit. Quelle que soit l'opinion que vous aient donnee sur mon compte l'inflexibilite de mes raisonnements et la dure analyse de mes observations, je vous assure que je suis tres bon; seulement je ne le dis pas. En 1770 je le laissai voir; cela m'a fait tort, et je m'en suis corrige. Je m'approchai donc du comptoir, et je lui pris la main en ami. Elle serra la mienne d'une facon tres cordiale, et je sentis un papier doux et froisse qui roulait entre nos deux mains: c'etait une lettre qu'elle me montra tout a coup en etendant le bras d'un air desespere, comme si elle m'eut montre un de ses enfants mort a ses pieds. Elle me demanda en anglais si je saurais la lire. "J'entends l'anglais avec les yeux", lui dis-je en prenant sa lettre du bout du doigt, n'osant pas la tirer a moi et y porter la vue sans sa permission. Elle comprit mon hesitation et m'en remercia par un sourire plein d'une inexprimable bonte et d'une tristesse mortelle, qui voulait dire: "Lisez, mon ami, je vous le permets, et cela m'importe peu." Les medecins jouent a present, dans la societe, le role des pretres dans le moyen age. Ils recoivent les confidences des menages troubles, des parentes bouleversees par les fautes et les passions de famille: l'Abbe a cede la ruelle au Docteur, comme si cette societe, en devenant materialiste, avait juge que la cure de l'ame devait dependre desormais de celle du corps. Comme j'avais gueri les gencives et les ongles des deux enfants, j'avais un droit incontestable a connaitre les peines secretes de leur mere. Cette certitude me donna confiance, et je lus la lettre que voici. Je l'ai prise sur moi comme un des meilleurs remedes que je pusse apporter a vos dispositions douloureuses. Ecoutez. Le Docteur tira lentement de son portefeuille une lettre excessivement jaune, dont les angles et les plis s'ouvraient comme ceux d'une vieille carte geographique, et lut ce qui suit avec l'air d'un homme determine a ne pas faire grace au malade d'une seule parole: MY DEAR MADAM, I will only confide to you... "O ciel! s'ecria Stello, vous avez un accent francais d'une pesanteur insupportable. Traduisez cette lettre, Docteur, dans la langue de nos peres, et tachez que je ne sente pas trop les angoisses, les begaiements et les anicroches des traducteurs, qui fait que l'on croit marcher avec eux dans la terre labouree, a la poursuite d'un lievre, emportant sur ses guetres dix livres de boue. --Je ferai de mon mieux pour que l'emotion ne se perde pas en route, dit le Docteur-Noir, plus noir que jamais, et si vous sentez l'emotion en trop grand peril, vous crierez, ou vous sonnerez, ou vous frapperez du pied pour m'avertir." Il poursuivit ainsi: "MA CHERE MADAME, "A vous seule je me confierai, a vous, madame, a vous, Kitty, a vous, beaute paisible et silencieuse qui seule avez fait descendre sur moi le regard ineffable de la pitie. J'ai resolu d'abandonner pour toujours votre maison, et j'ai un moyen sur de m'acquitter envers vous. Mais je veux deposer en vous le secret de mes miseres, de ma tristesse, de mon silence et de mon absence obstinee. Je suis un hote trop sombre pour vous, il est temps que cela finisse. Ecoutez bien ceci. "J'ai dix-huit ans aujourd'hui. Si l'ame ne se developpe, comme je le crois, et ne peut etendre ses ailes qu'apres que nos yeux ont vu pendant quatorze ans la lumiere du soleil; si, comme je l'ai eprouve, la memoire ne commence qu'apres quatorze annees a ouvrir ses tables et a en suivre les registres toujours incomplets, je puis dire que mon ame n'a que quatre ans depuis qu'elle se connait, depuis qu'elle agit au dehors, depuis qu'elle a pris son vol. Des le jour ou elle a commence de fendre l'air du front et de l'aile, elle ne s'est pas posee a terre une fois; si elle s'y abat, ce sera pour y mourir, je le sais. Jamais le sommeil des nuits n'a ete une interruption au mouvement de ma pensee; seulement je la sentais flotter et s'egarer dans le tatonnement aveugle du reve, mais toujours les ailes deployees, toujours le cou tendu, toujours l'oeil ouvert dans les tenebres, toujours elancee vers le but ou l'entrainait un mysterieux desir. Aujourd'hui la fatigue accable mon ame, et elle est semblable a celle dont il est dit dans le Livre saint: Les ames blessees pousseront leurs cris vers le ciel. "Pourquoi ai-je ete cree tel que je suis? J'ai fait ce que j'ai du faire, et les hommes m'ont repousse comme un ennemi. Si dans la foule il n'y a pas de place pour moi, je m'en irai. "Voici maintenant ce que j'ai a vous dire: "On trouvera dans ma chambre, au chevet de mon lit, des papiers et des parchemins confusement entasses. Ils ont l'air vieux, et ils sont jeunes: la poussiere qui les couvre est factice; c'est moi qui suis le Poete de ces poemes; le moine Rowley, c'est moi. J'ai souffle sur sa cendre; j'ai reconstruit son squelette; je l'ai revetu de chair; je l'ai ranime; je lui ai passe sa robe de pretre; il a joint les mains et il a chante. "Il a chante comme Ossian. Il a chante la Bataille d'Hastings, la tragedie d'Ella, la ballade de Charite, avec laquelle vous endormiez vos enfants; celle de Sir William Canynge qui vous a tant plu; la tragedie de Goddvyn, le Tournoi et les vieilles Eglogues du temps de Henri II. "Ce qu'il m'a fallu de travaux durant quatre ans pour arriver a parler ce langage du quinzieme siecle, dont le moine Rowley est suppose se servir pour traduire le moine Turgot et ses poemes composes au dixieme siecle, eut rempli les quatre-vingts annees de ce moine imaginaire. J'ai fait de ma chambre la cellule d'un cloitre; j'ai beni et sanctifie ma vie et ma pensee; j'ai raccourci ma vue, et j'ai eteint devant mes yeux les lumieres de notre age; j'ai fait mon coeur plus simple, et l'ai baigne dans le benitier de la foi catholique; je me suis appris le parler enfantin du vieux temps; j'ai ecrit, comme le roi Harold au duc Guillaume, en demi-saxon et demi- franc, et ensuite j'ai place ma Muse religieuse dans sa chasse comme une sainte. "Parmi ceux qui l'ont vue, quelques-uns ont prie devant elle et passe outre; beaucoup d'autres ont ri; un grand nombre m'a injurie; tous m'ont foule aux pieds. J'esperais que l'illusion de ce nom suppose ne serait qu'une voile pour moi; je sens qu'elle m'est un linceul. "O ma belle amie, sage et douce hospitaliere qui m'avez recueill! croirez-vous que je n'ai pu reussir a renverser la fantome de Rowley que j'avais cree de mes mains? Cette statue de pierre est tombee sur moi et m'a tue; savez-vous comment? "O douce et simple Kitty Bell! savez-vous qu'il existe une race d'hommes au coeur sec et a l'oeil microscopique, armee de pinces et de griffes? Cette fourmilere se presse, se roule, se rue sur le moindre de tous les livres, le ronge, le perce, le lacere, le traverse plus vite et plus profondement que le ver ennemi des bibliotheques. Nulle emotion n'entraine cette imperissable famille, nulle inspiration ne l'enleve, nulle clarte ne la rejouit, ni l'echauffe; cette race indestructible et destructive, dont le sang est froid comme celui de la vipere et du crapaud, voit clairement les trois taches du soleil, et n'a jamais remarque ses rayons; elle va droit a tous les defauts; elle pullule sans fin dans les blessures memes qu'elle a faites, dans le sang et les larmes qu'elle a fait couler; toujours mordante et jamais mordue, elle est a l'abri des coups par sa tenuite, son abaissement, ses detours subtils et ses sinuosites perfides; ce qu'elle attaque se sent blesse au coeur comme par les insectes verts et innombrables que la peste d'Asie fait pleuvoir sur son chemin; ce qu'elle a blesse se desseche, se dissout interieurement, et, sitot que l'air le frappe, tombe au premier souffle ou au moindre toucher. "Epouvantes de voir comment quelques esprits eleves se passaient de main en main les parchemins que j'avais passe les nuits a inventer, comment le moine Rowley paraissait aussi grand qu'Homere a lord Chatham, a lord North, a sir William Draper, au juge Blackstone, a quelques autres hommes celebres, ils se sont hates de croire a la realite de mon Poete imaginaire; j'ai pense d'abord qu'il me serait facile de me faire reconnaitre. J'ai fait des antiquites en un matin plus antiques encore que les premieres. On les a reniees sans me rendre hommage des autres. D'ailleurs, tout a la fois a ete dedaigne; mort et vivant, le Poete a ete repousse par les tetes solides dont un signe ou un mot decide des destinees de la Grande-Bretagne: le reste n'a pas ose lire. Cela reviendra quand je ne serai plus; ce moment-la ne peut tarder beaucoup: j'ai fini ma tache: Othello's occupation's gone. Ils ont dit qu'il y avait en moi la patience et l'imagination; ils ont cru que de ces deux flambeaux on pouvait souffler l'un et conserver l'autre. --Ynne heav'n godd's mercie synge! dis-je avec Rowley. Que Dieu leur remette leurs peches! ils allaient tout eteindre a la fois! J'essayai de leur obeir, parce que je n'avais plus de pain et qu'il en fallait envoyer a Bristol pour ma mere qui est tres vieille, et qui va mourir apres moi. J'ai tente leurs travaux exacts, et je n'ai pu les accomplir; j'etais semblable a un homme qui passe du grand jour a une caverne obscure: chaque pas que je faisais etait trop tard, et je tombais. Ils en ont conclu que je ne savais pas marcher. Ils m'ont declare incapable de choses utiles; j'ai dit: Vous avez raison, et je me suis retire. "Aujourd'hui que me voici hors de chez moi (je devrais dire de chez vous) plus tot que de coutume, j'avais projete d'attendre M. Beckford, que l'on dit bienfaisant, et qui m'a fait annoncer sa visite; mais je n'ai pas le courage de voir en face un protecteur. Si ce courage me revient, je rentrerai chez moi. Tout le matin j'ai rode sur le bord de la Tamise. Nous voici en novembre, au temps des grands brouillards; celui d'aujourd'hui s'etend devant les fenetres comme un drap blanc. J'ai passe dix fois devant votre porte, je vous ai regardee sans etre apercu de vous, et j'ai demeure le front appuye sur les vitres comme un mendiant. J'ai senti le froid tomber sur moi et couler sur mes membres; j'ai espere que la mort me prendrait ainsi, comme elle a pris d'autres pauvres sous mes yeux; mais mon corps faible est doue pourtant d'une insurmontable vitalite. Je vous ai bien consideree pour la derniere fois, et sans vouloir vous parler, de crainte de voir une larme dans vos beaux yeux; j'ai cette faiblesse encore de penser que je reculerais devant ma resolution si je vous voyais pleurer. "Je vous laisse tous mes livres, tous mes parchemins et tous mes papiers, et je vous demande en echange le pain de ma mere: vous n'aurez pas longtemps a le lui envoyer. "Voici la premiere page qu'il me soit arrive d'ecrire avec tranquillite. On ne sait pas assez quelle paix interieure est donnee a celui qui a resolu de se reposer pour toujours. On dirait que l'eternite se fait sentir d'avance, et qu'elle est pareille a ces belles contrees de l'Orient dont on respire l'air embaume longtemps avant d'en avoir touche le sol. "THOMAS CHATTERTON." CHAPITRE XVI OU LE DRAME EST INTERROMPU PAR L'ERUDITION D'UNE MANIERE DEPLORABLE AUX YEUX DE QUELQUES DIGNES LECTEURS Lorsque j'eus acheve de lire cette grande lettre, qui me fatigua beaucoup la vue et l'entendement, a cause de la finesse de l'ecriture et de la quantite d'e muets et d'y que Chatterton y avait entasses par habitude d'ecrire le vieil anglais, je la rendis a la serieuse Kitty. Elle etait restee appuyee sur son comptoir; son cou long et flexible laissait aller sur l'epaule sa tete reveuse et ses deux coudes, appuyes sur le marbre blanc, s'y reflechissaient, ainsi que tout son buste charmant. Elle ressemblait a une petite gravure de Sophie Western, la patiente maitresse de Tom Jones, gravure que j'ai vue autrefois a Douvres, chez... --Ah! vous allez encore la comparer, interrompit Stello; qu'ai-je besoin que vous me fassiez un portrait en miniature de tous vos personnages? Une esquisse suffit, croyez-moi, a ceux qui ont un peu d'imagination; un seul trait, Docteur, quand il est juste, me vaut mieux que tant de details, et, si je vous laisse faire, vous me direz de quelle manufacture etait la soie qui servit a nouer la rosette de ses souliers: pernicieuse habitude de narration, qui gagne d'une maniere effrayante. --La! la! s'ecria le Docteur-Noir avec autant d'indignation qu'il put forcer son visage impassible a en indiquer; sitot que je veux devenir sensible, vous m'arretez tout court; ma foi, vogue la galere; vive Democrite! Habituellement j'aime mieux qu'on ne rie ni ne pleure, et qu'on voie froidement la vie comme un jeu d'echecs; mais, s'il faut choisir d'Heraclite ou de Democrite pour parler aux hommes d'eux-memes, j'aime mieux le dernier, comme plus dedaigneux. C'est vraiment par trop estimer la vie que la pleurer: les larmoyeurs et les haisseurs la prennent trop a coeur. C'est ce que vous faites, dont bien me fache. L'espece humaine, qui est incapable de rien faire de bien ou de mal, devrait moins vous agiter par son spectacle monotone. Permettez donc que je poursuive a ma maniere. --Vous me poursuivez, en effet, soupira Stello d'un ton de victime. L'autre poursuivit fort a son aise: --Kitty Bell reprit la lettre, tourna languissamment sa tete vers la rue, la secoua deux fois et me dit: "He is gone!" --Assez! assez! La pauvre petite! s'ecria Stello. Oh! assez! N'ajoutez rien a cela. Je la vois tout entiere dans ce seul mot: Il est parti! Ah! silencieuse Anglaise, c'est bien tout ce que vous avez du dire! Oui, je vous entends; vous lui aviez donne un asile, vous ne lui faisiez jamais sentir qu'il etait chez vous; vous lisiez respectueuse- ment ses vers, et vous ne vous permettiez jamais un compliment auda- cieux; vous ne lui laissiez voir qu'ils etaient beaux a vos yeux que par votre soin de les apprendre a vos enfants avec leur priere du soir. Peut-etre hasardiez-vous un timide trait de crayon en marge des adieux de Birtha a son ami, une croix, presque imperceptible et facile a effacer, au-dessus du vers qui renferme la tombe du roi Harold; et, si une de vos larmes a enleve une lettre du precieux manuscrit, vous avez cru sincerement y avoir fait une tache, et vous avez cherche a la faire disparaitre. Et il est parti! Pauvre Kitty! L'ingrat, he is gone! --Bien! tres bien! dit le Docteur, il n'y a qu'a vous lacher la bride; vous m'epargnez bien des paroles vaines, et vous devinez tres juste. Mais qu'avais-je besoin de vous donner d'aussi inutiles details sur Chatterton! Vous connaissez aussi bien que moi ses ouvrages. --C'est assez ma coutume, reprit Stello nonchalamment, de me laisser instruire avec resignation sur les choses que je sais le mieux, afin de voir si on les sait de la meme maniere que moi; car il y a diverses manieres de savoir les choses. --Vous avez raison, dit le Docteur; et, si vous faisiez plus de cas de cette idee, au lieu de la laisser s'evaporer, comme au dehors d'un flacon debouche, vous diriez que c'est un spectacle curieux que de voir et mesurer le peu de chaque connaissance que contient chaque cerveau: l'un renferme d'une Science le pied seulement, et n'en a jamais apercu le corps; l'autre cerveau contient d'elle une main tronquee; un troisieme la garde, l'adore, la tourne, la retourne en lui-meme, la montre et la demontre quelquefois dans l'etat precisement du fameux torse, sans la tete, les bras et les jambes; de sorte que, tout admirable qu'elle est, sa pauvre Science n'a ni but, ni action, ni progres; les plus nombreux sont ceux qui n'en conservent que la peau, la surface de la peau, la plus mince pellicule imaginable, et passent pour avoir le tout en eux bien complet. Ce sont la les plus fiers. Mais, quant a ceux qui, de chaque chose dont ils parlaient, possederaient le tout, interieur et exterieur, corps et ame, ensemble et detail, ayant tout cela egalement present a la pensee pour en faire usage sur-le-champ, comme un ouvrier de tous ses outils, lorsque vous les rencontrerez, vous me ferez plaisir de me donner leur carte de visite, afin que je passe chez eux leur rendre mes devoirs tres humbles. Depuis que je voyage, etudiant les sommites intellectuelles de tous les pays, je n'ai pas trouve l'espece que je viens de vous decrire. Moi-meme, monsieur, je vous avoue que je suis fort eloigne de savoir si completement ce que je dis, mais je le sais toujours plus completement que ceux a qui je parle ne me comprennent et meme ne m'ecoutent. Et remarquez, s'il vous plait, que la pauvre humanite a cela d'excellent, que la mediocrite des masses exige fort peu des mediocrites d'un ordre superieur, par lesquelles elle se laisse complaisamment et fort plaisamment instruire. Ainsi, monsieur, nous raisonnions sur Chatterton; j'allais vous faire, avec une grande assurance, une dissertation scientifique sur le vieil anglais, sur son melange de saxon et de normand, sur ses e muets, ses y, et la richesse de ses rimes en aie et en ynge. J'allais pousser des gemissements pleins de gravite, d'importance et de methode, sur la perte irreparable des vieux mots si naifs et si expressifs de emburled au lieu de armed, de deslavatie pour unfaithfulness, de acrool pour faintly; et des mots harmonieux de myndbruck pour firmness of mind, mysterk pour mystic, ystorven pour dead. Certainement, traduisant si facilement l'anglais de 1449 en anglais de 1832, il n'y a pas une chaire de bois de sapin tachee d'encre d'ou je ne me fusse montre tres imposant a vos yeux. Dans ce fauteuil meme, malgre sa proprete, j'aurais pu encore vous jeter dans un de ces agreables etonnements qui font que l'on se dit: C'est un puits de science, lorsque je me suis apercu fort a propos que vous connaissiez votre Chatterton, ce qui n'arrive pas souvent a Londres (ville ou l'on voit pourtant beaucoup d'Anglais, me disait un voyageur tres considere a Paris); me voici donc retombe dans l'etat facheux d'un homme force de causer au lieu de precher, et par-ci par-la d'ecouter! Ecouter! o la triste et inusitee condition pour un Docteur! Stello sourit pour la premiere fois depuis bien longtemps. --Je ne suis pas fatigant a ecouter, dit-il lentement; je suis trop vite fatigue de parler... --Facheuse disposition, interrompit l'autre, en la bonne ville de Paris, ou celui-la est declare eloquent qui, le dos a la cheminee ou les mains sur la tribune, devide pour une heure et demie des syllabes sonores, a la condition toutefois qu'elles ne signifient rien qui n'ait ete lu et entendu quelque part. --Oui, continua Stello les yeux attaches au plafond comme un homme qui se souvient, et dont le souvenir devient plus clair et plus pur de moment en moment; oui, je me sens emu a la memoire de ces oeuvres naives et puissantes que crea le genie primitif et meconnu de Chatterton mort a dix-huit ans! Cela ne devrait faire qu'un nom, comme Charlemagne, tout cela est beau, etrange, unique et grand. O triste, o douloureux, o profond et noir Docteur! si vous pouvez vous emouvoir, ne sera-ce pas en vous rappelant le debut simple et antique de la Bataille d'Hastings? Avoir ainsi depouille l'homme moderne! S'etre fait par sa propre puissance moine du dixieme siecle! un moine bien pieux et bien sauvage, vieux Saxon revolte contre son joug normand, qui ne connait que deux puissances au monde, le Christ et la mer. A elles il adresse son poeme, et s'ecrie: "O Christ, quelle douleur pour moi que de dire combien de nobles comtes et de valeureux "chevaliers sont bravement tombes en combattant pour le roi Harold dans la plaine" d'Hastings." "O mer! mer feconde et bienfaisante! comment, avec ton intelligence puissante, n'as-tu "pas souleve le flux de tes eaux contre les chevaliers du duc Wylliam ?" --Oh! que ce duc Guillaume leur a fait d'impression! interrompit le Docteur. Saint-Valery est un joli petit port de mer, sale et embourbe; j'y ai vu de jolis bocages verdoyants, dignes des bergers du Lignon; j'ai vu de petites maisons blanches, mais pas une pierre ou il soit ecrit: Guillaume est parti d'ici pour Hastings. --"De ce duc Wylliam, continua Stello en declamant pompeusement, dont les laches fleches "ont tue tant de comtes et arrose les champs d'une large pluie de sang." --C'est un peu bien homerique, grommela le Docteur. The souls of many chiefs untimely slain. --Que le jeune Harold est donc beau dans sa force et sa rudesse! continuait l'enthousiasme de Stello. Kynge Harolde hie in ayre majestic raisd, etc. Guillaume le voit et s'avance en chantant l'air de Roland... --Tres exact! tres historique! murmurait sourdement la Science du Docteur; car Malmesbury dit positivement que Guillaume commenca l'engagement par le chant de Roland: Tunc cantilena Rolandi inchoata, ut martium viri exemplum pugnatores accenderet. Et Warton, dans ses Dissertations, dit que les Huns chargeaient en criant: Hiu! hiu! C'etait l'usage barbare. Et maistre Robert de Wace donc, que l'on a nomme Gace, Gape, Eustache et Wistache, ne dit-il pas de Taillefer le Normand: Taillifer, qui moult bien chantout, Sorr un cheval qui tost allout, Devant le duc allout chantant De Karlemagne et de Rollant, Et de Olivier et des vassals Qui morurent en Rouncevals. --Et les deux races se mesurent, disait Stello avec ardeur, en meme temps que le Docteur recitait avec lenteur et satisfaction ses citations; la fleche normande heurte la cotte de mailles saxonne. C'est le sire de Chatillon qui attaque le carl Aldhelme; le sire de Torcy tue Hengist. La France inonde la vieille ile saxonne; la face de l'ile est renouvelee, sa langue changee; et il ne reste que dans quelques vieux couvents quelques vieux moines, comme Turgot et depuis Rowley, pour gemir et prier aupres des statues de pierre des saints rois saxons, qui portent chacune une petite eglise dans leur main. --Et quelle erudition! s'ecria le Docteur. Il a fallu joindre les lectures francaises aux traditions saxonnes. Que d'historiens depuis Hue de Longueville jusqu'au sire de Saint-Valery! Le vidame de Patay, le seigneur de Picquigny, Guillaume des Moulins, que Stow appelle Moulinous, et le pretendu Rowley du Mouline; et le bon sire de Sanceaulx, et le vaillant senechal de Torcy, et le sire de Tancarville, et tous nos vieux faiseurs de chroniques et d'histoires mal rimees, balladees et versiculees! C'est le monde d'Ivanhoe. --Ah! soupirait Stello, qu'il est rare qu'une si simple et si magnifique creation que celle de la Bataille d'Hastings vienne du meme poete anglais que ces chants elegiaques qui la suivent; quel poete anglais ecrivit rien de semblable a cette ballade de Charite si naivement intitulee: An excelente balade of Charitie? comme l'honnete Francisco de Leefdael imprimait la famosa comedia de Lope de Vega Carpio; rien de naif comme le dialogue de l'abbe de Saint-Godwyn et de son pauvre; que le debut est simple et beau! que j'ai toujours aime cette tempete qui saisit la mer dans son calme! quelles couleurs nettes et justes! quel large tableau, tel que depuis l'Angleterre n'en a pas eu de meilleurs en ses poetiques galeries. Voyez: "C'etait le mois de la Vierge. Le soleil etait rayonnant au milieu du jour, l'air calme et mort, le ciel tout bleu. Et voila qu'il se leva sur la mer un amas de nuages d'une couleur noire, qui s'avancerent dans un ordre effrayant et de roulerent au-dessus des bois en cachant le front eclatant du soleil. La noire tempete s'enflait et s'etendait a tire-d'aile..." Et n'aimez-vous pas (qui ne l'aimerait?) a remplir vos oreilles de cette sauvage harmonie des vieux vers? The sun was glemeing in the middle of daie, Deadde still the aire, and eke the welken blue, When from the sea arist in drear arraie A hepe of cloudes of sable sullen hue, The which full fast unto the woodlande drewe, Hiltring attenes the sunnis fetyve face, And the blacke tempeste swolne and gatherd up apace. Le Docteur n'ecoutait pas. --Je soupconne fort, dit-il, cet abbe de Saint Godwyn de n'etre autre chose que sir Ralphe de Bellomont, grand partisan de Lancastre, et il est visible que Rowley est yorkiste. --O damne commentateur! vous m'eveillez! s'ecria Stello sorti des delices de son reve poetique. --C'etait bien mon intention, dit le Docteur-Noir, afin qu'il me fut permis de passer du livre a l'homme, et de quitter la nomenclature de ses ouvrages pour celle de ses evenements, qui furent tres peu compliques, mais qui valent la peine que j'en acheve le recit. --Recitez donc, dit Stello avec humeur. Et il se ferma les yeux avec les deux mains, comme ayant pris la ferme resolution de penser a autre chose, resolution qu'il ne put mettre a execution, comme on le pourra voir si l'on se condamne a lire le chapitre suivant. CHAPITRE XVII SUITE DE L'HISTOIRE DE KITTY BELL Un Bienfaiteur Je disais donc, reprit le plus glace des docteurs, que Kitty m'avait regarde languissamment. Ce regard douloureux peignait si bien la situation de son ame, que je dus me contenter de sa celeste expression pour explication generale et complete de tout ce que je voulais savoir de cette situation mysterieuse que j'avais tant cherche a deviner. La demonstration en fut plus claire encore un moment apres; car, tandis que je travaillais les nerfs de mon visage pour leur donner, se tirant en long et en large, cet air de commiseration sentimentale que chacun aime a trouver dans son semblable... --Il se croit le semblable de la belle Kitty! murmura Stello. --...Tandis que j'apitoyais mon visage, on entendit rouler avec fracas un carrosse lourd et dore qui s'arreta devant la boutique toute vitree ou Kitty etait eternellement renfermee, comme un fruit rare dans une serre chaude. Les laquais portaient des torches devant les chevaux et derriere la voiture; necessaires precautions, car il etait deux heures apres midi a l'horloge de Saint-Paul. --The Lord-Mayor! Lord-Mayor! s'ecria tout a coup Kitty en frappant ses mains l'une contre l'autre avec une joie qui fit devenir ses joues enflammees et ses yeux brillants de mille douces lumieres; et, par un instinct maternel et inexplicable, elle courut embrasser ses enfants, elle qui avait une joie d'amante!--Les femmes ont des mouvements inspires on ne sait d'ou. C'etait, en effet, le carrosse du Lord-Maire, le tres honorable M. Beckford, roi de Londres, elu parmi les soixante-douze corporations des marchands et artisans de la ville, qui ont a leur tete les douze corps des orfevres, poissonniers, tanneurs, etc., dont il est le chef supreme. Vous savez que jadis le Lord-maire etait si puissant, qu'il alarmait les rois et se mettait a la tete de toutes les revolutions, comme Froissart le dit en parlant des Londriens ou vilains de Londres. M. Beckford n'etait nullement revolutionnaire en 1770; il ne faisait nullement trembler le Roi; mais c'etait un digne gentleman, exercant sa juridiction avec gravite et politesse, ayant son palais et des grands diners, ou quelquefois le Roi etait invite, et ou le Lord-maire buvait prodigieusement sans perdre un instant son admirable sang-froid. Tous les soirs, apres diner, il se levait de table le premier, vers huit heures, allait lui-meme ouvrir la grande porte de la salle a manger aux femmes qu'il avait recues, ensuite se rasseyait avec tous les hommes, et demeurait a boire jusqu'a minuit. Tous les vins du globe circulaient autour de la table, et passaient de main en main, emplissant pour une seconde des verres de toutes les dimensions, que M. Beckford vidait le premier avec une egale indifference. Il parlait des affaires publiques avec le vieux lord Chatham, le duc de Grafton, le comte de Mansfield, aussi a son aise apres la trentieme bouteille qu'avant la premiere, et son esprit, strict, droit, bref, sec et lourd, ne subissait aucune alteration dans la soiree. Il se defendait avec bon sens et moderation des satiriques accusations de Junius, ce redoutable inconnu qui eut le courage ou la faiblesse de laisser eternellement anonyme un des livres les plus mordants de la langue anglaise, comme fut laisse le second Evangile, l'Imitation de Jesus-Christ. --Et que m'importent a moi les trois ou quatre syllabes d'un nom? soupira Stello. Le Laocoon et la Venus de Milo sont anonymes, et leurs statuaires ont cru leurs noms immortels en cognant leurs blocs avec un petit marteau. Le nom d'Homere, ce nom de demi-dieu, vient d'etre raye du monde par un monsieur grec! Gloire, reve d'une ombre! a dit Pindare, s'il a existe, car on n'est sur de personne a present. --Je suis sur de M. Beckford, reprit le Docteur; car j'ai vu, dis-je, sa grosse et rouge personne en ce jour-la, que je n'oublierai jamais. Le brave homme etait d'une haute taille, avait le nez gros et rouge, tombant sur un menton rouge et gros. Il a existe, celui-la! personne n'a existe plus fort que lui. Il avait un ventre paresseux, dedaigneux et gourmand, longuement emmaillote dans une veste de brocart d'or; des joues orgueilleuses, satisfaites, opulentes, paternelles, pendant largement sur la cravate; des jambes solides, monumentales et gout- teuses, qui le portaient noblement d'un pas prudent, mais ferme et honorable; une queue poudree, enfermee dans une grande bourse qui couvrait ses rondes et larges epaules, dignes de porter, comme un monde, la charge de Lord-Mayor. Tout cet homme descendit de voiture lentement et peniblement. Tandis qu'il descendait, Kitty Bell me dit, en huit mots anglais, que M. Chatterton n'avait ete si desespere que parce que cet homme, son dernier espoir, n'etait pas venu, malgre sa promesse. --Tout cela en huit mots! dit Stello; la belle langue que la langue turque! --Elle ajouta en quatre mots (et pas un de plus), continua le Docteur, qu'elle ne doutait pas que M. Chatterton ne revint avec le Lord-Maire. En effet, tandis que deux laquais tenaient de chaque cote du marchepied une grosse torche resineuse, qui ajoutait au charme du brouillard ceux d'une vapeur noire et d'une detestable odeur, et que M. Beckford faisait son entree dans la boutique, l'ombre de tous les jours, l'ombre pale, aux yeux bruns, se glissa le long des vitres et entra a sa suite. Je vis et contemplai avidement Chatterton. Oui, dix-huit ans; tout au plus dix-huit! Des cheveux bruns tombant sans poudre sur les oreilles, le profil d'un jeune Lacedemonien, un front haut et large, des yeux noirs, tres grands, fixes, creux et percants, un menton releve sous des levres epaisses, auxquelles le sourire ne semblait pas avoir ete possible. Il s'avanca d'un pas regulier, le chapeau sous le bras, et attacha ses yeux de flamme sur la figure de Kitty; elle cacha sa belle tete dans ses deux mains. Le costume de Chatterton etait entierement noir de la tete aux pieds; son habit, serre et boutonne jusqu'a la cravate, lui donnait tout ensemble l'air militaire et ecclesiastique. Il me sembla parfaitement fait et d'une taille elancee. Les deux petits enfants coururent se pendre a ses mains et a ses jambes comme accoutumes a sa bonte. Il s'avanca, en jouant avec leurs cheveux, sans les regarder. Il salua gravement M. Beckford, qui lui tendit la main et la lui secoua vigoureusement, de maniere a arracher le bras avec l'omoplate. Ils se toiserent tous deux avec surprise. Kitty Bell dit a Chatterton, du fond de son comptoir et d'une voix toute timide, qu'elle n'esperait plus le voir. Il ne repondit pas, soit qu'il n'eut pas entendu, soit qu'il ne voulut pas entendre. Quelques personnes, femmes et hommes, etaient entrees dans la boutique, mangeaient et causaient indifferemment. Elles se rapprocherent ensuite et firent cercle, lorsque M. Beckford prit la parole avec l'accent rude des gros hommes rouges et le ton fulminant d'un protecteur. Les voix se turent par degres et, comme vous dites entre Poetes, les elements semblerent attentifs, et meme le feu jeta partout des lueurs eclatantes qui sortaient des lampes allumees par Kitty Bell, heureuse jusqu'aux larmes de voir pour la premiere fois un homme puissant tendre la main a Chatterton. On n'entendait plus que le bruit que faisaient les dents de quelques petites Anglaises fourrees, qui sortaient timidement leurs mains de leurs manchons, pour prendre sur le comptoir des macarons, des cracknells et des plum-buns qu'elles croquaient. M. Beckford dit donc a peu pres ceci: "Je ne suis pas Lord-Maire pour rien, mon enfant; je sais bien ce que c'est que les pauvres jeunes gens, mon garcon. Vous etes venu m'apporter vos vers hier, et je vous les rapporte aujourd'hui, mon fils: les voila. J'espere que je suis prompt, hein? Et je viens moi- meme voir comment vous etes loge et vous faire une petite proposition qui ne vous deplaira pas. "Commencez par me reprendre tout cela." Ici l'honorable M. Beckford prit des mains d'un laquais plusieurs manuscrits de Chatterton, et les lui remit en s'asseyant lourdement et s'etalant avec ampleur. Chatterton prit ses parchemins et ses papiers avec gravite, et les mis sous son bras, regardant le gros Lord-Maire avec ses yeux de feu. "Il n'y a personne, continua le genereux M. Beckford, a qui il ne soit arrive, comme a vous, de derailler dans sa jeunesse. Eh! eh! --cela plait aux jolies femmes.--Eh! eh! c'est de votre age, mon beau garcon.--Les young ladies aiment cela.--N'est-il pas vrai, la belle?..." Et il allongea le bras pour toucher le menton de Kitty Bell par- dessus le comptoir. Kitty se rejeta jusqu'au fond de son fauteuil, et regarda Chatterton avec epouvante, comme si elle se fut attendue a une explosion de colere de sa part; car vous savez ce que l'on a ecrit du caractere de ce jeune homme: He was violent and impetuous to a strange degree. "J'ai fait comme vous dans mon printemps, dit fierement le gros M. Beckford, et jamais Littleton, Swift et Wilkes n'ont ecrit pour les belles dames des vers plus galants et plus badins que les miens. Mais j'avais la raison assez avancee, meme a votre age, pour ne donner aux Muses que le temps perdu; et mon ete n'etait pas encore venu, que j'etais deja tout aux affaires: mon automne les a vues murir dans mes mains, et mon hiver en recueille aujourd'hui les fruits savoureux." Ici l'elegant M. Beckford ne put s'empecher de regarder autour de lui, pour lire, dans les yeux des personnes qui l'entouraient, la satisfaction excitee par la facilite de son elocution et la fraicheur de ses images. Les affaires murissant dans l'automne de sa vie parurent faire, sur deux ministres, un Quaker noir et un Lord rouge, qui se trouvaient la, une impression aussi profonde que celle que produisent a notre tribune de l'an 1932 les discours des bons petits vieux generaux del signor Buonaparte, lorsqu'ils nous demandent, en phrases de college et d'humanites, nos enfants et nos petits-enfants pour en faire de grands corps d'armee, et pour nous montrer comment, parce qu'on s'est occupe, durant dix-sept ans, du debit des vins et de la tenue des livres, on saurait bien encore perdre sa petite bataille comme on faisait en l'absence du grand maitre. L'honnete M. Beckford, ayant ainsi seduit les assistants par sa bonhomie melee de dignite et de bonne facon, poursuivit sur un ton plus grave: "J'ai parle de vous, mon ami, et je veux vous tirer d'ou vous etes. On ne s'est jamais adresse en vain au Lord-Maire depuis un an; je sais que vous n'avez rien pu faire au monde que vos maudits vers, qui sont d'un anglais inintelligible, et qui, en supposant qu'on les comprit, ne sont pas tres beaux. Je suis franc, moi, et je vous parle en pere, voyez-vous;--et quand meme ils seraient tres beaux,--a quoi bon? je vous le demande, a quoi bon?" Chatterton ne bougeait non plus qu'une statue. Le silence des sept ou huit assistants etait profond et discret: mais il y avait dans leurs regards une approbation marquee de la conclusion du Lord-Maire, et ils se disaient du sourire: A quoi bon? Le bienfaisant visiteur continua: "Un bon Anglais qui veut etre utile a son pays doit prendre une carriere qui le mette dans une ligne honnete et profitable. Voyons, enfant, repondez-moi.--Quelle idee vous faites-vous de vos devoirs?" Et il se renversa de facon doctorale. J'entendis la voix creuse et douce de Chatterton, qui fit cette singuliere reponse en saccadant ses paroles et s'arretant a chaque phrase: "L'Angleterre est un vaisseau: notre ile en a la forme; la proue tournee au nord, elle est comme a l'ancre au milieu des mers, surveillant le continent. Sans cesse elle tire de ses flancs d'autres vaisseaux faits a son image et qui vont la representer sur toutes les cotes du monde. Mais c'est a bord du grand navire qu'est notre ouvrage a tous. Le Roi, les Lords, les Communes, sont au pavillon, au gouvernail et a la boussole; nous autres, nous devons tous avoir la main aux cordages, monter aux mats, tendre les voiles et charger les canons; nous sommes tous de l'equipage, et nul n'est inutile dans la manoeuvre de notre glorieux navire." Cela fit sensation. On s'approcha sans trop comprendre et sans savoir si l'on devait se moquer ou applaudir, situation accoutumee du vulgaire. "Well, very well! cria le gros Beckford, c'est bien, mon enfant! c'est noblement representer notre bienheureuse patrie! Rule Britannia! chanta-t-il en fredonnant l'air national. Mais, mon garcon, je vous prends par vos paroles. Que diable peut faire le Poete dans la manoeuvre?" Chatterton resta dans sa premiere immobilite: c'etait celle d'un homme absorbe par un travail interieur qui ne cesse jamais et qui lui fait voir des ombres sur ses pas. Il leva seulement les yeux au plafond, et dit: "Le Poete cherche aux etoiles quelle route nous montre le doigt du Seigneur." Je me levai, et courus, malgre moi, lui serrer la main. Je me sentais du penchant pour cette jeune tete montee, exaltee, et en extase comme est toujours la votre. Le Beckford eut de l'humeur. "Imagination! dit-il..." --Imagination! Celeste verite! pouviez-vous repondre, dit Stello. --Je sais mon Polyeucte comme vous, reprit le Docteur, mais je n'y songeais guere en ce moment. "Imagination! dit M. Beckford, toujours l'imagination au lieu du bon sens et du jugement! Pour etre Poete a la facon lyrique et somnambule dont vous l'etes, il faudrait vivre sous le ciel de Grece, marcher avec des sandales, une chlamyde et les jambes nues, et faire danser les pierres avec le psalterion. Mais avec des bottes crottees, un chapeau a trois cornes, un habit et une veste, il ne faut guere esperer se faire suivre, dans les rues, par le moindre caillou, et exercer le plus petit pontificat ou la plus legere direction morale sur ses concitoyens. "La Poesie est a nos yeux une etude de style assez interessante a observer, et faite quelquefois par des gens d'esprit; mais qui la prend au serieux? quelque sot. Outre cela, j'ai retenu ceci de Ben Jonson, et je vous le donne comme certain, savoir: que la plus belle Muse du monde ne peut suffire a nourrir son homme, et qu'il faut avoir ces demoiselles-la pour maitresses, mais jamais pour femmes. Vous avez essaye de tout ce que pouvait donner la votre; quittez-la mon garcon; croyez-moi, mon petit ami. D'un autre cote, nous vous avons essaye dans des emplois de finance et d'administration, ou vous ne valez rien. Lisez ceci; acceptez l'offre que je vous fais, et vous vous en trouverez bien, avec de bons compagnons autour de vous. Lisez ceci, et reflechissez murement; cela en vaut la peine." Ici, remettant un petit billet a ce sauvage enfant, le Lord-Maire se leva majestueusement. "C'est, dit-il en se retirant au milieu des saluts et des hommages, c'est qu'il s'agit de cent livres sterling par an." Kitty Bell se leva, et salua comme si elle eut ete prete a lui baiser la main a genoux. Toute l'assistance suivit jusqu'a la porte le digne magistrat, qui souriait et se retournait, pret a sortir avec l'air benin d'un eveque qui va confirmer des petites filles. Il s'attendait a se voir suivi de Chatterton, mais il n'eut que le temps d'apercevoir le mouvement violent de son protege.