The Project Gutenberg EBook of Le petit chose, by Alphonse Daudet This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Le petit chose Author: Alphonse Daudet Release Date: August 22, 2004 [EBook #13256] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE PETIT CHOSE *** Produced by Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. ALPHONSE DAUDET _Le Petit Chose_ _Histoire d'un enfant_ "C'est un de mes maux que les souvenirs que me donnent les lieux: j'en suis frappee au-dela de la raison." MADAME DE SEVIGNE. _A Paul DALLOZ._ PREMIERE PARTIE I LA FABRIQUE Je suis ne le 13 mai 18..., dans une ville du Languedoc, ou l'on trouve, comme dans toutes les villes du Midi, beaucoup de soleil, pas mal de poussiere, un couvent de carmelites et deux ou trois monuments romains. Mon pere, M. Eyssette, qui faisait a cette epoque le commerce des foulards, avait, aux portes de la ville, une grande fabrique dans un pan de laquelle il s'etait taille une habitation commode, tout ombragee de platanes, et separee des ateliers par un vaste jardin. C'est la que je suis venu au monde et que j'ai passe les premieres, les seules bonnes annees de ma vie. Aussi ma memoire reconnaissante a-t-elle garde du jardin, de la fabrique et des platanes un imperissable souvenir, et lorsque a la ruine de mes parents il m'a fallu me separer de ces choses, je les ai positivement regrettees comme des etres. Je dois dire, pour commencer, que ma naissance ne porta pas bonheur a la maison Eyssette. La vieille Annou, notre cuisiniere, m'a souvent conte depuis comme quoi mon pere, en voyage a ce moment, recut en meme temps la nouvelle de mon apparition dans le monde et celle de la disparition d'un de ses clients de Marseille, qui lui emportait plus de quarante mille francs; si bien que M. Eyssette, heureux et desole du meme coup, se demandait, comme l'autre, s'il devait pleurer pour la disparition du client de Marseille, ou rire pour l'heureuse arrivee du petit Daniel.... Il fallait pleurer, mon bon monsieur Eyssette, il fallait pleurer doublement. C'est une verite, je fus la mauvaise etoile de mes parents. Du jour de ma naissance, d'incroyables malheurs les assaillirent par vingt endroits. D'abord nous eumes donc le client de Marseille, puis deux fois le feu dans la meme annee, puis la greve des ourdisseuses, puis notre brouille avec l'oncle Baptiste, puis un proces tres couteux avec nos marchands de couleurs, puis, enfin, la revolution de 18--, qui nous donna le coup de grace. A partir de ce moment, la fabrique ne battit plus que d'une aile; petit a petit, les ateliers se viderent: chaque semaine un metier a bas, chaque mois une table d'impression de moins. C'etait pitie de voir la vie s'en aller de notre maison comme d'un corps malade, lentement, tous les jours un peu. Une fois, on n'entra plus dans les salles du second. Une autre fois, la cour du fond fut condamnee. Cela dura ainsi pendant deux ans; pendant deux ans, la fabrique agonisa. Enfin, un jour, les ouvriers ne vinrent plus, la cloche des ateliers ne sonna pas, le puits a roue cessa de grincer, l'eau des grands bassins, dans lesquels on lavait les tissus, demeura immobile, et bientot, dans toute la fabrique, il ne resta plus que M. et Mme Eyssette, la vieille Annou, mon frere Jacques et moi; puis, la-bas, dans le fond, pour garder les ateliers, le concierge Colombe et son fils le petit Rouget. C'etait fini, nous etions ruines. J'avais alors six ou sept ans. Comme j'etais tres frele et maladif, mes parents n'avaient pas voulu m'envoyer a l'ecole. Ma mere m'avait seulement appris a lire et a ecrire, plus quelques mots d'espagnol et deux ou trois airs de guitare, a l'aide desquels on m'avait fait, dans la famille, une reputation de petit prodige. Grace a ce systeme d'education, je ne bougeais jamais de chez nous, et je pus assister dans tous ses details a l'agonie de la maison Eyssette. Ce spectacle me laissa froid, je l'avoue; meme je trouvai a notre ruine ce cote tres agreable que je pouvais gambader a ma guise par toute la fabrique, ce qui, du temps des ouvriers, ne m'etait permis que le dimanche. Je disais gravement au petit Rouget: "Maintenant, la fabrique est a moi; on me l'a donnee pour jouer." Et le petit Rouget me croyait. Il croyait tout ce que je lui disais, cet imbecile. A la maison, par exemple, tout le monde ne prit pas notre debacle aussi gaiement. Tout a coup, M. Eyssette devint terrible: c'etait dans l'habitude une nature enflammee, violente, exageree, aimant les cris, la casse et les tonnerres; au fond, un tres excellent homme, ayant seulement la main leste, le verbe haut et l'imperieux besoin de donner le tremblement a tout ce qui l'entourait. La mauvaise fortune, au lieu de l'abattre, l'exaspera. Du soir au matin, ce fut une colere formidable qui, ne sachant a qui s'en prendre, s'attaquait a tout, au soleil, au mistral, a Jacques, a la vieille Annou, a la Revolution, oh! surtout a la Revolution!... A entendre mon pere, vous auriez jure que cette revolution de 18--, qui nous avait mis a mal, etait specialement dirigee contre nous. Aussi, je vous prie de croire que les revolutionnaires n'etaient pas en odeur de saintete dans la maison Eyssette. Dieu sait ce que nous avons dit de ces messieurs dans ce temps-la.... Encore aujourd'hui, quand le vieux papa Eyssette (que Dieu me le conserve!) sent venir son acces de goutte, il s'etend peniblement sur sa chaise longue, et nous l'entendons dire: "Oh! ces revolutionnaires!..." A l'epoque dont je vous parle, M. Eyssette n'avait pas la goutte, et la douleur de se voir ruine en avait fait un homme terrible que personne ne pouvait approcher. Il fallut le saigner deux fois en quinze jours. Autour de lui, chacun se taisait; on avait peur. A table, nous demandions du pain a voix basse. On n'osait pas meme pleurer devant lui. Aussi, des qu'il avait tourne les talons, ce n'etait qu'un sanglot, d'un bout de la maison a l'autre; ma mere, la vieille Annou, mon frere Jacques et aussi mon grand frere l'abbe, lorsqu'il venait nous voir, tout le monde s'y mettait. Ma mere, cela se concoit, pleurait de voir M. Eyssette malheureux; l'abbe et la vieille Annou pleuraient de voir pleurer Mme Eyssette; quant a Jacques, trop jeune encore pour comprendre nos malheurs--il avait a peine deux ans de plus que moi,--il pleurait par besoin, pour le plaisir. Un singulier enfant que mon frere Jacques; en voila un qui avait le don des larmes! D'aussi loin qu'il me souvienne, je le vois les yeux rouges et la joue ruisselante. Le soir, le matin, de jour, de nuit, en classe, a la maison, en promenade, il pleurait sans cesse, il pleurait partout. Quand on lui disait: "Qu'as-tu?" il repondait en sanglotant: "Je n'ai rien." Et, le plus curieux, c'est qu'il n'avait rien. Il pleurait comme on se mouche, plus souvent, voila tout. Quelquefois M. Eyssette, exaspere, disait a ma mere: "Cet enfant est ridicule, regardez-le... c'est un fleuve." A quoi Mme Eyssette repondait de sa voix douce: "Que veux-tu, mon ami? cela passera en grandissant; a son age, j'etais comme lui." En attendant, Jacques grandissait; il grandissait beaucoup meme, et _cela_ ne lui passait pas. Tout au contraire, la singuliere aptitude qu'avait cet etrange garcon a repandre sans raison des averses de larmes allait chaque jour en augmentant. Aussi la desolation de nos parents lui fut une grande fortune.... C'est pour le coup qu'il s'en donna de sangloter a son aise, des journees entieres, sans que personne vint lui dire: "Qu'as-tu?" En somme, pour Jacques comme pour moi, notre ruine avait son joli cote. Pour ma part, j'etais tres heureux. On ne s'occupait plus de moi. J'en profitais pour jouer tout le jour avec Rouget parmi les ateliers deserts, ou nos pas sonnaient comme dans une eglise, et les grandes cours abandonnees, que l'herbe envahissait deja. Ce jeune Rouget, fils du concierge Colombe, etait un gros garcon d'une douzaine d'annees, fort comme un boeuf, devoue comme un chien, bete comme une oie et remarquable surtout par une chevelure rouge, a laquelle il devait son surnom de Rouget. Seulement, je vais vous dire: Rouget, pour moi, n'etait pas Rouget. Il etait tour a tour mon fidele Vendredi, une tribu de sauvages, un equipage revolte, tout ce qu'on voulait. Moi-meme, en ce temps-la, je ne m'appelais pas Daniel Eyssette: j'etais cet homme singulier, vetu de peaux de betes, dont on venait de me donner les aventures, master Crusoe lui-meme. Douce folie! Le soir, apres souper, je relisais mon _Robinson_, je l'apprenais par coeur; le jour, je le jouais, je le jouais avec rage, et tout ce qui m'entourait, je l'enrolais dans ma comedie. La fabrique n'etait plus la fabrique; c'etait mon ile deserte, oh! bien deserte. Les bassins jouaient le role d'Ocean. Le jardin faisait une foret vierge. Il y avait dans les platanes un tas de cigales qui etaient de la piece et qui ne le savaient pas. Rouget, lui non plus, ne se doutait guere de l'importance de son role. Si on lui avait demande ce que c'etait que Robinson, on l'aurait bien embarrasse; pourtant je dois dire qu'il tenait son emploi avec la plus grande conviction, et que, pour imiter le rugissement des sauvages, il n'y en avait pas comme lui. Ou avait-il appris? Je l'ignore. Toujours est-il que ces grands rugissements de sauvage qu'il allait chercher dans le fond de sa gorge, en agitant sa forte criniere rouge, auraient fait fremir les plus braves. Moi-meme, Robinson, j'en avais quelquefois le coeur bouleverse, et j'etais oblige de lui dire a voix basse: "Pas si fort, Rouget, tu me fais peur." Malheureusement, si Rouget imitait le cri des sauvages tres bien, il savait encore mieux dire les gros mots d'enfants de la rue et jurer le nom de Notre-Seigneur. Tout en jouant, j'appris a faire comme lui, et un jour, en pleine table, un formidable juron m'echappa je ne sais comment. Consternation generale! "Qui t'a appris cela? Ou l'as-tu entendu?" Ce fut un evenement. M. Eyssette parla tout de suite de me mettre dans une maison de correction; mon grand frere l'abbe dit qu'avant toute chose on devait m'envoyer a confesse, puisque j'avais l'age de raison. On me mena a confesse. Grande affaire! Il fallait ramasser dans tous les coins de ma conscience un tas de vieux peches qui trainaient la depuis sept ans. Je ne dormis pas de deux nuits; c'est qu'il y en avait toute une paneree de ces diables de peches; j'avais mis les plus petits dessus, mais c'est egal, les autres se voyaient, et lorsque, agenouille dans la petite armoire de chene, il fallut montrer tout cela au cure de Recollets, je crus que je mourrais de peur et de confusion... Ce fut fini. Je ne voulus plus jouer avec Rouget; je savais maintenant, c'est saint Paul qui l'a dit et le cure des Recollets me le repeta, que le demon rode eternellement autour de nous comme un lion, _quaerens quem devoret_. Oh! ce _quaerens quem devoret_, quelle impression il me fit! Je savais aussi que cet intrigant de Lucifer prend tous les visages qu'il veut pour vous tenter; et vous ne m'auriez pas ote de l'idee qu'il s'etait cache dans la peau de Rouget pour m'apprendre a jurer le nom de Dieu. Aussi, mon premier soin, en rentrant a la fabrique, fut d'avertir Vendredi qu'il eut a rester chez lui dorenavant. Infortune Vendredi! Cet ukase lui creva le coeur, mais il s'y conforma sans une plainte. Quelquefois je l'apercevais debout, sur la porte de la loge, du cote des ateliers; il se tenait la tristement; et lorsqu'il voyait que je le regardais, le malheureux poussait pour m'attendrir les plus effroyables rugissements, en agitant sa criniere flamboyante; mais plus il rugissait, plus je me tenais loin. Je trouvais qu'il ressemblait au fameux lion _quaerens_. Je lui criais: "Va-t'en! tu me fais horreur." Rouget s'obstina a rugir ainsi pendant quelques jours; puis, un matin, son pere, fatigue de ses rugissements a domicile, l'envoya rugir en apprentissage, et je ne le revis plus. Mon enthousiasme pour Robinson n'en fut pas un instant refroidi. Tout juste vers ce temps-la, l'oncle Baptiste se degouta subitement de son perroquet et me le donna. Ce perroquet remplaca Vendredi. Je l'installai dans une belle cage au fond de ma residence d'hiver; et me voila, plus Crusoe que jamais, passant mes journees en tete-a-tete avec cet interessant volatile et cherchant a lui faire dire: "Robinson, mon pauvre Robinson!" Comprenez-vous cela? Ce perroquet, que l'oncle Baptiste m'avait donne pour se debarrasser de son eternel bavardage, s'obstina a ne pas parler des qu'il fut a moi.... Pas plus "mon pauvre Robinson" qu'autre chose; jamais je n'en pus rien tirer. Malgre cela, je l'aimais beaucoup et j'en avais le plus grand soin. Nous vivions ainsi, mon perroquet et moi, dans la plus austere solitude, lorsqu'un matin il m'arriva une chose vraiment extraordinaire. Ce jour-la, j'avais quitte ma cabane de bonne heure et je faisais, arme jusqu'aux dents, un voyage d'exploration a travers mon ile.... Tout a coup, je vis venir de mon cote un groupe de trois ou quatre personnes, qui parlaient a voix tres haute et gesticulaient vivement. Juste Dieu! des hommes dans mon ile! Je n'eus que le temps de me jeter derriere un bouquet de lauriers-roses, et a plat ventre, s'il vous plait.... Les hommes passerent pres de moi sans me voir.... Je crus distinguer la voix du concierge Colombe, ce qui me rassura un peu; mais, c'est egal, des qu'ils furent loin je sortis de ma cachette et je les suivis a distance pour voir ce que tout cela deviendrait.... Ces etrangers resterent longtemps dans mon ile.... Ils la visiterent d'un bout a l'autre dans tous ses details. Je les vis entrer dans mes grottes et sonder avec leurs cannes la profondeur de mes oceans. De temps en temps ils s'arretaient et remuaient la tete. Toute ma crainte etait qu'ils ne vinssent a decouvrir mes residences.... Que serais-je devenu, grand Dieu! Heureusement, il n'en fut rien, et au bout d'une demi-heure, les hommes se retirerent sans se douter seulement que l'ile etait habitee. Des qu'ils furent partis, je courus m'enfermer dans une de mes cabanes, et passai la le reste du jour a me demander quels etaient ces hommes et ce qu'ils etaient venus faire. J'allais le savoir bientot. Le soir, a souper, M. Eyssette nous annonca solennellement que la fabrique etait vendue, et que, dans un mois, nous partirions tous pour Lyon, ou nous allions demeurer desormais. Ce fut un coup terrible. Il me sembla que le ciel croulait. La fabrique vendue!... Eh bien, et mon ile, mes grottes, mes cabanes? Helas! l'ile, les grottes, les cabanes, M. Eyssette avait tout vendu; il fallait tout quitter, Dieu, que je pleurais!... Pendant un mois, tandis qu'a la maison on emballait les glaces, la vaisselle, je me promenais triste et seul dans ma chere fabrique. Je n'avais plus le coeur a jouer, vous pensez... oh! non... J'allais m'asseoir dans tous les coins, et regardant les objets autour de moi, je leur parlais comme a des personnes; je disais aux platanes: "Adieu, mes chers amis!" et aux bassins: "C'est fini, nous ne nous verrons plus!" Il y avait dans le fond du jardin un grand grenadier dont les belles fleurs rouges s'epanouissaient au soleil. Je lui dis en sanglotant: "Donne-moi une de tes fleurs." Il me la donna. Je la mis dans ma poitrine, en souvenir de lui. J'etais tres malheureux. Pourtant, au milieu de cette grande douleur, deux choses me faisaient sourire: d'abord la pensee de monter sur un navire, puis la permission qu'on m'avait donnee d'emporter mon perroquet avec moi. Je me disais que Robinson avait quitte son ile dans des conditions a peu pres semblables, et cela me donnait du courage. Enfin, le jour du depart arriva. M. Eyssette etait deja a Lyon depuis une semaine. Il avait pris les devants avec les gros meubles. Je partis donc en compagnie de Jacques, de ma mere et de la vieille Annou. Mon grand frere l'abbe ne partait pas, mais il nous accompagna jusqu'a la diligence de Beaucaire, et aussi le concierge Colombe nous accompagna. C'est lui qui marchait devant en poussant une enorme brouette chargee de malles. Derriere venait mon frere l'abbe, donnant le bras a Mme Eyssette. Mon pauvre abbe, que je ne devais plus revoir! La vieille Annou marchait ensuite, flanquee d'un enorme parapluie bleu et de Jacques, qui etait bien content d'aller a Lyon, mais qui sanglotait tout de meme.... Enfin, a la queue de la colonne venait Daniel Eyssette, portant gravement la cage du perroquet et se retournant a chaque pas du cote de sa chere fabrique. A mesure que la caravane s'eloignait, l'arbre aux grenades se haussait tant qu'il pouvait par-dessus les murs du jardin pour la voir encore une fois.... Les platanes agitaient leurs branches en signe d'adieu.... Daniel Eyssette, tres emu, leur envoyait des baisers a tous, furtivement et du bout des doigts. Je quittai mon ile le 30 septembre 18.... II LES BABAROTTES[1] [Footnote 1: Nom donne dans le Midi a ces gros insectes noirs que l'Academie appelle des "blattes" et les gens du Nord des "cafards".] O choses de mon enfance, quelle impression vous m'avez laissee! Il me semble que c'est hier, ce voyage sur le Rhone. Je vois encore le bateau, ses passagers, son equipage; j'entends le bruit des roues et le sifflet de la machine. Le capitaine s'appelait Genies, le maitre coq Montelimart. On n'oublie pas ces choses-la. La traversee dura trois jours. Je passai ces trois jours sur le pont, descendant au salon juste pour manger et dormir. Le reste du temps, j'allais me mettre a la pointe extreme du navire, pres de l'ancre. Il y avait la une grosse cloche qu'on sonnait en entrant dans les villes: je m'asseyais a cote de cette cloche, parmi des tas de cordes; je posais la cage du perroquet entre mes jambes et je regardais. Le Rhone etait si large qu'on voyait a peine ses rives. Moi, je l'aurais voulu encore plus large, et qu'il se fut appele: la mer! Le ciel riait, l'onde etait verte. De grandes barques descendaient au fil de l'eau. Des mariniers, gueant le fleuve a dos de mules, passaient pres de nous en chantant. Parfois, le bateau longeait quelque ile bien touffue, couverte de joncs et de saules. "Oh! une ile deserte!" me disais-je dans moi-meme; et je la devorais des yeux.... Vers la fin du troisieme jour, je crus que nous allions avoir un grain. Le ciel s'etait assombri subitement; un brouillard epais dansait sur le fleuve; a l'avant du navire on avait allume une grosse lanterne, et, ma foi, en presence de tous ces symptomes, je commencais a etre emu.... A ce moment, quelqu'un dit pres de moi: "Voila Lyon!" En meme temps la grosse cloche se mit a sonner. C'etait Lyon. Confusement, dans le brouillard, je vis des lumieres briller sur l'une et sur l'autre rive; nous passames sous un pont, puis sous un autre. A chaque fois l'enorme tuyau de la cheminee se courbait en deux et crachait des torrents d'une fumee noire qui faisait tousser.... Sur le bateau, c'etait un remue-menage effroyable. Les passagers cherchaient leurs malles; les matelots juraient en roulant des tonneaux dans l'ombre. Il pleuvait.... Je me hatai de rejoindre ma mere; Jacques et la vieille Annou qui etaient a l'autre bout du bateau, et nous voila tous les quatre, serres les uns contre les autres, sous le grand parapluie d'Annou, tandis que le bateau se rangeait au long des quais et que le debarquement commencait. En verite, si M. Eyssette n'etait pas venu nous tirer de la, je crois que nous n'en serions jamais sortis. Il arriva vers nous, a tatons, en criant: "Qui vive! qui vive!" A ce "qui vive!" bien connu, nous repondimes: "amis!" tous les quatre a la fois avec un bonheur, un soulagement inexprimable.... M. Eyssette nous embrassa lestement, prit mon frere d'une main, moi de l'autre, dit aux femmes: "Suivez-moi!" et en route.... Ah! c'etait un homme. Nous avancions avec peine; il faisait nuit, le pont glissait. A chaque pas, on se heurtait contre des caisses.... Tout a coup, du bout du navire, une voix stridente, eploree, arrive jusqu'a nous: "Robinson! Robinson!" disait la voix. "Ah! mon Dieu!" m'ecriai-je; et j'essayai de degager ma main de celle de mon pere; lui, croyant que j'avais glisse, me serra plus fort. La voix reprit, plus stridente encore, et plus eploree: "Robinson! mon pauvre Robinson!" Je fis un nouvel effort pour degager ma main. "Mon perroquet, criai-je, mon perroquet!" --Il parle donc maintenant? dit Jacques. S'il parlait, je crois bien; on l'entendait d'une lieue. Dans mon trouble, je l'avais oublie; la-bas, tout au bout du navire, pres de l'ancre, et c'est de la qu'il m'appelait, en criant de toutes ses forces: "Robinson! Robinson! mon pauvre Robinson!" Malheureusement nous etions loin; le capitaine criait: "Depechons-nous." "Nous viendrons le chercher demain, dit M. Eyssette, sur les bateaux, rien ne s'egare." Et la-dessus, malgre mes larmes, il m'entraina. Pecaire! le lendemain on l'envoya chercher et on ne le trouva pas.... Jugez de mon desespoir: plus de Vendredi! plus de perroquet! Robinson n'etait plus possible. Le moyen, d'ailleurs, avec la meilleure volonte du monde, de se forger une ile deserte, a un quatrieme etage, dans une maison sale et humide, rue Lanterne? Oh! l'horrible maison! Je la verrai toute ma vie: l'escalier etait gluant; la cour ressemblait a un puits; le concierge, un cordonnier, avait son echoppe contre la pompe.... C'etait hideux. Le soir de notre arrivee, la vieille Annou, en s'installant dans sa cuisine, poussa un cri de detresse: "Les babarottes! les babarottes!" Nous accourumes. Quel spectacle!... La cuisine etait pleine de ces vilaines betes; il y en avait sur la credence, au long des murs, dans les tiroirs, sur la cheminee, dans le buffet, partout. Sans le vouloir, on en ecrasait. Pouah! Annou en avait deja tue beaucoup; mais plus elle en tuait, plus il en venait. Elles arrivaient par le trou de l'evier, on boucha le trou de l'evier; mais le lendemain soir elles revinrent par un autre endroit, on ne sait d'ou. Il fallut avoir un chat expres pour les tuer, et toutes les nuits c'etait dans la cuisine une effroyable boucherie. Les babarottes me firent hair Lyon des le premier soir. Le lendemain, ce fut bien pis. Il fallait prendre des habitudes nouvelles; les heures des repas etaient changees.... Les pains n'avaient pas la meme forme que chez nous. On les appelait des "couronnes". En voila un nom! Chez les bouchers, quand la vieille Annou demandait une _carbonade_, l'etalier lui riait au nez; il ne savait pas ce que c'etait une "carbonade", ce sauvage!... Ah! je me suis bien ennuye. Le dimanche, pour nous egayer un peu, nous allions nous promener en famille sur les quais du Rhone, avec des parapluies. Instinctivement nous nous dirigions toujours vers le Midi, du cote de Perrache. "Il me semble que cela nous rapproche du pays", disait ma mere, qui languissait encore plus que moi.... Ces promenades de famille etaient lugubres. M. Eyssette grondait, Jacques pleurait tout le temps, moi je me tenais toujours derriere; je ne sais pas pourquoi, j'avais honte d'etre dans la rue, sans doute parce que nous etions pauvres. Au bout d'un mois, la vieille Annou tomba malade. Les brouillards la tuaient; on dut la renvoyer dans le Midi. Cette pauvre fille, qui aimait ma mere a la passion, ne pouvait pas se decider a nous quitter. Elle suppliait qu'on la gardat, promettant de ne pas mourir. Il fallut l'embarquer de force. Arrivee dans le Midi, elle s'y maria de desespoir. Annou partie, on ne prit pas de nouvelle bonne, ce qui me parut le comble de la misere.... La femme du concierge montait faire le gros ouvrage; ma mere, au feu des fourneaux, calcinait ses belles mains blanches que j'aimais tant embrasser; quant aux provisions, c'est Jacques qui les faisait. On lui mettait un grand panier sous le bras, en lui disant: "Tu acheteras ca et ca"; et il achetait ca et ca tres bien, toujours en pleurant, par exemple. Pauvre Jacques! il n'etait pas heureux, lui non plus. M. Eyssette, de le voir eternellement la larme a l'oeil, avait fini par le prendre en grippe et l'abreuvait de taloches.... On entendait tout le jour: "Jacques, tu es un butor! Jacques, tu es un ane!" Le fait est que, lorsque son pere etait la, le malheureux Jacques perdait tous ses moyens. Les efforts qu'il faisait pour retenir ses larmes le rendaient laid. M. Eyssette lui portait malheur. Ecoutez la scene de la cruche: Un soir, au moment de se mettre a table, on s'apercoit qu'il n'y a plus une goutte d'eau dans la maison. "Si vous voulez, j'irai en chercher", dit ce bon enfant de Jacques. Et le voila qui prend la cruche, une grosse cruche de gres. M. Eyssette hausse les epaules: "Si c'est Jacques qui y va, dit-il, la cruche est cassee, c'est sur. --Tu entends, Jacques,--c'est Mme Eyssette qui parle avec sa voix tranquille,--tu entends, ne la casse pas, fais bien attention." M. Eyssette reprend: "Oh! tu as beau lui dire de ne pas la casser, il la cassera tout de meme." Ici, la voix eploree de Jacques: "Mais enfin, pourquoi voulez-vous que je la casse? --Je ne veux pas que tu la casses, je te dis que tu la casseras", repond M. Eyssette, et d'un ton qui n'admet pas de replique. Jacques ne replique pas; il prend la cruche d'une main fievreuse et sort brusquement avec l'air de dire: "Ah! je la casserai? Eh bien, nous allons voir." Cinq minutes, dix minutes se passent; Jacques ne revient pas. Mme Eyssette commence a se tourmenter: "Pourvu qu'il ne lui soit rien arrive! --Parbleu! que veux-tu qu'il lui soit arrive? dit M. Eyssette d'un ton bourru. Il a casse la cruche et n'ose plus rentrer." Mais tout en disant cela--avec son air bourru, c'etait le meilleur homme du monde--, il se leve et va ouvrir la porte pour voir un peu ce que Jacques etait devenu. Il n'a pas loin a aller; Jacques est debout sur le palier, devant la porte, les mains vides, silencieux, petrifie. En voyant M. Eyssette, il palit, et d'une voix navrante et faible, oh! si faible: "Je l'ai cassee", dit-il.... Il l'avait cassee!... Dans les archives de la maison Eyssette, nous appelons cela "la scene de la cruche". Il y avait environ deux mois que nous etions a Lyon, lorsque nos parents songerent a nos etudes. Mon pere aurait bien voulu nous mettre au college, mais c'etait trop cher. "Si nous les envoyions dans une manecanterie? dit Mme Eyssette; il parait que les enfants y sont bien." Cette idee sourit a mon pere, et comme Saint-Nizier etait l'eglise la plus proche, on nous envoya a la manecanterie de Saint-Nizier. C'etait tres amusant, la manecanterie! Au lieu de nous bourrer la tete de grec et de latin comme dans les autres institutions, on nous apprenait a servir la messe du grand et du petit cote, a chanter les antiennes, a faire des genuflexions, a encenser elegamment, ce qui est tres difficile. Il y avait bien par-ci par-la, quelques heures dans le jour consacrees aux declinaisons et a l'_Epitome_ mais ceci n'etait qu'accessoire. Avant tout, nous etions la pour le service de l'eglise. Au moins une fois par semaine, l'abbe Micou nous disait entre deux prises et d'un air solennel: "Demain, messieurs, pas de classe du matin! Nous sommes d'enterrement." Nous etions d'enterrement. Quel bonheur! Puis c'etaient des baptemes, des mariages, une visite de monseigneur, le viatique qu'on portait a un malade. Oh! le viatique! comme on etait fier quand on pouvait l'accompagner!... Sous un petit dais de velours rouge, marchait le pretre, portant l'hostie et les saintes huiles. Deux enfants de choeur soutenaient le dais, deux autres, l'escortaient avec de gros falots dores. Un cinquieme marchait devant, en agitant une crecelle. D'ordinaire, c'etaient mes fonctions,... Sur le passage du viatique, les hommes se decouvraient, les femmes se signaient. Quand on passait devant un poste, la sentinelle criait: "Aux armes!" les soldats accouraient et se mettaient en rang. "Presentez... armes! genou terre!" disait l'officier.... Les fusils sonnaient, le tambour battait aux champs. J'agitais ma crecelle par trois fois, comme au _Sanctus_, et nous passions. C'etait tres amusant la manecanterie. Chacun de nous avait dans une petite armoire un fourniment complet d'ecclesiastique: une soutane noire avec une longue queue, une aube, un surplis a grandes manches roides d'empois, des bas de soie noire, deux calottes, l'une en drap, l'autre en velours, des rabats bordes de petites perles blanches, tout ce qu'il fallait. Il parait que ce costume m'allait tres bien: "Il est a croquer la-dessous", disait Mme Eyssette. Malheureusement j'etais tres petit, et cela me desesperait. Figurez-vous que, meme en me haussant, je ne montais guere plus haut que les bas blancs de M. Caduffe, notre suisse, et puis si frele! Une fois, a la messe, en changeant les Evangiles de place, le gros livre etait si lourd qu'il m'entraina. Je tombai de tout mon long sur les marches de l'autel. Le pupitre fut brise, le service interrompu. C'etait un jour de Pentecote. Quel scandale!... A part ces legers inconvenients de ma petite taille, j'etais tres content de mon sort, et souvent le soir, en nous couchant, Jacques et moi, nous nous disions: "En somme, c'est tres amusant la manecanterie." Par malheur, nous n'y restames pas longtemps. Un ami de la famille, recteur d'universite dans le Midi, ecrivit un jour a mon pere que s'il voulait une bourse d'externe au college de Lyon pour un de ses fils, on pourrait lui en avoir une. "Ce sera pour Daniel, dit M. Eyssette. --Et Jacques? dit ma mere. --Oh! Jacques! je le garde avec moi; il me sera tres utile. D'ailleurs, je m'apercois qu'il a du gout pour le commerce. Nous en ferons un negociant." De bonne foi, je ne sais comment, M. Eyssette avait pu s'apercevoir que Jacques avait du gout pour le commerce. En ce temps-la, le pauvre garcon n'avait du gout que pour les larmes, et si on l'avait consulte.... Mais on ne le consulta pas, ni moi non plus. Ce qui me frappa d'abord, a mon arrivee au college, c'est que j'etais le seul avec une blouse. A Lyon, les fils de riches ne portent pas de blouses; il n'y a que les enfants de la rue, les _gones_ comme on dit. Moi, j'en avais une, une petite blouse, j'avais l'air d'un gone.... Quand j'entrai dans la classe; les eleves ricanerent. On disait: "Tiens! il a une blouse!" Le professeur fit la grimace et tout de suite me prit en aversion. Depuis lors, quand il me parla, ce fut toujours du bout des levres, d'un air meprisant. Jamais il ne m'appela par mon nom; il disait toujours: "He! vous, la-bas, le petit Chose!" Je lui avais dit pourtant plus de vingt fois que je m'appelais Daniel Ey-sset-te.... A la fin, mes camarades me surnommerent "le petit Chose", et le surnom me resta.... Ce n'etait pas seulement ma blouse qui me distinguait des autres enfants. Les autres avaient de beaux cartables en cuir jaune, des encriers de buis qui sentaient bon, des cahiers cartonnes, des livres neufs avec beaucoup de notes dans le bas; moi, mes livres etaient de vieux bouquins achetes sur les quais, moisis, fanes, sentant le rance; les couvertures etaient toujours en lambeaux, quelquefois il manquait des pages. Jacques faisait bien de son mieux pour me les relier avec du gros carton et de la colle forte; mais il mettait toujours trop de colle, et cela puait. Il m'avait fait aussi un cartable avec une infinite de poches, tres commode, mais toujours trop de colle. Le besoin de coller et de cartonner etait devenu chez Jacques une manie comme le besoin de pleurer. Il avait constamment devant le feu un tas de petits pots de colle et, des qu'il pouvait s'echapper du magasin un moment, il collait, reliait, cartonnait. Le reste du temps, il portait des paquets en ville, ecrivait sous la dictee, allait aux provisions--le commerce enfin. Quant a moi, j'avais compris que lorsqu'on est boursier, qu'on porte une blouse, qu'on s'appelle "le petit Chose", il faut travailler deux fois plus que les autres pour etre leur egal, et ma foi! Le petit Chose se mit a travailler de tout son courage. Brave petit Chose! Je le vois, en hiver, dans sa chambre sans feu, assis a sa table de travail, les jambes enveloppees d'une couverture. Au-dehors, le givre fouettait les vitres. Dans le magasin, on entendait M. Eyssette qui dictait. "J'ai recu votre honoree du 8 courant." Et la voix pleurarde de Jacques qui reprenait: "J'ai recu votre honoree du 8 courant." De temps en temps, la porte de la chambre s'ouvrait doucement: c'etait Mme Eyssette qui entrait. Elle s'approchait du petit Chose sur la pointe des pieds: Chut!... "Tu travailles? lui disait-elle tout bas. --Oui, mere. --Tu n'as pas froid? --Oh! non!" Le petit Chose mentait, il avait bien froid, au contraire. Alors, Mme Eyssette s'asseyait aupres de lui, avec son tricot, et restait la de longues heures, comptant ses mailles a voix basse, avec un gros soupir de temps en temps. Pauvre Mme Eyssette! Elle y pensait toujours a ce cher pays qu'elle n'esperait plus revoir.... Helas! pour notre malheur, pour notre malheur a tous, elle allait le revoir bientot.... III IL EST MORT! PRIEZ POUR LUI! C'etait un lundi du mois de juillet. Ce jour-la, en sortant du college, je m'etais laisse entrainer a faire une partie de barres, et lorsque je me decidai a rentrer a la maison, il etait beaucoup plus tard que je n'aurais voulu. De la place des Terreaux a la rue Lanterne, je courus sans m'arreter, mes livres a la ceinture, ma casquette entre les dents. Toutefois, comme j'avais une peur effroyable de mon pere, je repris haleine une minute dans l'escalier, juste le temps d'inventer une histoire pour expliquer mon retard. Sur quoi, je sonnai bravement. Ce fut M. Eyssette lui-meme qui vint m'ouvrir. "Comme tu viens tard!" me dit-il. Je commencais a debiter mon mensonge en tremblant; mais le cher homme ne me laissa pas achever et, m'attirant sur sa poitrine, il m'embrassa longuement et silencieusement. Moi qui m'attendais pour le moins a une verte semonce, cet accueil me surprit. Ma premiere idee fut que nous avions le cure de Saint-Nizier a diner; je savais par experience qu'on ne nous grondait jamais ces jours-la. Mais en entrant dans la salle a manger, je vis tout de suite que je m'etais trompe. Il n'y avait que deux couverts sur la table, celui de mon pere et le mien. "Et ma mere? Et Jacques?" demandai-je, etonne. M. Eyssette me repondit d'une voix douce qui ne lui etait pas habituelle: "Ta mere et Jacques sont partis, Daniel; ton frere l'abbe est bien malade." Puis, voyant que j'etais devenu tout pale, il ajouta presque gaiement pour me rassurer: "Quand je dis bien malade, c'est une facon de parler: on nous a ecrit que l'abbe etait au lit; tu connais ta mere, elle a voulu partir, et je lui ai donne Jacques pour l'accompagner. En somme, ce ne sera rien!... Et maintenant mets-toi la et mangeons; je meurs de faim." Je m'attablai sans rien dire, mais j'avais le coeur serre et toutes les peines du monde a retenir mes larmes, en pensant que mon grand frere l'abbe etait bien malade. Nous dinames tristement en face l'un de l'autre, sans parler. M. Eyssette mangeait vite, buvait a grands coups, puis s'arretait subitement et songeait.... Pour moi, immobile au bout de la table et comme frappe de stupeur, je me rappelais les belles histoires que l'abbe me contait lorsqu'il venait a la fabrique. Je le voyais retroussant bravement sa soutane pour franchir les bassins. Je me souvenais aussi du jour de sa premiere messe, ou toute la famille assistait, comme il etait beau lorsqu'il se tournait vers nous, les bras ouverts, disant _Dominus vobiscum_ d'une voix si douce que Mme Eyssette en pleurait de joie!... Maintenant je me le figurais la-bas, couche, malade (oh! bien malade; quelque chose me le disait), et ce qui redoublait mon chagrin de le savoir ainsi, c'est une voix que j'entendais me crier au fond du coeur: "Dieu te punit, c'est ta faute! il fallait rentrer tout droit! Il fallait ne pas mentir!" Et plein de cette effroyable pensee que Dieu, pour le punir, allait faire mourir son frere, le petit Chose se desesperait en lui-meme, disant: "Jamais, non! jamais, je ne jouerai plus aux barres en sortant du college." Le repas termine, on alluma la lampe, et la veillee commenca. Sur la nappe, au milieu des debris du dessert, M. Eyssette avait pose ses gros livres de commerce et faisait ses comptes a haute voix. Finet, le chat des babarottes, miaulait tristement en rodant autour de la table...; moi, j'avais ouvert la fenetre et je m'y etais accoude.... Il faisait nuit, l'air etait lourd.... On entendait les gens d'en bas rire et causer devant leurs portes, et les tambours du fort Loyasse battre dans le lointain.... J'etais la depuis quelques instants, pensant a des choses tristes et regardant vaguement dans la nuit, quand un violent coup de sonnette m'arracha de ma croisee brusquement. Je regardai mon pere avec effroi, et je crus voir passer sur son visage le frisson d'angoisse et de terreur qui venait de m'envahir. Ce coup de sonnette lui avait fait peur, a lui aussi. "On sonne! me dit-il presque a voix basse. --Restez, pere! j'y vais." Et je m'elancai vers la porte. Un homme etait debout sur le seuil. Je l'entrevis dans l'ombre, me tendant quelque chose que j'hesitais a prendre. "C'est une depeche, dit-il. --Une depeche, grand Dieu! pour quoi faire?" Je la pris en frissonnant, et deja je repoussais la porte; mais l'homme la retint avec son pied et me dit froidement: "Il faut signer." Il fallait signer! Je ne savais pas: c'etait la premiere depeche que je recevais. "Qui est la, Daniel?" me cria M. Eyssette; sa voix tremblait. Je repondis: "Rien! c'est un pauvre...." Et, faisant signe a l'homme de m'attendre, je courus a ma chambre, je trempai ma plume dans l'encre, a tatons, puis je revins. L'homme dit: "Signez la." Le petit Chose signa d'une main tremblante, a la lueur des lampes de l'escalier; ensuite il ferma la porte et rentra, tenant la depeche cachee sous sa blouse. Oh! oui, je te tenais cachee sous ma blouse, depeche de malheur! Je ne voulais pas que M. Eyssette te vit; car d'avance je savais que tu venais nous annoncer quelque chose de terrible, et lorsque je t'ouvris, tu ne m'appris rien de nouveau, entends-tu, depeche! Tu ne m'appris rien que mon coeur n'eut deja devine. "C'etait un pauvre?" me dit mon pere en me regardant. Je repondis sans rougir: "C'etait un pauvre"; et pour detourner les soupcons, je repris ma place a la croisee. J'y restai encore quelque temps, ne bougeant pas, ne parlant pas, serrant contre ma poitrine ce papier qui me brulait. Par moments, j'essayais de me raisonner, de me donner du courage, je me disais: "Qu'en sais-tu? c'est peut-etre une bonne nouvelle. Peut-etre on ecrit qu'il est gueri...." Mais, au fond, je sentais bien que ce n'etait pas vrai, que je me mentais a moi-meme, que la depeche ne dirait pas qu'il etait gueri. Enfin, je me decidai a passer dans ma chambre pour savoir une bonne fois a quoi m'en tenir. Je sortis de la salle a manger, lentement, sans avoir l'air; mais quand je fus dans ma chambre, avec quelle rapidite fievreuse, j'allumai ma lampe! Et comme mes mains tremblaient en ouvrant cette depeche de mort! Et de quelles larmes brulantes je l'arrosai, lorsque je l'eus ouverte!... Je la relus vingt fois, esperant toujours m'etre trompe; mais, pauvre de moi! j'eus beau la lire et la relire, et la tourner dans tous les sens, je ne pus lui faire dire autre chose que ce qu'elle avait dit d'abord, ce que je savais bien qu'elle dirait: "Il est mort! Priez pour lui!" Combien de temps je restai la, debout, pleurant devant cette depeche ouverte, je l'ignore. Je me souviens seulement que mes yeux me cuisaient beaucoup, et qu'avant de sortir de ma chambre je baignai mon visage longuement. Puis, je rentrai dans la salle a manger, tenant dans ma petite main crispee la depeche trois fois maudite. Et maintenant, qu'allais-je faire? Comment m'y prendre pour annoncer l'horrible nouvelle a mon pere, et quel ridicule enfantillage m'avait pousse a la garder pour moi seul? Un peu plus tot, un peu plus tard, est-ce qu'il ne l'aurait pas su? Quelle folie! Au moins, si j'etais alle droit a lui lorsque la depeche etait arrivee, nous l'aurions ouverte ensemble; a present, tout serait dit. Or, tandis que je me parlais a moi-meme, je m'approchai de la table et je vins m'asseoir a cote de M. Eyssette, juste a cote de lui. Le pauvre homme avait ferme ses livres et, de la barbe de sa plume, s'amusait a chatouiller le museau blanc de Finet. Cela me serrait le coeur qu'il s'amusat ainsi. Je voyais sa bonne figure que la lampe eclairait a demi, s'animer et rire par moments; et j'avais envie de lui dire: "Oh! non, ne riez pas; je vous en prie." Alors, comme je le regardais ainsi tristement avec ma depeche a la main, M. Eyssette leva la tete. Nos regards se rencontrerent, et je ne sais pas ce qu'il vit dans le mien, mais je sais que sa figure se decomposa tout a coup, qu'un grand cri jaillit de sa poitrine, qu'il me dit d'une voix a fendre l'ame: "Il est mort, n'est-ce pas?" que la depeche glissa de mes doigts, que je tombai dans ses bras en sanglotant, et que nous pleurames longuement, eperdus, dans les bras l'un de l'autre, tandis qu'a nos pieds Finet jouait avec la depeche, l'horrible depeche de mort, cause de toutes nos larmes. Ecoutez, je ne mens pas: voila longtemps que ces choses se sont passees, voila longtemps qu'il dort dans la terre, mon cher abbe que j'aimais tant; eh bien, encore aujourd'hui, quand je recois une depeche, je ne peux pas l'ouvrir sans un frisson de terreur. Il me semble que je vais lire qu'_il est mort_, et qu'il faut _prier pour lui_! IV LE CAHIER ROUGE On trouve dans les vieux missels de naives enluminures, ou la Dame des sept douleurs est representee ayant sur chacune de ses joues une grande ride profonde, cicatrice divine que l'artiste a mise la pour nous dire: "Regardez comme elle a pleure!..." Cette ride--la ride des larmes--, je jure que je l'ai vue sur le visage amaigri de Mme Eyssette, lorsqu'elle revint a Lyon, apres avoir enterre son fils. Pauvre mere, depuis ce jour elle ne voulut plus sourire. Ses robes furent toujours noires, son visage toujours desole. Dans ses vetements comme dans son coeur, elle prit le grand deuil, et ne le quitta jamais... Du reste, rien de change dans la maison Eyssette; ce fut un peu plus lugubre, voila tout. Le cure de Saint-Nizier dit quelques messes pour le repos de l'ame de l'abbe. On tailla deux vetements noirs pour les enfants dans une vieille rouliere de leur pere, et la vie, la triste vie recommenca. Il y avait deja quelque temps que notre cher abbe etait mort, lorsqu'un soir, a l'heure de nous coucher, je fus tres etonne de voir Jacques fermer notre chambre a double tour, boucher soigneusement les rainures de la porte, et, cela fait, venir vers moi, d'un grand air de solennite et de mystere. Il faut vous dire que, depuis son retour du Midi, un singulier changement s'etait opere dans les habitudes de l'ami Jacques. D'abord, ce que peu de personnes voudront croire, Jacques ne pleurait plus, ou presque plus; puis, son fol amour du cartonnage lui avait a peu pres passe. Les petits pots de colle allaient encore au feu de temps en temps, mais ce n'etait plus avec le meme entrain; maintenant, si vous aviez besoin d'un cartable, il fallait vous mettre a genoux pour l'obtenir.... Des choses incroyables! un carton a chapeaux que Mme Eyssette avait commande etait sur le chantier depuis huit jours.... A la maison, on ne s'apercevait de rien; mais moi, je voyais bien que Jacques avait quelque chose. Plusieurs fois, je l'avais surpris dans le magasin, parlant seul et faisant des gestes. La nuit, il ne dormait pas; je l'entendais marmotter entre ses dents, puis subitement sauter a bas du lit et marcher a grands pas dans la chambre... tout cela n'etait pas naturel et me faisait peur quand j'y songeais. Il me semblait que Jacques allait devenir fou. Ce soir-la, quand je le vis fermer a double tour la porte de notre chambre, cette idee de folie me revint dans la tete et j'eus un mouvement d'effroi: mon pauvre Jacques! lui, ne s'en apercut pas, et prenant gravement une de mes mains dans les siennes: "Daniel, me dit-il, je vais te confier quelque chose mais il faut me jurer que tu n'en parleras jamais." Je compris tout de suite que Jacques n'etait pas fou. Je repondis sans hesiter: "Je te le jure, Jacques. --Eh bien, tu ne sais pas?... chut!... Je fais un poeme, un grand poeme. --Un poeme, Jacques! tu fais un poeme, toi!" Pour toute reponse, Jacques tira de dessous sa veste un enorme cahier rouge qu'il avait cartonne lui-meme, et en tete duquel il avait ecrit de sa plus belle main: RELIGION! RELIGION! Poeme en douze chants PAR EYSSETTE (JACQUES) C'etait si grand que j'en eus comme un vertige. Comprenez cela?... Jacques, mon frere Jacques, un enfant de treize ans, le Jacques des sanglots et des petits pots de colle, faisait: _Religion! Religion!_ poeme en douze chants. Et personne ne s'en doutait! et on continuait a l'envoyer chez les marchands d'herbes avec un panier sous le bras! et son pere lui criait plus que jamais: "Jacques, tu es un ane!..." Ah! pauvre cher Eyssette (Jacques)! comme je vous aurais saute au cou de bon coeur, si j'avais ose. Mais je n'osai pas... Songez donc!... _Religion! Religion!_ poeme en douze chants!... Pourtant la verite m'oblige a dire que ce poeme en douze chants etait loin d'etre termine. Je crois meme qu'il n'y avait encore de fait que les quatre premiers vers du premier chant; mais vous savez, en ces sortes d'ouvrages la mise en train est toujours ce qu'il y a de plus difficile, et comme disait Eyssette (Jacques) avec beaucoup de raison: "Maintenant que j'ai mes quatre premiers vers, le reste n'est rien; ce n'est qu'une affaire de temps[2]." Ce reste qui n'etait rien qu'une affaire de temps, jamais Eyssette (Jacques) n'en put venir a bout... Que voulez-vous? les poemes ont leurs destinees; il parait que la destinee de _Religion! Religion!_ poeme en douze chants, etait de ne pas etre en douze chants du tout. Le poete eut beau faire, il n'alla jamais plus loin que les quatre premiers vers. C'etait fatal. A la fin, le malheureux garcon, impatiente, envoya son poeme au diable et congedia la Muse (on disait encore la Muse en ce temps-la). Le jour meme, ses sanglots le reprirent et les petits pots de colle reparurent devant le feu... Et le cahier rouge?... Oh! le cahier rouge, il avait sa destinee aussi, celui-la. [Footnote 2: Les voici, ces quatre vers. Les voici tels que je les ai vus ce soir-la, moules en belle ronde, a la premiere page du cahier rouge: _Religion! Religion!_ Mot sublime! Mystere! Voix touchante et solitaire. Compassion! Compassion! Ne riez pas, cela lui avait coute beaucoup de mal.] Jacques me dit: "Je te le donne, mets-y ce que tu voudras." Savez-vous ce que j'y mis, moi?.. Mes poesies, parbleu! les poesies du petit Chose. Jacques m'avait donne son mal. Et maintenant, si le lecteur le veut bien, pendant que le petit Chose est en train de cueillir des rimes, nous allons d'une enjambee franchir quatre ou cinq annees de sa vie. J'ai hate d'arriver a un certain printemps de 18..., dont la maison Eyssette n'a pas encore aujourd'hui perdu le souvenir; on a comme cela des dates dans les familles. Du reste, ce fragment de ma vie que je passe sous silence, le lecteur ne perdra rien a ne pas le connaitre. C'est toujours la meme chanson, des larmes et de la misere! les affaires qui ne vont pas, des loyers en retard, des creanciers qui font des scenes, les diamants de la mere vendus, l'argenterie au mont-de-piete, les draps de lit qui ont des trous, les pantalons qui ont des pieces; des privations de toutes sortes, des humiliations de tous les jours, l'eternel "comment ferons-nous demain?" le coup de sonnette insolent des huissiers, le concierge qui sourit quand on passe, et puis les emprunts, et puis les protets, et puis... et puis... Nous voila donc en 18... Cette annee-la, le petit Chose achevait sa philosophie. C'etait, si j'ai bonne memoire; un jeune garcon tres pretentieux, se prenant tout a fait au serieux comme philosophe et aussi comme poete; du reste pas plus haut qu'une botte et sans un poil de barbe au menton. Or, un matin que ce grand philosophe de petit Chose se disposait a aller en classe, M. Eyssette pere l'appela dans le magasin et, sitot qu'il le vit entrer, lui fit de sa voix brutale: "Daniel, jette tes livres, tu ne vas plus au college." Ayant dit cela, M. Eyssette pere se mit a marcher a grands pas dans le magasin, sans parler. Il paraissait tres emu, et le petit Chose aussi, je vous assure... Apres un long moment de silence, M. Eyssette pere reprit la parole: "Mon garcon, dit-il, j'ai une mauvaise nouvelle a t'apprendre, oh! bien mauvaise... nous allons etre obliges de nous separer tous, voici pourquoi." Ici, un grand sanglot, un sanglot dechirant retentit derriere la porte entrebaillee. "Jacques, tu es un ane!" cria M. Eyssette sans se retourner, puis il continua: "Quand nous sommes venus a Lyon, il y a six ans, ruines par les revolutionnaires, j'esperais, a force de travail, arriver a reconstruire notre fortune; mais le demon s'en mele! Je n'ai reussi qu'a nous enfoncer jusqu'au cou dans les dettes et dans la misere... A present, c'est fini, nous sommes embourbes... Pour sortir de la, nous n'avons qu'un parti a prendre, maintenant que vous voila grandis: vendre le peu qui nous reste et chercher notre vie chacun de notre cote." Un nouveau sanglot de l'invisible Jacques vint interrompre M. Eyssette; mais il etait tellement emu lui-meme qu'il ne se facha pas. Il fit seulement signe a Daniel de fermer la porte, et, la porte fermee, il reprit: "Voici donc ce que j'ai decide: jusqu'a nouvel ordre, ta mere va s'en aller vivre dans le Midi, chez son frere, l'oncle Baptiste. Jacques restera a Lyon; il a trouve un petit emploi au mont-de-piete. Moi, j'entre commis voyageur a la Societe vinicole... Quant a toi, mon pauvre enfant, il va falloir aussi que tu gagnes ta vie... Justement, je recois une lettre du recteur qui te propose une place de maitre d'etude; tiens, lis!" Le petit Chose prit la lettre. "D'apres ce que je vois, dit-il tout en lisant, je n'ai pas de temps a perdre. --Il faudrait partir demain. --C'est bien, je partirai..." La-dessus le petit Chose replia la lettre et la rendit a son pere d'une main qui ne tremblait pas. C'etait un grand philosophe, comme vous voyez. A ce moment, Mme Eyssette entra dans le magasin, puis Jacques timidement derriere elle... Tous deux s'approcherent du petit Chose et l'embrasserent en silence; depuis la veille ils etaient au courant de ce qui se passait. "Qu'on s'occupe de sa malle! fit brusquement M. Eyssette, il part demain matin par le bateau." Mme Eyssette poussa un gros soupir, Jacques esquissa un sanglot, et tout fut dit. On commencait a etre fait au malheur dans cette maison-la. Le lendemain de cette journee memorable, toute la famille accompagna le petit Chose au bateau. Par une coincidence singuliere, c'etait le meme bateau qui avait amene les Eyssettes a Lyon six ans auparavant. Capitaine Genies, maitre coq Montelimart! Naturellement on se rappela le parapluie d'Annou, le perroquet de Robinson, et quelques autres episodes du debarquement... Ces souvenirs egayerent un peu ce triste depart, et amenerent l'ombre d'un sourire sur les levres de Mme Eyssette. Tout a coup la cloche sonna. Il fallait partir. Le petit Chose, s'arrachant aux etreintes de ses amis, franchit bravement la passerelle. "Sois serieux, lui cria son pere. --Ne sois pas malade", dit Mme Eyssette. Jacques voulait parler, mais il ne put pas; il pleurait trop. Le petit Chose ne pleurait pas, lui. Comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, c'etait un grand philosophe, et positivement les philosophes ne doivent pas s'attendrir... Et pourtant, Dieu sait s'il les aimait, ces cheres creatures qu'il laissait derriere lui, dans le brouillard. Dieu sait s'il aurait donne volontiers pour elles tout son sang et toute sa chair... Mais que voulez-vous? La joie de quitter Lyon, le mouvement du bateau, l'ivresse du voyage, l'orgueil de se sentir homme--homme libre, homme fait, voyageant seul et gagnant sa vie--, tout cela grisait le petit Chose et l'empechait de songer, comme il aurait du, aux trois etres cheris qui sanglotaient la-bas, debout sur les quais du Rhone... Ah! ce n'etaient pas des philosophes, ces trois-la. D'un oeil anxieux et plein de tendresse, ils suivaient la marche asthmatique du navire, et son panache de fumee n'etait pas plus gros qu'une hirondelle a l'horizon, qu'ils criaient encore: "Adieu! adieu!" en faisant des signes. Pendant ce temps, monsieur le philosophe se promenait de long en large sur le pont, les mains dans les poches, la tete au vent. Il sifflotait, crachait tres loin, regardait les dames sous le nez, inspectait la manoeuvre, marchait des epaules comme un gros homme, se trouvait charmant. Avant qu'on fut seulement a Vienne, il avait appris au maitre coq Montelimart et a ses deux marmitons qu'il etait dans l'Universite et qu'il y gagnait fort bien sa vie... Ces messieurs lui en firent compliment. Cela le rendit tres fier. Une fois, en se promenant d'un bout a l'autre du navire, notre philosophe heurta du pied, a l'avant, pres de la grosse cloche, un paquet de cordes sur lequel, a six ans de la, Robinson Crusoe etait venu s'asseoir pendant de longues heures, son perroquet entre les jambes. Ce paquet de cordes le fit beaucoup rire et un peu rougir. "Que je devais etre ridicule, pensait-il, de trainer partout avec moi cette grande cage peinte en bleu et ce perroquet fantastique..." Pauvre philosophe! il ne se doutait pas que pendant toute sa vie il etait condamne a trainer ainsi ridiculement cette cage peinte en bleu, couleur d'illusion, et ce perroquet vert, couleur d'esperance. Helas! a l'heure ou j'ecris ces lignes, le malheureux garcon la porte encore, sa grande cage peinte en bleu. Seulement de jour en jour l'azur des barreaux s'ecaille et le perroquet vert est aux trois quarts deplume, pecaire! Le premier soin du petit Chose, en arrivant dans sa ville natale, fut de se rendre a l'Academie, ou logeait M. le recteur. Ce recteur, ami d'Eyssette pere, etait un grand beau vieux, alerte et sec, n'ayant rien qui sentit le pedant, ni quoi que ce fut de semblable. Il accueillit Eyssette fils avec une grande bienveillance. Toutefois, quand on l'introduisit dans son cabinet, le brave homme ne put retenir un geste de surprise. "Ah! mon Dieu! dit-il, comme il est petit!" Le fait est que le petit Chose etait ridiculement petit; et puis l'air si jeune, si mauviette. L'exclamation du recteur lui porta un coup terrible. "Ils ne vont pas vouloir de moi", pensa-t-il. Et tout son corps se mit a trembler. Heureusement, comme s'il eut devine ce qui se passait dans cette pauvre petite cervelle, le recteur reprit: "Approche ici, mon garcon... Nous allons donc faire de toi un maitre d'etude... A ton age, avec cette taille et cette figure-la, le metier te sera plus dur qu'a un autre... Mais enfin, puisqu'il le faut, puisqu'il faut que tu gagnes ta vie, mon cher enfant, nous arrangerons cela pour le mieux... En commencant, on ne te mettra pas dans une grande baraque... Je vais t'envoyer dans un college communal, a quelques lieues d'ici, a Sarlande, en pleine montagne... La tu feras ton apprentissage d'homme, tu t'aguerriras au metier, tu grandiras, tu prendras de la barbe; puis le poil venu, nous verrons!" Tout en parlant, M. le recteur ecrivait au principal du college de Sarlande pour lui presenter son protege. La lettre terminee, il la remit au petit Chose et l'engagea a partir le jour meme; la-dessus, il lui donna quelques sages conseils et le congedia d'une tape amicale sur la joue en lui promettant de ne pas le perdre de vue. Voila mon petit Chose bien content. Quatre a quatre il degringole l'escalier seculaire de l'Academie et s'en va d'une haleine retenir sa place pour Sarlande. La diligence ne part que dans l'apres-midi; encore quatre heures a attendre! Le petit Chose en profite pour aller parader au soleil sur l'esplanade et se montrer a ses compatriotes. Ce premier devoir accompli, il songe a prendre quelque nourriture et se met en quete d'un cabaret a portee de son escarcelle... Juste en face les casernes, il en avise un propret, reluisant, avec une belle enseigne toute neuve: "Voici mon affaire", se dit-il. Et, apres quelques minutes d'hesitation--c'est la premiere fois que le petit Chose entre dans un restaurant--, il pousse resolument la porte. Le cabaret est desert pour le moment. Des murs peints a la chaux..., quelques tables de chene... Dans un coin de longues cannes de compagnons, a bouts de cuivre, ornees de rubans multicolores... Au comptoir, un gros homme qui ronfle, le nez dans un journal. "Hola! quelqu'un!" dit le petit Chose, en frappant de son poing ferme sur les tables, comme un vieux coureur de tavernes. Le gros homme du comptoir ne se reveille pas pour si peu; mais du fond de l'arriere-boutique, la cabaretiere accourt... En voyant le nouveau client que l'ange Hasard lui amene, elle pousse un grand cri: "Misericorde! monsieur Daniel! --Annou! ma vieille Annou!" repond le petit Chose. Et les voila dans les bras l'un de l'autre. Eh! mon Dieu, oui, c'est Annou, la vieille Annou, anciennement bonne des Eyssette, maintenant cabaretiere, mere des compagnons, mariee a Jean Peyrol, ce gros qui ronfle la-bas dans le comptoir... Et comme elle est heureuse, si vous saviez, cette brave Annou, comme elle est heureuse de revoir M. Daniel! Comme elle l'embrasse! comme elle l'etreint! comme elle l'etouffe! Au milieu de ces effusions, l'homme du comptoir se reveille. Il s'etonne d'abord un peu du chaleureux accueil que sa femme est en train de faire a ce jeune inconnu; mais quand on lui apprend que ce jeune inconnu est M. Daniel Eyssette en personne, Jean Peyrol devient rouge de plaisir et s'empresse autour de son illustre visiteur. "Avez-vous dejeune, monsieur Daniel? --Ma foi! non, mon bon Peyrol...; c'est precisement ce qui m'a fait entrer ici." Justice divine!... M. Daniel n'a pas dejeune!... La vieille Annou court a sa cuisine; Jean Peyrol se precipite a la cave,--une fiere cave, au dire des compagnons. En un tour de main, le couvert est mis, la table est paree, le petit Chose n'a qu'a s'asseoir et a fonctionner... A sa gauche, Annou lui taille des mouillettes pour ses oeufs, des oeufs du matin, blancs, cremeux, duvetes... A sa droite, Jean Peyrol lui verse un vieux Chateau-Neuf-des-Papes, qui semble une poignee de rubis jetee au fond de son verre... Le petit Chose est tres heureux, il boit comme un templier, mange comme un hospitalier, et trouve encore moyen de raconter, entre deux coups de dents, qu'il vient d'entrer dans l'Universite, ce qui le met a meme de gagner honorablement sa vie. Il faut voir de quel air il dit cela: _gagner honorablement sa vie!