--Chatterton avait jete les yeux sur le billet; tout a coup il prit ses manuscrits, les lanca sur le feu de charbon de terre qui brulait dans la cheminee, a la hauteur des genoux, comme une grande fournaise, et disparut de la chambre. M. Beckford sourit avec satisfaction et, saluant de la portiere de sa voiture: "Je vois avec plaisir, cria-t-il, que je l'ai corrige, il renonce a sa Poesie." Et ses chevaux partirent. "C'est a la vie, me dis-je, qu'il renonce."--Je me sentis serrer la main avec une force surnaturelle. C'etait Kitty Bell qui, les yeux baisses, et n'ayant l'air, aux yeux de tous, que de passer pres de moi, m'entrainait vers une petite porte vitree, au fond de la boutique, porte que Chatterton avait ouverte pour sortir. On parlait bruyamment de la bienfaisance du Lord-Maire; on allait, on venait. On ne la vit pas. Je la suivis. CHAPITRE XVIII UN ESCALIER Saint Socrate, priez pour nous! disait Erasme le savant. J'ai fait souventes fois cette priere en ma vie, continua le Docteur, mais jamais si ardemment, vous m'en pouvez croire, qu'au moment ou je me trouvai seul avec cette jeune femme, dont j'entendais a peine le langage, qui ne comprenait pas le mien, et dont la situation n'etait pas claire a mes yeux plus que la parole a mes oreilles. Elle ferma vite la petite porte par laquelle nous etions arrives au bas d'un long escalier, et la elle s'arreta tout court, comme si les jambes lui eussent manque au moment de monter. Elle se retint un instant a la rampe; ensuite elle se laissa aller assise sur les marches, et, quittant ma main, qui la voulait retenir, me fit signe de passer seul. "Vite! vite! allez!" me dit-elle en francais, a ma grande surprise; je vis que la crainte de parler mal avait, jusqu'alors, arrete cette timide personne. Elle etait glacee d'effroi; les veines de son front etaient gonflees, ses yeux etaient ouverts demesurement; elle frissonnait et essayait en vain de se lever; ses genoux se choquaient. C'etait une autre femme que sa frayeur me decouvrait. Elle tendait sa belle tete en haut pour ecouter ce qui arrivait, et paraissait sentir une horreur secrete qui l'attachait a la place ou elle etait tombee. J'en fremis moi-meme, et la quittai brusquement pour monter. Je ne savais vraiment ou j'allais, mais j'allais comme une balle qu'on a lancee violemment. "Helas! me disais-je en gravissant au hasard l'etroit escalier, helas! quel sera l'Esprit revelateur qui daignera jamais descendre du ciel pour apprendre aux sages a quels signes ils peuvent deviner les vrais sentiments d'une femme quelconque pour l'homme qui la domine secretement? Au premier abord, on sent bien quelle est la puissance qui pese sur son ame, mais qui devinera jamais jusqu'a quel degre cette femme est possedee? Qui osera interpreter hardiment ses actions et qui pourra, des le premier coup d'oeil, savoir le secours qu'il convient d'apporter a ses douleurs? Chere Kitty! me disais-je (car en ce moment je me sentais pour elle l'amour qu'avait pour Phedre sa nourrice, son excellente nourrice, dont le sein fremissait des passions devorantes de la fille qu'elle avait allaitee), chere Kitty! pensais-je, que ne m'avez-vous dit: Il est mon amant? J'aurais pu nouer avec lui une utile et conciliante amitie; j'aurais pu par- venir a sonder les plaies inconnues de son coeur; j'aurais... Mais ne sais-je pas que les sophismes et les arguments sont inutiles ou le regard d'une femme aimee n'a pas reussi? Mais comment l'aime-t-elle? Est-elle plus a lui qu'il n'est a elle? N'est-ce pas le contraire? Ou en suis-je? Et meme je pourrais dire: Ou suis-je?" En effet, j'etais au dernier etage de l'escalier, assez negligemment eclaire, et je ne savais de quel cote tourner, lorsqu'une porte d'appartement s'ouvrit brusquement. Mon regard plongea dans une petite chambre dont le parquet etait entierement couvert de papiers dechires en mille pieces. J'avoue que la quantite en etait telle, les morceaux en etaient si petits, cela supposait la destruction d'un si enorme travail, que j'y attachai longtemps les yeux avant de les reposer sur Chatterton, qui m'ouvrait la porte. Lorsque je le regardai, je le pris vite dans mes bras par le milieu du corps; et il etait temps, car il allait tomber et se balancait comme un mat coupe par le pied.--Il etait devant sa porte; je l'appuyai contre cette porte, et je le retins ainsi debout, comme on soutien- drait une momie dans sa boite.--Vous eussiez ete epouvante de cette figure.--La douce expression du sommeil etait paisiblement etendue sur ses traits; mais c'etait l'expression d'un sommeil de mille ans, d'un sommeil impose par l'exces du mal. Les yeux etaient encore entr' ouverts, mais flottants au point de ne pouvoir saisir aucun objet pour s'y arreter: la bouche etait beante, et la respiration forte, egale et lente, soulevant la poitrine, comme dans un cauchemar. Il secoua la tete, et sourit un moment comme pour me faire entendre qu'il etait inutile de m'occuper de lui.--Comme je le soutenais toujours tres ferme par les epaules, il poussa du pied une petite fiole qui roula jusqu'au bas de l'escalier, sans doute jusqu'aux dernieres marches ou Kitty s'etait assise, car j'entendis jeter un cri et monter en tremblant--Il la devina.--Il me fit signe de l'eloigner, et s'endormit debout sur mon epaule, comme un homme pris de vin. Je me penchai, sans le quitter, au bord de l'escalier. J'etais saisi d'un effroi qui me faisait dresser les cheveux sur la tete. J'avais l'air d'un assassin. J'apercus la jeune femme qui se trainait pour monter les degres, en s'accrochant a la rampe, comme n'ayant garde de force que dans les mains pour se hisser jusqu'a nous. Heureusement elle avait encore deux etages a gravir avant de le rencontrer. Je fis un mouvement pour porter dans la chambre mon terrible fardeau. Chatterton s'eveilla encore a demi,--il fallait que ce jeune homme eut une force prodigieuse, car il avait bu soixante grains d'opium.--Il s'eveilla encore a demi, et employa, le croiriez-vous?--employa le dernier souffle de sa voix a me dire ceci: "Monsieur... you... medecin... achetez-moi mon corps, et payez ma dette." Je lui serrai les deux mains pour consentir.--Alors il n'eut plus qu'un mouvement. Ce fut le dernier. Malgre moi, il s'elanca vers l'escalier, s'y jeta sur les deux genoux, tendit les bras vers Kitty, poussa un long cri, et tomba mort, le front en avant. Je lui soulevai la tete. "Il n'y a rien a faire, me dis-je.--A l'autre." J'eus le temps d'arreter la pauvre Kitty; mais elle avait vu. Je lui pris le bras, et la forcai de s'asseoir sur les marches de l'escalier. Elle obeit, et resta accroupie comme une folle, avec les yeux ouverts. Elle tremblait de tout son corps. Je ne sais, monsieur, si vous avez le secret de faire des phrases dans ces cas-la; pour moi, qui passe ma vie a contempler ces scenes de deuil, j'y suis muet. Pendant qu'elle voyait devant elle fixement et sans pleurer, je retournais dans mes mains la fiole qu'elle avait apportee dans la sienne; elle alors, la regardant de travers, semblait dire comme Juliette: "L'ingrat! avoir tout bu! ne pas me laisser une goutte amie!" Nous restions ainsi l'un a cote de l'autre, assis et petrifies: l'un consterne, l'autre frappee a mort: aucun n'osant souffler le mot, et ne le pouvant. Tout d'un coup une voix sonore, rude et pleine, cria d'en bas: "Come, mistress Bell!" A cet appel, Kitty se leva comme mue par un ressort; c'etait la voix de son mari. Le tonnerre eut ete moins fort d'eclat et ne lui eut pas cause, meme en tombant, une plus violente et plus electrique commo- tion. Tout le sang se porta aux joues; elle baissa les yeux, et resta un instant debout pour se remettre. "Come, mistress Bell!" repeta la terrible voix. Un second coup la mit en marche, comme l'autre l'avait mise sur ses pieds. Elle descendit avec lenteur, droite, docile, avec l'air insensible, sourd et aveugle d'une ombre qui revient. Je la soutins jusqu'en bas; elle rentra dans sa boutique, se placa les yeux baisses a son comptoir, tira une petite Bible de sa poche, l'ouvrit, commenca une page, et resta sans connaissance, evanouie dans son fauteuil. Son mari se mit a gronder, des femmes a l'entourer, les enfants a crier, les chiens a aboyer. --Et vous? s'ecria Stello en se levant avec chagrin. --Moi? je donnai a M. Bell trois guinees, qu'il recut avec plaisir et sang-froid et les comptant bien. "C'est, lui dis-je, le loyer de la chambre de M. Chatterton, qui est mort. --Oh! dit-il avec l'air satisfait. --Le corps est a moi, dis-je; je le ferai prendre. --Oh! me dit-il avec un air de consentement." Il etait bien a moi, car cet etonnant Chatterton avait eu le sang- froid de laisser sur la table un billet qui portait a peu pres ceci: "Je vends mon corps au docteur (le nom en blanc), a la condition de payer a M. Bell six mois de loyer de ma chambre, montant a la somme de trois guinees. Je desire qu'il ne reproche pas a ses enfants les gateaux qu'ils m'apportaient chaque jour, et qui, depuis un mois, ont seuls soutenu ma vie." Ici le Docteur se laissa couler dans la bergere sur laquelle il etait place, et s'y enfonca jusqu'a ce qu'il se trouvat assis sur le dos et meme sur les epaules. --La!--dit-il avec un air de satisfaction et de soulagement, comme ayant fini son histoire. --Mais Kitty Bell? Kitty, que devint-elle? dit Stello, en cherchant a lire dans les yeux froids du Docteur-Noir. --Ma foi, dit celui-ci, si ce n'est la douleur, le calomel des medecins anglais dut lui faire bien du mal... car, n'ayant pas ete appele, je vins, quelques jours apres, visiter les gateaux de sa boutique. Il y avait la ses deux beaux enfants qui jouaient, chantaient, en habit noir. Je m'en allai en frappant la porte de maniere a la briser. --Et le corps du Poete? --Rien n'y toucha que le linceul et la biere. Rassurez-vous. --Et ses poemes? --Il fallut dix-huit mois de patience pour reunir, coller et traduire les morceaux des manuscrits qu'il avait dechires dans sa fureur. Quant a ceux que le charbon de terre avait brules, c'etait la fin de la Bataille d'Hastings, dont on n'a que deux chants. --Vous m'avez ecrase la poitrine avec cette histoire, dit Stello en retombant assis. Tous deux resterent en face l'un de l'autre pendant trois heures quarante-quatre minutes, tristes et silencieux comme Job et ses amis. Apres quoi Stello s'ecria, comme en continuant: --Mais que lui offrait donc M. Beckford dans son petit billet? --Ah! a propos, dit le Docteur-Noir, comme en s'eveillant en sursaut... C'etait une place de premier valet de chambre chez lui. CHAPITRE XIX TRISTESSE ET PITIE Pendant les longs recits et les plus longs silences du Docteur-Noir, la nuit etait venue. Une haute lampe eclairait une partie de la chambre de Stello; car cette chambre etait si grande, que la lueur n'en pouvait atteindre les angles ni le haut plafond. Des rideaux epais et longs, un antique ameublement, des armes jetees sur des livres, une enorme table couverte d'un tapis qui en cachait les pieds, et sur cette table deux tasses de the: tout cela etait sombre, et brillait par intervalles de la flamme rouge d'un large feu, ou bien se laissait deviner a demi, et par reflets, sous la lueur jaunatre de la lampe. Les rayons de cette lampe tombaient d'aplomb sur la figure impassible du Docteur-Noir et sur le large front de Stello, qui reluisait comme un crane d'ivoire poli. Le Docteur attachait sur ce front un oeil fixe, dont la paupiere ne s'abaissait jamais. Il semblait y suivre en silence le passage de ses idees et la lutte qu'elles avaient a livrer aux idees de l'homme dont il avait entrepris la guerison, comme un general contemplerait, d'une hauteur, l'attaque de son corps d'armee montant a la breche, et le combat interieur qui lui resterait a gagner contre la garnison, au milieu de la forteresse a demi conquise. Stello se leva brusquement et se mit a marcher a grands pas d'un bout a l'autre de la chambre. Il avait passe sa main droite sous ses habits, comme pour contenir ou dechirer son coeur. On n'entendait que le bruit de ses talons qui frappaient sourdement sur le tapis, et le sifflement monotone d'une bouilloire d'argent placee sur la table, source inepuisable d'eau chaude et de delices pour les deux causeurs nocturnes. Stello laissait echapper, en marchant vite, des exclama- tions douloureuses, des hesitations penibles, des jurements etouffes, des imprecations violentes, autant que ces signes se pouvaient mani- fester dans un homme a qui l'usage du grand monde avait donne la retenue comme une seconde nature. Il s'arreta tout d'un coup et toucha de ses deux mains les mains du Docteur. "Vous l'avez donc vu aussi? s'ecria-t-il.--Vous avez vu et tenu dans vos bras le malheureux jeune homme qui s'etait dit: Desespere et meurs, comme souvent vous me l'avez entendu crier la nuit! Mais j'aurais honte d'avoir pu gemir, j'aurais honte d'avoir souffert, s'il n'etait vrai que les tortures que l'on se donne par les passions egalent celles que l'on recoit par le malheur.--Oui, cela c'est du passer ainsi; oui, je vois chaque jour des hommes semblables a ce Beckford, qui est miraculeusement incarne d'age en age sous la peau blafarde des PLAIDEURS D'AFFAIRES PUBLIQUES. "O ceremonieux complimenteurs! lents paraphraseurs de banalites sentencieuses! fabricateurs legers de cette chaine lourde et crois- sante pompeusement appelee Code, dont vous forgez les quarante mille anneaux qui s'entrelacent au hasard, sans suite, le plus souvent inegaux, comme les grains du chapelet, et ne remontant jamais a l'im- muable anneau d'or d'un religieux principe!--O membres rachitiques des corps politiques, impolitiques plutot! fibres detendues des Assemblees, dont la pensee flasque, vacillante, multiple, egaree, corrompue, effaree, sautillante, colerique, engourdie, evaporee, emerillonnee, et toujours, et sempiternellement commune et vulgaire; dont la pensee, dis-je, ne vaut pas, pour l'unite et l'accord des raisonnements, la simple et serieuse pensee d'un Fellah jugeant sa famille, au desert, selon son coeur. N'est-ce pas assez pour vous d'etre glorieusement employes a charger de tout votre poids le bat, le double bat du maitre, que le pauvre ane appelle son ennemi en bon francais? Faut-il encore que vous ayez herite du dedain monarchique, moins sa grace hereditaire et plus votre grossierete elective? "Oui, noir et trop veridique Docteur! oui, ils sont ainsi.--Ce qu'il faut au Poete, dit l'un, c'est trois cents francs et un grenier!--La misere est leur Muse, dit un autre.--Bravo!--Courage!--Ce rossignol a une belle voix! crevez-lui les yeux, il chantera mieux encore! l'experience en a ete faite. Ils ont raison. Vive Dieu! "Triple divinite du ciel! que t'ont-ils donc fait, ces Poetes que tu creas les premiers des hommes pour que les derniers des hommes les renient et les repoussent ainsi?" Stello parlait a peu pres de la sorte en marchant. Le Docteur tournait la pomme de sa canne sous son menton et souriait. "Ou se sont envoles vos Diables-bleus?" dit-il. Le malade s'arreta; il ferma les yeux et sourit aussi, mais ne repondit pas, comme s'il n'eut pas voulu donner au Docteur le plaisir d'avouer sa maladie vaincue. Paris etait plonge dans le silence du sommeil, et l'on n'entendait au dehors que la voix rouillee d'une horloge sonnant lourdement les trois quarts d'une heure tres avancee au dela de minuit. Stello s'arreta tout a coup au milieu de l'appartement, ecoutant le marteau dont le bruit parut lui plaire; il passa ses doigts dans ses cheveux comme pour s'imposer les mains a lui-meme et calmer sa tete. On aurait pu dire, en l'examinant bien, qu'il ressaisissait interieurement les renes de son ame, et que sa volonte redevenait assez forte pour contenir la violence de ses sentiments desesperes.--Ses yeux se rouvrirent, s'arreterent fixement sur les yeux du Docteur, et il se mit a parler avec tristesse, mais avec fermete: "Les heures de la nuit, quand elles sonnent, sont pour moi comme les voix douces de quelques tendres amies qui m'appellent et me disent, l'une apres l'autre: Qu'as-tu? "Jamais je ne les entends avec indifference quand je me trouve seul, a cette place ou vous etes, dans ce dur fauteuil ou vous voila.--Ce sont les heures des Esprits, des Esprits legers qui soutiennent nos idees sur leurs ailes transparentes et les font etinceler de clartes plus vives. "Je sens que je porte la vie librement durant l'espace de temps qu'elles mesurent; elles me disent que tout ce que j'aime est endormi, qu'a present il ne peut arriver malheur a qui m'inquiete. Il me semble alors que je suis seul charge de veiller, et qu'il m'est permis de prendre sur ma vie ce que je voudrai du sommeil.--Certes, cette part m'appartient, je la devore avec joie, et je n'en dois pas compte a des yeux fermes.--Ces heures m'on fait du bien. Il est rare que ces cheres compagnes ne m'apportent pas, comme un bienfait, quelque sentiment ou quelque pensee du ciel. Peut-etre que le temps, invisible comme l'air, et qui se pese et se mesure comme lui, comme lui aussi apporte aux hommes des influences inevitables. Il y a des heures nefastes. Telle est pour moi celle de l'aube humide, tant celebree, qui ne m'amene que l'affliction et l'ennui, parce qu'elle eveille tous les cris de la foule, pour toute la demesuree longueur du jour, dont le terme me semble inespere. Dans ce moment, si vous voyez revenir la vie dans mes regards, elle y revient par les larmes. Mais c'est la vie enfin, et c'est le calme adore des heures noires qui me la rend. "Ah! je sens en mon ame une ineffable pitie pour ces glorieux pauvres dont vous avez vu l'agonie, et rien ne m'arrete dans ma tendresse pour ces morts bien-aimes. "J'en vois, helas! d'aussi malheureux qui prennent de diverse sortes leur destinee amere. Il y en a chez qui le chagrin devient bouffonnerie et grosse gaiete: ce sont les plus tristes a mes yeux. Il y en a d'autres a qui le desespoir tourne sur le coeur. Il les rend mechants. Eh! sont-ils bien coupables de l'etre? "En verite, je vous le dis l'homme a rarement tort, et l'ordre social toujours.--Quiconque y est traite comme Gilbert et Chatterton, qu'il frappe, qu'il frappe partout!--Je sens pour lui (s'attaquerait-il a moi-meme) l'attendrissement d'une mere pour son fils, atteint injus- tement dans son berceau d'une maladie douloureuse et incurable. "--Frappe-moi! mon fils, dit-elle, mords-moi, pauvre innocent! tu n'as rien fait de mal pour meriter de tant souffrir!--Mords mon sein, cela te soulagera!--mords, enfant, cela fait du bien!" Le Docteur sourit dans un calme profond; mais ses yeux devenaient plus sombres et plus severes de moment en moment, et, avec son inflexibilite de marbre, il repondit: "Que m'importe, s'il vous plait, de voir a decouvert que votre coeur a d'inepuisables sources de misericorde et d'indulgence, et que votre esprit, venant a son aide, jette incessamment sur toute sorte de criminels autant d'interet que Godwin en repandit sur l'assassin Falkland?--Que m'importe cet instinct de tendresse angelique auquel vous vous livrez tout d'abord, a tout sujet? Suis-je une femme en qui l'emotion puisse derouter la pensee? Remettez-vous, monsieur, les larmes troublent la vue." Stello revint s'asseoir brusquement, baissa les yeux, puis les releva pour regarder son homme de travers. "Suivez a present, reprit le Docteur, le cours de l'idee qui nous a conduits jusqu'ou nous sommes arrives. Suivez-la, s'il vous plait, comme on suit un fleuve a travers ses sinuosites. Vous verrez que nous n'avons fait encore qu'un chemin tres court. Nous avons trouve sur les bords une monarchie et un gouvernement representatif, chacun avec leur Poete historiquement maltraite et dedaigneusement livre a misere et a mort, et il ne m'a point echappe que vous esperiez, en vous voyant transporte a la seconde forme du Pouvoir, y trouver les Grands, du moment plus intelligents et comprenant mieux les Grands de l'avenir. Votre espoir a ete decu, mais pas assez completement pour vous empecher, en ce moment meme, de concevoir une vague esperance qu'une forme de Pouvoir plus populaire encore serait tout naturellement, par ses exemples, le correctif des deux autres. Je vois rouler dans vos yeux toute l'histoire (des Republiques, avec ses magnanimites de college). Epargnez-m'en les citations, je vous en supplie, car a mes yeux l'Antiquite tout entiere est hors la loi philosophique, a cause de l'Esclavage qu'elle aimait tant; et, puisque je me suis fait conteur aujourd'hui contre ma coutume, laissez-moi dire paisiblement une troisieme et derniere aventure que j'ai toujours eue sur le coeur depuis le jour ou j'en fus temoin. Ne soupirez pas si profondement, comme si votre poitrine voulait repousser l'air meme que frappe ma voix.--Vous savez bien que cette voix est inevitable pour vous. N'etes-vous pas fait a ses paroles? --Si Dieu nous a mis la tete plus haut que le coeur, c'est pour qu'elle le domine." Stello courba son front avec la resignation d'un condamne qui entend la lecture de son arret. "Et tout cela, s'ecria-t-il, pour avoir eu, un jour de Diables-bleus, la mauvaise pensee de me meler de politique? comme si cette idee, jetee au vent avec les mille paroles d'angoisse qu'arrache la maladie, valait la peine d'etre combattue avec un tel acharnement comme si ce n'etait pas un regard fugitif, un coup d'oeil de detresse, comme celui que jette le matelot submerge sur les points du rivage, ou celui... --Poesie! poesie! ce n'est point cela interrompit le Docteur en frappant de sa canne avec une force et une pesanteur de marteau. Vous essayez de vous tromper vous-meme. Cette idee, vous ne la laissez pas sortir au hasard; cette idee vous preoccupait depuis longtemps; cette idee, vous l'aimez, vous la contemplez, vous la caressez avec un attachement secret. Elle est, a votre insu, etablie profondement en vous, sans que vous en sentiez les racines plus qu'on ne sent celles d'une dent. L'orgueil et l'ambition de l'universalite d'esprit l'ont fait germer et grandir en vous, comme dans bien d'autres que je n'ai pas gueris. Seulement vous n'osiez pas vous avouer sa presence, et vous vouliez l'eprouver sur moi, en la montrant comme par hasard, negligemment et sans pretention. "O funeste penchant que nous avons tous a sortir de notre voie et des conditions de notre etre!--D'ou vient cela, sinon de l'envie qu'a tout enfant de s'essayer au jeu des autres, ne doutant pas de ses forces et se croyant tout possible? --D'ou vient cela, sinon de la peine qu'ont les ames les plus libres a se detacher completement de ce qu'aime le profane vulgaire? --D'ou vient cela, sinon d'un moment de faiblesse, ou l'espri est las de se contempler, de se replier sur lui-meme, de vivre sur sa propre essence et de s'en nourrir pleinement et glorieusement dans sa solitude? Il cede a l'attraction des choses exterieures; il se quitte lui-meme, cesse de se sentir, et s'abandonne au souffle grossier des evenements communs. "Il faut, vous dis-je, que j'acheve de vous relever de cet abattement, mais par degres et en vous contraignant a suivre, malgre ses fatigues, le chemin fangeux de la vie reelle et publique, dans lequel, ce soir, nous avons ete forces de poser le pied." Ce fut, cette fois, avec une sombre resolution d'entendre, toute semblable aux forces que rassemble un homme qui vase poignarder, que Stello s'ecria: "Parlez, monsieur." Et le Docteur-Noir parla ainsi qu'il suit, dans le silence d'une nuit froide et sinistre: CHAPITRE XX UNE HISTOIRE DE LA TERREUR Quatre-vingt-quatorze sonnait a l'horloge du dix-huitieme siecle, quatre-vingt-quatorze, dont chaque minute fut sanglante et enflammee. L'an de terreur frappait horriblement et lentement au gre de la terre et du ciel, qui l'ecoutaient en silence. On aurait dit qu'une puissance, insaisissable comme un fantome, passait et repassait parmi les hommes, tant leurs visages etaient pales, leurs yeux egares, leurs tetes ramassees entre leurs epaules, reployees comme pour les cacher et les defendre.--Cependant un caractere de grandeur et de gravite sombre etait empreint sur tous ces fronts menaces et jusque sur la face des enfants; c'etait comme ce masque sublime que nous met la mort. Alors les hommes s'ecartaient les uns des autres, ou s'abordaient brusquement comme des combattants. Leur salut ressemblait a une attaque, leur bonjour a une injure, leur sourire a une convulsion, leur habillement aux haillons d'un mendiant, leur coiffure a une guenille trempee dans le sang, leurs reunions a des emeutes, leurs familles a des repaires d'animaux mauvais et defiants, leur eloquence aux cris des halles, leurs amours aux orgies bohemiennes, leurs ceremonies publiques a de vieilles tragedies romaines manquees, sur des treteaux de province; leurs guerres a des migrations de peuples sauvages et miserables, les noms du temps a des parodies poissardes. Mais tout cela etait grand, parce que, dans la cohue republicaine, si tout homme jouait au pouvoir, tout homme du moins jetait sa tete au jeu. Pour cela seul, je vous parlerai des hommes de ce temps-la plus gravement que je n'ai fait des autres. Si mon premier langage etait scintillant et musque comme l'epee de bal et la poudre, si le second etait pedantesque et prolonge comme la perruque et la queue d'un Alderman, je sens que ma parole doit etre ici forte et breve comme le coup d'une hache qui sort fumante d'une tete tranchee. Au temps dont je veux parler, la Democratie regnait. Les Decemvirs, dont le premier fut Robespierre, allaient achever leur regne de trois mois. Ils avaient fauche autour d'eux toutes les idees contraires a celle de la Terreur. Sur l'echafaud des Girondins, ils avaient abattu les idees d'amour pur de la liberte; sur celui des Hebertistes, les idees du culte de la raison unies a l'obscenite montagnarde et republicaniste; sur l'echafaud de Danton, ils avaient tranche la derniere pensee de moderation; restait donc LA TERREUR. Elle donna son nom a l'epoque. Le Comite de salut public marchait librement sur sa grande route, l'elargissant avec la guillotine. Robespierre et Saint-Just menaient la machine roulante: l'un la trainait en jouant le grand pretre, l'autre la poussait en jouant le prophete apocalyptique. Comme la Mort, fille de Satan, l'epouvante lui-meme, la Terreur, leur fille, s'etait retournee contre eux et les pressait de son aiguillon. Oui, c'etaient leurs effrois de chaque nuit qui faisaient leurs horreurs de chaque jour. Tout a l'heure, monsieur, je vous prendrai par la main, et je vous ferai descendre avec moi dans les tenebres de leur coeur; je tiendrai devant vos yeux le flambeau dont les yeux faibles detestent la lumiere, l'inexorable flambeau de Machiavel, et, dans ces coeurs troubles, vous verrez clairement et distinctement naitre et mourir des sentiments immondes, nes, a mon sens, de leur situation dans les evenements et de la faiblesse de leur organisation incomplete, plus que d'une aveugle perversite dont leurs noms porteront toujours la honte et resteront les synonymes. Ici Stello regarda le Docteur-Noir avec l'expression d'une grande surprise. L'autre continua: --C'est une doctrine qui m'est particuliere, monsieur, qu'il n'y a ni heros ni monstre.--Les enfants seuls doivent se servir de ces mots-la.--Vous etes surpris de me voir ici de votre avis, c'est que j'y suis arrive par le raisonnement lucide, comme vous par le sentiment aveugle. Cette difference seule est entre nous, que votre coeur vous inspire, pour ceux que les hommes qualifient de monstres, une profonde pitie, et ma tete me donne pour eux un profond mepris. C'est un mepris glacial, pareil a celui du passant qui ecrase la limace. Car, s'il n'y a de monstres qu'aux cabinets anatomiques, toujours y a-t-il de si miserables creatures, tellement livrees et si brutalement a des instincts obscurs et bas, tellement poussees, sous le vent de leur sottise, par le vent de la sottise d'autrui, tellement enivrees, etourdies et abruties du sentiment faux de leur propre valeur et de leurs droits etablis on ne sait sur quoi, que je ne me sens ni rire ni larmes pour eux, mais seulement le degout qu'inspire le spec- tacle d'une nature manquee. Les Terroristes sont de ces gens qui souvent m'ont fait ainsi detourner la vue; mais aujourd'hui je l'y ramene pour vous, cette vue attentive et patiente que rien ne detournera de leurs cadavres jusqu'a ce que nous y ayons tout observe, jusqu'aux os du squelette. Il n'y a pas d'annee qui ait fait autant de theories sur ces hommes que n'en fait cette annee 1832 en un seul de ses jours, parce qu'il n'y a pas d'epoque ou plus grand nombre de gens ait nourri plus d'esperances et amasse plus de probabilites de leur ressembler et de les imiter. C'est en effet une chose toute commode aux mediocrites qu'un temps de revolution. Alors que le beuglement de la voix etouffe l'expression pure de la pensee, que la hauteur de la taille est plus prisee que la grandeur du caractere, que la harangue sur la borne fait taire l'eloquence a la tribune, que l'injure des feuilles publiques voile momentanement la sagesse durable des livres: quand un scandale de la rue fait une petite gloire et un petit nom; quand les ambitieux centenaires feignent, pour les piper, d'ecouter les ecoliers imberbes qui les endoctrinent; quand l'enfant se guinde sur le bout du pied pour precher les hommes; quand les grands noms sont secoues pele-mele dans des sacs de boue, et tires a la loterie populaire par la main des pamphletiers; quand les vieilles hontes de famille redeviennent des especes d'honneurs, heredite chere a bien des Capacites connues; quand les taches de sang font aureole au front, sur ma foi, c'est un bon temps. A quelle mediocrite, s'il vous plait, serait-il defendu de prendre un grain luisant de cette grappe du Pouvoir politique, fruit repute si plein de richesse et de gloire? Quelle petite coterie ne peut devenir club? quel club, assemblee? quelle assemblee, comices? quels comices, senat? et quel senat ne peut regner? Et ont-ils pu regner sans qu'un homme y regnat? Et qu'a-t-il fallu?--Oser!--Ah! le beau mot que voila! Quoi! c'est la tout? Oui, tout! ceux qui l'ont fait l'ont dit.--Courage donc, vides cerveaux, criez et courez!--Ainsi font-ils. Mais l'habitude des syntheses a ete prise des longtemps par eux sur les bancs; on en a pour tout; on les attelle a tout: le sonnet a la sienne. Quand on veut user des morts, on peut bien leur preter son systeme; chacun s'en fait un bon ou mauvais; selle a tous chevaux, il faut qu'elle aille. Monterez-vous la Comite de salut public? Qu'il endosse la selle! On a cru les membres de ce Comite farouche devoues profondement aux interets du peuple et tout sacrifiant aux progres de l'humanite, tout, jusqu'a leur sensibilite naturelle, tout, jusqu'a l'avenir de leur nom, qu'ils vouaient sciemment a l'execration.--Systeme de l'annee a son usage. Il est vrai qu'on les a presque dits hydrophobes.--On les a peints comme decides a raser de la surface de la terre toutes tetes dont les yeux avaient vu la monarchie, et gouvernant tout expres pour se donner la joie d'egorger.--Systeme de trembleurs surannes. On leur a construit un projet edifiant d'adoucissement successif dans leur pouvoir, de confiance dans le regne de la vertu, de conviction dans la moralite de leurs crimes.--Systeme d'honnetes enfants qui n'ont que du blanc et du noir devant les yeux, ne revent qu'anges ou demons et ne savent pas quel incroyable nombre de masques hypocrites, de toute forme, de toute couleur, de toute taille, peuvent cacher les traits des hommes qui ont passe l'age des passions devouees et se sont livres sans reserve aux passions egoistes. Il s'en trouve qui, plus forts, font a ces gens l'honneur de leur supposer une doctrine religieuse. Ils disent: S'ils etaient Athees et Materialistes, peu leur importait: un meurtre impuni ne faisait qu'ecraser, selon leur foi, une chose agissante. S'ils etaient Pantheistes, peu leur importait-il, puisqu'ils ne faisaient qu'une transformation selon leur foi. Reste donc le cas fort douteux ou ils eussent ete Chretiens sinceres, et alors la condamnation etait reservee pour eux-memes, et le salut et l'indulgence pour la victime. A ce compte, il y aurait encore devouement et service rendu a ses ennemis. O Paradoxes! que j'aime a vous voir sauter dans le cerceau! --Et vous, que dites-vous? interrompit Stello, passionnement attentif. --Et moi, je vais chercher a suivre pas a pas les chemins de l'opinion publique relativement a eux. La mort est pour les hommes le plus attachant spectacle, parce qu'elle est le plus effrayant des mysteres. Or, comme il est vrai qu'un sanglant denouement suffit a illustrer quelque mediocre drame, a faire excuser ses defauts et vanter ses moindres beautes, de meme l'histoire d'un homme public est illustree aux yeux du vulgaire par les coups qu'il a portes et le grand nombre de morts qu'il a donnees, au point d'imprimer pour toujours je ne sais quel lache respect de son nom. Des lors, ce qu'il a ose faire d'atroce est attribue a quelque faculte surnaturelle qu'il posseda. Ayant fait peur a tant de gens, cela suppose une sorte de courage pour ceux qui ne savent pas combien de fois ce fut une lachete. Son nom etant une fois devenu synonyme d'Ogre, on lui sait gre de tout ce qui sort un peu des habitudes du bourreau. Si l'on trouve dans son histoire qu'il a souri a un petit enfant et qu'il a mis des bas de soie, cela devient trait de bonte et d'urbanite. En general, le Paradoxe nous plait fort. Il heurte l'idee recue, et rien n'appelle mieux l'attention sur le parleur ou l'ecrivain.--De la les apologies paradoxales des grands tueurs de gens.--La Peur, eternelle reine des masses, ayant grossi, vous dis-je, ces personnages a tous les yeux, met tellement en lumiere leurs moindres actes, qu'il serait malheureux de n'y pas voir reluire quelque chose de passable. Dans l'un, ce fut tel plaidoyer hypocrite; en l'autre, telle ebauche de systeme, tous deux donnant un faux air d'orateur et de legislateur; informes ouvrages ou le style, empreint de la secheresse et de la brusquerie du combat qui les enfantait, singe la concision et la fermete du genie. Mais ces hommes gorges de pouvoir et soules de sang, dans leur inconcevable orgie politique, etaient mediocres et etroits dans leurs conceptions, mediocres et faux dans leurs oeuvres, mediocres et bas dans leurs actions.--Ils n'eurent quelques moments d'eclat que par une sorte d'energie fievreuse, une rage de nerfs qui leur venait de leurs craintes d'equilibristes sur la corde, et surtout du sentiment qui avait comme remplace leur ame, je veux dire l'emotion continue de l'assassinat. Cette emotion, monsieur, poursuivit le Docteur en se croisant les jambes et prenant une prise de tabac plus a son aise, l'emotion de l'assassinat tient de la colere, de la peur et du spleen tout a la fois. Lorsqu'un suicide s'est manque, si vous ne lui liez les mains, il redouble (tout medecin le sait). Il en est de meme de l'assassin, il croit se defaire d'un vengeur de son premier meurtre par un second, d'un vengeur du second par un troisieme, et ainsi de suite pour sa vie entiere s'il garde le Pouvoir (cette chose divine et sainte a jamais a ses yeux myopes!). Il opere alors sur une nation comme sur un corps qu'il croit gangrene: il coupe, il taille, il charpente. Il poursuit la tache noire, et cette tache, c'est son ombre, c'est le mepris et la haine qu'on a de lui: il la trouve partout. Dans son chagrin melancolique et dans sa rage, il s'epuise a remplir une sorte de tonneau de sang perce par le fond, et c'est aussi la son enfer. Voila la maladie qu'avaient ces pauvres gens dont nous parlons, assez aimables du reste. Je les ai, je crois, bien connus, comme vous allez voir par les choses que je vous conterai, et je ne haissais pas leur conversation; elle etait originale, il y avait du bon et du curieux surtout. Il faut qu'un homme voie un peu de tout pour bien savoir la vie vers la fin de la sienne, science bien utile au moment de s'en aller. Toujours est-il que je les ai vus souvent et bien examines; qu'ils n'avaient pas le pied fourchu, qu'ils n'avaient point de tete de tigre, de hyene et de loup, comme l'ont assure d'illustres ecrivains; ils se coiffaient, se rasaient, s'habillaient et dejeunaient. Il y en avait dont les femmes disaient: Qu'il est bien! Il y en avait plus encore dont on n'eut rien dit s'ils n'eussent rien ete; et les plus laids ont ici d'honnetes grammairiens et de polis diplomates qui les surpassent en airs feroces, et dont on dit: Laideur spirituelle! Idees! idees en l'air! phrases de livres que toutes ces ressemblances animales! Les hommes sont partout et toujours de simples et faibles creatures plus ou moins ballottees et contrefaites par leur destinee. Seulement les plus forts ou les meilleurs se redressent contre elle et la faconnent a leur gre, au lieu de se laisser petrir par sa main capricieuse. Les Terroristes se laisserent platement entrainer a l'instinct absurde de la cruaute et aux necessites degoutantes de leur position. Cela leur advint a cause de leur mediocrite, comme j'ai dit. Remarquez bien que, dans l'histoire du monde, tout homme regnant qui a manque de grandeur personnelle a ete force d'y suppleer en placant a sa droite le bourreau comme un ange gardien. Les pauvres Triumvirs dont nous parlons avaient profondement au coeur la conscience de leur degradation morale. Chacun d'eux avait glisse dans une route meilleure, et chacun d'eux etait quelque chose de manque: l'un, avocat mauvais et plat; l'autre, medecin ignorant; l'autre, demi-philosophe; un autre, cul-de-jatte, envieux de tout homme debout et entier. Intelligences confuses et merites avortes de corps et d'ame, chacun d'eux savait donc quel etait le mepris public pour lui, et ces rois honteux, craignant les regards, faisaient luire la hache pour les eblouir et les abaisser a terre. Jusqu'au jour ou ils avaient etabli leur autorite triumvirale et decemvirale, leur ouvrage n'avait ete qu'une critique continuelle, calomniatrice, hypocrite et toujours feroce des pouvoirs ou des influences precedentes. Denonciateurs, accusateurs, destructeurs infatigables, ils avaient renverse la Montagne sur la Plaine, les Danton sur les Hebert, les Desmoulins sur les Vergniaud, en presentant toujours a la Multitude regnante la Meduse des conspirations, dont toute Multitude est epouvantee, la croyant cachee dans son sang et dans ses veines. Ainsi, selon leur dire, ils avaient tire du corps social une sueur abondante, une sueur de sang; mais, lorsqu'il fallut le mettre debout et le faire marcher, ils succomberent a l'essai. Impuissants organisateurs, etourdis, petrifies par la solitude ou ils se trouverent tout a coup, ils ne surent que recommencer a se combattre dans leur petit troupeau souverain. Tout haletants du combat, ils s'essayaient a griffonner quelque bout de systeme dont ils n'entre- voyaient meme pas l'application probable: puis ils retournaient a la tache plus facile de la monstrueuse saignee. Les trois mois de leur puissance souveraine furent pour eux comme le reve d'une nuit de malade. Ils n'eurent pas la force d'y prendre le temps de penser. Et, d'ailleurs, la Pensee, la Pensee calme, sainte, forte et pene- trante, comme je la concois, est une chose dont ils n'etaient plus dignes.--Elle ne descend pas dans l'homme qui a horreur de soi. Ce qui leur restait d'idees pour leur usage dans la conversation, vous l'allez entendre, comme j'en eus moi-meme l'occasion. L'ensemble de leur vie et les jugements qu'on en porte ne sont pas d'ailleurs ce qui m'occupe, mais toujours l'idee premiere de notre conversation, leurs dispositions envers les Poetes et tous les artistes de leur temps. Je les prends pour dernier exemple et, comme, apres tout, ils furent la derniere expression du pouvoir Republicain-Democratique, ils me seront un type excellent. Je ne puis que gemir, avec les Republicains sinceres et loyaux, du tort que tous ces hommes-la ont fait au beau nom latin de la chose publique: je concois leur haine pour ces malheureux (ames qui n'eurent pas une heure de paix), pour ces malheureux qui souillerent aux yeux des nations leur forme gouvernementale favorite. Mais, en cherchant un peu, ne pourront-ils garder la chose avec un autre nom? La langue est souple. J'en gemis, mais je n'y fus pour rien, je vous jure.--Je m'en lave les mains, lavez vos noms. CHAPITRE XXI UN BON CANONNIER Il me souvient fort bien que, le 5 thermidor an II de la Republique, ou 1794, ce qui m'est totalement indifferent, j'etais assis, absolument seul, pres de ma fenetre qui donnait sur la place de la Revolution, et je tournais dans mes doigts la tabatiere que j'ai la, quand on vint sonner a ma porte assez violemment, vers huit heures du matin. J'avais alors pour domestique un grand flandrin de fort douce et paisible humeur, qui avait ete un terrible canonnier pendant dix ans, et qu'une blessure au pied avait mis hors de combat. Comme je n'entendis pas ouvrir, je me levai pour voir dans l'antichambre ce que faisait mon soldat. Il dormait, les jambes sur le poele. La longueur demesuree de ses jambes maigres ne m'avait jamais frappe aussi vivement que ce jour-la. Je savais qu'il n'avait pas moins de cinq pieds neuf pouces quand il etait debout; mais je n'en avais accuse que sa taille et non ses prodigieuse jambes, qui se developpaient en ce moment dans toute leur etendue, depuis le marbre du poele jusqu'a la chaise de paille, d'ou le reste de son corps et, en outre, sa tete maigre et longue s'elevaient, pour retomber en avant en forme de cerceau sur ses bras croises.--J'oubliai entierement la sonnette pour contempler cette innocente et heureuse creature dans son attitude accoutumee; oui, accoutumee; car, depuis que les laquais dorment dans les antichambres, et cela date de la creation des antichambres et des laquais, jamais homme ne s'endormit avec une quietude plus parfaite, ne sommeilla avec une absence plus complete de reves et de cauchemars, et ne fut reveille avec une egalite d'humeur aussi grande. Blaireau faisait toujours mon admiration, et le noble caractere de son sommeil etait pour moi une source eternelle de curieuses observations. Ce digne homme avait dormit partout pendant dix ans, et jamais il n'avait trouve qu'un lit fut meilleur ou plus mauvais qu'un autre. Quelquefois seulement, en ete, il trouvait sa chambre trop chaude, descendait dans la cour, mettait un pave sous sa tete et dormait. Il ne s'enrhumait jamais, et la pluie ne le reveillait pas. Lorsqu'il etait debout, il avait l'air d'un peuplier pret a tomber. Sa longue taille etait voutee, et les os de sa poitrine touchaient a l'os de son dos. Sa figure etait jaune et sa peau luisante comme un parchemin. Aucune alteration ne s'y pouvait remarquer en aucune occasion, sinon un sourire de paysan a la fois niais, fin et doux. Il avait brule beaucoup de poudre depuis dix ans a tout ce qu'il y avait eu d'affaires a Paris, mais jamais il ne s'etait tourmente beaucoup du point ou frappait le boulet. Il servait son canon en artiste consomme et, malgre les changements de gouvernement, qu'il ne comprenait guere, il avait conserve un dicton des anciens de son regiment et ne cessait de dire: Quand j'ai bien servi ma piece, le Roi n'est pas mon maitre. Il etait excellent pointeur et devenu chef de piece depuis quelques mois, quand il fut reforme pour une large entaille qu'il avait recue au pied, de l'explosion d'un caisson saute par maladresse au Champs- de-Mars. Rien ne l'avait plus profondement afflige que cette reforme, et ses camarades, qui l'aimaient beaucoup et le trouvaient souvent necessaire, l'employaient toujours a Paris et le consultaient dans les occasions importantes. Le service de son artillerie s'accommodait assez avec le mien; car, etant rarement chez moi, j'avais rarement besoin de lui et, souvent, lorsque j'en avais besoin, je me servais moi-meme de peur de l'eveiller. Le citoyen Blaireau avait donc pris, depuis deux ans, l'habitude de sortir sans m'en demander permission, mais ne manquait pourtant jamais a ce qu'il nommait l'appel du soir, c'est-a-dire le moment ou je rentrais chez moi, a minuit ou deux heures du matin. En effet, je l'y trouvais toujours endormi devant mon feu. Quelquefois il me protegeait, lorsqu'il y avait revue, ou combat, ou revolution dans la Revolution. En ma qualite de curieux, j'allais a pied dans les rues, en habit noir, comme me voici, la canne a la main, comme me voila. Alors je cherchais de loin les canonniers (il en faut toujours un peu en revolution) et, quand je les avais trouves, j'etais sur d'apercevoir, au-dessus de leurs chapeaux et de leurs pompons, la tete longue de mon paisible Blaireau, qui avait repris l'uniforme et me cherchait de loin avec ses yeux endormis. Il souriait en m'apercevant, et disait a tout le monde de laisser passer un citoyen de ses amis. Il me prenait sous le bras; il me montrait tout ce qu'il y avait a voir, me nommait tous ceux qui avaient, comme on disait, gagne a la loterie de sainte Guillotine, et le soir nous n'en parlions pas: c'etait un arrangement tacite. Il recevait ses gages, de ma main, a la fin du mois, et refusait ses appointements de canonnier de Paris. Il me servait pour son repos, et servait la nation pour l'honneur. Il ne prenait les armes qu'en grand seigneur: cela l'arrangeait fort, et moi aussi. Tandis que je contemplais mon domestique... (ici je dois m'interrompre et vous dire que c'est pour etre compris de vous que j'ai dit domestique; car, en l'an II, cela s'appelait un associe), tandis que je le contemplais dans son sommeil, la sonnette allait toujours son train et battait le plafond avec une vigueur inusitee. Blaireau n'en dormait que mieux. Voyant cela, je pris le parti d'aller ouvrir ma porte. --Vous etes peut-etre au fond un excellent homme, dit Stello. --On est toujours bon maitre quand on n'est pas le maitre, repondit le Docteur-Noir. J'ouvris ma porte. CHAPITRE XXII D'UN HONNETE VIEILLARD Je trouvai devant moi deux envoyes d'especes differentes: un vieillard et un enfant. Le vieux etait poudre assez proprement; il portait un habit de livree ou la place des galons se voyait encore. Il m'ota son chapeau avec beaucoup de respect, mais en meme temps il jeta les yeux avec defiance autour de lui, regarda derriere moi si personne ne me suivait, et se tint a l'ecart sans entrer, comme pour laisser passer avant lui le jeune garcon qui etait arrive en meme temps et qui secouait encore le cordon de la sonnette par le pied de biche. Il sonnait sur la mesure de la Marseillaise, qu'il sifflait (vous savez l'air probablement, en 1832, ou nous sommes); il continua de siffler en me regardant effrontement, et de sonner jusqu'a ce qu'il fut arrive a la derniere mesure. J'attendis patiemment et je lui donnai deux sous en lui disant: "Recommence-moi ce refrain-la, mon enfant." Il recommenca sans se deconcerter; il avait fort bien compris l'ironie de mon present, mais il tenait a me montrer qu'il me bravait. Il etait fort joli de figure, portait sur l'oreille un petit bonnet rouge tout neuf, et le reste de son habillement deguenille a faire soulever le coeur; les pieds nus, les bras nus, et tout a fait digne du nom de Sans-Culotte. "Le citoyen Robespierre est malade, me dit-il d'un ton de voix clair et tres imperieux, en froncant ses petits sourcils blonds. Faut venir a deux heures le voir." En meme temps il jeta de toute sa force ma piece de deux sous contre une des vitres du carre, la mit en morceaux et descendit l'escalier a cloche-pied en sifflant: Ca ira! "Que demandez-vous?" dis-je au vieux domestique; et, comme je vis que celui-la avait besoin d'etre rassure, je lui pris le bras par le coude et le fis entrer dans l'antichambre. Le bonhomme referma la porte de l'escalier avec de grandes precautions, regarda autour de lui encore une fois, s'avanca en rasant la muraille, et me dit a voix basse: "C'est que... monsieur, c'est que madame la duchesse est bien souffrante aujourd'hui... --Laquelle? lui dis-je: voyons, parlez plus vite et plus haut. Je ne vous ai pas encore vu." Le pauvre homme parut un peu effraye de ma brusquerie et, de meme qu'il avait ete deconcerte par la presence du petit garcon, il le fut completement par la mienne; ses vieilles joues pales rougirent sur leurs pommettes; il fut oblige de s'asseoir et des genoux tremblaient un peu. "C'est madame de Saint-Aignan, me dit-il timidement et le plus bas qu'il put. --Eh bien, lui dis-je, du courage, je l'ai deja soignee. J'ira la voir ce matin a la maison Lazare: soyez tranquille, mon ami. La traite-t-on un peu mieux? --Toujours de meme, dit-il en soupirant; il y a quelqu'un la qui lui donne un peu de fermete, mais j'ai bien des raisons de craindre pour cette personne-la, et alors, certainement, madame succombera. Oui, telle que je la connais, elle succombera, elle n'en reviendra pas. --Bah! bah! mon brave homme, les femmes facilement abattues se relevent aisement. Je sais des idees pour soutenir bien des faibles. J'irai lui parler ce matin." Le bonhomme voulait bien m'en dire plus long, mais je le pris par la main et lui dis: "Tenez, mon ami, reveillez-moi mon domestique, si vous le pouvez, et dites-lui qu'il me faut un chapeau pour sortir." J'allais le laisser dans l'antichambre et je ne prenais plus garde a lui, lorsque, en ouvrant la porte de mon cabinet, je m'apercus qu'il me suivait, et il entra avec moi. Il avait, en entrant, jete un long regard de terreur sur Blaireau, qui n'avait garde de s'eveiller. "Eh bien, lui dis-je, etes-vous fou? --Non, monsieur, je suis suspect, me dit-il. --Ah! c'est different. C'est une position assez triste, mais respectable, repris-je. J'aurais du vous deviner a cet amour de se deguiser en domestique qui vous tient tous. C'est une monomanie. Eh bien, monsieur, j'ai la une grande armoire vide s'il peut vous etre agreable d'y entrer." J'ouvris les deux battants de l'armoire, et le saluai comme lorsqu'on fait a quelqu'un les honneurs d'une chambre a coucher. "Je crains, ajoutai-je, que vous n'y soyez pas commodement; pourtant j'y ai deja loge six personnes l'une apres l'autre." C'etait ma foi vrai. Mon bonhomme prit, lorsqu'il fut seul avec moi, un air tout different de sa premiere facon d'etre. Il se grandit et se mit a son aise: je vis un beau vieillard, moins voute, plus digne, mais toujours pale. Sur mes assurances qu'il ne risquait rien et pouvait parler, il osa s'asseoir et respirer. "Monsieur, me dit-il en baissant les yeux pour se remettre et s'efforcer de reprendre la dignite de son rang, monsieur, je veux sur-le-champ vous mettre au fait de ma personne et de ma visite. Je suis monsieur de Chenier. J'ai deux fils qui, malheureusement, ont assez mal tourne: ils ont tous deux donne dans la Revolution. L'un est Representant, j'en gemirai toute ma vie, c'est le plus mauvais; l'aine est en prison, c'est le meilleur. Il est un peu degrise, monsieur, dans ce moment-ci, et je ne sais vraiment pas plus que lui pourquoi on me l'a coffre, ce pauvre garcon; car il a fait des ecrits bien revolu- tionnaires et qui ont du plaire a tous ces buveurs de sang... --Monsieur, lui dis-je, je vous demanderai la permission de vous rappeler qu'il y a un de ces buveurs qui m'attend a dejeuner. --Je le sais, monsieur, mais je croyais que c'etait seulement en qualite de Docteur, profession pour laquelle j'ai la plus haute veneration car, apres les medecins de l'ame, qui sont les pretres et tous les ecclesiastiques, generalement parlant, je ne veux excepter aucun des ordres monastiques, certainement les medecins du corps... --Doivent arriver a temps pour le sauver, interrompis-je encore en lui secouant le bras pour le reveiller du radotage qui commencait a l'assoupir; je connais messieurs vos fils... --Pour abreger, monsieur, la seule chose qui me console, me dit-il, c'est que l'aine, le prisonnier, l'officier, n'est pas poete comme celui de Charles IX et, par consequent, lorsque je l'aurai tire d'affaire, comme j'espere, avec votre aide, si vous voulez bien le permettre, il n'attirera pas les yeux sur lui par une publicite d'auteur. --Bien juge, dis-je, prenant mon parti d'ecouter. --N'est-ce pas, monsieur? continua cet excellent homme. Andre a de l'esprit, du reste, et c'est lui qui a redige la lettre de Louis XVI a la Convention. Si je me suis travesti, c'est par egard pour vous, qui frequentez tous ces coquins-la, et pour ne pas vous compromettre. --L'independance de caractere et le desinteressement ne peuvent jamais etre compromis, dis-je en passant; allez toujours. --Mort-Dieu! monsieur, reprit-il avec une certaine vieille chaleur militaire, savez-vous qu'il serait affreux de compromettre un galant homme comme vous, a qui l'on vient demander un service. --J'ai deja eu l'honneur de vous offrir... repris-je en montrant mon armoire avec galanterie. --Ce n'est point la ce qu'il me faut, me dit-il; je ne pretends point me cacher; je veux me montrer, au contraire, plus que jamais. Nous sommes dans un temps ou il faut se remuer, et je ne crains pas pour ma vieille tete. Mon pauvre Andre m'inquiete, monsieur; je ne puis supporter qu'il reste a cette effroyable maison de Saint-Lazare. --Il faut qu'il reste en prison, dis-je rudement, c'est ce qu'il a de mieux a faire. --J'irai... --Gardez-vous d'aller. Je parlerai... --Gardez-vous de parler." Le pauvre homme se tut tout a coup et joignit les mains entre ses deux genoux avec une tristesse et une resignation capables d'attendrir les plus durs des hommes. Il me regardait comme un criminel a la question regardait son juge dans quelque bienheureuse Epoque Organique. Son vieux front nu se couvrit de rides, comme une mer paisible se couvre de vagues, et ces vagues prirent cours d'abord du bas en haut par etonnement, puis du haut en bas par affliction. "Je vois bien, me dit-il, que madame de Saint-Aignan s'est trompee; je ne vous en veux point, parce que dans ces temps mauvais chacun suit sa route, mais je vous demande seulement le secret, et je ne vous importunerai plus, citoyen." Ce dernier mot me toucha plus que tout le reste, par l'effort que fit le bon vieillard pour le prononcer. Sa bouche sembla jurer et, jamais, depuis sa creation, le mot de citoyen n'eut un pareil son. La premiere syllabe siffla longtemps et les deux autres murmurerent rapidement comme le coassement d'une grenouille qui barbote dans un marais. Il y avait un mepris, une douleur suffocante, un desespoir si vrai dans ce citoyen, que vous en eussiez frissonne, surtout si vous eussiez vu le bon vieillard se lever peniblement en appuyant ses deux mains a veines bleues sur ses deux genoux, pour reussir a s'enlever du fauteuil. Je l'arretai au moment ou il allait arriver a se tenir debout, et je le replacai doucement sur le coussin. "Madame de Saint-Aignan ne vous a point trompe, lui dis-je; vous etes devant un homme sur, monsieur. Je n'ai jamais trahi les soupirs de personne, et j'en ai recu beaucoup, surtout des derniers soupirs, depuis quelque temps..." Ma durete le fit tressaillir. "Je connais mieux que vous la situation des prisonniers, et surtout de celui qui vous doit la vie, et a qui vous pouvez l'oter si vous continuez a vous remuer, comme vous dites. Souvenez-vous, monsieur, que dans les tremblements de terre il faut rester en place et immobile." Il ne repondit que par un demi-salut de resignation et de politesse reservee, et je sentis que j'avais perdu sa confiance par ma rudesse. Ses yeux etaient plus que baisses et presque fermes quand je continuai a lui recommander un silence profond et une retraite absolue. Je lui disais (le plus poliment possible cependant) que tous les ages ont leur etourderie, toutes les passions leurs imprudences, et que l'amour paternel est presque une passion. J'ajoutai qu'il devait penser, sans attendre de moi de plus grands details, que je ne m'avancais pas a ce point aupres de lui, dans une circonstance aussi grave, sans etre certain du danger qu'il y aurait a faire la plus legere demarche; que je ne pouvais lui dire pourquoi, mais qu'enfin il me pouvait croire; que personne n'etait plus avant que moi dans la confidence des chefs actuels de l'Etat; que j 'avais souvent profite des moments favorables de leur intimite pour soustraire quelques tetes humaines a leurs griffes et les faire glisser entre leurs ongles; que, cependant, dans cette occasion, une des plus interessantes qui se fut offerte, puisqu'il s'agissait de son fils aine, intime ami d'une femme que j'avais vu naitre et que je regardais comme mon enfant, je declarais formellement qu'il fallait demeurer muet et laisser faire la destinee, comme un pilote sans boussole et sans etoiles laisse faire le vent quelquefois.--Non! il est dit qu'il existera toujours des caracteres tellement polis, uses, enerves et debilites par la civilisation, qu'ils se referment par le froissement d'un mot comme des sensitives. Moi, j'ai parfois le toucher rude.--A present j'avais beau parler, il consentait a tout ce que je conseillais, il tombait d'accord avec moi de tout ce que je disais; mais je sentais sa politesse a fleur d'eau et un roc au fond.--C'etait l'entetement des vieillards, ce miserable instinct d'une volonte myope qui surnage en nous quand toutes nos facultes sont englouties par le temps, comme un mauvais mat au-dessus d'un vaisseau submerge. CHAPITRE XXIII SUR LES HIEROGLYPHES DU BON CANONNIER Je passe aussi rapidement d'une idee a l'autre, que l'oeil de la lumiere a l'ombre. Sitot que je vis mon discours inutile, je me tus. M. de Chenier se leva, et je le reconduisis en silence jusqu'a la porte de l'escalier. La seulement je ne pus m'empecher de lui prendre la main et de la lui serrer cordialement. Le pauvre vieillard! il en fut emu. Il se retourna, et ajouta d'une voix douce (mais quoi de plus entete que la douceur?): "Je suis bien peine de vous avoir importune de ma demande. --Et moi, lui dis-je, de voir que vous ne voulez pas me comprendre, et que vous prenez un bon conseil pour une defaite. Vous y reflechirez, j'espere." Il me salua profondement et sortit. Je revins me preparer a partir, en haussant les epaules. Un grand corps me ferma le passage de mon cabinet: c'etait mon canonnier, c'etait Blaireau, reveille aussi bien qu'il etait en lui. Vous croyez peut-etre qu'il pensait a me servir? --point;--a ouvrir les portes?--pas le moins du monde;--a s'excuser? --encore moins. Il avait ote une manche de son habit de canonnier de Paris, et s'amusait gravement a terminer, de la main droite, avec une aiguille, un dessin symbolique sur son bras gauche. Il se piquait jusqu'au sang, semait de la poudre dans les piqures, l'enflammait, et se trouvait tatoue pour toujours. C'est un vieil usage des soldats, comme vous le savez mieux que moi. Je ne pus m'empecher de perdre encore trois minutes a considerer cet original.--Je lui pris le bras: il se derangea un peu et me l'abandonna avec complaisance et une satisfaction secrete. Il se regardait le bras avec douceur et vanite. "Eh! mon garcon, m'ecriai-je, ton bras est un almanach de la cour et un calendrier republicain." Il se frotta le menton avec un rire de finesse: c'etait son geste favori, et il cracha loin de lui, en mettant sa main devant sa bouche par politesse. Cela remplacait chez lui tous les discours inutiles: c'etait son signe de consentement ou d'embarras, de reflexion ou de detresse, manie de corps de garde, tic de regiment. Je contemplais sans opposition ce bras heroique et sentimental.--La derniere inscription qu'il y avait faite etait un bonnet phrygien, place sur un coeur, et autour Indivisibilite ou la mort. "Je vois bien, lui dis-je, que tu n'es pas federaliste comme les Girondins." Il se gratta la tete. "Non, non, me dit-il, ni la citoyenne Rose non plus." Et il me montrait finement une petite rose dessinee avec soin, a cote du coeur, sous le bonnet. "Ah! ah! je vois pourquoi tu boites si longtemps, lui dis-je; mais je ne te denoncerai pas a ton capitaine. --Ah! dame! me dit-il, pour etre canonnier on n'est pas de pierre, et Rose est fille d'une dame tricoteuse, et son pere est geolier a Lazare.--Fameux emploi!" ajouta-t-il avec orgueil. J'eus l'air de ne pas entendre ce raisonnement, dont je fis mon profit: il avait l'air aussi de me donner cet avis par megarde. Nous nous entendions ainsi parfaitement, toujours selon notre arrangement tacite. Je continuai a examiner ses hieroglyphes de caserne avec l'attention d'un peintre en miniature. Immediatement au-dessus du coeur republicain et amoureux, on voyait peint en bleu un grand sabre, tenu par un petit blaireau debout, ou, comme on eut dit en langue heraldique, un blaireau rampant et, au-dessus, en gros caracteres Honneur a Blaireau, le bourreau des cranes! Je levai vite la tete, comme on ferait pour voir si un portrait est ressemblant. "Ceci, c'est toi, n'est-ce pas? Ceci n'est plus pour la politique, mais pour la gloire?" Un leger sourire rida la longue figure jaune de mon canonnier, et il me dit paisiblement: "Oui, oui, c'est moi. Les cranes sont les six maitres d'armes a qui j'ai fait passer l'arme a gauche. --Cela veut dire tuer, n'est-ce pas? --Nous disons ca comme ca", reprit-il avec la meme innocence. En effet, cet homme primitif, habile sans le savoir, a la maniere des heros d'Otaiti, avait grave sur son bras jaune, au bout du sabre du blaireau, six fleurets renverses, qui semblaient l'adorer. Je voulais passer outre et remonter au-dessus du coude; mais je vis qu'il faisait quelque difficulte de relever sa manche. "Oh! ca, me dit-il, c'est quand j'etais recrue ca ne compte plus a present." Je compris sa pudeur en apercevant une fleur de lis colossale, et au-dessus: Vivent les Bourbons et sainte Barbe! et amour eternel a Madeleine! "Porte toujours des manches longues, mon enfant, lui dis-je, pour garder ta tete. Je te conseille aussi de n'ouvrir que des bras bien couverts a la citoyenne Rose. --Bah! bah! reprit-il d'un air de niaiserie affectee, pourvu que son pere m'ouvre les verrous, quelquefois, entre les heures du guichet, c'est tout ce qu'il faut pour..." Je l'interrompis, afin de n'etre pas force de le questionner. "Allons, lui dis-je en le frappant sur le bras, tu es un prudent garcon, tu n'as rien fait de mal depuis que je t'ai mis ici; tu ne commenceras pas a present. Accompagne-moi ce matin ou je vais: j'aurai peut-etre besoin de toi. Tu me suivras de loin dans le chemin, et tu n'entreras dans les maisons que si cela te plait. Que je te retrouve du moins dans la rue!" Il s'habilla en baillant encore deux ou trois fois, se frotta les yeux et me laissa sortir avant lui, tout dispose a me suivre, son chapeau a trois cornes sur l'oreille et tenant en main une baguette blanche aussi longue que lui. CHAPITRE XXIV LA MAISON LAZARE Saint-Lazare est une vieille maison couleur de boue. Ce fut jadis un Prieure. Je crois ne me tromper guere en disant qu'on n'acheva de la batir qu'en 1465, a la place de l'ancien monastere de Saint-Laurent, dont parle Gregoire de Tours, comme vous le savez parfaitement, au sixieme livre de son Histoire, chapitre neuvieme. Les rois de France y faisaient halte deux fois a leur entree a Paris, ils s'y reposaient a leur sortie, on les y deposait en les portant a Saint-Denis. En face le Prieure etait, a cet effet, un petit hotel dont il ne reste pas pierre sur pierre, et qui se nommait le Logis du Roi. Le Prieure devint caserne, prison d'Etat et maison de correction pour les moines, les soldats, les conspirateurs et les filles; on a tour a tour agrandi, elargi, barricade et verrouille ce batiment sale, ou tout etait alors d'un aspect gris, maussade et maladif. Il me fallut quelque temps pour me rendre de la place de la Revolution a la rue du Faubourg-Saint-Denis, ou est situee cette prison. Je la reconnus de loin a une sorte de guenille bleue et rouge, toute mouillee de pluie, attachee a un grand baton noir plante au-dessus de la porte. Sur un marbre noir, en grosses lettres blanches, etait gravee l'inscription generale de tous les monuments, l'inscription qui me semblait l'epitaphe de toute la nation: Unite, Indivisibilite de la Republique. Egalite, Fraternite ou la Mort. Devant la porte du corps de garde infect, des Sans-Culottes, assis sur des bancs de chene, aiguisaient leurs piques dans le ruisseau, jouaient a la drogue, chantaient la Carmagnole, et otaient la lanterne d'un reverbere pour la remplacer par un homme qu'on voyait amene du haut du faubourg par des poissardes qui hurlaient le Ca ira! On me connaissait, on avait besoin de moi, j'entrai. Je frappai a une porte epaisse, placee a droite sous la voute. La porte s'ouvrit a moitie, comme d'elle-meme, et comme j'hesitais, attendant qu'elle s'ouvrit tout a fait, la voix du geolier me cria: "Allons donc! entrez donc!" Et, des que j'eus mis le pied dans l'interieur, je sentis le froissement de la porte sur mes talons, et je l'entendis se refermer violemment, comme pour toujours, de tout le poids de ses ais massifs, de ses clous epais, de ses garnitures de fer et de ses verrous. Le geolier riait dans les trois dents qui lui restaient. Ce vieux coquin etait accroupi dans un grand fauteuil noir, de ceux qu'on nomme a cremaillere, parce qu'ils ont de chaque cote des crans de fer qui soutiennent le dossier et mesurent sa courbe lorsqu'il se renverse pour servir de lit. La, dormait et veillait, sans se deranger jamais, l'immobile portier. Sa figure ridee, jaune, ironique, s'avan- cait au-dessus de ses genoux, et s'y appuyait par le menton. Ses deux jambes passaient a droite et a gauche par-dessus les deux bras du fauteuil, pour se delasser d'etre assis a la maniere accoutumee, et il tenait de la main droite ses clefs, de la gauche la serrure de la porte massive. Il l'ouvrait et la fermait comme par ressort et sans fatigue.--Je vis derriere son fauteuil une jeune fille debout, les mains dans les poches de son petit tablier. Elle etait toute ronde, grasse et fraiche, un petit nez retrousse, des levres d'enfant, de grosses hanches, des bras blancs, et une proprete rare en cette maison. Robe d'etoffe rouge relevee dans les poches, et bonnet blanc orne d'une grande cocarde tricolore. Je l'avais deja remarquee en passant, mais jamais avec attention. Cette fois, tout rempli des demi-confidences de mon canonnier Blaireau, je reconnus sa bonne amie Rose, avec ce sentiment inne qui fait qu'on se dit, sans se tromper, d'un inconnu que l'on desirait voir: C'est lui. Cette belle fille avait un air de bonte et de prestance tout a la fois, qui faisait, a la voir la, l'effet de redoubler la tristesse du lieu, pour lequel elle ne semblait pas faite. Toute cette fraiche personne sentait si bien le grand air de la campagne, le village, le thym et le serpolet, que je mets en fait qu'elle devait arracher un soupir a chaque prisonnier par sa presence, en leur rappelant les plaines et les bles. "C'est une cruaute, dis-je en m'arretant, une cruaute veritable que de montrer cette enfant-la aux detenus." Elle ne comprit pas plus que si j'eusse parle grec, et je ne pretendais pas etre compris. Elle fit de grands yeux, montra les plus belles dents du monde, et cela sans sourire, en ouvrant ses levres, qui s'epanouirent comme un oeillet que l'on presse du doigt. Le pere grogna. Mais il avait la goutte et il ne me dit rien. J'entrai dans les corridors en tatant la pierre avec ma canne devant mes pieds, parce qu'alors les larges et longues avenues humides etaient sombres et mal eclairees en plein jour, par des reverberes rouges et infects. Aujourd'hui que tout devient propre et poli, si vous alliez visiter Saint-Lazare, vous verriez une belle infirmerie, des cellules neuves et bien rangees, des murs blanchis, des carreaux laves, de la lumiere, de l'air, de l'ordre partout. Les geoliers, les guichetiers, les porte-clefs d'aujourd'hui se nomment directeurs, conducteurs, correc- teurs, surveillants, portent uniforme bleu a boutons d'argent, parlent d'une voix douce, et ne connaissent que par oui-dire leurs anciens noms, qu'ils trouvent ridicules. Mais, en 1794, cette noire Maison Lazare ressemblait a une grande cage d'animaux feroces. Il n'existait la que le vieux batiment gris qu'on y voit encore, bloc enorme et carre. Quatre etages de prisonniers gemissaient et hurlaient l'un sur l'autre. Au dehors, on voyait aux fenetres des grilles, des barreaux enormes, formant en largeur des anneaux, en hauteur des piques de fer, et entrelacant de si pres la lance et la chaine, que l'air y pouvait a peine penetrer. Au dedans, trois larges corridors mal eclaires divisaient chaque etage, coupes eux-memes par quarante portes de loges dignes d'enfermer des loups, et souvent penetrees d'une odeur de taniere; de lourdes grilles de fer massives et noires au bout de chaque corridor et, a toutes les portes des loges, de petites ouvertures carrees et grillees, que l'on nomme guichets, et que les geoliers ouvrent en dehors pour surprendre et surveiller le prisonnier a toute heure. Je traversai, en entrant, la grande cour vide ou l'on rangeait d'ordinaire les terribles chariots destines a emporter des charges de victimes. Je grimpai sur le perron a demi detruit par lequel elles descendaient pour monter dans leur derniere voiture. Je passai un lieu abominable, humide et sinistre, use par le frottement des pieds, brise et marque sur les murs, comme s'il s'y passait chaque jour quelque combat. Une sorte d'auge pleine d'eau, d'une mauvaise odeur, en etait le seul meuble. Je ne sais ce qu'on y faisait, mais ce lieu se nommait et se nomme encore Casse-Gueule. J'arrivai au preau, large et laide cour enchassee dans de hautes murailles; le soleil y jette quelquefois un rayon triste, du haut d'un toit. Une enorme fontaine de pierre est au milieu, quatre rangees d'arbres autour. Au fond, tout au fond, un Christ blanc sur une croix rouge, rouge d'un rouge de sang. Deux femmes etaient au pied de ce grand Christ, l'une tres jeune, et l'autre tres agee. La plus jeune priait a deux genoux, a deux mains, la tete baissee, et fondant en larmes; elle ressemblait tant a la belle princesse de Lamballe, que je detournai la tete. Ce souvenir m'etait odieux. La plus agee arrosait deux vignes qui poussaient lentement au pied de la croix. Les vignes y sont encore. Que de gouttes et de larmes ont arrose leurs grappes, rouges et blanches comme le sang et les pleurs! Un guichetier lavait son linge, en chantant, dans la fontaine du milieu. J'entrai dans les corridors et, a la douzieme loge du rez-de -chaussee, je m'arretai. Un porte-clefs vint, me toisa, me reconnut, mit sa patte grossiere sur la main plus elegante du verrou, et l'ouvrit.--J'etais chez madame la duchesse de Saint-Aignan. CHAPITRE XXV UNE JEUNE MERE Comme le porte-clefs avait ouvert brusquement la porte, j'entendis un petit cri de femme, et je vis que madame de Saint-Aignan etait surprise, et honteuse de l'etre. Pour moi, je ne fus, etonne que d'une chose a laquelle je ne pouvais m'accoutumer: c'etait la grace parfaite et la noblesse de son maintien, son calme, sa resignation douce, sa patience d'ange et sa timidite imposante. Elle se faisait obeir, les yeux baisses, par un ascendant que je n'ai vu qu'a elle. Cette fois, elle etait deconcertee de notre entree; mais elle s'en tira a merveille, et voici comment. Sa cellule etait petite et brulante, exposee au midi, et thermidor etait, je vous assure, tout aussi chaud que l'eut ete juillet a sa place... Madame de Saint-Aignan n'avait d'autre moyen de se garantir du soleil, qui tombait d'aplomb dans sa pauvre petite chambre, que de suspendre a la fenetre un grand chale, le seul, je pense, qu'on lui eut laisse. Sa robe tres simple etait fort decolletee, ses bras etaient nus, ainsi que tout ce que laisserait voir une robe de bal, mais rien de plus que cela. C'etait peu pour moi, mais beaucoup trop pour elle. Elle se leva en disant: "Eh! mon Dieu!" et croisa ses deux bras sur sa poitrine, comme une baigneuse surprise l'aurait pu faire. Tout rougit en elle, depuis le front jusqu'au bout des doigts, et ses yeux se mouillerent un instant. Ce fut une impression tres passagere. Elle se remit bientot en voyant que j'etais seul et, jetant sur ses epaules une sorte de peignoir blanc, elle s'assit sur le bord de son lit pour m'offrir une chaise de paille, le seul meuble de sa prison.--Je m'apercus alors qu'un de ses pieds etait nu, et qu'elle tenait a la main un petit bas de soie noir et brode a jour. "Bon Dieu! dis-je; si vous m'aviez fait dire un mot de plus... --La pauvre reine en a fait autant!" dit-elle vivement, et elle sourit avec une assurance et une dignite charmantes, en levant ses grands yeux sur moi; mais bientot sa bouche reprit une expression grave, et je remarquai sur son noble visage une alteration profonde et nouvelle, ajoutee a sa melancolie accoutumee. "Asseyez-vous! asseyez-vous! me dit-elle en parlant vite, d'une voix alteree et avec une prononciation saccadee. Depuis que ma grossesse a ete declaree, grace a vous, et je vous en dois... --C'est bon, c'est bon, dis-je en l'interrompant a mon tour, par aversion pour les phrases. --J'ai un sursis, continua-t-elle; mais il va, dit-on, arriver des chariots aujourd'hui, et ils ne partiront pas vides pour le tribunal revolutionnaire." Ici ses yeux s'attacherent a la fenetre et me parurent un peu egares. "Les chariots, les terribles chariots! dit-elle. Leurs roues ebranlent tous les murs de Saint-Lazare! Le bruit de leurs roues m'ebranle tous les nerfs. Comme ils sont legers et bruyants quand ils roulent sous la voute en entrant, et comme ils sont lents et lourds en sortant avec leur charge!