_--La vieille Annou s'en pame d'admiration. L'enthousiasme de Jean Peyrol est moins vif. Il trouve tout simple que M. Daniel gagne sa vie, puisqu'il est en etat de la gagner. A l'age de M. Daniel, lui, Jean Peyrol, courait le monde depuis deja quatre ou cinq ans, et ne coutait plus un liard a la maison, au contraire... Bien entendu, le digne cabaretier garde ses reflexions pour lui seul. Oser comparer Jean Peyrol a Daniel Eyssette!... Annou ne le souffrirait pas. En attendant, le petit Chose va son train. Il parle, il boit, il mange, il s'anime; ses yeux brillent, sa joue s'allume. Hola! maitre Peyrol, qu'on aille chercher des verres! le petit Chose va trinquer... Jean Peyrol apporte les verres et on trinque... d'abord a Mme Eyssette, ensuite a M. Eyssette, puis a Jacques, a Daniel, a la vieille Annou, au mari d'Annou, a l'Universite... a quoi encore?... Deux heures se passent ainsi en libations et en bavardages. On cause du passe couleur de deuil, de l'avenir couleur de rose. On se rappelle la fabrique, Lyon, la rue Lanterne, ce pauvre abbe qu'on aimait tant... Tout a coup le petit Chose se leve pour partir... "Deja", dit tristement la vieille Annou. Le petit Chose s'excuse; il a quelqu'un de la ville a voir avant de s'en aller, une visite tres importante... Quel dommage! on etait si bien!... On avait tant de choses a se raconter encore!... Enfin, puisqu'il le faut, puisque M. Daniel a quelqu'un de la ville a voir, ses amis du _Tour de France_ ne veulent pas le retenir plus longtemps... "Bon voyage, monsieur Daniel! Dieu vous conduise, notre cher maitre!" Et jusqu'au milieu de la rue, Jean Peyrol et sa femme l'accompagnent de leurs benedictions. Or, savez-vous quel est ce quelqu'un de la ville que le petit Chose veut voir avant de partir? C'est la fabrique, cette fabrique qu'il aimait tant et qu'il a tant pleuree!... c'est le jardin, les ateliers, les grands platanes, tous les amis de son enfance, toutes ses joies du premier jour... Que voulez-vous? Le coeur de l'homme a de ces faiblesses; il aime ce qu'il peut, meme du bois, meme des pierres, meme une fabrique... D'ailleurs, l'histoire est la pour vous dire que le vieux Robinson, de retour en Angleterre, reprit la mer, et fit je ne sais combien de mille lieues pour revoir son ile deserte. Il n'est donc pas etonnant que, pour revoir la sienne, le petit Chose fasse quelques pas. Deja les grands platanes, dont la tete empanachee regarde par-dessus les maisons, ont reconnu leur ancien ami qui vient vers eux a toutes jambes. De loin ils lui font signe et se penchent les uns vers les autres, comme pour se dire: voila Daniel Eyssette! Daniel Eyssette est de retour! Et lui se depeche, se depeche; mais, arrive devant la fabrique, il s'arrete stupefait. De grandes murailles grises sans un bout de laurier-rose ou de grenadier qui depasse... Plus de fenetres, des lucarnes; plus d'ateliers, une chapelle. Au-dessus de la porte, une grosse croix de gres rouge avec un peu de latin autour!... O douleur! la fabrique n'est plus la fabrique; c'est un couvent de carmelites, ou les hommes n'entrent jamais. V GAGNE TA VIE Sarlande est une petite ville des Cevennes, batie au fond d'une etroite vallee que la montagne enserre de partout comme un grand mur. Quand le soleil y donne, c'est une fournaise; quand la tramontane souffle, une glaciere... Le soir de mon arrivee, la tramontane faisait rage depuis le matin; et quoiqu'on fut au printemps, le petit Chose, perche sur le haut de la diligence, sentit, en entrant dans la ville, le froid le saisir jusqu'au coeur. Les rues etaient noires et desertes... Sur la place d'armes, quelques personnes attendaient la voiture, en se promenant de long en large devant le bureau mal eclaire. A peine descendu de mon imperiale, je me fis conduire au college, sans perdre une minute. J'avais hate d'entrer en fonctions. Le college n'etait pas loin de la place; apres m'avoir fait traverser deux ou trois larges rues silencieuses, l'homme qui portait ma malle s'arreta devant une grande maison, ou tout semblait mort depuis des annees. "C'est ici", dit-il, en soulevant l'enorme marteau de la porte... Le marteau retomba lourdement, lourdement... La porte s'ouvrit d'elle-meme... Nous entrames. J'attendis un moment sous le porche, dans l'ombre. L'homme posa sa malle par terre, je le payai, et il s'en alla bien vite... Derriere lui, l'enorme porte se referma lourdement, lourdement... Bientot apres, un portier somnolent, tenant a la main une grosse lanterne, s'approcha de moi. "Vous etes sans doute un nouveau?" me dit-il d'un air endormi. Il me prenait pour un eleve... "Je ne suis pas un eleve du tout, je viens ici comme maitre d'etude; conduisez-moi chez le principal..." Le portier parut surpris; il souleva sa casquette et m'engagea a entrer une minute dans sa loge. Pour le quart d'heure, M. le principal etait a l'eglise avec les enfants. On me menerait chez lui des que la priere du soir serait terminee. Dans la loge, on achevait de souper. Un grand beau gaillard a moustaches blondes degustait un verre d'eau-de-vie aux cotes d'une petite femme maigre, souffreteuse, jaune comme un coing et emmitouflee jusqu'aux oreilles dans un chale fane. "Qu'est-ce donc, monsieur Cassagne? demanda l'homme aux moustaches. --C'est le nouveau maitre d'etude, repondit le concierge en me designant... Monsieur est si petit que je l'avais d'abord pris pour un eleve. --Le fait est, dit l'homme aux moustaches, en me regardant par-dessus son verre, que nous avons ici des eleves plus grands et meme plus ages que monsieur.... Veillon l'aine, par exemple. --Et Crouzat, ajouta le concierge. --Et Soubeyrol...", fit la femme. La-dessus, ils se mirent a parler entre eux a voix basse, le nez dans leur vilaine eau-de-vie et me devisageant du coin de l'oeil... Au-dehors on entendait la tramontane qui ronflait et les voix criardes des eleves recitant les litanies a la chapelle. Tout a coup une cloche sonna; un grand bruit de pas se fit dans les vestibules. "La priere est finie, me dit M. Cassagne en se levant; montons chez le principal." Il prit sa lanterne, et je le suivis. Le college me sembla immense... D'interminables corridors, de grands porches, de larges escaliers avec des rampes de fer ouvrage..., tout cela vieux, noir, enfume... Le portier m'apprit qu'avant 89 la maison etait une ecole de marine, et qu'elle avait compte jusqu'a huit cents eleves, tous de la plus grande noblesse. Comme il achevait de me donner ces precieux renseignements, nous arrivions devant le cabinet du principal... M. Cassagne poussa doucement une double porte matelassee, et frappa deux fois contre la boiserie. Une voix repondit: "Entrez!" Nous entrames. C'etait un cabinet de travail tres vaste, a tapisserie verte. Tout au fond, devant une longue table, le principal ecrivait a la lueur pale d'une lampe dont l'abat-jour etait completement baisse. "Monsieur le principal, dit le portier en me poussant devant lui, voila le nouveau maitre qui vient pour remplacer M. Serrieres. --C'est bien", fit le principal sans se deranger. Le portier s'inclina et sortit. Je restai debout au milieu de la piece, en tortillant mon chapeau entre mes doigts. Quand il eut fini d'ecrire, le principal se tourna vers moi, et je pus examiner a mon aise sa petite face palotte et seche, eclairee par deux yeux froids, sans couleur. Lui, de son cote, releva, pour mieux me voir, l'abat-jour de la lampe et accrocha un lorgnon a son nez. "Mais c'est un enfant! s'ecria-t-il en bondissant sur son fauteuil. Que veut-on que je fasse d'un enfant!" Pour le coup le petit Chose eut une peur terrible; il se voyait deja dans la rue, sans ressources... Il eut a peine la force de balbutier deux ou trois mots, et de remettre au principal la lettre d'introduction qu'il avait pour lui. Le principal prit la lettre, la lut, la relut, la plia, la deplia, la relut encore, puis il finit par me dire que, grace a la recommandation toute particuliere du recteur et a l'honorabilite de ma famille, il consentait a me prendre chez lui, bien que ma grande jeunesse lui fit peur. Il entama ensuite de longues declamations sur la gravite de mes nouveaux devoirs; mais je ne l'ecoutais plus. Pour moi, l'essentiel etait qu'on ne me renvoyat pas; j'etais heureux, follement heureux. J'aurais voulu que M. le principal eut mille mains et les lui embrasser toutes. Un formidable bruit de ferraille m'arreta dans mes effusions. Je me retournai vivement et me trouvai en face d'un long personnage, a favoris rouges, qui venait d'entrer dans le cabinet sans qu'on l'eut entendu: c'etait le surveillant general. Sa tete penche sur l'epaule, a l'_Ecce homo_, il me regardait avec le plus doux des sourires, en secouant un trousseau de clefs de toutes dimensions, suspendu a son index. Le sourire m'aurait prevenu en sa faveur, mais les clefs grincaient avec un bruit terrible--frinc! frinc! frinc--qui me fit peur. "Monsieur Viot, dit le principal, voici le remplacant de M. Serrieres qui nous arrive." M. Viot s'inclina et me sourit le plus doucement du monde. Ses clefs, au contraire, s'agiterent d'un air ironique et mechant comme pour dire: "Ce petit homme-la remplacer M. Serrieres! allons donc! allons donc!" Le principal comprit aussi bien que moi ce que les clefs venaient de dire, et ajouta avec un soupir: "Je sais qu'en perdant M. Serrieres, nous faisons une perte presque irreparable (ici les clefs pousserent un veritable sanglot...); mais je suis sur que si M. Viot veut bien prendre le nouveau maitre sous sa tutelle speciale, et lui inculquer ses precieuses idees sur l'enseignement, l'ordre et la discipline de la maison n'auront pas trop a souffrir du depart de M. Serrieres." Toujours souriant et doux, M. Viot repondit que sa bienveillance m'etait acquise et qu'il m'aiderait volontiers de ses conseils; mais les clefs n'etaient pas bienveillantes, elles. Il fallait les entendre s'agiter et grincer avec frenesie: "Si tu bouges, petit drole, gare a toi." "Monsieur Eyssette, conclut le principal, vous pouvez vous retirer. Pour ce soir encore, il faudra que vous couchiez a l'hotel... Soyez ici demain a huit heures... Allez..." Et il me congedia d'un geste digne. M. Viot, plus souriant et plus doux que jamais, m'accompagna jusqu'a la porte; mais, avant de me quitter, il me glissa dans la main un petit cahier. "C'est le reglement de la maison, me dit-il. Lisez et meditez..." Puis il ouvrit la porte et la referma sur moi, en agitant ses clefs d'une facon... frinc! frinc! frinc! Ces messieurs avaient oublie de m'eclairer... J'errai un moment parmi les grands corridors tout noirs, tatant les murs pour essayer de retrouver mon chemin. De loin en loin, un peu de lune entrait par le grillage d'une fenetre haute et m'aidait a m'orienter. Tout a coup, dans la nuit des galeries, un point lumineux brilla, venant a ma rencontre... Je fis encore quelques pas; la lumiere grandit, s'approcha de moi, passa a mes cotes, s'eloigna, disparut. Ce fut comme une vision; mais, si rapide qu'elle eut ete, je pus en saisir les moindres details. Figurez-vous deux femmes, non, deux ombres... L'une vieille, ridee, ratatinee, pliee en deux, avec d'enormes lunettes qui lui cachaient la moitie du visage; l'autre, jeune, svelte, un peu grele comme tous les fantomes, mais ayant--ce que les fantomes n'ont pas en general--une paire d'yeux, tres grands et si noirs, si noirs... La vieille tenait a la main une petite lampe de cuivre; les yeux noirs, eux, ne portaient rien. Les deux ombres passerent pres de moi, rapides, silencieuses, sans me voir, et depuis longtemps elles avaient disparu que j'etais encore debout, a la meme place, sous une double impression de charme et de terreur. Je repris ma route a tatons, mais le coeur me battait bien fort, et j'avais toujours devant moi, dans l'ombre, l'horrible fee aux lunettes marchant a cote des yeux noirs... Il s'agissait cependant de decouvrir un gite pour la nuit; ce n'etait pas une mince affaire. Heureusement, l'homme aux moustaches, que je trouvai fumant sa pipe devant la loge du portier, se mit tout de suite a ma disposition et me proposa de me conduire dans un bon petit hotel point trop cher, ou je serais servi comme un prince. Vous pensez si j'acceptai de bon coeur. Cet homme a moustaches avait l'air tres bon enfant; chemin faisant, j'appris qu'il s'appelait Roger, qu'il etait professeur de danse, d'equitation, d'escrime et de gymnastique au college de Sarlande, et qu'il avait servi longtemps dans les chasseurs d'Afrique. Ceci acheva de me le rendre sympathique. Les enfants sont toujours portes a aimer les soldats. Nous nous separames a la porte de l'hotel avec force poignees de main, et la promesse formelle de devenir une paire d'amis. Et maintenant, lecteur, un aveu me reste a te faire. Quand le petit Chose se trouva seul dans cette chambre froide, devant ce lit d'auberge inconnu et banal, loin de ceux qu'il aimait, son coeur eclata, et ce grand philosophe pleura comme un enfant. La vie l'epouvantait a present; il se sentait faible et desarme devant elle, et il pleurait, il pleurait... Tout a coup, au milieu de ses larmes, l'image des siens passa devant ses yeux; il vit la maison deserte, la famille dispersee, la mere ici, le pere la-bas... Plus de toit! plus de foyer! et alors, oubliant sa propre detresse pour ne songer qu'a la misere commune, le petit Chose prit une grande et belle resolution: celle de reconstituer la maison Eyssette et de reconstruire le foyer a lui tout seul. Puis, fier d'avoir trouve ce noble but a sa vie, il essuya ces larmes indignes d'un homme, d'un reconstructeur de foyer, et sans perdre une minute, entama la lecture du reglement de M. Viot, pour se mettre au courant de ses nouveaux devoirs. Ce reglement, recopie avec amour de la propre main de M. Viot, son auteur, etait un veritable traite, divise methodiquement en trois parties: 1 deg. Devoirs du maitre d'etude envers ses superieurs; 2 deg. Devoirs du maitre d'etude envers ses collegues; 3 deg. Devoirs du maitre d'etude envers les eleves. Tous les cas y etaient prevus, depuis le carreau brise jusqu'aux deux mains qui se levent en meme temps a l'etude; tous les details de la vie des maitres y etaient consignes, depuis le chiffre de leurs appointements jusqu'a la demi-bouteille de vin a laquelle ils avaient droit a chaque repas. Le reglement se terminait par une belle piece d'eloquence, un discours sur l'utilite du reglement lui-meme; mais, malgre son respect pour l'oeuvre de M. Viot, le petit Chose n'eut pas la force d'aller jusqu'au bout, et--juste au plus beau passage du discours--il s'endormit... Cette nuit-la, je dormis mal. Mille reves fantastiques troublerent mon sommeil... Tantot, c'etait les terribles clefs de M. Viot que je croyais entendre, frinc! frinc! frinc! ou bien la fee aux lunettes qui venait s'asseoir a mon chevet et qui me reveillait en sursaut; d'autres fois aussi les yeux noirs--oh! comme ils etaient noirs!--s'installaient au pied de mon lit, me regardant avec une etrange obstination... Le lendemain, a huit heures, j'arrivai au college. M. Viot, debout sur la porte, son trousseau de clefs a la main, surveillait l'entree des externes. Il m'accueillit avec son plus doux sourire. "Attendez sous le porche, me dit-il, quand les eleves seront rentres, je vous presenterai a vos collegues." J'attendis sous le porche, me promenant de long en large, saluant jusqu'a terre MM. les professeurs qui accouraient, essouffles. Un seul de ces messieurs me rendit mon salut; c'etait un pretre, le professeur de philosophie, "un original" me dit M. Viot... Je l'aimai tout de suite, cet original-la. La cloche sonna. Les classes se remplirent... Quatre ou cinq grands garcons de vingt-cinq a trente ans, mal vetus, figures communes, arriverent en gambadant et s'arreterent interdits a l'aspect de M. Viot. "Messieurs, leur dit le surveillant general en me designant, voici M. Daniel Eyssette, votre nouveau collegue." Ayant dit, il fit une longue reverence et se retira, toujours souriant, toujours la tete sur l'epaule, et toujours agitant les horribles clefs. Mes collegues et moi nous nous regardames un moment en silence. Le plus grand et le plus gros d'entre eux prit le premier la parole: c'etait M. Serrieres, le fameux Serrieres, que j'allais remplacer. "Parbleu! s'ecria-t-il d'un ton joyeux, c'est bien le cas de dire que les maitres se suivent, mais ne se ressemblent pas." Ceci etait une allusion a la prodigieuse difference de taille qui existait entre nous. On en rit beaucoup, beaucoup, moi le premier; mais je vous assure qu'a ce moment-la le petit Chose aurait volontiers vendu son ame au diable pour avoir seulement quelques pouces de plus. "Ca ne fait rien, ajouta le gros Serrieres en me tendant la main; quoiqu'on ne soit pas bati pour passer sous la meme toise, on peut tout de meme vider quelques flacons ensemble. Venez avec nous, collegue..., je paie un punch d'adieu au cafe Barbette; je veux que vous en soyez..., on fera connaissance en trinquant." Sans me laisser le temps de repondre, il prit mon bras sous le sien et m'entraina dehors. Le cafe Barbette, ou mes nouveaux collegues me menerent, etait situe sur la place d'armes. Les sous-officiers de la garnison le frequentaient, et ce qui frappait en y entrant, c'etait la quantite de shakos et de ceinturons pendus aux pateres... Ce jour-la, le depart de Serrieres et son punch d'adieu avaient attire le ban et l'arriere-ban des habitues... Les sous-officiers auxquels Serrieres me presenta en arrivant, m'accueillirent avec beaucoup de cordialite. A vrai dire, pourtant, l'arrivee du petit Chose ne fit pas grande sensation, et je fus bien vite oublie, dans le coin de la salle ou je m'etais refugie timidement... Pendant que les verres se remplissaient, le gros Serrieres vint s'asseoir a cote de moi; il avait quitte sa redingote et tenait aux dents une longue pipe de terre sur laquelle son nom etait en lettres de porcelaine. Tous les maitres d'etude avaient, au cafe Barbette, une pipe comme cela. "Eh bien, collegue, me dit le gros Serrieres, vous voyez qu'il y a encore de bons moments dans le metier... En somme, vous etes bien tombe en venant a Sarlande pour votre debut. D'abord l'absinthe du cafe Barbette est excellente et puis, la-bas, a la boite, vous ne serez pas trop mal." La boite, c'etait le college. "Vous allez avoir l'etude des petits, des gamins qu'on mene a la baguette. Il faut voir comme je les ai dresses! Le principal n'est pas mechant; les collegues sont de bons garcons: il n'y a que la vieille et le pere Viot... --Quelle vieille? demandai-je en tressaillant. --Oh! vous la connaitrez bientot. A toute heure du jour et de la nuit, on la rencontre rodant par le college, avec une enorme paire de lunettes... C'est une tante du principal; et elle remplit ici les fonctions d'econome. Ah! la coquine! si nous ne mourons pas de faim, ce n'est pas de sa faute." Au signalement que me donnait Serrieres, j'avais reconnu la fee aux lunettes et malgre moi je me sentais rougir. Dix fois, je fus sur le point d'interrompre mon collegue et de lui demander: "Et les yeux noirs?" Mais je n'osai pas. Parler des yeux noirs au cafe Barbette! En attendant, le punch circulait, les verres vides s'emplissaient, les verres remplis se vidaient; c'etait des toasts, des oh! oh! des ah! ah! des queues de billard en l'air, des bousculades, de gros rires, des calembours, des confidences... Peu a peu, le petit Chose se sentit moins timide. Il avait quitte son encoignure et se promenait par le cafe, parlant haut, le verre a la main. A cette heure, les sous-officiers etaient ses amis; il raconta effrontement a l'un d'eux qu'il appartenait a une famille tres riche et qu'a la suite de quelques folies de jeune homme, on l'avait chasse de la maison paternelle; il s'etait fait maitre d'etude pour vivre mais il ne pensait pas rester au college longtemps... Vous comprenez, avec une famille tellement riche!... Ah! si ceux de Lyon avaient pu l'entendre a ce moment-la. Ce que c'est que de nous, pourtant! Quand on sut au cafe Barbette que j'etais un fils de famille en rupture de ban, un polisson, un mauvais drole, et non point, comme on aurait pu le croire, un pauvre garcon condamne par la misere a la pedagogie, tout le monde me regarda d'un meilleur oeil. Les plus anciens sous-officiers ne dedaignerent pas de m'adresser la parole; on alla meme plus loin: au moment de partir, Roger, le maitre d'armes, mon ami de la veille, se leva et porta un toast a Daniel Eyssette. Vous pensez si le petit Chose fut fier. Le toast a Daniel Eyssette donna le signal du depart. Il etait dix heures moins le quart, c'est-a-dire l'heure de retourner au college. L'homme aux clefs nous attendait sur la porte. "Monsieur Serrieres, dit-il a mon gros collegue que le punch d'adieu faisait trebucher, vous allez, pour la derniere fois, conduire vos eleves a l'etude; des qu'ils seront entres, M. le principal et moi nous viendrons installer le nouveau maitre." En effet, quelques minutes apres, le principal, M. Viot et le nouveau maitre faisaient leur entree solennelle a l'etude. Tout le monde se leva. Le principal me presenta aux eleves en un discours un peu long, mais plein de dignite; puis il se retira suivi du gros Serrieres que le punch d'adieu tourmentait de plus en plus. M. Viot resta le dernier. Il ne prononca pas de discours, mais ses clefs, frinc! frinc! frinc! parlerent pour lui d'une facon si terrible, frinc! frinc! frinc! si menacante, que toutes les tetes se cacherent sous les couvercles des pupitres et que le nouveau maitre lui-meme n'etait pas rassure. Aussitot que les terribles clefs furent dehors, un tas de figures malicieuses sortirent de derriere les pupitres; toutes les barbes de plumes se porterent aux levres, tous ces petits yeux brillants, moqueurs, effares, se fixerent sur moi, tandis qu'un long chuchotement courait de table en table. Un peu trouble, je gravis lentement les degres de ma chaise; j'essayai de promener un regard feroce autour de moi, puis, enflant ma voix, je criai entre deux grands coups secs frappes sur la table: "Travaillons, messieurs, travaillons!" C'est ainsi que le petit Chose commenca sa premiere etude. VI LES PETITS Ceux-la n'etaient pas mechants; c'etaient les autres. Ceux-la ne me firent jamais de mal, et moi je les aimais bien, parce qu'ils ne sentaient pas encore le college et qu'on lisait toute leur ame dans leurs yeux. Je ne les punissais jamais. A quoi bon? Est-ce qu'on punit les oiseaux?... Quand ils pepiaient trop haut, je n'avais qu'a crier: "Silence!" Aussitot ma voliere se taisait--au moins pour cinq minutes. Le plus age de l'etude avait onze ans. Onze ans, je vous demande! Et le gros Serrieres qui se vantait de les mener a la baguette!... Moi, je ne les menai pas a la baguette. J'essayai d'etre toujours bon, voila tout. Quelquefois, quand ils avaient ete bien sages, je leur racontais une histoire... Une histoire!... Quel bonheur! Vite, vite, on pliait les cahiers, on fermait les livres; encriers, regles, porte-plume, on jetait tout pele-mele au fond des pupitres; puis, les bras croises sur la table, on ouvrait de grands yeux et on ecoutait. J'avais compose a leur intention cinq ou six petits contes fantastiques: _les Debuts d'une cigale_, _les Infortunes de Jean Lapin_, etc. Alors, comme aujourd'hui, le bonhomme La Fontaine etait mon saint de predilection dans le calendrier litteraire, et mes romans ne faisaient que commenter ses fables; seulement j'y melais de ma propre histoire. Il y avait toujours un pauvre grillon oblige de gagner sa vie comme le petit Chose, des betes a bon Dieu qui cartonnaient en sanglotant, comme Eyssette (Jacques). Cela amusait beaucoup mes petits, et moi aussi cela m'amusait beaucoup. Malheureusement M. Viot n'entendait pas qu'on s'amusat de la sorte. Trois ou quatre fois par semaine, le terrible homme aux clefs faisait une tournee d'inspection dans le college, pour voir si tout s'y passait selon le reglement... Or, un de ces jours-la, il arriva dans notre etude juste au moment le plus pathetique de l'histoire de Jean Lapin. En voyant entrer M. Viot toute l'etude tressauta. Les petits, effares, se regarderent. Le narrateur s'arreta court. Jean Lapin, interdit, resta une patte en l'air, en dressant de frayeur ses grandes oreilles. Debout devant ma chaire, le souriant M. Viot promenait un long regard d'etonnement sur les pupitres degarnis. Il ne parlait pas, mais ses clefs s'agitaient d'un air feroce: "Frinc! frinc! frinc! tas de droles, on ne travaille donc plus ici!" J'essayai tout tremblant d'apaiser les terribles clefs. "Ces messieurs ont beaucoup travaille, ces jours-ci, balbutiai-je... J'ai voulu les recompenser en leur racontant une petite histoire." M. Viot ne me repondit pas. Il s'inclina en souriant, fit gronder ses clefs une derniere fois et sortit. Le soir, a la recreation de quatre heures, il vint vers moi, et me remit, toujours souriant, toujours muet, le cahier du reglement ouvert a la page 12: _Devoirs du maitre envers les eleves_. Je compris qu'il ne fallait plus raconter d'histoires et je n'en racontai plus jamais. Pendant quelques jours, mes petits furent inconsolables. Jean Lapin leur manquait; et cela me crevait le coeur de ne pouvoir le leur rendre. Je les aimais tant, si vous saviez, ces gamins-la! Jamais nous ne nous quittions... Le college etait divise en trois quartiers tres distincts: les grands, les moyens, les petits; chaque quartier avait sa cour, son dortoir, son etude. Mes petits etaient donc a moi, bien a moi. Il me semblait que j'avais trente-cinq enfants. A part ceux-la, pas un ami. M. Viot avait beau me sourire, me prendre par le bras aux recreations, me donner des conseils au sujet du reglement, je ne l'aimais pas, je ne pouvais pas l'aimer; ses clefs me faisaient trop peur. Le principal, je ne le voyais jamais. Les professeurs meprisaient le petit Chose et le regardaient du haut de leur toque. Quant a mes collegues, la sympathie que l'homme aux clefs paraissait me temoigner me les avait alienes; d'ailleurs, depuis ma presentation aux sous-officiers, je n'etais plus retourne au cafe Barbette, et ces braves gens ne me le pardonnaient pas. Il n'y avait pas jusqu'au portier Cassagne et au maitre d'armes Roger qui ne fussent pas contre moi. Le maitre d'armes surtout semblait m'en vouloir terriblement. Quand je passais a cote de lui, il frisait sa moustache d'un air feroce et roulait de gros yeux, comme s'il eut voulu sabrer un cent d'Arabes. Une fois il dit tres haut a Cassagne, en me regardant, qu'il n'aimait pas les espions. Cassagne ne repondit pas; mais je vis bien a son air qu'il ne les aimait pas non plus... De quels espions s'agissait-il?... Cela me fit beaucoup penser. Devant cette antipathie universelle, j'avais pris bravement mon parti. Le maitre des moyens partageait avec moi une petite chambre, au troisieme etage, sous les combles; c'est la que je me refugiais pendant les heures de classe. Comme mon collegue passait tout son temps au cafe Barbette, la chambre m'appartenait; c'etait ma chambre, mon chez moi. A peine rentre, je m'enfermais a double tour, je trainais ma malle--il n'y avait pas de chaise dans ma chambre--devant un vieux bureau crible de taches d'encre et d'inscriptions au canif, j'etalais dessus tous mes livres, et a l'ouvrage. Alors on etait au printemps... Quand je levais la tete, je voyais le ciel tout bleu et les grands arbres de la cour deja couverts de feuilles. Au-dehors pas de bruit. De temps en temps la voix monotone d'un eleve recitant sa lecon, une exclamation de professeur en colere, une querelle sous le feuillage entre moineaux...; puis, tout rentrait dans le silence, le college avait l'air de dormir. Le petit Chose, lui, ne dormait pas. Il ne revait pas meme, ce qui est une adorable facon de dormir. Il travaillait, travaillait sans relache, se bourrant de grec et de latin a se faire sauter la cervelle. Quelquefois, au plein coeur de son aride besogne, un doigt mysterieux frappait a la porte. "Qui est la? --C'est moi, la Muse, ton ancienne amie, la femme du cahier rouge, ouvre-moi vite, petit Chose." Mais le petit Chose se gardait d'ouvrir. Il s'agissait bien de la Muse, ma foi! Au diable le cahier rouge! L'important pour le quart d'heure etait de faire beaucoup de themes grecs, de passer licencie, d'etre nomme professeur, et de reconstruire au plus vite un beau foyer tout neuf pour la famille Eyssette. Cette pensee que je travaillais pour la famille me donnait un grand courage et me rendait la vie plus douce. Ma chambre elle-meme en etait embellie.... Oh! mansarde, chere mansarde, quelles belles heures j'ai passees entre tes quatre murs! Comme j'y travaillais bien! Comme je m'y sentais brave!... Si j'avais quelques bonnes heures, j'en avais de mauvaises aussi. Deux fois par semaine, le dimanche et le jeudi, il fallait mener les enfants en promenade. Cette promenade etait un supplice pour moi. D'habitude nous allions a la Prairie, une grande pelouse qui s'etend comme un tapis au pied de la montagne, a une demi-lieue de la ville. Quelques gros chataigniers, trois ou quatre guinguettes peintes en jaune, une source vive courant dans le vert, faisaient l'endroit charmant et gai pour l'oeil.... Les trois etudes s'y rendaient separement; une fois la, on les reunissait sous la surveillance d'un seul maitre qui etait toujours moi. Mes deux collegues allaient se faire regaler par des grands dans les guinguettes voisines, et comme on ne m'invitait jamais, je restais pour garder les eleves.... Un dur metier dans ce bel endroit! Il aurait fait si bon s'etendre sur cette herbe verte, dans l'ombre des chataigniers, et se griser de serpolet, en ecoutant chanter la petite source!... Au lieu de cela, il fallait surveiller, crier, punir... J'avais tout le college sur les bras. C'etait terrible... Mais le plus terrible encore, ce n'etait pas de surveiller les eleves a la Prairie, c'etait de traverser la ville avec ma division, la division des petits. Les autres divisions emboitaient le pas a merveille et sonnaient des talons comme de vieux grognards! cela sentait la discipline et le tambour. Mes petits, eux, n'entendaient rien a toutes ces belles choses. Ils n'allaient pas en rang, se tenaient par la main et jacassaient le long de la route. J'avais beau leur crier: "Gardez vos distances!" Ils ne me comprenaient pas et marchaient tout de travers. J'etais assez content de ma tete de colonne. J'y mettais les plus grands, les plus serieux, ceux qui portaient la tunique; mais a la queue, quel gachis! quel desordre! Une marmaille folle, des cheveux ebouriffes, des mains sales, des culottes en lambeaux! Je n'osais pas les regarder. _Desinit in piscem_, me disait a ce sujet le souriant M. Viot, homme d'esprit a ses heures. Le fait est que ma queue de colonne avait une triste mine. Comprenez-vous mon desespoir de me montrer dans les rues de Sarlande en pareil equipage, et le dimanche, surtout! Les cloches carillonnaient, les rues etaient pleines de monde. On rencontrait des pensionnats de demoiselles qui allaient a vepres, des modistes en bonnet rose, des elegants en pantalon gris perle. Il fallait traverser tout cela avec un habit rape et une division ridicule. Quelle honte!... Parmi tous ces diablotins ebouriffes que je promenais deux fois par semaine dans la ville, il y en avait un surtout, un demi-pensionnaire, qui me desesperait par sa laideur et sa mauvaise tenue. Imaginez un horrible petit avorton, si petit que c'en etait ridicule; avec cela disgracieux, sale, mal peigne, mal vetu, sentant le ruisseau, et, pour que rien ne lui manquat, affreusement bancal. Jamais pareil eleve, s'il est permis toutefois de donner a ca le nom d'eleve, ne figura sur les feuilles d'inscription de l'Universite. C'etait a deshonorer un college. Pour ma part, je l'avais pris en aversion; et quand je le voyais, les jours de promenade, se dandiner a la queue de la colonne avec la grace d'un jeune canard, il me venait des envies furieuses de le chasser a grands coups de botte pour l'honneur de ma division. Bamban--nous l'avions surnomme Bamban a cause de sa demarche plus qu'irreguliere--, Bamban etait loin d'appartenir a une famille aristocratique. Cela se voyait sans peine a ses manieres, a ses facons de dire et surtout aux belles relations qu'il avait dans le pays. Tous les gamins de Sarlande etaient ses amis. Grace a lui, quand nous sortions, nous avions toujours a nos trousses une nuee de polissons qui faisaient la roue sur nos derrieres, appelaient Bamban par son nom, le montraient du doigt, lui jetaient des peaux de chataignes, et mille autres bonnes singeries. Mes petits s'en amusaient beaucoup, mais moi, je ne riais pas, et j'adressais chaque semaine au principal un rapport circonstancie sur l'eleve Bamban et les nombreux desordres que sa presence entrainait. Malheureusement mes rapports restaient sans reponse et j'etais toujours oblige de me montrer dans les rues en compagnie de M. Bamban, plus sale et plus bancal que jamais. Un dimanche entre autres, un beau dimanche de fete et de grand soleil, il m'arriva pour la promenade dans un etat de toilette tel que nous en fumes tous epouvantes. Vous n'avez jamais rien reve de semblable. Des mains noires, des souliers sans cordon, de la boue jusque dans les cheveux, presque plus de culotte... un monstre. Le plus risible, c'est qu'evidemment on l'avait fait tres beau, ce jour-la, avant de me l'envoyer. Sa tete, mieux peignee qu'a l'ordinaire, etait encore roide de pommade, et le noeud de cravate avait je ne sais quoi qui sentait les doigts maternels. Mais il y a tant de ruisseaux avant d'arriver au college!... Bamban s'etait roule dans tous. Quand je le vis prendre son rang parmi les autres, paisible et souriant comme si de rien n'etait, j'eus un mouvement d'horreur et d'indignation. Je lui criai: "Va-t'en!" Bamban pensa que je plaisantais et continua de sourire. Il se croyait tres beau, ce jour-la! Je lui criai de nouveau: "Va-t'en! va-t'en!" Il me regarda d'un air triste et soumis, son oeil suppliait; mais je fus inexorable et la division s'ebranla, le laissant seul, immobile au milieu de la rue. Je me croyais delivre de lui pour toute la journee, lorsqu'au sortir de la ville des rires et des chuchotements a mon arriere-garde me firent retourner la tete. A quatre ou cinq pas derriere nous, Bamban suivait la promenade gravement. "Doublez le pas", dis-je aux deux premiers. Les eleves comprirent qu'il s'agissait de faire une niche au bancal, et la division se mit a filer d'un train d'enfer. De temps en temps on se retournait pour voir si Bamban pouvait suivre, et on riait de l'apercevoir la-bas, bien loin, gros comme le poing trottant dans la poussiere de la route, au milieu des marchands de gateaux et de limonade. Cet enrage-la arriva a la Prairie presque en meme temps que nous. Seulement il etait pale de fatigue et tirait la jambe a faire pitie. J'en eus le coeur touche, et, un peu honteux de ma cruaute, je l'appelai pres de moi doucement. Il avait une petite blouse fanee, a carreaux rouges, la blouse du petit Chose, au college de Lyon. Je la reconnus tout de suite, cette blouse, et dans moi-meme je me disais: "Miserable, tu n'as pas honte? Mais c'est toi, le petit Chose que tu t'amuses a martyriser ainsi." Et, plein de larmes interieures, je me mis a aimer de tout mon coeur ce pauvre desherite. Bamban s'etait assis par terre a cause de ses jambes qui lui faisaient mal. Je m'assis pres de lui. Je lui parlai.... Je lui achetai une orange.... J'aurais voulu lui laver les pieds. A partir de ce jour, Bamban devint mon ami. J'appris sur son compte des choses attendrissantes.... C'etait le fils d'un marechal-ferrant qui, entendant vanter partout les bienfaits de l'education, se saignait les quatre membres, le pauvre homme! pour envoyer son enfant demi-pensionnaire au college. Mais, helas! Bamban n'etait pas fait pour le college, et il n'y profitait guere. Le jour de son arrivee, on lui avait donne un modele de batons en lui disant: "Fais des batons!" Et depuis un an, Bamban, faisait des batons. Et quels batons, grand Dieu!... tortus, sales, boiteux, clopinants, des batons de Bamban!... Personne ne s'occupait de lui. Il ne faisait specialement partie d'aucune classe; en general, il entrait dans celle qu'il voyait ouverte. Un jour, on le trouva en train de faire ses batons dans la classe de philosophie.... Un drole d'eleve ce Bamban! Je le regardais quelquefois a l'etude, courbe en deux sur son cahier, suant, soufflant, tirant la langue, tenant sa plume a pleines mains et appuyant de toutes ses forces, comme s'il eut voulu traverser la table.... A chaque baton il reprenait de l'encre, et a la fin de chaque ligne, il rentrait sa langue et se reposait en se frottant les mains. Bamban travaillait de meilleur coeur maintenant que nous etions amis.... Quand il avait termine une page, il s'empressait de gravir ma chaire a quatre pattes et posait son chef-d'oeuvre devant moi, sans parler. Je lui donnais une petite tape affectueuse en lui disant: "C'est tres bien!" C'etait hideux, mais je ne voulais pas le decourager. De fait, peu a peu, les batons commencaient a marcher plus droit, la plume crachait moins, et il y avait moins d'encre sur les cahiers.... Je crois que je serais venu a bout de lui apprendre quelque chose; malheureusement, la destinee nous separa. Le maitre des moyens quittait le college. Comme la fin de l'annee etait proche, le principal ne voulut pas prendre un nouveau maitre. On installa un rhetoricien a barbe dans la chaire des petits, et c'est moi qui fus charge de l'etude des moyens. Je considerai cela comme une catastrophe. D'abord les moyens m'epouvantaient. Je les avais vus a l'oeuvre les jours de Prairie, et la pensee que j'allais vivre sans cesse avec eux me serrait le coeur. Puis il fallait quitter mes petits, mes chers petits que j'aimais tant.... Comment serait pour eux le rhetoricien a barbe?... Qu'allait devenir Bamban? J'etais reellement malheureux. Et mes petits aussi se desolaient de me voir partir. Le jour ou je leur fis ma derniere etude, il y eut un moment d'emotion quand la cloche sonna.... Ils voulurent tous m'embrasser. Quelques-uns meme, je vous assure, trouverent des choses charmantes a me dire. Et Bamban?... Bamban ne parla pas. Seulement, au moment ou je sortais, il s'approcha de moi, tout rouge, et me mit dans la main, avec solennite, un superbe cahier de batons qu'il avait dessines a mon intention. Pauvre Bamban! VII LE PION Je pris donc possession de l'etude des moyens. Je trouvai la une cinquantaine de mechants droles, montagnards joufflus de douze a quatorze ans, fils de metayers enrichis, que leurs parents envoyaient au college pour en faire de petits bourgeois, a raison de cent vingt francs par trimestre. Grossiers, insolents, orgueilleux, parlant entre eux un rude patois cevenol auquel je n'entendais rien, ils avaient presque tous cette laideur speciale a l'enfance qui mue, de grosses mains rouges avec des engelures, des voix de jeunes coqs enrhumes, le regard abruti, et par la-dessus l'odeur du college.... Ils me hairent tout de suite, sans me connaitre. J'etais pour eux l'ennemi, le Pion; et du jour ou je m'assis dans ma chaire, ce fut la guerre entre nous, une guerre acharnee, sans treve, de tous les instants. Ah! les cruels enfants, comme ils me firent souffrir!... Je voudrais en parler sans rancune, ces tristesses sont si loin de nous!... Eh bien, non, je ne puis pas; et tenez! a l'heure meme ou j'ecris ces lignes, je sens ma main qui tremble de fievre et d'emotion. Il me semble que j'y suis encore. Eux ne pensent plus a moi, j'imagine. Ils ne se souviennent plus du petit Chose, ni de ce beau lorgnon qu'il avait achete pour se donner l'air plus grave.... Mes anciens eleves sont des hommes maintenant, des hommes serieux. Soubeyrol doit etre notaire quelque part, la-haut, dans les Cevennes; Veillon (cadet), greffier au tribunal; Loupi, pharmacien, et Bouzanquet, veterinaire. Ils ont des positions, du ventre, tout ce qu'il faut. Quelquefois, pourtant, quand ils se rencontrent au cercle ou sur la place de l'eglise, ils se rappellent le bon temps du college, et alors peut-etre il leur arrive de parler de moi. "Dis donc, greffier, te souviens-tu du petit Eyssette, notre pion de Sarlande, avec ses longs cheveux et sa figure de papier mache? Quelle bonnes farces nous lui avons faites!" C'est vrai, messieurs. Vous lui avez fait de bonnes farces, et votre ancien pion ne les a pas encore oubliees.... Ah! le malheureux pion! vous a-t-il assez fait rire! L'avez-vous fait assez pleurer!... Oui, pleurer!... Vous l'avez fait pleurer, et c'est ce qui rendait vos farces bien meilleures.... Que de fois, a la fin d'une journee de martyre, le pauvre diable, blotti dans sa couchette, a mordu sa couverture pour que vous n'entendiez pas ses sanglots!... C'est si terrible de vivre entoure de malveillance, d'avoir toujours peur, d'etre toujours sur le qui-vive, toujours mechant, toujours arme, c'est si terrible de punir--on fait des injustices malgre soi--si terrible de douter, de voir partout des pieges, de ne pas manger tranquille, de ne pas dormir en repos, de se dire toujours, meme aux minutes de treve: "Ah! mon Dieu!... Qu'est-ce qu'ils vont me faire, maintenant?" Non, vivrait-il cent ans, le pion Daniel Eyssette n'oubliera jamais tout ce qu'il souffrit au college de Sarlande, depuis le triste jour ou il entra dans l'etude des moyens. Et pourtant--je ne veux pas mentir--j'avais gagne quelque chose a changer d'etude: maintenant je voyais les yeux noirs. Deux fois par jour, aux heures de recreation, je les apercevais de loin travaillant derriere une fenetre du premier etage qui donnait sur la cour des moyens.... Ils etaient la, plus noirs, plus grands que jamais, penches du matin jusqu'au soir sur une couture interminable; car les yeux noirs cousaient, ils ne se lassaient pas de coudre. C'etait pour coudre, rien que pour coudre, que la vieille fee aux lunettes les avait pris aux Enfants trouves--car les yeux noirs ne connaissaient ni leur pere ni leur mere--, et, d'un bout a l'autre de l'annee, ils cousaient, cousaient sans relache, sous le regard implacable de l'horrible fee aux lunettes, filant sa quenouille a cote d'eux. Moi, je les regardais. Les recreations me semblaient trop courtes. J'aurais passe ma vie sous cette fenetre benie derriere laquelle travaillaient les yeux noirs. Eux aussi savaient que j'etais la. De temps en temps ils se levaient de dessus leur couture, et le regard aidant, nous nous parlions,--sans nous parler. "Vous etes bien malheureux, monsieur Eyssette? --Et vous aussi, pauvres yeux noirs? --Nous, nous n'avons ni pere ni mere. --Moi, mon pere et ma mere sont loin. --La fee aux lunettes est terrible, si vous saviez. --Les enfants me font bien souffrir, allez. --Courage, monsieur Eyssette. --Courage, beaux yeux noirs." On ne s'en disait jamais plus long. Je craignais toujours de voir apparaitre M. Viot avec ses clefs--frinc! frinc! frinc!--, et la-haut, derriere la fenetre, les yeux noirs avaient leur M. Viot aussi. Apres un dialogue d'une minute, ils se baissaient bien vite et reprenaient leur couture sous le regard feroce des grandes lunettes a monture d'acier. Chers yeux noirs! nous ne nous parlions jamais qu'a de longues distances et par des regards furtifs, et cependant je les aimais de toute mon ame. Il y avait encore l'abbe Germane que j'aimais bien... Cet abbe Germane etait le professeur de philosophie. Il passait pour un original, et dans le college tout le monde le craignait, meme le principal, meme M. Viot. Il parlait peu, d'une voix breve et cassante, nous tutoyait tous, marchait a grands pas, la tete en arriere, la soutane relevee, faisant sonner--comme un dragon--les talons de ses souliers a boucles. Il etait grand et fort. Longtemps je l'avais cru tres beau; mais un jour, en le regardant de plus pres, je m'apercus que cette noble face de lion avait ete horriblement defiguree par la petite verole. Pas un coin du visage qui ne fut hache, sabre, couture, un Mirabeau en soutane. L'abbe vivait sombre et seul, dans une petite chambre qu'il occupait a l'extremite de la maison, ce qu'on appelait le vieux college. Personne n'entrait jamais chez lui, excepte ses deux freres, deux mechants vauriens qui etaient dans mon etude et dont il payait l'education... Le soir, quand on traversait les cours pour monter au dortoir, on apercevait, la-haut, dans les batiments noirs et ruines du vieux college, une petite lueur pale qui veillait: c'etait la lampe de l'abbe Germane. Bien des fois aussi, le matin, en descendant pour l'etude de six heures, je voyais, a travers la brume, la lampe bruler encore; l'abbe Germane ne s'etait pas couche... On disait qu'il travaillait a un grand ouvrage de philosophie. Pour ma part, meme avant de le connaitre, je me sentais une grande sympathie pour cet etrange abbe. Son horrible et beau visage, tout resplendissant d'intelligence, m'attirait. Seulement, on m'avait tant effraye par le recit de ses bizarreries et de ses brutalites, que je n'osais pas aller vers lui. J'y allai cependant, et pour mon bonheur. Voici dans quelles circonstances... Il faut vous dire qu'en ce temps-la j'etais plonge jusqu'au cou dans l'histoire de la philosophie... Un rude travail pour le petit Chose! Or, certain jour, l'envie me vint de lire Condillac. Entre nous, le bonhomme ne vaut meme pas la peine qu'on le lise; c'est un philosophe pour rire, et tout son bagage philosophique tiendrait dans le chaton d'une bague a vingt-cinq sous; mais, vous savez, quand on est jeune, on a sur les choses et sur les hommes des idees tout de travers. Je voulais donc lire Condillac. Il me fallait un Condillac coute que coute. Malheureusement, la bibliotheque du college en etait absolument depourvue, et les libraires de Sarlande ne tenaient pas cet article-la. Je resolus de m'adresser a l'abbe Germane. Ses freres m'avaient dit que sa chambre contenait plus de deux mille volumes, et je ne doutais pas de trouver chez lui le livre de mes reves. Mais ce diable d'homme m'epouvantait, et pour me decider a monter a son reduit ce n'etait pas trop de tout mon amour pour M. de Condillac. En arrivant devant la porte, mes jambes tremblaient de peur... Je frappai deux fois tres doucement. "Entrez!" repondit une voix de Titan. Le terrible abbe Germane etait assis a califourchon sur une chaise basse, les jambes etendues, la soutane retroussee et laissant voir de gros muscles qui saillaient vigoureusement dans des bas de soie noire. Accoude sur le dossier de sa chaise, il lisait un in-folio a tranches rouges, et fumait a grand bruit une petite pipe courte et brune, de celles qu'on appelle "brule-gueule". "C'est toi! me dit-il en levant a peine les yeux de dessus son in-folio... Bonjour! Comment vas-tu?... Qu'est-ce que tu veux?" Le tranchant de sa voix, l'aspect severe de cette chambre tapissee de livres, la facon cavaliere dont il etait assis, cette petite pipe qu'il tenait aux dents, tout cela m'intimidait beaucoup. Je parvins cependant a expliquer tant bien que mal l'objet de ma visite et a demander le fameux Condillac. "Condillac! tu veux lire Condillac! me repondit l'abbe Germane en souriant. Quelle drole d'idee!... Est-ce que tu n'aimerais pas mieux fumer une pipe avec moi! decroche-moi ce joli calumet qui est pendu la-bas, contre la muraille, et allume-le...; tu verras, c'est bien meilleur que tous les Condillac de la terre." Je m'excusai du geste, en rougissant. "Tu ne veux pas?... A ton aise, mon garcon... Ton Condillac est la-haut, sur le troisieme rayon a gauche... tu peux l'emporter; je te le prete. Surtout ne le gate pas, ou je te coupe les oreilles." J'atteignis le Condillac sur le troisieme rayon a gauche, et je me disposais a me retirer; mais l'abbe me retint. "Tu t'occupes donc de philosophie? me dit-il en me regardant dans les yeux... Est-ce que tu y croirais par hasard?... Des histoires, mon cher, de pures histoires! Et dire qu'ils ont voulu faire de moi un professeur de philosophie! Je vous demande un peu!... Enseigner quoi? zero, neant... Ils auraient pu tout aussi bien, pendant qu'ils y etaient, me nommer inspecteur general des etoiles ou controleur des fumees de pipe... Ah! misere de moi! Il faut faire parfois de singuliers metiers pour gagner sa vie... Tu en connais quelque chose, toi aussi, n'est-ce pas?... Oh! tu n'as pas besoin de rougir. Je sais que tu n'es pas heureux, mon pauvre petit pion, et que les enfants te font une rude existence." Ici l'abbe Germane s'interrompit un moment. Il paraissait tres en colere et secouait sa pipe sur son ongle avec fureur. Moi, d'entendre ce digne homme s'apitoyer ainsi sur mon sort, je me sentais tout emu, et j'avais mis le Condillac devant mes yeux, pour dissimuler les grosses larmes dont ils etalent remplis. Presque aussitot l'abbe reprit: "A propos! j'oubliais de te demander... Aimes-tu le Bon Dieu?... Il faut l'aimer, vois-tu! mon cher, et avoir confiance en lui, et le prier ferme; sans quoi tu ne t'en tireras jamais... Aux grandes souffrances de la vie, je ne connais que trois remedes: le travail, la priere et la pipe, la pipe de terre, tres courte, souviens-toi de cela... Quant aux philosophes, n'y compte pas; ils ne te consoleront jamais de rien. J'ai passe par la, tu peux m'en croire. --Je vous crois, monsieur l'abbe. --Maintenant, va-t'en, tu me fatigues... Quand tu voudras des livres, tu n'auras qu'a venir en prendre. La clef de ma chambre est toujours sur la porte, et les philosophes toujours sur le troisieme rayon a gauche... Ne me parle plus... Adieu!" La-dessus, il se remit a sa lecture et me laissa sortir, sans meme me regarder. A partir de ce jour, j'eus tous les philosophes de l'univers a ma disposition; j'entrais chez l'abbe Germane sans frapper, comme chez moi. Le plus souvent, aux heures ou je venais, l'abbe faisait sa classe, et la chambre etait vide. La petite pipe dormait sur le bord de la table, au milieu des in-folio a tranches rouges et d'innombrables papiers couverts de pattes de mouches... Quelquefois aussi l'abbe Germane etait la. Je le trouvais lisant, ecrivant, marchant de long en large, a grandes enjambees. En entrant, je disais d'une voix timide: "Bonjour, monsieur l'abbe!" La plupart du temps, il ne me repondait pas... Je prenais mon philosophe sur le troisieme rayon a gauche, et je m'en allais, sans qu'on eut seulement l'air de soupconner ma presence... Jusqu'a la fin de l'annee, nous n'echangeames pas vingt paroles; mais n'importe! quelque chose en moi-meme m'avertissait que nous etions de grands amis... Cependant les vacances approchaient. On entendait tout le jour les eleves de la musique repetant, dans la classe de dessin, des polkas et des airs de marche pour la distribution des prix. Ces polkas rejouissaient tout le monde. Le soir, a la derniere etude, on voyait sortir des pupitres une foule de petits calendriers, et chaque enfant rayait sur le sien le jour qui venait de finir: "Encore un de moins!" Les cours etaient pleines de planches pour l'estrade; on battait des fauteuils, on secouait les tapis... plus de travail, plus de discipline. Seulement, toujours, jusqu'au bout, la haine du pion et les farces, les terribles farces. Enfin, le grand jour arriva. Il etait temps; je n'y pouvais plus tenir. On distribua les prix dans ma cour, la cour des moyens... je la vois encore avec sa tente bariolee, ses murs couverts de draperies blanches, ses grands arbres verts pleins de drapeaux, et la-dessous tout un fouillis de toques, de kepis, de shakos, de casques, de bonnets a fleurs, de claques brodes, de plumes, de rubans, de pompons, de panaches... Au fond, une longue estrade ou etaient installees les autorites du college dans des fauteuils en velours grenat... Oh! cette estrade, comme on se sentait petit devant elle! Quel grand air de dedain et de superiorite elle donnait a ceux qui etaient dessus! Aucun de ces messieurs n'avait plus sa physionomie habituelle. L'abbe Germane etait sur l'estrade, lui aussi, mais il ne paraissait pas s'en douter. Allonge dans son fauteuil, la tete renversee, il ecoutait ses voisins d'une oreille distraite et semblait suivre de l'oeil, a travers le feuillage, la fumee d'une pipe imaginaire. Aux pieds de l'estrade, la musique, trombones et ophicleides, reluisant au soleil; les trois divisions entassees sur des bancs, avec les maitres en serre-file; puis, derriere, la cohue des parents, le professeur de seconde offrant le bras aux dames en criant: "Place! place!" et enfin, perdues au milieu de la foule, les clefs de M. Viot qui couraient d'un bout de la cour a l'autre et qu'on entendait--frinc! frinc! frinc!--a droite, a gauche, ici, partout en meme temps. La ceremonie commenca, il faisait chaud. Pas d'air sous la tente... il y avait de grosses dames cramoisies qui sommeillaient a l'ombre de leurs marabouts, et des messieurs chauves qui s'epongeaient la tete avec des foulards ponceau. Tout etait rouge: les visages, les tapis, les drapeaux, les fauteuils... Nous eumes trois discours, qu'on applaudit beaucoup; mais moi, je ne les entendis pas. La-haut, derriere la fenetre du premier etage, les yeux noirs cousaient a leur place habituelle, et mon ame allait vers eux... Pauvres yeux noirs! meme ce jour-la, la fee aux lunettes ne les laissait pas chomer. Quand le dernier nom du dernier accessit de la derniere classe eut ete proclame, la musique entama une marche triomphale et tout se debanda. Tohu-bohu general. Les professeurs descendaient de l'estrade; les eleves sautaient par-dessus les bancs pour rejoindre leurs familles. On s'embrassait, on s'appelait: "Par ici! par ici!" Les soeurs des laureats s'en allaient fierement avec les couronnes de leurs freres. Les robes de soie faisaient froufrou a travers les chaises... Immobile derriere un arbre, le petit Chose regardait passer les belles dames, tout malingre et tout honteux dans son habit rape. Peu a peu la cour se desemplit. A la grande porte, le principal et M. Viot se tenaient debout, caressant les enfants au passage, saluant les parents jusqu'a terre. "A l'annee prochaine, a l'annee prochaine!" disait le principal avec un sourire calin... les clefs de M. Viot tintaient, pleines de caresses: "Frinc! frinc! frinc! Revenez-nous l'annee prochaine." Les enfants se laissaient embrasser negligemment et franchissaient l'escalier d'un bond. Ceux-la montaient dans de belles voitures armoriees, ou les meres et les soeurs rangeaient leurs grandes jupes pour faire place: clic! clac!... en route vers le chateau!... Nous allons revoir nos parcs, nos pelouses, l'escarpolette sous les acacias, les volieres pleines d'oiseaux rares, la piece d'eau avec ses deux cygnes, et la grande terrasse a balustres ou l'on prend des sorbets le soir. D'autres grimpaient dans les chars a banc de famille, a cote de jolies filles riant a belles dents sous leurs coiffes blanches. La fermiere conduisait avec sa chaine d'or autour du cou... Fouette, Mathurine! On retourne a la metairie; on va manger des beurrees, boire du vin muscat, chasser a la pipee tout le jour et se rouler dans le foin qui sent bon! Heureux enfants! Ils s'en allaient, ils partaient tous... Ah! si j'avais pu partir moi aussi... VIII LES YEUX NOIRS MAINTENANT le college est desert. Tout le monde est parti... D'un bout des dortoirs a l'autre, des escadrons de gros rats font des charges de cavalerie en plein jour. Les ecritoires se dessechent au fond des pupitres. Sur les arbres des cours, la division des moineaux est en fete; ces messieurs ont invite tous leurs camarades de la ville, ceux de l'eveche, ceux de la sous-prefecture, et, du matin jusqu'au soir, c'est un pepiage assourdissant. De sa chambre, sous les combles, le petit Chose les ecoute en travaillant. On l'a garde par charite, dans la maison, pendant les vacances. Il en profite pour etudier a mort les philosophes grecs. Seulement, la chambre est trop chaude et les plafonds trop bas. On etouffe la-dessous... Pas de volets aux fenetres. Le soleil entre comme une torche et met le feu partout. Le platre des solives craque, se detache... De grosses mouches, alourdies par la chaleur, dorment collees aux vitres... Le petit Chose lui, fait de grands efforts pour ne pas dormir. Sa tete est lourde comme du plomb; ses paupieres battent. Travaille donc, Daniel Eyssette!... Il faut reconstruire le foyer... Mais non! Il ne peut pas... Les lettres de son livre dansent devant ses yeux, puis, ce livre qui tourne, puis la table, puis la chambre. Pour chasser cet etrange assoupissement, le petit Chose se leve, fait quelques pas; arrive devant la porte, il chancelle et tombe a terre comme une masse, foudroye par le sommeil. Au-dehors, les moineaux piaillent; les cigales chantent a tue-tete; les platanes, blancs de poussiere, s'ecaillent au soleil en etirant leur mille branches. Le petit Chose fait un reve singulier; il lui semble qu'on frappe a la porte de sa chambre, et qu'une voix eclatante l'appelle par son nom: "Daniel, Daniel!..." Cette voix, il la reconnait. C'est du meme ton qu'elle criait autrefois: "Jacques, tu es un ane!" Les coups redoublent a la porte: "Daniel, mon Daniel, c'est ton pere; ouvre vite." Oh! l'affreux cauchemar. Le petit Chose veut repondre, aller ouvrir. Il se redresse sur son coude: mais sa tete est trop lourde, il retombe et perd connaissance... Quand le petit Chose revient a lui, il est tout etonne de se trouver dans une couchette bien blanche, entouree de grands rideaux bleus qui font de l'ombre tout autour... Lumiere douce, chambre tranquille. Pas d'autre bruit que le tic-tac d'une horloge et le tintement d'une cuiller dans la porcelaine... Le petit Chose ne sait pas ou il est; mais il se trouve tres bien. Les rideaux s'entrouvrent. M. Eyssette pere, une tasse a la main, se penche vers lui avec un bon sourire et des larmes plein les yeux. Le petit Chose peut continuer son reve. "Est-ce vous, pere? Est-ce bien vous? --Oui, mon Daniel; oui, mon cher enfant, c'est moi --Ou suis-je donc? --A l'infirmerie, depuis huit jours...; maintenant tu es gueri, mais tu as ete bien malade... --Mais vous, mon pere, comment etes-vous la? Embrassez-moi donc encore!... Oh! tenez! de vous voir, il me semble que je reve toujours." M. Eyssette pere l'embrasse: "Allons! couvre-toi, sois sage... Le medecin ne veut pas que tu parles." Et pour empecher l'enfant de parler, le brave homme parle tout le temps. "Figure-toi qu'il y a huit jours, la Compagnie vinicole m'envoie faire une tournee dans les Cevennes. Tu penses si j'etais content: une occasion de voir mon Daniel! J'arrive au college... On t'appelle, on te cherche... Pas de Daniel. Je me fais conduire a ta chambre: la clef etait en dedans... Je frappe: personne. Vlan! j'enfonce ta porte d'un coup de pied, et je te trouve la, par terre, avec une fievre de cheval!... Ah! pauvre enfant, comme tu as ete malade! Cinq jours de delire! Je ne t'ai pas quitte d'une minute... Tu battais la campagne tout le temps; tu parlais toujours de reconstruire le foyer. Quel foyer? dis!... Tu criais: "Pas de clefs! otez les clefs des serrures!" Tu ris? Je te jure que je ne riais pas, moi. Dieu! quelles nuits tu m'as fait passer!... Comprends-tu cela! M. Viot--c'est bien M. Viot, n'est-ce pas?--qui voulait m'empecher de coucher dans le college! Il invoquait le reglement... Ah! bien oui, le reglement! Est-ce que je le connais, moi, son reglement? Ce cuistre-la croyait me faire peur en me remuant ses clefs sous le nez. Je l'ai poliment remis a sa place, va!" Le petit Chose fremit de l'audace de M. Eyssette; puis oubliant bien vite les clefs de M. Viot: "Et ma mere?" demande-t-il, en etendant ses bras comme si sa mere etait la, a portee de ses caresses. "Si tu te decouvres, tu ne sauras rien, repondit M. Eyssette d'un ton fache. Voyons! couvre-toi... Ta mere va bien, elle est chez l'oncle Baptiste. --Et Jacques? --Jacques? c'est un ane!... Quand je dis un ane, tu comprends, c'est une facon de parler... Jacques est un tres brave enfant, au contraire... Ne te decouvre donc pas, mille diables!... Sa position est fort jolie. Il pleure toujours, par exemple. Mais, du reste, il est tres content. Son directeur l'a pris pour secretaire... Il n'a rien a faire qu'a ecrire sous la dictee... Une situation fort agreable. --Il sera donc toute sa vie condamne a ecrire sous la dictee, ce pauvre Jacques!..." Disant cela, le petit Chose se met a rire de bon coeur, et M. Eyssette rit de le voir rire, tout en le grondant a cause de cette maudite couverture qui se derange toujours... Oh! bienheureuse infirmerie! Quelles heures charmantes le petit Chose passe entre les rideaux bleus de sa couchette!... M. Eyssette ne le quitte pas; il reste la tout le jour, assis pres du chevet, et le petit Chose voudrait que M. Eyssette ne s'en allat jamais... Helas! c'est impossible. La Compagnie vinicole a besoin de son voyageur. Il faut reprendre la tournee des Cevennes... Apres le depart de son pere, l'enfant reste seul, dans l'infirmerie silencieuse... Il passe ses journees a lire, au fond d'un grand fauteuil roule pres de la fenetre. Matin et soir, la jaune Mme Cassagne lui apporte ses repas. Le petit Chose boit le bol de bouillon, suce l'aileron de poulet, et dit: "Merci, madame!" Rien de plus. Cette femme sent les fievres et lui deplait; il ne la regarde meme pas. Or, un matin qu'il vient de faire son: "Merci, madame!" tout sec comme a l'ordinaire, sans quitter son livre des yeux, il est bien etonne d'entendre une voix tres douce lui dire: "Comment cela va-t-il aujourd'hui, monsieur Daniel?" Le petit Chose leve la tete, et devinez ce qu'il voit?... Les yeux noirs, les yeux noirs en personne, immobiles et souriants devant lui!... Les yeux noirs annoncent a leur ami que la femme jaune est malade et qu'ils sont charges de faire son service. Ils ajoutent en se baissant qu'ils eprouvent beaucoup de joie a voir M. Daniel retabli; puis ils se retirent avec une profonde reverence, en disant qu'ils reviendront le meme soir. Le meme soir, en effet, les yeux noirs sont revenus, et le lendemain matin aussi, et, le lendemain soir encore. Le petit Chose est ravi. Il benit sa maladie, la maladie de la femme jaune, toutes les maladies du monde; si personne n'avait ete malade, il n'aurait jamais eu de tete-a-tete avec les yeux noirs. Oh! bienheureuse infirmerie! Quelles heures charmantes le petit Chose passe dans son fauteuil de convalescent, roule pres de la fenetre!... Le matin, les yeux noirs ont sous leurs grands cils un tas de paillettes d'or que le soleil fait reluire; le soir, ils resplendissent doucement et font, dans l'ombre autour d'eux, de la lumiere d'etoile... Le petit Chose reve aux yeux noirs toutes les nuits, il n'en dort plus. Des l'aube, le voila sur pied pour se preparer a les recevoir: il a tant de confidences a leur faire!... Puis, quand les yeux noirs arrivent, il ne leur dit rien. Les yeux noirs ont l'air tres etonnes de ce silence. Ils vont et viennent dans l'infirmerie, et trouvent mille pretextes pour rester pres du malade, esperant toujours qu'il se decidera a parler; mais ce damne de petit Chose ne se decide pas. Quelquefois, cependant, il s'arme de tout son courage et commence ainsi bravement: "Mademoiselle!..." Aussitot les yeux noirs s'allument et le regardent en souriant. Mais de les voir sourire ainsi, le malheureux perd la tete, et d'une voix tremblante, il ajoute: "Je vous remercie de vos bontes pour moi." Ou bien encore: "Le bouillon est excellent ce matin." Alors les yeux noirs font une jolie petite moue qui signifie: "Quoi! ce n'est que cela!" Et ils s'en vont en soupirant. Quand ils sont partis, le petit Chose se desespere: "Oh! des demain, des demain sans faute, je leur parlerai." Et puis le lendemain c'est encore a recommencer. Enfin, de guerre lasse et sentant bien qu'il n'aura jamais le courage de dire ce qu'il pense aux yeux noirs, le petit Chose se decide a leur ecrire... Un soir, il demande de l'encre et du papier, pour une lettre importante, oh! tres importante... Les yeux noirs ont sans doute devine quelle est la lettre dont il s'agit; ils sont si malins, les yeux noirs!... Vite, vite, ils courent chercher de l'encre et du papier, les posent devant le malade, et s'en vont en riant, tout seuls. Le petit Chose se met a ecrire; il ecrit toute la nuit; puis, quand le matin est venu, il s'apercoit que cette interminable lettre ne contient que trois mots, vous m'entendez bien; seulement ces trois mots sont les plus eloquents du monde, et il compte qu'ils produiront un tres grand effet. Attention, maintenant!... Les yeux noirs vont venir... Le petit Chose est tres emu; il a prepare sa lettre d'avance et se jure de la remettre des qu'on arrivera... Voici comment cela va se passer. Les yeux noirs entreront, ils poseront le bouillon et le poulet sur la table. "Bonjour, monsieur Daniel!..." Alors, lui, leur dira tout de suite, tres courageusement: "Gentils yeux noirs, voici une lettre pour vous." Mais chut!... Un pas d'oiseau dans le corridor... Les yeux noirs approchent... Le petit Chose tient la lettre a la main. Son coeur bat; il va mourir... La porte s'ouvre... Horreur!... A la place des yeux noirs, parait la vieille fee, la terrible fee aux lunettes. Le petit Chose n'ose pas demander d'explications; mais il est consterne... Pourquoi ne sont-ils pas revenus?... Il attend le soir avec impatience... Helas!... le soir encore, les yeux noirs ne viennent pas, ni le lendemain non plus, ni les jours d'apres, ni jamais. On a chasse les yeux noirs. On les a renvoyes aux Enfants trouves, ou ils resteront enfermes pendant quatre ans, jusqu'a leur majorite... Les yeux noirs volaient du sucre!... Adieu les beaux jours de l'infirmerie! les yeux noirs s'en sont alles, et pour comble de malheur, voila les eleves qui reviennent... Eh quoi! deja la rentree... Oh! que ces vacances ont ete courtes! Pour la premiere fois depuis six semaines, le petit Chose descend dans les cours, pale, maigre, plus petit Chose que jamais... Tout le college se reveille. On le lave du haut en bas. Les corridors ruissellent d'eau. Ferocement, comme toujours, les clefs de M. Viot se demenent. Terrible M. Viot, il a profite des vacances pour ajouter quelques articles a son reglement et quelques clefs a son trousseau. Le petit Chose n'a qu'a bien se tenir. Chaque jour, il arrive des eleves... Clic! clac! On revoit devant la porte les chars a bancs et les berlines de la distribution des prix... Quelques anciens manquent a l'appel, mais des nouveaux les remplacent. Les divisions se reforment. Cette annee comme l'an dernier, le petit Chose aura l'etude des moyens. Le pauvre pion tremble deja. Apres tout, qui sait? Les enfants seront peut-etre moins mechants cette annee-ci. Le matin de la rentree, grande musique a la chapelle. C'est la messe du Saint-Esprit... _Veni, creator Spiritus!..._ Voici M. le principal avec son bel habit noir et la petite palme d'argent a la boutonniere. Derriere lui, se tient l'etat-major des professeurs en toge de ceremonie: les sciences ont l'hermine orange; les humanites, l'hermine blanche. Le professeur de seconde, un freluquet, s'est permis des gants de couleur tendre et une toque de fantaisie; M. Viot n'a pas l'air content. _Veni, creator Spiritus!..._ Au fond de l'eglise, pele-mele avec les eleves, le petit Chose regarde d'un oeil d'envie les toges majestueuses et les palmes d'argent... Quand sera-t-il professeur, lui aussi?... Quand pourra-t-il reconstruire le foyer? Helas! avant d'en arriver la, que de temps encore et que de peines! _Veni, creator Spiritus!..._ Le petit Chose se sent l'ame triste; l'orgue lui donne envie de pleurer... Tout a coup, la-bas, dans un coin du choeur, il apercoit une belle figure ravagee qui lui sourit.. Ce sourire fait du bien au petit Chose, et, de revoir l'abbe Germane, le voila plein de courage et tout ragaillardi! _Veni, creator Spiritus!..._ Deux jours apres la messe du Saint-Esprit, nouvelles solennites. C'etait la fete du principal... Ce jour-la--de temps immemorial--, tout le college celebre la Saint-Theophile sur l'herbe, a grand renfort de viandes froides et de vins de Limoux. Cette fois, comme a l'ordinaire, M. le principal n'epargne rien pour donner du retentissement a ce petit festival de famille, qui satisfait les instincts genereux de son coeur, sans nuire cependant aux interets de son college. Des l'aube, on s'emplit tous--eleves et maitres--dans de grandes tapissieres pavoisees aux couleurs municipales, et le convoi part au galop, trainant a sa suite, dans deux enormes fourgons, les paniers de vin mousseux et les corbeilles de mangeaille... En tete, sur le premier char, les gros bonnets et la musique. Ordre aux ophicleides de jouer tres fort. Les fouets claquent, les grelots sonnent, les piles d'assiettes se heurtent contre les gamelles de fer-blanc... Tout Sarlande en bonnet de nuit se met aux fenetres pour voir passer la fete du principal. C'est a la Prairie que le gala doit avoir lieu. A peine arrive, on etend des nappes sur l'herbe, et les enfants crevent de rire en voyant messieurs les professeurs assis au frais dans les violettes comme de simples collegiens... Les tranches de pate circulent. Les bouchons sautent. Les yeux flambent. On parle beaucoup... Seul, au milieu de l'animation generale, le petit Chose a l'air preoccupe. Tout a coup on le voit rougir... M. le principal vient de se lever, un papier a la main: "Messieurs, on me remet a l'instant meme quelques vers que m'adresse un poete anonyme. Il parait que notre Pindare ordinaire, M. Viot, a un emule cette annee. Quoique ces vers soient un peu trop flatteurs pour moi, je vous demande la permission de vous les lire. --Oui, oui... lisez... lisez!..." Et de sa belle voix des distributions, M. le principal commence la lecture... C'est un compliment assez bien tourne, plein de rimes aimables a l'adresse du principal et de tous ces messieurs. Une fleur pour chacun. La fee aux lunettes elle-meme n'est pas oubliee. Le poete l'appelle "l'ange du refectoire", ce qui est charmant. On l'applaudit longuement. Quelques voix demandent l'auteur. Le petit Chose se leve, rouge comme un pepin de grenade, et s'incline avec modestie. Acclamations generales. Le petit Chose devient le heros de la fete. Le principal veut l'embrasser. De vieux professeurs lui serrent la main d'un air entendu. Le regent de seconde lui demande ses vers pour les mettre dans le journal. Le petit Chose est tres content; tout cet encens lui monte au cerveau avec les fumees du vin de Limoux. Seulement, et ceci le degrise un peu, il croit entendre l'abbe Germane murmurer: "L'imbecile!" et les clefs de son rival grincer ferocement. Ce premier enthousiasme apaise, M. le principal frappe dans ses mains pour reclamer le silence. "Maintenant, Viot, a votre tour! apres la Muse badine, la Muse severe." M. Viot tire gravement de sa poche un cahier relie, gros de promesses, et commence sa lecture en jetant sur le petit Chose un regard de cote. L'oeuvre de M. Viot est une idylle, une idylle toute virgilienne en l'honneur du reglement. L'eleve Menalque et l'eleve Dorilas s'y repondent en strophes alternees... L'eleve Menalque est d'un college ou fleurit le reglement; l'eleve Dorilas, d'un autre college d'ou le reglement est exile... Menalque dit les plaisirs austeres d'une forte discipline; Dorilas, les joies infecondes d'une folle liberte. A la fin, Dorilas est terrasse. Il remet entre les mains de son vainqueur le prix de la lutte, et tous deux, unissant leurs voix, entonnent un chant d'allegresse a la gloire du reglement. Le poeme est fini... Silence de mort!... Pendant la lecture, les enfants ont emporte leurs assiettes a l'autre bout de la prairie, et mangent leurs pates, tranquilles, loin, bien loin, de l'eleve Menalque et Dorilas. M. Viot les regarde de sa place avec un sourire amer... Les professeurs ont tenu bon, mais pas un n'a le courage d'applaudir... Infortune M. Viot! C'est une vraie deroute.. Le principal essaie de le consoler: "Le sujet etait aride, messieurs, mais le poete s'en est bien tire." "Moi, je trouve cela tres beau", dit effrontement le petit Chose, a qui son triomphe commence a faire peur. Lachetes perdues! M. Viot ne veut pas etre console. Il s'incline sans repondre et garde son sourire amer... Il le garde tout le jour, et le soir, en rentrant, au milieu des chants des eleves, des couacs de la musique et du fracas des tapissieres roulant sur les paves de la ville endormie, le petit Chose entend dans l'ombre, pres de lui, les clefs de son rival qui grondent d'un air mechant: "Frinc! frinc! frinc! monsieur le poete, nous vous revaudrons cela!" IX L'AFFAIRE BOUCOYRAN Avec la Saint-Theophile, voila les vacances enterrees. Les jours qui suivirent furent tristes; un vrai lendemain de mardi gras. Personne ne se sentait en train, ni les maitres, ni les eleves. On s'installait... Apres deux grands mois de repos, le college avait peine a reprendre son va-et-vient habituel. Les rouages fonctionnaient mal, comme ceux d'une vieille horloge, qu'on aurait depuis longtemps oublie de remonter. Peu a peu, cependant, grace aux efforts de M. Viot, tout se regularisa. Chaque jour, aux memes heures, au son de la meme cloche, on vit de petites portes s'ouvrir dans les cours et des litanies d'enfants, roides comme des soldats de bois, defiler deux par deux sous les arbres; puis la cloche sonnait encore, ding! dong!--et les memes enfants repassaient sous les memes petites portes. Ding! dong! Levez-vous. Ding! dong! Couchez-vous. Ding! dong! Instruisez-vous! Ding! dong! Amusez-vous. Et cela pour toute l'annee. O triomphe du reglement! Comme l'eleve Menalque aurait ete heureux de vivre, sous la ferule de M. Viot, dans le college modele de Sarlande... Moi seul, je faisais ombre a cet adorable tableau. Mon etude ne marchait pas. Les terribles _moyens_ m'etaient revenus de leurs montagnes, plus laids, plus apres, plus feroces que jamais. De mon cote, j'etais aigri; la maladie m'avait rendu nerveux et irritable; je ne pouvais plus rien supporter... Trop doux l'annee precedente, je fus trop severe cette annee... J'esperais ainsi mater ces mechants droles, et, pour la moindre incartade, je foudroyais toute l'etude de pensums et de retenues... Ce systeme ne me reussit pas. Mes punitions, a force d'etre prodiguees, se deprecierent et tomberent aussi bas que les assignats de l'an IV... Un jour, je me sentis deborde. Mon etude etait en pleine revolte, et je n'avais plus de munitions pour faire tete a l'emeute. Je me vois encore dans ma chaire, me debattant comme un beau diable, au milieu des cris, des pleurs, des grognements, des sifflements: "A la porte!... Cocorico!... kss!... kss!... Plus de tyrans!... C'est une injustice!..." Et les encriers pleuvaient, et les papiers maches s'epataient sur mon pupitre, et tous ces petits monstres--sous pretexte de reclamations--se pendaient par grappes a ma chaire, avec des hurlements de macaques. Quelquefois, en desespoir de cause, j'appelais M. Viot a mon secours. Pensez quelle humiliation! Depuis la Saint-Theophile, l'homme aux clefs me tenait rigueur et je le sentais heureux de ma detresse. Quand il entrait dans l'etude brusquement, ses clefs a la main, c'etait comme une pierre dans un etang de grenouilles: en un clin d'oeil tout le monde se retrouvait a sa place, le nez sur les livres. On aurait entendu voler une mouche. M. Viot se promenait un moment de long en large, agitant son trousseau de ferraille, au milieu du grand silence; puis il me regardait ironiquement et se retirait sans rien dire. J'etais tres malheureux. Les maitres, mes collegues, se moquaient de moi. Le principal, quand je le rencontrais, me faisait mauvais accueil; il y avait sans doute du M. Viot la-dessous... Pour m'achever, survint Boucoyran. Oh! cette affaire Boucoyran! Je suis sur qu'elle est restee dans les annales du college et que les Sarlandais en parlent encore aujourd'hui... Moi aussi, je veux en parler de cette terrible affaire. Il est temps que le public sache la verite... Quinze ans, de gros pieds, de gros yeux, de grosses mains, pas de front, et l'allure d'un valet de ferme: tel etait le marquis de Boucoyran, terreur de la cour des moyens et seul echantillon de la noblesse cevenole au college de Sarlande. Le principal tenait beaucoup a cet eleve, en consideration du vernis aristocratique que sa presence donnait a l'etablissement. Dans le college, on ne l'appelait que le "marquis". Tout le monde le craignait; moi-meme je subissais l'influence generale et je ne lui parlais qu'avec des menagements. Pendant quelque temps, nous vecumes en assez bons termes. M. le marquis avait bien par-ci par-la certaines facons impertinentes de me regarder ou de me repondre qui rappelaient par trop l'Ancien Regime, mais j'affectais de n'y point prendre garde, sentant que j'avais affaire a forte partie. Un jour cependant, ce faquin de marquis se permit de repliquer, en pleine etude, avec une insolence telle que je perdis toute patience. "Monsieur de Boucoyran, lui dis-je en essayant de garder mon sang-froid, prenez vos livres et sortez sur-le-champ." C'etait un acte d'autorite inoui pour ce drole. Il en resta stupefait et me regarda, sans bouger de sa place, avec des gros yeux. Je compris que je m'engageais dans une mechante affaire, mais j'etais trop avance pour reculer. "Sortez, monsieur de Boucoyran!..." commandai-je de nouveau. Les eleves attendaient, anxieux... Pour la premiere fois, j'avais du silence. A ma seconde injonction, le marquis, revenu de sa surprise, me repondit, il fallait voir de quel air: "Je ne sortirai pas!" Il y eut parmi toute l'etude, un murmure d'admiration. Je me levai dans ma chaire, indigne. "Vous ne sortirez pas, monsieur?... C'est ce que nous allons voir." Et je descendis... Dieu m'est temoin qu'a ce moment-la toute idee de violence etait bien loin de moi; je voulais seulement intimider le marquis par la fermete de mon attitude; mais, en me voyant descendre de ma chaire, il se mit a ricaner d'une facon si meprisante, que j'eus le geste de le prendre au collet pour le faire sortir de son banc. Le miserable tenait cachee sous sa tunique une enorme regle en fer. A peine eus-je leve la main, qu'il m'assena sur le bras un coup terrible. La douleur m'arracha un cri. Toute l'etude battit des mains. "Bravo, marquis!" Pour le coup, je perdis la tete. D'un bond, je fus sur la table, d'un autre sur le marquis; et alors, le prenant a la gorge, je fis si bien, des pieds, des poings, des dents, de tout, que je l'arrachai de sa place et qu'il s'en alla rouler hors de l'etude jusqu'au milieu de la cour... Ce fut l'affaire d'une seconde; je ne me serais jamais cru tant de vigueur. Les eleves etaient consternes. On ne criait plus: "Bravo, marquis!" On avait peur. Boucoyran, le fort des forts, mis a la raison par ce gringalet de pion! Quelle aventure!... Je venais de gagner en autorite ce que le marquis venait de perdre en prestige. Quand je remontai dans ma chaire, pale encore et tremblant d'emotion, tous les visages se pencherent vivement sur les pupitres. L'etude etait matee. Mais le principal, M. Viot, qu'allaient-ils penser de cette affaire? Comment! j'avais ose lever la main sur un eleve! sur le marquis de Boucoyran! sur le noble du college! Je voulais donc me faire chasser! Ces reflexions, qui me venaient un peu tard, me troublerent dans mon triomphe. J'eus peur, a mon tour. Je me disais: "C'est sur, le marquis est alle se plaindre." Et, d'une minute a l'autre, je m'attendais a voir entrer le principal. Je tremblai jusqu'a la fin de l'etude; pourtant, personne ne vint. A la recreation, je fus tres etonne de voir Boucoyran rire et jouer avec les autres. Cela me rassura un peu; et, comme toute la journee se passa sans encombres, je m'imaginai que mon drole se tiendrait coi et que j'en serai quitte pour la peur. Par malheur, le jeudi suivant etait jour de sortie, M. le marquis ne rentra pas au dortoir. J'eus comme un pressentiment et je ne dormis pas de toute la nuit. Le lendemain, a la premiere etude, les eleves chuchotaient en regardant la place de Boucoyran qui restait vide. Sans en avoir l'air, je mourais d'inquietude. Vers les sept heures, la porte s'ouvrit d'un coup sec. Tous les enfants se leverent. J'etais perdu... Le principal entra le premier, puis M. Viot derriere lui, puis enfin un grand vieux, boutonne jusqu'au menton dans une longue redingote et cravate d'un col de crin haut de quatre doigts. Celui-la, je ne le connaissais pas, mais je compris tout de suite que c'etait M. de Boucoyran le pere. Il tortillait sa longue moustache et bougonnait entre ses dents. Je n'eus pas meme le courage de descendre de ma chaire pour faire honneur a ces messieurs; eux non plus, en entrant, ne me saluerent pas. Ils prirent position tous les trois au milieu de l'etude et, jusqu'a leur sortie, ne regarderent pas une seule fois de mon cote. Ce fut le principal qui ouvrit le feu. "Messieurs, dit-il en s'adressant aux eleves, nous venons ici remplir une mission penible, tres penible. Un de vos maitres s'est rendu coupable d'une faute si grave, qu'il est de notre devoir de lui infliger un blame public." La-dessus le voila parti a m'infliger un blame qui dura au moins un grand quart d'heure. Tous les faits denatures: le marquis etait le meilleur eleve du college; je l'avais brutalise sans raison, sans excuse. Enfin j'avais manque a tous mes devoirs. Que repondre a ces accusations? De temps en temps, j'essayais de me defendre. "Pardon, monsieur le principal!..." Mais le principal ne m'ecoutait pas, et il m'infligea son blame jusqu'au bout. Apres lui, M. de Boucoyran, le pere, prit la parole et de quelle facon!... Un veritable requisitoire. Malheureux pere! On lui avait presque assassine son enfant. Sur ce pauvre petit etre sans defense, on s'etait rue comme... comme... comment dirait-il?... comme un buffle, comme un buffle sauvage. L'enfant gardait le lit depuis deux jours. Depuis deux jours, sa mere en larmes, le veillait... Ah! s'il avait eu affaire a un homme, c'est lui, M. de Boucoyran le pere, qui se serait charge de venger son enfant! Mais On n'etait qu'un galopin dont il avait pitie. Seulement qu'On se le tint pour dit: si jamais On touchait encore a un cheveu de son fils, On se ferait couper les deux oreilles tout net... Pendant ce beau discours, les eleves riaient sous cape, et les clefs de M. Viot fretillaient de plaisir. Debout, dans sa chaire, pale de rage, le pauvre On ecoutait toutes ces injures, devorait toutes ces humiliations et se gardait bien de repondre. Si On avait repondu, On aurait ete chasse du college; et alors ou aller? Enfin, au bout d'une heure, quand ils furent a sec d'eloquence, ces trois messieurs se retirerent. Derriere eux, il se fit dans l'etude un grand brouhaha. J'essayai, mais vainement, d'obtenir un peu de silence; les enfants me riaient au nez. L'affaire Boucoyran avait acheve de tuer mon autorite. Oh! ce fut une terrible affaire! Toute la ville s'en emut... Au Petit-Cercle, au Grand-Cercle, dans les cafes, a la musique, on ne parlait pas d'autre chose. Les gens bien informes donnaient des details a faire dresser les cheveux. Il parait que ce maitre d'etude etait un monstre, un ogre. Il avait torture l'enfant avec des raffinements inouis de cruaute. En parlant de lui, on ne disait plus que "le bourreau". Quand le jeune Boucoyran s'ennuya de rester au lit, ses parents l'installerent sur une chaise longue, au plus bel endroit de leur salon, et pendant huit jours, ce fut a travers ce salon une procession interminable. L'interessante victime etait l'objet de toutes les attentions. Vingt fois de suite, on lui faisait raconter son histoire, et a chaque fois, le miserable inventait quelque nouveau detail. Les meres fremissaient; les vieilles demoiselles l'appelaient "pauvre ange!" et lui glissaient des bonbons. Le journal de l'opposition profita de l'aventure et fulmina contre le college un article terrible au profit d'un etablissement religieux des environs.... Le principal etait furieux; et, s'il ne me renvoya pas, je ne le dus qu'a la protection du recteur.... Helas! il eut mieux valu pour moi etre renvoye tout de suite. Ma vie dans le college etait devenue impossible. Les enfants ne m'ecoutaient plus; au moindre mot, ils me menacaient de faire comme Boucoyran, d'aller se plaindre a leur pere. Je finis par ne plus m'occuper d'eux. Au milieu de tout cela, j'avais une idee fixe: me venger des Boucoyran. Je revoyais toujours la figure impertinente du vieux marquis, et mes oreilles etaient restees rouges de la menace qui leur avait ete faite. D'ailleurs eusse-je voulu oublier ces affronts, je n'aurais pas pu y parvenir; deux fois par semaine, les jours de promenade, quand les divisions passaient devant le cafe de l'Eveche, j'etais sur de trouver M. de Boucoyran, le pere, plante devant la porte, au milieu d'un groupe d'officiers de la garnison, tous nu-tete et leurs queues de billard a la main. Ils nous regardaient venir de loin avec des rires goguenards; puis, quand la division etait a portee de la voix, le marquis criait tres fort, en me toisant d'un air de provocation: "Bonjour, Boucoyran!" "Bonjour, mon pere!" glapissait l'affreux enfant du milieu des rangs. Et les officiers, les eleves, les garcons du cafe, tout le monde riait.... Le "Bonjour, Boucoyran!" etait devenu un supplice pour moi, et pas moyen de m'y soustraire. Pour aller a la Prairie, il fallait absolument passer devant le cafe de l'Eveche, et pas une fois mon persecuteur ne manquait au rendez-vous. J'avais par moments des envies folles d'aller a lui et de le provoquer; mais deux raisons me retenaient: d'abord toujours la peur d'etre chasse, puis la rapiere du marquis, une grande diablesse de colichemarde qui avait fait tant de victimes lorsqu'il etait dans les gardes du corps. Pourtant, un jour, pousse a bout, j'allai trouver Roger, le maitre d'armes et, de but en blanc, je lui declarai ma resolution de me mesurer avec le marquis. Roger, a qui je n'avais pas parle depuis longtemps, m'ecouta d'abord avec une certaine reserve; mais, quand j'eus fini, il eut un mouvement d'effusion et me serra chaleureusement les deux mains. "Bravo! monsieur Daniel! Je le savais bien, moi, qu'avec cet air-la vous ne pouviez pas etre un mouchard. Aussi, pourquoi diable etiez-vous toujours fourre avec votre M. Viot? Enfin, on vous retrouve; tout est oublie. Votre main! Vous etes un noble coeur! Maintenant, a votre affaire! Vous avez ete insulte? Bon! Vous voulez en tirer reparation? Tres bien! Vous ne savez pas le premier mot des armes? Bon! bon! tres bien! tres bien! Vous voulez que je vous empeche d'etre embroche par ce vieux dindon? Parfait! Venez a la salle, et, dans six mois, c'est vous qui l'embrocherez." D'entendre cet excellent Roger epouser ma querelle avec tant d'ardeur, j'etais rouge de plaisir. Nous convinmes des lecons: trois heures par semaine; nous convinmes aussi du prix qui serait un prix exceptionnel (exceptionnel en effet! j'appris plus tard qu'on me faisait payer deux fois plus cher que les autres). Quand toutes ces conventions furent reglees, Roger passa familierement son bras sous le mien. "Monsieur Daniel, me dit-il, il est trop tard pour prendre aujourd'hui notre premiere lecon; mais nous pouvons toujours aller conclure notre marche au cafe Barbette. Allons! voyons, pas d'enfantillage! est-ce qu'il vous fait peur, par hasard, le cafe Barbette?... Venez donc, sacrebleu! tirez-vous un peu de ce saladier de cuistres. Vous trouverez la-bas des amis, de bons garcons, triple nom! de nobles coeurs, et vous quitterez vite avec eux ces manieres de femmelette qui vous font tort." Helas! je me laissai tenter. Nous allames au cafe Barbette. Il etait toujours le meme, plein de cris, de fumee, de pantalons garance; les memes shakos, les memes ceinturons pendaient aux memes pateres. Les amis de Roger me recurent a bras ouverts. Il avait bien raison, c'etaient tous de nobles coeurs! Quand ils connurent mon histoire avec le marquis et la resolution que j'avais prise, ils vinrent, l'un apres l'autre, me serrer la main: "Bravo, jeune homme, tres bien." Moi aussi j'etais un noble coeur. Je fis venir un punch, on but a mon triomphe, et il fut decide entre nobles coeurs que je tuerais le marquis de Boucoyran a la fin de l'annee scolaire. X LES MAUVAIS JOURS L'hiver etait venu, un hiver sec, terrible et noir, comme il en fait dans ces pays de montagnes. Avec leurs grands arbres sans feuilles et leur sol gele plus dur que la pierre, les cours du college etaient tristes a voir. On se levait avant le jour, aux lumieres; il faisait froid; de la glace dans les lavabos.... Les eleves n'en finissaient plus; la cloche etait obligee de les appeler plusieurs fois. "Plus vite, messieurs!" criaient les maitres en marchant de long en large pour se rechauffer.... On formait les rangs en silence, tant bien que mal, et on descendait a travers le grand escalier a peine eclaire et les longs corridors ou soufflaient les bises mortelles de l'hiver. Un mauvais hiver pour le petit Chose! Je ne travaillais plus. A l'etude, la chaleur malsaine du poele me faisait dormir. Pendant les classes, trouvant ma mansarde trop froide, je courais m'enfermer au cafe Barbette et n'en sortais qu'au dernier moment. C'etait la maintenant que Roger me donnait ses lecons; la rigueur du temps nous avait chasses de la salle d'armes et nous nous escrimions au milieu du cafe avec les queues de billard, en buvant du punch. Les sous-officiers jugeaient les coups; tous ces nobles coeurs m'avaient decidement admis dans leur intimite et m'enseignaient chaque jour une nouvelle botte infaillible pour tuer ce pauvre marquis de Boucoyran. Ils m'apprenaient aussi comment on edulcore une absinthe, et quand ces messieurs jouaient au billard, c'etait moi qui marquais les points.... Un mauvais hiver pour le petit Chose! Un matin de ce triste hiver, comme j'entrais au cafe Barbette--j'entends encore le fracas du billard et le ronflement du gros poele en faience--, Roger vint a moi precipitamment: "Deux mots, monsieur Daniel!" et m'emmena dans la salle du fond, d'un air tout a fait mysterieux. Il s'agissait d'une confidence amoureuse.... Vous pensez si j'etais fier de recevoir les confidences d'un homme de cette taille. Cela me grandissait toujours un peu. Voici l'histoire. Ce sacripant de maitre d'armes avait rencontre par la ville, en un certain endroit qu'il ne pouvait pas nommer, certaine personne dont il s'etait follement epris. Cette personne occupait a Sarlande une situation tellement elevee,--hum! hum! vous m'entendez bien!--tellement extraordinaire, que le maitre d'armes en etait encore a se demander comment il avait ose lever les yeux si haut. Et pourtant, malgre la situation de la personne--situation tellement elevee, tellement, etc.--, il ne desesperait pas de s'en faire aimer, et meme il croyait le moment venu de lancer quelques declarations epistolaires. Malheureusement les maitres d'armes ne sont pas tres adroits aux exercices de la plume. Passe encore s'il ne s'agissait que d'une grisette; mais avec une personne dans une situation tellement, etc., ce n'etait pas du style de cantine qu'il fallait, et meme un bon poete ne serait pas de trop. "Je vois ce que c'est, dit le petit Chose d'un air entendu; vous avez besoin qu'on vous trousse quelques poulets galants pour envoyer a la personne, et vous avez songe a moi. --Precisement, repondit le maitre d'armes. --Eh bien, je suis votre homme, et nous commencerons quand vous voudrez; seulement, pour que nos lettres n'aient pas l'air d'etre empruntees au _Parfait secretaire_, il faudra me donner quelques renseignements sur la personne.... Le maitre d'armes regarda autour de lui d'un air mefiant, puis tout bas il me dit, en me fourrant ses moustaches dans l'oreille: "C'est une blonde de Paris. Elle sent bon comme une fleur et s'appelle Cecilia." Il ne put pas m'en confier davantage, a cause de la situation de la personne, situation tellement, etc.--mais ces renseignements me suffisaient, et le soir meme--, pendant l'etude--, j'ecrivis ma premiere lettre a la blonde Cecilia. Cette singuliere correspondance entre le petit Chose et cette mysterieuse personne dura pres d'un mois. Pendant un mois, j'ecrivis en moyenne deux lettres de passion par jour. De ces lettres, les unes etaient tendres et vaporeuses comme le Lamartine d'Elvire, les autres enflammees et rugissantes comme le Mirabeau de Sophie. Il y en avait qui commencaient par ces mots: _"O Cecilia, quelquefois, sur un rocher sauvage..."_ et qui finissaient par ceux-ci: _"On dit qu'on en meurt... essayons!"_ Puis, de temps en temps, la Muse s'en melait: Oh! ta levre, ta levre ardente! Donne-la-moi! donne-la-moi! Aujourd'hui, j'en parle en riant; mais a l'epoque, le petit Chose ne riait pas, je vous le jure, et tout cela se faisait tres serieusement. Quand j'avais termine une lettre, je la donnais a Roger pour qu'il la recopiat de sa belle ecriture de sous-officier; lui, de son cote, quand il recevait des reponses (car elle repondait, la malheureuse!), il me les apportait bien vite, et je basais mes operations la-dessus. Le jeu me plaisait en somme; peut-etre meme me plaisait-il un peu trop. Cette blonde invisible, parfumee comme un lilas blanc, ne me sortait plus de l'esprit. Par moments, je me figurais que j'ecrivais pour mon propre compte; je remplissais mes lettres de confidences toutes personnelles, de maledictions contre la destinee, contre ces etres vils et mechants au milieu desquels j'etais oblige de vivre: "O Cecilia, si tu savais comme j'ai besoin de ton amour!" Parfois aussi, quand le grand Roger venait me dire en frisant sa moustache: "Ca mord! ca mord!... continuez!" j'avais de secrets mouvements de depit, et je pensais en moi-meme: "Comment peut-elle croire que c'est ce gros rejoui, ce Fanfan la Tulipe, qui lui ecrit ces chefs-d'oeuvre de passion et de melancolie?" Elle le croyait pourtant; elle le croyait si bien qu'un jour, le maitre d'armes, triomphant, m'apporta cette reponse qu'il venait de recevoir: "A neuf heures, ce soir, derriere la sous-prefecture!" Est-ce a l'eloquence de mes lettres ou a la longueur de ses moustaches que Roger dut son succes? Je vous laisse, mesdames, le soin de decider. Toujours est-il que cette nuit-la, dans son dortoir melancolique, le petit Chose eut un sommeil tres agite. Il reva qu'il etait grand, qu'il avait des moustaches, et que des dames de Paris--occupant des situations tout a fait extraordinaires--lui donnaient des rendez-vous derriere les sous-prefectures.... Le plus comique, c'est que le lendemain, il me fallut ecrire une lettre d'actions de graces et remercier Cecilia de tout le bonheur qu'elle m'avait donne: "Ange qui as consenti a passer une nuit sur la terre...." Cette lettre, je l'avoue, le petit Chose l'ecrivit avec la rage dans le coeur. Heureusement la correspondance s'arreta la, et pendant quelque temps, je n'entendis plus parler de Cecilia ni de sa haute situation. XI MON BON AMI LE MAITRE D'ARMES Ce jour-la, le 18 fevrier, comme il etait tombe beaucoup de neige pendant la nuit, les enfants n'avaient pas pu jouer dans les cours. Aussitot l'etude du matin finie, on les avait casernes tous pele-mele dans _la salle_, pour y prendre leur recreation a l'abri du mauvais temps en attendant l'heure des classes. C'etait moi qui les surveillais. Ce qu'on appelait _la salle_ etait l'ancien gymnase du college de la Marine. Imaginez quatre grands murs nus avec de petites fenetres grillees; ca et la des crampons a moitie arraches, la trace encore visible des echelles, et, se balancant a la maitresse poutre du plafond, un enorme anneau en fer au bout d'une corde. Les enfants avaient l'air de s'amuser beaucoup en regardant la neige qui remplissait les rues et les hommes armes de pelles qui l'emportaient dans des tombereaux. Mais tout ce tapage, je ne l'entendais pas. Seul, dans un coin, les larmes aux yeux, je lisais une lettre, et les enfants auraient a cet instant demoli le gymnase de fond en comble, que je ne m'en fusse pas apercu. C'etait une lettre de Jacques que je venais de recevoir; elle portait le timbre de Paris,--mon Dieu! oui, de Paris,--et voici ce qu'elle disait: "Cher Daniel, "Ma lettre va bien te surprendre. Tu ne te doutais pas, hein? que je fusse a Paris depuis quinze jours. J'ai quitte Lyon sans rien dire a personne, un coup de tete....--Que veux-tu? je m'ennuyais trop dans cette horrible ville, surtout depuis ton depart. "Je suis arrive ici avec trente francs et cinq ou six lettres de M. le cure de Saint-Nizier. Heureusement la Providence m'a protege tout de suite, et m'a fait rencontrer un vieux marquis chez lequel je suis entre comme secretaire. Nous mettons en ordre ses memoires, je n'ai qu'a ecrire sous sa dictee, et je gagne a cela cent francs par mois. Ce n'est pas brillant, comme tu vois; mais, tout compte fait, j'espere pouvoir envoyer de temps en temps quelque chose a la maison sur mes economies. "Ah! mon cher Daniel, la jolie ville que ce Paris! Ici--du moins--, il ne fait pas toujours du brouillard; il pleut bien quelquefois, mais c'est une petite pluie gaie, melee de soleil, et comme je n'en ai jamais vu ailleurs. Aussi je suis tout change, si tu savais! Je ne pleure plus du tout, c'est incroyable." J'en etais la de la lettre, quand tout a coup, sous les fenetres, retentit le bruit sourd d'une voiture roulant dans la neige. La voiture s'arreta devant la porte du college, et j'entendis les enfants crier a tue-tete: "Le sous-prefet! le sous-prefet!" Une visite de M. le sous-prefet presageait evidemment quelque chose d'extraordinaire. Il venait a peine au college de Sarlande une ou deux fois chaque annee, et c'etait alors comme un evenement. Mais, pour le quart d'heure, ce qui m'interessait avant tout, ce qui me tenait a coeur plus que le sous-prefet de Sarlande et plus que Sarlande tout entier, c'etait la lettre de mon frere Jacques. Aussi, tandis que les eleves, mis en gaiete, se culbutaient devant les fenetres pour voir M. le sous-prefet descendre de voiture, je retournai dans mon coin et je me remis a lire. "Tu sauras, mon bon Daniel, que notre pere est en Bretagne, ou il fait le commerce du cidre pour le compte d'une compagnie. En apprenant que j'etais le secretaire du marquis, il a voulu que je place quelques tonneaux de cidre chez lui. Par malheur, le marquis ne boit que du vin, et du vin d'Espagne, encore! J'ai ecrit cela au pere; sais-tu ce qu'il m'a repondu: "Jacques, tu es un ane!" comme toujours. Mais c'est egal, mon cher Daniel, je crois qu'au fond il m'aime beaucoup. "Quant a maman, tu sais qu'elle est seule maintenant. Tu devrais bien lui ecrire, elle se plaint de ton silence. "J'avais oublie de te dire une chose qui, certainement, te fera le plus grand plaisir: j'ai ma chambre au Quartier latin... au Quartier latin! pense un peu!... Une vraie chambre de poete, comme dans les romans, avec une petite fenetre et des toits a perte de vue. Le lit n'est pas large, mais nous y tiendrons deux au besoin; et puis, il y a dans un coin une table de travail ou on serait tres bien pour faire des vers. "Je suis sur que si tu voyais cela, tu voudrais venir me trouver au plus vite; moi aussi je te voudrais pres de moi, et je ne te dis pas que quelque jour je ne te ferai pas signe de venir. "En attendant, aime-moi toujours bien et ne travaille pas trop dans ton college, de peur de tomber malade. "Je t'embrasse. Ton frere "JACQUES." Ce brave Jacques! quel mal delicieux il venait de me faire avec sa lettre! je riais et je pleurais en meme temps. Toute ma vie de ces derniers mois, le punch, le billard, le cafe Barbette, me faisaient l'effet d'un mauvais reve, et je pensais: "Allons! c'est fini. Maintenant je vais travailler, je vais etre courageux comme Jacques." A ce moment, la cloche sonna. Mes eleves se mirent en rang, ils causaient beaucoup du sous-prefet et se montraient, en passant, sa voiture stationnant devant la porte. Je les remis entre les mains des professeurs; puis, une fois debarrasse d'eux, je m'elancai en courant dans l'escalier. Il me tardait tant d'etre seul dans ma chambre avec la lettre de mon frere Jacques! "Monsieur Daniel, on vous attend chez le principal." Chez le principal?... Que pouvait avoir a me dire le principal?... Le portier me regardait avec un drole d'air. Tout a coup, l'idee du sous-prefet me revint. "Est-ce que M. le sous-prefet est la-haut?" demandai-je. Et le coeur palpitant d'espoir je me mis a gravir les degres de l'escalier quatre a quatre. Il y a des jours ou l'on est comme fou. En apprenant que le sous-prefet m'attendait, savez-vous ce que j'imaginai? Je m'imaginai qu'il avait remarque ma bonne mine a la distribution, et qu'il venait au college tout expres pour m'offrir d'etre son secretaire. Cela me paraissait la chose la plus naturelle du monde. La lettre de Jacques avec ses histoires de vieux marquis m'avait trouble la cervelle, a coup sur. Quoi qu'il en soit, a mesure que je montais l'escalier, ma certitude devenait plus grande: secretaire du sous-prefet; je ne me sentais pas de joie.... En tournant le corridor, je rencontrai Roger. Il etait tres pale; il me regarda comme s'il voulait me parler; mais je ne m'arretai pas: le sous-prefet n'avait pas le temps d'attendre. Quand j'arrivai devant le cabinet du principal, le coeur me battait bien fort, je vous jure. Secretaire de M. le sous-prefet! Il fallut m'arreter un instant pour reprendre haleine; je rajustai ma cravate, je donnai avec mes doigts un petit tour a mes cheveux et je tournai le bouton de la porte doucement. Si j'avais su ce qui m'attendait! M. le sous-prefet etait debout, appuye negligemment au marbre de la cheminee et souriant dans ses favoris blonds. M. le principal, en robe de chambre, se tenait pres de lui humblement, son bonnet de velours a la main et M. Viot, appele en hate, se dissimulait dans un coin. Des que j'entrai, le sous-prefet prit la parole. "C'est donc monsieur, dit-il en me designant, qui s'amuse a seduire nos femmes de chambre?" Il avait prononce cette phrase d'une voix claire, ironique et sans cesser de sourire. Je crus d'abord qu'il voulait plaisanter et je ne repondis rien, mais le sous-prefet ne plaisantait pas; apres un moment de silence, il reprit en souriant toujours: "N'est-ce pas a monsieur Daniel Eyssette que j'ai l'honneur de parler, a monsieur Daniel Eyssette qui a seduit la femme de chambre de ma femme?" Je ne savais de quoi il s'agissait; mais en entendant ce mot de femme de chambre, qu'on me jetait ainsi a la figure pour la seconde fois, je me sentis rouge de honte, et ce fut avec une veritable indignation que je m'ecriai: "Une femme de chambre, moi!... Je n'ai jamais seduit de femme de chambre." A cette reponse, je vis un eclair de mepris jaillir des lunettes du principal, et j'entendis les clefs murmurer dans leur coin: "Quelle effronterie!" Le sous-prefet, lui, ne cessait pas de sourire; il prit sur la tablette de la cheminee un petit paquet de papiers que je n'avais pas apercus d'abord, puis se tournant vers moi et les agitant negligemment: "Monsieur, dit-il, voici des temoignages fort graves qui vous accusent. Ce sont des lettres qu'on a surprises chez la demoiselle en question. Elles ne sont pas signees, il est vrai, et, d'un autre cote, la femme de chambre n'a voulu nommer personne. Seulement, dans ces lettres il est souvent parle du college, et, malheureusement pour vous, M. Viot a reconnu votre ecriture et votre style...." Ici les clefs grincerent ferocement et le sous-prefet, souriant toujours, ajouta: "Tout le monde n'est pas poete au college de Sarlande." A ces mots, une idee fugitive me traversa l'esprit: je voulus voir de pres ces papiers. Je m'elancai; le principal eut peur d'un scandale et fit un geste pour me retenir. Mais le sous-prefet me tendit le dossier tranquillement. "Regardez!" me dit-il. Misericorde! ma correspondance avec Cecilia. ....Elles y etaient toutes, toutes! Depuis celle qui commencait: _"O Cecilia, quelquefois sur un rocher sauvage...."_ jusqu'au cantique d'actions de graces: _"Ange qui as consenti a passer une nuit sur la terre...."