--Helas! ils vont venir se remplir d'hommes, de femmes et d'enfants aujourd'hui, a ce que j'ai entendu dire. C'est Rose qui l'a dit dans la cour, sous ma fenetre, en chantant. La bonne Rose a une voix qui fait du bien a tous les prisonniers. Cette pauvre petite!" Elle se remit un peu, se tut un moment, passa sa main sur ses yeux qui s'attendrissaient, et reprenant son air noble et confiant: "Ce que je voulais vous demander, me dit-elle en appuyant legerement le bout de ses doigts sur la manche de mon habit noir, c'est un moyen de preserver de l'influence de mes peines et de mes souffrances l'enfant que je porte dans mon sein. J'ai peur pour lui..." Elle rougit; mais elle continua malgre la pudeur, et la soumit a entendre ce qu'elle voulait me dire... Elle s'animait en parlant. "Vous autres hommes, et vous, tout docteur que vous etes, vous ne savez pas ce que c'est que cette fierte et cette crainte que ressent une femme dans cet etat. Il est vrai que je n'ai vu aucune femme pousser aussi loin que moi ces terreurs." Elle leva les yeux au ciel. "Mon Dieu! quel effroi divin! quel etonnement toujours nouveau! Sentir un autre coeur battre dans mon coeur, une ame angelique se mouvoir dans mon ame troublee, et y vivre d'une vie mysterieuse qui ne lui sera jamais comptee, excepte par moi qui la partage! Penser que tout ce qui est agitation pour moi est peut-etre souffrance pour cette creature vivante et invisible, que mes craintes peuvent lui etre des douleurs, mes douleurs des angoisses, mes angoisses la mort! --Quand j'y pense, je n'ose plus remuer ni respirer. J'ai peur de mes idees, je me reproche d'aimer comme de hair, de crainte d'etre emue.--Je me venere, je me redoute comme si j'etais une sainte. --Voila mon etat." Elle avait l'air d'un ange en parlant ainsi, et elle pressait ses deux bras croises sur sa ceinture, qui commencait a peine a s'elargir depuis deux mois. "Donnez-moi une idee qui me reste toujours presente la, dans l'esprit, poursuivit-elle en me regardant fixement, et qui m'empeche de faire mal a mon fils." Ainsi, comme toutes les jeunes meres que j'ai connues, elle disait d'avance mon fils, par un desir inexplicable et une preference instinctive. Cela me fit sourire malgre moi. "Vous avez pitie de moi, dit-elle; je le vois bien, allez!--Vous savez que rien ne peut cuirasser notre pauvre coeur au point de l'empecher de bondir, de faire tressaillir tout notre etre, de marquer au front nos enfants pour le moindre de nos desirs. "Cependant, poursuivit-elle en laissant tomber sa belle tete, avec abandon, sur sa poitrine, il est de mon devoir d'amener mon enfant jusqu'au jour de sa naissance, qui sera la veille de ma mort. On ne me laisse sur la terre que pour cela, je ne suis bonne qu'a cela, je ne suis rien que la frele coquille qui le conserve, et qui sera brisee apres qu'il aura vu le jour. Je ne suis pas autre chose! pas autre chose, monsieur! Croyez-vous... (et elle me prit la main), croyez-vous qu'on me laisse au moins quelques bonnes heures pour le regarder quand il sera ne?--S'ils vont me tuer tout de suite, ce sera bien cruel, n'est-ce pas? Eh bien, si j'ai seulement le temps de l'entendre crier et de l'embrasser tout un jour, je leur pardonnerai, je crois, tant je desire ce moment-la!" Je ne pouvais que lui serrer les mains; je les baisai avec un respect religieux et sans rien dire, crainte de l'interrompre. Elle se mit a sourire avec toute la grace d'une jolie femme de vingt-quatre ans, et ses larmes parurent joyeuses un moment. "Il me semble toujours que vous savez tout, vous. Il me semble qu'il n'y a qu'a dire: Pourquoi? et que vous allez repondre, vous. --Pourquoi, dites-moi, une femme est-elle tellement mere qu'elle est moins toute autre chose? moins amie, moins fille, moins epouse meme, et moins vaine, moins delicate, et peut-etre moins pensante?--Qu'un enfant qui n'est rien soit tout!--Que ceux qui vivent soient moins que lui! c'est injuste, et cela est. Pourquoi cela est-il?--Je me le reproche. --Calmez-vous! calmez-vous! lui dis-je; vous avez un peu de fievre, vous parlez vite et haut. Calmez-vous. --Eh! mon Dieu! cria-t-elle, celui-la, je ne le nourrirai pas!" En disant cela, elle me tourna le dos tout d'un coup, et se jeta la figure sur son petit lit, pour y pleurer quelque temps sans se contraindre devant moi: son coeur debordait. Je regardais avec attention cette douleur si franche qui ne cherchait point a se cacher, et j'admirais l'oubli total ou elle etait de la perte de ses biens, de son rang, des recherches delicates de la vie. Je retrouvais en elle ce qu'a cette epoque j'eus souvent occasion d'observer; c'est que ceux qui perdent le plus sont toujours aussi ceux qui se plaignent le moins. L'habitude du grand monde et d'une continuelle aisance eleve l'esprit au-dessus du luxe que l'on voit tous les jours, et ne plus le voir est a peine une privation. Une education elegante donne le dedain des souffrances physiques, et ennoblit, par un doux sourire de pitie, les soins minutieux et miserables de la vie, apprend a ne compter pour quelque chose que les peines de l'ame, a voir sans surprise une chute mesuree d'avance par l'instruction, les meditations religieuses, et meme toutes les conversations des familles et des salons, et surtout a se mettre au-dessus de la puissance des evenements par le sentiment de ce qu'on vaut. Madame de Saint-Aignan avait, je vous assure, autant de dignite en cachant sa tete sur la couverture de laine de son lit de sangle, que je lui en avais vu lorsqu'elle appuyait son front sur ses meubles de soie. La dignite devient a la longue une qualite qui passe dans le sang, et de la dans tous les gestes, qu'elle ennoblit. Il ne serait venu a la pensee de personne de trouver ridicule ce que je vis mieux que jamais en ce moment, c'est-a-dire le joli petit pied nu que j'ai dit, croise sur l'autre que chaussait un bas de soie noir. Je n'y pense meme a present que parce qu'il y a des traits caracteristiques dans tous les tableaux de ma vie, qui ne s'effacent jamais de ma memoire. Malgre moi, je la revois ainsi. Je la peindrais dans cette attitude. Comme on ne pleure guere une journee de suite, je regardai mes deux montres: je vis a l'une dix heures et demie, a l'autre onze heures precises; je pris le terme moyen, et jugeai qu'il devait etre dix heures trois quarts. J'avais du temps, et je me mis a considerer la chambre, et particulierement ma chaise de paille. CHAPITRE XXVI UNE CHAISE DE PAILLE Comme j'etais place de cote sur cette chaise, ayant le dossier sous mon bras gauche, je ne pus m'empecher de le considerer. Ce dossier fort large etait devenu noir et luisant, non a force d'etre bruni et cire, mais par la quantite de mains qui s'y etaient posees, qui l'avaient frotte dans les crispations de leur desespoir; par la quantite de pleurs qui avaient humecte le bois, et par les morsures de la dent meme des prisonniers. Des entailles profondes, de petites coches, des marques d'ongles, sillonnaient ce dos de chaise. Des noms, des croix, des lignes, des signes, des chiffres, y etaient graves au couteau, au canif, au clou, au verre, au ressort de montre, a l'aiguille, a l'epingle. Ma foi! je devins si attentif a les examiner, que j'en oubliai presque ma pauvre petite prisonniere. Elle pleurait toujours; moi, je n'avais rien a lui dire, si ce n'est: Vous avez raison de pleurer; car lui prouver qu'elle avait tort m'eut ete impossible, et, pour m'attendrir avec elle, il aurait fallu pleurer encore plus fort. Non, ma foi! Je la laissai donc continuer, et je continuai, moi, la lecture de ma chaise. C'etaient des noms, charmants quelquefois, quelquefois bizarres, rarement communs, toujours accompagnes d'un sentiment ou d'une idee. De tous ceux qui avaient ecrit la, pas un n'avait en ce moment sa tete sur ses epaules. C'etait un album que cette planche! Les voyageurs qui s'y etaient inscrits etaient tous au seul port ou nous soyons surs d'arriver, et tous parlaient de leur traversee avec mepris et sans beaucoup de regrets, sans espoir non plus d'une vie meilleure, ou seulement d'une vie nouvelle, ou d'une autre vie ou l'on se sente vivre. Ils paraissaient s'en peu soucier. Aucune foi dans leurs inscriptions, aucun atheisme non plus; mais quelques elans de passions cachees, secretes, profondes, indiquees vaguement par le prisonnier present au prisonnier a venir, dernier legs du mort au mourant. Quand la foi est morte au coeur d'une nation vieillie, ses cimetieres (et ceci en etait un) ont l'aspect d'une decoration paienne. Tel est votre Pere-Lachaise. Amenez-y un Indou de Calcutta, et demandez-lui: "Quel est ce peuple dont les morts ont sur leur poussiere des jardins tout petits remplis de petites urnes, de colonnes d'ordre dorique ou corinthien, de petites arcades de fantaisie a mettre sur sa cheminee comme pendules curieuses; le tout bien badigeonne, marbre, dore, enjolive, vernisse; avec des grillages tout autour, pareils aux cages des serins et des perroquets; et, sur la pierre, des phrases semi- francaises de sensiblerie Riccobonienne, tirees des romans qui font sangloter les portieres et deperir toutes les brodeuses?" L'Indou sera embarrasse; il ne verra ni pagodes, ni Brahma, ni statues de Wichnou aux trois tetes, aux jambes croisees et aux sept bras; il cherchera le Lingam, et ne le trouvera pas; il cherchera le turban de Mahomet, et ne le trouvera pas; il cherchera la Junon des morts, et ne la trouvera pas; il cherchera la Croix, et ne la trouvera pas, ou, la demelant avec peine a quelques detours d'allees, enfouie dans des bosquets et honteuse comme une violette, il comprendra bien que les Chretiens font exception dans ce grand peuple; il se grattera la tete en la balancant et jouant avec ses boucles d'oreilles en les faisant tourner rapidement comme un jongleur. Et, voyant des noces bourgeoises courir, en riant, dans les chemins sables, et danser sous les fleurs et sur les fleurs des morts, remar- quant l'urne qui domine le tombeau; n'ayant vu que rarement: Priez pour lui, pour son ame, il vous repondra: "Tres certainement ce peuple brule ses morts et enferme leurs cendres dans ces urnes. Ce peuple croit qu'apres la mort du corps tout est dit pour l'homme. Ce peuple a coutume de se rejouir de la mort de ses peres, et de rire sur leurs cadavres, parce qu'il herite enfin de leurs biens, ou parce qu'il les felicite d'etre delivres du travail et de la souffrance. Puisse Siwa, aux boucles dorees et au col d'azur, adore de tous les lecteurs du Veda, me preserver de vivre parmi ce peuple qui, pareil a la fleur dou-rouy, a comme elle deux faces trompeuses !" Oui, le dossier de la chaise qui m'occupait et qui m'occupe encore etait tout pareil a nos cimetieres. Une idee religieuse pour mille indifferentes, une croix sur mille urnes. J'y lus: Mourir?--Dormir. ROUGEOT DE MONTCRIF, Garde du corps. Il avait apporte, me dis-je, la moitie d'une idee d'Hamlet. C'est toujours penser. Frailty, thy name is woman! J.F. Gauthier. A quelle femme pensait celui-la? me demandai-je. C'est bien le moment de se plaindre de leur fragilite!--Eh! Pourquoi pas? me dis-je ensuite en lisant sur la liste des prisonniers sur le mur: age de vingt-six ans, ex-page du tyran.--Pauvre page! une jalousie d'amour le suivait a Saint-Lazare! Ce fut peut-etre le plus heureux des prisonniers. Il ne pensait pas a lui-meme. Oh! le bel age ou l'on reve d'amour sous le couteau! Plus bas, entoure de festons et de lacs d'amour, un nom d'imbecile: Ici a gemi dans les fers Agricola-Adorable Franconville, de la section Brutus, bon patriote, ennemi du Negocantisme, ex-huissier, ami du Sans-Culottisme. Il ira au neant avec un Republicanisme sans tache. Je detournai un moment la tete a demi pour voir si ma douce prisonniere etait un peu remise de son trouble; mais, comme j'entendais toujours ses pleurs, je ne voulus pas les voir, decide a ne pas l'interroger, de peur de redoublement; il me parut d'ailleurs qu'elle m'avait oublie et je continuai. Une petite ecriture de femme, bien fine et deliee: Dieu protege le roi Louis XVII et mes pauvres parents. MARIE DE SAINT-CHAMANS, Agee de quinze ans. Pauvre enfant, j'ai retrouve hier son nom, et vous le montrerai sur une liste annotee de la main de Robespierre. Il y a en marge: "Beaucoup prononcee en fanatisme et contre la liberte, quoique tres jeune." Quoique tres jeune! Il avait eu un moment de pudeur, le galant homme! En reflechissant, je me retournai. Madame de Saint-Aignan, entierement et toujours abandonnee a son chagrin, pleurait encore. Il est vrai que trois minutes m'avaient suffi, comme vous pensez bien, pour lire, et lire lentement, ce qu'il me faut bien plus de temps pour me rappeler et vous raconter. Je trouvai pourtant qu'il y avait une sorte d'obstination ou de timidite a conserver cette attitude aussi longtemps. Quelquefois on ne sait par quel chemin revenir d'un eclat de douleur, surtout en presence des caracteres puissants et contenus, qu'on appelle froids parce qu'ils renferment des pensees et des sensations hors de la mesure commune, et qui ne tiendraient pas dans des dialogues ordinaires. Quelquefois aussi on ne peut pas en revenir, a moins que l'interlocuteur ne fasse quelque question sentimentale. Moi, cela m'embarrasse. Je me retournai encore, comme pour suivre l'histoire de ma chaise et de ceux qui y avaient veille, pleure, blaspheme, prie ou dormi. CHAPITRE XXVII UNE FEMME EST TOUJOURS UN ENFANT J'eus le temps de lire encore ceci, qui vous fera battre le coeur: Souffre, o Coeur gros de haine, affame de justice; Toi, Vertu, pleure si je meurs. Point de signature, et plus bas: J'ai vu sur d'autres yeux qu'Amour faisait sourire, Ses doux regards s'attendrir et pleurer; Et du miel le plus doux que sa bouche respire Un autre s'enivrer. Comme j 'approchais minutieusement les yeux de l'ecriture, y portant aussi la main, je sentis sur mon epaule une main qui n'etait point pesante. Je me retournai: c'etait la gracieuse prisonniere, le visage encore humide, les joues moites, les levres humectees, mais ne pleurant plus. Elle venait a moi, et je sentis, a je ne sais quoi, que c'etait pour s'arracher du coeur quelque chose de difficile a dire et que je n'y avais pas voulu prendre. Il y avait dans ses regards et sa tete penchee quelque chose de suppliant qui disait tout bas: "Mais interrogez-moi donc! --Eh bien, quoi? lui dis-je tout haut en detournant la tete seulement. --N'effacez pas cette ecriture-la, dit-elle d'une voix douce et presque musicale, en se penchant tout a fait sur mon epaule. Il etait dans cette cellule; on l'a transfere dans une autre chambre, dans l'autre cour. M. de Chenier est tout a fait de nos amis, et je suis bien aise de conserver ce souvenir de lui pendant le temps qui me reste." Je me retournai, et je vis une sorte de sourire effleurer sa bouche serieuse. "Que pourraient vouloir dire ces derniers vers? continua-t-elle. On ne sait vraiment pas quelle jalousie ils expriment. --Ne furent-ils pas ecrits avant qu'on vous eut separee de M. le duc de Saint-Aignan?" lui dis-je avec indifference. Depuis un mois, en effet, son mari avait ete transfere dans le corps de logis le plus eloigne d'elle. Elle sourit sans rougir. "Ou bien, poursuivis-je sans remarquer, seraient-ils faits pour mademoiselle de Coigny?" Elle rougit sans sourire cette fois, et retira ses bras de mon epaule avec un peu de depit. Elle fit un tour dans la chambre. "Qui peut, dit-elle, vous faire soupconner cela? Il est vrai que cette petite est bien coquette; mais c'est une enfant. Et, poursuivit-elle avec un air de fierte, je ne sais pas comment on peut penser qu'un homme d'esprit comme M. de Chenier soit occupe d'elle a ce point-la. --Ah! jeune femme, pensai-je en l'ecoutant, je sais bien ce que tu veux que l'on te dise; mais j'attendrai. Fais encore un pas vers moi." Voyant ma froideur, elle prit un grand air et vint a moi comme une reine. "J'ai une tres haute idee de vous, monsieur, me dit-elle, et je veux vous le prouver en vous confiant cette boite qui renferme un medaillon precieux. Il est question, dit-on, de fouiller une seconde fois les prisons. Nous fouiller, c'est nous depouiller. Jusqu'a ce que cette inquietude soit passee, soyez assez bon pour garder ceci. Je vous le redemanderai quand je me croirai en surete pour tout; hormis pour la vie, dont je ne parle pas. --Bien entendu, dis-je. --Vous etes franc au moins, dit-elle en riant malgre le peu d'envie qu'elle en eut, mais vous vous adressez bien, et je vous remercie de me connaitre assez de courage pour qu'on puisse me parler gaiement de ma mort." Elle prit sous son chevet une petite boite de maroquin violet, dans laquelle un ressort ouvert me fit entrevoir une peinture. Je pris la boite, et, la serrant avec le pouce, je la refermai a dessein. Je baissais les yeux, je faisais la moue, je balancais la tete d'un air de president; enfin j'avais l'air doctoral et distrait d'un homme qui, par delicatesse, ne veut meme pas savoir ce qu'il se charge de conserver en depot.--Je l'attendais la. "Mon Dieu, dit-elle, que n'ouvrez-vous cette boite? je vous le permets. --Eh! madame la duchesse, lui dis-je, croyez bien que la nature du depot ne peut influer sur ma discretion et ma fidelite. Je ne veux pas savoir ce que renferme la boite." Elle prit un autre ton un peu bref, absolu et vif. "Ah ca! je ne veux point que vous pensiez que ce soit un mystere: c'est la chose la plus simple du monde. Vous savez que M. de Saint- Aignan, a vingt-sept ans, est a peu pres du meme age que M. de Chenier. Vous avez pu remarquer qu'ils ont beaucoup d'attachement l'un pour l'autre. M. de Chenier s'est fait peindre ici: il nous a fait promettre de conserver ce souvenir si nous lui survivions. C'est un quine a la loterie, mais enfin nous avons promis; et j'ai voulu garder moi-meme ce portrait, qui certainement serait celui d'un grand homme si on connaissait les choses qu'il m'a lues. --Quoi donc?" dis-je d'un air surpris. Elle fut bien aise de mon etonnement, et prit a son tour un air de discretion en se reculant un peu. "Il n'y a que moi, absolument que moi, qui aie la confidence de ses idees, dit-elle, et j'ai donne ma parole de n'en rien reveler a qui que ce soit, meme a vous. Ce sont des choses d'un ordre tres eleve. Il se plait a en causer avec moi. --Et quelle autre femme pourrait l'entendre?" dis-je en courtisan veritable; car depuis longtemps une autre femme et M. de Pange m'en avaient donne des fragments. Elle me tendit la main: c'etait tout ce qu'elle voulait. Je baisai le bout effile de ses doigts blancs, et je ne pus empecher mes levres de dire sur sa main en l'effleurant: "Helas! madame, ne dedaignez pas mademoiselle de Coigny, car une femme est toujours un enfant." CHAPITRE XXVIII LE REFECTOIRE On m'avait enferme, selon l'usage, avec la gracieuse prisonniere; comme je tenais encore sa main, les verrous s'ouvrirent, un guichetier cria: "Berenger, femme Aignan!--Allons! he! au refectoire! Ho he! --Voila, me dit-elle avec une voix bien douce et un sourire tres fin, voila mes gens qui m'annoncent que je suis servie." Je lui donnai le bras, et nous entrames dans une grande salle au rez- de-chaussee, en baissant la tete pour passer les portes basses et les guichets. Une table large et longue, sans linge, chargee de couverts de plomb, de verres d'etain, de cruches de gres, d'assiettes de faience bleue; des bancs de bois de chene noir, luisant, use, rocailleux et sentant le goudron; des pains ronds entasses dans des paniers; des piliers grossierement tailles posant leurs pieds lourds sur des dalles fendues, et supportant de leur tete informe un plancher enfume; autour de la salle, des murs couleur de suie, herisses de piques mal montees et de fusils rouilles, tout cela eclaire par quatre gros reverberes a fumee noire, et rempli d'un air de cave humide qui faisait tousser en entrant voila ce que je trouvai. Je fermai les yeux un instant pour mieux voir ensuite. Ma resignee prisonniere en fit autant. Nous vimes, en les ouvrant, un cercle de quelques personnes qui s'entretenaient a l'ecart. Leur voix douce et leur ton poli et reserve me firent deviner des gens bien eleves. Ils me saluerent de leur place et se leverent quand ils apercurent la duchesse de Saint-Aignan. Nous passames plus loin. A l'autre bout de la table etait un autre groupe plus nombreux, plus jeune, plus vif, tout remuant, bruyant et riant; un groupe pareil a un grand quadrille de la Cour en neglige, le lendemain du bal. C'etaient des jeunes personnes assises a droite et a gauche de leur grand'-tante; c'etaient des jeunes gens chuchotant, se parlant a l'oreille, se montrant du doigt avec ironie ou jalousie; on entendait des demi-rires, des chansonnettes, des airs de danse, des glissades, des pas, des claquements de doigts remplacant castagnettes et triangles; on s'etait forme en cercle, on regardait quelque chose qui se passait au milieu d'un groupe nombreux. Ce quelque chose causait d'abord un moment d'attente et de silence, puis un eclat bruyant de blame ou d'enthousiasme, des applaudissements ou des murmures de mecontentement, comme apres une scene bonne ou mauvaise. Une tete s'elevait tout a coup, et tout a coup on ne la voyait plus. "C'est quelque jeu innocent", dis-je en faisant lentement le tour de la grande table longue et carree. Madame de Saint-Aignan s'arreta, s'appuya sur la table et quitta mon bras pour presser sa ceinture de l'autre main, son geste accoutume. "Eh! mon Dieu, n'approchons pas! c'est encore leur horrible jeu, me dit-elle; je les avais tant pries de ne plus recommencer! mais les concoit-on! C'est d'une durete inouie!--Allez voir cela, je reste ici." Je la laissai s'asseoir sur le banc, et j'allai voir. Cela ne me deplut pas tant qu'a elle, moi. J'admirai, au contraire, ce jeu de prison, comparable aux exercices des gladiateurs. Oui, monsieur, sans prendre les choses aussi pesamment et gravement que l'antiquite, la France a autant de philosophie quelquefois. Nous sommes latinistes de pere en fils pendant notre premiere jeunesse, et nous ne cessons de faire des stations et d'adorer devant les memes images ou ont prie nos peres. Nous avons tous, a l'ecole, crie miracle sur cette etude de mourir avec grace que faisaient les esclaves du peuple romain. Eh bien, monsieur, j'en vis faire la tout autant, sans pretention, sans apparat, en riant, en plaisantant, en disant mille mots moqueurs aux esclaves du peuple souverain. "A vous, madame de Perigord, dit un jeune homme en habit de soie bleue rayee de blanc, voyons comment vous monterez. --Et ce que vous montrerez, dit un autre. --A l'amende, cria-t-on, voila qui est trop libre et de mauvais ton. --Mauvais ton tant qu'il vous plaira, dit l'accuse; mais le jeu n'est pas fait pour autre chose que pour voir laquelle de ces dames montera le plus decemment. --Quel enfantillage! dit une femme fort agreable, d'environ trente ans; moi, je ne monterai pas si la chaise n'est pas mieux placee. --Oh! oh! c'est une honte, madame de Perigord, dit une femme; la liste de nos noms porte Sabine Veriville devant le votre: montez en Sabine, voyons! --Je n'en ai pas le costume, fort heureusement. Mais ou mettre le pied?" dit la jeune femme embarrassee. On rit. Chacun s'avanca, chacun se baissa, chacun gesticula, montra, decrivit: "Il y a une planche ici.--Non, la.--Haute de trois pieds.--De deux seulement.--Pas plus haute que la chaise.--Moins haute.--Vous vous trompez.--Qui vivra verra.--Au contraire, qui mourra verra." Nouveau rire. "Vous gatez le jeu, dit un homme grave, serieusement derange, et lorgnant les pieds de la jeune femme. --Voyons. Faisons bien les conditions, reprit madame de Perigord au milieu du cercle. Il s'agit de monter sur la machine. --Sur le theatre, interrompit une femme. --Enfin sur ce que vous voudrez, continua-t-elle, sans laisser sa robe s'elever a plus de deux pouces au-dessus de la cheville du pied. M'y voila." En effet, elle avait vole sur la chaise, ou elle resta debout. On applaudit. "Et puis apres? dit-elle gaiement. --Apres? Cela ne vous regarde plus, dit l'un. --Apres? La bascule, dit un gros guichetier en riant. --Apres? N'allez pas haranguer le peuple, dit une chanoinesse de quatre-vingts ans; il n'y a rien qui soit de plus mauvais gout. --Et plus inutile ", dis-je. M. de Loiserolles lui offrit la main pour descendre de la chaise; le marquis d'Usson, M. de Micault, conseiller au parlement de Dijon, les deux jeunes Trudaine, le bon M. de Vergennes, qui avait soixante- seize ans, s'avancerent aussi pour l'aider. Elle ne donna la main a personne et sauta comme pour descendre de voiture, aussi decemment, aussi gracieusement, aussi simplement. "Ah! ah! nous allons voir a presen!" s'ecria-t-on de tous cotes. Une jeune, tres jeune personne, s'avancait avec l'elegance d'une fille d'Athenes, pour aller au milieu du cercle; elle dansa en marchant, a la maniere des enfants, puis s'en apercut, s'efforca d'aller tranquillement et marcha en dansant, en se soulevant sur les pieds, comme un oiseau qui sent ses ailes. Ses cheveux noirs en bandeaux, rejetes en arriere en couronne, tresses avec une chaine d'or, lui donnaient l'air de la plus jeune des muses: c'etait une mode grecque, qui commencait a remplacer la poudre. Sa taille aurait pu, je crois, avoir pour ceinture le bracelet de bien des femmes. Sa tete, petite, penchee en avant avec grace, comme celle des gazelles et des cygnes; sa poitrine faible et ses epaules un peu courbees, a la maniere des jeunes personnes qui grandissent, ses bras minces et longs, tout lui donnait un aspect elegant et interessant a la fois. Son profil regulier, sa bouche serieuse, ses yeux tout noirs, ses sourcils severes et arques, comme ceux des Circassiennes, avaient quelque chose de determine et d'original qui etonnait et charmait la vue. C'etait mademoiselle de Coigny; c'etait elle que j'avais vue priant Dieu dans le preau. Elle avait l'air de penser avec plaisir a tout ce qu'elle faisait, et non a ceux qui la regardaient faire. Elle s'avanca avec les etincelles de la joie dans les yeux. J'aime cela a l'age de seize ou dix-sept ans; c'est la meilleure innocence possible. Cette joie, pour ainsi dire innee, electrisait les visages fatigues des prisonniers. C'etait bien la jeune captive qui ne veut pas mourir encore. Son air disait: Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux, et: L'illusion feconde habite dans mon sein. Elle allait monter. "Oh! pas vous! pas vous! dit un jeune homme en habit gris, que je n'avais pas remarque et qui sortit de la foule. Ne montez pas, vous! je vous en supplie." Elle s' arreta, fit un petit mouvement des epaules comme un enfant qui boude, et mit ses doigts sur sa bouche avec embarras. Elle regrettait sa chaise et la regardait de cote. En ce moment-la quelqu'un dit: "Mais madame de Saint-Aignan est la." Aussitot, avec une vive presence d'esprit et une delicatesse de tres bonne grace, on enleva la chaise, on rompit le cercle, et l'on forma une petite contredanse pour lui cacher cette singuliere repetition du drame de la place de la Revolution. Les femmes allerent la saluer et l'entourerent de maniere a lui cacher ce jeu, qu'elle haissait et qui pouvait la frapper dangereusement. C'etaient les egards, les attentions que la jeune duchesse eut recus a Versailles. Le bon langage ne s'oublie pas. En fermant les yeux, rien n'etait change c'etait un salon. Je remarquai, a travers ces groupes, la figure pale, un peu usee, triste et passionnee de ce jeune homme qui errait silencieusement a travers tout le monde, la tete basse et les bras croises. Il avait quitte sur-le-champ mademoiselle de Coigny, et marchait a grands pas, rodant autour des piliers et lancant sur les murailles et les barreaux de fer les regards d'un lion enferme. Il y avait dans son costume, dans cet habit gris taille en uniforme, dans ce col noir et ce gilet croise, un air d'officier. Costume et visage, cheveux noirs et plats, yeux noirs, tout etait tres ressemblant. C'etait le portrait que j'avais sur moi, c'etait Andre Chenier. Je ne l'avais pas encore vu. Madame de Saint-Aignan nous rapprocha l'un de l'autre. Elle l'appela, il vint s'asseoir pres d'elle; il lui prit la main avec vitesse, la baisa sans rien dire, et se mit a regarder partout avec agitation. De ce moment aussi, elle ne nous repondit plus, et suivit ses yeux avec inquietude. Nous formions un petit groupe dans l'ombre, au milieu de la foule qui parlait, marchait et bruissait doucement. On s'eloigna de nous peu a peu, et je remarquai que mademoiselle de Coigny nous evitait. Nous etions assis tous trois sur le banc de bois de chene, tournant le dos a la table et nous y appuyant. Madame de Saint-Aignan, entre nous deux, se reculait comme pour nous laisser causer, parce qu'elle ne voulait pas parler la premiere. Andre de Chenier, qui ne voulait pas non plus lui parler de choses indifferentes, s'avanca vers moi, par-devant elle. Je vis que je lui rendrais service en prenant la parole. "N'est-ce pas un adoucissement a la prison que cette reunion au refectoire? --Cela rejouit, comme vous voyez, tous les prisonniers, excepte moi, dit-il avec tristesse; je m'en defie, j'y sens quelque chose de funeste, cela ressemble au repas libre des martyrs." Je baissai la tete. J'etais de son avis et ne voulais pas le dire. "Allons, ne m'effrayez pas, lui dit madame de Saint-Aignan, j'ai assez de raisons de chagrins et de craintes: que je ne vous entende pas dire d'imprudences." Et, se penchant a mon oreille, elle ajouta a demi-voix: "Il y a ici des espions partout, empechez-le de se compromettre; je ne puis en venir a bout, il me fait trembler pour lui, tous les jours, par ses acces de mauvaise humeur." Je levai les yeux au ciel involontairement et sans repondre. Il y eut un moment de silence entre nous trois. Pauvre jeune femme! pensais-je; qu'elles sont donc belles et riantes ces illusions dorees dont nous escorte la jeunesse, puisque tu les vois a tes cotes, dans cette triste maison d'ou l'on enleve chaque jour une fournee de malheureux. Andre Chenier (puisque son nom est demeure ainsi faconne par la voix publique, et ce qu'elle fait est immuable) me regarda et pencha la tete de cote avec pitie et attendrissement. Je compris ce geste, et il vit que je le comprenais. Entre gens qui sentent, rien de superflu comme les paroles.--Je suis certain qu'il eut signe la traduction que je fis interieurement de ce signe: "Pauvre petite! voulait-il dire, qui croit que je peux encore me compromettre!" Pour ne pas sortir brusquement de la conversation, maladresse grande devant une personne d'esprit comme madame de Saint-Aignan, je pris le parti de rester dans les idees tracees, mais de les rendre generales. "J'ai toujours pense, dis-je a Andre Chenier que les Poetes avaient des revelations de l'avenir." D'abord son oeil brilla et sympathisa avec le mien, mais ce ne fut qu'un eclair; il me regarda ensuite avec defiance. "Pensez-vous ce que vous dites la? me dit-il; moi, je ne sais jamais si les gens du monde parlent serieusement ou non car le mal francais, c'est le persiflage. --Je ne suis point seulement un homme du monde, lui dis-je, et je parle toujours serieusement. --Eh bien, reprit-il, je vous avoue naivement que j'y crois. Il est rare que ma premiere impression, mon premier coup d'oeil, mon premier pressentiment, m'aient trompe. --Ainsi, interrompit madame de Saint-Aignan en s'efforcant de sourire et pour tourner court sur-le-champ, ainsi vous avez devine que mademoiselle de Coigny se ferait mal au pied en montant sur la chaise?" Je fus surpris moi-meme de cette promptitude d'un coup d'oeil feminin, qui percerait les murailles quand un peu de jalousie l'anime. Un salon, avec ses rivalites, ses coteries, ses lectures, ses futilites, ses pretentions, ses graces et ses defauts, son elevation et ses petitesses, ses aversions et ses inclinations, s'etait forme dans cette prison, comme, sur un marais dont l'eau est verdatre et croupie, se forme lentement une petite ile de fleurs que le moindre vent submergera. Andre Chenier me sembla seul sentir cette situation qui ne frappait pas les autres detenus. La plus grande partie des hommes s'accoutume a l'oubli du peril, et y prend position comme les habitants du Vesuve dans des cabanes de lave. Ces prisonniers s'etourdissaient sur le sort de leurs compagnons enleves successivement; peut-etre etaient- ils relaches, peut-etre etaient-ils mieux a la Conciergerie; puis ils avaient pris la mort en plaisanterie par bravade d'abord, ensuite par habitude; puis, n'y pensant plus, ils s'etaient mis a songer a autre chose et a recommencer la vie, et leur vie elegante, avec son langage, ses qualites et ses defauts. "Ah, j'esperais bien, dit Andre Chenier avec un ton grave et prenant dans ses deux mains l'une des mains de madame de Saint-Aignan, j'esperais bien que nous vous avions cache ce cruel jeu. Je craignais qu'il ne se prolongeat, c'etait la mon inquietude. Et cette belle enfant... --Enfant, si vous voulez, dit la duchesse en retirant sa main vivement; elle a sur votre esprit plus d'influence que vous ne le croyez vous-meme, elle vous fait dire mille imprudences avec son etourderie, et elle est d'une coquetterie qui serait bien effrayante pour sa mere, si elle la voyait. Tenez, regardez-la seulement avec tous ces hommes." En effet, mademoiselle de Coigny passait devant nous etourdiment, entre deux hommes a qui elle donnait le bras, et qui riaient de ses propos; d'autres la suivaient, ou la precedaient en marchant a reculons. Elle allait en glissant et en regardant ses pieds, s'avancait en cadence et comme pour se preparer a danser, et dit en passant a M. de Trudaine, comme une suite de conversation. "... Puisqu'il n'y a plus que les femmes qui sachent tuer avant de mourir, je trouve tres naturel que les hommes meurent tres humblement, comme vous allez tous faire un de ces jours..." Andre de Chenier continuait de parler; mais, comme il rougit et se mordit les levres, je vis qu'il avait entendu, et que la jeune captive savait se venger surement d'une conversation qu'elle trouvait trop intime. Et pourtant, avec une delicatesse de femme, madame de Saint-Aignan lui parlait haut, de peur qu'il n'entendit, de peur qu'il ne prit le reproche pour lui, de peur qu'il ne fut pique d'honneur et ne se laissat emporter a d'imprudents propos. Je voyais s'approcher de nous de mauvaises figures qui rodaient derriere les piliers; je voulus couper court a tout ce petit manege qui me donnait de l'humeur, a moi qui venais du dehors et voyais mieux qu'eux tous l'ensemble de leur situation. "J'ai vu monsieur votre pere ce matin", dis-je brusquement a Chenier. Il recula d'etonnement. "Monsieur, me dit-il, je l'ai vu aussi a dix heures. --Il sortait de chez moi, m'ecriai-je; que vous a-t-il dit? --Quoi! dit Andre Chenier en se levant, c'est Monsieur qui..." Le reste fut dit a l'oreille de sa belle voisine. Je devinai quelles preventions ce pauvre homme avait donnees a son fils contre moi. Tout a coup Andre se leva, marcha vivement, revint, et, se placant debout devant madame de Saint-Aignan et moi, croisa les bras, et dit d'une voix haute et violente: "Puisque vous connaissez ces miserables qui nous deciment, citoyen, vous pouvez leur repeter de ma part tout ce qui m'a fait arreter et conduire ici, tout ce que j'ai dit dans le Journal de Paris, et ce que j'ai crie aux oreilles de ces sbires deguenilles qui venaient arreter mon ami chez lui. Vous pouvez leur dire ce que j'ai ecrit la, la... --Au nom du ciel! ne continuez pas", dit la jeune femme arretant son bras. Il tira, malgre elle, un papier de sa poche, et le montra en frappant dessus. "Qu'ils sont des bourreaux barbouilleurs de lois; que, puisqu'il est ecrit que jamais une epee n'etincellera dans mes mains, il me reste ma plume, mon cher tresor; que, si je vis un jour encore, ce sera pour cracher sur leurs noms, pour chanter leur supplice qui viendra bientot, pour hater le triple fouet deja leve sur ces triumvirs, et que je vous ai dit cela au milieu de mille autres moutons comme moi, qui, pendus aux crocs sanglants du charnier populaire, seront servis au peuple-roi." Aux eclats de sa voix, les prisonniers s'etaient assembles autour de lui, comme autour du belier les moutons du troupeau malheureux auquel il les comparait. Un incroyable changement s'etait fait en lui. Il me parut avoir grandi tout a coup; l'indignation avait double ses yeux et ses regards: il etait beau. Je me tournai du cote de M. de Lagarde, officier aux gardes- francaises. "Le sang est trop ardent aux veines de cette famille, dis-je; je ne puis reussir a l'empecher de couler." En meme temps je me levai en haussant les epaules et me retirai a quelques pas. Le mot de reussir l'avait sans doute frappe, car il se tut sur-le- champ et s'appuya contre un pilier en se mordant les levres. Madame de Saint-Aignan n'avait cesse de le regarder comme on regarderait une eruption de l'Etna, sans rien dire et sans tenter de s'y opposer. Un de ses amis, M. de Roquelaure, qui avait ete colonel du regiment de Beauce, vint lui taper sur l'epaule. "Eh bien, lui dit-il, tu te faches encore contre cette canaille regnante. Il vaut mieux siffler ces mauvais acteurs, jusqu'a ce que le rideau tombe sur nous d'abord et sur eux ensuite." La-dessus il fit une pirouette, et se mit a table en fredonnant: La vie est un voyage. Une crecelle bruyante annonca le moment du dejeuner. Une sorte de poissarde, qu'on nommait, je crois, la femme Seme, vint s'etablir au milieu de la table pour en faire les honneurs: c'etait la femelle de l'animal appele geolier, accroupi a la porte d'entree. Les prisonniers de cette partie du batiment se mirent a table: ils etaient cinquante environ. Saint-Lazare en contenait sept cents. Des qu'ils furent assis, leur ton changea. Ils s'entre-regarderent et devinrent tristes. Leurs figures, eclairees par les quatre gros reverberes rouges et enfumes, avaient des reflets lugubres comme ceux des mineurs dans leurs souterrains ou des damnes dans leurs cavernes. La rougeur etait noire, la paleur etait enflammee, la fraicheur etait bleuatre, les yeux flamboyaient. Les conversations devinrent particulieres et a demi-voix. Debout derriere ces convives s'etaient ranges des guichetiers, des porte-clefs, des agents de police et des sans-culottes amateurs, qui venaient jouir du spectacle. Quelques dames de la Halle, portant et trainant leurs enfants, avaient eu le privilege d'assister a cette fete d'un gout tout democratique. J'eus la revelation de leur entree par une odeur de poisson qui se repandit et empecha quelques femmes de manger devant ces princesses du ruisseau et de l'egout. Ces gracieux spectateurs avaient a la fois l'air farouche et hebete: ils semblaient s'etre attendus a autre chose qu'a ces conversations paisibles, a ces apartes decents, que les gens bien eleves ont a table, partout et en tout temps. Comme on ne leur montrait pas le poing, ils ne savaient que dire. Ils garderent un silence idiot, et quelques-uns se cacherent en reconnaissant a cette table ceux dont ils avaient servi et vole les cuisiniers. Mademoiselle de Coigny s'etait fait un rempart de cinq ou six jeunes gens qui s'etaient places en cercle autour d'elle pour la garantir du souffle de ces harengeres, et, prenant un bouillon debout, comme elle aurait pu faire au bal, elle se moquait de la galerie avec son air accoutume d'insouciance et de hauteur. Madame de Saint-Aignan ne dejeunait pas, elle grondait Andre Chenier, et je vis qu'elle me montrait a plusieurs reprises, comme pour lui dire qu'il avait fait une sortie fort deplacee avec un de ses amis. Il froncait le sourcil et baissait la tete avec un air de douceur et de condescendance. Elle me fit signe d'approcher; je revins. "Voici M. de Chenier, me dit-elle, qui pretend que la douceur et le silence de tous ces jacobins sont de mauvais symptomes. Empechez-le donc de tomber dans ses acces de colere." Ses yeux etaient suppliants; je voyais qu'elle voulait nous rapprocher. Andre Chenier l'y aida avec grace et me dit le premier, avec assez d'enjouement: "Vous avez vu l'Angleterre, monsieur; si vous y retournez jamais et que vous rencontriez Edmund Burke, vous pouvez bien l'assurer que je me repens de l'avoir critique car il avait bien raison de nous predire le regne des portefaix. Cette commission vous est, j'espere, moins desagreable que l'autre.