_ Et dire que toutes ces belles fleurs de rhetorique amoureuse, je les avais effeuillees sous les pas d'une femme de chambre!... dire que cette personne, d'une situation tellement elevee, tellement, etc..., decrottait tous les matins les socques de la sous-prefete...! On peut se figurer ma rage, ma confusion. "Eh bien, qu'en dites-vous, seigneur don Juan? ricana le sous-prefet, apres un moment de silence. Est-ce que ces lettres sont de vous, oui ou non?" Au lieu de repondre, je baissai la tete. Un mot pouvait me disculper; mais ce mot, je ne le prononcai pas. J'etais pret a tout souffrir plutot que de denoncer Roger.... Car remarquez bien qu'au milieu de cette catastrophe, le petit Chose n'avait pas un seul instant soupconne la loyaute de son ami. En reconnaissant les lettres, il s'etait dit tout de suite: "Roger aura eu la paresse de les recopier; il a mieux aime faire une partie de billard de plus et envoyer les miennes." Quel innocent, ce petit Chose! Quand le sous-prefet vit que je ne voulais pas repondre, il remit les lettres dans sa poche et, se tournant vers le principal et son acolyte: "Maintenant, messieurs, vous savez ce qui vous reste a faire." Sur quoi les clefs de M. Viot fretillerent d'un air lugubre, et le principal repondit en s'inclinant jusqu'a terre, "que M. Eyssette avait merite d'etre chasse sur l'heure; mais qu'afin d'eviter tout scandale, on le garderait au college encore huit jours". Juste le temps de faire venir un nouveau maitre. A ce terrible mot "chasse", tout mon courage m'abandonna. Je saluai sans rien dire et je sortis precipitamment. A peine dehors, mes larmes eclaterent.... Je courus d'un trait jusqu'a ma chambre, en etouffant mes sanglots dans mon mouchoir.... Roger m'attendait; il avait l'air fort inquiet et se promenait a grands pas, de long en large. En me voyant entrer, il vint vers moi: "Monsieur Daniel!..." me dit-il, et son oeil m'interrogeait. Je me laissai tomber sur une chaise sans repondre. "Des pleurs, des enfantillages! reprit le maitre d'armes d'un ton brutal, tout cela ne prouve rien. Voyons... vite!... Que s'est-il passe?" Alors je lui racontai dans tous ses details toute l'horrible scene du cabinet. A mesure que je parlais, je voyais la physionomie de Roger s'eclaircir; il ne me regardait plus du meme air rogue, et a la fin, quand il eut appris comment, pour ne pas le trahir, je m'etais laisse chasser du college, il me tendit ses deux mains ouvertes et me dit simplement: "Daniel, vous etes un noble coeur." A ce moment, nous entendimes dans la rue le roulement d'une voiture; c'etait le sous-prefet qui s'en allait. "Vous etes un noble coeur, reprit mon bon ami le maitre d'armes en me serrant les poignets a les briser, vous etes un noble coeur, je ne vous dis que ca.... Mais vous devez comprendre que je ne permettrai a personne de se sacrifier pour moi." Tout en parlant, il s'etait rapproche de la porte: "Ne pleurez pas, monsieur Daniel, je vais aller trouver le principal, et je vous jure bien que ce n'est pas vous qui serez chasse." Il fit encore un pas pour sortir; puis, revenant vers moi comme s'il oubliait quelque chose: "Seulement, me dit-il a voix basse, ecoutez bien ceci avant que je m'en aille... Le grand Roger n'est pas seul au monde; il a quelque part une mere infirme dans un coin... Une mere!... pauvre sainte femme!... Promettez-moi de lui ecrire quand tout sera fini." C'etait dit gravement, tranquillement, d'un ton qui m'effraya. "Mais que voulez-vous faire?" m'ecriai-je. Roger ne repondit rien; seulement il entrouvrit sa veste et me laissa voir dans sa poche la crosse luisante d'un pistolet. Je m'elancai vers lui, tout emu: "Vous tuer, malheureux? vous voulez vous tuer?" Et lui, tres froidement: "Mon cher, quand j'etais au service, je m'etais promis que si jamais, par un coup de ma mauvaise tete, je venais a me faire degrader, je ne survivrais pas a mon deshonneur. Le moment est venu de me tenir parole... Dans cinq minutes je serai chasse du college, c'est-a-dire degrade; une heure apres, bonsoir! j'avale ma derniere prune." En entendant cela, je me plantai resolument devant la porte. "Eh bien, non! Roger, vous ne sortirez pas... J'aime mieux perdre ma place que d'etre cause de votre mort. --Laissez-moi faire mon devoir", me dit-il d'un air farouche, et, malgre mes efforts, il parvint a entrouvrir la porte. Alors, j'eus l'idee de lui parler de sa mere, de cette pauvre mere qu'il avait quelque part, dans un coin. Je lui prouvai qu'il devait vivre pour elle, que moi j'etais a meme de trouver facilement une autre place, que d'ailleurs, dans tous les cas, nous avions encore huit jours devant nous, et que c'etait bien le moins qu'on attendit jusqu'au dernier moment avant de prendre un parti si terrible... Cette derniere reflexion parut le toucher. Il consentit a retarder de quelques heures sa visite au principal et ce qui devait s'ensuivre. Sur ces entrefaites, la cloche sonna; nous nous embrassames, et je descendis a l'ecole. Ce que c'est que de nous! J'etais entre dans ma chambre desespere, j'en sortis presque joyeux.... Le petit Chose etait si fier d'avoir sauve la vie a son bon ami le maitre d'armes. Pourtant, il faut bien le dire, une fois assis dans ma chaire et le premier mouvement de l'enthousiasme passe, je me mis a faire des reflexions. Roger consentait a vivre, c'etait bien; mais moi-meme, qu'allais-je devenir apres que mon beau devouement m'aurait mis a la porte du college! La situation n'etait pas gaie, je voyais deja le foyer singulierement compromis, ma mere en larmes, et M. Eyssette bien en colere. Heureusement je pensai a Jacques; quelle bonne idee sa lettre avait eue d'arriver precisement le matin! C'etait bien simple, apres tout, ne m'ecrivait-il pas que dans son lit il y avait place pour deux? D'ailleurs, a Paris, on trouve toujours de quoi vivre... Ici, une pensee horrible m'arreta: pour partir, il fallait de l'argent; celui du chemin de fer d'abord, puis cinquante-huit francs que je devais au portier, puis dix francs qu'un grand m'avait pretes, puis des sommes enormes inscrites a mon nom sur le livre de compte du cafe Barbette. Le moyen de se procurer tout cet argent? "Bah! me dis-je en y songeant, je me trouve bien naif de m'inquieter pour si peu; Roger n'est-il pas la? Roger est riche, il donne des lecons en ville, et il sera trop heureux de me procurer quelque cent francs a moi qui viens de lui sauver la vie." Mes affaires ainsi reglees, j'oubliai toutes les catastrophes de la journee pour ne songer qu'a mon grand voyage de Paris. J'etais tres joyeux, je ne tenais plus en place, et M. Viot, qui descendit a l'etude pour savourer mon desespoir, eut l'air fort decu en voyant ma mine rejouie. A diner, je mangeai vite et bien; dans la cour, je pardonnai les arrets des eleves. Enfin l'heure de la classe sonna. Le plus pressant etait de voir Roger; d'un bond, je fus a sa chambre; personne a sa chambre. "Bon! me dis-je en moi-meme, il sera alle faire un tour au cafe Barbette", et cela ne m'etonna pas dans des circonstances aussi dramatiques. Au cafe Barbette, personne encore: "Roger, me dit-on, etait alle a la Prairie avec les sous-officiers." Que diable pouvaient-ils faire la-bas par un temps pareil? Je commencais a etre fort inquiet; aussi, sans vouloir accepter une partie de billard qu'on m'offrait, je relevai le bas de mon pantalon et je m'elancai dans la neige, du cote de la Prairie, a la recherche de mon bon ami le maitre d'armes. XII L'ANNEAU DE FER Des portes de Sarlande a la Prairie il y a bien une bonne demi-lieue; mais, du train dont j'allais, je dus ce jour-la faire le trajet en moins d'un quart d'heure. Je tremblais pour Roger. J'avais peur que le pauvre garcon n'eut, malgre sa promesse, tout raconte au principal pendant l'etude; je croyais voir encore luire la crosse de son pistolet. Cette pensee lugubre me donnait des ailes. Pourtant, de distance en distance, j'apercevais sur la neige la trace de pas nombreux allant vers la Prairie, et de songer que le maitre d'armes n'etait pas seul, cela me rassurait un peu. Alors, ralentissant ma course, je pensais a Paris, a Jacques, a mon depart.... Mais au bout d'un instant, mes terreurs recommencaient. "Roger va se tuer evidemment. Que serait-il venu chercher, sans cela, dans cet endroit desert, loin de la ville? S'il amene avec lui ses amis du cafe Barbette, c'est pour leur faire ses adieux, pour boire le coup de l'etrier, comme ils disent.... Oh! ces militaires!..." Et me voila courant de nouveau a perdre haleine. Heureusement j'approchais de la Prairie dont j'apercevais deja les grands arbres charges de neige. "Pauvre ami, me disais-je, pourvu que j'arrive a temps!" La trace des pas me conduisit ainsi jusqu'a la guinguette d'Esperon. Cette guinguette etait un endroit louche et de mauvais renom, ou les debauches de Sarlande faisaient leurs parties fines. J'y etais venu plus d'une fois en compagnie des nobles coeurs, mais jamais je ne lui avais trouve une physionomie aussi sinistre que ce jour-la. Jaune et sale, au milieu de la blancheur immaculee de la plaine, elle se derobait, avec sa porte basse, ses murs decrepis et ses fenetres aux vitres mal lavees, derriere un taillis de petits ormes. La maisonnette avait l'air honteuse du vilain metier qu'elle faisait. Comme j'approchais, j'entendis un bruit joyeux de voix, de rires et de verres choques. "Grand Dieu! me dis-je en fremissant, c'est le coup de l'etrier." Et je m'arretai pour reprendre haleine. Je me trouvais alors sur le derriere de la guinguette; je poussai une porte a claire-voie, et j'entrai dans le jardin. Quel jardin! Une grande haie depouillee, des massifs de lilas sans feuilles, des tas de balayures sur la neige, et des tonnelles toutes blanches qui ressemblaient a des huttes d'esquimaux. Cela etait d'un triste a faire pleurer. Le tapage venait de la salle du rez-de-chaussee, et la ripaillage devait chauffer a ce moment, car, malgre le froid, on avait ouvert toutes grandes les deux fenetres. Je posais deja le pied sur la premiere marche du perron, lorsque j'entendis quelque chose qui m'arreta net et me glaca: c'etait mon nom prononce au milieu de grands eclats de rires. Roger parlait de moi, et, chose singuliere, chaque fois que le nom de Daniel Eyssette revenait, les autres riaient a se tordre. Pousse par une curiosite douloureuse, sentant bien que j'allais apprendre quelque chose d'extraordinaire, je me rejetai en arriere et, sans etre entendu de personne, grace a la neige qui assourdissait comme un tapis le bruit de mes pas, je me glissai dans une des tonnelles, qui se trouvait fort a propos juste au-dessous des fenetres. Je la reverrai toute ma vie, cette tonnelle; je reverrai toute ma vie la verdure morte qui la tapissait, son sol boueux et sale, sa petite table peinte en vert et ses bancs de bois tout ruisselants d'eau.... A travers la neige dont elle etait chargee, le jour passait a peine; la neige fondait lentement et tombait sur ma tete goutte a goutte. C'est la, c'est dans cette tonnelle noire et froide comme un tombeau, que j'ai appris combien les hommes peuvent etre mechants et laches; c'est la que j'ai appris a douter, a mepriser, a hair.... O vous qui me lisez, Dieu vous garde d'entrer jamais dans cette tonnelle!... Debout, retenant mon souffle, rouge de colere et de honte, j'ecoutais ce qui se disait chez Esperon. Mon bon ami le maitre d'armes avait toujours la parole.... Il racontait l'aventure de Cecilia, la correspondance amoureuse, la visite de M. le sous-prefet au college, tout cela avec des enjolivements et des gestes qui devaient etre bien comiques, a en juger par les transports de l'auditoire. "Vous comprenez, mes petits amours, disait-il de sa voix goguenarde, qu'on n'a pas joue pour rien la comedie pendant trois ans sur le theatre des zouaves. Vrai comme je vous parle! j'ai cru un moment la partie perdue, et je me suis dit que je ne viendrais plus boire avec vous le bon vin du pere Esperon.... Le petit Eyssette n'avait rien dit, c'est vrai; mais il etait temps de parler encore; et, entre nous, je crois qu'il voulait seulement me laisser l'honneur de me denoncer moi-meme. Alors je me suis dit: "Ayons l'oeil, Roger, et en avant la grande scene!" La-dessus, mon bon ami le maitre d'armes se mit a jouer ce qu'il appelait la grande scene, c'est-a-dire ce qui s'etait passe le matin dans ma chambre entre lui et moi. Ah! le miserable! il n'oublia rien.... Il criait: _Ma mere! ma pauvre mere!_ avec des intonations de theatre. Puis il imitait ma voix: "Non, Roger! non! vous ne sortirez pas!..." La grande scene etait reellement d'un haut comique, et tout l'auditoire se roulait. Moi, je sentais de grosses larmes ruisseler le long de mes joues, j'avais le frisson, les oreilles me tintaient, je devinais toute l'odieuse comedie du matin, je comprenais vaguement que Roger avait fait expres d'envoyer mes lettres pour se mettre a l'abri de toute mesaventure, que depuis vingt ans sa mere, sa pauvre mere, etait morte, et que j'avais pris l'etui de sa pipe pour une crosse de pistolet. "Et la belle Cecilia? dit un noble coeur. --Cecilia n'a pas parle, elle a fait ses malles, c'est une bonne fille. --Et le petit Daniel que va-t-il devenir? --Bah!" repondit Roger. Ici, un geste qui fit rire tout le monde. Cet eclat de rire me mit hors de moi. J'eus envie de sortir de la tonnelle et d'apparaitre soudainement au milieu d'eux comme un spectre. Mais je me contins: j'avais deja ete assez ridicule. Le roti arrivait, les verres se choquerent: "A Roger! A Roger!" criait-on. Je n'y tins plus, je souffrais trop. Sans m'inquieter si quelqu'un pouvait me voir, je m'elancai a travers le jardin. D'un bond je franchis la porte a claire-voie et je me mis a courir devant moi comme un fou. La nuit tombait, silencieuse; et cet immense champ de neige prenait dans la demi-obscurite du crepuscule je ne sais quel aspect de profonde melancolie. Je courus ainsi quelque temps comme un cabri blesse; et si les coeurs qui se brisent et qui saignent etaient autre chose que des facons de parler, a l'usage des poetes, je vous jure qu'on aurait pu trouver derriere moi, sur la plaine blanche, une longue trace de sang. Je me sentais perdu. Ou trouver de l'argent? Comment m'en aller? Comment rejoindre mon frere Jacques? Denoncer Roger ne m'aurait meme servi de rien.... Il pouvait nier, maintenant que Cecilia etait partie. Enfin, accable, epuise de fatigue et de douleur, je me laissai tomber dans la neige au pied d'un chataignier. Je serais reste la jusqu'au lendemain peut-etre, pleurant et n'ayant pas la force de penser, quand tout a coup, bien loin, du cote de Sarlande, j'entendis une cloche sonner. C'etait la cloche du college. J'avais tout oublie; cette cloche me rappela a la vie: il me fallait rentrer et surveiller la recreation des eleves dans la _salle_.... En pensant a la _salle_, une idee subite me vint. Sur-le-champ mes larmes s'arreterent; je me sentis plus fort, plus calme. Je me levai, et, de ce pas delibere de l'homme qui vient de prendre une irrevocable decision, je repris le chemin de Sarlande. Si vous voulez savoir quelle irrevocable decision vient de prendre le petit Chose, suivez-le jusqu'a Sarlande, a travers cette grande plaine blanche; suivez-le dans les rues sombres et boueuses de la ville; suivez-le sous le porche du college; suivez-le dans la _salle_ pendant la recreation, et remarquez avec quelle singuliere persistance il regarde le gros anneau de fer qui se balance au milieu; la recreation finie, suivez-le encore jusqu'a l'etude, montez avec lui dans sa chaire, et lisez par-dessus son epaule cette lettre douloureuse qu'il est en train d'ecrire au milieu du vacarme et des enfants ameutes: "_Monsieur Jacques Eyssette,_ _rue Bonaparte, a Paris._ "Pardonne-moi, mon bien-aime Jacques, la douleur que je viens te causer. Toi qui ne pleurais plus, je vais te faire pleurer encore une fois; ce sera la derniere par exemple.... Quand tu recevras cette lettre, ton pauvre Daniel sera mort...." Ici, le vacarme de l'etude redouble; le petit Chose s'interrompt et distribue quelques punitions de droite et de gauche, mais gravement, sans colere. Puis il continue: "Vois-tu! Jacques, j'etais trop malheureux. Je ne pouvais pas faire autrement que de me tuer. Mon avenir est perdu: on m'a chasse du college:--c'est pour une histoire de femme, des choses trop longues a te raconter; puis, j'ai fait des dettes, je ne sais plus travailler, j'ai honte, je m'ennuie, j'ai le degout, la vie me fait peur.... J'aime mieux m'en aller...." Le petit Chose est oblige de s'interrompre encore: "Cinq cents vers a l'eleve Soubeyrol! Fouque et Loupi en retenue dimanche!" Ceci fait, il acheve sa lettre: "Adieu, Jacques! J'en aurais encore long a te dire, mais je sens que je vais pleurer, et les eleves me regardent. Dis a maman que j'ai glisse du haut d'un rocher, en promenade, ou bien que je me suis noye, en patinant. Enfin, invente une histoire, mais que la pauvre femme ignore toujours la verite!... Embrasse-la bien pour moi, cette chere mere; embrasse aussi notre pere, et tache de leur reconstruire vite un beau foyer.... Adieu! je t'aime. Souviens-toi de Daniel." Cette lettre terminee, le petit Chose en commence tout de suite une autre ainsi concue: "Monsieur l'abbe, je vous prie de faire parvenir a mon frere Jacques la lettre que je laisse pour lui. En meme temps, vous couperez de mes cheveux, et vous en ferez un petit paquet pour ma mere. "Je vous demande pardon du mal que je vous donne. Je me suis tue parce que j'etais trop malheureux ici. Vous seul, monsieur l'abbe, vous etes toujours montre tres bon pour moi. Je vous en remercie. "DANIEL EYSSETTE." Apres quoi, le petit Chose met cette lettre et celle de Jacques sous une meme grande enveloppe, avec cette suscription: "La personne qui trouvera la premiere mon cadavre, est priee de remettre ce pli entre les mains de l'abbe Germane." Puis, toutes ses affaires terminees, il attend tranquillement la fin de l'etude. L'etude est finie. On soupe, on fait la priere, on monte au dortoir. Les eleves se couchent; le petit Chose se promene de long en large, attendant qu'ils soient endormis. Voici maintenant M. Viot qui fait sa ronde; on entend le cliquetis mysterieux de ses clefs et le bruit sourd de ses chaussons sur le parquet. "Bonsoir, monsieur Viot! murmure le petit Chose.--Bonsoir, monsieur!" repond a voix basse le surveillant; puis il s'eloigne, ses pas se perdent dans le corridor. Le petit Chose est seul. Il ouvre la porte doucement et s'arrete un instant sur le palier pour voir si les eleves ne se reveillent pas; mais tout est tranquille dans le dortoir. Alors il descend, il se glisse a petits pas dans l'ombre des murs. La tramontane souffle tristement par-dessous les portes. Au bas de l'escalier, en passant devant le peristyle, il apercoit la cour blanche de neige, entre ses quatre grands corps de logis tout sombres. La-haut, pres des toits, veille une lumiere: c'est l'abbe Germane qui travaille a son grand ouvrage. Du fond de son coeur le petit Chose envoie un dernier adieu, bien sincere a ce bon abbe; puis il entre dans la _salle_.... Le vieux gymnase de l'ecole de marine est plein d'une ombre froide et sinistre. Par les grillages d'une fenetre un peu de lune descend et vient donner en plein sur le gros anneau de fer--oh! cet anneau, le petit Chose ne fait qu'y penser depuis des heures--, sur le gros anneau de fer qui reluit comme de l'argent.... Dans un coin de la _salle_, un vieil escabeau dormait. Le petit Chose va le prendre, le porte sous l'anneau, et monte dessus; il ne s'est pas trompe, c'est juste a la hauteur qu'il faut. Alors il detache sa cravate, une longue cravate en soie violette qu'il porte chiffonnee autour de son cou, comme un ruban. Il attache la cravate a l'anneau et fait un noeud coulant.... Une heure sonne. Allons! il faut mourir.... Avec des mains qui tremblent, le petit Chose ouvre le noeud coulant. Une sorte de fievre le transporte. Adieu, Jacques! Adieu Mme Eyssette!... Tout a coup un poignet de fer s'abat sur lui. Il se sent saisi par le milieu du corps et plante debout sur ses pieds, au bas de l'escabeau. En meme temps une voix rude et narquoise, qu'il connait bien, lui dit: "En voila une idee, de faire du trapeze a cette heure!" Le petit Chose se retourne, stupefait. C'est l'abbe Germane, l'abbe Germane sans sa soutane, en culotte courte, avec son rabat flottant sur son gilet. Sa belle figure laide sourit tristement, a demi eclairee par la lune.... Une seule main lui a suffi pour mettre le suicide par terre; de l'autre main il tient encore sa carafe qu'il vient de remplir a la fontaine de la cour. De voir la tete effaree et les yeux pleins de larmes du petit Chose, l'abbe Germane a cesse de sourire, et il repete, mais cette fois d'une voix douce et presque attendrie: "Quelle drole d'idee, mon cher Daniel, de faire du trapeze a cette heure!" Le petit Chose est tout rouge, tout interdit. "Je ne fais pas du trapeze, monsieur l'abbe, je veux mourir. --Comment!... mourir?... Tu as donc bien du chagrin? --Oh!... repond le petit Chose avec de grosses larmes brulantes qui roulent sur ses joues. --Daniel, tu vas venir avec moi", dit l'abbe. Le petit Daniel fait signe que non et montre l'anneau de fer avec la cravate.... L'abbe Germane le prend par la main: "Voyons! monte dans ma chambre; si tu veux te tuer, eh bien, tu te tueras la-haut: il y a du feu, il fait bon." Mais le petit Chose resiste: "Laissez-moi mourir, monsieur l'abbe. Vous n'avez pas le droit de m'empecher de mourir." Un eclair de colere passe dans les yeux du pretre: "Ah! c'est comme cela!" dit-il. Et prenant brusquement le petit Chose par la ceinture, il l'emporta sous son bras comme un paquet, malgre sa resistance et ses supplications.... ....Nous voici maintenant chez l'abbe Germane: un grand feu brille dans la cheminee; pres du feu, il y a une table avec une lampe allumee, des pipes et des tas de papier charges de pattes de mouche. Le petit Chose est assis au coin de la cheminee. Il est tres agite, il parle beaucoup, il raconte sa vie, ses malheurs et pourquoi il a voulu en finir. L'abbe l'ecoute en souriant; puis, quand l'enfant a bien parle, bien pleure, bien degonfle son pauvre coeur malade, le brave homme lui prend les mains et lui dit tres tranquillement: "Tout cela n'est rien, mon garcon, et tu aurais ete joliment bete de te mettre a mort pour si peu. Ton histoire est fort simple: on t'a chasse du college--ce qui, par parenthese, est un grand bonheur pour toi...--, eh bien, il faut partir, partir tout de suite, sans attendre tes huit jours.... Tu n'es pas une cuisiniere, ventrebleu!... Ton voyage, tes dettes, ne t'en inquiete pas! je m'en charge.... L'argent que tu voulais emprunter a ce coquin, c'est moi qui te le preterai. Nous reglerons tout cela demain.... A present, plus un mot! j'ai besoin de travailler, et tu as besoin de dormir.... Seulement je ne veux pas que tu retournes dans ton affreux dortoir: tu aurais froid, tu aurais peur; tu vas te coucher dans mon lit, de beaux draps blancs de ce matin!... Moi, j'ecrirai toute la nuit: et si le sommeil me prend, je m'etendrai sur le canape.... Bonsoir! ne me parle plus." Le petit Chose se couche, il ne resiste pas.... Tout ce qui lui arrive lui fait l'effet d'un reve. Que d'evenements dans une journee! Avoir ete si pres de la mort, et se retrouver au fond d'un bon lit, dans cette chambre tranquille et tiede!... Comme le petit Chose est bien!... De temps en temps, en ouvrant les yeux, il voit sous la clarte douce de l'abat-jour le bon abbe Germane qui, tout en fumant, fait courir sa plume, a petit bruit, du haut en bas des feuilles blanches.... ....Je fus reveille le lendemain matin par l'abbe qui me frappait sur l'epaule. J'avais tout oublie en dormant.... Cela fit beaucoup rire mon sauveur. "Allons! mon garcon, me dit-il, la cloche sonne, depeche-toi; personne ne se sera apercu de rien, va prendre tes eleves comme a l'ordinaire; pendant la recreation du dejeuner je t'attendrai ici pour causer." La memoire me revint tout d'un coup. Je voulais le remercier; mais positivement le bon abbe me mit a la porte. Si l'etude me parut longue, je n'ai pas besoin de vous le dire.... Les eleves n'etaient pas encore dans la cour, que deja je frappais chez l'abbe Germane. Je le retrouvai devant son bureau, les tiroirs grands ouverts, occupe a compter les pieces d'or, qu'il alignait soigneusement par petits tas. Au bruit que je fis en entrant, il retourna la tete, puis se remit a son travail, sans rien me dire; quand il eut fini, il referma ses tiroirs, et me faisant signe de la main avec un bon sourire: "Tout ceci est pour toi, me dit-il. J'ai fait ton compte. Voici pour le voyage, voici pour le portier, voici pour le cafe Barbette, voici pour l'eleve qui t'a prete dix francs.... J'avais mis cet argent de cote pour faire un remplacant a Cadet; mais Cadet ne tire au sort que dans six ans, et d'ici la nous nous serons revus." Je voulus parler, mais ce diable d'homme ne m'en laissa pas le temps: "A present, mon garcon, fais-moi tes adieux... voila ma classe qui sonne, et quand j'en sortirai je ne veux plus te retrouver ici. L'air de cette Bastille ne te vaut rien.... File vite a Paris, travaille bien, prie le Bon Dieu, fume des pipes, et tache d'etre un homme.--Tu m'entends, tache d'etre un homme. Car vois-tu! mon petit Daniel, tu n'es encore qu'un enfant, et meme j'ai bien peur que tu sois un enfant toute ta vie." La-dessus, il m'ouvrit les bras avec un sourire divin; mais, moi, je me jetai a ses genoux en sanglotant. Il me releva et m'embrassa sur les deux joues. La cloche sonnait le dernier coup. "Bon! voila que je suis en retard", dit-il en rassemblant a la hate ses livres et ses cahiers. Comme il allait sortir, il se retourna encore vers moi. "J'ai bien un frere a Paris, moi aussi, un brave homme de pretre, que tu pourrais aller voir... Mais, bah! a moitie fou comme tu l'es, tu n'aurais qu'a oublier son adresse..." Et sans en dire davantage, il se mit a descendre l'escalier a grands pas. Sa soutane flottait derriere lui; de la main droite il tenait sa calotte, et, sous le bras gauche, il portait un gros paquet de papiers et de bouquins... Bon abbe Germane! Avant de m'en aller, je jetai un dernier regard autour de sa chambre; je contemplai une derniere fois la grande bibliotheque, la petite table, le feu a demi eteint, le fauteuil ou j'avais tant pleure, le lit ou j'avais dormi si bien; et, songeant a cette existence mysterieuse dans laquelle je devinais tant de courage, de bonte cachee, de devouement et de resignation, je ne pus m'empecher de rougir de mes lachetes, et je me fis le serment de me rappeler toujours l'abbe Germane. En attendant, le temps passait... J'avais ma malle a faire, mes dettes a payer, ma place a retenir a la diligence... Au moment de sortir, j'apercus sur un coin de la cheminee plusieurs vieilles pipes toutes noires. Je pris la plus vieille, la plus noire, la plus courte, et je la mis dans ma poche comme une relique; puis je descendis. En bas, la porte du vieux gymnase etait encore entrouverte. Je ne pus m'empecher d'y jeter un regard en passant, et ce que je vis me fit frissonner. Je vis la grande salle sombre et froide, l'anneau de fer qui reluisait, et ma cravate violette avec son noeud coulant, qui se balancait dans le courant d'air au-dessus de l'escabeau renverse. XIII LES CLEFS DE M. VIOT Comme je sortais du college a grandes enjambees, encore tout emu de l'horrible spectacle que je venais de voir, la loge du portier s'ouvrit brusquement, et j'entendis qu'on m'appelait: "Monsieur Eyssette! monsieur Eyssette!" C'etaient le maitre du cafe Barbette et son digne ami M. Cassagne, l'air effare, presque insolents. Le cafetier parla le premier. "Est-ce vrai que vous partez, monsieur Eyssette? --Oui, monsieur Barbette, repondis-je tranquillement, je pars aujourd'hui meme." M. Barbette fit un bond, M. Cassagne en fit un autre; mais le bond de M. Barbette fut bien plus fort que celui de M. Cassagne, parce que je lui devais beaucoup d'argent. "Comment! aujourd'hui meme! --Aujourd'hui meme, et je cours de ce pas retenir ma place a la diligence." Je crus qu'ils allaient me sauter a la gorge. "Et mon argent? dit M. Barbette. --Et le mien?" hurla M. Cassagne. Sans repondre, j'entrai dans la loge, et tirant gravement, a pleines mains, les belles pieces d'or de l'abbe Germane, je me mis a leur compter sur le bout de la table ce que je leur devais a tous les deux. Ce fut un coup de theatre! Les deux figures renfrognees se deriderent, comme par magie... Quand ils eurent empoche leur argent, un peu honteux des craintes qu'ils m'avaient montrees, et tout joyeux d'etre payes, ils s'epancherent en compliments de condoleance et en protestations d'amitie: "Vraiment, monsieur Eyssette, vous nous quittez?... Oh! quel dommage! Quelle perte pour la maison!" Et puis des oh! des ah! des helas! des soupirs, des poignees de main, des larmes etouffees... La veille encore, j'aurais pu me laisser prendre a ces dehors d'amitie; mais maintenant j'etais ferre a glace sur les questions de sentiment. Le quart d'heure passe sous la tonnelle m'avait appris a connaitre les hommes--du moins je le croyais ainsi--, et plus ces affreux gargotiers se montraient affables, plus ils m'inspiraient de degout. Aussi, coupant court a leurs effusions ridicules, je sortis du college et m'en allai bien vite retenir ma place a la bienheureuse diligence qui devait m'emporter loin de tous ces monstres. En revenant du bureau des messageries, je passai devant le cafe Barbette, mais je n'entrai pas; l'endroit me faisait horreur. Seulement, pousse par je ne sais quelle curiosite malsaine, je regardai a travers les vitres... Le cafe etait plein de monde; c'etait jour de poule au billard. On voyait parmi la fumee des pipes flamboyer les pompons des shakos et les ceinturons qui reluisaient pendus aux pateres. Les nobles coeurs etaient au complet, il ne manquait que le maitre d'armes. Je regardai un moment ces grosses faces rouges que les glaces multipliaient, l'absinthe dansant dans les verres, les carafons d'eau-de-vie tout ebreches sur le bord; et de penser que j'avais vecu dans ce cloaque je me sentis rougir... Je revis le petit Chose roulant autour du billard, marquant les points, payant le punch, humilie, meprise, se depravant de jour en jour, et machonnant sans cesse entre ses dents un tuyau de pipe ou un refrain de caserne... Cette vision m'epouvanta encore plus que celle que j'avais eue dans la salle du gymnase en voyant flotter la petite cravate violette. Je m'enfuis... Or, comme je m'acheminais vers le college, suivi d'un homme de la diligence pour emporter ma malle, je vis venir sur la place le maitre d'armes, semillant, une badine a la main, le feutre sur l'oreille, mirant sa moustache fine dans ses belles bottes vernies... De loin je le regardais avec admiration en me disant: "Quel dommage qu'un si bel homme porte une si vilaine ame!..." Lui, de son cote, m'avait apercu et venait vers moi avec un bon sourire bien loyal et deux grands bras ouverts... Oh! la tonnelle! "Je vous cherchais, me dit-il... Qu'est-ce que j'apprends? Vous..." Il s'arreta net. Mon regard lui cloua ses phrases menteuses sur les levres. Et dans ce regard qui le fixait d'aplomb, en face, le miserable dut lire bien des choses, car je le vis tout a coup palir, balbutier, perdre contenance; mais ce ne fut que l'affaire d'un instant: il reprit aussitot son air flambant, planta dans mes yeux deux yeux froids et brillants comme l'acier, et, fourrant ses mains au fond de ses poches d'un air resolu, il s'eloigna en murmurant que ceux qui ne seraient pas contents n'auraient qu'a venir le lui dire... Bandit, va! Quand je rentrai au college, les eleves etaient en classe. Nous montames dans ma mansarde. L'homme chargea la malle sur ses epaules et descendit. Moi, je restai encore quelques instants dans cette chambre glaciale, regardant les murs nus et salis, le pupitre noir tout dechiquete, et, par la fenetre etroite, les platanes des cours qui montraient leurs tetes couvertes de neige... En moi-meme, je disais adieu a tout ce monde. A ce moment, j'entendis une voix de tonnerre qui grondait dans les classes: c'etait la voix de l'abbe Germane. Elle me rechauffa le coeur et fit venir au bord des cils quelques bonnes larmes. Apres quoi, je descendis lentement, regardant attentif autour de moi, comme pour emporter dans mes yeux l'image, toute l'image, de ces lieux que je ne devais plus jamais revoir. C'est ainsi que je traversai les longs corridors a hautes fenetres grillagees ou les yeux noirs m'etaient apparus pour la premiere fois. Dieu vous protege, mes chers yeux noirs!... Je passai aussi devant le cabinet du principal, avec sa double porte mysterieuse; puis, a quelques pas plus loin, devant le cabinet de M. Viot... La, je m'arretai subitement... O joie, o delices! les clefs, les terribles clefs pendaient a la serrure, et le vent les faisait doucement fretiller. Je les regardai un moment, ces clefs formidables, je les regardai avec une sorte de terreur religieuse; puis, tout a coup, une idee de vengeance me vint. Traitreusement, d'une main sacrilege, je retirai le trousseau de la serrure, et, le cachant sous ma redingote je descendis l'escalier quatre a quatre. Il y avait au bout de la cour des moyens un puits tres profond. J'y courus d'une haleine... A cette heure la cour etait deserte; la fee aux lunettes n'avait pas encore releve son rideau. Tout favorisait mon crime. Alors, tirant les clefs de dessous mon habit, ces miserables clefs qui m'avaient tant fait souffrir, je les jetai dans le puits de toutes mes forces... Frinc! frinc! frinc! Je les entendis degringoler, rebondir contre les parois et tomber lourdement dans l'eau qui se referma sur elles; ce forfait commis, je m'eloignai souriant. Sous le porche, en sortant du college, la derniere personne que je rencontrai fut M. Viot, mais un M. Viot sans ses clefs, hagard, effare, courant de droite et de gauche. Quand il passa pres de moi, il me regarda un moment avec angoisse. Le malheureux avait envie de me demander si je ne _les_ avais pas vues. Mais il n'osa pas... A ce moment, le portier lui criait du haut de l'escalier en se penchant: "Monsieur Viot, je ne les trouve pas!" J'entendis l'homme aux clefs faire tout bas: "Oh! mon Dieu!"--Et il partit comme un fou a la decouverte. J'aurais ete heureux de jouir plus longtemps de ce spectacle, mais le clairon de la diligence sonnait sur la place d'Armes, et je ne voulais pas qu'on partit sans moi. Et maintenant, adieu pour toujours, grand college enfume, fait de vieux fer et de pierres noires; adieu, vilains enfants! adieu, reglement feroce! Le petit Chose s'envole et ne reviendra plus. Et vous, marquis de Boucoyran, estimez-vous heureux: On s'en va, sans vous allonger ce fameux coup d'epee, si longtemps medite avec les nobles coeurs du cafe Barbette... Fouette, cocher! Sonne, trompette! Bonne vieille diligence, fais feu de tes quatre roues, emporte le petit Chose au galop de tes trois chevaux... Emporte-le bien vite dans sa ville natale, pour qu'il embrasse sa mere chez l'oncle Baptiste, et qu'ensuite il mette le cap sur Paris et rejoigne au plus vite Eyssette (Jacques) dans sa chambre du Quartier latin!... XIV L'ONCLE BAPTISTE Un singulier type d'homme que cet oncle Baptiste, le frere de Mme Eyssette! Ni bon ni mechant, marie de bonne heure a un grand gendarme de femme avare et maigre qui lui faisait peur, ce vieil enfant n'avait qu'une passion au monde: la passion du coloriage. Depuis quelque quarante ans, il vivait entoure de godets, de pinceaux, de couleurs, et passait son temps a colorier des images de journaux illustres. La maison etait pleine de vieilles _Illustrations!_ de vieux _Charivaris!_ de vieux _Magasins pittoresques!_ de cartes geographiques! tout cela fortement enlumine. Meme dans ses jours de disette, quand la tante lui refusait de l'argent pour acheter des journaux a images, il arrivait a mon oncle de colorier des livres. Ceci est historique: j'ai tenu dans mes mains une grammaire espagnole que mon oncle avait mis en couleurs d'un bout a l'autre, les adjectifs en bleu, les substantifs en rose, etc. C'est entre ce vieux maniaque et sa feroce moitie que Mme Eyssette etait obligee de vivre depuis six mois. La malheureuse femme passait toutes ses journees dans la chambre de son frere, assise a cote de lui et s'ingeniait a etre utile. Elle essuyait les pinceaux, mettait de l'eau dans les godets... Le plus triste, c'est que, depuis notre ruine, l'oncle Baptiste avait un profond mepris pour M. Eyssette, et que du matin au soir, la pauvre mere etait condamnee a entendre dire: "Eyssette n'est pas serieux! Eyssette n'est pas serieux!" Ah! le vieil imbecile! il fallait voir de quel air sentencieux et convaincu il disait cela en coloriant sa grammaire espagnole! Depuis, j'en ai souvent rencontre dans la vie, de ces hommes soi-disant tres graves, qui passaient leur temps a colorier des grammaires espagnoles et trouvaient que les autres n'etaient pas serieux. Tous ces details sur l'oncle Baptiste et l'existence lugubre que Mme Eyssette menait chez lui, je ne les connus que plus tard; pourtant, des mon arrivee dans la maison, je compris que, quoi qu'elle en dit, ma mere ne devait pas etre heureuse... Quand j'entrai, on venait de se mettre a table pour le diner. Mme Eyssette bondit de joie en me voyant, et, comme vous pensez, elle embrassa son petit Chose de toutes ses forces. Cependant la pauvre mere avait l'air genee; elle parlait peu,--toujours sa petite voix douce et tremblante, les yeux dans son assiette. Elle faisait peine a voir avec sa robe etriquee et toute noire. L'accueil de mon oncle et de ma tante fut tres froid. Ma tante me demanda d'un air effraye si j'avais dine. Je me hatai de repondre que oui... La tante respira; elle avait tremble un instant pour son diner. Joli, le diner! des pois chiches et de la morue. L'oncle Baptiste, lui, me demanda si nous etions en vacances... Je repondis que je quittais l'Universite, et que j'allais a Paris rejoindre mon frere Jacques, qui m'avait trouve une bonne place. J'inventai ce mensonge pour rassurer la pauvre Mme Eyssette sur mon avenir et puis aussi pour avoir l'air serieux aux yeux de mon oncle. En apprenant que le petit Chose avait une bonne place, la tante Baptiste ouvrit de grands yeux. "Daniel, dit-elle, il faudra faire venir ta mere a Paris... La pauvre chere femme s'ennuie loin de ses enfants; et puis, tu comprends! c'est une charge pour nous, et ton oncle ne peut pas toujours etre _la vache a lait_ de la famille. --Le fait est, dit l'oncle Baptiste, la bouche pleine, que je suis _la vache a lait_..." Cette expression de _vache a lait_ l'avait ravi, et il la repeta plusieurs fois avec la meme gravite... Le diner fut long, comme entre vieilles gens. Ma mere mangeait peu, m'adressait quelques paroles et me regardait a la derobee; ma tante la surveillait. "Vois ta soeur! disait-elle a son mari, la joie de retrouver Daniel lui coupe l'appetit. Hier elle a pris deux fois du pain, aujourd'hui une fois seulement." Ah! chere Mme Eyssette, comme j'aurais voulu vous emporter ce soir-la, comme j'aurais voulu vous arracher a cette impitoyable _vache a lait_ et a son epouse; mais, helas! je m'en allais au hasard moi-meme, ayant juste de quoi payer ma route, et je pensais bien que la chambre de Jacques n'etait pas assez grande pour nous tenir tous les trois. Encore si j'avais pu vous parler, vous embrasser a mon aise; mais non! On ne nous laissa pas seuls une minute... Rappelez-vous: tout de suite apres diner, l'oncle se remit a sa grammaire espagnole, la tante essuyait son argenterie, et tous deux ils nous epiaient du coin de l'oeil... L'heure du depart arriva, sans que nous eussions rien pu nous dire. Aussi le petit Chose avait le coeur bien gros, quand il sortit de chez l'oncle Baptiste; et en s'en allant, tout seul, dans l'ombre de la grande avenue qui mene au chemin de fer, il se jura deux ou trois fois tres solennellement de se conduire desormais comme un homme et de ne plus songer qu'a reconstruire le foyer. DEUXIEME PARTIE I MES CAOUTCHOUCS Quand je vivrais aussi longtemps que mon oncle Baptiste, lequel doit etre a cette heure aussi vieux qu'un vieux baobab de l'Afrique centrale, jamais je n'oublierai mon premier voyage a Paris en wagon de troisieme classe. C'etait dans les derniers jours de fevrier; il faisait encore tres froid. Au-dehors, un ciel gris, le vent, le gresil, les collines chauves, des prairies inondees, de longues rangees de vignes mortes; au-dedans des matelots ivres qui chantaient, de gros paysans qui dormaient la bouche ouverte comme des poissons morts, de petites vieilles avec leurs cabas, des enfants, des puces, des nourrices, tout l'attirail du wagon des pauvres avec son odeur de pipe, d'eau-de-vie, de saucisse a l'ail et de paille moisie. Je crois y etre encore. En partant, je m'etais installe dans un coin, pres de la fenetre, pour voir le ciel; mais, a deux lieues de chez nous, un infirmier militaire me prit ma place, sous pretexte d'etre en face de sa femme, et voila le petit Chose, trop timide pour oser se plaindre, condamne a faire deux cents lieues entre ce gros vilain homme qui sentait la graine de lin et un grand tambour-major de Champenoise qui, tout le temps, ronfla sur son epaule. Le voyage dura deux jours. Je passai ces deux jours a la meme place, immobile entre mes deux bourreaux, la tete fixe et les dents serrees. Comme je n'avais pas d'argent ni de provisions, je ne mangeai rien de toute la route. Deux jours sans manger, c'est long! Il me restait bien encore une piece de quarante sous, mais je la gardais precieusement pour le cas ou, en arrivant a Paris, je ne trouverais pas l'ami Jacques a la gare, et malgre la faim j'eus le courage de n'y pas toucher. Le diable c'est qu'autour de moi on mangeait beaucoup dans le wagon. J'avais sous mes jambes un grand coquin de panier tres lourd, d'ou mon voisin l'infirmier tirait a tout moment des charcuteries variees qu'il partageait avec sa dame. Le voisinage de ce panier me rendit tres malheureux, surtout le second jour. Pourtant ce n'est pas la faim dont je souffris le plus en ce terrible voyage. J'etais parti de Sarlande sans souliers, n'ayant aux pieds que de petits caoutchoucs fort minces, qui me servaient la-bas pour faire ma ronde dans le dortoir. Tres joli, le caoutchouc; mais l'hiver, en troisieme classe... Dieu! que j'ai eu froid! C'etait a en pleurer. La nuit, quand tout le monde dormait, je prenais doucement mes pieds entre mes mains et je les tenais des heures entieres pour essayer de les rechauffer. Ah! si Mme Eyssette m'avait vu!... Et bien, malgre la faim qui lui tordait le ventre, malgre ce froid cruel qui lui arrachait des larmes, le petit Chose etait bien heureux, et pour rien au monde il n'aurait cede cette place, cette demi-place qu'il occupait entre la Champenoise et l'infirmier. Au bout de toutes ces souffrances, il y avait Jacques, il y avait Paris. Dans la nuit du second jour, vers trois heures du matin, je fus reveille en sursaut, le train venait de s'arreter: tout le wagon etait en emoi. J'entendis l'infirmier dire a sa femme: "Nous y sommes. --Ou donc? demandai-je en me frottant les yeux. --A Paris, parbleu!" Je me precipitai vers la portiere. Pas de maisons. Rien qu'une campagne pelee, quelques becs de gaz, et ca et la de gros tas de charbon de terre; puis la-bas, dans le loin, une grande lumiere rouge et un roulement confus pareil au bruit de la mer. De portiere en portiere, un homme allait, avec une petite lanterne, en criant: "Paris! Paris! Vos billets!" Malgre moi, je rentrai la tete par un mouvement de terreur. C'etait Paris. Ah! grande ville feroce, comme le petit Chose avait raison d'avoir peur de toi! Cinq minutes apres, nous entrions dans la gare. Jacques etait la depuis une heure. Je l'apercus de loin avec sa longue taille un peu voutee et ses grands bras de telegraphe qui me faisaient signe derriere le grillage. D'un bond je fus sur lui. "Jacques! mon frere!... --Ah! cher enfant!" Et nos deux ames s'etreignirent de toute la force de nos bras. Malheureusement les gares ne sont pas organisees pour ces belles etreintes. Il y a la salle des voyageurs, la salle des bagages; mais il n'y a pas la salle des effusions, il n'y a pas la salle des ames. On nous bousculait, on nous marchait dessus. "Circulez! circulez!" nous criaient les gens de l'octroi. Jacques me dit tout bas: "Allons-nous-en. Demain, j'enverrai chercher ta malle." Et, bras dessus bras dessous, legers comme nos escarcelles, nous nous mimes en route pour le Quartier latin. J'ai essaye bien souvent, depuis, de me rappeler l'impression exacte que me fit Paris cette nuit-la: mais les choses, comme les hommes, prennent, la premiere fois que nous les voyons, une physionomie toute particuliere, qu'ensuite nous ne leur trouvons plus. Le Paris de mon arrivee, je n'ai jamais pu me le reconstruire. C'est comme une ville brumeuse que j'aurais traversee tout enfant, il y a des annees, et ou je ne serais plus retourne depuis lors. Je me souviens d'un pont de bois sur une riviere toute noire, puis d'un grand quai desert et d'un immense jardin au long de ce quai. Nous nous arretames un moment devant ce jardin. A travers les grilles qui le bordaient, on voyait confusement des huttes, des pelouses, des flaques d'eau, des arbres luisants de givre. "C'est le Jardin des plantes, me dit Jacques. Il y a la une quantite considerable d'ours blancs, de singes, de boas, d'hippopotames..." En effet, cela sentait le fauve, et, par moments, un cri aigu, un rauque rugissement, sortaient de cette ombre. Moi, serre contre mon frere, je regardais de tous mes yeux a travers les grilles, et melant dans un meme sentiment de terreur ce Paris inconnu, ou j'arrivais de nuit, et ce jardin mysterieux, il me semblait que je venais de debarquer dans une grande caverne noire, pleine de betes feroces qui allaient se ruer sur moi. Heureusement que je n'etais pas seul: j'avais Jacques pour me defendre... Ah! Jacques! Jacques! Pourquoi ne t'ai-je pas toujours eu? Nous marchames encore longtemps, longtemps, par des rues noires, interminables; puis, tout a coup, Jacques s'arreta sur une petite place ou il y avait une eglise. "Nous voici a Saint-Germain-des-Pres, me dit-il. Notre chambre est la-haut. --Comment! Jacques!... dans le clocher?... --Dans le clocher meme... C'est tres commode pour savoir l'heure." Jacques exagerait un peu. Il habitait, dans la maison a cote de l'eglise, une petite mansarde au cinquieme ou sixieme etage, et sa fenetre ouvrait sur le clocher de Saint-Germain, juste a la hauteur du cadran. En entrant, je poussai un cri de joie. "Du feu! quel bonheur!" Et tout de suite je courus a la cheminee presenter mes pieds a la flamme, au risque de fondre les caoutchoucs. Alors seulement, Jacques s'apercut de l'etrangete de ma chaussure. Cela le fit beaucoup rire. "Mon cher, me dit-il, il y a une foule d'hommes celebres qui sont arrives a Paris en sabots, et qui s'en vantent. Toi, tu pourras dire que tu y es arrive en caoutchoucs: c'est bien plus original. En attendant, mets ces pantoufles, et entamons le pate." Disant cela, le bon Jacques roulait devant le feu une petite table qui attendait dans un coin, toute servie. II DE LA PART DU CURE DE SAINT-NIZIER Dieu! qu'on etait bien cette nuit-la dans la chambre de Jacques! Quels joyeux reflets clairs la cheminee envoyait sur notre nappe! Et ce vieux vin cachete, comme il sentait les violettes! Et ce pate, quelle belle croute en or bruni il vous avait! Ah! de ces pates-la, on n'en fait plus maintenant; tu n'en boiras plus jamais de ces vins-la, mon pauvre Eyssette! De l'autre cote de la table, en face, tout en face de moi, Jacques me versait a boire: et, chaque fois que je levais les yeux, je voyais son regard tendre comme celui d'une mere, qui me riait doucement. Moi, j'etais si heureux d'etre la que j'en avais positivement la fievre. Je parlais, je parlais! "Mange donc", me disait Jacques en me remplissant mon assiette; mais je parlais toujours et je ne mangeais pas. Alors, pour me faire taire, il se mit a bavarder, lui aussi, et me narra longuement, sans prendre haleine, tout ce qu'il avait fait depuis plus d'un an que nous ne nous etions pas vus. "Quand tu fus parti, me disait-il--et les choses les plus tristes, il les contait toujours avec son divin sourire resigne--, quand tu fus parti, la maison devint tout a fait lugubre. Le pere ne travaillait plus; il passait tout son temps dans le magasin a jurer contre les revolutionnaires et a me crier que j'etais un ane, ce qui n'avancait pas les affaires. Des billets protestes tous les matins, des descentes d'huissiers tous les deux jours! chaque coup de sonnette nous faisait sauter le coeur. Ah! tu t'en es alle au bon moment. "Au bout d'un mois de cette terrible existence, mon pere partit pour la Bretagne au compte de la Compagnie vinicole, et Mme Eyssette chez l'oncle Baptiste. Je les embarquai tous les deux. Tu penses si j'en ai verse de ces larmes. Derriere eux, tout notre pauvre mobilier fut vendu, oui, mon cher, vendu dans la rue, sous mes yeux, devant notre porte; et c'est bien penible va! de voir son foyer s'en aller ainsi piece par piece. On ne se figure pas combien elles font partie de nous-memes, toutes ces choses de bois ou d'etoffe que nous avons dans nos maisons. Tiens! quand on a enleve l'armoire au linge, tu sais, celle qui a sur ses panneaux des amours roses avec des violons, j'ai eu envie de courir apres l'acheteur et de crier bien fort: "Arretez-le!" Tu comprends ca, n'est-ce pas? "De tout notre mobilier, je ne gardai qu'une chaise, un matelas et un balai; ce balai me fut tres utile, tu vas Voir. J'installai ces richesses dans un coin de notre maison de la rue Lanterne, dont le loyer etait paye encore pour deux mois, et me voila occupant a moi tout seul ce grand appartement nu, froid, sans rideaux. Ah! mon ami, quelle tristesse! Chaque soir, quand je revenais de mon bureau, c'etait un nouveau chagrin et comme une surprise de me retrouver seul entre ces quatre murailles. J'allais d'une piece a l'autre, fermant les portes tres fort, pour faire du bruit. Quelquefois il me semblait qu'on m'appelait au magasin, et je criais: "J'y vais!" Quand j'entrais chez notre mere, je croyais toujours que j'allais la trouver tricotant tristement dans son fauteuil, pres de la fenetre... "Pour comble de malheur, les babarottes reparurent. Ces horribles petites betes, que nous avions eu tant de peine a combattre en arrivant a Lyon, apprirent sans doute votre depart et tenterent une nouvelle invasion, bien plus terrible encore que la premiere. D'abord j'essayai de resister. Je passai mes soirees dans la cuisine, ma bougie d'une main, mon balai de l'autre, a me battre comme un lion, mais toujours en pleurant. Malheureusement j'etais seul, et j'avais beau me multiplier, ce n'etait plus comme au temps d'Annou. Du reste, les babarottes, elles aussi, arrivaient en plus grand nombre. Je suis sur que toutes celles de Lyon--et Dieu sait s'il y en a dans cette grosse ville humide!--s'etaient levees en masse pour venir assieger notre maison. La cuisine en etait toute noire, je fus oblige de la leur abandonner. Quelquefois je les regardais avec terreur par le trou de la serrure. Il y en avait des milliards de mille... Tu crois peut-etre que ces maudites betes s'en tinrent la! Ah! bien oui! tu ne connais pas ces gens du Nord. C'est envahissant comme tout. De la cuisine, malgre portes et serrures, elles passerent dans la salle a manger, ou j'avais fait mon lit. Je me transportai dans le magasin, puis dans le salon. Tu ris! j'aurais voulu t'y voir. "De piece en piece, les damnees babarottes me pousserent jusqu'a notre ancienne petite chambre, au fond du corridor. La, elles me laisserent deux a trois jours de repit; puis un matin, en m'eveillant, j'en apercus une centaine qui grimpaient silencieusement le long de mon balai, pendant qu'un autre corps de troupe se dirigeait en bon ordre vers mon lit. Prive de mes armes, force dans mes derniers redans, je n'avais plus qu'a fuir. C'est ce que je fis. J'abandonnai aux babarottes le matelas, la chaise, le balai, et je m'en fus de cette horrible maison de la rue Lanterne, pour n'y plus revenir. "Je passais encore quelques mois a Lyon, mais bien longs, bien noirs, bien larmoyants. A mon bureau, on ne m'appelait plus que sainte Madeleine. Je n'allais nulle part. Je n'avais pas un ami.. Ma seule distraction, c'etait tes lettres... Ah! mon Daniel, quelle jolie facon tu as de dire les choses! Je suis sur que tu pourrais ecrire dans les journaux, si tu voulais. Ce n'est pas comme moi. Figure-toi qu'a force d'ecrire sous la dictee j'en suis arrive a etre a peu pres aussi intelligent qu'une machine a coudre. Impossible de rien trouver par moi-meme. M. Eyssette avait bien raison de me dire: "Jacques, tu es un ane." Apres tout, ce n'est pas si mal d'etre un ane. Les anes sont de braves betes, patientes, fortes, laborieuses, le coeur bon et les reins solides... Mais revenons a mon histoire. "Dans toutes les lettres, tu me parlais de la reconstruction du foyer, et, grace a ton eloquence, j'avais comme toi pris feu pour cette grande idee. Malheureusement, ce que je gagnais a Lyon suffisait a peine pour me faire vivre. C'est alors que la pensee me vint de m'embarquer pour Paris. Il me semblait que la je serais plus a meme de venir en aide a la famille, et que je trouverais tous les materiaux necessaires a notre fameuse reconstruction. Mon voyage fut donc decide; seulement je pris mes precautions. Je ne voulais pas tomber dans les rues de Paris comme un pierrot sans plumes. C'est bon pour toi, mon Daniel: il y a des graces d'etat pour les jolis garcons; mais moi, un grand pleurard! "J'allai donc demander quelques lettres de recommandation a notre ami le cure de Saint-Nizier. C'est un homme tres bien pose dans le faubourg Saint-Germain. Il me donna deux lettres, l'une pour un comte, l'autre pour un duc. Je me mets bien, comme tu vois. De la je m'en fus trouver un tailleur qui, sur ma bonne mine, consentit a me faire credit d'un bel habit noir avec ses dependances, gilet, pantalon, _et caetera_. Je mis mes lettres de recommandation dans mon habit, mon habit dans une serviette, et me voila parti, avec trois louis en poche: 35 francs pour mon voyage et 25 pour voir venir. "Le lendemain de mon arrivee a Paris, des sept heures du matin, j'etais dans les rues, en habit noir et en gants jaunes. Pour ta gouverne, petit Daniel, ce que je faisais la etait tres ridicule. A sept heures du matin, a Paris, tous les habits noirs sont couches, ou doivent l'etre. Moi, je l'ignorais; et j'etais tres fier de promener le mien parmi ces grandes rues, en faisant sonner mes escarpins neufs. Je croyais aussi qu'en sortant de bonne heure j'aurais plus de chances pour rencontrer la Fortune. Encore une erreur: la Fortune a Paris ne se leve pas matin. "Me voila donc trottant par le faubourg Saint-Germain avec mes lettres de recommandation en poche. "J'allai d'abord chez le comte, rue de Lille; puis chez le duc, rue Saint-Guillaume: Aux deux endroits, je trouvai les gens de service en train de laver les cours et de faire reluire les cuivres des sonnettes. Quand je dis a ces faquins que je venais parler a leurs maitres de la part du cure de Saint-Nizier, ils me rirent au nez en m'envoyant des seaux d'eaux dans les jambes... Que veux-tu, mon cher? c'est ma faute, aussi: il n'y a que les pedicures qui vont chez les gens a cette heure-la. Je me le tins pour dit. "Tel que je te connais, toi, je suis sur qu'a ma place tu n'aurais jamais ose retourner dans ces maisons et affronter les regards moqueurs de la valetaille. Eh bien, moi, j'y retournai avec aplomb le jour meme, dans l'apres-midi, et, comme le matin, je demandai aux gens de service de m'introduire aupres de leurs maitres, toujours de la part du cure de Saint-Nizier. Bien m'en prit d'avoir ete brave: ces deux messieurs etaient visibles et je fus tout de suite introduit. Je trouvai deux hommes et deux accueils bien differents. Le comte de la rue de Lille me recut tres froidement. Sa longue figure maigre, serieuse jusqu'a la solennite, m'intimidait beaucoup, et je ne trouvai pas quatre mots a lui dire. Lui de son cote me parla a peine. Il regarda la lettre du cure de Saint-Nizier, la mit dans sa poche, me demanda de lui laisser mon adresse, et me congedia d'un geste glacial, en me disant: "Je m'occuperai de vous; inutile que vous reveniez. Si je trouve quelque chose, je vous ecrirai." "Le diable soit de l'homme! Je sortis de chez lui, transi jusqu'aux moelles. Heureusement la reception qu'on me fit rue Saint-Guillaume avait de quoi me rechauffer le coeur. J'y trouvai le duc le plus rejoui, le plus epanoui, le plus bedonnant, le plus avenant du monde. Et comme il l'aimait, son cher cure de Saint-Nizier! et comme tout ce qui venait de la serait sur d'etre bien accueilli rue Saint-Guillaume!... Ah! le bon homme! le brave duc! Nous fumes amis tout de suite. Il m'offrit une pincee de tabac a la bergamote, me tira le bout de l'oreille, et me renvoya avec une tape sur la joue et d'excellentes paroles: "--Je me charge de votre affaire. Avant peu, j'aurai ce qu'il vous faut. D'ici la, venez me voir aussi souvent que vous voudrez." "Je m'en allai ravi. "Je passai deux jours sans y retourner, par discretion. Le troisieme jour seulement, je poussai jusqu'a l'hotel de la rue Saint-Guillaume. Un grand escogriffe bleu et or me demanda mon nom. Je repondis d'un air suffisant: "--Dites que c'est de la part du cure de Saint-Nizier." "Il revint au bout d'un moment. "--M. le duc est tres occupe. Il prie monsieur de l'excuser et de vouloir bien passer un autre jour." "Tu penses si je l'excusai, ce pauvre duc! "Le lendemain, je revins a la meme heure. Je trouvai le grand escogriffe bleu de la veille, perche comme un ara sur le perron. Du plus loin qu'il m'apercut, il me dit gravement: "--M. le duc est sorti. "--Ah! tres bien! repondis-je, je reviendrai. Dites-lui, je vous prie, que c'est la personne de la part du cure de Saint-Nizier." "Le lendemain, je revins encore; les jours suivants aussi, mais toujours avec le meme insucces. Une fois le duc etait au bain, une autre fois a la messe, un jour au jeu de paume, un autre jour avec du monde.