--Que voulez-vous! la prison n'adoucit pas le caractere." Il me tendit la main et, a la maniere dont je la serrai, il me sentit son ami. En ce moment meme, un bruit pesant, rauque et sourd, fit trembler les plats et les verres, trembler les vitres et trembler les femmes. Tout se tut. C'etait le roulement des chariots. Leur son etait connu, comme celui du tonnerre l'est de toute oreille qui l'a une fois entendu; leur son n'etait pas celui des roues ordinaires, il avait quelque chose du grincement des chaines rouillees et du bruit de la derniere pelletee de terre sur nos bieres. Leur son me fit mal a la plante des pieds. "He! mangez donc, les citoyennes!" dit la grossiere voix de la femme Seme. Ni mouvement ni reponse.--Nos bras etaient restes dans la position ou les avait saisis ce roulement fatal. Nous ressemblions a ces familles etouffees de Pompei et d'Herculanum que l'on trouva dans l'attitude ou la mort les avait surprises. La Seme avait beau redoubler d'assiettes, de fourchettes et de couteaux, rien ne remuait, tant etait grand l'etonnement de cette cruaute. Leur avoir donne un jour de reunion a table, leur avoir permis des embrassements et des epanchements de quelques heures, leur avoir laisse oublier la tristesse, les miseres d'une prison solitaire, leur avoir laisse gouter la confidence, savourer l'amitie, l'esprit et meme un peu d'amour, et tout cela pour faire voir et entendre a tous la mort de chacun!--Oh! c'etait trop! c'etait vraiment la un jeu d'hyenes affamees ou de jacobins hydrophobes. Les grandes portes du refectoire s'ouvrirent avec bruit, et vomirent trois commissaires en habits sales et longs, en bottes a revers, en echarpes rouges, suivis d'une nouvelle troupe de bandits a bonnets rouges, armes de longues piques. Ils se ruerent en avant avec des cris de joie, en battant des mains, comme pour l'ouverture d'un grand spectacle. Ce qu'ils virent les arreta tout court, et les egorges deconcerterent encore les egorgeurs par leur contenance; car leur surprise ne dura qu'un instant, l'exces du mepris leur vint donner a tous une force nouvelle. Ils se sentirent tellement au-dessus de leurs ennemis, qu'ils en eurent presque de la joie, et tous leurs regards se portaient avec fermete et curiosite meme sur celui des commissaires qui s'approcha, un papier a la main, pour faire une lecture. C'etait un appel nominal. Des qu'un nom etait prononce, deux hommes s'avancaient et enlevaient de sa place le prisonnier designe. Il etait remis aux gendarmes a cheval au dehors, et on le chargeait sur un des chariots. L'accusation etait d'avoir conspire dans la prison contre le peuple et d'avoir projete l'assassinat des representants et du comite de salut public. La premiere personne accusee fut une femme de quatre-vingts ans, l'abbesse de Montmartre, madame de Montmorency; elle se leva avec peine, et, quand elle fut debout, salua avec un sourire paisible tous les convives. Les plus proches lui baiserent la main. Personne ne pleura, car, a cette epoque, la vue du sang rendait les yeux secs.--Elle sortit en disant "Mon Dieu, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font". Un morne silence regnait dans la salle. On entendit au dehors des huees feroces qui annoncerent qu'elle paraissait devant la foule, et des pierres vinrent frapper les fenetres et les murs, lancees sans doute contre la premiere prisonniere. Au milieu de ce bruit, je distinguai meme l'explosion d'une arme a feu. Quelquefois la gendarmerie etait obligee de resister pour conserver aux prisonniers vingt-quatre heures de vie. L'appel continua. Le deuxieme nom fut celui d'un jeune homme de vingt-trois ans, M. de Coatarel, autant que je puis me souvenir de son nom, lequel etait accuse d'avoir un fils emigre qui portait les armes contre la patrie. L'accuse n'etait meme pas marie. Il eclata de rire a cette lecture, serra la main a ses amis et partit.--Memes cris au dehors. Meme silence a la table sinistre d'ou l'on arrachait les assistants un a un; ils attendaient a leur poste comme des soldats attendent le boulet. Chaque fois qu'un prisonnier partait, on enlevait son couvert, et ceux qui restaient s'approchaient de leurs nouveaux voisins en souriant amerement. Andre Chenier etait reste debout pres de madame de Saint-Aignan, et j'etais pres d'eux. Comme il arrive que, sur un navire menace de naufrage, l'equipage se presse spontanement autour de l'homme qu'on sait le plus puissant en genie et en fermete, les prisonniers s'etaient d'eux-memes groupes autour de ce jeune homme. Il restait les bras croises et les yeux eleves au ciel, comme pour se demander s'il etait possible que le ciel souffrit de telles choses, a moins que le ciel ne fut vide. Mademoiselle de Coigny voyait, a chaque appel, se retirer un de ses gardiens, et peu a peu elle se trouva presque seule a l'autre bout de la salle. Alors elle vint en suivant le bord de la table, qui devenait deserte; et, s'appuyant sur ce bord, elle arriva jusqu'ou nous etions et s'assit a notre ombre, comme une pauvre enfant delaissee qu'elle etait. Son noble visage avait conserve sa fierte; mais la nature succombait en elle, et ses faibles bras tremblaient comme ses jambes sous elle. La bonne madame de Saint-Aignan lui tendit la main. Elle vint se jeter dans ses bras et fondit en larmes malgre elle. La voix rude et impitoyable du commissaire continuait son appel. Cet homme prolongeait le supplice par son affectation a prononcer lentement et a suspendre longtemps les noms de bapteme, syllabe par syllabe puis il laissait tout a coup tomber le nom de famille comme une hache sur le cou. Il accompagnait le passage du prisonnier d'un jurement qui etait le signal des huees prolongees.--Il etait rouge de vin et ne me parut pas solide sur ses jambes. Pendant que cet homme lisait, je remarquai une tete de femme qui s'avancait a sa droite dans la foule et presque sous son bras, et, fort au-dessus de cette tete, une longue figure d'homme qui lisait facilement d'en haut. C'etait Rose d'un cote, et de l'autre mon canonnier Blaireau. Rose me paraissait curieuse et joyeuse comme les commeres de la Halle qui lui donnaient le bras. Je la detestai profondement. Pour Blaireau, il avait son air de somnolence ordinaire, et son habit de canonnier me parut lui valoir une grande consideration parmi les gens a pique et a bonnet qui l'environnaient. La liste que tenait le commissaire etait composee de plusieurs papiers mal griffonnes, et que ce digne agent ne savait pas mieux lire qu'on n'avait su les ecrire. Blaireau s'avanca avec zele, comme pour l'aider, et lui prit par egard son chapeau, qui le genait. Je crus m'apercevoir qu'en meme temps Rose ramassait quelque papier par terre; mais le mouvement fut si prompt et l'ombre etait si noire dans cette partie du refectoire, que je ne fus pas sur de ce que j'avais vu. La lecture continuait. Les hommes, les femmes, les enfants memes, se levaient et passaient comme des ombres. La table etait presque vide, et devenait enorme et sinistre par tous les convives absents. Trente- cinq venaient de passer les quinze qui restaient, dissemines un a un, deux a deux, avec huit ou dix places entre eux, ressemblaient a des arbres oublies dans l'abattis d'une foret. Tout a coup le commissaire se tut. Il etait au bout de sa liste, on respirait. Je poussai, pour ma part, un soupir de soulagement. Andre Chenier dit: "Continuez donc, je suis la." Le commissaire le regarda d'un oeil hebete. Il chercha dans son chapeau, dans ses poches, a sa ceinture, et, ne trouvant rien, dit qu'on appelat l'huissier du tribunal revolutionnaire. Cet huissier vint. Nous etions en suspens. L'huissier etait un homme pale et triste comme les cochers du corbillard. "Je vais compter le troupeau, dit-il au commissaire; si tu n'as pas toute la fournee, tant pis pour toi. --Ah! dit le commissaire trouble, il y a encore Beauvilliers Saint- Aignan, ex-duc, age de vingt-sept ans..." Il allait repeter tout le signalement, lorsque l'autre l'interrompit en lui disant qu'il se trompait de logement et qu'il avait trop bu. En effet, il avait confondu, dans son recrutement des ombres, le second batiment avec le premier, ou la jeune femme avait ete laissee seule depuis un mois. La-dessus ils sortirent, l'un en menacant, l'autre en chancelant. La cohue poissarde les suivit. La joie retentit au dehors et eclata par des coups de pierres et de baton. Les portes refermees, je regardai la salle deserte, et je vis que madame de Saint-Aignan ne quittait pas l'attitude qu'elle avait prise pendant la derniere lecture: ses bras appuyes sur la table, sa tete sur ses bras.--Mademoiselle de Coigny releva et ouvrit ses yeux humides comme une belle nymphe qui sort des eaux. Andre Chenier me dit tout bas en designant la jeune duchesse "J'espere qu'elle n'a pas entendu le nom de son mari; ne lui parlons pas, laissons-la pleurer. --Vous voyez, lui dis-je, que monsieur votre frere, qu'on accuse d'indifference, se conduit bien en ne remuant pas. Vous avez ete arrete sans mandat, il le sait, il se tait; il fait bien: votre nom n'est sur aucune liste. Si on le prononcait, ce serait l'y faire inscrire. C'est un temps a passer, votre frere le sait. --Oh! mon frere!" dit-il. Et il secoua longtemps la tete en la baissant avec un air de doute et de tristesse. Je vis pour la seule fois une larme rouler entre les cils de ses yeux et y mourir. Il sortit de la brusquement. "Mon pere n'est pas si prudent, dit-il avec ironie. Il s'expose, lui. Il est alle ce matin lui-meme chez Robespierre demander ma liberte. --Ah! grand Dieu! m'ecriai-je en frappant des mains, je m'en doutais." Je pris vivement mon chapeau. Il me saisit le bras. "Restez donc, cria-t-il; elle est sans connaissance." En effet, madame de Saint-Aignan etait evanouie. Mademoiselle de Coigny s'empressa. Deux femmes qui restaient encore vinrent les aider. La geoliere meme s'en mela, pour un louis que je lui glissai. Elle commencait a revenir. Le temps pressait. Je partis sans dire adieu a personne et laissant tout le monde mecontent de moi, comme cela m'arrive partout et toujours. Le dernier mot que j'entendis fut celui de mademoiselle de Coigny, qui dit d'un air de pitie forcee et un peu maligne a la petite baronne de Soyecourt: "Ce pauvre monsieur Chenier! que je le plains d'etre si devoue a une femme mariee et si profondement attachee a son mari et a ses devoirs!" CHAPITRE XXIX LE CAISSON Je marchais, je courais dans la rue du Faubourg-Saint-Denis, emporte par la crainte d'arriver trop tard et un peu par la pente de la rue. Je faisais passer et repasser devant mes yeux les tableaux qu'ils venaient de voir. Je les resserrais en mon ame, je les resumais, je les placais entre le point de vue et le point de distance. Je commencai sur eux ce travail d'optique philosophique auquel je soumets toute la vie. J'allais vite, ma tete et ma canne en avant. Les verres de mon optique etaient arranges. Mon idee generale enveloppait de toutes parts les objets que je venais de voir et que j'y rangeais avec un ordre severe. Je construisais interieurement un admirable systeme sur les voies de la Providence qui avait reserve un poete pour un temps meilleur et avait voulu que sa mission sur la terre fut entierement accomplie; que son coeur ne fut pas dechire par la mort de l'une de ces faibles femmes, toutes deux enivrees de sa poesie, eclairees de sa lumiere, animees par son souffle, emues par sa voix, dominees par son regard, et dont l'une etait aimee, dont l'autre le serait peut-etre un jour. Je sentais que c'etait beaucoup d'avoir gagne une journee dans ces temps de meurtre, et je calculais les chances du renversement du triumvirat et du comite de salut public. Je lui comptais peu de jours de vie; et je pensais bien pouvoir faire durer mes trois chers prisonniers plus que cette bande gouvernante. De quoi s'agissait-il? De les faire oublier. Nous etions au 5 thermidor. Je reussirais bien a occuper d'autre chose que d'eux mon second malade, Robespierre, quand je devrais lui faire croire qu'il etait plus mal encore, pour le ramener a lui-meme. Il s'agissait, pour tout cela, d'arriver a temps. Je cherchais inutilement une voiture des yeux. Il y en avait peu dans les rues, cette annee-la. Malheur a qui eut ose s'y faire rouler sur le pave brulant de l'an II de la republique! Cependant j'entendis derriere moi le bruit de deux chevaux et de quatre roues qui me suivaient et s'arreterent. Je me retournai, et je vis planer au-dessus de ma tete la benigne figure de Blaireau. "O figure endormie, figure longue, figure simple, figure dandinante, figure desoeuvree, figure jaune! que me veux-tu? m'ecriai-je. --Pardon si je vous derange, me dit-il en ricanant, mais j'ai la un petit papier pour vous. C'est la citoyenne Rose qui l'a trouve, comme ca, sous son pied." Et il s'amusait, en parlant, a frotter son grand soulier dans le ruisseau. Je pris le papier avec humeur, et je lus avec joie et avec l'epouvante si grande du danger passe: "Suite: "C.-L.-S. Soyecourt, agee de trente ans, nee a Paris, ex-baronne, veuve d'Inisdal, rue du Petit-Vaugirard. "F.-C.-L. Maille, age de dix-sept ans, fils de l'ex-vicomte. "Andre Chenier, age de trente et un ans, ne a Constantinople, homme de lettres, rue de Clery. "Crequy de Montmorency, age de soixante ans, ne a Chitzlembert, en Allemagne, ex-noble. "M. Berenger, agee de vingt-quatre ans, femme Beauvilliers-Saint- Aignan, rue de Grenelle-Saint-Germain. "L.-J. Dervilly, quarante-trois ans, epicier, rue Mouffetard. "F. Coigny, seize ans et huit mois, fille de l'ex-noble du nom, rue de l'Universite. "C-J. Dorival, ex-ermite." Et vingt autres noms encore. Je ne continuai pas: c'etait le reste de la liste, c'etait la liste perdue, la liste que l'imbecile commissaire avait cherchee dans son chapeau d'ivrogne. Je la dechirai, je la broyai, je la mis en mille pieces entre mes doigts, et je mangeai les pieces entre mes dents. Ensuite, regardant mon grand canonnier, je lui serrai la main avec... oui, ma foi, je puis le dire, oui, vraiment, avec... attendrissement. --Bah! dit Stello en se frottant les yeux. --Oui, avec attendrissement. Et lui, il se grattait la tete comme un grand niais desoeuvre, et me dit en ayant l'air de s'eveiller: "C'est drole! il parait que l'huissier, le grand pale, s'est fache contre le commissaire, le gros rouge, et l'a mis dans sa charrette a la place des autres detenus. C'est drole! --Un mort supplementaire! c'est juste, dis-je. Ou vas-tu? --Ah! je conduis ce caisson-la au Champ de Mars. --Tu me meneras bien, dis-je, rue Saint-Honore? --Ah! mon Dieu! montez! Qu'est-ce que ca me fait? Aujourd'hui le roi n'est pas... C'etait son mot; mais il ne l'acheva pas et se mordit la bouche. Le soldat du train attendait son camarade. Le camarade Blaireau retourna, en boitant, au caisson, en ota la poussiere avec la manche de son habit, commenca par monter et se placer dessus a cheval, me tendit la main, me mit derriere lui en croupe sur le caisson, et nous partimes au galop. J'arrivai en dix minutes rue Saint-Honore, chez Robespierre, et je ne comprends pas encore comment il s'est fait que je n'y sois pas arrive ecartele. CHAPITRE XXX LA MAISON DE M. DE ROBESPIERRE, AVOCAT AU PARLEMENT Dans cette maison grise ou j'allais entrer, maison d'un menuisier nomme Duplay, autant qu'il m'en souvient, maison tres simple d'apparence, que l'ex-avocat au Parlement occupait depuis longtemps, et qu'on peut voir encore, je crois, rien ne faisait deviner la demeure du maitre passager de la France, si ce n'etait l'abandon meme dans lequel elle semblait etre. Tous les volets en etaient fermes du haut en bas. La porte cochere fermee, les persiennes de tous les etages fermees. On n'entendait sortir aucune voix de cette maison. Elle semblait aveugle et muette. Des groupes de femmes, causant devant les portes, comme toujours a Paris durant les troubles, se montraient de loin cette maison et se parlaient a l'oreille. De temps a autre, la porte s'ouvrait pour laisser sortir un gendarme, un sans-culotte ou un espion (souvent femelle). Alors les groupes se separaient et les parleurs rentraient vite chez eux. Les voitures faisaient un demi-cercle et passaient au pas devant la porte. On avait jete de la paille sur le pave. On eut dit que la peste y etait. Aussitot que j'eus pose la main sur le marteau, la porte fut ouverte et le portier accourut avec frayeur, craignant que son marteau ne fut retombe trop lourdement. Je lui demandai sur-le-champ s'il n'etait pas venu un vieillard de telle et telle facon, decrivant M. de Chenier de mon mieux. Le portier prit une figure de marbre avec une promptitude de comedien. Il secoua la tete negativement. "Je n'ai pas vu ca", me dit-il. J'insistai; je lui dis: "Souvenez-vous bien de tous ceux qui sont venus ce matin."--Je le pressai, je l'interrogeai, je le retournai en tous sens. "Je n'ai pas vu ca. Voila tout ce que j'en pus tirer. Un petit garcon deguenille se cachait derriere lui, et s'amusait a jeter des cailloux sur mes bas de soie. Je reconnus celui qu'on m'avait envoye a son air mechant. Je montai chez l'incorruptible par un escalier assez obscur. Les clefs etaient sur toutes les portes on allait de chambre en chambre sans trouver personne. Dans la quatrieme seulement, deux negres assis et deux secretaires ecrivant eternellement sans lever la tete. Je jetai un coup d'oeil, en passant, sur leurs tables. Il y avait la terriblement de listes nominales. Cela me fit mal a la plante des pieds, comme la vue du sang et le bruit des chariots. Je fus introduit en silence, apres avoir marche silencieusement sur un tapis silencieux aussi, quoique fort use. La chambre etait eclairee par un jour blafard et triste. Elle donnait sur la cour, et de grands rideaux d'un vert sombre en attenuaient encore la lumiere, en assourdissaient l'air, en epaississaient les murailles. Le reflet du mur de la cour, frappe de soleil, eclairait seul cette grande chambre. Sur un fauteuil de cuir vert, devant un grand bureau d'acajou, mon second malade de la journee etait assis, tenant un journal anglais d'une main, de l'autre faisant fondre le sucre dans une tasse de camomille avec une petite cuiller d'argent. Vous pouvez tres bien vous representer Robespierre. On voit beaucoup d'hommes de bureau qui lui ressemblent, et aucun grand caractere de visage n'apportait l'emotion avec sa presence. Il avait trente-cinq ans, la figure ecrasee entre le front et le menton, comme si deux mains eussent voulu les rapprocher de force au-dessus du nez. Ce visage etait d'une paleur de papier, mate et comme platree. La grele de la petite verole y etait profondement empreinte. Le sang ni la bile n'y circulaient. Ses yeux petits, mornes, eteints, ne regardaient jamais en face, et un clignotement perpetuel et deplaisant les rapetissait encore, quand, par hasard, ses lunettes vertes ne les cachaient pas entierement. Sa bouche etait contractee convulsivement par une sorte de grimace souriante, pincee et ridee, qui le fit comparer par Mirabeau a un chat qui a bu du vinaigre. Sa chevelure etait pimpante, pompeuse et pretentieuse. Ses doigts, ses epaules, son cou, etaient continuellement et involontairement crispes, secoues et tordus lorsque de petites convulsions nerveuses et irritees venaient le saisir. Il etait habille des le matin, et je ne le surpris jamais en neglige. Ce jour-la, un habit de soie jaune rayee de blanc, une veste a fleurs, un jabot, des bas de soie blancs, des souliers a boucles, lui donnaient un air fort galant. Il se leva avec sa politesse accoutumee, et fit deux pas vers moi, en otant ses lunettes vertes, qu'il posa gravement sur sa table. Il me salua en homme comme il faut, s'assit encore et me tendit la main. Moi, je ne la pris pas comme d'un ami, mais comme d'un malade, et, relevant ses manchettes, je lui tatai le pouls. "De la fievre, dis-je. --Cela n'est pas impossible" dit-il en pincant les levres. Et il se leva brusquement il fit deux tours dans la chambre avec un pas ferme et vif, en se frottant les mains; puis il dit: "Bah!" et il s'assit. "Mettez-vous la, dit-il, citoyen, et ecoutez cela. N'est-ce pas etrange?" A chaque mot, il me regardait par-dessus ses lunettes vertes. "N'est-ce pas singulier? qu'en pensez-vous? Ce petit duc d'York qui me fait insulter dans ses papiers!" Il frappait de la main sur la gazette anglaise et ses longues colonnes. "Voila une fausse colere, me dis-je; mettons-nous en garde." Les tyrans, poursuivit-il d'une voix aigre et criarde, les tyrans ne peuvent supposer la liberte nulle part. C'est une chose humiliante pour l'humanite. Voyez cette expression repetee a chaque page. Quelle affectation!" Et il jeta devant moi la gazette. "Voyez, continua-t-il en me montrant du doigt le mot indique, voyez: Robespierre's army. Robespierre's troops! Comme si j'avais des armees! comme si j'etais roi, moi! comme si la France etait Robespierre! comme si tout venait de moi et retournait a moi! Les troupes de Robespierre! Quelle injustice! Quelle calomnie! Hein?" Puis, reprenant sa tasse de camomille et relevant ses lunettes vertes pour m'observer en dessous: "J'espere qu'ici on ne se sert jamais de ces incroyables expressions? Vous ne les avez jamais entendues, n'est-ce pas?--Cela se dit-il dans la rue?--Non! c'est Pitt lui-meme qui dicte cette opinion injurieuse pour moi!--Qui me fait donner le nom de dictateur en France? les contre-revolutionnaires, les anciens Dantonistes et les Hebertistes qui restent encore a la Convention; les fripons comme l'Hermina, que je denoncerai a la tribune; des valets de Georges d'Angleterre, des conspirateurs qui veulent me faire hair par le peuple, parce qu'ils savent la purete de mon civisme et que je denonce leurs vices tous les jours; des Verres, des Catilina, qui n'ont cesse d'attaquer le gouver- nement republicain, comme Desmoulins, Ronsin et Chaumette.--Ces animaux immondes qu'on nomme des rois sont bien insolents de vouloir me mettre une couronne sur la tete! Est-ce pour qu'elle tombe comme la leur un jour? Il est dur qu'ils soient obeis ici par de faux republicains, par des voleurs qui me font des crimes de mes vertus.--Il y a six semaines que je suis malade, vous le savez bien, et que je ne parais plus au Comite de salut public. Ou donc est ma dictature? N'importe! La coalition qui me poursuit la voit partout; je suis un surveillant trop incommode et trop integre. Cette coalition a commence des le moment de la naissance du gouvernement. Elle reunit tous les fripons et les scelerats. Elle a ose faire publier dans les rues que j'etais arrete. Tue! oui; mais arrete? je ne le serai pas.--Cette coalition a dit toutes les absurdites; que Saint-Just voulait sauver l'aristocratie, parce qu'il est ne noble.--Eh! qu'importe comment il est ne, s'il vit et meurt avec les bons principes? N'est-ce pas lui qui a propose et fait passer a la Convention le decret du bannissement des ex-nobles, en les declarant ennemis irreconciliables de la Revolution? Cette coalition a voulu ridiculiser la fete de l'etre supreme et l'histoire de Catherine Theos; cette coalition contre moi seul m'accuse de toutes les morts, ressuscite tous les stratagemes des Brissotins: ce que j'ai dit le jour de la fete valait cependant mieux que les doctrines de Chaumette et de Fouche, n'est-ce pas? Je fis un signe de tete; il continua. "Je veux, moi, qu'on ote des tombeaux leur maxime impie que la mort est un sommeil, pour y graver: La mort est le commencement de l'immortalite." Je vis dans ces phrases le prelude d'un discours prochain. Il en essayait les accords sur moi dans la conversation, a la facon de bien des discoureurs de ma connaissance. Il sourit avec satisfaction, et but sa tasse. Il la replaca sur son bureau avec un air d'orateur a la tribune; et, comme je n'avais pas repondu a son idee, il y revint par un autre chemin, parce qu'il lui fallait absolument reponse et flatterie. "Je sais que vous etes de mon avis, citoyen, quoique vous ayez bien des choses des hommes d'autrefois. Mais vous etes pur, c'est beaucoup. Je suis bien sur au moins que vous n'aimeriez pas plus que moi le Despotisme militaire; et, si l'on ne m'ecoute pas, vous le verrez arriver: il prendra les renes de la Revolution si je les laisse flotter, et renversera la representation avilie. --Ceci me parait tres juste, citoyen", repondis-je. En effet, ce n'etait pas si mal, et c'etait prophetique. Il fit encore son sourire de chat. "Vous aimeriez encore mieux mon Despotisme, a moi, j'en suis sur, hein?" Je dis en grimacant aussi: "Eh!... mais!..." avec tout le vague qu'on peut mettre dans ces mots flottants. "Ce serait, continua-t-il, celui d'un citoyen, d'un homme votre egal, qui y serait arrive par la route de la vertu, et n'a jamais eu qu'une crainte, celle d'etre souille par le voisinage impur des hommes pervers qui s'introduisent parmi les sinceres amis de l'humanite." Il caressait de la langue et des levres cette jolie petite longue phrase comme un miel delicieux. "Vous avez, dis-je, beaucoup moins de voisins a present, n'est-ce pas? On ne vous coudoie guere." Il se pinca les levres, et placa ses lunettes vertes droit sur les yeux pour cacher le regard. "Parce que je vis dans la retraite, dit-il, depuis quelque temps. Mais je n'en suis pas moins calomnie." Tout en parlant, il prit un crayon et griffonna quelque chose sur un papier. J'ai appris cinq jours apres que ce papier etait une liste de guillotine, et ce quelque chose... mon nom. Il sourit, et se pencha en arriere. "Helas! oui, calomnie, poursuivit-il car, a parler sans plaisanterie, je n'aime que l'egalite, comme vous le savez, et vous devez le voir plus que jamais a l'indignation que m'inspirent ces papiers emanes des arsenaux de la tyrannie." Il froissa et foula avec un air tragique ces grands journaux anglais; mais je remarquai bien qu'il se gardait de les dechirer. "Ah! Maximilien, me dis-je, tu les reliras seul plus d'une fois, et tu baiseras ardemment ces mots superbes et magiques pour toi: les troupes de Robespierre!" Apres sa petite comedie et la mienne, il se leva et marcha dans sa chambre en agitant convulsivement ses doigts, ses epaules et son cou. Je me levai et marchai a cote de lui. "Je voudrais vous donner ceci a lire avant de vous parler de ma sante, dit-il, et en causer avec vous. Vous connaissez mon amitie pour l'auteur. C'est un projet de Saint-Just. Vous verrez. Je l'attends ce matin; nous en causerons. Il doit etre arrive a Paris a present, ajouta-t-il en tirant sa montre; je vais le savoir. Asseyez- vous, et lisez ceci. Je reviendrai." Il me donna un gros cahier charge d'une ecriture hardie et hatee, et sortit brusquement, comme s'il se fut enfui. Je tenais le cahier, mais je regardais la porte par laquelle il etait sorti, et je reflechissais a lui. Je le connaissais de longue date. Aujourd'hui je le voyais etrangement inquiet. Il allait entreprendre quelque chose ou craignait quelque entreprise. J'entrevis, dans la chambre ou il passait, des figures d'agents secrets que j 'avais vues plusieurs fois a ma suite, et je remarquai un bruit de pas comme de gens qui montaient et descendaient sans cesse depuis mon arrivee. Les voix etaient tres basses. J'essayai d'entendre, mais vainement, et je renoncai a ecouter. J'avoue que j'etais plus pres de la crainte que de la confiance. Je voulus sortir de la chambre par ou j'etais entre; mais, soit meprise, soit precaution, on avait ferme la porte sur moi: j'etais enferme. Quand une chose est decidee, je n'y pense plus. Je m'assis, et je parcourus ce brouillon avec lequel Robespierre m'avait laisse en tete a tete. CHAPITRE XXXI UN LEGISLATEUR Ce n'etait rien moins, monsieur, que des institutions immuables, eternelles, qu'il s'agissait de donner a la France, et lestement preparees pour elle par le citoyen Saint-Just, age de vingt-six ans. Je lus d'abord avec distraction; puis les idees me monterent aux yeux, et je fus stupefait de ce que je voyais. "O naif massacreur! o candide bourreau! m'ecriai-je involontairement, que tu es un charmant enfant! Eh! d'ou viens-tu, beau berger? serait-ce pas de l'Arcadie? de quels rochers descendent tes chevres, o Alexis?" Et en parlant ainsi je lisais: "On laisse les enfants a la nature. "Les enfants sont vetus de toile en toutes les saisons. "Ils sont nourris en commun et ne vivent que de racines, de fruits, de legumes et de laitage. "Les hommes qui auront vecu sans reproche porteront une echarpe blanche a soixante ans. "L'homme et la femme qui s'aiment sont epoux. "S'ils n'ont point d'enfants, ils peuvent tenir leur engagement secret. "Tout homme age de vingt et un ans est tenu de declarer dans le temple quels sont ses amis. "Les amis porteront le deuil l'un de l'autre. "Les amis creusent la tombe l'un de l'autre. "Les amis sont places les uns pres des autres dans les combats. "Celui qui dit qu'il ne croit pas a l'amitie, ou qui n'a pas d'ami, est banni. "Un homme convaincu d'ingratitude est banni." "Quelles emigrations!" dis-je. "Si un homme commet un crime, ses amis sont bannis. "Les meurtriers sont vetus de noir toute leur vie, et seront mis a mort s'ils quittent cet habit." "Ame innocente et douce, m'ecriai-je, que nous sommes ingrats de t'accuser! Tes pensees sont pures comme une goutte de rosee sur une feuille de rose, et nous nous plaignons pour quelques charretees d'hommes que tu envoies au couteau chaque jour a la meme heure! Et tu ne les vois seulement pas, ni ne les touches, bon jeune homme! Tu ecris seulement leurs noms sur du papier!--moins que cela tu vois une liste, et tu signes!--moins que cela encore tu ne la lis pas, et tu signes!" Ensuite je ris longtemps et beaucoup, du rire joyeux que vous savez, en parcourant ces institutions dites republicaines, et que vous pourrez lire quand vous voudrez; ces lois de l'age d'or, auxquelles ce beat cruel voulait ployer de force notre age d'airain. Robe d'enfant dans laquelle il voulait faire tenir cette nation grande et vieillie. Pour l'y fourrer, il coupait la tete et les bras. Lisez cela, vous le pourrez plus a votre aise que je ne le pouvais dans la chambre de Robespierre; et si vous pensez, avec votre habituelle pitie, que ce jeune homme etait a plaindre, en verite vous me trouverez de votre avis cette fois, car la folie est la plus grande des infortunes. Helas il y a des folies sombres et serieuses, qui ne jettent les hommes dans aucun discours insense, qui ne les sortent guere du ton accoutume du langage des autres, qui laissent la vue claire, libre et precise de tout, hors celle d'un point sombre et fatal. Ces folies sont froides, ces folies sont posees et reflechies. Elles singent le sens commun a s'y meprendre, elles effrayent et imposent, elles ne sont pas facilement decouvertes, leur masque est epais, mais elles sont. Et que faut-il pour les donner? Un rien, un petit deplacement imprevu dans la position d'un reveur trop precoce. Prenez au hasard, au fond d'un college, quelque grand jeune homme de dix-huit a dix-neuf ans, tout plein de ses Spartiates et de ses Romains delayes dans de vieilles phrases, tout roide de son droit ancien et de son droit moderne, ne connaissant du monde actuel et de ses moeurs que ses camarades et leurs moeurs, bien irrite de voir passer des voitures ou il ne monte pas, meprisant les femmes parce qu'il ne connait que les plus viles, et confondant les faiblesses de l'amour tendre et elegant avec les devergondages crapuleux de la rue; jugeant tout un corps d'apres un membre, tout un sexe d'apres un etre, et s'etudiant a former dans sa tete quelque synthese universelle bonne a faire de lui un sage profond pour toute sa vie; prenez-le dans ce moment, et faites-lui cadeau d'une petite guillotine en lui disant: "Mon petit ami, voici un instrument au moyen duquel vous vous ferez obeir de toute la nation; il ne s'agit que de tirer cela et de pousser ceci. C'est bien simple." Apres avoir un peu reflechi, il prendra d'une main son papier d'ecolier et de l'autre le joujou; et voyant qu'en effet on a peur, il tirera et poussera jusqu'a ce qu'on l'ecrase lui et sa mecanique. Et a peine s'il sera un mechant homme.--Non; il sera meme, a la rigueur, un homme vertueux. Mais c'est qu'il aura tant lu dans de beaux livres: juste severite; salutaire massacre; et de vos plus chers parents saintement homicides, et perisse l'univers plutot qu'un principe! et surtout: la vertu expiatrice de l'effusion du sang; idee monstrueuse, fille de la crainte, que, ma foi! il croit en lui et, tout en repetant a lui-meme: Justum et tenacem propositi virum, il arrive a l'impassibilite des douleurs d'autrui, il prend cette impassibilite pour grandeur et courage, et... il execute. Tout le malheur sera dans le tour de roue de la Fortune qui l'aura mis en haut et lui aura trop tot donne cette chose fatale entre toutes: LE POUVOIR. CHAPITRE XXXII SUR LA SUBSTITUTION DES SOUFFRANCES EXPIATOIRES Ici le Docteur-Noir s'interrompit, et reprit apres un moment de stupeur et de reflexion: --Un des mots que ma bouche vient de prononcer m'a tout a coup arrete, monsieur, et me force de contempler avec effroi deux pensees extremes qui viennent de se toucher et de s'unir devant moi, sur mes pas. En ce temps-la meme dont je parle, au temps du vertueux Saint-Just (car il etait, dit-on, sans vices, sinon sans crimes), vivait et ecrivait un autre homme vertueux, implacable adversaire de la Revolution. Cet autre Esprit sombre, Esprit falsificateur, je ne dis pas faux, car il avait conscience du vrai; cet Esprit obstine, impitoyable, audacieux et subtil, arme comme le sphinx, jusqu'aux ongles et jusqu'aux dents, de sophismes metaphysiques et enigmatiques, cuirasse de dogmes de fer, empanache d'oracles nebuleux et foudroyants; cet autre Esprit grondait comme un orage prophetique et menacant, et tournait autour de la France. Il avait nom: Joseph de Maistre. Or, parmi beaucoup de livres sur l'avenir de la France, devine phase par phase; sur le gouvernement temporel de la Providence, sur le principe generateur des constitutions, sur le Pape, sur les decrets de l'injustice divine et sur l'inquisition; voulant demontrer, sonder, devoiler aux yeux des hommes les sinistres fondations qu'il donnait (probleme eternel!) a l'Autorite de l'homme sur l'homme, voici en substance ce qu'il ecrivait: La chair est coupable, maudite, et ennemie de Dieu.--Le sang est un fluide vivant. Le ciel ne peut etre apaise que par le sang. --L'innocent peut payer pour le coupable. Les anciens croyaient que les dieux accouraient partout ou le sang coulait sur les autels; les premiers docteurs chretiens crurent que les anges accouraient partout ou coulait le sang de la veritable victime.--L'effusion du sang est expiatrice. Ces verites sont innees.--La Croix atteste le SALUT PAR LE SANG. Et, depuis, Origene a dit justement qu'il y avait deux Redemptions: celle du Christ qui racheta l'univers, et les Redemptions diminuees, qui rachetent par le sang celui des nations. Ce sacrifice sanglant de quelques hommes pour tous se perpetuera jusqu'a la fin du monde. Et les nations pourront se racheter eternellement par la substitution des souffrances expiatoires. C'etait ainsi qu'un homme doue des plus hardies et des plus trompeuses imaginations philosophiques qui jamais aient fascine l'Europe, etait arrive a rattacher au pied meme de la Croix le premier anneau d'une chaine effrayante et interminable de sophismes ambitieux et impies, qu'il semblait adorer consciencieusement, et qu'il avait fini peut-etre par regarder du fond du coeur comme les rayons d'une sainte verite. C'etait a genoux sans doute et en se frappant la poitrine qu'il s'ecriait: "La terre, continuellement imbibee de sang, n'est qu'un autel immense ou tout ce qui vit doit etre immole sans fin jusqu'a l'extinction du mal!--Le bourreau est la pierre angulaire de la societe: sa mission est sacree.--L'inquisition est bonne, douce et conservatrice. "La bulle In coena Domini est de source divine; c'est elle qui excommunie les heretiques et les appelants aux futurs conciles. Eh! pourquoi un concile, grand Dieu! quand le pilori suffit! "Le sentiment de la terreur d'une puissance irritee a toujours subsiste. "La guerre est divine: elle doit regner eternellement pour purger le monde.--Les races sauvages sont devouees et frappees d'anatheme. J'ignore leur crime, o Seigneur! mais, puisqu'elles sont malheureuses et insensees, elles sont criminelles et justement punies de quelque faute d'un ancien chef. Les Europeens, au siecle de Colomb, eurent raison de ne pas les compter dans l'espece humaine comme leurs semblables. "La Terre est un autel qui doit etre eternellement imbibe de sang." O Pieux Impie! qu'avez-vous fait? Jusqu'a cet Esprit falsificateur, l'idee de la Redemption de la race coupable s'etait arretee au Calvaire. La, Dieu immole par Dieu avait lui-meme crie: Tout est consomme. N'etait-ce pas assez du sang divin pour le salut de la chair humaine? Non.--L'orgueil humain sera eternellement tourmente du desir de trouver au Pouvoir temporel absolu une base incontestable, et il est dit que toujours les sophistes tourbillonneront autour de ce probleme, et s'y viendront bruler les ailes. Qu'ils soient tous absous, excepte ceux qui osent toucher a la vie! la vie, le feu sacre, le feu trois fois saint, que le Createur lui seul a le droit de reprendre! droit terrible de la peine sinistre, que je conteste meme a la justice! Non.--Il a fallu a l'impitoyable sophistiqueur souffler, comme un alchimiste patient, sur la poussiere des premiers livres, sur les cendres des premiers docteurs, sur la poudre des buchers indiens et des repas anthropophages, pour en faire sortir l'etincelle incendiaire de la fatale idee.--Il lui a fallu trouver et ecrire en relief les paroles de cet Origene, qui fut un Abeilard volontaire: premiere immolation et premier sophisme, dont il crut decouvrir aussi le principe dans l'Evangile; cet obscur et paradoxal Origene, docteur en l'an 190 de J.-C., dont les principes a demi platoniciens furent loues depuis sa mort par six saints (parmi eux saint Athanase et saint Chrysostome), et condamnes par trois saints, un empereur et un pape (parmi eux saint Jerome et Justinien).--Il a fallu que le cerveau de l'un des derniers catholiques fouillat bien avant dans le crane de l'un des premiers chretiens pour en tirer cette fatale theorie de la reversibilite et du salut par le sang. Et cela pour replatrer l'edifice demantele de l'Eglise romaine et l'organisation demembree du moyen age! Et cela tandis que l'inutilite du sang pour la fondation des systemes et des pouvoirs se demontrait tous les jours en place publique de Paris! Et cela tandis qu'avec les memes axiomes quelques scelerats, lui-meme l'ecrivait, renversaient quelques scelerats en disant aussi: l'Eternel, la Vertu, la Terreur! Armez de couteaux aussi tranchants ces deux Autorites, et dites-moi laquelle imbibera l'autel avec le plus large arrosoir de sang! Et prevoyait-il, le prophete orthodoxe, que de son temps meme croitrait et se multiplierait a l'infini la monstrueuse famille de ses Sophismes, et que, parmi les petits de cette tigresse race, il s'en trouverait dont le cri serait celui-ci: "Si la substitution des souffrances expiatoires est juste, ce n'est pas assez, pour le salut des peuples, des substitutions et des devouements volontaires et tres rares. L'innocent immole pour le coupable sauve sa nation; donc il est juste et bon qu'il soit immole par elle et pour elle; et lorsque cela fut, cela fut bien." Entendez-vous le cri de la bete carnassiere, sous la voix de l'homme? --Voyez-vous par quelles courbes, partis de deux points opposes, ces purs ideologues sont arrives d'en bas et d'en haut a un meme point ou ils se touchent: a l'echafaud? Voyez-vous comme ils honorent et caressent le Meurtre?--Que le Meurtre est beau, que le Meurtre est bon, qu'il est facile et commode, pourvu qu'il soit bien interprete! Comme le Meurtre peut devenir joli en des bouches bien faites et quelque peu meublees de paroles impudentes et d'arguties philosophiques! Savez-vous s'il se naturalise moins sur ces langues parleuses que sur celles qui lechent le sang? Pour moi je ne le sais pas. Demandez-le (si cela s'evoque) aux massacreurs de tous les temps. Qu'ils viennent de l'Orient et de l'Occident! Venez en haillons, venez en soutane, venez en cuirasse, venez, tueurs d'un homme et tueurs de cent mille; depuis la Saint-Barthelemy jusqu'aux septembrisades, de Jacques Clement et de Ravaillac a Louvel, de des Adrets et Montluc a Marat et Schneider; venez, vous trouverez ici des amis, mais je n'en serai pas. Ici le Docteur-Noir rit longtemps; puis il soupira en se recueillant et reprit... --Ah! monsieur, c'est ici surtout qu'il faut, comme vous, prendre en pitie. Dans cette violente passion de tout rattacher, a tout prix, a une cause, a une synthese, de laquelle on descend a tout, et par laquelle tout s'explique, je vois encore l'extreme faiblesse des hommes qui, pareils a des enfants qui vont dans l'ombre, se sentent tous saisis de frayeur, parce qu'ils ne voient pas le fond de l'abime que ni Dieu createur ni Dieu sauveur n'ont voulu nous faire connaitre. Ainsi je trouve que ceux-la memes qui se croient les plus forts, en construisant le plus de systemes, sont les plus faibles et les plus effrayes de l'analyse, dont ils ne peuvent supporter la vue, parce qu'elle s'arrete a des effets certains, et ne contemple qu'a travers l'ombre, dont le ciel a voulu l'envelopper, la Cause... la Cause pour toujours incertaine. Or, je vous le dis, ce n'est pas dans l'Analyse que les esprits justes, les seuls dignes d'estime, ont puise et puiseront jamais les idees durables, les idees qui frappent par le sentiment de bien-etre que donne la rare et pure presence du vrai. L'Analyse est la destinee de l'eternelle ignorante, l'Ame humaine. L'Analyse est une sonde. Jetee profondement dans l'Ocean, elle epouvante et desespere le Faible; mais elle rassure et conduit le Fort, qui la tient fermement en main. Ici le Docteur-Noir, passant les doigts sur son front et ses yeux, comme pour oublier, effacer, ou suspendre ses meditations interieures, reprit ainsi le fil de son recit: CHAPITRE XXXIII LA PROMENADE CROISEE J'avais fini par m'amuser des Institutions de Saint-Just, au point d'oublier totalement le lieu ou j'etais. Je me plongeai avec delices dans une distraction complete, ayant des longtemps fait l'abnegation totale d'une vie qui fut toujours triste. Tout a coup la porte par laquelle j'etais entre s'ouvrit encore. Un homme de trente ans environ, d'une belle figure, d'une taille haute, l'air militaire et orgueilleux, entra sans beaucoup de ceremonie. Ses bottes a l'ecuyere, ses eperons, sa cravache, son large gilet blanc ouvert, sa cravate noire denouee, l'auraient fait prendre pour un jeune general. "Ah! tu ne sais donc pas si on peut lui parler? dit-il en continuant de s'adresser au negre qui lui avait ouvert la porte. Dis-lui que c'est l'auteur de Caius Gracchus et de Timoleon." Le negre sortit, ne repondit rien et l'enferma avec moi. L'ancien officier de dragons en fut quitte pour sa fanfaronnade, et entra jusqu'a la cheminee en frappant du talon. "Y a-t-il longtemps que tu attends, citoyen? me dit-il. J'espere que, comme representant, le citoyen Robespierre me recevra bientot et m'expediera avant les autres. Je n'ai qu'un mot a lui dire, moi." Il se retourna et arrangea ses cheveux devant la glace. "Je ne suis pas un solliciteur, moi.--Moi, je dis tout haut ce que je pense, et, sous le regime des tyrans Bourbons comme sous celui-ci, je n'ai pas fait mystere de mes opinions, moi." Je posai mes papiers sur la table, et je le regardai avec un air de surprise qui lui en donna un peu a lui-meme. "Je n'aurais pas cru, lui dis-je sans me deranger, que vous vinssiez ainsi pour votre plaisir." Il quitta tout d'un coup son air de matador, et se mit dans un fauteuil pres de moi: "Ah ca! franchement, me dit-il a voix basse, etes-vous appele comme je le suis, je ne sais pourquoi?" Je remarquai en cette occasion ce qui arrivait souvent alors, c'est que le tutoiement etait une sorte de langage de comedie qu'on recitait comme un role, et que l'on quittait pour parler serieusement. "Oui, lui dis-je, je suis appele, mais comme les medecins le sont souvent cela m'inquiete peu, pour moi, du moins, ajoutai-je en appuyant sur ces derniers mots. --Ah! pour vous!" me dit-il en epoussetant ses bottes avec sa cravache. Puis il se leva et marcha dans la chambre en toussant avec un peu de mauvaise humeur. Il revint. "Savez-vous s'il est en affaire? me dit-il. --Je le suppose, repondis-je, citoyen Chenier." Il me prit la main impetueusement. "Ca, me dit-il, vous ne m'avez pas l'air d'un espion. Qu'est-ce que l'on me veut ici? Si vous savez quelque chose, dites-le-moi." J'etais sur les epines; je sentais qu'on allait entrer, que peut- etre on voyait, que certainement on ecoutait. La Terreur etait dans l'air, partout, et surtout dans cette chambre. Je me levai et marchai, pour qu'au moins on entendit de longs silences, et que la conversation ne parut pas suivie. Il me comprit et marcha dans la chambre dans le sens oppose. Nous allions d'un pas mesure, comme deux soldats en faction qui se croisent; chacun de nous prit, aux yeux l'un de l'autre, l'air de reflechir en lui-meme, et disait un mot en passant; l'autre repondait en passant. Je me frottai les mains. "Il se pourrait, dis-je assez bas, en ne faisant semblant de rien et allant de la porte a la cheminee, qu'on nous eut reunis a dessein." Et tres haut: "Joli appartement!" Il revint de la cheminee a la porte, et, en me rencontrant au milieu, dit: "Je le crois." Puis en levant la tete: "Cela donne sur la cour." Je passai. "J'ai vu votre pere et votre frere, ce matin" dis-je. Et en criant: "Quel beau temps il fait!" Il repassa. "Je le savais; mon pere et moi nous ne nous voyons plus, et j'espere qu'Andre ne sera pas longtemps la.--Un ciel magnifique." Je le croisai encore. "Tallien, dis-je, Courtois, Barras, Clauzel, sont de bons citoyens." Et avec enthousiasme: "C'est un beau sujet que Timoleon!" Il me croisa en revenant. "Et Barras, Collot-d'Herbois, Loiseau, Bourdon, Barrere, Boissy- d'Anglas...--J'aimais encore mieux mon Fenelon." Je hatai la marche. "Ceci peut durer encore quelques jours.--On dit les vers bien beaux." Il vint a grands pas et me coudoya. "Les triumvirs ne passeront pas quatre jours.--Je l'ai lu chez la citoyenne Vestris." Cette fois, je lui serrai la main en traversant. "Gardez-vous de nommer votre frere, on n'y pense pas.--On dit le denouement bien beau." A la derniere passe, il me reprit chaudement la main. "Il n'est sur aucune liste; je ne le nommerai pas.--Il faut faire le mort. Le 9, je l'irai delivrer de ma main.--Je crains qu'il ne soit trop prevu." Ce fut la derniere traversee. On ouvrit; nous etions aux deux bouts de la chambre. CHAPITRE XXXIV UN PETIT DIVERTISSEMENT Robespierre entra, il tenait Saint-Just par la main; celui-ci, vetu d'une redingote poudreuse, pale et defait, arrivait a Paris. Robespierre jeta sur nous deux un coup d'oeil rapide sous ses lunettes, et la distance ou il nous vit l'un de l'autre me parut lui plaire; il sourit en pincant les levres. "Citoyens, voici un voyageur de votre connaissance" dit-il. Nous nous saluames tous trois, Joseph Chenier froncant le sourcil, Saint-Just avec un signe de tete brusque et hautain, moi gravement comme un moine. Saint-Just s'assit a cote de Robespierre, celui-ci sur son fauteuil de cuir, devant son bureau, nous en face. Il y eut un long silence. Je regardai les trois personnages tour a tour. Chenier se renversait et se balancait avec un air de fierte, mais un peu d'embarras, sur sa chaise, comme revant a mille choses etrangeres. Saint-Just, l'air parfaitement calme, penchait sur l'epaule sa belle tete melancolique, reguliere et douce, chargee de cheveux chatains flottants et boucles; ses grands yeux s'elevaient au ciel, et il soupirait. Il avait l'air d'un jeune saint.--Les persecuteurs prennent souvent des manieres de victimes. Robespierre nous regardait comme un chat ferait de trois souris qu'il aurait prises. "Voila, dit Robespierre d'un air de fete, notre ami Saint-Just qui revient de l'armee. Il y a ecrase la trahison, il en fera autant ici. C'est une surprise, on ne l'attendait pas, n'est-ce pas, Chenier?" Et il le regarda de cote, comme pour jouir de sa contrainte. "Tu m'as fait demander, citoyen? dit Marie-Joseph Chenier avec humeur; si c'est pour affaire, depechons-nous, on m'attend a la Convention. --Je voulais, dit Robespierre d'un air empese en me designant, te faire rencontrer avec cet excellent homme qui porte tant d'interet a ta famille." J'etais pris. Marie-Joseph et moi nous nous regardames, et nous nous revelames toutes nos craintes par ce coup d'oeil. Je voulus rompre les chiens. "Ma foi, dis-je, j'aime les lettres, moi, et Fenelon... --Ah! a propos, interrompit Robespierre, je te fais compliment, Chenier, du succes de ton Timoleon dans les ci-devant salons ou tu en fais la lecture.--Tu ne connais pas cela, toi?" dit-il a Saint-Just avec ironie. Celui-ci sourit d'un air de mepris, et se mit a secouer la poussiere de ses bottes avec le pan de sa longue redingote, sans daigner repondre. "Bah! bah! dit Joseph Chenier en me regardant, c'est trop peu de chose pour lui." Il voulait dire cela avec indifference, mais le sang d'auteur lui monta aux joues. Saint-Just, aussi parfaitement calme qu'a l'ordinaire, leva les yeux sur Chenier, et le contempla comme avec admiration. "Un membre de la Convention qui s'amuse a cela en l'an II de la Republique me parait un prodige, dit-il. --Ma foi, quand on n'a pas la haute main dans les affaires, dit Joseph Chenier, c'est encore ce qu'on peut faire de mieux pour la nation. Saint-Just haussa les epaules. Robespierre tira sa montre, comme attendant quelque chose, et dit d'un air pedant: "Tu sais, citoyen Chenier, mon opinion sur les ecrivains. Je t'excepte, parce que je connais tes vertus republicaines; mais, en general, je les regarde comme les plus dangereux ennemis de la patrie. Il faut une volonte une. Nous en sommes la. Il la faut republicaine, et pour cela il ne faut que des ecrivains republicains; le reste corrompt le peuple. Il faut le rallier, ce peuple, et vaincre les bourgeois, de qui viennent nos dangers interieurs. Il faut que le peuple s'allie a la Convention et elle a lui; que les sans-culottes soient payes et toleres, et restent dans les villes. Qui s'oppose a mes vues? Les ecrivains, les faiseurs de vers qui font du dedain rime, qui crient: O mon ame! fuyons dans les deserts; ces gens-la decouragent. La Convention doit traiter tous ceux qui ne sont pas utiles a la Republique comme des contre-revolutionnaires. --C'est bien severe, dit Marie-Joseph assez effraye, mais plus pique encore. --Oh! je ne parle pas pour toi, poursuivit Robespierre d'un ton mielleux et radouci; toi, tu as ete un guerrier, tu es legislateur, et, quand tu ne sais que faire, Poete. --Pas du tout! pas du tout! dit Joseph, singulierement vexe; je suis au contraire ne Poete, et j'ai perdu mon temps a l'armee et a la Convention." J'avoue que, malgre la gravite de la situation, je ne pus m'empecher de sourire de son embarras. Son frere aurait pu parler ainsi; mais Joseph, selon moi, se trompait un peu sur lui-meme; aussi l'Incorruptible, qui etait au fond de mon avis, poursuivit pour le tourmenter: "Allons! allons! dit-il avec une galanterie fausse et fade, allons, tu es trop modeste, tu refuses deux couronnes de Laurier pour une couronne de Roses pompon. --Mais il me semblait que tu aimais ces fleurs-la toi-meme autrefois, citoyen! dit Chenier; j 'ai lu de toi des couplets fort agreables sur une coupe et un festin. Il y avait O Dieux! que vois-je, mes amis? Un crime trop notoire. O malheur affreux! O scandale honteux! J'ose le dire a peine; Pour vous j'en rougis, Pour moi j'en gemis, Ma coupe n'est pas pleine. "Et puis un certain madrigal ou il y avait: Garde toujours ta modestie; Sur le pouvoir de tes appas Demeure toujours alarmee: Tu n'en seras que mieux aimee Si tu crains de ne l'etre pas. "C'etait joli! et nous avons aussi deux discours sur la peine de mort, l'un contre, l'autre pour; et puis un eloge de Gresset, ou il y avait cette belle phrase, que je me rappelle encore tout entiere: "Oh! lisez le Vert-Vert, vous qui aspirez au merite de badiner et d'ecrire avec grace; lisez-le, vous qui ne cherchez que l'amusement, et vous connaitrez de nouvelles sources de plaisirs. Oui, tant que la langue francaise subsistera, le Vert-Vert trouvera des admirateurs. Grace au pouvoir du genie, les aventures d'un perroquet occuperont encore nos derniers neveux. Une foule de heros est restee plongee dans un eternel oubli, parce qu'elle n'a point trouve une plume digne de celebrer ses exploits; mais toi, heureux Vert-Vert, ta gloire passera a la posterite la plus reculee! O Gresset! tu fus le plus grand des poetes!--repandons des fleurs, etc., etc., etc." "C'etait fort agreable. "J'ai encore cela chez moi, imprime sous le nom de M. de Robespierre, avocat en parlement." L'homme n'etait pas commode a persifler. Il fit de sa face de chat une face de tigre, et crispa les ongles. Saint-Just, ennuye, et voulant l'interrompre, lui prit le bras. "A quelle heure t'attend-on aux Jacobins? --Plus tard, dit Robespierre avec humeur; laisse-moi, je m'amuse." Le rire dont il accompagna ce mot fit claquer ses dents. "J'attends quelqu'un, ajouta-t-il.--Mais toi, Saint-Just, que fais-tu des Poetes? --Je te l'ai lu, dit Saint-Just, ils ont un dixieme chapitre de mes institutions. --Eh bien! qu'y font-ils?" Saint-Just fit une moue de mepris, et regarda autour de lui a ses pieds, comme s'il eut cherche une epingle perdue sur le tapis. "Mais... dit-il, des hymnes qu'on leur commandera le premier jour de chaque mois, en l'honneur de l'Eternel et des bons citoyens, comme le voulait Platon. Le 1er de Germinal, ils celebreront la nature et le peuple; en Floreal, l'amour et les epoux; en Prairial, la victoire; en Messidor, l'adoption; en Thermidor, la jeunesse; en Fructidor, le bonheur; en Vendemiaire, la vieillesse; en Brumaire, l'ame immortelle; en Primaire, la sagesse; en Nivose, la patrie; en Pluviose, le travail, et en Ventose, les amis." Robespierre applaudit. "C'est parfaitement regle, dit-il. --Et: l'inspiration ou la mort", dit Joseph Chenier en riant. Saint-Just se leva gravement. "Eh! pourquoi pas, dit-il, si leurs vertus patriotiques ne les enflamment pas! Il n'y a que deux principes: la Vertu ou la Terreur." Ensuite il baissa la tete, et demeura tranquillement le dos a la cheminee, comme ayant tout dit, et convaincu dans sa conscience qu'il savait toutes choses. Son calme etait parfait, sa voix inalterable et sa physionomie candide, extatique et reguliere. "Voila l'homme que j'appellerais un Poete, dit Robespierre en le montrant, il voit en grand, lui; il ne s'amuse pas a des formes de style plus ou moins habiles; il jette des mots comme des eclairs dans les tenebres de l'avenir, et il sent que la destinee des hommes secondaires qui s'occupent du detail des idees est de mettre en oeuvre les notres; que nulle race n'est plus dangereuse pour la liberte, plus ennemie de l'egalite, que celle des aristocrates de l'intelligence, dont les reputations isolees exercent une influence partielle, dangereuse, et contraire a l'unite qui doit tout regir." Apres sa phrase, il nous regarda.--Nous nous regardions.--Nous etions stupefaits. Saint-Just approuvait du geste, et caressait ces opinions jalouses et dominatrices, opinions que se feront toujours les pouvoirs qui s'acquierent par l'action et le mouvement, pour tacher de dompter ces puissances mysterieuses et independantes qui ne se forment que par la meditation qui produit leurs oeuvres, et l'admiration qu'elles excitent. Les parvenus, favoris de la fortune, seront eternellement irrites, comme Aman, contre ces severes Mardochees qui viennent s'asseoir, couverts de cendre, sur les degres de leurs palais, refusant seuls de les adorer, et les forcant parfois de descendre de leur cheval et de tenir en main la bride du leur. Joseph Chenier ne savait comment revenir de l'etonnement ou il etait d'entendre de pareilles choses. Enfin le caractere emporte de sa famille prit le dessus. "Au fait, me dit-il, j'ai connu dans ma vie des poetes a qui il ne manquait pour l'etre qu'une chose, c'etait la poesie." Robespierre cassa une plume dans ses doigts et prit un journal, comme n'ayant pas entendu. Saint-Just, qui etait au fond assez naif et tout d'une piece comme un ecolier non degrossi, prit la chose au serieux, et il se mit a parler de lui meme avec une satisfaction sans bornes et une innocence qui m'affligeait pour lui: "Le citoyen Chenier a raison, dit-il en regardant fixement le mur devant lui, sans voir autre chose que son idee: je sens bien que j'etais poete, moi, quand j'ai dit: "Les grands hommes ne meurent pas dans leur lit.--Et--Les circonstances ne sont difficiles que pour ceux qui reculent devant le tombeau.--Et--Je meprise la poussiere qui me compose, et qui vous parle.--Et--La societe n'est pas l'ouvrage de l'homme.--Et--Le bien meme est souvent un moyen d'intrigue; soyons ingrats si nous voulons sauver la patrie. --Ce sont, dis-je, belles maximes et paradoxes plus ou moins spartiates et non plus ou moins connus, mais non de la poesie." Saint-Just me tourna le dos brusquement et avec humeur. Nous nous tumes tous quatre. La conversation en etait arrivee a ce point ou l'on ne pouvait plus ajouter un mot qui ne fut un coup, et Marie-Joseph et moi n'etions pas les plus accoutumes a frapper. Nous sortimes d'embarras d'une maniere imprevue, car tout a coup Robespierre prit une petite clochette sur son bureau et sonna vivement. Un negre entra et introduisit un homme age, qui, a peine laisse dans la chambre, resta saisi d'etonnement et d'effroi. "Voici encore quelqu'un de votre connaissance, dit Robespierre; je vous ai prepare a tous une petite entrevue." C'etait M. de Chenier en presence de son fils. Je fremis de tout mon corps. Le pere recula. Le fils baissa les yeux, puis me regarda. Robespierre riait. Saint-Just le regardait pour deviner. Ce fut le vieillard qui rompit le silence le premier. Tout dependait de lui, et personne ne pouvait plus le faire taire ou le faire parler. Nous attendimes, comme on attend un coup de hache. Il s'avanca avec dignite vers son fils. "Il y a longtemps que je ne vous ai vu, Monsieur, dit-il; je vous fais l'honneur de croire que vous venez pour le meme motif que moi." Ce Marie-Joseph Chenier, si hautain, si grand, si fort, si farouche, etait ploye en deux par la contrainte et la douleur. "Mon pere, dit-il lentement, en pesant sur chaque syllabe, mon Dieu! mon pere, avez-vous bien reflechi a ce que vous allez dire?" Le pere ouvrit la bouche, le fils se hata de parler haut pour etouffer sa voix. "Je sais... je devine... a peu pres... a peu de chose pres l'affaire..." Et se tournant vers Robespierre en souriant: "Affaire bien legere, futile, en verite..." Et a son pere: "Dont vous voulez parler. Mais je crois que vous auriez pu me la remettre entre les mains. Je suis depute... moi... Je sais... --Monsieur, je sais ce que vous etes, dit M. de Chenier... --Non, en verite, dit Joseph en s'approchant, vous n'en savez rien, absolument rien. Il y a si longtemps, citoyens, qu'il n'a voulu me voir, mon pauvre pere! Il ne sait pas seulement ce qui se passe dans la Republique. Je suis sur que ce qu'il vient de vous dire, il n'en est pas meme bien certain." Et il lui marcha sur le pied. Mais le vieillard se recula de lui. "C'est votre devoir, Monsieur, que je veux remplir moi-meme, puisque vous ne le faites pas. --Oh ! Dieu du ciel et de la terre! s'ecria Marie-Joseph au supplice. --Ne sont-ils pas curieux tous les deux? dit Robespierre a Saint- Just d'une voix aigre et en jouissant horriblement. Qu'ont-ils donc a crier tant? --J'ai, dit le vieux pere en s'avancant vers Robespierre, j'ai le desespoir dans le coeur en voyant..." Je me levai pour l'arreter par le bras. "Citoyen, dit Joseph Chenier a Robespierre, permets-moi de te parler en particulier, ou d'emmener mon pere d'ici un moment. Je le crois malade et un peu trouble. --Impie, dit le vieillard, veux-tu etre aussi mauvais fils que mauvais...? --Monsieur, dis-je en lui coupant la parole, il etait inutile de me consulter ce matin. --Non, non! dit Robespierre avec sa voix aigue et son incroyable sang-froid; non, ma foi, je ne veux pas que ton pere me quitte, Chenier! Je lui ai donne audience; il faut bien que j'ecoute. --Et pourquoi donc veux-tu qu'il s'en aille?--Que crains-tu donc qu'il m'apprenne?--Ne sais-je pas a peu pres tout ce qui se passe, et meme tes ordonnances du matin, docteur? --C'est fini!" dis-je en retombant accable sur ma chaise. Marie-Joseph, par un dernier effort, s'avanca hardiment et se placa de force entre son pere et Robespierre. "Apres tout, dit-il a celui-ci, nous sommes egaux, nous sommes freres, n'est-ce pas? Eh bien, moi, je puis te dire, citoyen, des choses que tout autre qu'un representant a la Convention nationale n'aurait pas le droit de te dire, n'est-ce pas?--Eh bien, je te dis que mon bon pere que voici, mon bon vieux pere, qui me deteste a present, parce que je suis depute, va te conter quelque affaire de famille bien au-dessous de tes graves occupations, vois-tu, citoyen Robespierre! Tu as de grandes affaires, toi, tu es seul, tu marches seul; toutes ces choses d'interieur, ces petites brouilleries, tu les ignores, heureusement pour toi. Tu ne dois pas t'en occuper." Et il le pressait par les deux mains. "Non, je ne veux pas absolument que tu l'ecoutes, vois-tu; je ne veux pas." Et, faisant le rieur: "Mais c'est que ce sont de vraies niaiseries qu'il va te dire." Et en bavardant plus bas: "Quelque plainte de ma conduite passee, de vieilles, vieilles idees monarchiques qu'il a. Je ne sais quoi, moi. Ecoute, mon ami, toi, notre grand citoyen, notre maitre!--oui, je le pense franchement, notre maitre!--va, va a tes affaires, a l'Assemblee ou l'on t'ecoute; --ou plutot, tiens, renvoie-nous.--Oui, tiens, franchement, mets-nous a la porte nous sommes de trop.--Messieurs, nous sommes indiscrets, partons." Il prenait son chapeau, pale et haletant, couvert de sueur, tremblant. "Allons, docteur; allons, mon pere, j'ai a vous parler. Nous sommes indiscrets.--Et Saint-Just, donc, qui arrive de si loin pour le voir! de l'armee du Nord! N'est-il pas vrai, Saint-Just?" Il allait, il venait, il avait les larmes aux yeux; il prenait Robespierre par le bras, son pere par les epaules il etait fou. Robespierre se leva, et, avec un air de bonte perfide, tendit la main au vieillard par-devant son fils.--Le pere crut tout sauve; nous sentimes tout perdu. M. de Chenier s'attendrit de ce seul geste, comme font les vieillards faibles. "Oh! vous etes bon! s'ecria-t-il. C'est un systeme que vous avez, n'est-ce pas? c'est un systeme qui fait qu'on vous croit mauvais. Rendez-moi mon fils aine, Monsieur de Robespierre! Rendez-le-moi, je vous en conjure; il est a Saint-Lazare. C'est bien le meilleur des deux, allez; vous ne le connaissez pas! il vous admire beaucoup, et il admire tous ces messieurs aussi; il m'en parle souvent. Il n'est point exagere du tout, quoi qu'on ait pu vous dire. Celui-ci a peur de se compromettre, et ne vous a pas parle; mais moi, qui suis pere, Monsieur, et qui suis bien vieux, je n'ai pas peur. D'ailleurs, vous etes un homme comme il faut, il ne s'agit que de voir votre air et vos manieres; et avec un homme comme vous on s'entend toujours, n'est- ce pas?" Puis a son fils: "Ne me faites point de signes! ne m'interrompez pas! vous m'importunez! laissez Monsieur agir selon son coeur il s'entend un peu mieux que vous en gouvernement, peut-etre! Vous avez toujours ete jaloux d'Andre, des votre enfance. Laissez-moi, ne me parlez pas." Le malheureux frere! il n'aurait pas parle, il etait muet de douleur, et moi aussi. "Ah! dit Robespierre en s'asseyant et otant ses lunettes paisiblement et avec soulagement; voila donc leur grande affaire! Dis donc, Saint- Just! ne s'imaginaient-ils pas que j'ignorais l'emprisonnement du petit frere? Ces gens-la me croient fou, en verite. Seulement il est bien vrai que je ne me serais pas occupe de lui d'ici a quelques jours. Eh bien, ajouta- t-il en prenant sa plume et griffonnant, on va faire passer l'affaire de ton fils. --Voila! dis-je en etouffant. --Comment! passer? dit le pere interdit. --Oui, citoyen, dit Saint-Just en lui expliquant froidement la chose, passer au tribunal revolutionnaire, ou il pourra se defendre. --Et Andre? dit M. de Chenier. --Lui, repondit Saint-Just, a la Conciergerie. --Mais il n'y avait pas de mandat d'arret contre Andre! dit son pere. --Eh bien, il dira cela au tribunal, repondit Robespierre; tant mieux pour lui." Et en parlant il ecrivait toujours. "Mais a quoi bon l'y envoyer? disait le pauvre vieillard. --Pour qu'il se justifie, repondait aussi froidement Robespierre, ecrivant toujours. --Mais l'ecoutera-t-on?" dit Marie-Joseph. Robespierre mit ses lunettes et le regarda fixement: ses yeux luisaient sous leurs yeux verts comme ceux des hiboux. "Soupconnes-tu l'integrite du tribunal revolutionnaire?" dit-il. Marie-Joseph baissa la tete, et dit: "Non!" en soupirant profondement. Saint-Just dit gravement: "Le tribunal absout quelquefois. --Quelquefois! dit le pere tremblant et debout. --Dis donc, Saint-Just, reprit Robespierre en recommencant a ecrire, sais-tu que c'est aussi un Poete, celui-la? Justement nous parlions d'eux, et ils parlent de nous tiens, voila une gentillesse de sa facon. C'est tout nouveau, n'est-il pas vrai, Docteur? dis donc, Saint-Just, il nous appelle bourreaux, barbouilleurs de lois. --Rien que cela!" dit Saint-Just en prenant le papier, que je ne reconnus que trop, et qu'il avait fait derober par ses merveilleux espions. Tout a coup Robespierre tira sa montre, se leva brusquement et dit: "Deux heures!" Il nous salua, et courut a la porte de sa chambre par laquelle il etait entre avec Saint-Just. Il l'ouvrit, entra le premier et a demi dans l'autre appartement, ou j'apercus des hommes, et laissant sa main sur la clef comme avec une sorte de crainte et pret a nous fermer la porte au nez, dit d'une voix aigre, fausse et ferme: "Ceci est seulement pour vous faire voir que je sais tout ce qui se passe assez promptement." Puis, se tournant vers Saint-Just, qui le suivait paisiblement avec un sourire ineffable de douceur: "dis donc, Saint-Just, je crois que je m'entends aussi bien que les Poetes a composer des scenes de famille. --Attends, Maximilien! cria Marie-Joseph en lui montrant le poing et en s'en allant par la porte opposee, qui, cette fois, s'ouvrit d'elle-meme, je vais a la Convention avec Tallien! --Et moi aux Jacobins, dit Robespierre avec secheresse et orgueil. --Avec Saint-Just", ajouta Saint-Just d'une voix terrible. En suivant Marie-Joseph pour sortir de la taniere: "Reprenez votre second fils, dis-je au pere; car vous venez de tuer l'aine." Et nous sortimes sans oser nous retourner pour le voir. CHAPITRE XXXV UN SOIR D'ETE Ma premiere action fut de cacher Joseph Chenier. Personne alors, malgre la Terreur, ne refusait son toit a une tete menacee. Je trouvai vingt maisons. J'en choisis une pour Marie-Joseph. Il s'y laissa conduire en pleurant comme un enfant. Cache le jour, il courait la nuit chez tous les representants, ses amis, pour leur donner du courage. Il etait navre de douleur, il ne parlait plus que pour hater le renversement de Robespierre, de Saint-Just et de Couthon. Il ne vivait plus que de cette idee. Je m'y livrai comme lui, comme lui je me cachai. J'etais partout, excepte chez moi. Quand Joseph Chenier se rendait a la Convention, il entrait et sortait entoure d'amis et de representants auxquels on n'osait toucher. Une fois dehors, on le faisait disparaitre, et la troupe meme des espions de Robespierre, la plus subtile volee de sauterelles qui jamais se soit abattue sur Paris comme une plaie, ne put trouver sa trace. La tete d'Andre Chenier dependait d'une question de temps. Il s'agissait de savoir ce qui murirait le plus vite, ou la colere de Robespierre, ou la colere des conjures. Des la premiere nuit qui suivit cette triste scene, du 5 au 6 Thermidor, nous visitames tous ceux qu'on nomma depuis thermidoriens, tous, depuis Tallien jusqu'a Barras, depuis Lecointre jusqu'a Vadier. Nous les unissions d'intention sans les rassembler.--Chacun etait decide, mais tous ne l'etaient pas. Je revins triste. Voici le resultat de ce que j'ai vu: La Republique etait minee et contre-minee. La mine de Robespierre partait de l'Hotel de Ville: la contre-mine de Tallien, des Tuileries. Le jour ou les mineurs se rencontreraient serait le jour de l'explosion. Mais il y avait unite du cote de Robespierre, desunion dans les conventionnels qui attendaient son attaque. Nos efforts pour les presser de commencer n'aboutirent cette nuit et la nuit suivante, du 6 au 7, qu'a des conferences timides et partielles. Les Jacobins etaient prets des longtemps. La Convention voulait attendre les premiers coups. Le 7, quand le jour vint, on en etait la. Paris sentait la terre remuer sous lui. L'evenement futur se respirait dans les carrefours, comme il arrive toujours ici. Les places etaient encombrees de parleurs. Les portes etaient beantes. Les fenetres questionnaient les rues. Nous n'avions rien pu savoir de Saint-Lazare. Je m'y etais montre. On m'avait ferme la porte avec fureur, et presque arrete. J'avais perdu la journee en recherches vaines. Vers six heures du soir, des groupes couraient les places publiques. Des hommes agites jetaient une nouvelle dans les rassemblements et s'enfuyaient. On disait: "Les Sections vont prendre les armes. On conspire a la Convention.--Les Jacobins conspirent.