--Avec du monde! En voila une formule. Eh bien, et moi, je ne suis donc pas du monde? "A la fin, je me trouvais si ridicule avec mon eternel: "De la part du cure de Saint-Nizier", que je n'osais plus dire de la part de qui je venais. Mais le grand ara bleu du perron ne me laissait jamais partir sans me crier, avec une gravite imperturbable: "Monsieur est sans doute la personne qui vient de la part du cure de Saint-Nizier?" "Et cela faisait beaucoup rire d'autres aras bleus qui flanaient par la dans les cours. Tas de coquins! Si j'avais pu leur allonger quelques coups de trique de ma part a moi, et non de celle du cure de Saint-Nizier! "Il y avait dix jours environ que j'etais a Paris, lorsqu'un soir, en revenant l'oreille basse d'une de ces visites a la rue Saint-Guillaume--je m'etais jure d'y aller jusqu'a ce qu'on me mit a la porte--, je trouvai chez mon portier une petite lettre. Devine de qui?... Une lettre du comte, mon cher, du comte de la rue de Lille, qui m'engageait a me presenter sans retard chez son ami le marquis d'Hacqueville. On demandait un secretaire.... Tu penses, quelle joie! et aussi quelle lecon! Cet homme froid et sec, sur lequel je comptais si peu, c'etait justement lui qui s'occupait de moi, tandis que l'autre, si accueillant, me faisait faire depuis huit jours le pied de grue sur son perron, expose, ainsi que le cure de Saint-Nizier, aux rires insolents des aras bleus et or.... C'est la la vie, mon cher; et a Paris on l'apprend vite. "Sans perdre une minute, je courus chez le marquis d'Hacqueville. Je trouvai un petit vieux, fretillant, sec, tout en nerfs, alerte et gai comme une abeille. Tu verras quel joli type. Une tete d'aristocrate, fine et pale, des cheveux droits comme des quilles, et rien qu'un oeil, l'autre est mort d'un coup d'epee, voila longtemps. Mais celui qui reste est si brillant, si vivant, si parlant, si interrogeant, qu'on ne peut pas dire que le marquis est borgne. Il a deux yeux dans le meme oeil, voila tout. "Quand j'arrivai devant ce singulier petit vieillard, je commencai par lui debiter quelques banalites de circonstance; mais il m'arreta net: "--Pas de phrases! me dit-il. Je ne les aime pas. Venons aux faits, voici. J'ai entrepris d'ecrire mes memoires. Je m'y suis malheureusement pris un peu tard, et je n'ai plus de temps a perdre, commencant a me faire tres vieux. J'ai calcule qu'en employant tous mes instants, il me fallait encore trois annees de travail pour terminer mon oeuvre. J'ai soixante-dix ans, les jambes sont en deroute; mais la tete n'a pas bouge. Je peux donc esperer aller encore trois ans et mener mes memoires a bonne fin. Seulement, je n'ai pas une minute de trop; c'est ce que mon secretaire n'a pas compris. Cet imbecile--un garcon fort intelligent, ma foi, dont j'etais enchante--s'est mis dans la tete d'etre amoureux et de vouloir se marier. Jusque-la il n'y a pas de mal. Mais voila-t-il pas que, ce matin, mon drole vient me demander deux jours de conge pour faire ses noces. Ah! bien oui! deux jours de conge! Pas une minute. "--Mais, monsieur le marquis.... "--Il n'y a pas de "mais, monsieur le marquis...." Si vous vous en allez deux jours, vous vous en irez tout a fait. "--Je m'en vais, monsieur le marquis. "--Bon voyage!" "Et voila mon coquin parti.... C'est sur vous, mon cher garcon, que je compte pour le remplacer. Les conditions sont celles-ci: le secretaire vient chez moi le matin a huit heures; il apporte son dejeuner. Je dicte jusqu'a midi. A midi le secretaire dejeune tout seul, car je ne dejeune jamais. Apres le dejeuner du secretaire, qui doit etre tres court, on se remet a l'ouvrage. Si je sors, le secretaire m'accompagne; il a un crayon et du papier. Je dicte toujours: en voiture, a la promenade, en visite, partout! le soir, le secretaire dine avec moi. Apres le diner, nous relisons ce que j'ai dicte dans la journee. Je me couche a huit heures, et le secretaire est libre jusqu'au lendemain. Je donne cent francs par mois et le diner. Ce n'est pas le Perou; mais dans trois ans, les memoires termines, il y aura un cadeau, et un cadeau royal, foi d'Hacqueville! ce que je demande, c'est qu'on soit exact, qu'on ne se marie pas, et qu'on sache ecrire tres vite sous la dictee. Savez-vous ecrire sous la dictee? "--Oh! parfaitement, monsieur le marquis", repondis-je avec une forte envie de rire. "C'etait si comique, en effet, cet acharnement du destin a me faire ecrire sous la dictee toute ma vie!... "--Eh bien, alors, mettez-vous la, reprit le marquis. Voici du papier et de l'encre. Nous allons travailler tout de suite. J'en suis au chapitre XXIV: _Mes demeles avec M. de Villele_. Ecrivez...." "Et le voila qui se met a me dicter d'une petite voix de cigale, en sautillant d'un bout de la piece a l'autre. "C'est ainsi, mon Daniel, que je suis entre chez cet original, lequel est au fond un excellent homme. Jusqu'a present, nous sommes tres contents l'un de l'autre; hier au soir, en apprenant ton arrivee, il a voulu me faire emporter pour toi cette bouteille de vin vieux. On nous en sert une comme cela tous les jours a notre diner, c'est te dire si l'on dine bien. Le matin, par exemple, j'apporte mon dejeuner; et tu rirais de me voir manger mes deux sous de fromage d'Italie dans une fine assiette de Moustiers, sur une nappe a blason. Ce que le bonhomme en fait, ce n'est pas par avarice, mais pour eviter a son vieux cuisinier, M. Pilois, la fatigue de me preparer mon dejeuner.... En somme, la vie que je mene n'est pas desagreable. Les memoires du marquis sont fort instructifs, j'apprends sur M. Decazes et M. de Villele une foule de choses qui ne peuvent pas manquer de me servir un jour ou l'autre. A huit heures du soir, je suis libre. Je vais lire les journaux dans un cabinet de lecture, ou bien encore dire bonjour a notre ami Pierrotte.... Est-ce que tu te rappelles, l'ami Pierrotte? tu sais! Pierrotte des Cevennes, le frere de lait de maman. Aujourd'hui Pierrotte n'est plus Pierrotte: c'est M. Pierrotte comme les deux bras. Il a un beau magasin de porcelaines au passage du Saumon; et comme il aimait beaucoup Mme Eyssette, j'ai trouve sa maison ouverte a tous battants. Pendant les soirees d'hiver, c'etait une ressource.... Mais maintenant que te voila, je ne suis plus en peine pour mes soirees.... Ni toi non plus, n'est-ce pas, frerot? Oh! Daniel, mon Daniel, que je suis content? Comme nous allons etre heureux!..." III MA MERE JACQUES Jacques a fini son odyssee, maintenant c'est le tour de la mienne. Le feu qui meurt a beau nous faire signe: "Allez vous coucher, mes enfants", les bougies ont beau crier: "Au lit! au lit! Nous sommes brulees jusqu'aux bobeches."--"On ne vous ecoute pas", leur dit Jacques en riant, et notre veillee continue. Vous comprenez! ce que je raconte a mon frere l'interesse beaucoup. C'est la vie du petit Chose au college de Sarlande; cette triste vie que le lecteur se rappelle sans doute. Ce sont les enfants laids et feroces, les persecutions, les haines, les humiliations, les clefs de M. Viot toujours en colere, la petite chambre sous les combles ou l'on etouffait, les trahisons, les nuits de larmes; et puis aussi--car Jacques est si bon qu'on peut tout lui dire--, ce sont les debauches du cafe Barbette, l'absinthe avec les caporaux, les dettes, l'abandon de soi-meme, tout enfin, jusqu'au suicide et la terrible prediction de l'abbe Germane: "Tu seras un enfant toute ta vie." Les coudes sur la table, la tete dans ses mains, Jacques ecoute jusqu'au bout ma confession sans l'interrompre. De temps en temps, je le vois qui frissonne et je l'entends dire: "Pauvre petit! pauvre petit!" Quand j'ai fini, il se leve, me prend les mains et me dit d'une voix douce qui tremble: "L'abbe Germane avait raison: vois-tu! Daniel, tu es un enfant, un petit enfant incapable d'aller seul dans la vie, et tu as bien fait de te refugier pres de moi. Des aujourd'hui tu n'es plus seulement mon frere, tu es mon fils aussi, et puisque notre mere est loin, c'est moi qui la remplacerai. Le veux-tu? dis, Daniel! Veux-tu que je sois ta mere Jacques? Je ne t'ennuierai pas beaucoup, tu verras. Tout ce que je te demande, c'est de me laisser toujours marcher a cote de toi et de te tenir la main. Avec cela, tu peux etre tranquille et regarder la vie en face, comme un homme: elle ne te mangera pas." Pour toute reponse, je lui saute au cou: "O ma mere Jacques, que tu es bon!"--Et me voila pleurant a chaudes larmes sans pouvoir m'arreter, tout a fait comme l'ancien Jacques, de Lyon. Le Jacques d'aujourd'hui ne pleure plus, lui; la citerne est a sec, comme il dit. Quoi qu'il arrive, il ne pleurera plus jamais. A ce moment, sept heures sonnent. Les vitres s'allument. Une lueur pale entre dans la chambre en frissonnant. "Voila le jour, Daniel, dit Jacques. Il est temps de dormir. Couche-toi vite... tu dois en avoir besoin. --Et toi, Jacques? --Oh! moi, je n'ai pas deux jours de chemin de fer dans les reins... D'ailleurs, avant d'aller chez le marquis, il faut que je rapporte quelques livres au cabinet de lecture et je n'ai pas de temps a perdre... tu sais que le d'Hacqueville ne plaisante pas... Je rentrerai ce soir a huit heures... Toi, quand tu te seras bien repose, tu sortiras un peu. Surtout je te recommande." Ici ma mere Jacques commence a me faire une foule de recommandations tres importantes pour un nouveau debarque comme moi; par malheur, tandis qu'il me les fait, je me suis etendu sur le lit, et sans dormir precisement, je n'ai deja plus les idees bien nettes. La fatigue, le pate, les larmes... Je suis aux trois quarts assoupi... J'entends d'une facon confuse quelqu'un qui me parle d'un restaurant tout pres d'ici, d'argent dans mon gilet, de ponts a traverser, de boulevards a suivre, de sergents de ville a consulter, et du clocher de Saint-Germain-des-Pres comme point de ralliement. Dans mon demi-sommeil, c'est surtout ce clocher de Saint-Germain qui m'impressionne. Je vois deux, cinq, dix clochers de Saint-Germain ranges autour de mon lit comme des poteaux indicateurs. Parmi tous ces clochers, quelqu'un va et vient dans la chambre, tisonne le feu, ferme les rideaux des croisees, puis s'approche de moi, me pose un manteau sur les pieds, m'embrasse au front et s'eloigne doucement avec un bruit de porte... Je dormais depuis quelques heures, et je crois que j'aurais dormi jusqu'au retour de ma mere Jacques, quand le son d'une cloche me reveilla subitement. C'etait la cloche de Sarlande, l'horrible cloche de fer qui sonnait comme autrefois: "Dig! dong! reveillez-vous! dig! dong! habillez-vous!" D'un bond je fus au milieu de la chambre, la bouche ouverte pour crier comme au dortoir: "Allons, messieurs!" Puis, quand je m'apercus que j'etais chez Jacques, je partis d'un grand eclat de rire et je me mis a gambader follement par la chambre. Ce que j'avais pris pour la cloche de Sarlande, c'etait la cloche d'un atelier du voisinage qui sonnait sec et feroce comme celle de la-bas. Pourtant la cloche du college avait encore quelque chose de plus mechant, de plus enfer. Heureusement elle etait a deux cents lieues; et, si fort qu'elle sonnat, je ne risquais plus de l'entendre. J'allai a la fenetre, et je l'ouvris. Je m'attendais presque a voir au-dessous de moi la cour des grands avec ses arbres melancoliques et l'homme aux clefs rasant les murs... Au moment ou j'ouvrais, midi sonnait partout. La grosse tour de Saint-Germain tinta la premiere ses douze coups de l'angelus a la suite, presque dans mon oreille. Par la fenetre ouverte, les grosses notes lourdes tombaient chez Jacques trois par trois, se crevaient en tombant comme des bulles sonores, et remplissaient de bruit toute la chambre. A l'angelus de Saint-Germain, les autres angelus de Paris repondirent sur des timbres divers... En bas, Paris grondait, invisible... Je restai la un moment a regarder luire dans la lumiere les domes, les fleches, les tours; puis tout a coup, le bruit de la ville montant jusqu'a moi, il me vint je ne sais quelle folle envie de plonger, de me rouler dans ce bruit, dans cette foule, dans cette vie, dans ces passions, et je me dis avec ivresse: "Allons voir Paris!" IV LA DISCUSSION DU BUDGET Ce jour-la plus d'un Parisien a du dire en rentrant chez lui, le soir, pour se mettre a table: "Quel singulier petit bonhomme j'ai rencontre aujourd'hui!" Le fait est qu'avec ses cheveux trop longs, son pantalon trop court, ses caoutchoucs, ses bas bleus, son bouquet departemental et cette solennite de demarche particuliere a tous les etres trop petits, le petit Chose devait etre tout a fait comique. C'etait justement une journee de la fin de l'hiver, une de ces journees tiedes et lumineuses, qui, a Paris, souvent sont plus le printemps que le printemps lui-meme. Il y avait beaucoup de monde dehors. Un peu etourdi par le va-et-vient bruyant de la rue, j'allais devant moi, timide, et le long des murs. On me bousculait, je disais "pardon!" et je devenais tout rouge. Aussi je me gardais bien de m'arreter devant les magasins et, pour rien au monde, je n'aurais demande ma route. Je prenais une rue, puis une autre, toujours tout droit. On me regardait. Cela me genait beaucoup. Il y avait des gens qui se retournaient sur mes talons et des yeux qui riaient en passant pres de moi; une fois j'entendis une femme dire a une autre: "Regarde donc celui-la." Cela me fit broncher... Ce qui m'embarrassait beaucoup aussi, c'etait l'oeil inquisiteur des sergents de ville. A tous les coins de rue, ce diable d'oeil silencieux se braquait sur moi curieusement; et, quand j'avais passe, je le sentais encore qui me suivait de loin et me brulait dans le dos. Au fond, j'etais un peu inquiet. Je marchai ainsi pres d'une heure, jusqu'a un grand boulevard plante d'arbres greles. Il y avait la tant de bruit, tant de gens, tant de voitures, que je m'arretai presque effraye. "Comment me tirer d'ici? pensai-je en moi-meme. Comment rentrer a la maison? Si je demande le clocher de Saint-Germain-des-Pres, on se moquera de moi. J'aurai l'air d'une cloche egaree qui revient de Rome, le jour de Paques." Alors, pour me donner le temps de prendre un parti, je m'arretai devant les affiches de theatre, de l'air affaire d'un homme qui fait son menu de spectacles pour le soir. Malheureusement les affiches, fort interessantes d'ailleurs, ne donnaient pas le moindre renseignement sur le clocher de Saint-Germain, et je risquais fort de rester la jusqu'au grand coup de trompette du jugement dernier, quand soudain ma mere Jacques parut a mes cotes. Il etait aussi etonne que moi. "Comment! c'est toi, Daniel! Que fais-tu la, bon Dieu?" Je repondis d'un petit air negligent: "Tu vois! je me promene." Ce bon garcon de Jacques me regardait avec admiration: "C'est qu'il est deja Parisien, vraiment!" Au fond, j'etais bien heureux de l'avoir, et je m'accrochai a son bras avec une joie d'enfant, comme a Lyon, quand M. Eyssette pere etait venu nous chercher sur le bateau. "Quelle chance que nous nous soyons rencontres! me dit Jacques. Mon marquis a une extinction de voix, et comme, heureusement, on ne peut pas dicter par gestes, il m'a donne conge jusqu'a demain.... Nous allons en profiter pour faire une grande promenade...." La-dessus, il m'entraine; et nous voila partis dans Paris, bien serres l'un contre l'autre et tout fiers de marcher ensemble. Maintenant que mon frere est pres de moi, la rue ne me fait plus peur. Je vais la tete haute, avec un aplomb de trompette aux zouaves, et gare au premier qui rira! Pourtant une chose m'inquiete. Jacques, chemin faisant, me regarde a plusieurs reprises d'un air piteux. Je n'ose lui demander pourquoi. "Sais-tu qu'ils sont tres gentils tes caoutchoucs? me dit-il au bout d'un moment. --N'est-ce pas, Jacques? --Oui, ma foi! tres gentils..." Puis, en souriant, il ajoute: "C'est egal, quand je serai riche, je t'acheterai une paire de bons souliers pour mettre dedans." Pauvre cher Jacques! il a dit cela sans malice; mais il n'en faut pas plus pour me decontenancer. Voila toutes mes hontes revenues. Sur ce grand boulevard ruisselant de clair soleil, je me sens ridicule avec mes caoutchoucs, et quoi que Jacques puisse me dire d'aimable en faveur de ma chaussure, je veux rentrer sur-le-champ. Nous rentrons. On s'installe au coin du feu, et le reste de la journee se passe gaiement a bavarder ensemble comme deux moineaux de gouttiere... Vers le soir, on frappe a notre porte. C'est un domestique du marquis avec ma malle. "Tres bien! dit ma mere Jacques. Nous allons inspecter un peu ta garde-robe." Pecaire! ma garde-robe!... L'inspection commence. Il faut voir notre mine piteusement comique en faisant ce maigre inventaire. Jacques, a genoux devant la malle, tire les objets l'un apres l'autre et les annonce a mesure. "Un dictionnaire... une cravate... un autre dictionnaire... Tiens! une pipe... tu fumes donc!... Encore une pipe... Bonte divine! que de pipes! Si tu avais seulement autant de chaussettes... Et ce gros livre, qu'est-ce que c'est?... Oh! oh!... _Cahier de punitions... Boucoyran 500 lignes... Soubeyrol, 400 lignes... Boucoyran, 500 lignes..._ _Boucoyran.... Boucoyran...._ Sapristi! tu ne le menageais pas, le nomme Boucoyran.... C'est egal, deux ou trois douzaines de chemises feraient bien mieux notre affaire." A cet endroit de l'inventaire, ma mere Jacques pousse un cri de surprise.... "Misericorde! Daniel... qu'est-ce que je vois? Des vers! ce sont des vers.... Tu en fais donc toujours?... Cachottier, va! pourquoi ne m'en as-tu jamais parle dans tes lettres? Tu sais bien pourtant que je ne suis pas un profane.... J'ai fait des poemes, moi aussi, dans le temps.... Souviens-toi de _Religion! Religion! Poeme en douze chants!_.... Ca, monsieur le lyrique, voyons un peu tes poesies!... --Oh! non, Jacques, je t'en prie. Cela n'en vaut pas la peine. --Tous les memes, ces poetes, dit Jacques en riant. Allons! mets-toi la, et lis-moi tes vers; sinon je vais les lire moi-meme, et tu sais comme je lis mal!" Cette menace me decide; je commence ma lecture. Ce sont des vers que j'ai faits au college de Sarlande, sous les chataigniers de la Prairie, en surveillant les eleves.... Bons, ou mechants? Je ne m'en souviens guere; mais quelle emotion en les lisant!... Pensez donc! des poesies qu'on n'a jamais montrees a personne.... Et puis l'auteur de _Religion! Religion!_ n'est pas un juge ordinaire. S'il allait se moquer de moi? Pourtant, a mesure que je lis, la musique des rimes me grise et ma voix se raffermit. Assis devant la croisee, Jacques m'ecoute, impassible. Derriere lui, dans l'horizon, se couche un gros soleil rouge qui incendie nos vitres. Sur le bord du toit, un chat maigre baille et s'etire en nous regardant; il a l'air renfrogne d'un societaire de la Comedie-Francaise ecoutant une tragedie.... Je vois tout cela du coin de l'oeil sans interrompre ma lecture. Triomphe inespere! A peine j'ai fini, Jacques enthousiasme quitte sa place et me saute au cou: "Oh! Daniel! que c'est beau! que c'est beau!" Je le regarde avec un peu de defiance. "Vraiment, Jacques, tu trouves?... --Magnifique, mon cher, magnifique!... Pense que tu avais toutes ces richesses dans ta malle et que tu n'en disais rien! C'est incroyable!..." Et voila ma mere Jacques qui marche a grands pas dans la chambre, parlant tout seul et gesticulant. Tout a coup, il s'arrete en prenant un air solennel: "Il n'y a plus a hesiter: Daniel, tu es poete, il faut rester poete et chercher ta vie de ce cote-la. --Oh! Jacques, c'est bien difficile... Les debuts surtout. On gagne si peu. --Bah! je gagnerai pour deux, n'aie pas peur. --Et le foyer, Jacques, le foyer que nous voulons reconstruire? --Le foyer! je m'en charge. Je me sens de force a le reconstruire a moi tout seul. Toi, tu l'illustreras, et tu penses comme nos parents seront fiers de s'asseoir a un foyer celebre!..." J'essaie encore quelques objections; mais Jacques a reponse a tout. Du reste, il faut le dire, je ne me defends que faiblement. L'enthousiasme fraternel commence a me gagner. La foi poetique me pousse a vue d'oeil, et je me sens deja par tout mon etre un prurigo lamartinien... Il y a un point, par exemple, sur lequel Jacques et moi nous ne nous entendons pas du tout. Jacques veut qu'a trente-cinq ans j'entre a l'Academie francaise. Moi, je m'y refuse energiquement. Foin de l'Academie! C'est vieux, demode, pyramide d'Egypte en diable. "Raison de plus pour y entrer, me dit Jacques. Tu leur mettras un peu de jeune sang dans les veines, a tous ces vieux Palais-Mazarin... Et puis Mme Eyssette sera si heureuse, songe donc!" Que repondre a cela? Le nom de Mme Eyssette est un argument sans replique. Il faut se resigner a endosser l'habit vert. Va donc pour l'Academie! Si mes collegues m'ennuient trop, je ferai comme Merimee, je n'irai jamais aux seances. Pendant cette discussion, la nuit est venue, les cloches de Saint-Germain carillonnent joyeusement, comme pour celebrer l'entree de Daniel Eyssette a l'Academie francaise. "Allons diner!" dit ma mere Jacques; et, tout fier de se montrer avec un academicien, il m'emmene dans une cremerie de la rue Saint-Benoit. C'est un petit restaurant de pauvres, avec une table d'hote au fond pour les habitues. Nous mangeons dans la premiere salle, au milieu de gens tres rapes, tres affames, qui raclent leurs assiettes silencieusement. "Ce sont presque tous des hommes de lettres", me dit Jacques a voix basse. Dans moi-meme, je ne puis m'empecher de faire a ce sujet quelques reflexions melancoliques; mais je me garde bien de les communiquer a Jacques de peur de refroidir son enthousiasme. Le diner est tres gai. M. Daniel Eyssette (de l'Academie francaise) montre beaucoup d'entrain, et encore plus d'appetit. Le repas fini, on se hate de remonter dans le clocher; et tandis que M. l'academicien fume sa pipe a califourchon sur la fenetre, Jacques, assis a sa table, s'absorbe dans un grand travail de chiffres qui parait l'inquieter beaucoup. Il se ronge les ongles, s'agite febrilement sur sa chaise, compte sur ses doigts, puis, tout a coup, se leve avec un cri de triomphe: "Bravo!... j'y suis arrive. --A quoi, Jacques? --A etablir notre budget, mon cher. Et je te reponds que ce n'etait pas une petite affaire. Pense! soixante francs par mois pour vivre a deux!... --Comment! soixante?... Je croyais que tu gagnais cent francs chez le marquis. --Oui! mais il y a la-dessus quarante francs par mois, a envoyer a Mme Eyssette pour la reconstruction du foyer.... Restent donc soixante francs. Nous avons quinze francs de chambre; comme tu vois, ce n'est pas cher; seulement, il faut que je fasse le lit moi-meme. --Je le ferai aussi, moi, Jacques. --Non, non. Pour un academicien, ce ne serait pas convenable. Mais revenons au budget.... Donc 15 francs de chambre, 5 francs de charbon--seulement 5 francs, parce que je vais le chercher moi-meme aux usines tous les mois--, restent 40 francs. Pour ta nourriture, mettons 30 francs. Tu dineras a la cremerie ou nous sommes alles ce soir, c'est 15 sous sans le dessert, et tu as vu qu'on n'est pas trop mal. Il te reste 5 sous pour ton dejeuner. Est-ce assez? --Je crois bien. --Nous avons encore 10 francs. Je compte 7 francs de blanchissage.... Quel dommage que je n'aie pas le temps! j'irais moi-meme au bateau.... Restent 3 francs que j'emploie comme ceci: 30 sous pour mes dejeuners... dame, tu comprends! moi, je fais tous les jours un bon repas chez mon marquis, et je n'ai pas besoin d'un dejeuner aussi substantiel que le tien. Les derniers trente sous sont les menus frais, tabac, timbres-poste et autres depenses imprevues. Cela nous fait juste nos soixante francs.... Hein! Crois-tu que c'est calcule?" Et Jacques enthousiasme, se met a gambader dans la chambre; puis, subitement, il s'arrete et prend un air consterne: "Allons, bon! le budget est a refaire... J'ai oublie quelque chose. --Quoi donc? --Et la bougie!... Comment feras-tu, le soir, pour travailler, si tu n'as pas de bougie? C'est une depense indispensable, et une depense d'au moins cinq francs par mois.... Ou pourrait-on bien les decrocher, ces cinq francs-la?... L'argent du foyer est sacre, et sous aucun pretexte.... Eh! parbleu, j'ai notre affaire. Voici le mois de mars qui vient, et avec lui le printemps, la chaleur, le soleil. --Eh bien, Jacques? --Eh bien, Daniel, quand il fait chaud, le charbon est inutile: soit 5 francs de charbon, que nous transformons en 5 francs de bougie; et voila le probleme resolu.... Decidement, je suis ne pour etre ministre des Finances.... Qu'en dis-tu? Cette fois, le budget tient sur ses jambes, et je crois que nous n'avons rien oublie.... Il y a bien encore la question des souliers et des vetements, mais je sais ce que je vais faire.... J'ai tous les jours ma soiree libre a partir de huit heures, je chercherai une place de teneur de livres chez quelque petit marchand. Bien sur que l'ami Pierrotte me trouvera cela facilement. --Ah! ca, Jacques, vous etes donc tres lies, toi et l'ami Pierrotte?... Est-ce que tu y vas souvent? --Oui, tres souvent. Le soir, on fait de la musique. --Tiens! Pierrotte est musicien. --Non! pas lui; sa fille. --Sa fille!... Il a donc une fille?... He! He! Jacques.... Est-elle jolie, Mlle Pierrotte? --Oh! tu m'en demandes trop pour une fois, mon petit Daniel.... Un autre jour, je te repondrai. Maintenant, il est tard; allons nous coucher." Et pour cacher l'embarras que lui causent mes questions, Jacques se met a border le lit activement avec un soin de vieille fille. C'est un lit de fer a une place, en tout pareil a celui dans lequel nous couchions tous les deux, a Lyon, rue Lanterne. "T'en souviens-tu, Jacques! de notre petit lit de la rue Lanterne, quand nous lisions des romans en cachette, et que M. Eyssette nous criait du fond de son lit, avec sa plus grosse voix: "Eteignez vite, ou je me leve!" Jacques se souvient de cela, et aussi de bien d'autres choses.... De souvenir en souvenir, minuit sonne a Saint-Germain qu'on ne songe pas encore a dormir. "Allons!... bonne nuit!" me dit Jacques resolument. Mais au bout de cinq minutes, je l'entends qui pouffe de rire sous sa couverture. "De quoi ris-tu, Jacques?... --Je ris de l'abbe Micou, tu sais, l'abbe Micou de la manecanterie.... Te le rappelles-tu?... --Parbleu!..." Et nous voila partis a rire, a rire, a bavarder, a bavarder.... Cette fois, c'est moi qui suis raisonnable et qui dis: "Il faut dormir." Mais un moment apres, je recommence de plus belle: "Et Rouget, Jacques. Est-ce que tu t'en souviens?..." La-dessus, nouveaux eclats de rire et causeries a n'en plus finir.... Soudain un grand coup de poing ebranle la cloison de mon cote, du cote de la ruelle. Consternation generale. "C'est Coucou-Blanc!... me dit Jacques tout bas dans l'oreille. --Coucou-Blanc! Qu'est-ce que cela? --Chut!... pas si haut.... Coucou-Blanc est notre voisine. Elle se plaint sans doute que nous l'empechons de dormir. --Dis donc, Jacques! quel drole de nom elle a, notre voisine!... Coucou-Blanc! Est-ce qu'elle est jeune?... --Tu pourras en juger toi-meme, mon cher. Un jour ou l'autre, vous vous rencontrerez dans l'escalier. Mais en attendant, dormons vite.... sans quoi Coucou-Blanc pourrait bien se facher encore." La-dessus, Jacques souffle la bougie, et M. Daniel Eyssette (de l'Academie francaise) s'endort sur l'epaule de son frere comme quand il avait dix ans. V COUCOU-BLANC ET LA DAME DU PREMIER Il y a, sur la place de Saint-Germain-des-Pres, dans le coin de l'eglise, a gauche et tout au bord des toits, une petite fenetre qui me serre le coeur chaque fois que je la regarde. C'est la fenetre de notre ancienne chambre; et, encore aujourd'hui, quand je passe par la, je me figure que le Daniel d'autrefois est toujours la-haut, assis a sa table contre la vitre, et qu'il sourit de pitie en voyant dans la rue le Daniel d'aujourd'hui triste et deja courbe. Ah! vieille horloge de Saint-Germain, que de belles heures tu m'as sonnees quand j'habitais la-haut, avec ma mere Jacques!... Est-ce que tu ne pourrais pas m'en sonner encore quelques-unes de ces heures de vaillance et de jeunesse? J'etais si heureux dans ce temps-la... Je travaillais de si bon coeur!... Le matin, on se levait avec le jour. Jacques, tout de suite, s'occupait du menage. Il allait chercher de l'eau, balayait la chambre, rangeait ma table. Moi, je n'avais le droit de toucher a rien. Si je lui disais: "Jacques, veux-tu que je t'aide?" Jacques se mettait a rire: "Tu n'y songes pas, Daniel. Et la dame du premier?" Avec ces deux mots gros d'allusions, il me fermait la bouche. Voici pourquoi. Pendant les premiers jours de notre vie a deux, c'etait moi qui etais charge de descendre chercher de l'eau dans la cour. A une autre heure de la journee, je n'aurais peut-etre pas ose! mais, le matin, toute la maison dormait encore, et ma vanite ne risquait pas d'etre rencontree dans l'escalier une cruche a la main. Je descendais, en m'eveillant, a peine vetu. A cette heure-la, la cour etait deserte. Quelquefois, un palefrenier en casaque rouge nettoyait ses harnais pres de la pompe. C'etait le cocher de la dame du premier, une jeune creole tres elegante dont on s'occupait beaucoup dans la maison. La presence de cet homme suffisait pour me gener; quand il etait la, j'avais honte, je pompais vite et je remontais avec ma cruche a moitie remplie. Une fois en haut, je me trouvais tres ridicule, ce qui ne m'empechait pas d'etre aussi gene le lendemain, si j'apercevais la casaque rouge dans la cour.... Or, un matin que j'avais eu la chance d'eviter cette formidable casaque, je remontais allegrement et ma cruche toute pleine, lorsque, a la hauteur du premier etage, je me trouvai face a face avec une dame qui descendait. C'etait la dame du premier. Droite et fiere, les yeux baisses sur un livre, elle allait lentement dans un flot d'etoffes soyeuses. A premiere vue, elle me parut belle, quoique un peu pale; ce qui me resta d'elle, surtout, c'est une petite cicatrice blanche qu'elle avait dans un coin, au-dessous de la levre. En passant devant moi, la dame leva les yeux. J'etais debout contre le mur, ma cruche a la main, tout rouge et tout honteux. Pensez! etre surpris ainsi comme un porteur d'eau, mal peigne, ruisselant, le cou nu, la chemise entrouverte... quelle humiliation! J'aurais voulu entrer dans la muraille.... La dame me regarda un moment bien en face d'un air de reine indulgente, avec un petit sourire, puis elle passa.... Quand je remontai, j'etais furieux. Je racontai mon aventure a Jacques, qui se moqua beaucoup de ma vanite; mais le lendemain, il prit la cruche sans rien dire et descendit. Depuis lors, il descendit ainsi tous les matins; et moi, malgre mes remords, je le laissais faire: j'avais trop peur de rencontrer encore la dame du premier. Le menage fini, Jacques s'en allait chez son marquis, et je ne le revoyais plus que dans la soiree. Je passais mes journees tout seul, en tete-a-tete avec la Muse ou ce que j'appelais la Muse. Du matin au soir, la fenetre restait ouverte avec ma table devant, et sur cet etabli, du matin au soir j'enfilais des rimes. De temps en temps un pierrot venait boire a ma gouttiere; il me regardait un moment d'un air effronte, puis il allait dire aux autres ce que je faisais, et j'entendais le bruit sec de leurs petites pattes sur les ardoises.... J'avais aussi les cloches de Saint-Germain qui me rendaient visite plusieurs fois dans le jour. J'aimais bien quand elles venaient me voir. Elles entraient bruyamment par la fenetre et remplissaient la chambre de musique. Tantot des carillons joyeux et fous precipitaient leurs doubles croches, tantot des glas noirs, lugubres, dont les notes tombaient une a une comme des larmes. Puis j'avais les angelus: l'angelus de midi, un archange aux habits de soleil qui entrait chez moi tout resplendissant de lumiere; l'angelus du soir, un seraphin melancolique qui descendait dans un rayon de lune et faisait toute la chambre humide en y secouant ses grandes ailes.... La Muse, les pierrots, les cloches, je ne recevais jamais d'autres visites. Qui serait venu me voir? Personne ne me connaissait. A la cremerie de la rue Saint-Benoit, j'avais toujours soin de me mettre a une petite table a part de tout le monde; je mangeais vite, les yeux dans mon assiette; puis, le repas fini, je prenais mon chapeau furtivement et je rentrais a toutes jambes. Jamais une distraction, jamais une promenade; pas meme la musique au Luxembourg. Cette timidite maladive que je tenais de Mme Eyssette etait encore augmentee par le delabrement de mon costume et ces malheureux caoutchoucs qu'on n'avait pas pu remplacer. La rue me faisait peur, me rendait honteux. Je n'aurais jamais voulu descendre de mon clocher. Quelquefois pourtant, par ces jolis soirs mouilles des printemps parisiens, je rencontrais, en revenant de la cremerie, des volees d'etudiants en belle humeur, et de les voir s'en aller ainsi bras dessus bras dessous, avec leurs grands chapeaux, leurs pipes, leurs maitresses, cela me donnait des idees.... Alors je remontais bien vite mes cinq etages, j'allumais ma bougie, et je me mettais au travail rageusement jusqu'a l'arrivee de Jacques. Quand Jacques arrivait, la chambre changeait d'aspect. Elle etait toute gaiete, bruit, mouvement. On chantait, on riait, on se demandait des nouvelles de la journee. "As-tu bien travaille? me disait Jacques, ton poeme avance-t-il?" Puis il me racontait quelque nouvelle invention de son original marquis, tirait de sa poche des friandises du dessert mises de cote pour moi, et s'amusait a me les voir croquer a belles dents. Apres quoi, je retournais a l'etabli aux rimes. Jacques faisait deux ou trois tours dans la chambre, et, quand il me croyait bien en train, s'esquivait en me disant: "Puisque tu travailles, je vais _la-bas_ passer un moment." _La-bas_, cela voulait dire chez Pierrotte; et si vous n'avez pas deja devine pourquoi Jacques allait si souvent _la-bas_, c'est que vous n'etes pas bien habile. Moi, je compris tout, des le premier jour, rien qu'a le voir lisser ses cheveux devant la glace avant de partir, et recommencer trois ou quatre fois son noeud de cravate; mais pour ne pas le gener, je faisais semblant de ne me douter de rien, et je me contentais de rire au-dedans de moi, en pensant des choses.... Jacques parti, en avant les rimes! A cette heure-la je n'avais plus le moindre bruit; les pierrots, les angelus, tous mes amis etaient couches. Complet tete-a-tete avec la Muse.... Vers neuf heures, j'entendais monter dans l'escalier,--un petit escalier de bois qui faisait suite au grand. C'etait Mlle Coucou-Blanc, notre voisine, qui rentrait. A partir de ce moment, je ne travaillais plus. Ma cervelle emigrait effrontement chez la voisine et n'en bougeait pas.... Que pouvait-elle bien etre, cette mysterieuse Coucou-Blanc?... Impossible d'avoir le moindre renseignement a son endroit.... Si j'en parlais a Jacques, il prenait un petit air en dessous pour me dire: "Comment!... tu ne l'as pas encore rencontree, notre superbe voisine?" Mais, jamais il ne s'expliquait davantage. Moi je pensais: "Il ne veut pas que je la connaisse.... C'est sans doute une grisette du Quartier latin." Et cette idee m'embrasait la tete. Je me figurais quelque chose de frais, de jeune, de joyeux--une grisette, quoi! Il n'y avait pas jusqu'a ce nom de Coucou-Blanc qui ne me parut plein de saveur, un de ces jolis sobriquets d'amour comme Musette ou Mimi Pinson. C'etait, dans tous les cas, une Musette bien sage et bien rangee que ma voisine, une Musette de Nanterre, qui rentrait tous les soirs a la meme heure, et toujours seule. Je savais cela pour avoir plusieurs jours de suite, a l'heure ou elle arrivait, applique mon oreille a sa cloison... Invariablement, voici ce que j'entendais: d'abord comme un bruit de bouteille qu'on debouche et rebouche plusieurs fois; puis au bout d'un moment, pouf! la chute d'un corps tres lourd sur le parquet; et presque aussitot une petite voix grele, tres aigue, une voix de grillon malade, entonnant je ne sais quel air a trois notes, triste a faire pleurer. Sur cet air-la, il y avait des paroles, mais je ne les distinguais pas, excepte cependant les incomprehensibles syllabes que voici:--_Tolocototignan!_... _Tolocototignan!_...--qui revenaient de temps en temps dans la chanson comme un refrain plus accentue que le reste. Cette singuliere musique durait environ une heure; puis, sur un dernier _tolocototignan_, la voix s'arretait tout a coup; et je n'entendais plus qu'une respiration lente et lourde... Tout cela m'intriguait beaucoup. Un matin, ma mere Jacques, qui venait de chercher de l'eau, entra vivement chez nous avec un grand air de mystere et s'approchant de moi me dit tout bas: "Si tu veux voir notre voisine... chut!... elle est la." D'un bond je fus sur le palier... Jacques ne m'avait pas menti... Coucou-Blanc etait dans sa chambre, avec sa porte grande ouverte; et je pus enfin la contempler... Oh! Dieu! Ce ne fut qu'une vision; mais quelle vision!... Imaginez une petite mansarde completement nue, a terre une paillasse, sur la cheminee une bouteille d'eau-de-vie, au-dessus de la paillasse un enorme et mysterieux fer a cheval pendu au mur comme un benitier. Maintenant, au milieu de ce chenil, figurez-vous une horrible Negresse avec de gros yeux de nacre, des cheveux courts, laineux et frises comme une toison de brebis noire, et une vieille crinoline rouge, sans rien dessus.... C'est ainsi que m'apparut pour la premiere fois ma voisine Coucou-Blanc, la Coucou-Blanc de mes reves, la soeur de Mimi Pinson et de Bergerette.... O province romanesque, que ceci te serve de lecon!... "Eh bien, me dit Jacques en me voyant rentrer, eh bien, comment la trouves...." Il n'acheva pas sa phrase et, devant ma mine deconfite, partit d'un immense eclat de rire. J'eus le bon esprit de faire comme lui, et nous voila riant de toutes nos forces l'un en face de l'autre sans pouvoir parler. A ce moment, par la porte entrebaillee, une grosse tete noire se glissa dans la chambre et disparut presque aussitot en nous criant: "Blancs moquer Negre, pas joli." Vous pensez si nous rimes de plus belle.... Quand notre gaiete fut un peu calmee, Jacques m'apprit que la Negresse Coucou-Blanc etait au service de la dame du premier; dans la maison, on l'accusait d'etre un peu sorciere: a preuve, le fer a cheval, symbole du culte Vaudoux, qui pendait au-dessus de sa paillasse. On disait aussi que tous les soirs, quand sa maitresse etait sortie. Coucou-Blanc s'enfermait dans sa mansarde, buvait de l'eau-de-vie jusqu'a tomber ivre morte, et chantait des chansons negres une partie de la nuit. Ceci m'expliquait tous les bruits mysterieux qui venaient de chez ma voisine: la bouteille debouchee, la chute sur le parquet, et l'air monotone a trois notes. Quant au _tolocototignan_, il parait que c'est une sorte d'onomatopee, tres repandue chez les Negres du Cap, quelque chose comme notre _lon, lan, la_; les Pierre Dupont en ebene mettent de ca dans toutes leurs chansons. A partir de ce jour, ai-je besoin de le dire? le voisinage de Coucou-Blanc ne me donna plus autant de distractions. Le soir, quand elle montait, mon coeur ne trottait plus si vite; jamais je ne me derangeais plus pour aller coller mon oreille a la cloison.... Quelquefois pourtant, dans le silence de la nuit, les _tolocototignan_ venaient jusqu'a ma table, et j'eprouvais je ne sais quel vague malaise en entendant ce triste refrain; on eut dit que je pressentais le role qu'il allait jouer dans ma vie.... Sur ces entrefaites, ma mere Jacques trouva une place de teneur de livres a cinquante francs par mois chez un petit marchand de fer, ou il devait se rendre tous les soirs en sortant de chez le marquis. Le pauvre garcon m'apprit cette bonne nouvelle, moitie content, moitie fache. "Comment feras-tu pour aller _la-bas_?" lui dis-je tout de suite. Il me repondit, les yeux pleins de larmes: "J'irai le dimanche." Et des lors, comme il l'avait dit, il n'alla plus _la-bas_ que le dimanche, mais cela lui coutait, bien sur. Quel etait donc ce _la-bas_ si seduisant qui tenait tant a coeur a ma mere Jacques?... Je n'aurais pas ete fache de le connaitre. Malheureusement on ne me proposait jamais de m'emmener; et moi, j'etais trop fier pour le demander. Le moyen d'ailleurs d'aller quelque part, avec mes caoutchoucs?... Un dimanche pourtant, au moment de partir chez Pierrotte, Jacques me dit avec un peu d'embarras: "Est-ce que tu n'aurais pas envie de m'accompagner _la-bas_, petit Daniel? Tu leur ferais surement un grand plaisir. --Mais, mon cher, tu plaisantes.... --Oui, je le sais bien.... Le salon de Pierrotte n'est guere la place d'un poete.... Ils sont la un tas de vieilles peaux de lapins.... --Oh! ce n'est pas pour cela, Jacques; c'est seulement a cause de mon costume.... --Tiens! au fait... je n'y songeais pas", dit Jacques. Et il partit comme enchante d'avoir une vraie raison pour ne pas m'emmener. A peine au bas de l'escalier, le voila qui remonte et vient vers moi tout essouffle. "Daniel, me dit-il, si tu avais eu des souliers et une jaquette presentable, m'aurais-tu accompagne chez Pierrotte? --Pourquoi pas? --Eh bien: alors, viens... je vais t'acheter tout ce qu'il te faut, nous irons _la-bas_." Je le regardai, stupefait. "C'est la fin du mois, j'ai de l'argent", ajouta-t-il pour me convaincre. J'etais si content de l'idee des nippes fraiches que je ne remarquai pas l'emotion de Jacques ni le ton singulier dont il parlait. Ce n'est que plus tard que je songeai a tout cela. Pour le moment, je lui sautai au cou, et nous partimes chez Pierrotte, en passant par le Palais-Royal, ou je m'habillai de neuf chez un fripier. VI LE ROMAN DE PIERROTTE Quand Pierrotte avait vingt ans, si on lui avait predit qu'un jour il succederait a M. Lalouette dans le commerce des porcelaines, qu'il aurait deux cent mille francs chez son notaire--Pierrotte, un notaire--et une superbe boutique a l'angle du passage du Saumon, on l'aurait beaucoup etonne. Pierrotte, a vingt ans, n'etait jamais sorti de son village, portait de gros _esclots_ en sapin des Cevennes, ne savait pas un mot de francais et gagnait cent ecus par an a elever des vers a soie; solide compagnon du reste, beau danseur de bourree, aimant rire et chanter la gloire, mais toujours d'une maniere honnete et sans faire de tort aux cabaretiers. Comme tous les gars de son age, Pierrotte avait une bonne amie, qu'il allait attendre le dimanche a la sortie des vepres pour l'emmener danser des gavottes sous les muriers. La bonne amie de Pierrotte s'appelait Roberte, la grande Roberte. C'etait une belle magnanarelle de dix-huit ans, orpheline comme lui, pauvre comme lui, mais sachant tres bien lire et ecrire, ce qui, dans les villages cevenols, est encore plus rare qu'une dot. Tres fier de sa Roberte, Pierrotte comptait l'epouser des qu'il aurait tire au sort; mais, le jour du tirage arrive, le pauvre Cevenol--bien qu'il eut trempe trois fois sa main dans l'eau benite avant d'aller a l'urne--amena le n deg. 4... Il fallait partir. Quel desespoir!... Heureusement Mme Eyssette, qui avait ete nourrie, presque elevee par la mere de Pierrotte, vint au secours de son frere de lait et lui preta deux mille francs pour s'acheter un homme.--On etait riche chez les Eyssette dans ce temps-la!--L'heureux Pierrotte ne partit donc pas et put epouser sa Roberte; mais comme ces braves gens tenaient avant tout a rendre l'argent de Mme Eyssette et qu'en restant au pays ils n'y seraient jamais parvenus, ils eurent le courage de s'expatrier et marcherent sur Paris pour y chercher fortune. Pendant un an, on n'entendit plus parler de nos montagnards; puis, un beau matin, Mme Eyssette recut une lettre touchante, signee "Pierrotte et sa femme", qui contenait 300 francs, premiers fruits de leurs economies. La seconde annee, nouvelle lettre de "Pierrotte et sa femme" avec un dernier envoi de 1200 francs et des rien.--Sans doute, les affaires ne marchaient pas.--La quatrieme annee, troisieme lettre de "Pierrotte et sa femme" avec un dernier envoi de 1200 francs et des benedictions pour toute la famille Eyssette. Malheureusement, quand cette lettre arriva chez nous, nous etions en pleine debacle: on venait de vendre la fabrique, et nous aussi nous allions nous expatrier.... Dans sa douleur, Mme Eyssette oublia de repondre a "Pierrotte et sa femme". Depuis lors, nous n'en eumes plus de nouvelles, jusqu'au jour ou Jacques, arrivant a Paris, trouva le bon Pierrotte--Pierrotte sans sa femme, helas!--installe dans le comptoir de l'ancienne maison Lalouette. Rien de moins poetique, rien de plus touchant que l'histoire de cette fortune. En arrivant a Paris, la femme de Pierrotte s'etait mise bravement a faire des menages. La premiere maison fut justement la maison Lalouette. Ces Lalouette etaient de riches commercants avares et maniaques, qui n'avaient jamais voulu prendre ni un commis ni une bonne, parce qu'il faut tout faire par soi-meme ("Monsieur, jusqu'a cinquante ans, j'ai fait mes culottes moi-meme!" disait le pere Lalouette avec fierte), et qui, sur leurs vieux jours seulement, se donnaient le luxe flamboyant d'une femme de menage a douze francs par mois. Dieu sait que ces douze francs-la, l'ouvrage les valait bien! La boutique, l'arriere-boutique, un appartement au quatrieme, deux seilles d'eau pour la cuisine a remplir tous les matins! Il fallait venir des Cevennes pour accepter de pareilles conditions; mais bah! la Cevenole etait jeune, alerte, rude au travail et solide des reins comme une jeune taure; en un tour de main, elle expediait ce gros ouvrage et, par-dessus le marche, montrait tout le temps aux deux vieillards son joli rire, qui valait plus de douze francs a lui tout seul... A force de belle humeur et de vaillance cette courageuse montagnarde finit par seduire ses patrons. On s'interessa a elle; on la fit causer; puis, un beau jour, spontanement--les coeurs les plus secs ont parfois de ces soudaines floraisons de bonte--, le vieux Lalouette offrit de preter un peu d'argent a Pierrotte pour qu'il put entreprendre un commerce a son idee. Voici quelle fut l'idee de Pierrotte: il se procura un vieux bidet, une carriole, et s'en alla d'un bout de Paris a l'autre en criant de toutes ses forces: "Debarrassez-vous de ce qui vous gene!" Notre finaud de Cevenol ne vendait pas, il achetait... quoi?... tout... Les pots casses, les vieux fers, les papiers, les bris de bouteilles, les meubles hors de service qui ne valent pas la peine d'etre vendus, les vieux galons dont les marchands ne veulent pas, tout ce qui ne vaut rien et qu'on garde chez soi par habitude, par negligence, parce qu'on ne sait qu'en faire, tout ce qui gene!... Pierrotte ne faisait fi de rien, il achetait tout, ou du moins il acceptait tout; car le plus souvent on ne lui vendait pas, on lui donnait, on se debarrassait. "Debarrassez-vous de ce qui vous gene!" Dans le quartier Montmartre, le Cevenol etait tres populaire. Comme tous les petits commercants ambulants qui veulent faire trou dans le brouhaha de la rue, il avait adopte une melopee personnelle et bizarre, que les menageres connaissaient bien... C'etait d'abord a pleins poumons le formidable: "Debarrassez-vous de ce qui vous geeene!" Puis, sur un ton lent et pleurard, de longs discours tenus a sa bourrique, a son Anastagille, comme il l'appelait. Il croyait dire Anastasie. "Allons! viens, Anastagille; allons! viens, mon enfant..." Et la bonne Anastagille suivait, la tete basse, longeant les trottoirs d'un air melancolique; et, de toutes les maisons on criait: "Pst! Pst! Anastagille!..." La carriole se remplissait, il fallait voir! Quand elle etait bien pleine, Anastagille et Pierrotte s'en allaient a Montmartre deposer la cargaison chez un chiffonnier en gros, qui payait bel et bien tous ces "debarrassez-vous de ce qui vous gene", qu'on avait eus pour rien ou pour presque rien. A ce metier singulier, Pierrotte ne fit pas fortune mais il gagna sa vie, et largement. Des la premiere annee, on rendit l'argent des Lalouette et on envoya trois cents francs a mademoiselle,--c'est ainsi que Pierrotte appelait Mme Eyssette du temps qu'elle etait jeune fille, et depuis il n'avait jamais pu se decider a la nommer autrement.--La troisieme annee, par exemple, ne fut pas heureuse. C'etait en plein 1830. Pierrotte avait beau crier: "Debarrassez-vous de ce qui vous gene!" les Parisiens, en train de se debarrasser d'un vieux roi qui les genait, etaient sourds aux cris de Pierrotte et laissaient le Cevenol s'egosiller dans la rue; et, chaque soir, la petite carriole rentrait vide. Pour comble de malheur, Anastagille mourut. C'est alors que les vieux Lalouette, qui commencaient a ne plus pouvoir tout faire par eux-memes, proposerent a Pierrotte d'entrer chez eux comme garcon de magasin. Pierrotte accepta, mais il ne garda pas longtemps ces modestes fonctions. Depuis leur arrivee a Paris, sa femme lui donnait tous les soirs des lecons d'ecriture et de lecture; il savait deja se tirer d'une lettre et s'exprimer en francais d'une facon comprehensible. En entrant chez Lalouette, il redoubla d'efforts, s'en alla dans une classe d'adultes apprendre le calcul, et fit si bien qu'au bout de quelques mois il pouvait suppleer au comptoir M. Lalouette devenu presque aveugle, et a la vente Mme Lalouette dont les vieilles jambes trahissaient le grand coeur. Sur ces entrefaites, Mlle Pierrotte vint au monde et, des lors, la fortune du Cevenol alla toujours croissant. D'abord interesse dans le commerce des Lalouette, il devint plus tard leur associe; puis, un beau jour, le pere Lalouette, ayant completement perdu la vue, se retira du commerce et ceda son fonds a Pierrotte, qui le paya par annuites. Une fois seul, le Cevenol donna une telle extension aux affaires qu'en trois ans il eut paye les Lalouette, et se trouva, franc de toute redevance, a la tete d'une belle boutique admirablement achalandee... Juste a ce moment, comme si elle eut attendu pour mourir que son homme n'eut plus besoin d'elle, la grande Roberte tomba malade et mourut d'epuisement. Voila le roman de Pierrotte, tel que Jacques me le racontait ce soir-la en nous en allant au passage du Saumon; et comme la route etait longue--on avait pris le plus long pour montrer aux Parisiens ma jaquette neuve--, je connaissais mon Cevenol a fond avant d'arriver chez lui. Je savais que le bon Pierrotte avait deux idoles auxquelles il ne fallait pas toucher, sa fille et M. Lalouette. Je savais aussi qu'il etait un peu bavard et fatigant a entendre, parce qu'il parlait lentement, cherchait ses phrases, bredouillait et ne pouvait pas dire trois mots de suite sans y ajouter: "C'est bien le cas de le dire...." Ceci tenait a une chose: le Cevenol n'avait jamais pu se faire a notre langue. Tout ce qu'il pensait lui venant aux levres en patois du Languedoc, il etait oblige de mettre a mesure ce languedocien en francais, et les "C'est bien le cas de le dire...." dont il emaillait ses discours, lui donnaient le temps d'accomplir interieurement ce petit travail. Comme disait Jacques, Pierrotte ne parlait pas, il traduisait.... Quant a Mlle Pierrotte, tout ce que j'en pus savoir, c'est qu'elle avait seize ans et qu'elle s'appelait Camille, rien de plus; sur ce chapitre-la mon Jacques restait muet comme un esturgeon. Il etait environ neuf heures quand nous fimes notre entree dans l'ancienne maison Lalouette. On allait fermer. Boulons, volets, barres de fer, tout un formidable appareil de cloture gisait par tas sur le trottoir, devant la porte entrebaillee... Le gaz etait eteint et tout le magasin dans l'ombre, excepte le comptoir, sur lequel posait une lampe en porcelaine eclairant des piles d'ecus et une grosse face rouge qui riait. Au fond, dans l'arriere-boutique, quelqu'un jouait de la flute. "Bonjour, Pierrotte! cria Jacques en se campant devant le comptoir.... (J'etais a cote de lui, dans la lumiere de la lampe....) Bonjour, Pierrotte!" Pierrotte, qui faisait sa caisse, leva les yeux a la voix de Jacques; puis, en m'apercevant, il poussa un cri, joignit les mains, et resta la, stupide, la bouche ouverte, a me regarder. "Eh bien, fit Jacques d'un air de triomphe, que vous avais-je dit? --Oh! mon Dieu! mon Dieu! murmura le bon Pierrotte, il me semble que... C'est bien le cas de le dire... Il me semble que je la vois. --Les yeux surtout, reprit Jacques, regardez les yeux, Pierrotte. --Et le menton, monsieur Jacques, le menton avec la fossette", repondit Pierrotte, qui pour mieux me voir avait leve l'abat-jour de la lampe. Moi, je n'y comprenais rien. Ils etaient la tous les deux a me regarder, a cligner de l'oeil, a se faire des signes.... Tout a coup Pierrotte se leva, sortit du comptoir et vint a moi les bras ouverts: "Avec votre permission, monsieur Daniel, il faut que je vous embrasse... C'est bien le cas de le dire. Je vais croire embrasser mademoiselle." Ce dernier mot m'expliqua tout. A cet age-la, je ressemblais beaucoup a Mme Eyssette, et pour Pierrotte, qui n'avait pas vu mademoiselle depuis quelque vingt-cinq ans, cette ressemblance etait encore plus frappante. Le brave homme ne pouvait pas se lasser de me serrer les mains, de m'embrasser, de me regarder en riant avec ses gros yeux pleins de larmes; il se mit ensuite a nous parler de notre mere, des deux mille francs, de sa Roberte, de sa Camille, de son Anastagille, et cela avec tant de longueurs, tant de periodes, que nous serions encore--c'est bien le cas de le dire--debout dans le magasin, a l'ecouter, si Jacques ne lui avait pas dit d'un ton d'impatience: "Et votre caisse, Pierrotte!" Pierrotte s'arreta net. Il etait un peu confus d'avoir tant parle: "Vous avez raison, monsieur Jacques, je bavarde... je bavarde... et puis la petite... c'est bien le cas de le dire... la petite me grondera d'etre monte si tard. --Est-ce que Camille est la-haut? demanda Jacques d'un petit air indifferent. --Oui... oui, monsieur Jacques... la petite est la-haut... Elle languit... C'est bien le cas de le dire... Elle languit joliment de connaitre M. Daniel. Montez donc la voir... je vais faire ma caisse et je vous rejoins... c'est bien le cas de le dire." Sans en ecouter davantage, Jacques me prit le bras et m'entraina vite vers le fond, du cote ou on jouait de la flute... Le magasin de Pierrotte etait grand et bien garni. Dans l'ombre, on voyait miroiter le ventre des carafes, les globes d'opale, l'or fauve des verres de Boheme, les grandes coupes de cristal, les soupieres rebondies, puis de droite et de gauche, de longues piles d'assiettes qui montaient jusqu'au plafond. Le palais de la fee Porcelaine vu de nuit. Dans l'arriere-boutique, un bec de gaz ouvert a demi veillait encore, laissant sortir d'un air ennuye un tout petit bout de langue... Nous ne fimes que traverser. Il y avait la, assis sur le bord d'un canape-lit, un grand jeune homme blond qui jouait melancoliquement de la flute. Jacques, en passant, dit un "bonjour" tres sec, auquel le jeune homme blond repondit par deux coups de flute tres secs aussi, ce qui doit etre la facon de se dire bonjour entre flutes qui s'en veulent. "C'est le commis, me dit Jacques, quand nous fumes dans l'escalier... Il nous assomme, ce grand blond, a jouer toujours de la flute... Est-ce que tu aimes la flute, toi, Daniel?" J'eus envie de lui demander: "Et la petite, l'aime-t-elle?" Mais j'eus peur de lui faire de la peine et je lui repondis tres serieusement: "Non, Jacques, je n'aime pas la flute." L'appartement de Pierrotte etait au quatrieme etage, dans la meme maison que le magasin. Mlle Camille, trop aristocrate pour se montrer a la boutique, restait en haut et ne voyait son pere qu'a l'heure des repas. "Oh! tu verras! me disait Jacques en montant, c'est tout a fait sur un pied de grande maison. Camille a une dame de compagnie, Mme Veuve Tribou, qui ne la quitte jamais.... Je ne sais pas trop d'ou elle vient cette Mme Tribou, mais Pierrotte la connait et pretend que c'est une dame de grand merite.... Sonne, Daniel, nous y voila!" Je sonnai; une Cevenole a grande coiffe vint nous ouvrir, sourit a Jacques comme a une vieille connaissance, et nous introduisit dans le salon. Quand nous entrames, Mlle Pierrotte etait au piano. Deux vieilles dames un peu fortes, Mme Lalouette et la veuve Tribou, dame de grand merite, jouaient aux cartes dans un coin. En nous voyant, tout le monde se leva. Il y eut un moment de trouble et de brouhaha; puis, les saluts echanges, les presentations faites, Jacques invita Camille--il disait Camille tout court--a se remettre au piano; et la dame de grand merite profita de l'invitation pour continuer sa partie avec Mme Lalouette. Nous avions pris place, Jacques et moi, chacun d'un cote de Mlle Pierrotte, qui, tout en faisant trotter ses petits doigts sur le piano, causait et riait avec nous. Je la regardais pendant qu'elle parlait. Elle n'etait pas jolie. Blanche, rose, l'oreille petite, le cheveu fin, mais trop de joues, trop de sante; avec cela, les mains rouges, et les graces un peu froides d'une pensionnaire en vacances. C'etait bien la fille de Pierrotte, une fleur des montagnes, grandie sous la vitrine du passage du Saumon. Telle fut, du moins, ma premiere impression; mais, soudain, sur un mot que je lui dis, Mlle Pierrotte, dont les yeux etaient restes baisses jusque-la, les leva lentement sur moi, et, comme par magie, la petite bourgeoise disparut. Je ne vis plus que ses yeux, deux grands yeux noirs eblouissants, que je reconnus tout de suite.... O miracle! C'etaient les memes yeux noirs qui m'avaient lui si doucement la-bas, dans les murs froids du vieux college, les yeux noirs de la fee aux lunettes, les yeux noirs enfin.... Je croyais rever. J'avais envie de leur crier: "Beaux yeux noirs; est-ce vous? Est-ce vous que je retrouve dans un autre visage?" Et si vous saviez comme c'etaient bien eux! Impossible de s'y tromper. Les memes cils, le meme eclat, le meme feu noir et contenu. Quelle folie de penser qu'il put y avoir deux couples de ces yeux-la par le monde! Et d'ailleurs la preuve que c'etaient bien les yeux noirs eux-memes, et non pas d'autres yeux noirs ressemblant a ceux-la, c'est qu'ils m'avaient reconnu eux aussi, et nous allions reprendre sans doute un de nos jolis dialogues muets d'autrefois, quand j'entendis tout pres de moi, presque dans mon oreille, de petites dents de souris qui grignotaient. A ce bruit, je tournai la tete et j'apercus dans un fauteuil, a l'angle du piano, un personnage auquel je n'avais pas pris garde.... C'etait un grand vieux sec et bleme, avec une tete d'oiseau, le front fuyant, le nez en pointe, des yeux ronds et sans vie trop loin du nez, presque sur les tempes.... Sans un morceau de sucre que le bonhomme tenait a la main et qu'il becquetait de temps en temps, ou aurait pu le croire endormi. Un peu trouble par cette apparence, je fis a ce vieux fantome un grand salut, qu'il ne me rendit pas.... "Il ne t'a pas vu, me dit Jacques.... C'est l'aveugle... c'est le pere Lalouette...." "Il porte bien son nom...." pensai-je en moi-meme. Et pour ne plus voir l'horrible vieux a tete d'oiseau, je me tournai bien vite