-- La Commune suspend les decrets de la Convention. --Les canonniers viennent de passer." On criait: "Grande petition des Jacobins a la Convention en faveur du peuple." Quelquefois toute une rue courait et s'enfuyait sans savoir pourquoi, comme balayee par le vent. Alors les enfants tombaient, les femmes criaient, les volets des boutiques se fermaient, et puis le silence regnait pour un peu de temps, jusqu'a ce qu'un nouveau trouble vint tout remuer. Le soleil etait voile comme par un commencement d'orage. La chaleur etait etouffante. Je rodai autour de ma maison de la place de la Revolution, et, pensant tout d'un coup qu'apres deux nuits ce serait la qu'on me chercherait le moins, je passai l'arcade, et j'entrai. Toutes les portes etaient ouvertes; les portiers dans les rues. Je montai, j'entrai seul; je trouvai tout comme je l'avais laisse: mes livres epars et un peu poudreux, mes fenetres ouvertes. Je me reposai un moment pres de la fenetre qui donnait sur la place. Tout en reflechissant, je regardais d'en haut ces Tuileries eternellement regnantes et tristes, avec leurs marronniers verts, et la longue maison sur la longue terrasse des Feuillants; les arbres des Champs-Elysees, tout blancs de poussiere; la place toute noire de tetes d'hommes, et, au milieu, l'une devant l'autre, deux choses de bois peint: la statue de la Liberte et la Guillotine. Cette soiree etait pesante. Plus le soleil se cachait derriere les arbres et sous le nuage lourd et bleu en se couchant, plus il lancait des rayons obliques et coupes sur les bonnets rouges et les chapeaux noirs, lueurs tristes qui donnaient a cette foule agitee l'aspect d'une mer sombre tachetee par des flaques de sang. Les voix confuses n'arrivaient plus a la hauteur de mes fenetres les plus voisines du toit que comme la voix des vagues de l'Ocean, et le roulement lointain du tonnerre ajoutait a cette sombre illusion. Les murmures prirent tout a coup un accroissement prodigieux; et je vis toutes les tetes et les bras se tourner vers les boulevards, que je ne pouvais apercevoir. Quelque chose qui venait de la excitait les cris et les huees, le mouvement et la lutte. Je me penchai inutilement, rien ne paraissait, et les cris ne cessaient pas. Un desir invincible de voir me fit oublier ma situation je voulus sortir, mais j'entendis sur l'escalier une querelle qui me fit bientot fermer la porte. Des hommes voulaient monter, et le portier, convaincu de mon absence, leur montrait, par ses clefs doubles, que je n'habitais plus la maison. Deux voix nouvelles survinrent et dirent que c'etait vrai, qu'on avait tout retourne il y avait une heure. J'etais arrive a temps. On descendait avec grand regret. A leurs imprecations je reconnus de quelle part etaient venus ces hommes. Force me fut de retourner tristement a ma fenetre, prisonnier chez moi. Le grand bruit croissait de minute en minute, et un bruit superieur s'approchait de la place, comme le bruit des canons au milieu de la fusillade. Un flot immense de peuple arme de piques enfonca la vaste mer du peuple desarme de la place, et je vis enfin la cause de ce tumulte sinistre. C'etait une charrette, mais une charrette peinte de rouge et chargee de quatre-vingts corps vivants. Ils etaient tous debout, presses l'un contre l'autre. Toutes les tailles, tous les ages etaient lies en faisceau. Tous avaient la tete decouverte, et l'on voyait des cheveux blancs, des tetes sans cheveux, de petites tetes blondes a hauteur de ceinture, des robes blanches, des habits de paysans, d'officiers, de pretres, de bourgeois; j'apercus meme deux femmes qui portaient leur enfant a la mamelle et nourrissaient jusqu'a la fin, comme pour leguer a leurs fils tout leur lait, tout leur sang et toute leur vie, qu'on allait prendre. Je vous l'ai dit, cela s'appelait une fournee. La charge etait si pesante, que trois chevaux ne pouvaient la trainer. D'ailleurs, et c'etait la cause du bruit, a chaque pas on arretait la voiture, et le peuple jetait de grands cris. Les chevaux reculaient l'un sur l'autre, et la charrette etait comme assiegee. Alors, par-dessus leurs gardes, les condamnes tendaient les bras a leurs amis. On eut dit une nacelle surchargee qui va faire naufrage et que du bord on veut sauver. A chaque essai des gendarmes et des Sans- Culottes pour marcher en avant, le peuple jetait un cri immense et refoulait le cortege avec toutes ses poitrines et toutes ses epaules; et, interposant devant l'arret son tardif et terrible veto, il criait d'une voix longue, confuse, croissante, qui venait a la fois de la Seine, des ponts, des quais, des avenues, des arbres, des bornes et des paves: "NON! NON! NON!" A chacune de ces grandes marees d'hommes, la charrette se balancait sur ses roues comme un vaisseau sur ses ancres, et elle etait presque soulevee avec toute sa charge. J'esperais toujours la voir verser. Le coeur me battait violemment. J'etais tout entier hors de ma fenetre, enivre, etourdi par la grandeur du spectacle. Je ne respirais pas. J'avais toute l'ame et toute la vie dans les yeux. Dans l'exaltation ou m'elevait cette grande vue, il me semblait que le ciel et la terre y etaient acteurs. De temps a autre venait du nuage un petit eclair, comme un signal. La face noire des Tuileries devenait rouge et sanglante, les deux grands carres d'arbres se renversaient en arriere comme ayant horreur. Alors le peuple gemissait; et, apres sa grande voix, celle du nuage reprenait et roulait tristement. L'ombre commencait a s'etendre, celle de l'orage avant celle de la nuit. Une poussiere seche volait au-dessus des tetes et cachait souvent a mes yeux tout le tableau. Cependant je ne pouvais arracher ma vue de cette charrette ballottee. Je lui tendais les bras d'en haut, je jetais des cris inentendus; j'invoquais le peuple! Je lui disais "Courage!" et ensuite je regardais si le ciel ne ferait pas quelque chose. Je m'ecriai: "Encore trois jours! encore trois jours! o Providence! o Destin! o Puissances a jamais inconnues! o vous le Dieu! vous les Esprits! vous les Maitres! les Eternels! si vous entendez, arretez-les pour trois jours encore!" La charrette allait toujours pas a pas, lentement, heurtee, arretee, mais, helas! en avant. Les troupes s'accroissaient autour d'elle. Entre la Guillotine et la Liberte, des baionnettes luisaient en masse. La semblait etre le port ou la chaloupe etait attendue. Le peuple, las du sang, le peuple irrite, murmurait davantage, mais il agissait moins qu'en commencant. Je tremblai, mes dents se choquerent. Avec mes yeux, j'avais vu l'ensemble du tableau; pour voir le detail, je pris une longue-vue. La charrette etait deja eloignee de moi, en avant. J'y reconnus pourtant un homme en habit gris, les mains derriere le dos. Je ne sais si elles etaient attachees. Je ne doutai pas que ce ne fut Andre Chenier. La voiture s'arreta encore. On se battait. Je vis un homme en bonnet rouge monter sur les planches de la Guillotine et arranger un panier. Ma vue se troublait je quittai ma lunette pour essuyer le verre et mes yeux. L'aspect general de la place changeait a mesure que la lutte changeait de terrain. Chaque pas que les chevaux gagnaient semblait au peuple une defaite qu'il eprouvait. Les cris etaient moins furieux et plus douloureux. La foule s'accroissait pourtant et empechait la marche plus que jamais par le nombre plus que par la resistance. Je repris la longue-vue, et je revis les malheureux embarques qui dominaient de tout le corps les tetes de la multitude. J'aurais pu les compter en ce moment. Les femmes m'etaient inconnues. J'y distinguai de pauvres paysannes, mais non les femmes que je craignais d'y voir. Les hommes, je les ai vus a Saint-Lazare. Andre causait en regardant le soleil couchant. Mon ame s'unit a la sienne; et tandis que mon oeil suivait de loin le mouvement de ses levres, ma bouche disait tout haut ses derniers vers: Comme un dernier rayon, comme un dernier zephire Anime la fin d'un beau jour, Au pied de l'echafaud, j'essaie encore ma lyre. Peut-etre est-ce bientot mon tour. Tout a coup un mouvement violent qu'il fit me forca de quitter ma lunette et de regarder toute la place, ou je n'entendais plus de cris. Le mouvement de la multitude etait devenu retrograde tout a coup. Les quais, si remplis, si encombres, se vidaient. Les masses se coupaient en groupes, les groupes en familles, les familles en individus. Aux extremites de la place, on courait pour s'enfuir dans une grande poussiere. Les femmes couvraient leurs tetes et leurs enfants de leurs robes. La colere etait eteinte... Il pleuvait. Qui connait Paris comprendra ceci. Moi, je l'ai vu. Depuis encore je l'ai revu dans des circonstances graves et grandes. Aux cris tumultueux, aux jurements, aux longues vociferations, succederent des murmures plaintifs qui semblaient un sinistre adieu, de lentes et rares exclamations, dont les notes prolongees, basses et descendantes, exprimaient l'abandon de la resistance et gemissaient sur leur faiblesse. La Nation, humiliee, ployait le dos et roulait par troupeaux entre une fausse statue, une Liberte qui n'etait que l'image d'une image, et un reel Echafaud teint de son meilleur sang. Ceux qui se pressaient voulaient voir ou voulaient s'enfuir. Nul ne voulait rien empecher. Les bourreaux saisirent le moment. La mer etait calme, et leur hideuse barque arriva a bon port. La Guillotine leva son bras. En ce moment plus aucune voix, plus aucun mouvement sur l'etendue de la place. Le bruit clair et monotone d'une large pluie etait le seul qui se fit entendre, comme celui d'un immense arrosoir. Les larges rayons d'eau s'etendaient devant mes yeux et sillonnaient l'espace. Mes jambes tremblaient il me fut necessaire d'etre a genoux. La je regardais et j'ecoutais sans respirer. La pluie etait encore assez transparente pour que ma lunette me fit apercevoir la couleur du vetement qui s'elevait entre les poteaux. Je voyais aussi un jour blanc entre le bras et le billot et, quand une ombre comblait cet intervalle, je fermais les yeux. Un grand cri des spectateurs m'avertissait de les rouvrir. Trente-deux fois je baissai la tete ainsi, disant une priere desesperee, que nulle oreille humaine n'entendra jamais, et que moi seul j'ai pu concevoir. Apres le trente-troisieme cri, je vis l'habit gris tout debout. Cette fois je resolus d'honorer le courage de son genie en ayant le courage de voir toute sa mort je me levai. La tete roula, et ce qu'il avait la s'enfuit avec le sang. CHAPITRE XXXVI UN TOUR DE ROUE Ici le Docteur-Noir fut quelque temps sans pouvoir continuer. Tout a coup il se leva et dit ce qui suit en marchant vivement dans la chambre de Stello: --Une rage incroyable me saisit alors! Je sortis violemment de ma chambre en criant sur l'escalier "Les bourreaux! les scelerats! livrez-moi si vous voulez! venez me chercher! me voila!"--Et j'allongeais ma tete, comme la presentant au couteau. J'etais dans le delire. Eh! que faisais-je?--Je ne trouvai sur les marches de l'escalier que deux petits enfants, ceux du portier. Leur innocente presence m'arreta. Ils se tenaient par la main, et, tout effrayes de me voir, se serraient contre la muraille pour me laisser passer comme un fou que j'etais. Je m'arretai et je me demandai ou j'allais, et comment cette mort transportait ainsi celui qui avait tant vu mourir.--Je redevins a l'instant maitre de moi; et, me repentant profondement d'avoir ete assez insense pour esperer pendant un quart d'heure de ma vie, je redevins l'impassible spectateur de choses que je fus toujours.--J'interrogeai ces enfants sur mon canonnier; il etait venu depuis le 5 thermidor tous les matins, a huit heures; il avait brosse mes habits et dormi pres du poele. Ensuite, ne me voyant pas venir, il etait parti sans questionner personne.--Je demandai aux enfants ou etait leur pere. Il etait alle sur la place voir la ceremonie. Moi, je l'avais trop bien vue. Je descendis plus lentement, et, pour satisfaire le desir violent qui me restait, celui de voir comment se conduirait la Destinee, et si elle aurait l'audace d'ajouter le triomphe general de Robespierre a ce triomphe partiel. Je n'en aurais pas ete surpris. La foule etait si grande encore et si attentive sur la place, que je sortis, sans etre vu, par ma grande porte, ouverte et vide. La je me mis a marcher, les yeux baisses, sans sentir la pluie. La nuit ne tarda pas a venir. Je marchais toujours en pensant. Partout j'entendais a mes oreilles les cris populaires, le roulement lointain de l'orage, le bruissement regulier de la pluie. Partout je croyais voir la Statue et l'Echafaud se regardant tristement par-dessus les tetes vivantes et les tetes coupees. J'avais la fievre. Continuellement j'etais arrete dans les rues par des troupes qui passaient, par des hommes qui couraient en foule. Je m'arretais, je laissais passer, et mes yeux baisses ne pouvaient regarder que le pave luisant, glissant et lave par la pluie. Je voyais mes pieds marcher, et je ne savais pas ou ils allaient. Je reflechissais sagement, je raisonnais logiquement, je voyais nettement et j'agissais en insense. L'air avait ete rafraichi, la pluie avait seche dans les rues et sur moi sans que je m'en fusse apercu. Je suivais les quais, je passais les ponts, je les repassais, cherchant a marcher seul sans etre coudoye, et je ne pouvais y reussir. J'avais du peuple a cote de moi, du peuple devant, du peuple derriere; du peuple dans la tete, du peuple partout: c'etait insupportable. On me croisait, on me poussait, on me serrait. Je m'arretais alors, et je m'asseyais sur une borne ou une barriere: je continuais a reflechir. Tous les traits du tableau me revenaient plus colores devant les yeux; je revoyais les Tuileries rouges, la place houleuse et noire, le gros nuage et la grande Statue et la grande Guillotine se regardant. Alors je partais de nouveau; le peuple me reprenait, me heurtait et me roulait encore. Je le fuyais machinalement, mais sans etre importune; au contraire, la foule berce et endort. J'aurais voulu qu'elle s'occupat de moi pour etre delivre par l'exterieur de l'interieur de moi-meme. La moitie de la nuit se passa ainsi dans un vagabondage de fou. Enfin, comme je m'etais assis sur le parapet d'un quai, et que l'on m'y pressait encore, je levai les yeux et regardai autour de moi et devant moi. J'etais devant l'Hotel de Ville; je le reconnus a ce cadran lumineux, eteint depuis, rallume nouvellement tel qu'on le voit, et qui, tout rouge alors, ressemblait de loin a une large lune de sang sur laquelle des heures magiques etaient marquees. Le cadran disait minuit et vingt minutes; je crus rever. Ce qui m'etonna surtout fut de voir reellement autour de moi une quantite d'hommes assembles. Sur la Greve, sur les quais, partout on allait sans savoir ou. Devant l'Hotel de Ville surtout on regardait une grande fenetre eclairee. C'etait celle du Conseil de la Commune. Sur les marches du vieux palais etait range un bataillon epais d'hommes en bonnets rouges, armes de piques et chantant la Marseillaise; le reste du peuple etait dans la stupeur et parlait a voix basse. Je pris la sinistre resolution d'aller chez Joseph Chenier. J'arrivai bientot a une etroite rue de l'ile Saint-Louis, ou il s'etait refugie. Une vieille femme, notre confidente, qui m'ouvrit en tremblant apres m'avoir fait longtemps attendre, me dit "qu'il dormait; qu'il etait bien content de sa journee; qu'il avait recu dix Representants sans oser sortir que demain on allait attaquer Robespierre, et que, le 9, il irait avec moi delivrer M. Andre; qu'il prenait des forces". L'eveiller pour lui dire: "Ton frere est mort; tu arriveras trop tard. Tu crieras: Mon frere! et l'on ne te repondra pas; tu diras: Je voulais le sauver,--et l'on ne te croira jamais, ni pendant ta vie ni apres ta mort! et tous les jours on t'ecrira: Cain, qu'as-tu fait de ton frere?" L'eveiller pour lui dire cela!--Oh! non! "Qu'il prenne des forces, dis-je, il en aura besoin demain." Et je recommencai dans la rue ma nocturne marche, resolu de ne pas entrer chez moi que l'evenement ne fut accompli. Je passai la nuit a roder de l'Hotel de Ville au Palais-National, des Tuileries a l'Hotel de Ville. Tout Paris semblait aussi bivouaquer. Le jour, 8 thermidor, se leva bientot, tres brillant. Ce fut un bien long jour que celui-la. Je vis du dehors le combat interieur du grand corps de la Republique. Au Palais-National, contre l'ordinaire, le silence etait sur la place et le bruit dans le chateau. Le peuple attendit encore son arret tout le jour, mais vainement. Les partis se formaient. La Commune enrolait des Sections entieres de la garde nationale. Les Jacobins etaient ardents a perorer dans les groupes. On portait des armes; on les entendait essayer par des explosions inquietantes. La nuit revint, et l'on apprit seulement que Robespierre etait plus fort que jamais, et qu'il avait frappe d'un discours puissant ses ennemis de la Convention. Quoi! il ne tomberait pas! quoi! il vivrait, il tuerait, il regnerait!--Qui aurait eu, cette autre nuit, un toit, un lit, un sommeil?--Personne autour de moi ne s'en souvint, et moi je ne quittai pas la place. J'y vecus, j'y pris racine. Il arriva enfin le second jour, le jour de crise, et mes yeux fatigues le saluerent de loin. La Dispute foudroyante hurla tout le jour encore dans le palais qu'elle faisait trembler. Quand un cri, quand un mot s'envolait au dehors, il bouleversait Paris, et tout changeait de face. Les des etaient jetes sur le tapis, et les tetes aussi.--Quelquefois un des pales joueurs venait respirer et s'essuyer le front a une fenetre; alors le peuple lui demandait avec anxiete qui avait gagne la partie ou il etait joue lui-meme. Tout a coup on apprend, avec la fin du jour et de la seance, on apprend qu'un cri etrange, inattendu, imprevu, inoui, a ete jete: A bas le tyran! et que Robespierre est en prison. La guerre commence aussitot. Chacun court a son poste. Les tambours roulent, les armes brillent, les cris s'elevent.--L'Hotel de Ville gemit avec son tocsin, et semble appeler son maitre.--Les Tuileries se herissent de fer, Robespierre reconquis regne en son palais, l'Assemblee dans le sien. Toute la nuit, la Commune et la Convention appellent a leur secours, et mutuellement s'excommunient. Le peuple etait flottant entre ces deux puissances. Les citoyens erraient par les rues, s'appelant, s'interrogeant, se trompant et craignant de se perdre eux-memes et la nation; beaucoup demeuraient en place et, frappant le pave de la crosse de leurs fusils, s'y appuyaient le menton en attendant le jour et la verite. Il etait minuit. J'etais sur la place du Carrousel, lorsque dix pieces de canon y arriverent. A la lueur des meches allumees et de quelques torches, je vis que les officiers placaient leurs pieces avec indifference sur la place, comme en un parc d'artillerie, les unes braquees contre le Louvre, les autres vers la riviere. Ils n'avaient, dans les ordres qu'ils donnaient, aucune intention decidee. Ils s'arreterent et descendirent de cheval, ne sachant guere a la disposition de qui ils venaient se mettre. Les canonniers se coucherent a terre. Comme je m'approchais d'eux, j'en remarquai un, le plus fatigue peut-etre, mais a coup sur le plus grand de tous, qui s'etait etabli commodement sur l'affut de sa piece et commencait a ronfler deja. Je le secouai par le bras: c'etait mon paisible canonnier, c'etait Blaireau. Il se gratta la tete un moment avec un peu d'embarras, me regarda sous le nez, puis, me reconnaissant, se releva de toute son etendue assez languissamment. Ses camarades, habitues a le venerer comme chef de piece, vinrent pour l'aider a quelque manoeuvre. Il allongea un peu ses bras et ses jambes pour se degourdir, et leur dit: "Oh! restez, restez; allez, ce n'est rien: c'est le citoyen que voila qui vient boire un peu la goutte avec moi. Hein!" Les camarades recouches ou eloignes: "Eh bien, dis-je, mon grand Blaireau, qu'est-ce donc qui arrive aujourd'hui?" Il prit la meche de son canon et s'amusa a y allumer sa pipe. "Oh! c'est pas grand'chose, me dit-il. --Diable!" dis-je. Il huma sa pipe avec bruit et la mit en train. "Oh! mon Dieu! mon Dieu, mon Dieu, non! pas la peine de faire attention a ca!" Il tourna la tete par-dessus ses hautes epaules pour regarder d'un air de mepris le palais national des Tuileries, avec toutes ses fenetres eclairees. "C'est, me dit-il, un tas d'avocats qui se chamaillent la-bas! Et c'est tout. --Ah! ca ne te fait pas d'autre effet, a toi? lui dis-je, en prenant un ton cavalier et voulant lui frapper sur l'epaule, mais n'y arrivant pas. --Pas davantage", me dit Blaireau avec un air de superiorite incontestable. Je m'assis sur son affut, et je rentrai en moi-meme. J'avais honte de mon peu de philosophie a cote de lui. Cependant j'avais peine a ne pas faire attention a ce que je voyais. Le Carrousel se chargeait de bataillons qui venaient se serrer en masse devant les Tuileries, et se reconnaissaient avec precaution. C'etaient la section de la Montagne, celle de Guillaume-Tell, celles des Gardes-francaises et de la Fontaine-Grenelle qui se rangeaient autour de la Convention. Etait-ce pour la cerner ou la defendre? Comme je me faisais cette question, des chevaux accoururent. Ils enflammaient le pave de leurs pieds. Ils vinrent droit aux canonniers. Un gros homme, qu'on distinguait mal a la lueur des torches, et qui beuglait d'une etrange facon, devancait tous les autres. Il brandissait un grand sabre courbe, et criait de loin: "Citoyens canonniers, a vos pieces!--Je suis le general Henriot. Criez: Vive Robespierre! mes enfants. Les traitres sont la! enfants. Brulez-leur un peu la moustache! Hein! faudra voir s'ils feront aller les bons enfants comme ils voudront. Hein! c'est que je suis la, moi. --Hein! vous me connaissez bien, mes fils, pas vrai?" Pas un mot de reponse. Il chancelait sur son cheval, et, se renversant en arriere, soutenait son gros corps sur les renes et faisait cabrer le pauvre animal, qui n'en pouvait plus. "Eh bien, ou sont donc les officiers ici? mille dieux! continuait-il. Vive la nation! Dieu de Dieu! et Robespierre! les amis!--Allons! nous sommes des Sans-Culottes et des bons garcons, qui ne nous mouchons pas du pied, n'est-ce pas?--Vous me connaissez bien?--Hein! vous savez, canonniers, que je n'ai pas froid aux yeux, moi! Tournez-moi vos pieces sur cette baraque, ou sont tous les filous et les gredins de la Convention." Un officier s'approcha et lui dit: "Salut!--Va te coucher. Je n'en suis pas.--Ni vu ni connu,--tu m'ennuies." Un second dit au premier: "Mais dis donc, toi, on ne sait pas au fait s'il n'est pas general, ce vieil ivrogne? --Ah bah! qu'est-ce que ca me fait?" dit le premier. Et il s'assit. Henriot ecumait. "Je te fendrai le crane comme un melon, si tu n'obeis pas, mille tonnerres! --Oh! pas de ca, Lisette! reprit l'officier en lui montrant le bout d'un ecouvillon. Tiens-toi tranquille, s'il vous plait, citoyen." Les especes d'aides de camp qui suivaient Henriot s'efforcaient inutilement d'enlever les officiers et de les decider: ils les ecoutaient beaucoup moins encore que leur gros buveur de general. Le vin, le sang, la colere, etranglaient l'ignoble Henriot. Il criait, il jurait Dieu, il maugreait, il hurlait; il se frappait la poitrine; il descendait de cheval et se jetait par terre; il remontait et perdait son chapeau a grandes plumes. Il courait de la droite a la gauche et embarrassait les pieds du cheval dans les affuts. Les canonniers le regardaient sans se deranger, et riaient. Les citoyens armes venaient le regarder avec des chandelles et des torches, et riaient. Henriot recevait de grossieres injures et rendait des imprecations de cabaretier saoul. "Oh! le gros sanglier,--sanglier sans defense.--Oh! oh! qu'est-ce qu'il nous veut, le porc empanache?" Il criait: "A moi les bons Sans-Culottes! a moi les solides a trois poils! que j'extermine toute cette enragee canaille de Tallien! Fendons la gorge a Boissy-d'Anglas; eventrons Collot-d'Herbois; coupons le sifflet a Merlin-Thionville; faisons un hachis de conventionnels sur le Billaud-Varennes, mes enfants! --Allons! dit l'adjudant-major des canonniers, commence par faire demi-tour, vieux fou. En v'la assez. C'est assez d'parade comm'ca. Tu ne passeras pas." En meme temps il donna un coup de pommeau de sabre dans le nez du cheval d'Henriot. Le pauvre animal se mit a courir dans la place du Carrousel, emportant son gros maitre, dont le sabre et le chapeau trainaient a terre, renversant sur son chemin des soldats pris par le dos, des femmes qui etaient venues accompagner les Sections, et de pauvres petits garcons accourus pour regarder, comme tout le monde. L'ivrogne revint encore a la charge, et, avec un peu plus de bon sens (le froid sur la tete et le galop l'avaient un peu degrise), dit a un autre officier: "Songe bien, citoyen, que l'ordre de faire feu sur la Convention, c'est de la Commune que je te l'apporte, et de la part de Robespierre, Saint-Just et Couthon. J'ai le commandement de toute la garnison. Tu entends, citoyen?" L'officier ota son chapeau. Mais il repondit avec un sang-froid parfait: "Donne-moi un ordre par ecrit, citoyen. Crois-tu que je serai assez bete pour faire feu sans preuve d'ordre?--Oui! pas mal!--Je ne suis pas au service d'hier, va! pour me faire guillotiner demain. Donne-moi un ordre signe, et je brule le Palais-National et la Convention comme un paquet d'allumettes." La-dessus, il retroussa sa moustache et tourna le dos. "Autrement, ajouta-t-il, ordonne le feu toi-meme aux artilleurs, et je ne soufflerai pas." Henriot le prit au mot. Il vint droit a Blaireau. "Canonnier, je te connais." Blaireau ouvrit de grands yeux hebetes et dit: "Tiens! il me connait! --Je t'ordonne de tourner la piece sur le mur la-bas, et de faire feu." Blaireau bailla. Puis il se mit a l'ouvrage, et d'un tour de bras la piece fut braquee. Il ploya ses grands genoux, et en pointeur experimente ajusta le canon, mettant en ligne les deux points de mire vis-a-vis la plus grande fenetre allumee du chateau. Henriot triomphait. Blaireau se redressa de toute sa hauteur, et dit a ses quatre camarades, qui se tenaient a leur poste pour servir la piece, deux a droite, deux a gauche: "Ce n'est pas tout a fait ca, mes petits amis.--Un petit tour de roue encore!" Moi, je regardai cette roue du canon qui tournait en avant, puis retournait en arriere, et je crus voir la roue mythologique de la Fortune. Oui, c'etait elle... C'etait elle-meme, realisee, en verite. A cette roue etait suspendu le destin du monde. Si elle allait en avant et pointait la piece, Robespierre etait vainqueur. En ce moment meme les Conventionnels avaient appris l'arrivee d'Henriot; en ce moment meme, ils s'asseyaient pour mourir sur leurs chaises curules. Le peuple des tribunes s'etait enfui et le racontait autour de nous. Si le canon faisait feu, l'Assemblee se separait, et les Sections reunies passaient au joug de la Commune. La Terreur s'affermissait, puis s'adoucissait, puis restait..., restait un Richard III, ou un Cromwell, ou apres un Octave... Qui sait? Je ne respirais pas, je regardais, je ne voulais rien dire. Si j'avais dit un mot a Blaireau, si j'avais mis un grain de sable, le souffle d'un geste sous la roue, je l'aurais fait reculer. Mais non, je n'osai le faire, je voulus voir ce que le destin seul enfanterait. Il y avait un petit trottoir use devant la piece; les quatre servants ne pouvaient y poser egalement les roues, qui glissaient toujours en arriere. Blaireau recula et se croisa les bras en artiste decourage et mecontent. Il fit la moue. Il se tourna vers un officier d'artillerie: "Lieutenant! c'est trop jeune tout ca!--C'est trop jeune, ces servants-la, ca ne sait pas manier sa piece. Tant que vous me donnerez ca, il n'y a pas moyen d'aller!--N'y a pas de plaisir!" Le lieutenant repondit avec humeur: "Je ne te dis pas de faire feu, moi, je ne dis rien. --Ah bien! c'est different, dit Blaireau en baillant. Ah! bien, moi non plus, je ne suis plus du jeu. Bonsoir." En meme temps il donna un coup de pied a sa piece, la fit rouler en travers et se coucha dessus. Henriot tira son sabre, qu'on lui avait ramasse. "Feras-tu feu?" dit-il. Blaireau fumait, et, tenant a la main sa meche eteinte, repondit: "Ma chandelle est morte! va te coucher! Henriot, suffoque de rage, lui donna un coup de sabre a fendre un mur; mais c'etait un revers d'ivrogne, si mal applique, qu'il ne fit qu'effleurer la manche de l'habit et a peine la peau, a ce que je jugeai. C'en fut assez pour decider l'affaire contre Henriot. Les canonniers furieux firent pleuvoir sur son cheval une grele de coups de poing, de pied, d'ecouvillon; et le malencontreux general, couvert de boue, ballotte par son coursier comme un sac de ble sur un ane, fut emporte vers le Louvre, pour arriver, comme vous savez, a l'Hotel de Ville, ou Coffinhal le Jacobin le jeta par la fenetre sur un tas de fumier, son lit naturel. En ce moment meme arrivent les commissaires de la Convention; ils crient de loin que Robespierre, Saint-Just, Couthon, Henriot, sont mis hors la loi. Les Sections repondent a ce mot magique par des cris de joie. Le Carrousel s'illumine subitement. Chaque fusil porte un flambeau. Vive la liberte! Vive la Convention! A bas les tyrans! sont les cris de la foule armee. Tout marche a l'Hotel de Ville, et tout le peuple se soumet et se disperse au cri magique qui fut l'interdit republicain: Hors la loi! La Convention, assiegee, fit une sortie et vint des Tuileries assieger la Commune a l'Hotel de Ville. Je ne la suivis pas; je ne doutais pas de sa victoire. Je ne vis pas Robespierre se casser le menton au lieu de la cervelle, et recevoir l'injure, comme il eut recu l'hommage, avec orgueil et en silence. Il avait attendu la soumission de Paris, au lieu d'envoyer et d'aller la conquerir comme la Convention. Il avait ete lache. Tout etait dit pour lui. Je ne vis pas son frere se jeter sur les baionnettes par le balcon de l'Hotel de Ville, Lebas se casser la tete, et Saint-Just aller a la guillotine aussi calme qu'en y faisant conduire les autres, les bras croises, les yeux et les pensees au ciel comme le grand inquisiteur de la Liberte. Ils etaient vaincus, peu m'importait le reste. Je restai sur la meme place et, prenant les mains longues et ignorantes de mon canonnier naif, je lui fis cette petite allocution "O Blaireau! ton nom ne tiendra pas la moindre place dans l'histoire, et tu t'en soucies peu, pourvu que tu dormes le jour et la nuit, et que ce ne soit pas loin de Rose. Tu es trop simple et trop modeste, Blaireau, car je te jure que, de tous les hommes appeles grands par les conteurs d'histoire, il y en a peu qui aient fait des choses aussi grandes que celles que tu viens de faire. Tu as retranche du monde un regne et une Ere democratique; tu as fait reculer la Revolution d'un pas, tu as blesse a mort la Republique. Voila ce que tu as fait, o grand Blaireau!--D'autres hommes vont gouverner, qui seront felicites de ton oeuvre, et qu'un souffle de toi aurait pu disperser comme la fumee de ta pipe solennelle. On ecrira beaucoup et longtemps, et peut-etre toujours, sur le 9 thermidor; et jamais on ne pensera a te rapporter l'hommage d'adoration qui t'est du tout aussi justement qu'a tous les hommes d'action qui pensent si peu et qui savent si peu comment ce qu'ils ont fait s'est fait, et qui sont bien loin de ta modestie et de ta candeur philosophique. Qu'il ne soit pas dit qu'on ne t'ait pas rendu hommage; c'est toi, o Blaireau! qui es veritablement l'homme de la Destinee." Cela dit, je m'inclinai avec un respect reel et plein d'humiliation, apres avoir vu ainsi tout au fond de la source d'un des plus grands evenements politiques du monde. Blaireau pensa, je ne sais pourquoi, que je me moquais de lui. Il retira sa main des miennes tres doucement, par respect, et se gratta la tete: "Si c'etait, dit ce grand homme, un effet de votre bonte de regarder un peu mon bras gauche, seulement pour voir. --C'est juste" dis-je. Il ota sa manche, et je pris une torche. "Remercie Henriot, mon fils, lui dis-je, il t'a defait des plus dangereux de tes hieroglyphes. Les fleurs de lis, les Bourbons et Madeleine sont enleves avec l'epiderme, et apres-demain tu seras gueri et marie si tu veux." Je lui serrai le bras avec mon mouchoir, je l'emmenai chez moi, et ce qui fut dit fut fait. De longtemps encore je ne pus dormir, car le serpent etait ecrase, mais il avait devore le cygne de la France. Vous connaissez trop votre monde pour que je cherche a vous persuader que mademoiselle de Coigny s'empoisonna et que madame de Saint-Aignan se poignarda. Si la douleur fut un poison pour elles, ce fut un poison lent. Le 9 thermidor les fit sortir de prison. Mademoiselle de Coigny se refugia dans le mariage, mais bien des choses m'ont porte a croire qu'elle ne se trouva pas tres bien de ce lieu d'asile.--Pour madame de Saint-Aignan, une melancolie douce et affectueuse, mais un peu sauvage, et l'education de trois beaux enfants, remplirent toute sa vie et son veuvage dans la solitude du chateau de Saint-Aignan. Un an environ apres sa prison, une femme vint me demander de sa part un portrait. Elle avait attendu la fin du deuil de son mari pour me faire reprendre ce tresor. --Elle desirait ne pas me voir.--Je donnai la precieuse boite de maroquin violet, et je ne la revis pas.--Tout cela etait tres bien, tres pur, tres delicat.--J'ai respecte ses volontes, et je respecterai toujours son souvenir charmant, car elle n'est plus. Jamais aucun voyage ne lui fit quitter ce portrait, m'a-t-on dit; jamais elle ne consentit a le laisser copier: peut-etre l'a-t-elle brise en mourant; peut-etre est-il reste dans un tiroir de secretaire du vieux chateau, ou les petits-enfants de la belle duchesse l'auront toujours pris pour un grand-oncle; c'est la destinee des portraits. Ils ne font battre qu'un seul coeur, et, quand ce coeur ne bat plus, il faut les effacer. CHAPITRE XXXVII DE L'OSTRACISME PERPETUEL Les dernieres paroles du Docteur-Noir resonnaient encore dans la grande chambre de Stello, lorsque celui-ci s'ecria, en levant les deux bras au-dessus de sa tete: --Oui, cela dut se passer ainsi! --Mes histoires, dit rudement le conteur satirique, sont, comme toutes les paroles des hommes, a moitie vraies. --Oui, cela dut se passer ainsi, poursuivit Stello; oui, je l'atteste par tout ce que j'ai souffert en ecoutant. Comme l'on sent la ressem- blance du portrait d'un inconnu ou d'un mort, je sens la ressemblance des votres. Oui, leurs passions et leurs interets les firent parler de la sorte. Donc, des trois formes du Pouvoir possibles, la premiere nous craint, la seconde nous dedaigne comme inutiles, la troisieme nous hait et nous nivelle comme superiorites aristocratiques. Sommes-nous donc les ilotes eternels des societes? --Ilotes ou Dieux, dit le Docteur, la Multitude, tout en vous portant dans ses bras, vous regarde de travers comme tous ses enfants, et de temps en temps vous jette a terre et vous foule aux pieds. C'est une mauvaise mere. Gloire eternelle a l'homme d'Athenes...--Oh! pourquoi ne sait-on pas son nom? Pourquoi le sublime anonyme qui crea la Venus de Milo ne lui a-t-il pas reserve la moitie de son bloc de marbre? Pourquoi ne l'a-t-on pas ecrit en lettres d'or, ce nom grossier sans doute, en tete des Hommes illustres de Plutarque?--Gloire a l'homme d'Athenes... --Je ne cesserai de le venerer et de le considerer comme le type eternel, le magnifique representant du Peuple de toutes les nations et de tous les siecles. Je ne cesserai de penser a lui toutes les fois que je verrai des hommes assembles pour juger quelque chose ou quelqu' un, ou seulement des hommes reunis qui se parleront d'une oeuvre ou d'une action illustre, ou seulement des hommes qui prononceront un nom celebre, comme la Multitude les prononce d'ordinaire, avec un accent indefinissable; c'est un accent pince, roide, jaloux et hostile. On dirait que le nom sort de la bouche avec explosions, malgre celui qui le prononce, contraint par un charme magique, une puissance secrete qui en arrache les syllabes importunes. Lorsqu'il passe, la bouche grimace, les levres flottent vaguement entre le sourire du mepris et la contraction d'un examen profond et serieux. Il y a du bonheur si, dans ce combat, le nom en passant n'est pas estropie, ou suivi d'une rude et fletrissante epithete. Ainsi, lorsqu'on a goute par complai- sance une liqueur amere, si les levres la jettent loin d'elles, il est rare que ce mouvement ne soit pas suivi d'un souffle et d'une expression de degout. O Multitude! Multitude sans nom! vous etes nee ennemie des noms! --Considerez ce que vous faites lorsque vous vous assemblez au theatre. Le fond de vos sentiments est le desir secret de la chute et la crainte du succes. Vous venez comme malgre vous, vous voudriez ne pas etre charmee. Il faut que le Poete vous dompte par son interprete, l'acteur. Alors vous vous soumettez, non sans murmure et sans une longue suite de reproches sourds et obstines. Car proclamerun succes, un nom, c'est pour chacun mettre ce nom au-dessus du sien, lui recon- naitre une superiorite qui offense celui qui s'y soumet. Et jamais, je l'affirme, vous ne vous y soumettriez, o fiere Multitude! si vous ne sentiez en meme temps (heureuse consolation!) que vous faites acte de protection. Votre position de juge, qui verse l'or a pleines mains, vous soutient un peu dans le cruel effort que vous faites en signant par des applaudissements l'aveu d'une superiorite. Mais partout ou ce dedommagement secret ne vous est pas donne, a peine avez-vous fait une gloire, vous la trouvez trop haute et vous la minez sourdement, vous la rongez par le pied et la tete jusqu'a ce qu'elle retombe a votre niveau. Votre unique passion est l'egalite, o Multitude! et tant que vous serez, vous vous sentirez poussee par le besoin simultane d'un ostracisme perpetuel. Gloire a l'homme d'Athenes... Eh! mon Dieu, me faut-il donc ne pas savoir comment il fut appele!