du cote des yeux noirs; mais helas! le charme etait brise, les yeux noirs avaient disparu. Il n'y avait plus a leur place qu'une petite bourgeoise toute raide sur son tabouret de piano.... A ce moment, la porte du salon s'ouvrit et Pierrotte entra bruyamment. L'homme a la flute venait derriere lui avec sa flute sous le bras. Jacques, en le voyant, dechargea sur lui un regard foudroyant capable d'assommer un buffle; mais il dut le manquer car le joueur de flute ne broncha pas. "Eh bien, petite, dit le Cevenol en embrassant sa fille a pleines joues, es-tu contente? on te l'a donc amene, ton Daniel.... Comment le trouves-tu? Il est bien gentil, n'est-ce pas? C'est bien le cas de le dire... tout le portrait de mademoiselle." Et voila le bon Pierrotte qui recommence la scene du magasin, et m'amene de force au milieu du salon, pour que tout le monde puisse voir les yeux de mademoiselle, le nez de mademoiselle, le menton a fossette de mademoiselle.... Cette exhibition me genait beaucoup. Mme Lalouette et la dame de grand merite avaient interrompu leur partie, et, renversees dans leur fauteuil, m'examinaient avec le plus grand sang-froid, critiquant ou louant a haute voix tel ou tel morceau de ma personne, absolument comme si j'etais un petit poulet de grain en vente au marche de la Vallee. Entre nous, la dame de grand merite avait l'air d'assez bien s'y connaitre, en jeunes volatiles. Heureusement que Jacques vint mettre fin a mon supplice, en demandant a Mlle Pierrotte de nous jouer quelque chose. "C'est cela, jouons quelque chose", dit vivement le joueur de flute, qui s'elanca, la flute en avant. Jacques cria: "Non... non... pas de duo, pas de flute!" Sur quoi, le joueur de flute lui decocha un petit regard bleu clair, empoisonne comme une fleche de Caraibe; mais l'autre ne sourcilla pas et continua a crier: "Pas de flute!..." En fin de compte, c'est Jacques qui l'emporta, et Mlle Pierrotte nous joua sans la moindre flute un de ces tremolos bien connus qu'on appelle _Reveries de Rosellen_.... Pendant qu'elle jouait, Pierrotte pleurait d'admiration, Jacques nageait dans l'extase; silencieux, mais la flute aux dents, le flutiste battait la mesure avec ses epaules et flutait interieurement. Le _Rosellen_ fini, Mlle Pierrotte se tourna vers moi: "Et vous, monsieur Daniel, me dit-elle en baissant les yeux, est-ce que nous ne vous entendrons pas?... Vous etes poete, je le sais. --Et bon poete", fit Jacques, cet indiscret de Jacques.... Moi pensez que cela ne me tentait guere de dire des vers, devant tous ces Amalecites. Encore si les yeux noirs avaient ete la; mais non! depuis une heure les yeux noirs s'etaient eteints, et je les cherchais vainement autour de moi.... Il faut voir aussi avec quel ton degage je repondis a la jeune Pierrotte: "Excusez-moi pour ce soir, mademoiselle, je n'ai pas apporte ma lyre. --N'oubliez pas de l'apporter la prochaine fois", me dit le bon Pierrotte, qui prit cette metaphore au pied de la lettre. Le pauvre homme croyait sincerement que j'avais une lyre et que j'en jouais comme son commis jouait de la flute.... Ah! Jacques m'avait bien prevenu qu'il m'amenait dans un drole de monde! Vers onze heures, on servit le the. Mlle Pierrotte allait, venait dans le salon; offrant le sucre, versant le lait, le sourire sur les levres, le petit doigt en l'air. C'est a ce moment de la soiree que je revis les yeux noirs. Ils apparurent tout a coup devant moi, lumineux et sympathiques, puis s'eclipserent de nouveau avant que j'eusse pu leur parler... Alors seulement je m'apercus d'une chose, c'est qu'il y avait en Mlle Pierrotte deux etres tres distincts: d'abord Mlle Pierrotte, une petite bourgeoise a bandeaux plats, bien faite pour troner dans l'ancienne maison Lalouette; et puis, les yeux noirs, ces grands yeux poetiques qui s'ouvraient comme deux fleurs de velours et n'avaient qu'a paraitre pour transfigurer cet interieur de quincailliers burlesques. Mlle Pierrotte, je n'en aurais pas voulu pour rien au monde; mais les yeux noirs... oh! les yeux noirs!... Enfin, l'heure du depart arriva. C'est Mme Lalouette qui donna le signal. Elle roula son mari dans un grand tartan et l'emporta sous son bras comme une vieille momie entouree de bandelettes. Derriere eux, Pierrotte nous garda encore longtemps sur le palier a nous faire des discours interminables: "Ah ca! monsieur Daniel, maintenant que vous connaissez la maison, j'espere qu'on vous y verra. Nous n'avons jamais grand monde, mais du monde choisi... c'est bien le cas de le dire... D'abord M. et Mme Lalouette, mes anciens patrons; puis Mme Tribou, une dame du plus grand merite, avec qui vous pourrez causer; puis mon commis, un bon garcon qui nous joue quelquefois de la flute... c'est bien le cas de le dire... Vous ferez des duos tous les deux. Ce sera gentil." J'objectai timidement que j'etais fort occupe, et que je ne pourrais peut-etre pas venir aussi souvent que je le desirerais. Cela le fit rire: "Allons donc! occupe, monsieur Daniel... On les connait vos occupations a vous autres, dans le Quartier latin... c'est bien le cas de le dire... on doit avoir par la quelque grisette. --Le fait est, dit Jacques, en riant aussi, que Mlle Coucou-Blanc... ne manque pas d'attraits." Ce nom de Coucou-Blanc mit le comble a l'hilarite de Pierrotte. "Comment dites-vous cela, monsieur Jacques?... Coucou-Blanc? Elle s'appelle Coucou-Blanc... He! he! he! voyez-vous ce gaillard-la... a son age..." Il s'arreta court en s'apercevant que sa fille l'ecoutait; mais nous etions au bas de l'escalier que nous entendions encore son gros rire qui faisait trembler la rampe... "Eh bien, comment les trouves-tu? me dit Jacques, des que nous fumes dehors. --Mon cher, M. Lalouette est bien laid, mais Mlle Pierrotte est charmante. --N'est-ce pas? me fit le pauvre amoureux avec une telle vivacite que je ne pus m'empecher de rire. --Allons! Jacques, tu t'es trahi", lui dis-je en lui prenant la main. Ce soir-la, nous nous promenames bien tard le long des quais. A nos pieds, la riviere tranquille et noire roulait comme des perles des milliers de petites etoiles. Les amarres des gros bateaux criaient. C'etait plaisir de marcher doucement dans l'ombre et d'entendre Jacques me parler d'amour.... Il aimait de toute son ame; mais on ne l'aimait pas, il savait bien qu'on ne l'aimait pas. "Alors, Jacques, c'est qu'elle en aime un autre, sans doute. --Non, Daniel, je ne crois pas qu'avant ce soir elle ait encore aime personne. --Avant ce soir! Jacques, que veux-tu dire? --Dame! c'est que tout le monde t'aime, toi, Daniel... et elle pourrait bien t'aimer aussi." Pauvre cher Jacques! Il fallait voir de quel air triste et resigne il disait cela. Moi, pour le rassurer je me mis a rire bruyamment, plus bruyamment meme que je n'en avais envie. "Diable! mon cher, comme tu y vas.... Je suis donc bien irresistible ou Mlle Pierrotte bien inflammable.... Mais non! rassure-toi, ma mere Jacques. Mlle Pierrotte est aussi loin de mon coeur que je le suis du sien; ce n'est pas moi que tu as a craindre bien sur." Je parlais sincerement en disant cela, Mlle Pierrotte n'existait pas pour moi.... Les yeux noirs, par exemple, c'est different. VII LA ROSE ROUGE ET LES YEUX NOIRS Apres cette premiere visite a l'ancienne maison Lalouette, je restai quelque temps sans retourner _la-bas_. Jacques, lui, continuait fidelement ses pelerinages du dimanche, et chaque fois il inventait quelque nouveau noeud de cravate rempli de seduction... C'etait tout un poeme, la cravate de Jacques, un poeme d'amour ardent et contenu, quelque chose comme un selam d'Orient, un de ces bouquets de fleurs emblematiques que les Bach'agas offrent a leurs amoureuses et auxquels ils savent faire exprimer toutes les nuances de la passion. Si j'avais ete femme, la cravate de Jacques avec ses mille noeuds qu'il variait a l'infini m'aurait plus touche qu'une declaration. Mais voulez-vous que je vous dise! les femmes n'y entendent rien.... Tous les dimanches, avant de partir, le pauvre amoureux ne manquait pas de me dire: "Je vais _la-bas_, Daniel... viens-tu?" Et moi, je repondais invariablement: "Non! Jacques! je travaille...." Alors il s'en allait bien vite, et je restais seul, tout seul, penche sur l'etabli aux rimes. C'etait de ma part un parti pris, et serieusement pris, de ne plus aller chez Pierrotte. J'avais peur des yeux noirs. Je m'etais dit: "Si tu les revois, tu es perdu", et je tenais bon pour ne pas les revoir.... C'est qu'ils ne me sortaient plus de la tete, ces grands demons d'yeux noirs. Je les retrouvais partout. J'y pensais toujours, en travaillant, en dormant. Sur tous mes cahiers, vous auriez vu de grands yeux dessines a la plume, avec des cils longs comme cela. C'etait une obsession. Ah! quand ma mere Jacques, l'oeil brillant de plaisir, partait en gambadant pour le passage du Saumon; avec un noeud de cravate inedit, Dieu sait quelles envies folles j'avais de degringoler l'escalier derriere lui et de lui crier: "Attends-moi!" Mais non! Quelque chose au fond de moi-meme m'avertissait que ce serait mal d'aller _la-bas_, et j'avais quand meme le courage de rester a mon etabli...: "Non! merci, Jacques! je travaille." Cela dura quelque temps ainsi. A la longue, la Muse aidant, je serais sans doute parvenu a chasser les yeux noirs de ma cervelle. Malheureusement j'eus l'imprudence de les revoir encore une fois. Ce fut fini! ma tete, mon coeur, tout y passa. Voici dans quelles circonstances: Depuis la confidence du bord de l'eau, ma mere Jacques ne m'avait plus parle de ses amours; mais je voyais bien a son air que cela n'allait pas comme il aurait voulu... Le dimanche, quand il revenait de chez Pierrotte, il etait toujours triste. La nuit je l'entendais soupirer, soupirer... Si je lui demandais: "Qu'est-ce que tu as, Jacques?" Il me repondait brusquement: "Je n'ai rien." Mais je comprenais qu'il avait quelque chose, rien qu'au ton dont il me disait cela. Lui, si bon, si patient, il avait, maintenant avec moi des mouvements d'humeur. Quelquefois il me regardait comme si nous etions faches. Je me doutais bien, vous pensez! qu'il y avait la-dessous quelque gros chagrin d'amour; mais comme Jacques s'obstinait a ne pas m'en parler, je n'osais pas en parler non plus. Pourtant, certain dimanche qu'il m'etait revenu plus sombre qu'a l'ordinaire, je voulus en avoir le coeur net. "Voyons! Jacques, qu'as-tu? lui dis-je en lui prenant les mains.... Cela ne va donc pas, _la-bas_? --Eh bien, non!... cela ne va pas..., repondit le pauvre garcon d'un air decourage. --Mais enfin, que se passe-t-il? Est-ce que Pierrotte se serait apercu de quelque chose? Voudrait-il vous empecher de vous aimer?... --Oh! non! Daniel, ce n'est pas Pierrotte qui nous empeche... C'est elle qui ne m'aime pas, qui ne m'aimera jamais. --Quelle folie, Jacques! Comment peux-tu savoir qu'elle ne t'aimera jamais... Lui as-tu dit que tu l'aimais, seulement?... Non, n'est-ce pas?... Eh bien, alors... --Celui qu'elle aime n'a pas parle; il n'a pas eu besoin de parler pour etre aime... --Vraiment, Jacques, tu crois que le joueur de flute?..." Jacques n'eut pas l'air d'entendre ma question. "Celui qu'elle aime n'a pas parle", dit-il pour la seconde fois. Et je n'en pus savoir davantage. Cette nuit-la, on ne dormit guere dans le clocher de Saint-Germain. Jacques passa presque tout le temps a la fenetre a regarder les etoiles en soupirant. Moi, je songeais: "Si j'allais _la-bas_, voir les choses de pres... Apres tout, Jacques peut se tromper. Mlle Pierrotte n'a sans doute pas compris tout ce qui tient d'amour dans les plis de cette cravate... Puisque Jacques n'ose pas parler de sa passion, peut-etre je ferais bien d'en parler pour lui... Oui, c'est cela: j'irai, je parlerai a cette jeune Philistine, et nous verrons." Le lendemain, sans avertir ma mere Jacques, je mis ce beau projet a execution. Certes, Dieu m'est temoin qu'en allant _la-bas_ je n'avais aucune arriere-pensee. J'y allais pour Jacques, rien que pour Jacques... Pourtant, quand j'apercus a l'angle du passage du Saumon l'ancienne maison Lalouette avec ses peintures vertes et le _Porcelaines et Cristaux_ de la devanture, je sentis un leger battement du coeur qui aurait du m'avertir... J'entrai. Le magasin etait desert; dans le fond, l'homme-flute prenait sa nourriture; meme en mangeant il gardait son instrument sur la nappe pres de lui. "Que Camille puisse hesiter entre cette flute ambulante et ma mere Jacques, voila qui n'est pas possible.., me disais-je tout en montant. Enfin, nous allons voir...." Je trouvai Pierrotte a table avec sa fille et la dame de grand merite. Les yeux noirs n'etaient pas la fort heureusement. Quand j'entrai, il y eut une exclamation de surprise. "Enfin, le voila! s'ecria le bon Pierrotte de sa voix de tonnerre... C'est bien le cas de le dire... Il va prendre le cafe avec nous." On me fit place. La dame de grand merite alla me chercher une belle tasse a fleurs d'or, et je m'assis a cote de Mlle Pierrotte. Elle etait tres gentille ce jour-la, Mlle Pierrotte. Dans ses cheveux, un peu au-dessus de l'oreille--ce n'est plus la qu'on les place aujourd'hui--, elle avait mis une petite rose rouge, mais si rouge, si rouge... Entre nous, je crois que cette petite rose rouge etait fee, tellement elle embellissait la petite Philistine. "Ah! ca, monsieur Daniel, me dit Pierrotte avec un bon gros rire affectueux, c'est donc fini, vous ne voulez donc plus venir nous voir!" J'essayai de m'excuser et de parler de mes travaux litteraires. "Oui, oui, je connais ca, le Quartier latin...", fit le Cevenol. Et il se mit a rire de plus belle en regardant la dame de grand merite qui toussotait, hem! hem! d'un air entendu et m'envoyait des coups de pied sous la table. Pour ces braves gens, Quartier latin, cela voulait dire orgies, violons, masques, petards, pots casses, nuits folles et le reste. Ah! si je leur avais conte ma vie de cenobite dans le clocher de Saint-Germain, je les aurais fort etonnes. Mais, vous savez! quand on est jeune, on n'est pas fache de passer pour un mauvais sujet. Devant les accusations de Pierrotte, je prenais un petit air modeste, et je ne me defendais que faiblement: "Mais non, mais non! je vous assure... Ce n'est pas ce que vous croyez." Jacques aurait bien ri de me voir. Comme nous achevions de prendre le cafe, un petit air de flute se fit entendre dans la cour. C'etait Pierrotte qu'on appelait au magasin. A peine eut-il le dos tourne, la dame de grand merite s'en alla a son tour a l'office faire un cinq cents avec la cuisiniere. Entre nous, je crois que son plus grand merite, a cette dame-la, c'etait de tripoter les cartes fort habilement. Quand je vis qu'on me laissait seul avec la petite rose rouge, je pensai: "Voila le moment!" et j'avais deja le nom de Jacques sur les levres; mais Mlle Pierrotte ne me donna pas le temps de parler. A voix basse, sans me regarder, elle me dit tout a coup: "Est-ce que c'est Mlle Coucou-Blanc qui vous empeche de venir chez vos amis?" D'abord je crus qu'elle riait, mais non! elle ne riait pas. Elle paraissait meme tres emue, a voir l'incarnat de ses joues et les battements rapides de sa guimpe. Sans doute on avait parle de Coucou-Blanc devant elle, et elle s'imaginait confusement des choses qui n'etaient pas. J'aurais pu la detromper d'un mot; mais je ne sais quelle sotte vanite me retint... Alors, voyant que je ne lui repondais pas, Mlle Pierrotte se tourna de mon cote et, levant ses grands cils qu'elle avait tenus baisses jusqu'alors, elle me regarda... Je mens. Ce n'est pas elle qui me regarda; mais les yeux noirs tout mouilles de larmes et charges de tendres reproches. Ah! ces chers yeux noirs, delices de mon ame! Ce ne fut qu'une apparition. Les longs cils se baisserent presque tout de suite, les yeux noirs disparurent; et je n'eus plus a cote de moi que Mlle Pierrotte. Vite, vite, sans attendre une nouvelle apparition, je me mis a parler de Jacques. Je commencai par dire combien il etait bon, loyal, brave, genereux. Je racontai ce devouement qui ne se lassait pas, cette maternite toujours en eveil, a rendre une vraie mere jalouse. C'est Jacques qui me nourissait, m'habillait, me faisait ma vie, Dieu sait au prix de quel travail, de quelles privations. Sans lui, je serais encore la-bas, dans cette prison noire de Sarlande, ou j'avais tant souffert, tant souffert... A cet endroit de mon discours, Mlle Pierrotte parut s'attendrir, et je vis une grosse larme glisser le long de sa joue. Moi, bonnement, je crus que c'etait pour Jacques et je me dis en moi-meme: "Allons! voila qui va bien." La-dessus, je redoublai d'eloquence. Je parlai des melancolies de Jacques et de cet amour profond, mysterieux, qui lui rongeait le coeur. Ah! trois et quatre fois heureuse la femme qui... Ici la petite rose rouge que Mlle Pierrotte avait dans les cheveux glissa je ne sais comment et vint tomber a mes pieds. Tout juste, a ce moment, je cherchais un moyen delicat de faire comprendre a la jeune Camille qu'elle etait cette femme trois et quatre fois heureuse dont Jacques s'etait epris. La petite rose rouge en tombant me fournit ce moyen.--Quand je vous disais qu'elle etait fee, cette petite rose rouge.--Je la ramassai lestement, mais je me gardai bien de la rendre. "Ce sera pour Jacques, de votre part", dis-je a Mlle Pierrotte avec mon sourire le plus fin.--"Pour Jacques, si vous voulez", repondit Mlle Pierrotte, en soupirant; mais au meme instant, les yeux noirs apparurent et me regarderent tendrement de l'air de me dire: "Non! pas pour Jacques, pour toi!" Et si vous aviez vu comme ils disaient bien cela, avec quelle candeur enflammee, quelle passion pudique et irresistible! Pourtant j'hesitais encore, et ils furent obliges de repeter deux ou trois fois de suite: "Oui!... pour toi... pour toi." Alors je baisai la petite rose rouge et je la mis dans ma poitrine. Ce soir-la, quand Jacques revint, il me trouva comme a l'ordinaire penche sur l'etabli aux rimes et je lui laissai croire que je n'etais pas sorti de la journee. Par malheur, en me deshabillant, la petite rose rouge que j'avais gardee dans ma poitrine roula par terre au pied du lit: toutes ces fees sont pleines de malice. Jacques la vit, la ramassa, et la regarda longuement. Je ne sais pas qui etait le plus rouge de la rose ou de moi. "Je la reconnais, me dit-il, c'est une fleur du rosier qui est _la-bas_ sur la fenetre du salon." Puis il ajouta en me la rendant: "Elle ne m'en a jamais donne, a moi." Il dit cela si tristement que les larmes m'en vinrent aux yeux. "Jacques, mon ami Jacques, je te jure qu'avant ce soir..." Il m'interrompit avec douceur: "Ne t'excuse pas, Daniel, je suis sur que tu n'as rien fait pour me trahir... Je le savais, je savais que c'etait toi qu'elle aimait. Rappelle-toi ce que je t'ai dit: "celui qu'elle aime n'a pas parle, il n'a pas eu besoin de parler pour etre aime." La-dessus, le pauvre garcon se mit a marcher de long en large dans la chambre. Moi, je le regardais, immobile, ma rose rouge a la main.--"Ce qui arrive devait arriver, reprit-il au bout d'un moment. Il y a longtemps que j'avais prevu tout cela. Je savais que, si elle te voyait, elle ne voudrait jamais de moi... Voila pourquoi j'ai si longtemps tarde a t'amener la-bas. J'etais jaloux de toi par avance. Pardonne-moi, je l'aimais tant!... Un jour, enfin, j'ai voulu tenter l'epreuve, et je t'ai laisse venir. Ce jour-la, mon cher, j'ai compris que c'etait fini. Au bout de cinq minutes, elle t'a regarde comme jamais elle n'a regarde personne. Tu t'en es bien apercu, toi aussi. Oh! ne mens pas, tu t'en es apercu. La preuve, c'est que tu es reste, plus d'un mois sans retourner _la-bas_; mais, pecaire! cela ne m'a guere servi... Pour les ames comme la sienne, les absents n'ont jamais tort, au contraire... Chaque fois que j'y allais, elle ne faisait que me parler de toi, et si naivement, avec tant de confiance et d'amour... C'etait un vrai supplice. Maintenant c'est fini... J'aime mieux ca." Jacques me parla ainsi longuement avec la meme douceur, le meme sourire resigne. Tout ce qu'il disait me faisait peine et plaisir a la fois. Peine, parce que je le sentais malheureux; plaisir, parce que je voyais a travers chacune de ses paroles les yeux noirs qui me luisaient, tout pleins de moi. Quand il eut fini, je m'approchai de lui, un peu honteux, mais sans lacher la petite rose rouge: "Jacques, est-ce que tu ne vas plus m'aimer maintenant?" Il sourit, et me serrant contre son coeur: "T'es bete, je t'aimerai bien davantage." C'est une verite. L'histoire de la rose rouge ne changea rien a la tendresse de ma mere Jacques, pas meme a son humeur. Je crois qu'il souffrit beaucoup, mais il ne le laissa jamais voir. Pas un soupir, pas une plainte, rien. Comme par le passe, il continua d'aller _la-bas_ le dimanche et de faire bon visage a tous. Il n'y eut que les noeuds de cravate de supprimes. Du reste, toujours calme et fier, travaillant a se tuer, et marchant courageusement dans la vie, les yeux fixes sur un seul but, la reconstruction du foyer... O Jacques! ma mere Jacques! Quant a moi, du jour ou je pus aimer les yeux noirs librement, sans remords, je me jetai a corps perdu dans ma passion... Je ne bougeais plus de chez Pierrotte. J'y avais gagne tous les coeurs;--au prix de quelles lachetes, grand Dieu? Apporter du sucre a M. Lalouette, faire la partie de la dame de grand merite, rien ne me coutait... Je m'appelais Desir-de-plaire dans cette maison-la... En general, Desir-de-plaire venait vers le milieu de la journee. A cette heure, Pierrotte etait au magasin, et Mlle Camille toute seule en haut, dans le salon, avec la dame de grand merite. Des que j'arrivais, les yeux noirs se montraient bien vite, et presque aussitot la dame de grand merite nous laissait seuls. Cette noble dame de compagnie se croyait debarrassee de tout service quand elle me voyait la. Vite, vite a l'office avec la cuisiniere, et en avant les cartes. Je ne m'en plaignais pas; pensez donc! en tete-a-tete avec les yeux noirs. Dieu! les bonnes heures que j'ai passees dans ce petit salon jonquille! Presque toujours j'apportais un livre, un de mes poetes favoris, et j'en lisais des passages aux yeux noirs, qui se mouillaient de belles larmes ou lancaient des eclairs, selon les endroits. Pendant ce temps, Mlle Pierrotte brodait pres de nous des pantoufles pour son pere ou nous jouait ses eternelles _Reveries de Rosellen;_ mais nous la laissions bien tranquille, je vous assure. Quelquefois cependant, a l'endroit le plus pathetique de nos lectures, cette petite bourgeoise faisait a haute voix une reflexion saugrenue, comme: "Il faut que je fasse venir l'accordeur..." ou bien encore: "J'ai deux points de trop a ma pantoufle." Alors de depit je fermais le livre et je ne voulais pas aller plus loin; mais les yeux noirs avaient une certaine facon de me regarder qui m'apaisait tout de suite, et je continuais. Il y avait sans doute une grande imprudence a nous laisser ainsi toujours seuls dans ce petit salon jonquille. Songez qu'a nous deux--les yeux noirs et Desir-de-plaire--nous ne faisions pas trente-quatre ans... Heureusement que Mlle Pierrotte ne nous quittait jamais, et c'etait une surveillance tres sage, tres avisee, tres eveillee, comme il en faut a la garde des poudrieres... Un jour--je me souviens--, nous etions assis, les yeux noirs et moi, sur un canape du salon, par un tiede apres-midi du mois de mai, la fenetre entrouverte, les grands rideaux baisses et tombant jusqu'a terre. On lisait _Faust_, ce jour-la!... La lecture finie, le livre me glissa des mains; nous restames un moment l'un contre l'autre, sans parler, dans le silence et le demi-jour... Elle avait sa tete appuyee sur mon epaule... Par la guimpe entrebaillee, je voyais de petites medailles d'argent qui reluisaient au fond de la gorgerette... Subitement, Mlle Pierrotte parut au milieu de nous. Il faut voir comme elle me renvoya bien vite a l'autre bout du canape, et quel grand sermon! "Ce que vous faites la est tres mal, chers enfants, nous dit-elle... Vous abusez de la confiance qu'on vous montre... Il faut parler au pere de vos projets... Voyons! Daniel, quand lui parlerez-vous?" Je promis de parler a Pierrotte tres prochainement, des que j'aurais fini mon grand poeme. Cette promesse apaisa un peu notre surveillante; mais c'est egal! depuis ce jour, defense fut faite aux yeux noirs de s'asseoir sur le canape, a cote de Desir-de-plaire. Ah! c'etait une jeune personne tres rigide, cette demoiselle Pierrotte. Figurez-vous que, dans les premiers temps, elle ne voulait pas permettre aux yeux noirs de m'ecrire; a la fin, pourtant, elle y consentit, a l'expresse condition, qu'on lui montrerait toutes les lettres. Malheureusement, ces adorables lettres pleines de passion que m'ecrivaient les yeux noirs, Mlle Pierrotte ne se contentait pas de les relire; elle y glissait souvent des phrases de son cru comme ceci par exemple: "...Ce matin, je suis toute triste. J'ai trouve une araignee dans mon armoire. Araignee du matin, chagrin." Ou bien encore: "On ne se met pas en menage avec des noyaux de peche..." Et puis l'eternel refrain: "Il faut parler au pere de vos projets..." A quoi je repondais invariablement: "Quand j'aurai fini mon poeme!..." VIII UNE LECTURE AU PASSAGE DU SAUMON Enfin, je le terminai, ce fameux poeme. J'en vins a bout apres quatre mois de travail, et je me souviens qu'arrive aux derniers vers je ne pouvais plus ecrire, tellement les mains me tremblaient de fievre, d'orgueil, de plaisir, d'impatience. Dans le clocher de Saint-Germain, ce fut un evenement. Jacques, a cette occasion, redevint pour un jour le Jacques d'autrefois, le Jacques du cartonnage et des petits pots de colle. Il me relia un magnifique cahier sur lequel il voulut recopier mon poeme de sa propre main; et c'etaient a chaque vers des cris d'admiration, des trepignements d'enthousiasme... Moi, j'avais moins de confiance dans mon oeuvre. Jacques m'aimait trop; je me mefiais de lui. J'aurais voulu faire lire mon poeme a quelqu'un d'impartial et de sur. Le diable, c'est que je ne connaissais personne. Pourtant, a la cremerie, les occasions ne m'avaient pas manque de faire des connaissances. Depuis que nous etions riches, je mangeais a table d'hote, dans la salle du fond. Il y avait la une vingtaine de jeunes gens, des ecrivains, des peintres, des architectes, ou pour mieux dire de la graine de tout cela.--Aujourd'hui la graine a monte; quelques-uns de ces jeunes gens sont devenus celebres, et quand je vois leurs noms dans les journaux, cela me creve le coeur, moi qui ne suis rien.--A mon arrivee a la table, tout ce jeune monde m'accueillit a bras ouverts; mais comme j'etais trop timide pour me meler aux discussions, on m'oublia vite, et je fus aussi seul au milieu d'eux tous que je l'etais a ma petite table, dans la salle commune. J'ecoutais; je ne parlais pas... Une fois par semaine, nous avions a diner avec nous un poete tres fameux dont je ne me rappelle plus le nom, mais que ces messieurs appelaient Baghavat, du titre d'un de ses poemes. Ces jours-la on buvait du bordeaux a dix-huit sous; puis, le dessert venu, le grand Baghavat recitait un poeme indien. C'etait sa specialite, les poemes indiens. Il en avait un intitule _Lakcamana_, un autre _Dacaratha_, un autre _Kalatcala_, un autre _Bhagiratha_, et puis _Cudra, Cunocepa, Vicvamitra_...; mais le plus beau de tous etait encore _Baghavat_. Ah! quand le poete recitait _Baghavat_, toute la salle du fond croulait. On hurlait, on trepignait, on montait sur les tables. J'avais a ma droite un petit architecte a nez rouge qui sanglotait des le premier vers et tout le temps s'essuyait les yeux avec ma serviette... Moi, par entrainement, je criais plus fort que tout le monde: mais, au fond, je n'etais pas fou de Baghavat. En somme, ces poemes indiens se ressemblaient tous. C'etait toujours un lotus, un condor, un elephant et un buffle; quelquefois, pour changer, les lotus s'appelaient lotos; mais, a part cette variante, toutes ces rapsodies se valaient: ni passion, ni verite, ni fantaisie. Des rimes sur des rimes. Une mystification... Voila ce qu'en moi-meme je pensais du grand Baghavat; et je l'aurais peut-etre juge avec moins de severite si on m'avait a mon tour demande quelques vers; mais on ne me demandait rien, et cela me rendait impitoyable... Du reste, je n'etais pas le seul de mon avis sur la poesie hindoue. J'avais mon voisin de gauche qui n'y mordait pas non plus... Un singulier personnage, mon voisin de gauche: huileux, rape, luisant, avec un grand front chauve et une longue barbe ou couraient toujours quelques fils de vermicelle. C'etait le plus vieux de la table et de beaucoup aussi le plus intelligent. Comme tous les grands esprits, il parlait peu, ne se prodiguait pas. Chacun le respectait. On disait de lui: "Il est tres fort... c'est un penseur." Moi, de voir la grimace ironique qui tordait sa bouche en ecoutant les vers du grand Baghavat, j'avais concu de mon voisin de gauche la plus haute opinion. Je pensais: "Voila un homme de gout... Si je lui disais mon poeme!" Un soir--comme on se levait de table--, je fis apporter un flacon d'eau-de-vie, et j'offris au penseur de prendre un petit verre avec moi. Il accepta, je connaissais son vice. Tout en buvant, j'amenai la conversation sur le grand Baghavat, et je commencai par dire beaucoup de mal des lotus, des condors, des elephants et des buffles. --C'etait de l'audace, les elephants sont si rancuniers!... --Pendant que je parlais, le penseur se versait de l'eau-de-vie sans rien dire. De temps en temps, il souriait et remuait approbativement la tete en faisant: "Oua... oua..." Enhardi par ce premier succes, je lui avouai que moi aussi j'avais compose un grand poeme et que je desirais le lui soumettre. "Oua... oua...", fit encore le penseur sans sourciller. En voyant mon homme si bien dispose, je me dis: "C'est le moment!" et je tirai mon poeme de ma poche. Le penseur, sans s'emouvoir, se versa un cinquieme petit verre, me regarda tranquillement derouler mon manuscrit; mais, au moment supreme il posa sa main de vieil ivrogne sur ma manche: "Un mot, jeune homme, avant de commencer... Quel est votre criterium?" Je le regardai avec inquietude. "Votre criterium!... fit le terrible penseur en haussant la voix. Quel est votre criterium?" Helas! mon criterium!... je n'en avais pas, je n'avais jamais songe a en avoir un; et cela se voyait du reste, a mon oeil etonne, a ma rougeur, a ma confusion. Le penseur se leva indigne: "Comment! malheureux jeune homme, vous n'avez pas de criterium!... Inutile alors de me lire votre poeme... je sais d'avance ce qu'il vaut." La-dessus, il se versa coup sur coup deux ou trois petits verres qui restaient encore au fond de la bouteille, prit son chapeau et sortit en roulant des yeux furibonds. Le soir, quand je contai mon aventure a l'ami Jacques, il entra dans une belle colere. "Ton penseur est un imbecile, me dit-il... Qu'est-ce que cela fait d'avoir un criterium?... Les bengalis en ont-ils un?... Un criterium! qu'est-ce que c'est que ca?... Ou ca se fabrique-t-il? A-t-on jamais vu?... Marchand de criterium, va!..." Mon brave Jacques! il en avait les larmes aux yeux, de l'affront que mon chef-d'oeuvre et moi nous venions de subir. "Ecoute, Daniel! reprit-il au bout d'un moment, j'ai une idee... Puisque tu veux lire ton poeme si tu le lisais chez Pierrotte, un dimanche?... --Chez Pierrotte?... Oh! Jacques! --Pourquoi pas?... Dame! Pierrotte n'est pas un aigle, mais ce n'est pas une taupe non plus. Il a le sens tres net, tres droit... Camille, elle, serait un juge excellent, quoiqu'un peu prevenu... La dame de grand merite a beaucoup lu... Ce vieil oiseau de pere Lalouette lui-meme n'est pas si ferme qu'il en a l'air... D'ailleurs Pierrotte connait a Paris des personnes tres distinguees qu'on pourrait inviter pour ce soir-la?... Qu'en dis-tu? Veux-tu que je lui en parle?.." Cette idee d'aller chercher des juges au passage du Saumon ne me souriait guere; pourtant j'avais une telle demangeaison de lire mes vers, qu'apres avoir un brin rechigne, j'acceptai la proposition de Jacques. Des le lendemain il parla a Pierrotte. Que le bon Pierrotte eut exactement compris ce dont il s'agissait, voila ce qui est fort douteux; mais comme il voyait la une occasion d'etre agreable aux enfants de mademoiselle, le brave homme dit "oui" sans hesiter, et tout de suite on lanca des invitations. Jamais le petit salon jonquille ne s'etait trouve a pareille fete. Pierrotte, pour me faire honneur, avait invite ce qu'il y a de mieux dans le monde de la porcelaine. Le soir de la lecture, nous avions la, en dehors du personnel accoutume, M. et Mme Passajon, avec leur fils le veterinaire, un des plus brillants eleves de l'Ecole d'Alfort; Ferrouillat cadet, franc-macon, beau parleur, qui venait d'avoir un succes de tous les diables a la loge du Grand-Orient; puis les Fougeroux, avec leurs six demoiselles rangees en tuyaux d'orgue, et enfin Ferrouillat l'aine, un membre du Caveau, l'homme de la soiree. Quand je me vis en face de cet important areopage, vous pensez si je fus emu. Comme on leur avait dit qu'ils etaient la pour juger un ouvrage de poesie, tous ces braves gens avaient cru devoir prendre des physionomies de circonstance, froides, eteintes, sans sourires. Ils parlaient entre eux a voix basse et gravement, en remuant la tete comme des magistrats. Pierrotte, qui n'y mettait pas tant de mystere, les regardait tous d'un air etonne... Quand tout le monde fut arrive, on se placa. J'etais assis, le dos au piano; l'auditoire en demi-cercle autour de moi, a l'exception du vieux Lalouette, qui grignotait son sucre a la place habituelle. Apres un moment de tumulte, le silence se fit, et d'une voix emue je commencai mon poeme... C'etait un poeme dramatique; pompeusement intitule _La Comedie pastorale_... Dans les premiers jours de sa captivite au college de Sarlande, le petit Chose s'amusait a raconter a ses eleves des historiettes fantastiques, pleines de grillons, de papillons et autres bestioles. C'est avec trois de ces petits contes, dialogues et mis en vers, que j'avais fait _La Comedie pastorale_. Mon poeme etait divise en trois parties; mais ce soir-la, chez Pierrotte, je ne leur lus que la premiere partie. Je demande la permission de transcrire ici ce fragment de _La Comedie pastorale_, non pas comme un morceau choisi de litterature, mais seulement comme pieces justificatives a joindre a l'_Histoire du petit Chose_. Figurez-vous pour un moment, mes chers lecteurs, que vous etes assis en rond dans le petit salon jonquille, et que Daniel Eyssette tout tremblant recite devant vous. LES AVENTURES D'UN PAPILLON BLEU Le theatre represente la campagne. Il est six heures du soir; le soleil s'en va. Au lever du rideau, un Papillon bleu et une jeune Bete a bon Dieu, du sexe male, causent a cheval sur un brin de fougere. Ils se sont rencontres le matin, et ont passe la journee ensemble. Comme il est tard, la Bete a bon Dieu fait mine de se retirer. LE PAPILLON Quoi! tu t'en vas deja?... LA BETE A BON DIEU Dame! il faut que je rentre; Il est tard, songez donc! LE PAPILLON Attends un peu, que diantre! Il n'est jamais trop tard pour retourner chez soi... Moi d'abord, je m'ennuie a ma maison; et toi? C'est si bete une porte, un mur, une croisee, Quand au-dehors on a le soleil, la rosee Et les coquelicots, et le grand air, et tout. Si les coquelicots ne sont pas de ton gout, Il faut le dire... LA BETE A BON DIEU Helas! monsieur, je les adore. LE PAPILLON Eh bien! alors, nigaud, ne t'en va pas encore; Reste avec moi. Tu vois! il fait bon; l'air est doux. LA BETE A BON DIEU Oui, mais... LE PAPILLON, la poussant dans l'herbe. He! roule-toi dans l'herbe; elle est a nous. LA BETE A BON DIEU, se debattant. Non! laissez-moi; parole! il faut que je m'en aille. LE PAPILLON Chut! Entends-tu? LA BETE A BON DIEU, effrayee. Quoi donc? LE PAPILLON Cette petite caille, Qui chante en se grisant dans la vigne a cote... Hein! la bonne chanson pour ce beau soir d'ete, Et comme c'est joli, de la place ou nous sommes!... LA BETE A BON DIEU Sans doute, mais... LE PAPILLON Tais-toi. LA BETE A BON DIEU Quoi donc? LE PAPILLON Voila des hommes. (Passent des hommes.) LA BETE A BON DIEU, bas, apres un silence. L'homme, c'est tres mechant, n'est-ce pas? LE PAPILLON Tres mechant. LA BETE A BON DIEU J'ai toujours peur qu'un d'eux m'aplatisse en marchant; Ils ont de si gros pieds, et moi des reins si freles... Vous, vous n'etes pas grand, mais vous avez des ailes; C'est enorme! LE PAPILLON Parbleu! mon cher, si ces lourdauds De paysans te font peur, grimpe-moi sur le dos; Je suis tres fort des reins, moi! je n'ai pas des ailes En pelure d'oignon comme les demoiselles, Et je veux te porter ou tu voudras, aussi Longtemps que tu voudras. LA BETE A BON DIEU Oh! non, monsieur, merci! Je n'oserai jamais...! LE PAPILLON C'est donc bien difficile De grimper la? LA BETE A BON DIEU Non, mais... LE PAPILLON Grimpe donc, imbecile! LA BETE A BON DIEU Vous me ramenerez chez moi, bien entendu; Car, sans cela... LE PAPILLON Sitot parti, sitot rendu. LA BETE A BON DIEU, grimpant sur son camarade. C'est que le soir, chez nous, nous faisons la priere. Vous comprenez? LE PAPILLON Sans doute... Un peu plus en arriere. La... Maintenant, silence a bord! je lache tout. (Prrt! Ils s'envolent; le dialogue continue en l'air.) Mon cher, c'est merveilleux; tu n'es pas lourd du tout. LA BETE A BON DIEU, effrayee. Ah!... monsieur... LE PAPILLON Eh bien! quoi? LA BETE A BON DIEU Je n'y vois plus... la tete Me tourne; je voudrais bien descendre... LE PAPILLON Es-tu bete! Si la tete te tourne, il faut fermer les yeux. Les as-tu fermes? LA BETE A BON DIEU, fermant les yeux Oui... LE PAPILLON Ca va mieux? LA BETE A BON DIEU, avec effort. Un peu mieux. LE PAPILLON, riant sous cape. Decidement on est mauvais aeronaute Dans ta famille... LA BETE A BON DIEU Oh! oui... LE PAPILLON Ce n'est pas votre faute Si le guide-ballon n'est pas encore trouve. LA BETE A BON DIEU Oh! non... LE PAPILLON Ca, monseigneur, vous etes arrive. (Il se pose sur un Muguet.) LA BETE A BON DIEU, ouvrant les yeux. Pardon! mais... ce n'est pas ici que je demeure. LE PAPILLON Je sais; mais comme il est encore de tres bonne heure Je t'ai mene chez un Muguet de mes amis. On va se rafraichir le bec;--c'est bien permis... LA BETE A BON DIEU Oh! je n'ai pas le temps... LE PAPILLON Bah! rien qu'une seconde... LA BETE A BON DIEU Et puis, je ne suis pas recu, moi, dans le monde... LE PAPILLON Viens donc! je te ferai passer pour mon batard; Tu seras bien recu, va!... LA BETE A BON DIEU Puis, c'est qu'il est tard. LE PAPILLON Eh! non! il n'est pas tard; ecoute la cigale... LA BETE A BON DIEU, a voix basse. Puis... je... n'ai pas d'argent... LE PAPILLON, l'entrainant: Viens! le Muguet regale. (Ils entrent chez le Muguet.)--La toile tombe. Au second acte, quand le rideau se leve, il fait presque nuit... On voit les deux camarades sortir de chez le Muguet... La Bete a bon Dieu est legerement ivre. LE PAPILLON, tendant le dos. Et maintenant, en route! LA BETE A BON DIEU, grimpant bravement. En route! LE PAPILLON Eh bien! comment Trouves-tu mon Muguet? LA BETE A BON DIEU Mon cher, il est charmant; Il vous livre sa cave et tout sans vous connaitre... LE PAPILLON, regardant le ciel. Oh! oh! Phoebe qui met le nez a sa fenetre; Il faut nous depecher... LA BETE A BON DIEU Nous depecher, pourquoi? LE PAPILLON Tu n'es donc plus presse de retourner chez toi?... LA BETE A BON DIEU Oh! pourvu que j'arrive a temps pour la priere... D'ailleurs, ce n'est pas loin, chez nous,... c'est la derriere. LE PAPILLON Si tu n'es pas presse; je ne le suis pas, moi. LA BETE A BON DIEU, avec effusion. Quel bon enfant tu fais!... Je ne sais pas pourquoi Tout le monde n'est pas ton ami sur la terre. On dit de toi: "C'est un boheme; un refractaire! Un poete! un sauteur!..." LE PAPILLON Tiens! tiens.! et qui dit ca? LA BETE A BON DIEU Mon Dieu! le Scarabee... LE PAPILLON Ah! oui, ce gros poussah. Il m'appelle sauteur, parce qu'il a du ventre. LA BETE A BON DIEU C'est qu'il n'est pas le seul qui te deteste... LE PAPILLON Ah! dis. LA BETE A BON DIEU Ainsi, les Escargots ne sont pas tes amis, Va! ni les Scorpions, pas meme les Fourmis. LE PAPILLON Vraiment? LA BETE A BON DIEU, confidentielle. Ne fais jamais la cour a l'Araignee; Elle te trouve affreux. LE PAPILLON On l'a mal renseignee. LA BETE A BON DIEU He! les Chenilles sont un peu de son avis... LE PAPILLON Je crois bien!... Mais, dis-moi! dans le monde ou tu vis, Car enfin tu n'es pas du monde des Chenilles, Suis-je aussi mal vu?... LA BETE A BON DIEU Dame! c'est selon les familles, La jeunesse est pour toi; les vieux, en general, Trouvent que tu n'as pas assez de sens moral. LE PAPILLON, tristement. Je vois que je n'ai pas beaucoup de sympathies. En somme... LA BETE A BON DIEU Ma foi! non, mon pauvre! Les Orties T'en veulent. Le Crapaud te hait; jusqu'au Grillon, Quand il parle de toi, qui dit: "Ce p... p... Papillon!" LE PAPILLON Est-ce que tu me hais, toi, comme tous ces droles? LA BETE A BON DIEU Moi... Je t'adore; on est si bien sur tes epaules! Et puis, tu me conduis toujours chez les Muguets. C'est amusant!... Dis donc, si je te fatiguais, Nous pourrions faire encore une petite pause Quelque part... Tu n'es pas fatigue, je suppose? LE PAPILLON Je te trouve un peu lourd, ce n'est pas l'embarras. LA BETE A BON DIEU, montrant des Muguets. Alors, entrons ici, tu te reposeras. LE PAPILLON Ah! merci!... des Muguets, toujours la meme chose J'aime bien mieux a cote... LA BETE A BON DIEU, toute rouge. Chez la Rose?... Oh! non, jamais... LE PAPILLON, l'entrainant. Viens donc! on ne nous verra pas. (Ils entrent discretement chez la Rose.)--La toile tombe. Au troisieme acte... Mais je ne voudrais pas, mes chers lecteurs, abuser plus longtemps de votre patience. Les vers, par le temps qui court, n'ont pas le don de plaire, je le sais. Aussi, j'arrete la mes citations, et je vais me contenter de raconter sommairement le reste de mon poeme. Au troisieme acte, il est nuit tout a fait... Les deux camarades sortent ensemble de chez la Rose... Le Papillon veut ramener la Bete a bon Dieu chez ses parents; mais celle-ci s'y refuse; elle est completement ivre, fait des cabrioles sur l'herbe et pousse des cris seditieux... Le Papillon est oblige de l'emporter chez elle. On se separe sur la porte, en se promettant de se revoir bientot... Et alors le Papillon s'en va tout seul, dans la nuit. Il est un peu ivre, lui aussi; mais son ivresse est triste: il se rappelle les confidences de la Bete a bon Dieu, et se demande amerement pourquoi tant de monde le deteste, lui qui jamais n'a fait de mal a personne... Ciel sans lune, le vent souffle, la campagne est toute noire... Le Papillon a peur, il a froid; mais il se console en songeant que son camarade est en surete, au fond d'une couchette bien chaude... Cependant, on entrevoit dans l'ombre de gros oiseaux de nuit qui traversent la scene d'un vol silencieux. L'eclair brille. Des betes mechantes embusquees sous des pierres, ricanent en se montrant le Papillon. "Nous le tenons!" disent-elles. Et tandis que l'infortune va de droite et de gauche, plein d'effroi, un Chardon au passage le larde d'un grand coup d'epee, un Scorpion l'eventre avec ses pinces, une grosse Araignee velue lui arrache un pan de son manteau de satin bleu, et, pour finir, une Chauve-Souris lui casse les reins d'un coup d'aile. Le Papillon tombe, blesse a mort... Tandis qu'il rale sur l'herbe, les Orties se rejouissent, et les Crapauds disent: "C'est bien fait!" A l'aube, les Fourmis, qui vont au travail avec leurs saquettes et leurs gourdes, trouvent le cadavre au bord du chemin. Elles le regardent a peine et s'eloignent sans vouloir l'enterrer. Les Fourmis ne travaillent pas pour rien... Heureusement une confrerie de Necrophores vient a passer par la. Ce sont, comme vous savez, de petites betes noires qui ont fait voeu d'ensevelir les morts... Pieusement, elles s'attellent au Papillon defunt et le trainent vers le cimetiere... Une foule curieuse se presse sur leur passage, et chacun fait des reflexions a haute voix... Les petits Grillons bruns, assis au soleil devant leurs portes, disent gravement: "Il aimait trop les fleurs!--Il courait trop la nuit!" ajoutent les Escargots, et les Scarabees a gros ventre se dandinent dans leurs habits d'or en grommelant: "Trop boheme! trop boheme!" Parmi toute cette foule, pas un mot de regret pour le pauvre mort; seulement, dans les plaines d'alentour, les grands lis ont ferme et les cigales ne chantent pas. La derniere scene se passe dans le cimetiere des Papillons. Apres que les Necrophores ont fait leur oeuvre, un Hanneton solennel, qui a suivi le convoi, s'approche de la fosse, et, se mettant sur le dos, commence l'eloge du defunt. Malheureusement la memoire lui manque; il reste la les pattes en l'air, gesticulant pendant une heure et s'entortillant dans ses periodes... Quand l'orateur a fini, chacun se retire, et alors dans le cimetiere desert, on voit la Bete a bon Dieu des premieres scenes sortir de derriere une tombe. Tout en larmes, elle s'agenouille sur la terre fraiche de la fosse et dit une priere touchante pour son pauvre petit camarade qui est la. IX TU VENDRAS DE LA PORCELAINE Au dernier vers de mon poeme, Jacques, enthousiasme, se leva pour crier bravo; mais il s'arreta net en voyant la mine effaree de tous ces braves gens. En verite, je crois que le cheval de feu de l'Apocalypse, faisant irruption au milieu du petit salon jonquille, n'y aurait pas cause plus de stupeur que mon papillon bleu. Les Passajon, les Fougeroux, tout herisses de ce qu'ils venaient d'entendre, me regardaient avec de gros yeux ronds; les deux Ferrouillat se faisaient des signes. Personne ne soufflait mot. Pensez comme j'etais a l'aise... Tout a coup, au milieu du silence et de la consternation generale, une voix--et quelle voix!--blanche, terne, froide, sans timbre, une voix de fantome, sortit de derriere le piano et me fit tressaillir sur ma chaise. C'etait la premiere fois, depuis dix ans, qu'on entendait parler l'homme a la tete d'oiseau, le venere Lalouette: "Je suis bien content qu'on ait tue le papillon, dit le singulier vieillard en grignotant son sucre d'un air feroce; je ne les aime pas, moi, les papillons!..." Tout le monde se mit a rire, et la discussion s'engagea sur mon poeme. Le membre du Caveau trouvait l'oeuvre un peu trop longue et m'engagea beaucoup a la reduire en une ou deux chansonnettes, genre essentiellement francais. L'eleve d'Alfort, savant naturaliste, me fit observer que les betes a bon Dieu avaient des ailes, ce qui enlevait toute vraisemblance a mon affabulation. Ferrouillat cadet pretendait avoir lu tout cela quelque part. "Ne les ecoute pas, me dit Jacques a voix basse, c'est un chef-d'oeuvre." Pierrotte, lui, ne disait rien; il paraissait tres occupe. Peut-etre le brave homme, assis a cote de sa fille tout le temps de la lecture, avait-il senti trembler dans ses mains une petite main trop impressionnable ou surpris au passage un regard noir enflamme; toujours est-il que ce jour-la Pierrotte avait--c'est bien le cas de le dire--un air fort singulier, qu'il resta colle tout le soir au canezou de sa demoiselle, que je ne pus dire un seul mot aux yeux noirs, et que je me retirai de tres bonne heure, sans vouloir entendre une chansonnette nouvelle du membre du Caveau, qui ne me le pardonna jamais. Deux jours apres cette lecture memorable, je recus de Mlle Pierrotte un billet aussi court qu'eloquent: "Venez vite, mon pere sait tout." Et plus bas, mes chers yeux noirs avaient signe: "Je vous aime." Je fus un peu trouble, je l'avoue, par cette grosse nouvelle. Depuis deux jours, je courais les editeurs avec mon manuscrit, et je m'occupais beaucoup moins des yeux noirs que de mon poeme. Puis l'idee d'une explication avec ce gros Cevenol de Pierrotte ne me souriait guere... Aussi, malgre le pressant appel des yeux noirs, je restai quelque temps sans retourner _la-bas_, me disant a moi-meme pour me rassurer sur mes intentions: "Quand j'aurai vendu mon poeme." Malheureusement je ne le vendis pas. En ce temps-la--je ne sais pas si c'est encore la meme chose aujourd'hui--, MM. les editeurs etaient des gens tres doux, tres polis, tres genereux, tres accueillants; mais ils avaient un defaut capital: on ne les trouvait jamais chez eux. Comme certaines etoiles trop menues qui ne se revelent qu'aux grosses lunettes de l'Observatoire, ces messieurs n'etaient pas visibles pour la foule. N'importe l'heure ou vous arriviez, on vous disait toujours de revenir... Dieu! que j'en ai couru de ces boutiques! que j'en ai tourne de ces boutons de portes vitrees! que j'en ai fait de ces stations aux devantures des libraires, a me dire, le coeur battant: "Entrerai-je? n'entrerai-je pas?" A l'interieur, il faisait chaud. Cela sentait le livre neuf. C'etait plein de petits hommes chauves, tres affaires, qui vous repondaient de derriere un comptoir, du haut d'une echelle double. Quant a l'editeur, invisible... Chaque soir, je revenais a la maison, triste, las, enerve. "Courage! me disait Jacques, tu seras plus heureux demain." Et, le lendemain, je me remettais en campagne, arme de mon manuscrit! De jour en jour, je le sentais devenir plus pesant, plus incommode. D'abord je le portais sous mon bras, fierement, comme un parapluie neuf; mais a la fin j'en avais honte, et je le mettais dans ma poitrine, avec ma redingote soigneusement boutonnee par-dessus. Huit jours se passerent ainsi. Le dimanche arriva. Jacques, selon sa coutume, alla diner chez Pierrotte; mais il y alla seul. J'etais si las de ma chasse aux etoiles invisibles, que je restai couche tout le jour... Le soir, en rentrant, il vint s'asseoir au bord de mon lit et me gronda doucement: "Ecoute, Daniel! tu as bien tort de ne pas aller _la-bas_. Les yeux noirs pleurent, se desolent; ils meurent de ne pas te voir... Nous avons parle de toi toute la soiree... Ah! brigand, comme elle t'aime!" La pauvre mere Jacques avait les larmes aux yeux en disant cela. "Et Pierrotte? demandai-je timidement. Pierrotte, qu'est-ce qu'il dit?... --Rien... Il a seulement paru tres etonne de ne pas te voir... Il faut y aller, mon Daniel; tu iras, n'est-ce pas? --Des demain, Jacques; je te le promets." Pendant que nous causions, Coucou-Blanc, qui venait de rentrer chez elle, entama son interminable chanson... _Tolocototignan! tolocototignan!_... Jacques se mit a rire: "Tu ne sais pas, me dit-il a voix basse, les yeux noirs sont jaloux de notre voisine. Ils croient qu'elle est leur rivale... J'ai eu beau dire ce qu'il en etait, on n'a pas voulu m'entendre... Les yeux noirs jaloux de Coucou-Blanc! c'est drole, n'est-ce pas?" Je fis semblant de rire comme lui; mais, dans moi-meme, j'etais plein de honte en songeant que c'etait bien ma faute si les yeux noirs etaient jaloux de Coucou-Blanc. Le lendemain, dans l'apres-midi, je m'en allai passage du Saumon. J'aurais voulu monter tout droit au quatrieme et parler aux yeux noirs avant de voir Pierrotte; mais le Cevenol me guettait a la porte du passage, et je ne pus l'eviter. Il fallut entrer dans la boutique et m'asseoir a cote de lui, derriere le comptoir. De temps en temps, un petit air de flute nous arrivait discretement de l'arriere-magasin. "Monsieur Daniel, me dit le Cevenol avec une assurance de langage et une facilite d'elocution que je ne lui avais jamais connues, ce que je veux savoir de vous est tres simple, et je n'irai pas par quatre chemins. C'est bien le cas de le dire... la petite vous aime d'amour... Est-ce que vous l'aimez vraiment, vous aussi? --De toute mon ame, monsieur Pierrotte. --Alors, tout va bien. Voici ce que j'ai a vous proposer... Vous etes trop jeune et la petite aussi pour songer a vous marier d'ici trois ans. C'est donc trois annees que vous avez devant vous pour vous faire une position... Je ne sais pas si vous comptez rester toujours dans le commerce des papillons bleus; mais je sais bien ce que je ferais a votre place... C'est bien le cas de le dire, je planterais la mes historiettes, j'entrerais dans l'ancienne maison Lalouette, je me mettrais au courant du petit train-train de la porcelaine, et je m'arrangerais pour que, dans trois ans, Pierrotte qui devient vieux, put trouver en moi un associe en meme temps qu'un gendre... Hein? Qu'est-ce que vous dites de ca, compere?" La-dessus, Pierrotte m'envoya un grand coup de coude et se mit a rire, mais a rire... Bien sur, qu'il croyait me combler de joie, le pauvre homme, en m'offrant de vendre de la porcelaine a ses cotes. Je n'eus pas le courage de me facher, pas meme celui de repondre; j'etais atterre... Les assiettes, les verres peints, les globes d'albatre, tout dansait autour de moi. Sur une etagere, en face du comptoir, des bergers et des bergeres, en biscuit de couleurs tendres, me regardaient d'un air narquois et semblaient me dire en brandissant leurs houlettes: "Tu vendras de la porcelaine!" Un peu plus loin, les magots chinois en robes violettes remuaient leurs caboches venerables, comme pour approuver ce qu'avaient dit les bergers: "Oui... oui... tu vendras de la porcelaine!..." Et la-bas, dans le fond, la flute ironique et sournoise sifflotait doucement: "Tu vendras de la porcelaine... tu vendras de la porcelaine..." C'etait a devenir fou. Pierrotte crut que l'emotion et la joie m'avaient coupe la parole. "Nous causerons de cela ce soir, me dit-il pour me donner le loisir de me remettre... Maintenant, montez vers la petite... C'est bien le cas de le dire... le temps doit lui sembler long." Je montai vers la petite, que je trouvai installee dans le salon jonquille, a broder ses eternelles pantoufles en compagnie de la dame de grand merite... Que ma chere Camille me pardonne! jamais Mlle Pierrotte ne me parut si Pierrotte que ce jour-la; jamais sa facon tranquille de tirer l'aiguille et de compter ses points a haute voix ne me causa tant d'irritation. Avec ses petits doigts rouges, sa joue en fleur, son air paisible, elle ressemblait a une de ces bergeres en biscuit colorie qui venaient de me crier d'une facon si impertinente: "Tu vendras de la porcelaine!" Par bonheur, les yeux noirs etaient la, eux aussi, un peu voiles, un peu melancoliques, mais si naivement joyeux de me revoir que je me sentis tout emu. Cela ne dura pas longtemps. Presque sur mes talons, Pierrotte fit son entree. Sans doute il n'avait plus autant de confiance dans la dame de grand merite. A partir de ce moment, les yeux noirs disparurent et sur toute la ligne la porcelaine triompha. Pierrotte etait tres gai, tres bavard, insupportable: les "c'est bien le cas de le dire" pleuvaient plus drus que giboulee. Diner bruyant, beaucoup trop long... En sortant de table, Pierrotte me prit a part pour me rappeler sa proposition. J'avais eu le temps de me remettre, et je lui dis avec assez de sang-froid que la chose demandait reflexion et que je lui repondrais dans un mois. Le Cevenol fut certainement tres etonne de mon peu d'empressement a accepter ses offres, mais il eut le bon gout de n'en rien laisser paraitre. "C'est entendu, me dit-il, dans un mois." Et il ne fut plus question de rien... N'importe! le coup etait porte. Pendant toute la soiree, le sinistre et fatal "Tu vendras de la porcelaine" retentit a mon oreille. Je l'entendais dans le grignotement de la tete d'oiseau qui venait d'entrer avec Mme Lalouette et s'etait installe au coin du piano, je l'entendais dans les roulades du joueur de flute, dans la _Reverie de Rosellen_ que Mlle Pierrotte ne manqua pas de jouer; je le lisais dans les gestes de toutes ces marionnettes bourgeoises, dans la coupe de leurs vetements, dans le dessin de la tapisserie, dans l'allegorie de la pendule--Venus cueillant une rose d'ou s'envole un Amour dedore--, dans la forme des meubles, dans les moindres details de cet affreux salon jonquille ou les memes gens disaient tous les soirs les memes choses, ou le meme piano jouait tous les soirs la meme reverie, et que l'uniformite de ses soirees faisait ressembler a un tableau a musique. Le salon jonquille, un tableau a musique!... Ou vous cachiez-vous donc, beaux yeux noirs?... Lorsque au retour de cette ennuyeuse soiree, je racontai a ma mere Jacques les propositions de Pierrotte, il en fut encore plus indigne que moi: "Daniel Eyssette, marchand de porcelaine!... Par exemple, je voudrais bien voir cela! disait le brave garcon, tout rouge de colere... C'est comme si on proposait a Lamartine de vendre des paquets d'allumettes, ou a Sainte-Beuve de debiter des petits balais de crin... Vieille bete de Pierrotte, va!... Apres tout, il ne faut pas lui en vouloir; il ne sait pas, ce pauvre homme. Quand il verra le succes de ton livre et les journaux tout remplis de toi, il changera joliment de gamme. --Sans doute, Jacques; mais pour que les journaux parlent de moi, il faut que mon livre paraisse, et je vois bien qu'il ne paraitra pas... Pourquoi?... Mais, mon cher, parce que je ne peux pas mettre la main sur un editeur et que ces gens-la ne sont jamais chez eux pour les poetes. Le grand Baghavat lui-meme est oblige d'imprimer ses vers a ses frais. --Eh bien, nous ferons comme lui, dit Jacques en frappant du poing sur la table; nous imprimerons a nos frais." Je le regarde avec stupefaction: "A nos frais... --Oui, mon petit, a nos frais... Tout juste, le marquis fait imprimer en ce moment le premier volume de ses memoires... Je vois son imprimeur tous les jours... C'est un Alsacien qui a le nez rouge et l'air bon enfant. Je suis sur qu'il nous fera credit... Pardieu! nous le paierons, a mesure que ton volume se vendra... Allons! voila qui est dit; des demain je vais voir mon homme." Effectivement Jacques, le lendemain, va trouver l'imprimeur et revient enchante: "C'est fait, me dit-il d'un air de triomphe; on met ton livre a l'impression demain. Cela nous coutera neuf cents francs, une bagatelle. Je ferai des billets de trois cents francs, payables de trois en trois mois. Maintenant, suis bien mon raisonnement. Nous vendons le volume trois francs, nous tirons a mille exemplaires; c'est donc trois mille francs que ton livre doit nous rapporter... tu m'entends bien, trois mille francs. La-dessus, nous payons l'imprimeur, plus la remise d'un franc par exemplaire aux libraires qui vendront l'ouvrage, plus l'envoi aux journalistes... Il nous restera, clair comme de l'eau de roche, un benefice de onze cents francs. Hein? C'est joli pour un debut..." Si c'etait joli, je crois bien!... Plus de chasse aux etoiles invisibles, plus de stations humiliantes aux portes des librairies, et par-dessus le marche onze cents francs a mettre de cote pour la reconstruction du foyer... Aussi quelle joie, ce jour-la, dans le clocher de Saint-Germain! Que de projets, que de reves! Et puis les jours suivants, que de petits bonheurs savoures goutte a goutte, aller a l'imprimerie; corriger les epreuves, discuter la couleur de la couverture, voir le papier sortir tout humide de la presse avec vos pensees imprimees dessus, courir deux fois, trois fois chez le brocheur, et revenir enfin avec le premier exemplaire qu'on ouvre en tremblant du bout des doigts... Dites! est-il rien de plus delicieux au monde? Pensez que le premier exemplaire de _La Comedie pastorale_ revenait de droit aux yeux noirs. Je le leur portai le soir meme, accompagne de la mere Jacques qui voulait jouir de mon triomphe. Nous fimes notre entree dans le salon jonquille, fiers et radieux. Tout le monde etait la. "Monsieur Pierrotte, dis-je au Cevenol, permettez-moi d'offrir ma premiere oeuvre a Camille." Et je mis mon volume dans une chere petite main qui fremissait de plaisir. Oh! si vous aviez vu le joli merci que les yeux noirs m'envoyerent, et comme ils resplendissaient en lisant mon nom sur la couverture. Pierrotte etait moins enthousiasme, lui. Je l'entendis demander a Jacques combien un volume comme cela pouvait me rapporter: "Onze cents francs", repondit Jacques avec assurance. La-dessus, ils se mirent a causer longuement, a voix basse, mais je ne les ecoutai pas. J'etais tout a la joie de voir les yeux noirs abaisser leurs grands cils de soie sur les pages de mon livre et les relever vers moi avec admiration... Mon livre! les yeux noirs! deux bonheurs que je devais a ma mere Jacques... Ce soir-la, avant de rentrer, nous allames roder dans les galeries de l'Odeon pour juger de l'effet que _La Comedie pastorale_ faisait a l'etalage des librairies. "Attends-moi, me dit Jacques; je vais voir combien on en a vendu." Je l'attendis en me promenant de long en large, regardant du coin de l'oeil certaine couverture verte a filets noirs qui s'epanouissait au milieu de la devanture. Jacques vint me rejoindre au bout d'un moment; il etait pale d'emotion. --"Mon cher, me dit-il, on en a deja vendu un. C'est de bon augure..." Je lui serrai la main silencieusement. J'etais trop emu pour parler; mais, a part moi, je me disais: "Il y a quelqu'un a Paris qui vient de tirer trois francs de sa bourse pour acheter cette production de ton cerveau, quelqu'un qui te lit, qui te juge... Quel est ce quelqu'un? Je voudrais bien le connaitre..." Helas! pour mon malheur, j'allais bientot le connaitre, ce terrible quelqu'un. Le lendemain de l'apparition de mon volume, j'etais en train de dejeuner a table d'hote a cote du farouche penseur, quand Jacques, tres essouffle, se precipita dans la salle: "Grande nouvelle! me dit-il en m'entrainant dehors; je pars ce soir, a sept heures, avec le marquis... Nous allons a Nice voir sa soeur, qui est mourante... Peut-etre resterons-nous longtemps... Ne t'inquiete pas de ta vie... Le marquis double mes appointements. Je pourrai t'envoyer cent francs par mois... Eh bien, qu'as-tu? Te voila tout pale. Voyons! Daniel, pas d'enfantillage. Rentre la-dedans, acheve de dejeuner et bois une demi-bordeaux, afin de te donner du courage. Moi, je cours dire adieu a Pierrotte, prevenir l'imprimeur, faire porter les exemplaires aux journalistes... Je n'ai pas une minute... Rendez-vous a la maison a cinq heures." Je le regardai descendre la rue Saint-Benoit a grandes enjambees, puis je rentrai dans le restaurant; mais je ne pus rien manger ni boire, et c'est le penseur qui vida la demi-bordeaux. L'idee que dans quelques heures ma mere Jacques serait loin m'etreignait le coeur. J'avais beau songer a mon livre, aux yeux noirs, rien ne pouvait me distraire de cette pensee que Jacques allait partir et que je resterais seul, tout seul dans Paris, maitre de moi-meme et responsable de toutes mes actions. Il me rejoignit a l'heure dite. Quoique tres emu lui-meme, il affecta jusqu'au dernier moment la plus grande gaiete. Jusqu'au dernier moment aussi il me montra la generosite de son ame et l'ardeur admirable qu'il mettait a m'aimer. Il ne songeait qu'a moi, a mon bien-etre, a ma vie. Sous pretexte de faire sa malle, il inspectait mon linge, mes vetements: "Tes chemises sont dans ce coin, vois-tu, Daniel... tes mouchoirs a cote, derriere les cravates." Comme je lui disais: "Ce n'est pas ta malle que tu fais, Jacques; c'est mon armoire..." Armoire et malle, quand tout fut pret, on envoya chercher une voiture, et nous partimes pour la gare. En route, Jacques me faisait ses recommandations. Il y en avait de tout genre: "Ecris-moi souvent... Tous les articles qui paraitront sur ton volume, envoie-les-moi, surtout celui de Gustave Planche. Je ferai un cahier cartonne et je les collerai tous dedans. Ce sera le livre d'or de la famille Eyssette... A propos, tu sais que la blanchisseuse vient le mardi... Surtout ne te laisse pas eblouir par le succes... Il est clair que tu vas en avoir un tres grand, et c'est fort dangereux, les succes parisiens. Heureusement que Camille sera la pour te garder des tentations... Sur toute chose, mon Daniel, ce que je te demande, c'est d'aller souvent la-bas et de ne pas faire pleurer les yeux noirs." A ce moment nous passions devant le Jardin des plantes. Jacques se mit a rire. "Te rappelles-tu, me dit-il, que nous avons passe ici une nuit, il y a quatre ou cinq mois?... Hein?... Quelle difference entre le Daniel d'alors et celui d'aujourd'hui... Ah! tu as joliment fait du chemin en quatre mois!..." C'est qu'il le croyait vraiment, mon brave Jacques, que j'avais fait beaucoup de chemin; et moi aussi, pauvre niais, j'en etais convaincu. Nous arrivames a la gare. Le marquis s'y trouvait deja. Je vis de loin ce drole de petit homme, avec sa tete de herisson blanc, sautillant de long en large dans une salle d'attente. "Vite, vite, adieu!" me dit Jacques. En prenant ma tete dans ses larges mains, il m'embrassa trois ou quatre fois de toutes ses forces, puis courut rejoindre son bourreau. En le voyant disparaitre, j'eprouvai une singuliere sensation. Je me trouvai tout a coup plus petit, plus chetif, plus timide, plus enfant, comme si mon frere, en s'en allant, m'avait emporte la moelle de mes os, ma force, mon audace et la moitie de ma taille. La foule qui m'entourait me faisait peur. J'etais redevenu le petit Chose... La nuit tombait. Lentement, par le plus long chemin, par les quais les plus deserts, le petit Chose regagna son clocher. L'idee de se retrouver dans cette chambre vide l'attristait horriblement. Il aurait voulu rester dehors jusqu'au matin. Pourtant il fallait rentrer. En passant devant la loge, le portier lui cria: "Monsieur Eyssette, une lettre!..." C'etait un petit billet, elegant, parfume, satine; ecriture de femme plus fine, plus feline que celle des yeux noirs... De qui cela pouvait bien etre?... Vivement il rompit le cachet, et lut dans l'escalier a la lueur du gaz: "Monsieur mon voisin, "_La Comedie pastorale_ est depuis hier sur ma table; mais il y manque une dedicace. Vous seriez bien aimable de venir la mettre ce soir, en prenant une tasse de the... Vous savez! c'est entre artistes. "IRMA BOREL." Et plus bas: "_La dame du premier._" La dame du premier!... Quand le petit Chose lut cette signature, un grand frisson lui courut par tout le corps. Il la revit telle qu'elle lui etait apparue un matin, descendant l'escalier dans un tourbillon de velours, belle, froide, imposante, avec sa petite cicatrice blanche au coin de la levre. Et de songer qu'une femme pareille avait achete son volume, son coeur bondissait d'orgueil. Il resta la un moment, dans l'escalier, la lettre a la main, se demandant s'il monterait chez lui ou s'il s'arreterait au premier etage; puis, tout a coup, la recommandation de Jacques lui revint a la memoire: "Surtout, Daniel, ne fais pas pleurer les yeux noirs." Un secret pressentiment l'avertit que s'il allait chez la dame du premier, les yeux noirs pleureraient, et Jacques aurait de la peine. Alors, il mit resolument la lettre dans sa poche, le petit Chose, et il se dit: "Je n'irai pas." X IRMA BOREL C'est Coucou-Blanc qui vint lui ouvrir.--Car ai-je besoin de vous le dire! cinq minutes apres s'etre jure qu'il n'irait pas, ce vaniteux petit Chose sonnait a la porte d'Irma Borel.--En le voyant, l'horrible Negresse grimaca un sourire d'ogre en belle humeur et lui fit un signe: "Venez!" de sa grosse main luisante et noire. Apres avoir traverse deux ou trois salons tres pompeux, ils s'arreterent devant une petite porte mysterieuse, a travers laquelle on entendait--aux trois quarts etouffes par l'epaisseur des tentures--des cris rauques, des sanglots, des imprecations, des rires convulsifs. La Negresse frappa, et, sans attendre qu'on lui eut repondu, introduisit le petit Chose. Seule, dans un riche boudoir capitonne de soie mauve et tout ruisselant de lumiere, Irma Borel marchait a grands pas en declamant. Un large peignoir bleu de ciel, couvert de guipures, flottait autour d'elle comme une nuee. Une des manches du peignoir, relevee jusqu'a l'epaule, laissait voir un bras de neige d'une incomparable purete, brandissant, en guise de poignard, un coupe-papier de nacre. L'autre main, noyee dans la guipure, tenait un livre ouvert... Le petit Chose s'arreta, ebloui. Jamais la dame du premier ne lui avait paru si belle. D'abord elle etait moins pale qu'a leur premiere rencontre. Fraiche et rose, au contraire, mais d'un rose un peu voile, elle avait l'air, ce jour-la, d'une jolie fleur d'amandier, et la petite cicatrice blanche du coin de la levre en paraissait d'autant plus blanche. Puis ses cheveux, qu'il n'avait pas pu voir la premiere fois, l'embellissaient encore, en adoucissant ce que son visage avait d'un peu fier et de presque dur. C'etaient des cheveux blonds, d'un blond cendre, d'un blond de poudre, et il y en avait, et ils etaient fins, un brouillard d'or autour de la tete. Quand elle vit le petit Chose, la dame coupa net a sa declamation. Elle jeta sur un divan derriere elle son couteau de nacre et son livre, ramena par un geste adorable la manche de son peignoir, et vint a son visiteur la main cavalierement tendue. "Bonjour, mon voisin! lui dit-elle avec un gentil sourire; vous me surprenez en pleines fureurs tragiques! j'apprends le role de Clytemnestre... C'est empoignant, n'est-ce pas?" Elle le fit asseoir sur un divan a cote d'elle, et la conversation s'engagea. "Vous vous occupez d'art dramatique, madame? (Il n'osa pas dire "ma voisine".) --Oh! vous savez, une fantaisie... comme je me suis occupee de sculpture et de musique... Pourtant, cette fois, je crois que je suis bien mordue... Je vais debuter au Theatre-Francais..." A ce moment, un enorme oiseau a huppe jaune vint, avec un grand bruit d'ailes, s'abattre sur la tete frisee du petit Chose. "N'ayez pas peur, dit la dame en riant de son air effare, c'est mon kakatoes... une brave bete que j'ai ramenee des iles Marquises." Elle prit l'oiseau, le caressa, lui dit deux ou trois mots d'espagnol et le rapporta sur un perchoir dore a l'autre bout du salon... Le petit Chose ouvrait de grands yeux. La Negresse, le kakatoes, le Theatre-Francais, les iles Marquises... "Quelle femme singuliere!" se disait-il avec admiration. La dame revint s'asseoir a cote de lui; et la conversation continua. _La Comedie pastorale_ en fit d'abord tous les frais. La dame l'avait lue et relue plusieurs fois depuis la veille; elle en savait des vers par coeur et les declamait avec enthousiasme. Jamais la vanite du petit Chose ne s'etait trouvee a pareille fete. On voulait savoir son age, son pays, comment il vivait, s'il allait dans le monde, s'il etait amoureux.... A toutes ces questions, il repondait avec la plus grande candeur; si bien qu'au bout d'une heure la dame du premier connaissait a fond la mere Jacques, l'histoire de la maison Eyssette et ce pauvre foyer que les enfants avaient jure de reconstruire. Par exemple, pas un mot de Mlle Pierrotte. Il fut seulement parle d'une jeune personne du grand monde qui mourait d'amour pour le petit Chose, et d'un pere barbare--pauvre Pierrotte!--qui contrariait leur passion. Au milieu de ces confidences, quelqu'un entra dans le salon. C'etait un vieux sculpteur a criniere blanche, qui avait donne des lecons a la dame, au temps ou elle sculptait. "Je parie, lui dit-il a demi-voix en regardant le petit Chose d'un oeil plein de malice, je parie que c'est votre corailleur napolitain. --Tout juste, fit-elle en riant; en se tournant vers le corailleur qui semblait fort surpris de s'entendre designer ainsi: vous ne vous souvenez pas, lui dit-elle, d'un matin ou nous nous sommes rencontres?... Vous alliez le cou nu, la poitrine ouverte, les cheveux en desordre, votre cruche de gres a la main... je crus revoir un de ces petits pecheurs de corail qu'on rencontre dans la baie de Naples.... Et le soir, j'en parlai a mes amis; mais nous ne nous doutions guere alors que le petit corailleur etait un grand poete, et qu'au fond de cette cruche de gres, il y avait _La Comedie pastorale_." Je vous demande si le petit Chose etait ravi de s'entendre traiter avec une admiration respectueuse. Pendant qu'il s'inclinait et souriait d'un air modeste, Coucou-Blanc introduisit un nouveau visiteur, qui n'etait autre que le grand Baghavat, le poete indien de la table d'hote. Baghavat, en entrant, alla droit a la dame et lui tendit un livre a couverture verte. "Je vous rapporte vos papillons, dit-il. Quelle drole de litterature!..." Un geste de la dame l'arreta net. Il comprit que l'auteur etait la et regarda de son cote avec un sourire contraint. Il y eut un moment de silence et de gene, auquel l'arrivee d'un troisieme personnage vint faire une heureuse diversion. Celui-ci etait le professeur de declamation; un affreux petit bossu, tete bleme, perruque rousse, rire aux dents moisies. Il parait que, sans sa bosse, ce bossu-la eut ete le plus grand comedien de son epoque; mais son infirmite ne lui permettant pas de monter sur les planches, il se consolait en faisant des eleves et en disant du mal de tous les comediens du temps. Des qu'il parut, la dame lui cria: "Avez-vous vu l'Israelite? Comment a-t-elle marche ce soir?" L'Israelite, c'etait la grande tragedienne Rachel, alors au plus beau moment de sa gloire. "Elle va de plus en plus mal, dit le professeur en haussant les epaules... Cette fille n'a rien... C'est une grue, une vraie grue. --Une vraie grue", ajouta l'eleve; et derriere elle les deux autres repeterent avec conviction: "Une vraie grue..." Un moment apres on demanda a la dame de reciter quelque chose. Sans se faire prier, elle se leva, prit le coupe-papier de nacre, retroussa la manche de son peignoir et se mit a declamer. Bien, ou mal? Le petit Chose eut ete fort empeche pour le dire. Ebloui par ce beau bras de neige, fascine par cette chevelure d'or qui s'agitait frenetiquement, il regardait et n'ecoutait pas. Quand la dame eut fini, il applaudit plus fort que personne et declara a son tour que Rachel n'etait qu'une grue, une vraie grue. Il en reva toute la nuit de ce bras de neige et de ce brouillard d'or. Puis, le jour venu, quand il voulut s'asseoir devant l'etabli aux rimes, le bras enchante vint encore le tirer par la manche. Alors, ne pouvant pas rimer, ne voulant pas sortir, il se mit a ecrire a Jacques, et a lui parler de la dame du premier. "Ah! mon ami, quelle femme! Elle sait tout, elle connait tout. Elle a fait des sonates, elle a fait des tableaux. Il y a sur sa cheminee une jolie Colombine en terre cuite qui est son oeuvre. Depuis trois mois, elle joue la tragedie, et elle la joue bien mieux que la fameuse Rachel.--Il parait decidement que cette Rachel n'est qu'une grue.--Enfin, mon cher, une femme comme tu n'en as jamais reve. Elle a tout vu, elle a ete partout. Tout a coup elle vous dit: "Quand j'etais a Saint-Petersbourg..." puis, au bout d'un moment, elle vous apprend qu'elle prefere la rade de Rio a celle de Naples. Elle a un kakatoes qu'elle a ramene des iles Marquises, une Negresse qu'elle a prise en passant a Port-au-Prince... Mais au fait, tu la connais, sa Negresse, c'est notre voisine Coucou-Blanc. Malgre son air feroce, cette Coucou-Blanc est une excellente fille, tranquille, discrete, devouee, et ne parlant jamais que par proverbes comme le bon Sancho. Quand les gens de la maison veulent lui tirer les vers du nez a propos de sa maitresse, si elle est mariee, s'il y a un M. Borel quelque part, si elle est aussi riche qu'on le dit, Coucou-Blanc repond dans son patois: _Zaffai cabrite pas zaffai mouton_ (les affaires du chevreau ne sont pas celles du mouton); ou bien encore: _C'est soulie qui connait si bas tini trou_ (c'est le soulier qui connait si les bas ont des trous). Elle en a comme cela une centaine, et les indiscrets n'ont jamais le dernier mot avec elle... A propos, sais-tu qui j'ai rencontre chez la dame du premier?... Le poete hindou de la table d'hote, le grand Baghavat lui-meme. Il a l'air d'en etre fort epris, et lui fait de beaux poemes ou il la compare tour a tour a un condor, un lotus ou un buffle; mais la dame ne fait pas grand cas de ses hommages. D'ailleurs elle doit y etre habituee: tous les artistes qui viennent chez elle--et je te reponds qu'il y en a des plus fameux--en sont amoureux. "Elle est si belle, si etrangement belle!... En verite, j'aurais craint pour mon coeur, s'il n'etait deja pris. Heureusement que les yeux noirs sont la pour me defendre. Chers yeux noirs! j'irai passer la soiree avec eux aujourd'hui, et nous parlerons de vous tout le temps, ma mere Jacques." Comme le petit Chose achevait cette lettre, on frappa doucement a la porte. C'etait la dame du premier qui lui envoyait, par Coucou-Blanc, une invitation pour venir, au Theatre-Francais, entendre la grue dans sa loge. Il aurait accepte de bon coeur, mais il songea qu'il n'avait pas d'habit et fut oblige de dire non. Cela le mit de fort mechante humeur. "Jacques aurait du me faire faire un habit, se disait-il... C'est indispensable... Quand les articles paraitront, il faudra que j'aille remercier les journalistes... Comment faire si je n'ai pas d'habit?..." Le soir, il alla au passage du Saumon; mais cette visite ne l'egaya pas. Le Cevenol riait fort; Mlle Pierrotte etait trop brune. Les yeux noirs avaient beau lui faire signe et lui dire doucement: "Aimez-moi!" dans la langue mystique des etoiles, l'ingrat ne voulait rien entendre. Apres diner, quand les Lalouette arriverent, il s'installa triste et maussade dans un coin, et tandis que le tableau a musique jouait ses petits airs, il se figurait Irma Borel tronant dans une loge decouverte, les bras de neige jouant de l'eventail, le brouillard d'or scintillant sous les lumieres de la salle. "Comme j'aurais honte si elle me voyait ici!" songeait-il. Plusieurs jours se passerent sans nouveaux incidents. Irma Borel ne donnait plus signe de vie. Entre le premier et le cinquieme etage, les relations semblaient interrompues. Toutes les nuits, le petit Chose, assis a son etabli, entendait entrer la victoria de la dame, et, sans qu'il y prit garde, le roulement sourd de la voiture, le "Porte, s'il vous plait" du cocher, le faisaient tressaillir. Meme il ne pouvait pas entendre sans emotion la Negresse remonter chez elle; s'il avait ose, il serait alle lui demander des nouvelles de sa maitresse.... Malgre tout, cependant, les yeux noirs etaient encore maitres de la place. Le petit Chose passait de longues heures aupres d'eux. Le reste du temps, il s'enfermait chez lui pour chercher des rimes, au grand ebahissement des moineaux, qui venaient le voir de tous les toits a la ronde, car les moineaux du pays latin sont comme la dame de grand merite et se font de droles d'idees sur les mansardes d'etudiants. En revanche, les cloches de Saint-Germain--les pauvres cloches vouees au Seigneur et cloitrees toute leur vie comme des Carmelites--se rejouissaient de voir leur ami le petit Chose eternellement assis devant sa table; et, pour l'encourager, elles lui faisaient grande musique. Sur ces entrefaites, on recut des nouvelles de Jacques. Il etait installe a Nice et donnait force details sur son installation.... "Le beau pays, mon Daniel, et comme cette mer qui est la sous mes fenetres t'inspirerait! Moi, je n'en jouis guere! je ne sors jamais.... Le marquis dicte tout le jour. Diable d'homme, va! Quelquefois, entre deux phrases, je leve la tete, je vois une petite voile rouge a l'horizon, puis tout de suite le nez sur mon papier.... Mlle d'Hacqueville est toujours bien malade.... Je l'entends au-dessus de nous qui tousse, qui tousse.... Moi-meme, a peine debarque, j'ai attrape un gros rhume qui ne veut pas finir...." Un peu plus loin, parlant de la dame du premier, Jacques disait: "....Si tu m'en crois, tu ne retourneras pas chez cette femme. Elle est trop compliquee pour toi; et meme, faut-il te le dire? je flaire en elle une aventuriere.... Tiens! j'ai vu hier dans le port un brick hollandais qui venait de faire un voyage autour du monde et qui rentrait avec des mats japonais, des espars du Chili, un equipage bariole comme une carte geographique.... Eh bien, mon cher, je trouve que ton Irma Borel ressemble a ce navire. Bon pour un brick d'avoir beaucoup voyage, mais pour une femme, c'est different. En general, celles qui ont vu tant de pays en font beaucoup voir aux autres.... Mefie-toi, Daniel, mefie-toi! et surtout, je t'en conjure, ne fais pas pleurer les yeux noirs...." Ces derniers mots allerent droit au coeur du petit Chose. La persistance de Jacques a veiller sur le bonheur de celle qui n'avait pas voulu l'aimer lui parut admirable. "Oh! non! Jacques, n'aie pas peur; je ne la ferai pas pleurer", se dit-il, et tout de suite il prit la ferme resolution de ne plus retourner chez la dame du premier.... Fiez-vous au petit Chose pour les fermes resolutions. Ce soir-la, quand la victoria roula sous le porche, il y prit a peine garde. La chanson de la Negresse ne lui causa pas non plus de distraction. C'etait une nuit de septembre, orageuse et lourde.... Il travaillait, la porte entrouverte. Tout a coup, il crut entendre craquer l'escalier de bois qui menait a sa chambre. Bientot il distingua un leger bruit de pas et le frolement d'une robe. Quelqu'un montait, c'etait sur... mais qui?... Coucou-Blanc etait rentree depuis longtemps.... Peut-etre la dame du premier qui venait parler a la Negresse.... A cette idee le petit Chose sentit son coeur battre avec violence; mais il eut le courage de rester devant sa table.... Les pas approchaient toujours. Arrive sur le palier on s'arreta.... Il y eut un moment de silence; puis un leger coup frappe a la porte de la Negresse, qui ne repondit pas. "C'est elle", se dit-il sans bouger de sa place. Tout a coup, une lumiere parfumee se repandit dans la chambre. La porte cria, quelqu'un entrait. Alors, sans tourner la tete, le petit Chose demanda en tremblant: "Qui est la?" XI LE COEUR DE SUCRE Voila deux mois que Jacques est parti, et il n'est pas encore au moment de revenir. Mlle d'Hacqueville est morte. Le marquis, escorte de son secretaire, promene son deuil par toute l'Italie, sans interrompre d'un seul jour la terrible dictee de ses memoires. Jacques, surmene, trouve a peine le temps d'ecrire a son frere quelques lignes datees de Rome, de Naples, de Pise, de Palerme. Mais, si le timbre de ces lettres varie souvent, leur texte ne change guere.... "Travailles-tu?... Comment vont les yeux noirs?... L'article de Gustave Planche a-t-il paru?... Es-tu retourne chez Irma Borel?" A ces questions, toujours les memes, le petit Chose repond invariablement qu'il travaille beaucoup, que la vente du livre va tres bien, les yeux noirs aussi; qu'il n'a pas revu Irma Borel, ni entendu parler de Gustave Planche. Qu'y a-t-il de vrai dans tout cela?... Une derniere lettre, ecrite par le petit Chose en une nuit de fievre, et de tempete, va nous l'apprendre. "_Monsieur Jacques Eyssette a Pise._ "Dimanche soir, 10 heures. "Jacques, je t'ai menti. Depuis deux mois je ne fais que te mentir. Je t'ecris que je travaille, et depuis deux mois mon ecritoire est a sec. Je t'ecris que la vente de mon livre va bien, et depuis deux mois on n'en a pas vendu un exemplaire. Je t'ecris que je ne revois plus Irma Borel, et depuis deux mois je ne l'ai pas quittee. Quant aux yeux noirs, helas!... O Jacques, Jacques, pourquoi ne t'ai-je pas ecoute? Pourquoi suis-je retourne chez cette femme? "Tu avais raison, c'est une aventuriere, rien de plus. D'abord, je la croyais intelligente. Ce n'est pas vrai, tout ce qu'elle dit lui vient de quelqu'un. Elle n'a pas de cervelle, pas d'entrailles. Elle est fourbe, elle est cynique, elle est mechante. Dans ses acces de colere, je l'ai vue rouer sa Negresse de coups de cravache, la jeter par terre, la trepigner. Avec cela, une femme forte, qui ne croit ni a Dieu ni au diable, mais qui accepte aveuglement les predictions des somnambules et du marc de cafe. Quant a son talent de tragedienne, elle a beau prendre des lecons d'un avorton a bosse et passer toutes ses journees chez elle avec des boules elastiques dans la bouche, je suis sur qu'aucun theatre n'en voudra. Dans la vie privee, par exemple, c'est une fiere comedienne. "Comment j'etais tombe dans les griffes de cette creature, moi qui aime tant ce qui est bon et ce qui est simple, je n'en sais vraiment rien, mon pauvre Jacques; mais ce que je puis te jurer, c'est que je lui ai echappe et que maintenant tout est fini, fini, fini.... Si tu savais comme j'etais lache et ce qu'elle faisait de moi!... Je lui avais raconte toute mon histoire: je lui parlais de toi, de notre mere, des yeux noirs. C'est a mourir de honte, je te dis.... Je lui avais donne tout mon coeur, je lui avais livre toute ma vie; mais de sa vie a elle, jamais elle n'avait rien voulu me livrer. Je ne sais pas qui elle est, je ne sais pas d'ou elle vient. Un jour je lui ai demande si elle avait ete mariee, elle s'est mise a rire. Tu sais, cette petite cicatrice qu'elle a sur la levre, c'est un coup de couteau qu'elle a recu la-bas dans son pays, a Cuba. J'ai voulu savoir qui lui avait fait cela. Elle m'a repondu tres simplement: "Un Espagnol nomme Pacheco", et pas un mot de plus.... C'est bete, n'est-ce pas? Est-ce que je le connais moi, ce Pacheco? Est-ce qu'elle n'aurait pas du me donner quelques explications?... Un coup de couteau, ce n'est pas naturel, que diable! Mais voila... les artistes qui l'entourent lui ont fait un renom de femme etrange, et elle tient a sa reputation.... Oh! ces artistes, mon cher, je les execre. Si tu savais ces gens-la, a force de vivre avec des statues et des peintures, ils en arrivent a croire qu'il n'y a que cela au monde. Ils vous parlent toujours de forme, de ligne, de couleur, d'art grec, de Parthenon, de meplats, de mastoides. Ils regardent votre nez, votre bras, votre menton. Ils cherchent si vous avez un type, du galbe, du _caractere_; mais de ce qui bat dans nos poitrines, de nos passions, de nos larmes, de nos angoisses, ils s'en soucient autant que d'une chevre morte. Moi, ces bonnes gens ont trouve que ma tete avait du caractere mais que ma poesie n'en avait pas du tout. Ils m'ont joliment encourage, va! "Au debut de notre liaison, cette femme avait cru mettre la main sur un petit prodige, un grand poete de mansarde:--m'a-t-elle assomme avec sa mansarde! Plus tard, quand son cenacle lui a prouve que je n'etais qu'un imbecile, elle m'a garde pour le caractere de ma tete. Ce caractere, il faut te dire, variait selon les gens. Un de ses peintres, qui me voyait le type italien, m'a fait poser pour un pifferaro; un autre, pour un Algerien marchand de violettes; un autre.... Est-ce que je sais? Le plus souvent, je posais chez elle, et, pour lui plaire, je devais garder tout le jour mes oripeaux sur les epaules et figurer dans son salon, a cote du kakatoes. Nous avons passe bien des heures ainsi, moi en Turc, fumant de longues pipes dans un coin de sa chaise longue, elle a l'autre bout de sa chaise, declamant avec ses boules elastiques dans la bouche, et s'interrompant de temps a autre pour me dire: "Quelle tete a caractere vous avez, mon cher Dani-Dan!" Quand j'etais en Turc, elle m'appelait Dani-Dan; quand j'etais en Italien, Danielo; jamais Daniel.... J'aurais du reste l'honneur de figurer sous ces deux especes a l'Exposition prochaine de peinture: on verra sur le livret: "Jeune pifferaro, a Mme Irma Borel." "Jeune fellah, a Mme Irma Borel." Et ce sera moi... quelle honte! "Je m'arrete un moment, Jacques. Je vais ouvrir la fenetre, et boire un peu l'air de la nuit. J'etouffe... je n'y vois plus. "Onze heures. "L'air me fait du bien. En laissant la fenetre ouverte, je puis continuer a t'ecrire. Il pleut, il fait noir, les cloches sonnent. Que cette chambre est triste!... Chere petite chambre! Moi qui l'aimais tant autrefois; maintenant je m'y ennuie. C'est _elle_ qui me l'a gatee; elle y est venue trop souvent. Tu comprends, elle m'avait la sous la main, dans la maison; c'etait commode. Oh! ce n'etait plus la chambre du travail.... "Que je fusse ou non chez moi, elle entrait a toute heure et fouillait partout. Un soir, je la trouvai furetant dans un tiroir ou je renferme ce que j'ai de plus precieux au monde, les lettres de notre mere, les tiennes, celles des yeux noirs; celles-ci dans une boite doree que tu dois connaitre. Au moment ou j'entrai, Irma Borel tenait cette boite et allait l'ouvrir. Je n'eus que le temps de m'elancer et de la lui arracher des mains. "--Que faites-vous la?" lui criai-je indigne.... "Elle prit son air le plus tragique: "--J'ai respecte les lettres de votre mere; mais celles-ci m'appartiennent, je les veux.... Rendez-moi cette boite. "--Que voulez-vous en faire? "--Lire les lettres qu'elle contient.... "--Jamais, lui dis-je. Je ne connais rien de votre vie, et vous connaissez tout de la mienne. "--Oh! Dani-Dan!--C'etait le jour du Turc.--Oh! Dani-Dan, est-il possible que vous me reprochiez cela? Est-ce que vous n'entrez pas chez moi quand vous voulez? Est-ce que tous ceux qui viennent chez moi ne vous sont pas connus?" "Tout en parlant, et de sa voix la plus caline, elle essayait de me prendre la boite. "--Eh bien! lui dis-je, puisqu'il en est ainsi, je vous permets de l'ouvrir; mais a une condition.... "--Laquelle? "--Vous me direz ou vous allez tous les matins de huit a dix heures." "Elle devint pale et me regarda droit dans les yeux.... Je ne lui avais jamais parle de cela. Ce n'est pas l'envie qui me manquait pourtant. Cette mysterieuse sortie de tous les matins m'intriguait, m'inquietait, comme la cicatrice, comme le Pacheco et tout le train de cette existence bizarre. J'aurais voulu savoir, mais en meme temps j'avais peur d'apprendre. Je sentais qu'il y avait la-dessous quelque mystere d'infamie qui m'aurait oblige a fuir.... Ce jour-la, cependant, j'osai l'interroger, comme tu vois. Cela la surprit beaucoup. Elle hesita un moment, puis elle me dit avec effort, d'une voix sourde: "--Donnez-moi la boite. Vous saurez tout." "Alors, je lui donnai la boite; Jacques, c'est infame, N'est-ce pas? Elle l'ouvrit en fremissant de plaisir et se mit a lire toutes les lettres--il y en avait une vingtaine--, lentement, a demi-voix, sans sauter une ligne. Cette histoire d'amour, fraiche et pudique, paraissait l'interesser beaucoup. Je la lui avais deja racontee, mais a ma facon, lui donnant les yeux noirs pour une jeune fille de la plus haute noblesse, que ses parents refusaient de marier a ce petit plebeien de Daniel Eyssette; tu reconnais bien la ma ridicule vanite. "De temps en temps, elle interrompait sa lecture pour dire: "Tiens! c'est gentil, ca!" ou bien encore: "Oh! oh! pour une fille noble...." Puis, a mesure qu'elle les avait lues, elle les approchait de la bougie et les regardait bruler avec un rire mechant. Moi, je la laissais faire; je voulais savoir ou elle allait tous les matins de huit a dix.... "Or, parmi ces lettres, il y en avait une ecrite sur du papier de la maison Pierrotte, du papier a tete, avec trois petites assiettes vertes dans le haut, et au-dessous: _Porcelaines et cristaux. Pierrotte, successeur de Lalouette_... Pauvres yeux noirs! sans doute un jour, au magasin, ils avaient eprouve le besoin de m'ecrire, et le premier papier venu leur avait semble bon.... Tu penses, quelle decouverte pour la tragedienne! Jusque-la elle avait cru a mon histoire de fille noble et de parents grands seigneurs; mais quand elle en fut a cette lettre, elle comprit tout et partit d'un grand eclat de rire: "--La voila donc, cette jeune patricienne, cette perle du noble faubourg... elle s'appelle Pierrotte et vend de la porcelaine au passage du Saumon.... Ah! je comprends maintenant pourquoi vous ne vouliez pas me donner la boite." Et elle riait, elle riait.... "Mon cher, je ne sais pas ce qui me prit; la honte, le depit, la rage.... Je n'y voyais plus. Je me jetai sur elle pour lui arracher les lettres. Elle eut peur, fit un pas en arriere, et s'empetrant dans sa traine, tomba avec un grand cri. Son horrible Negresse l'entendit de la chambre a cote et accourut aussitot, nue, noire, hideuse, decoiffee. Je voulais l'empecher d'entrer, mais d'un revers de sa grosse main huileuse elle me cloua contre la muraille et se campa entre sa maitresse et moi. "L'autre, pendant ce temps, s'etait relevee et pleurait ou faisait semblant. Tout en pleurant, elle continuait a fouiller dans la boite: "--Tu ne sais pas, dit-elle a sa Negresse, tu ne sais pas pourquoi il a voulu me battre?... Parce que j'ai decouvert que sa demoiselle noble n'est pas noble du tout, et qu'elle vend des assiettes dans un passage.... "--Tout ca qui porte zeperons, pas maquignon, dit la vieille en forme de sentence. "--Tiens, regarde, fit la tragedienne, regarde les gages d'amour que lui donnait sa boutiquiere.... Quatre crins de son chignon et un bouquet de violettes d'un sou... Approche ta lampe, Coucou-Blanc." "La Negresse approcha sa lampe; les cheveux et les fleurs flamberent en petillant. Je laissai faire; j'etais atterre. "--Oh! oh! qu'est-ce ceci? continua la tragedienne en depliant un papier de soie.... Une dent?... Non! ca a l'air d'etre du sucre.... Ma foi, oui.... c'est une sucrerie allegorique... un petit coeur en sucre." "Helas! un jour, a la foire des Pres-Saint-Gervais, les yeux noirs avaient achete ce petit coeur de sucre et me l'avaient donne en me disant: "--Je vous donne mon coeur." "La Negresse le regardait d'un oeil d'envie. "--Tu le veux! Coucou, lui cria la maitresse.... Eh bien, attrape...." "Et elle le lui jeta dans la bouche comme a un chien.... C'est peut-etre ridicule; mais quand j'ai entendu le sucre craquer sous la meule de la Negresse, j'ai frissonne des pieds a la tete. Il me semblait que c'etait le propre coeur des yeux noirs que ce monstre aux dents noires devorait si joyeusement. "Tu crois peut-etre, mon pauvre Jacques, qu'apres cela tout a ete fini entre nous? Eh bien, mon cher, si au lendemain de cette scene tu etais entre chez Irma Borel, tu l'aurais trouvee repetant le role d'Hermione avec son bossu, et, dans un coin, sur une natte, a cote du kakatoes, tu aurais vu un jeune Turc accroupi, avec une grande pipe qui lui faisait trois fois le tour du corps.... Quelle tete a caractere vous avez, mon Dani-Dan! "Mais, au moins, diras-tu, pour prix de ton infamie, tu as su ce que tu voulais savoir, et ce qu'_elle_ devenait tous les matins, de huit a dix? Oui, Jacques, je l'ai su, mais ce matin seulement, a la suite d'une scene terrible,--la derniere, par exemple,--que je vais te raconter.... Mais, chut!... Quelqu'un monte.... Si c'etait elle, si elle venait me relancer encore?... C'est qu'elle en est bien capable, meme apres ce qui s'est passe. Attends!... Je vais fermer la porte a double tour.... Elle n'entrera pas, n'aie pas peur.... "Il ne faut pas qu'elle entre. "Minuit. "Ce n'est pas elle; c'etait sa Negresse. Cela m'etonnait aussi; je n'avais pas entendu rentrer sa voiture.... Coucou-Blanc vient de se coucher. A travers la cloison, j'entends le glouglou de la bouteille et l'horrible refrain... _tolocototignan_.... Maintenant elle ronfle; on dirait le balancier d'une grosse horloge. "Voici comment ont fini nos tristes amours. "Il y a trois semaines a peu pres, le bossu qui lui donne des lecons lui declara qu'elle etait mure pour les grands succes tragiques et qu'il voulait la faire entendre ainsi que quelques autres de ses eleves. "Voila ma tragedienne ravie.... Comme on n'a pas de theatre sous la main, on convient de changer en salle de spectacle l'atelier d'un de ces messieurs, et d'envoyer des invitations a tous les directeurs de theatres de Paris.... Quant a la piece de debut, apres avoir longtemps discute, on se decide pour _Athalie_.... De toutes les pieces du repertoire, c'etait celle que les eleves du bossu savaient le mieux. On n'avait besoin pour la mettre sur pied que de quelques raccords et repetitions d'ensemble. Va donc pour _Athalie_.... Comme Irma Borel etait trop grande dame pour se deranger, les repetitions se firent chez elle. Chaque jour, le bossu amenait ses eleves, quatre ou cinq grandes filles maigres, solennelles, drapees dans des cachemires francais a treize francs cinquante, et trois ou quatre pauvres diables avec des habits de papier noirci et des tetes de naufrages.... On repetait tout le jour, excepte de huit a dix; car, malgre les apprets de la representation, les mysterieuses sorties n'avaient pas cesse. Irma, le bossu, les eleves, tout le monde travaillait avec rage. Pendant deux jours on oublia de donner a manger au kakatoes. Quant au jeune Dani-Dan, on ne s'occupait plus de lui.... En somme, tout allait bien; l'atelier etait pare, le theatre construit, les costumes prets, les invitations faites. Voila que trois ou quatre jours avant la representation, le jeune Eliacin--une fillette de dix ans, la niece du bossu tombe malade... Comment faire? Ou trouver un Eliacin, un enfant capable d'apprendre son role en trois jours?... Consternation generale. Tout a coup, Irma Borel se tourne vers moi: "--Au fait, Dani-Dan, si vous vous en chargiez? "--Moi? Vous plaisantez... A mon age!... "--Ne dirait-on pas que c'est un homme... Mais mon petit, vous avez l'air d'avoir quinze ans; en scene, costume, maquille, vous en paraitrez douze... D'ailleurs, le role est tout a fait dans le caractere de votre tete." "Mon cher ami, j'eus beau me debattre. Il fallut en passer par ou elle voulait, comme toujours. Je suis si lache... "La representation eut lieu.... Ah! si j'avais le coeur a rire, comme je t'amuserais avec le recit de cette journee... On avait compte sur les directeurs du Gymnase et du Theatre-Francais; mais il parait que ces messieurs avaient affaire ailleurs, et nous nous contentames d'un directeur de la banlieue, amene au dernier moment. En somme, ce petit spectacle de famille n'alla pas trop de travers... Irma Borel fut tres applaudie... Moi, je trouvais que cette Athalie de Cuba etait trop emphatique, qu'elle manquait d'expression, et parlait le francais comme une... fauvette espagnole; mais, bah! ses amis les artistes n'y regardaient pas de si pres. Le costume etait authentique, la cheville fine, le cou bien attache... C'est tout ce qu'il leur fallait. Quant a moi, le caractere de ma tete me valut aussi un tres beau succes, moins beau pourtant que celui de Coucou-Blanc dans le role muet de la nourrice. Il est vrai que la tete de la Negresse avait encore plus de caractere que la mienne. Aussi, lorsque au cinquieme acte elle parut tenant sur son poing l'enorme kakatoes--son Turc, sa Negresse, son kakatoes, la tragedienne avait voulu que nous figurions tous dans la piece--, et roulant d'un air etonne de gros yeux blancs tres feroces, il y eut par toute la salle une formidable explosion de bravos. "Quel succes!" disait Athalie rayonnante.... "Jacques!... Jacques!... J'entends sa voiture qui rentre. Oh! la miserable femme! D'ou vient-elle si tard? Elle l'a donc oubliee notre horrible matinee; moi qui en tremble encore! "La porte s'est refermee.... Pourvu maintenant qu'elle ne monte pas! Vois-tu, c'est terrible, le voisinage d'une femme qu'on execre! "Une heure. "La representation que je viens de te raconter a eu lieu il y a trois jours. "Pendant ces trois jours, elle a ete gaie, douce, affectueuse, charmante. Elle n'a pas une fois battu sa Negresse. A plusieurs reprises, elle m'a demande de tes nouvelles, si tu toussais toujours; et pourtant, Dieu sait qu'elle ne t'aime pas... J'aurais du me douter de quelque chose. "Ce matin, elle entre dans ma chambre, comme neuf heures sonnaient. Neuf heures!... Jamais je ne l'avais vue a cette heure-la!... Elle s'approche de moi et me dit en souriant: "--Il est neuf heures!" "Puis tout a coup, devenant solennelle: "--Mon ami, me dit-elle, je vous ai trompe. Quand nous nous sommes rencontres, je n'etais pas libre. Il y avait un homme dans ma vie, lorsque vous y etes entre; un homme a qui je dois mon luxe, mes loisirs, tout ce que j'ai." "Je te le disais bien, Jacques, qu'il y avait quelque infamie sous ce mystere. "--Du jour ou je vous ai connu, cette liaison m'est devenue odieuse... Si je ne vous en ai pas parle, c'est que je vous connaissais trop fier pour consentir a me partager avec un autre. Si je ne l'ai pas brisee, c'est parce qu'il m'en coutait de renoncer a cette existence indolente et luxueuse pour laquelle je suis nee... Aujourd'hui, je ne peux plus vivre ainsi. Ce mensonge me pese, cette trahison de tous les jours me rend folle.... Et si vous voulez encore de moi apres l'aveu que je viens de vous faire je suis prete a tout quitter et a vivre avec vous dans un coin, ou vous voudrez..." "Ces derniers mots "ou vous voudrez" furent dits a voix basse, tout pres de moi, presque sur mes levres, pour me griser... "J'eus pourtant le courage de lui repondre, et meme tres sechement, que j'etais pauvre, que je ne gagnais pas ma vie, et que je ne pouvais pas la faire nourrir par mon frere Jacques. "Sur cette reponse, elle releva la tete d'un air de triomphe: "--Eh bien, si j'avais trouve pour nous deux un moyen honorable et sur de gagner notre vie sans nous quitter, que diriez-vous?" "La-dessus, elle tira d'une de ses poches un grimoire sur papier timbre qu'elle se mit a me lire... C'etait un engagement pour nous deux dans un theatre de la banlieue parisienne; elle, a raison de cent francs par mois; moi, a raison de cinquante. Tout etait pret; nous n'avions plus qu'a signer. "Je la regardai, epouvante. Je sentais qu'elle m'entrainait dans un trou, et j'eus peur un moment de n'etre pas assez fort pour resister... La lecture du grimoire finie, sans me laisser le temps de repondre, elle se mit a parler fievreusement des splendeurs de la carriere theatrale et de la vie glorieuse que nous allions mener la-bas, libres, fiers, loin du monde, tout a notre art et a notre amour. "Elle parla trop; c'etait une faute. J'eus le temps de me remettre, d'invoquer ma mere Jacques dans le fond de mon coeur, et quand elle eut fini sa tirade, je pus lui dire tres froidement: "--Je ne veux pas etre comedien..." "Bien entendu elle ne lacha pas prise et recommenca ses belles tirades. "Peine perdue... A tout ce qu'elle put me dire, je ne repondis qu'une chose: "--Je ne veux pas etre comedien..." "Elle commencait a perdre patience. "--Alors, me dit-elle en palissant, vous preferez que je retourne la-bas, de huit a dix, et que les choses restent comme elles sont..." "A cela je repondis un peu moins froidement: "--Je ne prefere rien... Je trouve tres honorable a vous de vouloir gagner votre vie et ne plus la devoir aux generosites d'un monsieur de huit a dix... Je vous repete seulement que je ne me sens pas la moindre vocation theatrale, et que je ne serai pas un comedien." "A ce coup elle eclata. "--Ah! tu ne veux pas etre comedien... Qu'est-ce que tu seras donc alors?... Te croirais-tu poete, par hasard?... Il se croit poete... mais tu n'as rien de ce qu'il faut, pauvre fou!... Je vous demande, parce que ca vous a fait imprimer un mechant livre dont personne ne veut, ca se croit poete... Mais, malheureux, ton livre est idiot, tous me le disent bien... Depuis deux mois qu'il est en vente, on n'en a vendu qu'un exemplaire, et c'est le mien... Toi, poete, allons donc!... Il n'y a que ton frere pour croire a une niaiserie pareille... Encore un joli naif, celui-la!... et qui t'ecrit de bonnes lettres... Il est a mourir de rire avec son article de Gustave Planche... En attendant, il se tue pour te faire vivre; et toi, pendant ce temps-la, tu... tu... au fait, qu'est-ce que tu fais? Le sais-tu seulement?... Parce que ta tete a un certain caractere, cela te suffit; tu t'habilles en Turc, et tu crois que tout est la!... D'abord, je te previens que depuis quelque temps le caractere de ta tete se perd joliment... tu es laid, tu es tres laid. Tiens! regarde-toi... je suis sure que si tu retournais vers ta donzelle Pierrotte, elle ne voudrait plus de toi... Et pourtant, vous etes bien faits l'un pour l'autre... Vous etes nes tous les deux pour vendre de la porcelaine au passage du Saumon. C'est bien mieux ton affaire que d'etre comedien..." "Elle bavait, elle etranglait. Jamais tu n'as vu folie pareille. Je la regardais sans rien dire. Quand elle eut fini, je m'approchai d'elle--j'avais tout le corps qui me tremblait--, et je lui dis bien tranquillement: "--Je ne veux pas etre comedien." "Disant cela, j'allai vers la porte, je l'ouvris et la lui montrai. "--M'en aller, fit-elle en ricanant... Oh! pas encore... j'en ai encore long a vous dire." "Pour le coup, je n'y tins plus. Un paquet de sang me monta au visage. Je pris un des chenets de la cheminee et je courus sur elle... Je te reponds qu'elle a deguerpi... Mon cher, a ce moment-la, j'ai compris l'Espagnol Pacheco. "Derriere elle, j'ai pris mon chapeau et je suis descendu. J'ai couru tout le jour, de droite et de gauche, comme un homme ivre... Ah! si tu avais ete la... Un moment j'ai eu l'idee d'aller chez Pierrotte, de me jeter a ses pieds, de demander grace aux yeux noirs. Je suis alle jusqu'a la porte du magasin, mais je n'ai pas ose entrer... Voila deux mois que je n'y vais plus. On m'a ecrit, pas de reponse. On est venu me voir, je me suis cache. Comment pourrait-on me pardonner?... Pierrotte etait assis sur son comptoir. Il avait l'air triste... Je suis reste un moment a le regarder, debout contre la vitre; puis je me suis enfui en pleurant. "La nuit venue, je suis rentre. J'ai pleure longtemps a la fenetre; apres quoi, j'ai commence a t'ecrire. Je t'ecrirai ainsi toute la nuit. Il me semble que tu es la, que je cause avec toi, et cela me fait du bien. "Quel monstre que cette femme! Comme elle etait sure de moi! Comme elle me croyait bien son jouet, sa chose!... Comprends-tu? m'emmener jouer la comedie dans la banlieue!... Conseille-moi, Jacques, je m'ennuie, je souffre... Elle m'a fait bien du mal, vois-tu! je ne crois plus en moi, je doute, j'ai peur... Que faut-il faire?... travailler?... Helas! elle a raison, je ne suis pas poete, mon livre ne s'est pas vendu... Et pour payer, comment vas-tu faire?... "Toute ma vie est gatee. Je n'y vois plus, je ne sais plus. Il fait noir... Il y a des noms predestines. Elle s'appelle Irma Borel. Borel, chez nous, ca veut dire bourreau... Irma Bourreau!... Comme ce nom lui va bien!... Je voudrais demenager. Cette chambre m'est odieuse... Et puis, je suis expose a la rencontrer dans l'escalier... Par exemple, sois tranquille, si elle remonte jamais... Mais elle ne remontera pas... Elle m'a oublie. Les artistes sont la pour la consoler... "Ah! mon Dieu! qu'est-ce que j'entends?... Jacques, mon frere, c'est elle. Je te dis que c'est elle. Elle vient ici; j'ai reconnu son pas... Elle est la, tout pres... J'entends son haleine... Son oeil colle a la serrure me regarde, me brule, me..." Cette lettre ne partit pas. XII TOLOCOTOTIGNAN Me voici arrive aux pages les plus sombres de mon histoire, aux jours de misere et de honte que Daniel Eyssette a vecus a cote de cette femme, comedien dans la banlieue de Paris. Chose singuliere! ce temps de ma vie, accidente, bruyant, tourbillonnant, m'a laisse des remords plutot que des souvenirs. Tout ce coin de ma memoire est brouille, je ne vois rien, rien... Mais, attendez!... je n'ai qu'a fermer les yeux et a fredonner deux ou trois fois ce refrain bizarre et melancolique: _Tolocototignan! Tolocototignan!_ tout de suite, comme par magie, mes souvenirs assoupis vont se reveiller, les heures mortes sortiront de leurs tombeaux, et je retrouverai le petit Chose, tel qu'il etait alors, dans une grande maison neuve du boulevard Montparnasse, entre Irma Borel qui repetait ses roles, et Coucou-Blanc qui chantait sans cesse: _Tolocototignan! Tolocototignan!_ Pouah! l'horrible maison! je la vois maintenant, je la vois avec ses mille fenetres, sa rampe verte et poisseuse, ses plombs beants, ses portes numerotees, ses longs corridors blancs qui sentaient la peinture fraiche... toute neuve, et deja salie!... Il y avait cent huit chambres la-dedans; dans chaque chambre, un menage. Et quels menages! Tout le jour, c'etaient des scenes; des cris, du fracas, des tueries; la nuit des piaillements d'enfants, des pieds nus marchant sur le carreau, puis le balancement uniforme et lourd des berceaux. De temps en temps, pour varier, des visites de la police. C'est la, c'est dans cet antre garni a sept etages qu'Irma Borel et le petit Chose etaient venus abriter leur amour.... Triste logis et bien fait pour un pareil hote!... Ils l'avaient choisi parce que c'etait pres de leur theatre; et puis, comme dans toutes les maisons neuves, ils ne payaient pas cher. Pour quarante francs--un prix d'essuyeurs de platre--ils avaient deux chambres au second etage, avec un lisere de balcon sur le boulevard, le plus bel appartement de l'hotel.... Ils rentraient tous les soirs vers minuit, a la fin du spectacle. C'etait sinistre de revenir par ces grandes avenues desertes, ou rodaient des blouses silencieuses, des filles en cheveux, et les longues redingotes des patrouilles grises. Ils marchaient vite, au milieu de la chaussee. En arrivant, ils trouvaient un peu de viande froide sur un coin de la table et la Negresse Coucou-Blanc, qui attendait... car Irma Borel avait garde Coucou-Blanc. M. de Huit a Dix avait repris son cocher, ses meubles, sa vaisselle, sa voiture. Irma Borel avait garde sa Negresse, son kakatoes, quelques bijoux et toutes ses robes.... Celles-ci, bien entendu, ne lui servaient plus qu'a la scene, les traines de velours et de moire n'etant point faites pour balayer les boulevards exterieurs.... A elles seules, les robes occupaient une des deux chambres. Elles etaient la pendues tout autour a des portemanteaux d'acier, et leurs grands plis soyeux, leurs couleurs voyantes contrastaient etrangement avec le carreau derougi et le meuble fane. C'est dans cette chambre que couchait la Negresse. Elle y avait installe sa paillasse, son fer a cheval, sa bouteille d'eau-de-vie; seulement, de peur du feu, on ne lui laissait pas de lumiere. Aussi, la nuit, quand ils rentraient, Coucou-Blanc, accroupie sur une paillasse au clair de lune, avait l'air, parmi ces robes mysterieuses, d'une vieille sorciere preposee par Barbe-Bleue a la garde des sept pendues. L'autre piece, la plus petite, etait pour eux et le kakatoes. Juste la place d'un lit, de trois chaises, d'une table et du grand perchoir a batons dores. Si triste et si etroit que fut leur logis, ils n'en sortaient jamais. Le temps que leur laissait le theatre, ils le passaient chez eux a apprendre leurs roles, et c'etait, je vous le jure, un terrible charivari. D'un bout de la maison a l'autre on entendait leurs rugissements dramatiques: "Ma fille, rendez-moi ma fille!--Par ici, Gaspard!