--Lui qui exprima, avec une immortelle naivete, vos sentiments innes: "Pourquoi le bannis-tu? --Je suis fatigue, dit-il, d'entendre louer son nom." CHAPITRE XXXVIII LE CIEL D'HOMERE Ilotes ou Dieux, repeta le Docteur-Noir, vous souvient-il en outre d'un certain Platon qui nommait les poetes Imitateurs de fantomes, et les chassait de sa Republique? Mais aussi il les nommait Divins. Platon aurait eu raison de les adorer, en les eloignant des affaires; mais l'embarras ou il est pour conclure (ce qu'il ne fait pas) et pour unir son adoration a son bannissement, montre a quelles pauvretes et a quelles injustices est conduit un esprit rigoureux et logicien severe lorsqu'il veut tout soumettre a une regle universelle. Platon veut l'utilite de tous dans chacun; mais voila que tout a coup il trouve en son chemin des inutiles sublimes comme Homere, et il n'en sait que faire. Tous les hommes de l'art le genent: il leur applique son equerre, et il ne peut les mesurer: cela le desole. Il les range tous, Poetes, Peintres, Sculpteurs, Musiciens, dans la categorie des imitateurs; declare que tout art n'est qu'un badinage d'enfants, que les arts s'adressent a la plus faible partie de l'ame, celle qui est susceptible d'illusions, la partie peureuse, qui s'attendrit sur les miseres humaines; que les arts sont deraisonnables, laches, timides, contraires a la raison; que, pour plaire a la Multitude confuse, les Poetes s'attachent a peindre les caracteres passionnes, plus aises a saisir par leur variete; qu'ils corrompraient l'esprit des plus sages, si on ne les condamnait; qu'ils feraient regner le plaisir et la douleur dans l'Etat, a la place des lois et de la raison. Il dit encore qu'Homere, s'il eut ete en etat d'instruire et de perfectionner les hommes, et non un inutile chanteur, comme il etait, incapable meme, ajoute-t-il, d'empecher Creophile, son ami, d'etre gourmand (o niaiserie antique!), on ne l'eut pas laisse mendier pieds nus, mais on l'eut estime, honore et servi autant que Protagoras d'Abdere et Prodicus de Ceos, sages philosophes, portes en triomphe partout. --Dieu tout-puissant! s'ecria Stello, qu'est-ce, je vous prie, a present, pour nous autres, que les honorables Protagoras et Prodicus, tandis que tout vieillard, tout homme et tout enfant adorent, en pleurant, le divin Homere? --Ah! ah! reprit le Docteur, les yeux animes par un triomphe desesperant, vous voyez donc qu'il n'y a pas plus de pitie pour les Poetes parmi les philosophes que parmi les hommes du Pouvoir. Ils se tiennent tous la main, en foulant les arts sous les pieds. --Oui, je le sens, dit Stello, pale et agite; mais quelle en est donc la cause imperissable? --Leur sentiment est l'envie, dit l'inflexible Docteur, leur idee (pretexte indestructible!) est l'INUTILITE DES ARTS A L'ETAT SOCIAL. La pantomime de tous en face du Poete est un sourire protecteur et dedaigneux; mais tous sentent au fond du coeur quelque chose, comme la presence d'un Dieu superieur. Et en cela ils sont encore bien au-dessus des hommes vulgaires, qui, ne sentant qu'a demi cette superiorite, eprouvent seulement pres des Poetes cette gene que leur causerait aussi le voisinage d'une grande passion qu'ils ne comprendraient pas. Ils ont la gene que sentirait un fat ou un froid pedant, transporte subitement a cote de Paul au moment du depart de Virginie; de Werther, au moment ou il va saisir ses pistolets; a cote de Romeo, quand il vient de boire le poison; de Desgrieux, quand il suit pieds nus la charrette des filles perdues. Cet indifferent les croira fous indubitablement; mais, il sentira pourtant quelque chose de grand et de respectable dans ces hommes voues a une emotion profonde, et il se taira en s'eloignant, se croyant superieur a eux, parce qu'il n'est pas emu. --Juste! o juste! dit Stello dans sa poitrine et s'enfoncant de plus en plus dans son fauteuil, comme pour se derober au son de voix dur et puissant qui le poursuivait. --Pour en revenir a Platon, il y avait aussi rivalite de divinite entre Homere et lui. Une jalouse humeur animait cet esprit vaste et justement immortel, mais positif comme tous ceux qui n'appuient leur domination intellectuelle que sur le developpement infini du Jugement et repoussent l'Imagination. Sa conviction etait profonde, parce qu'il la puisait dans le sentiment des facultes de son etre, auxquelles chacun veut toujours mesurer les autres. Platon avait un esprit exact, geometrique et raisonneur, tel que depuis l'eut Pascal, et tous deux repousserent durement la Poesie, qu'ils ne sentaient pas. Mais je ne poursuis que Platon, par ce qu'il ne sort pas de notre sujet de conversation, ayant en de gigantesques pretentions de legislateur et d'homme d'Etat. Je crois me souvenir, monsieur, qu'il dit a peu pres ceci: "La faculte qui juge tout selon la mesure et le calcul est ce qu'il y a de plus excellent dans l'ame; donc, l'autre faculte qui lui est opposee est une des choses les plus frivoles qui soient en nous." Et cet honnete homme part de la pour traiter Homere du haut en bas; il le met sur la sellette, et lui dit d'un air de rheteur, vers le livre sixieme de sa Republique: "Mon cher Homere, s'il n'est pas vrai que vous soyez un ouvrier eloigne de trois degres de la verite, incapable de faire autre chose que des fantomes de vertu (car il tient a ses fantomes); si vous etes un ouvrier du second ordre, capable de connaitre ce qui peut rendre meilleurs ou pires les Etats et les particuliers, dites-nous quelle ville vous doit la reforme de son gouvernement, comme Lacedemone en est redevable a Lycurgue, l'Italie et la Sicile a Charondas, Athenes a Solon. Quelle guerre avez-vous conduite ou conseillee? Quelle utile decouverte, quelle invention bonne a la perfection des arts ou aux besoins de la vie ont signale votre nom?" Et, continuant ainsi avec son complaisant Glaucon, qui repond sans cesse: Fort bien,--voici qui est vrai,--vous avez raison, a peu pres sur le ton que prend un petit seminariste repondant a son abbe dans une conference, voila mon philosophe qui chasse par les epaules le mendiant divin hors de sa Republique (fantastique, heureusement pour l'humanite). A ce familier discours le bon Homere ne repondit rien, par la raison qu'il dormait, non de ce petit sommeil (dormitat) qu'un autre osa lui reprocher pour s'amuser a poser des regles aussi, mais du sommeil qui pese cette nuit sur les yeux de Gilbert, de Chatterton et d'Andre Chenier. Ici Stello poussa un profond soupir et cacha sa tete dans ses mains. --Cependant, poursuivit le Docteur-Noir, supposons que nous tenions ici entre nous deux le divin Platon, ne pourrions-nous, s'il vous plait, le conduire au musee Charles X (pardon de la liberte grande, je ne lui sais pas d'autre nom), sous le plafond sublime qui represente le regne, que dis-je? le ciel d'Homere? Nous lui montrerions ce vieux pauvre, assis sur un trone d'or avec son baton de mendiant et d'aveugle comme un sceptre entre les jambes, ses pieds fatigues, poudreux et meurtris, mais a ses pieds ses deux filles (deux deesses), l'Iliade et l'Odyssee. Une foule d'hommes couronnes le contemple et l'adore, mais debout, selon qu'il sied aux genies. Ces hommes sont les plus grands dont les noms aient ete conserves, les Poetes, et, si j'avais dit les plus malheureux, ce seraient eux aussi. Ils forment, de son temps au notre, une chaine presque sans interruption de glorieux exiles, de courageux persecutes, de penseurs affoles par la misere, de guerriers inspires au camp, de marins sauvant leur lyre de l'Ocean et non des cachots; hommes remplis d'amour et ranges autour du premier et du plus miserable, comme pour lui demander compte de tant de haine qui les rend immobiles d'etonnement. Agrandissons ce plafond sublime dans notre pensee, haussons et elargissons cette coupole, jusqu'a ce qu'elle contienne tous les infortunes que la Poesie ou l'imagination frappa d'une reprobation universelle! Ah! le firmament, en un beau jour d'aout, n'y suffirait pas; non, le firmament d'azur et d'or, tel qu'on le voit au Caire, pur de toute legere et imperceptible vapeur, ne serait pas une toile assez large pour servir de fond a leurs portraits. Levez les yeux a ce plafond et figurez-vous y voir monter ces fantomes melancoliques: Torquato Tasso, les yeux brules de pleurs, couvert de haillons, dedaigne meme de Montaigne (ah! philosophe, qu'as-tu fait la!), et reduit a n'y plus voir, non par cecite, mais... Ah! je ne le dirai pas en francais; que la langue des Italiens soit tachee de ce cri de misere qu'il a jete: Non avendo candella per escrivere i suoi versi; Milton aveugle, jetant a un libraire son Paradis perdu pour dix livres sterling;--Camoens recevant l'aumone a l'hopital des mains de ce sublime esclave qui mendiait pour lui sans le quitter; --Cervantes tendant la main de son lit de misere et de mort;--Le Sage, en cheveux blancs, suivi de sa femme et de ses filles, allant demander un asile pour mourir, a un pauvre chanoine, son fils; --Corneille manquant de tout, meme de bouillon, dit Racine au roi, au grand roi!--Dryden a soixante-dix ans mourant de misere et cherchant dans l'astrologie une vaine consolation aux injustices humaines;--Spenser errant a pied a travers l'Irlande, moins pauvre et moins desolee que lui, et mourant avec la Reine des fees dans sa tete, Rosalinda dans son coeur, et pas un morceau de pain sur les levres.--Que je voudrais pouvoir m'arreter la ...! Vondel, ce vieux Shakspeare de la Hollande, mort de faim a quatre- vingt-dix ans, et dont le corps fut porte par quatorze Poetes miserables et pieds nus;--Samuel Royer, qui fut trouve mort de froid dans un grenier;--Butler, qui fit Hudibras et mourut de misere;--Floyer, Sydenham et Rushworth charges de chaines comme des forcats;--J.-J. Rousseau, qui se tua pour ne pas vivre d'aumones; --Malfilatre, que la faim mit au tombeau, dit Gilbert a l'hopital... Et tous ceux encore dont les noms sont ecrits dans le ciel de chaque nation et sur les registres de ses hopitaux. Supposez que Platon s'avance seul au milieu de tous, et lise a la celeste famille cette feuille de la Republique que je vous ai citee. Pensez-vous qu'Homere ne puisse pas lui dire du haut de son trone: "Mon cher Platon, il est vrai que le pauvre Homere et, comme lui, tous les infortunes immortels qui l'entourent, ne sont rien que des imitateurs de la nature; il est vrai qu'ils ne sont pas tourneurs parce qu'ils font la description d'un lit, ni medecins parce qu'ils racontent une guerison; il est vrai que, par une couche de mots et d'expressions figurees, soutenues de mesure, de nombre et d'harmonie, ils simulent la science qu'ils decrivent; il est bien vrai qu'ils ne font ainsi que presenter aux yeux des mortels un miroir de la vie, et que, trompant leurs regards, ils s'adressent a la partie de l'ame qui est susceptible d'illusion; mais, o divin Platon! votre faiblesse est grande lorsque vous croyez la plus faible cette partie de notre ame qui s'emeut et qui s'eleve, pour lui preferer celle qui pese et qui mesure. L'Imagination, avec ses elus, est aussi superieure au Jugement seul avec ses orateurs, que les dieux de l'Olympe aux demi- dieux. Le don du Ciel le plus precieux, c'est le plus rare.--Or, ne voyez-vous pas qu'un siecle fait naitre trois Poetes pour une foule de logiciens et de sophistes tres senses et tres habiles? L'Imagination contient en elle-meme le Jugement et la Memoire sans lesquels elle ne serait pas. Qui entraine les hommes, si ce n'est l'emotion? qui enfante l'emotion, si ce n'est l'art? et qui enseigne l'art, si ce n'est Dieu lui-meme? Car le Poete n'a pas de maitre, et toutes les sciences sont apprises, hors la sienne.--Vous me demandez quelles institutions, quelles lois, quelles doctrines j'ai donnees aux villes? Aucune aux nations, mais une eternelle au monde.--Je ne suis d'aucune ville, mais de l'univers.--Vos doctrines, vos lois, vos institutions, ont ete bonnes pour un age et un peuple, et sont mortes avec eux; tandis que les oeuvres de l'Art celeste restent debout pour toujours a mesure qu'elles s'elevent, et toutes portent les malheureux mortels a la loi imperissable de l'AMOUR et de la PITIE". Stello joignit les mains malgre lui, comme pour prier. Le Docteur se tut un moment, et bientot continua ainsi: CHAPITRE XXXIX UN MENSONGE SOCIAL Et cette dignite calme de l'antique Homere, de cet homme symbole de la destinee des Poetes, cette dignite n'est autre chose que le sentiment continuel de sa mission que doit avoir toujours en lui l'homme qui se sent une Muse au fond du coeur.--Ce n'est pas pour rien que cette Muse y est venue: elle sait ce qu'elle doit faire, et le Poete ne le sait pas d'avance. Ce n'est qu'au moment de l'inspiration qu'il l'apprend.--Sa mission est de produire des oeuvres, et seulement lorsqu'il entend la voix secrete. Il doit l'attendre. Que nulle influence etrangere ne lui dicte ses paroles elles seraient perissables.--Qu'il ne craigne pas l'inutilite de son oeuvre; si elle est belle, elle sera utile par cela seul, puisqu'elle aura uni les hommes dans un sentiment commun d'adoration et de contemplation pour elle et la pensee qu'elle represente. Le sentiment d'indignation que j'ai excite en vous a ete trop vif, monsieur, pour me permettre de douter que vous n'ayez bien senti qu'il y a et qu'il y aura toujours antipathie entre l'homme du Pouvoir et l'homme de l'Art; mais, outre la raison d'envie et le pretexte d'utilite, ne reste-t-il pas encore une autre cause plus secrete a devoiler? Ne l'apercevez-vous pas dans les craintes continuelles, ou vit tout homme qui a une autorite, de perdre cette autorite cherie et precieuse qui est devenue son ame? --Helas! j'entrevois a peu pres ce que vous m'allez dire encore, dit Stello; n'est-ce pas la crainte de la verite? --Nous y voila, dit le Docteur avec joie. Comme le Pouvoir est une science de convention, selon les temps, et que tout ordre social est base sur un mensonge plus ou moins ridicule, tandis qu'au contraire les beautes de tout Art ne sont possibles que derivant de la verite la plus intime, vous comprenez que le Pouvoir, quel qu'il soit, trouve une continuelle opposition dans toute oeuvre ainsi creee. De la ses efforts eternels pour comprimer ou seduire. --Helas! dit Stello, a quelle odieuse et continuelle resistance le Pouvoir condamne le Poete! Ce Pouvoir ne peut-il se ranger lui-meme a la verite? --Il ne le peut, vous dis-je! s'ecria violemment le Docteur en frappant sa canne a terre. Et mes trois exemples politiques ne prouvent point que le Pouvoir ait tort d'agir ainsi, mais seulement que son essence est contraire a la votre et qu'il ne peut faire autrement que de chercher a detruire ce qui le gene. --Mais, dit Stello avec un air de penetration (essayant de se retrancher quelque part, comme un tirailleur charge en plaine par un gros escadron), mais si nous arrivions a creer un Pouvoir qui ne fut pas une fiction, ne serions-nous pas d'accord? --Oui, certes; mais est-il jamais sorti et sortira-t-il jamais des deux points uniques sur lesquels il puisse s'appuyer, heredite et capacite, qui vous deplaisent si fort, et auxquels il faut revenir? Et si votre Pouvoir favori regne par l'Heredite et la Propriete, vous commencerez, monsieur, par me trouver une reponse a ce petit raisonnement connu sur la Propriete: C'est la ma place au soleil; voila le commencement et l'image de l'usurpation de toute la terre. Et sur l'Heredite, a ceci: On ne choisit pas, pour gouverner un vaisseau dans la tempete, celui des voyageurs qui est de meilleure maison. Et, en cas que ce soit la Capacite qui vous seduise, vous me trouverez, s'il vous plait, une forte reponse a ce petit mot: Qui cedera la place a l'autre?--Je suis aussi habile que lui. --QUI DECIDERA ENTRE NOUS? Vous me trouverez facilement ces reponses, je vous donne du temps, --un siecle, par exemple. --Ah! dit Stello consterne, deux siecles n'y suffiraient pas. --Ah! j'oubliais, poursuivit le Docteur-Noir; ensuite il ne vous restera plus qu'une bagatelle, ce sera d'aneantir au coeur de tout homme ne de la femme cet instinct effrayant: Notre ennemi, c'est notre maitre. Pour moi, je ne puis souffrir naturellement aucune autorite. --Ma foi, ni moi, dit Stello emporte par la verite, fut-ce l'innocent pouvoir d'un garde champetre... --Et de quoi s'affligerait-on si tout ordre social est mauvais et s'il doit l'etre toujours? Il est evident que Dieu n'a pas voulu que cela fut autrement. Il ne tenait qu'a lui de nous indiquer, en quelques mots, une forme de gouvernement parfaite, dans le temps ou il a daigne habiter parmi nous. Avouez que le genre humain a manque la une bien bonne occasion! --Quel rire desespere! dit Stello. --Et il ne la retrouvera plus, continua l'autre: il faut en prendre son parti, en depit de ce beau cri que repetent en choeur tous les legislateurs. A mesure qu'ils ont fait une Constitution ecrite avec de l'encre, ils s'ecrient: "En voila pour toujours!" Allons, comme vous n'etes pas de ces gens innombrables pour qui la politique n'est autre chose qu'un chiffre, on peut vous parler; allons, dites-le hautement, ajouta le Docteur en se couchant dans son fauteuil a sa facon, de quel paradoxe etes-vous amoureux maintenant, s'il vous plait? Stello se tut. --A votre place, j'aimerais une creature du Seigneur plutot qu'un argument, quelque beau qu'il fut. Stello baissa les yeux. --A quel Mensonge social necessaire voulez-vous vous devouer? Car nous avouons qu'il en faut un pour qu'il y ait une societe.--Auquel? Voyons! Sera-ce au moins absurde! Lequel est-ce? --Je ne sais, en verite, dit la victime du raisonneur. --Quand pourrai-je vous dire, continua l'imperturbable, ce que je sens venir sur mes levres toutes les fois que je rencontre un homme caparaconne d'un Pouvoir? Comment va votre mensonge social ce matin? Se soutient-il? --Mais ne peut-on soutenir un Pouvoir sans y participer, et, au milieu d'une guerre civile, ne pourrai-je pas choisir? --Eh! qui vous dit le contraire? interrompit le Docteur avec humeur; il s'agit bien de cela! --Je parle de vos pensees et de vos travaux, par lesquels seulement vous existez a mes yeux. Que me font vos actions? Qu'importe, dans les moments de crise, que vous soyez brule avec votre maison ou tue dans un carrefour, trois fois tue, trois fois enterre et trois fois ressuscite, comme signait le capitaine normand Francois Seville, au temps de Charles IX? Faites le jeu qui vous plaira. Mettez, si vous voulez, l'Heredite dans le carrosse et la Capacite sur le siege, pour voir a les accorder. --Peut-etre, dit Stello. --Jusqu'a ce que le cocher essaye de verser le maitre ou d'entrer dans la voiture, ce qui ne serait pas mal, continua le Docteur. Oh! nul doute, monsieur, qu'il ne vaille autant choisir en temps de luttes, que se laisser ballotter comme un numero dans le sac d'un grand loto. Mais l'intelligence n'y est presque pour rien, car vous voyez que, par le raisonnement applique au choix du Pouvoir qu'on veut s'imposer, on n'arrive qu'a des negations, quand on est de bonne foi. Mais, dans les circonstances dont nous parlons, suivez votre coeur ou votre instinct. Soyez (passez-moi l'expression) bete comme un drapeau. --O profanateur! s'ecria Stello. --Plaisantez-vous? dit le Docteur; le plus grand des profanateurs, c'est le temps: il a use vos drapeaux jusqu'au bois. Lorsque le drapeau blanc de la Vendee marchait au vent contre le drapeau tricolore de la Convention, tous deux etaient loyalement l'expression d'une idee; l'un voulait bien dire nettement MONARCHIE, HEREDITE, CATHOLICISME; l'autre, REPUBLIQUE, EGALITE, RAISON HUMAINE: leurs plis de soie claquaient dans l'air au-dessus des epees, comme au-dessus des canons se faisaient entendre les chants enthousiastes des voix males, sortis de coeurs bien convaincus. HENRI IV, LA MARSEILLAISE, se heurtaient dans l'air comme les faux et les baionnettes sur la terre. C'etaient la des drapeaux! O temps de degout et de paleur, tu n'en as plus! Naguere le blanc signifiait charte, aujourd'hui le tricolore veut dire charte. Le blanc etait devenu un peu rouge et bleu, le tricolore est devenu un peu blanc. Leur nuance est insaisissable. Trois petits articles d'ecriture en font, je crois, la difference. Otez donc la flamme, et portez ces articles au bout du baton. Dans notre siecle, je vous le dis, l'uniforme sera un jour ridicule comme la guerre est passee. Le soldat sera deshabille comme le medecin l'a ete par Moliere, et ce sera peut-etre un bien. Tout sera range sous un habit noir comme le mien. Les revoltes memes n'auront pas d'etendard. Demandez a Lyon, en cette dix-huit cent trente- deuxieme annee de Notre-Seigneur. En attendant, allez comme vous voudrez dans les actions, elles m'occupent peu. Obeissez a vos affections, vos habitudes, vos relations sociales, votre naissance... que sais-je, moi?--Soyez decide par le ruban qu'une femme vous donnera, et soutenez le petit Mensonge social qui lui plaira. Puis recitez-lui les vers d'un grand poete: Lorsque deux factions divisent un empire, Chacun suit, au hasard, la meilleure ou la pire; Mais quand ce choix est fait, ou ne s'en dedit pas. Au hasard! Il fut de mon avis et ne dit pas: la plus sensee. Qui eut raison des Guelfes ou des Gibelins, a votre sens? Ne serait-ce pas la Divina Commedia? Amusez donc votre coeur, votre bras, tout votre corps avec ce jeu d'accidents. Ni moi, ni la philosophie, ni le bon sens, n'avons rien a faire la. C'est pure affaire de sentiment et puissance de fait, d'interets et de relations. Je desire ardemment, pour le bien que je vous souhaite, que vous ne soyez pas ne dans cette caste de parias, jadis Brahmes, que l'on nommait Noblesse, et que l'on a fletrie d'autres noms; classe toujours devouee a la France et lui donnant ses plus belles gloires, achetant de son sang le plus pur le droit de la defendre en se depouillant de ses biens piece a piece et de pere en fils; grande famille pipee, trompee, sapee par ses plus grands Rois, sortis d'elle; hachee par quelques-uns, les servant sans cesse, et leur parlant haut et franc; traquee, exilee, plus que decimee, et toujours devouee tantot au Prince qui la ruine, ou la renie, ou l'abandonne, tantot au Peuple qui la meconnait et la massacre; entre ce marteau et cette enclume, toujours pure et toujours frappee, comme un fer rougi au feu; entre cette hache et ce billot, toujours saignante et souriante comme les martyrs; race aujourd'hui rayee du livre de vie et regardee de cote, comme la race juive. Je desire que vous n'en soyez pas. Mais que dis-je? Qui que vous soyez d'ailleurs, vous n'avez nul besoin de vous meler de votre parti. Les partis ont soin d'enregimenter un homme malgre lui, selon sa naissance, sa position, ses antecedents, de si bonne sorte qu'il n'y peut rien, quand il crierait du haut des toits et signerait de son sang qu'il ne pense pas tout ce que pensent les compagnons qu'on lui suppose et qu'on lui assigne.--Ainsi, en cas de bouleversement, j'excepte absolument les partis de notre consultation, et la-dessus je vous abandonne au vent qui soufflera. Stello se leva, comme on fait quand on veut se montrer tout entier, avec une secrete satisfaction de soi-meme, et il jeta meme un regard sur une glace ou son ombre se reflechissait. --Me connaissez-vous bien vous-meme? dit-il avec assurance. Savez- vous (et qui le sait excepte moi?), savez-vous quelles sont les etudes de mes nuits? Pourquoi, si elle est ainsi traitee, ne pas depouiller la Poesie et la jeter a terre comme un manteau use? Qui vous dit que je n'ai pas etudie, analyse, suivi, pulsation par pulsation, veine par veine, nerf par nerf, toutes les parties de l'organisation morale de l'homme, comme vous de son etre materiel? que je n'ai pas pese dans une balance de fer machiavelique les passions de l'homme naturel et les interets de l'homme civilise, leurs orgueils insenses, leurs joies egoistes, leurs esperances vaines, leurs faussetes etudiees, leurs malveillances deguisees, leurs jalousies honteuses, leurs avarices fastueuses, leurs amours singes, leurs haines amicales? O desirs humains! craintes humaines! vagues eternelles, vagues agitees d'un Ocean qui ne change pas, vous etes seulement comprimees quelquefois par des courants hardis qui vous emportent, des vents violents qui vous soulevent, ou des rochers immuables qui vous brisent! --Et, dit le Docteur en souriant, vous aimeriez a vous croire courant, vent ou rocher! --Et pensez-vous que... --Que vous ne devez jeter que des oeuvres dans cet Ocean. Il faut bien plus de genie pour resumer tout ce qu'on sait de la vie dans une oeuvre d'art, que pour jeter cette semence sur la terre, toujours remuee, des evenements politiques. Il est plus difficile d'organiser tel petit livre que tel gros gouvernement.--Le Pouvoir n'a plus depuis longtemps ni la force ni la grace.--Ses jours de grandeur et de fetes ne sont plus. On cherche mieux que lui. Le tenir en main, cela s'est toujours pu reduire a l'action de manier des idiots et des circonstances, et ces circonstances et ces idiots, ballottes ensemble, amenent des chances imprevues et necessaires, auxquelles les plus grands ont confesse qu'ils devaient la plus belle partie de leur renommee. Mais a qui la doit le Poete, si ce n'est a lui-meme? La hauteur, la profondeur et l'etendue de son oeuvre et de sa renommee futures sont egales aux trois dimensions de son cerveau. --Il est par lui-meme, il est lui-meme, et son oeuvre est lui. Les premiers des hommes seront toujours ceux qui feront d'une feuille de papier, d'une toile, d'un marbre, d'un son, des choses imperissables. Ah! s'il arrive qu'un jour vous ne sentiez plus se mouvoir en vous la premiere et la plus rare des facultes, l'IMAGINATION; si le chagrin ou l'age la dessechent dans votre tete comme l'amande au fond du noyau; s'il ne vous reste plus que Jugement et Memoire; lorsque vous vous sentirez le courage de dementir cent fois par an vos actions publiques par vos paroles publiques, vos paroles par vos actions, vos actions l'une par l'autre, et l'une par l'autre vos paroles, comme tous les hommes politiques; alors faites comme tant d'autres bien a plaindre, desertez le ciel d'Homere, il vous restera encore plus qu'il ne faudra pour la politique et l'action, a vous qui descendrez d'en haut. Mais, jusque-la, laissez aller d'un vol libre et solitaire l'Imagination qui peut etre en vous.--Les oeuvres immortelles sont faites pour duper la Mort en faisant survivre nos idees a notre corps.--Ecrivez-en de telles si vous pouvez, et soyez sur que s'il s'y rencontre une idee ou seulement une parole utile au progres civilisateur, que vous ayez laissee tomber comme une plume de votre aile, il se trouvera assez d'hommes pour la ramasser, l'exploiter, la mettre en oeuvre jusqu'a satiete. Laissez-les faire. L'application des idees aux choses n'est qu'une perte de temps pour les creatures de pensees. Stello, debout encore, regarda le Docteur-Noir avec recueillement, sourit enfin, et tendit la main a son severe ami. --Je me rends, dit-il, ecrivez votre ordonnance. Le Docteur prit du papier. --Il est bien rare, dit-il tout en griffonnant, que le sens commun donne une ordonnance qui soit suivie. --Je suivrai la votre comme une loi immuable et eternelle, dit Stello, non sans etouffer un soupir; et il s'assit, laissant tomber sa tete sur sa poitrine, avec un sentiment de profond desespoir et la conviction d'un vide nouveau rencontre sous ses pas; mais, en ecoutant l'ordonnance, il lui sembla qu'un brouillard epais s'etait dissipe devant ses yeux et que l'etoile infaillible lui montrait le seul chemin qu'il eut a suivre. Voici ce que le Docteur-Noir ecrivait, motivant chaque point de son ordonnance, usage fort louable et assez rare. CHAPITRE XL ORDONNANCE DU DOCTEUR-NOIR SEPARER LA VIE POETIQUE DE LA VIE POLITIQUE. Et, pour y parvenir: I.--Laisser a Cesar ce qui appartient a Cesar, c'est-a-dire le droit d'etre, a chaque heure de chaque jour, honni dans la rue, trompe dans le palais; combattu sourdement, mine longuement, battu promptement et chasse violemment. Parce que, l'attaquer ou le flatter avec la triple puissance des arts, ce serait avilir son oeuvre et l'empreindre de ce qu'il y a de fragile et de passager dans les evenements du jour. Il convient de laisser cette tache a la critique du matin, qui est morte le soir, ou a celle du soir, qui est morte le matin.--Laisser a tous les Cesars la place publique, et les laisser jouer leur role, et passer, tant qu'ils ne troubleront ni les travaux de vos nuits ni le repos de vos jours.--Plaignez-les de toute votre pitie s'ils ont ete forces de se mettre au front cette couronne Cesarienne, qui n'a plus de feuilles et dechire la tete. Plaignez-les encore s'ils l'ont desiree; leur reveil en est plus cruel apres un long et beau reve. Plaignez- les s'ils sont pervertis par le Pouvoir; car il n'est rien qui ne puisse fausser cette antique et peut-etre necessaire Faussete, d'ou viennent tant de maux.--Regardez cette lumiere s'eteindre, et veillez; heureux si vos veilles peuvent aider l'humanite a se grouper et s'unir autour d'une clarte plus pure! II.--SEUL ET LIBRE, ACCOMPLIR SA MISSION. Suivre les conditions de son etre, degage de l'influence des Associations, meme les plus belles. Parce que la Solitude est la source des inspirations. LA SOLITUDE EST SAINTE. Toutes les Associations ont tous les defauts des couvents. Elles tendent a classer et diriger les intelligences, et fondent peu a peu une autorite tyrannique qui, otant aux intelligences la liberte et l'individualite, sans lesquelles elles ne sont rien, etoufferait le genie meme sous l'empire d'une communaute jalouse. Dans les Assemblees, les Corps, les Compagnies, les Ecoles, les Academies et tout ce qui leur ressemble, les mediocrites intrigantes arrivent par degres a la domination par leur activite grossiere et materielle, et cette sorte d'adresse a laquelle ne peuvent descendre les esprits vastes et genereux. L'Imagination ne vit que d'emotions spontanees et particulieres a l'organisation et aux penchants de chacun. La Republique des lettres est la seule qui puisse jamais etre composee de citoyens vraiment libres, car elle est formee de penseurs isoles, separes et souvent inconnus les uns aux autres. Les Poetes et les Artistes ont seuls, parmi tous les hommes, le bonheur de pouvoir accomplir leur mission dans la solitude. Qu'ils jouissent de ce bonheur de ne pas etre confondus dans une societe qui se presse autour de la moindre celebrite se l'approprie, l'enserre, l'englobe, l'etreint, et lui dit: NOUS. Oui, l'Imagination du Poete est inconstante autant que celle d'une creature de quinze ans recevant les premieres impressions de l'amour. L'Imagination du Poete ne peut etre conduite, puisqu'elle n'est pas enseignee. Otez-lui ses ailes, et vous la ferez mourir. La mission du Poete ou de l'Artiste est de produire, et tout ce qu'il produit est utile, si cela est admire. Un Poete donne sa mesure par son oeuvre; un homme attache au Pouvoir ne la peut donner que par les fonctions qu'il remplit. Bonheur pour le premier, malheur pour l'autre; car, s'il se fait un progres dans les deux tetes, l'un s'elance tout a coup en avant par une oeuvre, l'autre est force de suivre la lente progression des occasions de la vie et les pas graduels de sa carriere. SEUL ET LIBRE, ACCOMPLIR SA MISSION. III.--Eviter le reve maladif et inconstant qui egare l'esprit, et employer toutes les forces de la volonte a detourner sa vue des entreprises trop faciles de la vie active. Parce que l'homme decourage tombe souvent, par paresse de penser, dans le desir d'agir et de se meler aux interets communs, voyant comme ils lui sont inferieurs et combien il semble facile d'y prendre son ascendant. C'est ainsi qu'il sort de sa route, et, s'il en sort souvent, il la perd pour toujours. La Neutralite du penseur solitaire est une NEUTRALITE ARMEE qui s'eveille au besoin. Il met un doigt sur la balance et l'emporte. Tantot il presse, tantot il arrete l'esprit des nations; il inspire les actions publiques ou proteste contre elles, selon qu'il lui est revele de le faire par la conscience qu'il a de l'avenir. Que lui importe si sa tete est exposee en se jetant en avant ou en arriere? Il dit le mot qu'il faut dire, et la lumiere se fait. Il dit ce mot de loin en loin et, tandis que le mot fait son bruit, il rentre dans son silencieux travail et ne pense plus a ce qu'il a fait. IV.--Avoir toujours presentes a la pensee les images, choisies entre mille, de Gilbert, de Chatterton et d'Andre Chenier. Parce que, ces trois jeunes ombres etant sans cesse devant vous, chacune d'elles gardera l'une des routes politiques ou vous pourriez egarer vos pieds. L'un des trois fantomes adorables vous montrera sa clef, l'autre sa fiole de poison, et l'autre sa guillotine. Ils vous crieront ceci: Le Poete a une malediction sur sa vie et une benediction sur son nom. Le Poete, apotre de la verite toujours jeune, cause un eternel ombrage a l'homme du Pouvoir, apotre d'une vieille fiction, parce que l'un a l'inspiration, l'autre seulement l'attention ou l'aptitude d'esprit; parce que le Poete laissera une oeuvre ou sera ecrit le jugement des actions publiques et de leurs acteurs; parce qu'au moment meme ou ces acteurs disparaissent pour toujours a la mort, l'auteur commence une longue vie. Suivez votre vocation. Votre royaume n'est pas de ce monde, sur lequel vos yeux sont ouverts, mais de celui qui sera quand vos yeux seront fermes. L'ESPERANCE EST LA PLUS GRANDE DE NOS FOLIES. Eh! qu'attendre d'un monde ou l'on vient avec l'assurance de voir mourir son pere et sa mere? D'un monde ou de deux etres qui s'aiment et se donnent leur vie, il est certain que l'un perdra l'autre et le verra mourir? Puis ces fantomes douloureux cesseront de parler et uniront leurs voix en choeur comme en un hymne sacre; car la Raison parle, mais l'Amour chante. Et vous entendrez encore ceci: SUR LES HIRONDELLES Voyez ce que font les hirondelles, oiseaux de passage aussi bien que nous. Elles disent aux hommes: Protegez-nous, mais ne nous louchez pas. Et les hommes ont pour elles, comme pour nous, un respect superstitieux. Les hirondelles choisissent leur asile dans le marbre d'un palais ou dans le chaume d'une cabane; mais ni l'homme du palais ni l'homme de la cabane n'oseraient toucher a leur nid, parce qu'ils perdraient pour toujours l'oiseau qui porte bonheur a leur habitation, comme nous aux terres des peuples qui nous venerent. Les hirondelles ne posent qu'un moment leurs pieds sur la terre, et nagent dans le ciel toute leur vie, aussi aisement que les dauphins dans la mer. Et si elles voient la terre, c'est du haut du firmament qu'elles la voient, et les arbres et les montagnes, et les villes et les monuments, ne sont pas plus eleves a leurs yeux que les plaines et les ruisseaux, comme aux regards celestes du Poete tout ce qui est de la terre se confond en un seul globe eclaire par un rayon d'en haut. --Les ecouter, et, si vous etes inspire, faire un livre. Ne pas esperer qu'un grand oeuvre soit contemple, qu'un livre soit lu, comme ils ont ete faits. Si votre livre est ecrit dans la solitude, l'etude et le recueillement, je souhaite qu'il soit lu dans le recueillement, l'etude et la solitude; mais soyez a peu pres certain qu'il sera lu a la promenade, au cafe, en caleche, entre les causeries, les disputes, les verres, les jeux et les eclats de rire, ou pas du tout. Et, s'il est original, Dieu vous puisse garder des pales imitateurs, troupe nuisible et innombrable de singes salissants et maladroits! Et, apres tout cela, vous aurez mis au jour quelque volume qui, pareil a toutes les oeuvres des hommes, lesquelles n'ont jamais exprime qu'une question et un soupir, pourra se resumer infail- liblement par les deux mots qui ne cesseront jamais d'exprimer notre destinee de doute et de douleur: POURQUOI? et HELAS! CHAPITRE XLI EFFETS DE LA CONSULTATION Stello crut un moment avoir entendu la sagesse meme.--Quelle folie! --Il lui semblait que le cauchemar s'etait enfui; il courut involontairement a la fenetre pour voir briller son etoile, a laquelle il croyait. Il jeta un grand cri. Le jour etait venu. L'aube pale et humide avait chasse du ciel toutes les etoiles; il n'y en avait plus qu'une qui s'evanouissait a l'horizon. Avec ses lueurs sacrees, Stello sentit s'enfuir ses pensees. Les bruits odieux du jour commencaient a se faire entendre. Il suivit des yeux le dernier des beaux yeux de la nuit, et, lorsqu'il se fut entierement ferme, Stello palit, tomba, et le Docteur-Noir le laissa plonge dans un sommeil pesant et douloureux. CHAPITRE XLII FIN Telle fut la premiere consultation du Docteur-Noir. Stello suivra-t-il l'ordonnance? Je ne le sais pas. Quel est ce Stello? quel est ce Docteur-Noir? Je ne le sais guere. Stello ne ressemble-t-il pas a quelque chose comme le sentiment? Le Docteur-Noir a quelque chose comme le raisonnement? Ce que je crois, c'est que si mon coeur et ma tete avaient, entre eux, agite la meme question, ils ne se seraient pas autrement parle. Ecrit a Paris, janvier 1832. End of the Project Gutenberg EBook of Stello, by Alfred De Vigny *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK STELLO *** This file should be named 7stel10.txt or 7stel10.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 7stel11.txt VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 7stel10a.txt Produced by Walter Debeuf Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not keep eBooks in compliance with any particular paper edition. We are now trying to release all our eBooks one year in advance of the official release dates, leaving time for better editing. 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This is also a good way to get them instantly upon announcement, as the indexes our cataloguers produce obviously take a while after an announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter. http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext03 or ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext03 Or /etext02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90 Just search by the first five letters of the filename you want, as it appears in our Newsletters. Information about Project Gutenberg (one page) We produce about two million dollars for each hour we work. The time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our projected audience is one hundred million readers. If the value per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 If they reach just 1-2% of the world's population then the total will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! This is ten thousand titles each to one hundred million readers, which is only about 4% of the present number of computer users. Here is the briefest record of our progress (* means estimated): eBooks Year Month 1 1971 July 10 1991 January 100 1994 January 1000 1997 August 1500 1998 October 2000 1999 December 2500 2000 December 3000 2001 November 4000 2001 October/November 6000 2002 December* 9000 2003 November* 10000 2004 January* The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. We need your donations more than ever! As of February, 2002, contributions are being solicited from people and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut, Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois, Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts, Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio, Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West Virginia, Wisconsin, and Wyoming. We have filed in all 50 states now, but these are the only ones that have responded. As the requirements for other states are met, additions to this list will be made and fund raising will begin in the additional states. Please feel free to ask to check the status of your state. In answer to various questions we have received on this: We are constantly working on finishing the paperwork to legally request donations in all 50 states. If your state is not listed and you would like to know if we have added it since the list you have, just ask. While we cannot solicit donations from people in states where we are not yet registered, we know of no prohibition against accepting donations from donors in these states who approach us with an offer to donate. International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made deductible, and don't have the staff to handle it even if there are ways. Donations by check or money order may be sent to: Project Gutenberg Literary Archive Foundation PMB 113 1739 University Ave. Oxford, MS 38655-4109 Contact us if you want to arrange for a wire transfer or payment method other than by check or money order. 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They tell us you might sue us if there is something wrong with your copy of this eBook, even if you got it for free from someone other than us, and even if what's wrong is not our fault. So, among other things, this "Small Print!" statement disclaims most of our liability to you. It also tells you how you may distribute copies of this eBook if you want to. *BEFORE!* YOU USE OR READ THIS EBOOK By using or reading any part of this PROJECT GUTENBERG-tm eBook, you indicate that you understand, agree to and accept this "Small Print!" statement. If you do not, you can receive a refund of the money (if any) you paid for this eBook by sending a request within 30 days of receiving it to the person you got it from. If you received this eBook on a physical medium (such as a disk), you must return it with your request. ABOUT PROJECT GUTENBERG-TM EBOOKS This PROJECT GUTENBERG-tm eBook, like most PROJECT GUTENBERG-tm eBooks, is a "public domain" work distributed by Professor Michael S. 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