--Son nom, son nom, misera-a-ble!" Par la-dessus, les cris dechirants du kakatoes, et la voix aigue de Coucou-Blanc qui chantonnait sans cesse: _Tolocototignan!... Tolocototignan!..._ Irma Borel etait heureuse, elle. Cette vie lui plaisait; cela l'amusait de jouer au menage d'artistes pauvres. "Je ne regrette rien", disait-elle souvent. Qu'aurait-elle regrette? Le jour ou la misere la fatiguerait, le jour ou elle serait lasse de boire du vin au litre et de manger ces hideuses portions a sauce brune qu'on leur montait de la gargote, le jour ou elle en aurait jusque-la de l'art dramatique de la banlieue, ce jour-la, elle savait bien qu'elle reprendrait son existence d'autrefois. Tout ce qu'elle avait perdu, elle n'aurait qu'a lever un doigt pour le retrouver. C'est cette pensee d'arriere-garde qui lui donnait du courage et lui faisait dire: "Je ne regrette rien." Elle ne regrettait rien, elle; mais lui, lui?... Ils avaient debute tous les deux dans _Gaspardo le Pecheur_, un des plus beaux morceaux de la ferblanterie melodramatique. Elle y fut tres acclamee, non certes pour son talent--mauvaise voix, gestes ridicules--mais pour ses bras de neige, pour ses robes de velours. Le public de la-bas n'est pas habitue a ces exhibitions de chair eblouissante et de robes glorieuses a quarante francs le metre. Dans la salle on disait: "C'est une duchesse!" et les titis emerveilles applaudissaient a tete fendre.... Il n'eut pas le meme succes. On le trouva trop petit; et puis il avait peur, il avait honte. Il parlait tout bas, comme a confesse: "Plus haut! plus haut!" lui criait-on. Mais sa gorge se serrait, etranglant les mots au passage. Il fut siffle.... Que voulez-vous! Irma avait beau dire, la vocation n'y etait pas. Apres tout, parce qu'on est mauvais poete, ce n'est pas une raison pour etre bon comedien. La creole le consolait de son mieux: "Ils n'ont pas compris le caractere de ta tete....", lui disait-elle souvent. Le directeur ne s'y trompa point, lui, sur le caractere de sa tete. Apres deux representations orageuses, il le fit venir dans son cabinet et lui dit: "Mon petit, le drame n'est pas ton affaire. Nous nous sommes fourvoyes. Essayons du vaudeville. Je crois que dans les comiques tu marcheras tres bien." Et des le lendemain, on essaya du vaudeville. Il joua les jeunes premiers comiques, les gandins ahuris auxquels on fait boire de la limonade Roge en guise de champagne, et qui courent la scene en se tenant le ventre, les niais a perruque rousse qui pleurent comme des veaux, "heu!... heu!... heu!..." les amoureux de campagne qui roulent des yeux betes en disant: "Mam'selle, j'vous aimons ben!... heulla! ben vrai; j'vous aimons tout plein!" Il joua les Jeannot, les trembleurs, tous ceux qui sont laids, tous ceux qui font rire, et la verite me force a dire qu'il ne s'en tira pas trop mal. Le malheureux avait du succes; il faisait rire! Expliquez cela si vous pouvez. C'est quand il etait en scene, grime, platre, charge d'oripeaux, que le petit Chose pensait a Jacques et aux yeux noirs. C'est au milieu d'une grimace, au coin d'un lazzi bete, que l'image de tous ces chers etres, qu'il avait lachement trahis, se dressait tout a coup devant lui. Presque tous les soirs, les titis de l'endroit pourront vous l'affirmer, il lui arrivait de s'arreter net au beau milieu d'une tirade et de rester debout, sans parler, la bouche ouverte, a regarder la salle.... Dans ces moments-la, son ame lui echappait, sautait par-dessus la rampe, crevait le plafond du theatre d'un coup d'aile, et s'en allait bien loin donner un baiser a Jacques, un baiser a Mme Eyssette, demander grace aux yeux noirs en se plaignant amerement du triste metier qu'on lui faisait faire. "Heulla! ben vrai! j'vous aimons tout plein!..." disait tout a coup la voix du souffleur, et alors, le malheureux petit Chose, arrache a son reve, tombe du ciel, promenait autour de lui de grands yeux etonnes ou se peignait un effarement si naturel, si comique, que toute la salle partait d'un gros eclat de rire. En argot de theatre, c'est ce qu'on appelle un effet. Sans le vouloir, il avait trouve un effet. La troupe dont ils faisaient partie desservait plusieurs communes. C'etait une facon de troupe nomade, jouant tantot a Grenelle, a Montparnasse, a Sevres, a Sceaux, a Saint-Cloud. Pour aller d'un pays a l'autre, on s'entassait dans l'omnibus du theatre--un vieil omnibus cafe au lait traine par un cheval phtisique. En route, on chantait, on jouait aux cartes. Ceux qui ne savaient pas leurs roles se mettaient dans le fond et repassaient les brochures. C'etait sa place a lui. Il restait la, taciturne et triste comme sont les grands comiques, l'oreille fermee a toutes les trivialites qui bourdonnaient a ses cotes. Si bas qu'il fut tombe, ce cabotinage roulant etait encore au-dessous de lui. Il avait honte de se trouver en pareille compagnie. Les femmes, de vieilles pretentions, fanees, fardees, manierees, sentencieuses. Les hommes, des etres communs, sans ideal, sans orthographe, des fils de coiffeurs ou de marchandes de _frites_, qui s'etaient faits comediens par desoeuvrement, par faineantise, par amour du paillon, du costume; pour se montrer sur les planches en collant de couleur tendre et redingotes a la Souwaroff, des lovelaces de barriere, toujours preoccupes de leur tenue, depensant leurs appointements en frisures, et vous disant, d'un air convaincu: "Aujourd'hui, j'ai bien travaille", quand ils avaient passe cinq heures a se faire une paire de bottes Louis XV avec deux metres de papier verni.... En verite, c'etait bien la peine de railler le salon a musique de Pierrotte pour venir echouer dans cette guimbarde. A cause de son air maussade et de ses fiertes silencieuses, ses camarades ne l'aimaient pas. On disait: "C'est un sournois." La creole, en revanche, avait su gagner tous les coeurs. Elle tronait dans l'omnibus comme une princesse en bonne fortune, riait a belles dents, renversait la tete en arriere pour montrer sa fine encolure, tutoyait tout le monde, appelait les hommes "mon vieux", les femmes "ma petite", et forcait les plus hargneux a dire d'elle: "C'est une bonne fille." Une bonne fille, quelle derision!... Ainsi roulant, riant, les grosses plaisanteries faisant feu, on arrivait au lieu de la representation. Le spectacle fini, on se deshabillait d'un tour de main, et vite on remontait en voiture pour rentrer a Paris. Alors il faisait noir. On causait a voix basse, en se cherchant dans l'ombre avec les genoux. De temps en temps, un rire etouffe... A l'octroi du faubourg du Maine, l'omnibus s'arretait pour remiser. Tout le monde descendait, et l'on allait en troupe reconduire Irma Borel jusqu'a la porte du grand taudis, ou Coucou-Blanc, aux trois quarts ivre, les attendait avec sa chanson triste: _Tolocototignan!... Tolocototignan!..._ A les voir ainsi rives l'un a l'autre, on aurait pu croire qu'ils s'aimaient. Non! ils ne s'aimaient pas. Ils se connaissaient bien trop pour cela. Il la savait menteuse, froide, sans entrailles. Elle le savait faible et mou jusqu'a la lachete. Elle se disait: "Un beau matin, son frere va venir et me l'enlever pour le rendre a sa porcelainiere." Lui se disait: "Un de ces jours, lassee de la vie qu'elle mene, elle s'envolera avec un monsieur de Huit-a-Dix, et moi, je resterai seul dans ma fange..." Cette crainte eternelle qu'ils avaient de se perdre faisait le plus clair de leur amour. Ils ne s'aimaient pas, et pourtant etaient jaloux. Chose singuliere, n'est-ce pas? que la ou il n'y a pas d'amour, il puisse y avoir de la jalousie. Eh bien, c'est ainsi... Quand elle parlait familierement a quelqu'un du theatre, il devenait pale. Quand il recevait une lettre, elle se jetait dessus et la decachetait avec des mains tremblantes.... Le plus souvent, c'etait une lettre de Jacques. Elle la lisait jusqu'au bout en ricanant, puis la jetait sur un meuble: "Toujours la meme chose", disait-elle avec dedain. Helas! oui! toujours la meme chose, c'est-a-dire le devouement, la generosite, l'abnegation. C'est bien pour cela qu'elle detestait tant le frere.... Le brave Jacques ne s'en doutait pas, lui. Il ne se doutait de rien. On lui ecrivait que tout allait bien, que _La Comedie pastorale_ etait aux trois quarts vendue, et qu'a l'echeance des billets on trouverait chez les libraires tout l'argent qu'il faudrait pour faire face. Confiant et bon comme toujours, il continuait d'envoyer les cent francs du mois rue Bonaparte, ou Coucou-Blanc allait les chercher. Avec les cent francs de Jacques et les appointements du theatre, ils avaient bien sur de quoi vivre, surtout dans ce quartier de pauvres heres. Mais ni l'un ni l'autre ils ne savaient, comme on dit, ce que c'est que l'argent: lui, parce qu'il n'en avait jamais eu; elle, parce qu'elle en avait toujours eu trop. Aussi, quel gaspillage! Des le 5 du mois, la caisse--une petit pantoufle javanaise en paille de mais--la caisse etait vide. Il y avait d'abord le kakatoes qui, a lui seul, coutait autant a nourrir qu'une personne de grandeur naturelle. Il y avait ensuite le blanc, le kohl, la poudre de riz, les opiats, les pattes de lievre, tout l'attirail de la peinture dramatique. Puis les brochures du theatre etaient trop vieilles, trop fanees; madame voulait des brochures neuves. Il lui fallait aussi des fleurs, beaucoup de fleurs. Elle se serait passee de manger plutot que de voir ses jardinieres vides. En deux mois, la maison fut criblee de dettes. On devait a l'hotel, au restaurant, au portier du theatre. De temps en temps, un fournisseur se lassait et venait faire du bruit le matin. Ces jours-la, en desespoir de tout, on courait vite chez l'imprimeur de _La Comedie pastorale_, et on lui empruntait quelques louis de la part de Jacques. L'imprimeur, qui avait entre les mains le second volume des fameux memoires et savait Jacques toujours secretaire de M. d'Hacqueville, ouvrait sa bourse sans mefiance. De louis en louis, on etait arrive a lui emprunter quatre cents francs qui, joints aux neuf cents francs de _La Comedie pastorale,_ portaient la dette de Jacques jusqu'a treize cents francs. Pauvre mere Jacques! que de desastres l'attendaient a son retour! Daniel disparu, les yeux noirs en larmes, pas un volume vendu et treize cents francs a payer. Comment se tirerait-il de la?... La creole ne s'inquietait guere, elle. Mais lui, le petit Chose, cette pensee ne le quittait pas. C'etait une obsession, une angoisse perpetuelle. Il avait beau chercher a s'etourdir, travailler comme un forcat (et de quel travail, juste Dieu!), apprendre de nouvelles bouffonneries, etudier devant le miroir de nouvelles grimaces, toujours le miroir lui renvoyait l'image de Jacques au lieu de la sienne; entre les lignes de son role, au lieu de Langlumeau, de Josias et autres personnages de vaudeville, il ne voyait que le nom de Jacques; Jacques, Jacques, toujours Jacques! Chaque matin, il regardait le calendrier avec terreur et, comptant les jours qui le separaient de la premiere echeance des billets, il se disait en frissonnant: "Plus qu'un mois, plus que trois semaines!" Car il savait bien qu'au premier billet proteste tout serait decouvert, et que le martyre de son frere commencerait des ce jour-la. Jusque dans son sommeil cette idee le poursuivait. Quelquefois il se reveillait en sursaut, le coeur serre, le visage inonde de larmes, avec le souvenir confus d'un reve terrible et singulier qu'il venait d'avoir. Ce reve, toujours le meme, revenait presque toutes les nuits. Cela se passait dans une chambre inconnue, ou il y avait une grande armoire a vieilles ferrures grimpantes. Jacques etait la, pale, horriblement pale, etendu sur un canape; il venait de mourir. Camille Pierrotte etait la, elle aussi, et, debout devant l'armoire, elle cherchait a l'ouvrir pour prendre un linceul. Seulement, elle ne pouvait pas y parvenir; et tout en tatonnant avec la clef autour de la serrure, on l'entendait dire d'une voix navrante: "Je ne peux pas ouvrir... J'ai trop pleure... je n'y vois plus..." Quoiqu'il voulut s'en defendre, ce reve l'impressionnait au-dela de la raison. Des qu'il fermait les yeux, il revoyait Jacques etendu sur le canape, et Camille aveugle, devant l'armoire... Tous ces remords, toutes ces terreurs, le rendaient de jour en jour plus sombre, plus irritable. La creole, de son cote, n'etait plus endurante. D'ailleurs elle sentait vaguement qu'il lui echappait--sans qu'elle sut par ou--et cela l'exasperait. A tout moment, c'etaient des scenes terribles, des cris, des injures, a se croire dans un bateau de blanchisseuses. Elle lui disait: "Va-t'en avec ta Pierrotte, te faire donner des coeurs de sucre." Et lui, tout de suite: "Retourne a ton Pacheco te faire fendre la levre." Elle l'appelait: "Bourgeois!" Il lui repondait: "Coquine!" Puis ils fondaient en larmes et se pardonnaient genereusement pour recommencer le lendemain. C'est ainsi qu'ils vivaient, non! qu'ils croupissaient ensemble, rives au meme fer, couches dans le meme ruisseau... C'est cette existence fangeuse, ce sont ces heures miserables qui defilent aujourd'hui devant mes yeux, quand je fredonne le refrain de la Negresse, le bizarre et melancolique: _Tolocototignan!... Tolocototignan!..._ XIII L'ENLEVEMENT C'etait un soir, vers neuf heures, au theatre Montparnasse. Le petit Chose, qui jouait dans la premiere piece, venait de finir et remontait dans sa loge. En montant, il se croisa avec Irma Borel qui allait entrer en scene. Elle etait rayonnante, tout en velours et en guipure, l'eventail au poing comme Celimene. "Viens dans la salle, lui dit-elle en passant, je suis en train... je serai tres belle." Il hata le pas vers sa loge et se deshabilla bien vite. Cette loge, qu'il partageait avec deux camarades, etait un cabinet sans fenetre, bas de plafond, eclaire au schiste. Deux ou trois chaises de paille formaient l'ameublement. Le long du mur pendaient des fragments de glace, des perruques defrisees, des guenilles a paillettes, velours fanes, dorures eteintes; a terre, dans un coin, des pots de rouge sans couvercle, des houppes a poudre de riz toutes deplumees. Le petit Chose etait la depuis un moment, en train de se desaffubler quand il entendit un machiniste qui l'appelait d'en bas: "Monsieur Daniel! monsieur Daniel!" Il sortit de sa loge et, penche sur le bois humide de la rampe, demanda: "Qu'y a-t-il?" Puis, voyant qu'on ne repondait pas, il descendit, tel qu'il etait, a peine vetu, barbouille de blanc et de rouge, avec sa grande perruque jaune qui lui tombait sur les yeux. Au bas de l'escalier, il se heurta contre quelqu'un. "Jacques!" cria-t-il en reculant. C'etait Jacques... Ils se regarderent un moment, sans parler. A la fin, Jacques joignit les mains et murmura d'une voix douce, pleine de larmes: "Oh! Daniel!" Ce fut assez. Le petit Chose, remue jusqu'au fond des entrailles, regarda autour de lui comme un enfant craintif et dit tout bas, si bas que son frere put a peine l'entendre: "Emmene-moi d'ici, Jacques." Jacques tressaillit; et le prenant par la main, il l'entraina dehors. Un fiacre attendait a la porte; ils y monterent. "Rue des Dames, aux Batignolles!" cria la mere Jacques. "C'est mon quartier!" repondit le cocher d'une voix joyeuse, et la voiture s'ebranla. ... Jacques etait a Paris depuis deux jours. Il arrivait de Palerme, ou une lettre de Pierrotte--qui lui courait apres depuis trois mois--l'avait enfin decouvert. Cette lettre, courte et sans phrases, lui apprenait la disparition de Daniel. En la lisant, Jacques devina tout. Il se dit: "L'enfant fait des betises... Il faut que j'y aille." Et sur-le-champ il demanda un conge au marquis. "Un conge! fit le bonhomme en bondissant... Etes-vous fou?.. Et mes memoires?.. --Rien que huit jours, monsieur le marquis, le temps d'aller et de revenir; il y va de la vie de mon frere. --Je me moque pas mal de votre frere... Est-ce que vous n'etiez pas prevenu, en entrant? Avez-vous oublie nos conventions? --Non, monsieur le marquis, mais... --Pas de mais qui tienne. Il en sera de vous comme des autres. Si vous quittez votre place pour huit jours, vous n'y rentrerez jamais. Reflechissez la-dessus, je vous prie... Et tenez! pendant que vous faites vos reflexions, mettez-vous la. Je vais dicter. --C'est tout reflechi, monsieur le marquis. Je m'en vais. --Allez au diable." Sur quoi l'intraitable vieillard prit son chapeau et se rendit au consulat francais pour s'informer d'un nouveau secretaire. Jacques partit le soir meme. En arrivant a Paris, il courut rue Bonaparte. "Mon frere est la-haut?" cria-t-il au portier qui fumait sa pipe dans la cour, a califourchon sur la fontaine. Le portier se mit a rire: "Il y a beau temps qu'il court", dit-il sournoisement. Il voulait faire le discret, mais une piece de cent sous lui desserra les dents. Alors il raconta que depuis longtemps le petit du cinquieme et la dame du premier avaient disparu, qu'ils se cachaient on ne sait ou, dans quelque coin de Paris mais ensemble a coup sur, car la Negresse Coucou-Blanc venait tous les mois voir s'il n'y avait rien pour eux. Il ajouta que M. Daniel, en partant, avait oublie de lui donner conge, et qu'on lui devait les loyers des quatre derniers mois sans parler d'autres menues dettes. "C'est bien, dit Jacques, tout sera paye. Et sans perdre une minute, sans prendre seulement le temps de secouer la poussiere du voyage, il se mit a la recherche de son enfant. Il alla d'abord chez l'imprimeur, pensant avec raison que le depot general de _La Comedie pastorale_ etant la, Daniel devait y venir souvent. "J'allais vous ecrire, lui dit l'imprimeur en le voyant entrer. Vous savez que le premier billet echoit dans quatre jours." Jacques repondit sans s'emouvoir: "J'y ai songe... Des demain j'irai faire ma tournee chez les libraires. Ils ont de l'argent a me remettre. La vente a tres bien marche." L'imprimeur ouvrit demesurement ses gros yeux bleus d'Alsace. "Comment?... La vente a bien marche! Qui vous a dit cela?" Jacques palit, pressentant une catastrophe. "Regardez donc dans ce coin, continua l'Alsacien, tous ces volumes empiles. C'est _La Comedie pastorale_. Depuis cinq mois qu'elle est dans le commerce, on n'en a vendu qu'un exemplaire. A la fin, les libraires se sont lasses et m'ont renvoye les volumes qu'ils avaient en depot. A l'heure qu'il est, tout cela n'est plus bon qu'a vendre au poids du papier. C'est dommage; c'etait bien imprime." Chaque parole de cet homme tombait sur la tete de Jacques comme un coup de canne plombee, mais ce qui l'acheva, ce fut d'apprendre que Daniel, en son nom, avait emprunte de l'argent a l'imprimeur. "Pas plus tard qu'hier, dit l'impitoyable Alsacien, il m'a envoye une horrible Negresse pour me demander deux louis; mais j'ai refuse net. D'abord parce que ce mysterieux commissionnaire a tete de ramoneur ne m'inspirait pas confiance; et puis, vous comprenez, monsieur Eyssette, moi, je ne suis pas riche, et cela fait deja plus de quatre cents francs que j'avance a votre frere. --Je le sais, repondit fierement la mere Jacques, mais soyez sans inquietude, cet argent vous sera bientot rendu." Puis il sortit bien vite, de peur de laisser voir son emotion. Dans la rue, il fut oblige de s'asseoir sur une borne. Les jambes lui manquaient. Son enfant en fuite, sa place perdue, l'argent de l'imprimeur a rendre, la chambre, le portier, l'echeance du surlendemain, tout cela bourdonnait, tourbillonnait dans sa cervelle... Tout a coup il se leva: "D'abord les dettes, se dit-il, c'est le plus presse." Et malgre la lache conduite de son frere envers les Pierrotte, il alla sans hesiter s'adresser a eux. En entrant dans le magasin de l'_ancienne maison Lalouette_, Jacques apercut derriere le comptoir une grosse face jaunie et bouffie que d'abord il ne reconnaissait pas; mais au bruit que fit la porte, la grosse face se souleva, et voyant qui venait d'entrer, poussa un retentissant "C'est bien le cas de le dire" auquel on ne pouvait pas se tromper... Pauvre Pierrotte! Le chagrin de sa fille en avait fait un autre homme. Le Pierrotte d'autrefois, si jovial et si rubicond, n'existait plus. Les larmes que sa petite versait depuis cinq mois avaient rougi ses yeux, fondu ses joues. Sur ses levres decolorees, le rire eclatant des anciens jours faisait place maintenant a un sourire froid, silencieux, le sourire des veuves et des amantes delaissees. Ce n'etait plus Pierrotte, c'etait Ariane, c'etait Nina. Du reste, dans le magasin de l'_ancienne maison Lalouette_, il n'y avait que lui de change, Les bergeres coloriees, les Chinois a bedaines violettes, souriaient toujours beatement sur les hautes etageres, parmi les verres de Boheme et les assiettes a grandes fleurs. Les soupieres rebondies, les carcels en porcelaine peinte, reluisaient toujours par places derriere les memes vitrines et dans l'arriere-boutique la meme flute roucoulait toujours discretement. "C'est moi, Pierrotte, dit la mere Jacques en affermissant sa voix, je viens vous demander un grand service. Pretez-moi quinze cents francs." Pierrotte, sans repondre, ouvrit sa caisse, remua quelques ecus; puis, repoussant le tiroir, il se leva tranquillement. "Je ne les ai pas ici, monsieur Jacques. Attendez-moi, je vais les chercher la-haut." Avant de sortir, il ajouta d'un air contraint: "Je ne vous dis pas de monter; cela lui ferait trop de peine." Jacques soupira. "Vous avez raison, Pierrotte; il vaut mieux que je ne monte pas." Au bout de cinq minutes, le Cevenol revint avec deux billets de mille francs qu'il lui mit dans la main. Jacques ne voulait pas les prendre: "Je n'ai besoin que de quinze cents francs", disait-il. Mais le Cevenol insista: "Je vous en prie, monsieur Jacques, gardez tout. Je tiens a ce chiffre de deux mille francs. C'est ce que mademoiselle m'a prete dans le temps pour m'acheter un homme. Si vous me refusiez, c'est bien le cas de le dire, je vous en voudrais mortellement." Jacques n'osa pas refuser; il mit l'argent dans sa poche, et, tendant la main au Cevenol, il lui dit tres simplement: "Adieu, Pierrotte, et merci!" Pierrotte lui retint la main. Ils resterent quelques temps ainsi, emus et silencieux, en face l'un de l'autre. Tous les deux, ils avaient le nom de Daniel sur les levres, mais ils n'osaient pas le prononcer, par une meme delicatesse... Ce pere et cette mere se comprenaient si bien!... Jacques, le premier, se degagea doucement. Les larmes le gagnaient; il avait hate de sortir. Le Cevenol l'accompagna jusque dans le passage. Arrive la, le pauvre homme ne put pas contenir plus longtemps l'amertume dont son coeur etait plein, et il commenca d'un air de reproche: "Ah! monsieur Jacques... monsieur Jacques... c'est bien le cas de le dire!..." Mais il etait trop emu pour achever sa traduction, et ne put que repeter deux fois de suite: "C'est bien le cas de le dire... c'est bien le cas de le dire..." Oh! oui, c'etait bien le cas de le dire!... En quittant Pierrotte, Jacques retourna chez l'imprimeur. Malgre les protestations de l'Alsacien, il voulut lui rendre sur-le-champ les quatre cents francs pretes a Daniel. Il lui laissa en outre, pour n'avoir plus a s'inquieter, l'argent des trois billets a echoir; apres quoi, se sentant le coeur plus leger, il se dit: "Cherchons l'enfant." Malheureusement, l'heure etait deja trop avancee pour se mettre en chasse le jour meme; d'ailleurs la fatigue du voyage, l'emotion, la petite toux seche et continue qui le minait depuis longtemps, avaient tellement brise la pauvre mere Jacques, qu'il dut revenir rue Bonaparte pour prendre un peu de repos. Ah! lorsqu'il entra dans la petite chambre et qu'aux dernieres heures d'un vieux soleil d'octobre, il revit tous ces objets qui lui parlaient de son enfant: l'etabli aux rimes devant la fenetre, son verre, son encrier, ses pipes a court tuyau comme celles de l'abbe Germane; lorsqu'il entendit sonner les bonnes cloches de Saint-Germain un peu enrouees par le brouillard, lorsque l'angelus du soir--cet angelus melancolique que Daniel aimait tant--vint battre de l'aile contre les vitres humides; ce que la mere Jacques souffrit, une mere seule pourrait le dire... Il fit deux ou trois fois le tour de la chambre, regardant partout, ouvrant toutes les armoires, dans l'espoir d'y trouver quelque chose qui le mit sur la trace du fugitif. Mais helas! les armoires etaient vides. On n'avait laisse que du vieux linge, des guenilles. Toute la chambre sentait le desastre et l'abandon. On n'etait parti, on s'etait enfui. Il y avait dans un coin, par terre, un chandelier, et dans la cheminee, sous un monceau de papier brule, une boite blanche a filets d'or. Cette boite, il la reconnut. C'etait la qu'on mettait les lettres des yeux noirs. Maintenant, il la retrouvait dans les cendres. Quel sacrilege! En continuant ses recherches, il denicha dans un tiroir de l'etabli quelques feuillets couverts d'une ecriture irreguliere, fievreuse, l'ecriture de Daniel quand il etait inspire. "C'est un poeme sans doute", se dit la mere Jacques en s'approchant de la fenetre pour lire. C'etait un poeme en effet, un poeme lugubre, qui commencait ainsi: "Jacques, je t'ai menti. Depuis deux mois, je ne fais que te mentir." Cette lettre n'etait pas partie; mais, comme on voit, elle arrivait quand meme a sa destination. La Providence, cette fois, avait fait le service de la poste. Jacques la lut d'un bout a l'autre. Quand il fut au passage ou la lettre parlait d'un engagement a Montparnasse, propose avec tant d'insistance, refuse avec tant de fermete, il fit un bond de joie: "Je sais ou il est", cria-t-il; et, mettant la lettre dans sa poche, il se coucha plus tranquille; mais, quoique brise de fatigue, il ne dormit pas. Toujours cette maudite toux... Au premier bonjour de l'aurore, une aurore d'automne, paresseuse et froide, il se leva lestement. Son plan etait fait. Il ramassa les hardes qui restaient au fond des armoires, les mit dans sa malle, sans oublier la petite boite a filets d'or, dit un dernier adieu a la vieille tour de Saint-Germain, et partit en laissant tout ouvert, la porte, la fenetre, les armoires, pour que rien de leur belle vie ne restat dans ce logis que d'autres habiteraient desormais. En bas, il donna conge de la chambre, paya les loyers en retard; puis, sans repondre aux questions insidieuses du portier, il hela une voiture qui passait et se fit conduire a l'hotel Pilois, rue des Dames, aux Batignolles. Cet hotel etait tenu par un frere du vieux Pilois, le cuisinier du marquis. On n'y logeait qu'au trimestre, et des personnes recommandees. Aussi, dans le quartier, la maison jouissait-elle d'une reputation toute particuliere. Habiter l'hotel Pilois, c'etait un certificat de bonne vie et de moeurs. Jacques, qui avait gagne la confiance du Vatel de la maison d'Hacqueville, apportait de sa part un panier de vin de Marsala. Cette recommandation fut suffisante, et quand il demanda timidement a faire partie des locataires, on lui donna sans hesiter une belle chambre au rez-de-chaussee, avec deux croisees ouvrant sur le jardin de l'hotel, j'allais dire du couvent. Ce jardin n'etait pas grand: trois ou quatre acacias, un carre de verdure indigente--la verdure des Batignolles--, un figuier sans figues, une vigne malade et quelques pieds de chrysanthemes en faisaient tous les frais; mais enfin cela suffisait pour egayer la chambre, un peu triste et humide de son naturel.... Jacques, sans perdre une minute, fit son installation, planta des clous, serra son linge, posa un ratelier pour les pipes de Daniel, accrocha le portrait de Mme Eyssette a la tete du lit, fit enfin de son mieux pour chasser cet air de banalite qui empeste les garnis; puis, quand il eut bien pris possession, il dejeuna sur le pouce, et sortit apres. En passant, il avertit M. Pilois que ce soir-la, exceptionnellement, il rentrerait peut-etre un peu tard, et le pria de faire preparer dans sa chambre un gentil souper avec deux couverts et du vin vieux. Au lieu de se rejouir de cet extra, le bon M. Pilois rougit jusqu'au bout des oreilles, comme un vicaire de premiere annee. "C'est que, dit-il d'un air embarrasse, je ne sais pas.... Le reglement de l'hotel s'oppose... nous avons des ecclesiastiques qui..." Jacques sourit: "Ah! tres bien, je comprends.... Ce sont les deux couverts qui vous epouvantent.... Rassurez-vous, mon cher monsieur Pilois, ce n'est pas une femme." Et a part lui, en descendant vers Montparnasse, il se disait: "Pourtant, si, c'est une femme, une femme sans courage, un enfant sans raison qu'il ne faut plus jamais laisser seul." Dites-moi pourquoi ma mere Jacques etait si sur de me trouver a Montparnasse. J'aurais bien pu, depuis le temps ou je lui ecrivis la terrible lettre qui ne partit pas, avoir quitte le theatre; j'aurais pu n'y etre pas entre.... Eh bien, non. L'instinct maternel le guidait. Il avait la conviction de me trouver la-bas, et de me ramener le soir meme; seulement, il pensait avec raison: "Pour l'enlever, il faut qu'il soit seul, que cette femme ne se doute de rien." C'est ce qui l'empecha de se rendre directement au theatre chercher des renseignements. Les coulisses sont bavardes; un mot pouvait donner l'eveil.... Il aima mieux s'en rapporter tout bonnement aux affiches, et s'en fut vite les consulter. Les prospectus des spectacles faubouriens se posent a la porte des marchands de vin du quartier, derriere un grillage, a peu pres comme les publications de mariage dans les villages de l'Alsace. Jacques, en les lisant, poussa une exclamation de joie. Le theatre Montparnasse donnait, ce soir-la, _Marie-Jeanne_, drame en cinq actes, joue par Mmes Irma Borel, Desiree Levrault, Guigne, etc. Precede de: _Amour et Pruneaux_, vaudeville en un acte, par MM. Daniel, Antonin et Mlle Leontine. "Tout va bien, se dit-il. Ils ne jouent pas dans la meme piece; je suis sur de mon coup." Il entra dans un cafe du Luxembourg pour attendre l'heure de l'enlevement. Le soir venu, il se rendit au theatre. Le spectacle etait deja commence. Il se promena environ une heure sous la galerie, devant la porte, avec les gardes municipaux. De temps en temps, les applaudissements de l'interieur venaient jusqu'a lui comme un bruit de grele lointaine, et cela lui serrait le coeur de penser que c'etait peut-etre les grimaces de son enfant qu'on applaudissait ainsi.... Vers neuf heures, un flot de monde se precipita bruyamment dans la rue. Le vaudeville venait de finir; il y avait des gens qui riaient encore. On sifflait, on s'appelait: "Ohe!... Pilouitt!... Lalaitou!" toutes les vociferations de la menagerie parisienne.... Dame! ce n'etait pas la sortie des Italiens! Il attendit encore un moment, perdu dans cette cohue; puis, vers la fin de l'entracte, quand tout le monde rentrait, il se glissa dans une allee noire et gluante a cote du theatre--l'entree des artistes--, et demanda a parler a Mme Irma Borel. "Impossible, lui dit-on. Elle est en scene...." C'etait un sauvage pour la ruse, cette mere Jacques! De son air le plus tranquille, il repondit: "Puisque je ne peux pas voir Mme Irma Borel, veuillez appeler M. Daniel; il fera ma commission aupres d'elle." Une minute apres, la mere Jacques avait reconquis son enfant et l'emportait bien vite a l'autre bout de Paris. XIV LE REVE "Regarde donc, Daniel, me dit ma mere Jacques quand nous entrames dans la chambre de l'hotel Pilois: c'est comme la nuit de ton arrivee a Paris!" Comme cette nuit-la, en effet, un joli reveillon nous attendait sur une nappe bien blanche: le pate sentait bon, le vin avait l'air venerable, la flamme claire des bougies riait au fond des verres.... Et pourtant, et pourtant, ce n'etait plus la meme chose! Il y a des bonheurs qu'on ne recommence pas. Le reveillon etait le meme; mais il y manquait la fleur de nos anciens convives, les belles ardeurs de l'arrivee, les projets de travail, les reves de gloire, et cette sainte confiance qui fait rire et qui donne faim. Pas un, helas! pas un de ces reveillonneurs du temps passe n'avait voulu venir chez M. Pilois. Ils etaient tous restes dans le clocher de Saint-Germain; meme, au dernier moment, l'Expansion, qui nous avait promis d'etre de la fete, fit dire qu'elle ne viendrait pas. Oh! non, ce n'etait plus la meme chose. Je le compris si bien qu'au lieu de m'egayer, l'observation de Jacques me fit monter aux yeux un grand flot de larmes. Je suis sur qu'au fond du coeur il avait bonne envie de pleurer, lui aussi; mais il eut le courage de se contenir, et me dit en prenant un petit air allegre: "Voyons! Daniel, assez pleure! Tu ne fais que cela depuis une heure. (Dans la voiture, pendant qu'il me parlait, je n'avais cesse de sangloter sur son epaule.) En voila un drole d'accueil! Tu me rappelles positivement les plus mauvais jours de mon histoire, le temps des pots de colle et de: "Jacques tu es un ane!" Voyons! sechez vos larmes, jeune repenti, et regardez-vous dans la glace, cela vous fera rire." Je me regardai dans la glace; mais je ne ris pas. Je me fit honte... J'avais ma perruque jaune collee a plat sur mon front, du rouge et du blanc plein les joues, par la-dessus la sueur, les larmes... C'etait hideux! D'un geste de degout, j'arrachai ma perruque! mais au moment de la jeter, je fis reflexion, et j'allai la pendre au beau milieu de la muraille. Jacques me regardait tres etonne: "Pourquoi la mets-tu la, Daniel? C'est tres vilain, ce trophee de guerrier apache... Nous avons l'air d'avoir scalpe Polichinelle." Et moi, tres gravement: "Non! Jacques, ce n'est pas un trophee. C'est mon remords, mon remords palpable et visible, que je veux avoir toujours devant moi." Il y eut l'ombre d'un sourire amer sur les levres de Jacques, mais tout de suite, il reprit sa mine joyeuse: "Bah! laissons cela tranquille; maintenant que te voila debarbouille et que j'ai retrouve ta chere frimousse, mettons-nous a table, mon joli frise, je meurs de faim." Ce n'etait pas vrai; il n'avait pas faim, ni moi non plus, grand Dieu! J'avais beau vouloir faire bon visage au reveillon, tout ce que je mangeais s'arretait a ma gorge, et, malgre mes efforts pour etre calme, j'arrosais mon pate de larmes silencieuses. Jacques, qui m'epiait du coin de l'oeil, me dit au bout d'un moment: "Pourquoi pleures-tu? Est-ce que tu regrettes d'etre ici? Est-ce que tu m'en veux de t'avoir enleve?..." Je lui repondis tristement: "Voila une mauvaise parole, Jacques! mais je t'ai donne le droit de tout me dire." Nous continuames pendant quelque temps encore a manger, ou plutot a faire semblant. A la fin, impatiente de cette comedie que nous nous jouions l'un a l'autre, Jacques repoussa son assiette et se leva. "Decidement le reveillon ne va pas; nous ferions mieux de nous coucher..." Il y a chez nous un proverbe qui dit: "Le tourment et le sommeil ne sont pas camarades de lit." Je m'en apercus cette nuit-la. Mon tourment c'etait de songer a tout le bien que m'avait fait ma mere Jacques et a tout le mal que je lui avais rendu, de comparer ma vie a la sienne, mon egoisme a son devouement, cette ame d'enfant lache a ce coeur de heros, qui avait pris pour devise: "Il n'y a qu'un bonheur au monde, le bonheur des autres." C'etait aussi de me dire: "Maintenant, ma vie est gatee. J'ai perdu la confiance de Jacques, l'amour des yeux noirs, l'estime de moi-meme... Qu'est-ce que je vais devenir?" Cet affreux tourment-la me tint eveille jusqu'au matin... Jacques non plus ne dormit pas. Je l'entendis se virer de droite et de gauche sur son oreiller, et tousser d'une petite toux seche qui me picotait les yeux. Une fois, je lui demandai bien doucement: "Tu tousses! Jacques. Est-ce que tu es malade?..." Il me repondit: "Ce n'est rien... Dors..." Et je compris a son air qu'il etait plus fache contre moi qu'il ne voulait le paraitre. Cette idee redoubla mon chagrin, et je me remis a pleurer seul sous ma couverture, tant et tant que je finis par m'endormir. Si le tourment empeche le sommeil, les larmes sont un narcotique. Quand je me reveillai, il faisait grand jour. Jacques n'etait plus a cote de moi. Je le croyais sorti; mais, en ecartant les rideaux, je l'apercus a l'autre bout de la chambre, couche sur un canape, et si pale, oh! si pale... Je ne sais quelle idee terrible me traversa la cervelle. "Jacques!" criai-je en m'elancant vers lui... Il dormait, mon cri ne le reveilla pas. Chose singuliere, son visage avait dans le sommeil une expression de souffrance triste que je ne lui avais jamais vue, et qui pourtant ne m'etait pas nouvelle. Ses traits amaigris, sa face allongee, la paleur de ses joues, la transparence maladive de ses mains, tout cela me faisait peine a voir, mais une peine deja ressentie. Cependant, Jacques n'avait jamais ete malade. Jamais il n'avait eu auparavant ce demi-cercle bleuatre sous les yeux, ce visage decharne... Dans quel monde anterieur avais-je donc eu la vision de ces choses?... Tout a coup, le souvenir de mon reve me revint. Oui! c'est cela, voila bien le Jacques du reve, pale, horriblement pale, etendu sur un canape, il vient de mourir, Daniel Eyssette, et c'est vous qui l'avez tue... A ce moment un rayon de soleil gris entre timidement par la fenetre et vient courir comme un lezard sur ce pale visage inanime... O douceur! voila le mort qui se reveille, se frotte les yeux, et me voyant debout devant lui, me dit avec un gai sourire: "Bonjour, Daniel! As-tu bien dormi? Moi, je toussais trop. Je me suis mis sur ce canape pour ne pas te reveiller." Et tandis qu'il me parle bien tranquillement, je sens mes jambes qui tremblent encore de l'horrible vision que je viens d'avoir, et je dis dans le secret de mon coeur: "Eternel Dieu, conservez-moi ma mere Jacques!" Malgre ce triste reveil, le matin fut assez gai. Nous sumes meme retrouver un echo des anciens bons rires, lorsque je m'apercus en m'habillant que je possedais pour tout vetement une culotte courte en futaine et un gilet rouge a grandes basques, defroques theatrales que j'avais sur moi au moment de l'enlevement. "Pardieu! mon cher, me dit Jacques, on ne pense pas a tout. Il n'y a que les don Juan sans delicatesse qui songent au trousseau quand ils enlevent une belle. Du reste, n'aie pas peur. Nous allons te faire habiller de neuf... Ce sera encore comme a ton arrivee a Paris." Il disait cela pour me faire plaisir, car il sentait bien comme moi que ce n'etait plus la meme chose. "Allons, Daniel, continua mon brave Jacques, en voyant ma mine redevenir songeuse, ne pensons plus au passe. Voici une vie nouvelle qui s'ouvre devant nous, entrons-y sans remords, sans mefiance, et tachons seulement qu'elle ne nous joue pas les memes tours que l'ancienne... Ce que tu comptes faire desormais, mon frere, je ne te le demande pas, mais il me semble que si tu veux entreprendre un nouveau poeme l'endroit sera bon, ici, pour travailler. La chambre est tranquille. Il y a des oiseaux qui chantent dans le jardin. Tu mets l'etabli aux rimes devant la fenetre..." Je l'interrompis vivement: "Non! Jacques, plus de poemes, plus de rimes. Ce sont des fantaisies qui te coutent trop cher. Ce que je veux, maintenant, c'est faire comme toi, travailler, gagner ma vie, et t'aider de toutes mes forces a reconstruire le foyer." Et lui souriant et calme: "Voila de beaux projets, monsieur le papillon bleu; mais ce n'est point cela qu'on vous demande. Il ne s'agit pas de gagner votre vie, et si seulement vous promettiez... Mais, baste! nous recauserons de cela plus tard... Allons acheter tes habits." Je fus oblige, pour sortir d'endosser une de ses redingotes, qui me tombait jusqu'aux talons et me donnait l'air d'un musicien piemontais; il ne me manquait qu'une harpe. Quelques mois auparavant, si j'avais du courir les rues dans un pareil accoutrement, je serais mort de honte; mais, pour l'heure, j'avais bien d'autres hontes a fouetter, et les yeux des femmes pouvaient rire sur mon passage, ce n'etait plus la meme chose que du temps de mes caoutchoucs... Oh! non! ce n'etait plus la meme chose. "A present que te voila chretien, me dit la mere Jacques en sortant de chez le fripier, je vais te ramener a l'hotel Pilois: puis, j'irai voir si le marchand de fer dont je tenais les livres avant mon depart veut encore me donner de l'ouvrage... L'argent de Pierrotte ne sera pas eternel; il faut que je songe a notre pot-au-feu." J'avais envie de lui dire: "Eh bien, Jacques, va-t'en chez ton marchand de fer. Je saurai bien rentrer seul a la maison." Mais ce qu'il en faisait, je le compris, c'etait pour etre sur que je n'allais pas retourner a Montparnasse. Ah! s'il avait pu lire dans mon ame. Pour le tranquilliser, je le laissai me reconduire jusqu'a l'hotel; mais a peine eut-il les talons tournes que je pris mon vol dans la rue. J'avais des courses a faire, moi aussi... Quand je rentrai il etait tard. Dans la brume du jardin, une grande ombre noire se promenait avec agitation. C'etait ma mere Jacques. "Tu as bien fait d'arriver, me dit-il en grelottant. J'allais partir pour Montparnasse..." J'eus un mouvement de colere: "Tu doutes trop de moi, Jacques, ce n'est pas genereux... Est-ce que nous serons toujours ainsi? Est-ce que tu ne me rendras jamais ta confiance? Je te jure, sur ce que j'ai de plus cher au monde, que je ne viens pas d'ou tu crois, que cette femme est morte pour moi, que je ne la reverrai jamais, que tu m'as reconquis tout entier, et que ce passe terrible auquel ta tendresse m'arrache ne m'a laisse que des remords et pas un regret... Que faut-il te dire encore pour te convaincre? Ah! tiens, mechant! Je voudrais t'ouvrir ma poitrine, tu verrais que je ne mens pas." Ce qu'il me repondit ne m'est pas reste, mais je me souviens que dans l'ombre il secouait tristement la tete de l'air de dire: "Helas! je voudrais bien te croire..." Et cependant j'etais sincere en lui parlant ainsi. Sans doute qu'a moi seul je n'aurais jamais eu le courage de m'arracher a cette femme, mais maintenant que la chaine etait brisee, j'eprouvais un soulagement inexprimable. Comme ces gens qui essaient de se faire mourir par le charbon et qui s'en repentent au dernier moment, lorsqu'il est trop tard et que deja l'asphyxie les etrangle et les paralyse. Tout a coup les voisins arrivent, la porte vole en eclats, l'air sauveur circule dans la chambre, et les pauvres suicides le boivent avec delices, heureux de vivre encore et promettant bien de ne plus recommencer. Moi pareillement, apres cinq mois d'asphyxie morale, je humais a pleines narines l'air pur et fort de la vie honnete, j'en remplissais mes poumons, et je vous jure Dieu que je n'avais pas envie de recommencer... C'est ce que Jacques ne voulait pas croire, et tous les serments du monde ne l'auraient pas convaincu de ma sincerite... Pauvre garcon! Je lui en avais tant fait! Nous passames cette premiere soiree chez nous, assis au coin du feu comme en hiver, car la chambre etait humide et la brume du jardin nous penetrait jusqu'a la moelle des os. Puis, vous savez, quand on est triste, cela semble bon de voir un peu de flamme... Jacques travaillait, faisait des chiffres. En son absence, le marchand de fer avait voulu tenir ses livres lui-meme et il en etait resulte un si beau griffonnage, un tel gachis du _doit et avoir_ qu'il fallait maintenant un mois de grand travail pour remettre les choses en etat. Comme vous pensez, je n'aurais pas mieux demande que d'aider ma mere Jacques dans cette operation. Mais les papillons bleus n'entendent rien a l'arithmetique; et, apres une heure passee sur ces gros cahiers de commerce rayes de rouge et charges d'hieroglyphes bizarres, je fus oblige de jeter ma plume aux chiens. Jacques, lui, se tirait a merveille de cette aride besogne. Il donnait, tete baissee, au plus epais des chiffres, et les grosses colonnes ne lui faisaient pas peur. De temps en temps, au milieu de son travail, il se tournait vers moi et me disait, un peu inquiet de ma reverie silencieuse: "Nous sommes bien, n'est-ce pas? Tu ne t'ennuies pas, au moins?" Je ne m'ennuyais pas, mais j'etais triste de lui voir prendre tant de peine, et je pensais, plein d'amertume: "Pourquoi suis-je sur la terre?... Je ne sais rien faire de mes bras... Je ne paie pas ma place au soleil de la vie. Je ne suis bon qu'a tourmenter le monde et faire pleurer les yeux qui m'aiment..." En me disant cela, je songeais aux yeux noirs, et je regardais douloureusement la petite boite a filets d'or que Jacques avait posee--peut-etre a dessein--sur le dome carre de la pendule. Que de choses elle me rappelait, cette boite! Quels discours eloquents elle me tenait du haut de son socle de bronze! "Les yeux noirs t'avaient donne leur coeur, qu'en as-tu fait? me disait-elle... tu l'as livre en pature aux betes... C'est Coucou-Blanc qui l'a mange." Et moi, gardant encore un germe d'espoir au fond de l'ame, j'essayais de rappeler a la vie, de rechauffer de mon haleine tous ces anciens bonheurs tues de ma propre main. Je songeais: "C'est Coucou-Blanc qui l'a mange!... C'est Coucou-Blanc qui l'a mange!..." ...Cette longue soiree melancolique, passee devant le feu, en travail et en revasseries, vous represente assez bien la nouvelle vie que nous allions mener dorenavant. Tous les jours qui suivirent ressemblerent a cette soiree... Ce n'est pas Jacques qui revassait, bien entendu. Il vous restait des dix heures sur ses gros livres, enfoui jusqu'au cou dans la chiffraille. Moi, pendant ce temps, je tisonnais et, tout en tisonnant, je disais a la petite boite a filets d'or: "Parlons un peu des yeux noirs! veux-tu?..." Car pour en parler avec Jacques, il n'y fallait pas penser. Pour une raison ou pour une autre, il evitait avec soin toute conversation a se sujet. Pas meme un mot sur Pierrotte. Rien... Aussi je prenais ma revanche avec la petite boite, et nos causeries n'en finissaient pas. Vers le milieu du jour, quand je voyais ma mere bien en train sur ses livres, je gagnais la porte a pas de chat et m'esquivais doucement, en disant: "A tout a l'heure, Jacques!" Jamais il ne me demandait ou j'allais; mais je comprenais a son air malheureux, au ton plein d'inquietude dont il me faisait: "Tu t'en vas?" qu'il n'avait pas grande confiance en moi. L'idee de cette femme le poursuivait toujours. Il pensait: "S'il la revoit, nous sommes perdus!..." Et qui sait? Peut-etre avait-il raison. Peut-etre que si je l'avais revue, l'ensorceleuse, j'aurais encore subi le charme qu'elle exercait sur mon pauvre moi, avec sa criniere d'or pale et son signe blanc au coin de la levre... Mais, Dieu merci! je ne la revis pas. Un monsieur de Huit-a-Dix quelconque lui fit sans doute oublier son Dani-Dan, et jamais plus, jamais plus, je n'entendis parler d'elle, ni de sa Negresse Coucou-Blanc. Un soir, au retour d'une de mes courses mysterieuses, j'entrai dans la chambre avec un cri de joie: "Jacques! Jacques! Une bonne nouvelle. J'ai trouve une place... Voila dix jours que, sans t'en rien dire, je battais le pave a cette intention... Enfin, c'est fait. J'ai une place... Des demain, j'entre comme surveillant general a l'institution Ouly, a Montmartre, tout pres de chez nous... J'irai de sept heures du matin a sept heures du soir... Ce sera beaucoup de temps passe loin de toi, mais au moins je gagnerai ma vie, et je pourrai te soulager un peu." Jacques releva sa tete de dessus ses chiffres, et me repondit assez froidement: "Ma foi! mon cher, tu fais bien de venir a mon secours... La maison serait trop lourde pour moi seul... Je ne sais pas ce que j'ai, mais depuis quelque temps je me sens tout patraque." Un violent acces de toux l'empecha de continuer. Il laissa tomber sa plume d'un air de tristesse et vint se jeter sur le canape... De le voir allonge la-dessus, pale, horriblement pale, la terrible vision de mon reve passa encore une fois devant mes yeux, mais ce ne fut qu'un eclair... Presque aussitot ma mere Jacques se releva et se mit a rire en voyant ma mine egaree: "Ce n'est rien, nigaud! C'est un peu de fatigue. J'ai trop travaille ces derniers temps... Maintenant que tu as une place, j'en prendrai plus a mon aise, et dans huit jours je serai gueri." Il disait cela si naturellement, d'une figure si riante, que mes tristes pressentiments s'envolerent, et, d'un grand mois, je n'entendis plus dans mon cerveau le battement de leurs ailes noires... Le lendemain, j'entrai a l'institution Ouly. Malgre son etiquette pompeuse, l'institution Ouly etait une petite ecole pour rire, tenue par une vieille dame a repentirs, que les enfants appelaient "bonne amie". Il y avait la-dedans une vingtaine de petits bonshommes, mais, vous savez! des tout petits, de ceux qui viennent a la classe avec leur gouter dans un panier, et toujours un bout de chemise qui passe. C'etaient nos eleves. Mme Ouly leur apprenait des cantiques; moi, je les initiais aux mysteres de l'alphabet. J'etais en outre charge de surveiller les recreations, dans une cour ou il y avait des poules et un coq d'Inde dont ces messieurs avaient grand-peur. Quelquefois aussi, quand "bonne amie" avait sa goutte, c'etait moi qui balayais la classe, besogne bien peu digne d'un surveillant general, et que pourtant je faisais sans degout, tant je me sentais heureux de pouvoir gagner ma vie... Le soir, en rentrant a l'hotel Pilois, je trouvais le diner servi et la mere Jacques qui m'attendait... Apres diner, quelques tours de jardin faits a grands pas, puis la veillee au coin du feu... Voila toute notre vie... De temps en temps, on recevait une lettre de M. ou Mme Eyssette; c'etaient nos grands evenements. Mme Eyssette continuait a vivre chez l'oncle Baptiste; M. Eyssette voyageait toujours pour la Compagnie vinicole. Les affaires n'allaient pas trop mal. Les dettes de Lyon etaient aux trois quarts payees. Dans un an ou deux, tout serait regle, et on pourrait songer a se remettre tous ensemble... Moi, j'etais d'avis, en attendant, de faire venir Mme Eyssette a l'hotel Pilois avec nous, mais Jacques ne voulait pas. "Non! pas encore, disait-il d'un air singulier, pas encore... Attendons!" Et cette reponse, toujours la meme, me brisait le coeur. Je me disais: "Il se mefie de moi... Il a peur que je fasse encore quelque folie quand Mme Eyssette sera ici... C'est pour cela qu'il veut attendre encore..." Je me trompais... Ce n'etait pas pour cela que Jacques disait: "Attendons!" XV ........ Lecteur, si tu as un esprit fort, si les reves te font sourire, si tu n'as jamais eu le coeur mordu--mordu jusqu'a crier--par le pressentiment des choses futures, si tu es un homme positif, une de ces tetes de fer que la realite seule impressionne et qui ne laissent pas trainer un grain de superstition dans leurs cerveaux, si tu ne veux en aucun cas croire au surnaturel, admettre l'inexplicable, n'acheve pas de lire ces memoires. Ce qui me reste a dire en ces derniers chapitres est vrai comme la verite eternelle; mais tu ne le croiras pas. C'etait le 4 decembre... Je revenais de l'institution Ouly encore plus vite que d'ordinaire. Le matin, j'avais laisse Jacques a la maison, se plaignant d'une grande fatigue, et je languissais d'avoir de ses nouvelles. En traversant le jardin, je me jetai dans les jambes de M. Pilois, debout pres du figuier, et causant a voix basse avec un gros personnage court et pattu, qui paraissait avoir beaucoup de peine a boutonner ses gants. Je voulais m'excuser et passer outre, mais l'hotelier me retint; "Un mot, monsieur Daniel!" Puis, se tournant vers l'autre, il ajouta: "C'est le jeune homme en question. Je crois que vous feriez bien de le prevenir..." Je m'arretai fort intrigue. De quoi ce gros bonhomme voulait-il me prevenir? Que ses gants etaient beaucoup trop etroits pour ses pattes? Je le voyais bien, parbleu!... Il y eut un moment de silence et de gene. M. Pilois, le nez en l'air, regardait dans son figuier comme pour y chercher les figues qui n'y etaient pas. L'homme aux gants tirait toujours sur ses boutonnieres... A la fin, pourtant, il se decida a parler; mais sans lacher son bouton, n'ayez pas peur. "Monsieur, me dit-il, je suis depuis vingt ans medecin de l'hotel Pilois, et j'ose affirmer..." Je ne le laissai pas achever sa phrase, Ce mot de medecin m'avait tout appris. "Vous venez pour mon frere, lui demandai-je en tremblant... Il est bien malade, n'est-ce pas?" Je ne crois pas que ce medecin fut un mechant homme, mais, a ce moment-la, c'etaient ses gants surtout qui le preoccupaient, et sans songer qu'il parlait a l'enfant de Jacques, sans essayer d'amortir le coup, il me repondit brutalement: "S'il est malade! je crois bien... Il ne passera pas la nuit." Ce fut bien assene, je vous en reponds. La maison, le jardin, M. Pilois, le medecin, je vis tout tourner, Je fus oblige de m'appuyer contre le figuier, Il avait le poignet rude, le docteur de l'hotel Pilois!... Du reste, il ne s'apercut de rien et continua avec le plus grand calme, sans cesser de boutonner ses gants: "C'est un, cas foudroyant de phtisie galopante... Il n'y a rien a faire, du moins rien de serieux,.. D'ailleurs on m'a prevenu beaucoup trop tard, comme toujours. --Ce n'est pas ma faute, docteur--fit le bon M. Pilois qui persistait a chercher des figues avec la plus grande attention, un moyen comme un autre de cacher ses larmes--, ce n'est pas ma faute, Je savais depuis longtemps qu'il etait malade, ce pauvre M. Eyssette, et je lui ai souvent conseille de faire venir quelqu'un; mais il ne voulait jamais. Bien sur qu'il avait peur d'effrayer son frere... C'etait si uni, voyez-vous! ces enfants-la!" Un sanglot desespere me jaillit du fond des entrailles: "Allons! mon garcon, du courage! me dit l'homme aux gants d'un air de bonte... Qui sait? la science a prononce son dernier mot, mais la nature pas encore... Je reviendrai demain matin." La-dessus, il fit une pirouette et s'eloigna avec un soupir de satisfaction; il venait d'en boutonner un! Je restai encore un moment dehors, pour essuyer mes yeux et me calmer un peu; puis, faisant appel a tout mon courage, j'entrai dans notre chambre d'un air delibere. Ce que je vis, en ouvrant la porte, me terrifia, Jacques, pour me laisser le lit, sans doute, s'etait fait mettre un matelas sur le canape, et c'est la que je le trouvai, pale, horriblement pale, tout a fait semblable au _Jacques_ de mon reve. Ma premiere idee fut de me jeter sur lui, de le prendre dans mes bras et de le porter sur son lit, n'importe ou, mais de l'enlever de la, mon Dieu, de l'enlever de la. Puis, tout de suite, je fis cette reflexion: "Tu ne pourras pas, il est trop grand!" Et alors, ayant vu ma mere Jacques etendu sans remission a cette place ou le reve avait dit qu'il devait mourir, mon courage m'abandonna; ce masque de gaiete contrainte, qu'on se colle au visage pour rassurer les moribonds, ne put pas tenir sur mes joues, et je vins tomber a genoux pres du canape, en versant un torrent de larmes. Jacques se tourna vers moi peniblement: "C'est toi, Daniel... Tu as rencontre le medecin, n'est-ce pas? Je lui avais pourtant bien recommande de ne pas t'effrayer, a ce gros-la. Mais je vois a ton air qu'il n'en a rien fait et que tu sais tout... Donne-moi ta main, frerot... Qui diable se serait doute d'une chose pareille? Il y a des gens qui vont a Nice pour guerir leur maladie de poitrine; moi, je suis alle en chercher une. C'est tout a fait original... Ah! tu sais! si tu te desoles, tu vas m'enlever tout mon courage; je ne suis deja pas si vaillant... Ce matin, apres ton depart, j'ai compris que cela se gatait. J'ai envoye chercher le cure de Saint-Pierre; il est venu me voir et reviendra tout a l'heure m'apporter les sacrements... Cela fera plaisir a notre mere, tu comprends! C'est un bon homme, ce cure... Il s'appelle comme ton ami du college de Sarlande." Il n'en put pas dire plus long et se renversa sur l'oreiller, en fermant les yeux. Je crus qu'il allait mourir, et je me mis a crier bien fort: "Jacques! Jacques! mon ami!..." De la main, sans parler, il me fit: "Chut! chut!" a plusieurs reprises. A ce moment, la porte s'ouvrit; M. Pilois entra dans la chambre suivi d'un gros homme qui roula comme une boule vers le canape en criant: "Qu'est-ce que j'apprends, monsieur Jacques?... C'est bien le cas de le dire... --Bonjour, Pierrotte! dit Jacques en rouvrant les yeux; bonjour, mon vieil ami! J'etais bien sur que vous viendriez au premier signe... Laisse-le mettre la, Daniel: nous avons a causer tous les deux." Pierrotte pencha sa grosse tete jusqu'aux levres pales du moribond, et ils resterent ainsi un long moment a s'entretenir a voix basse... Moi, je regardais, immobile au milieu de la chambre. J'avais encore mes livres sous le bras. M. Pilois me les enleva doucement, en me disant quelque chose que je n'entendis pas; puis il alla allumer les bougies et mettre sur la table une grande serviette blanche. En moi-meme je me disais: "Pourquoi met-il le couvert?... Est-ce que nous allons diner?... mais je n'ai pas faim!" La nuit tombait. Dehors, dans le jardin, des personnes de l'hotel se faisaient des signes en regardant nos fenetres. Jacques et Pierrotte causaient toujours. De temps en temps, j'entendais le Cevenol dire avec sa grosse voix pleine de larmes: "Oui, monsieur Jacques... Oui, monsieur Jacques..." Mais je n'osais pas m'approcher... A la fin, pourtant, Jacques m'appela et me fit mettre a son chevet, a cote de Pierrotte: "Daniel, mon cheri, me dit-il, apres une longue pause, je suis bien triste d'etre oblige de te quitter; mais une chose me console: je ne te laisse pas seul dans la vie... Il te restera Pierrotte, le bon Pierrotte, qui te pardonne et s'engage a me remplacer pres de toi... --Oui! oui! monsieur Jacques, je m'engage... c'est bien le cas de le dire... je m'engage... --Vois-tu! mon pauvre petit, continua la mere Jacques, jamais a toi seul tu ne parviendrais a reconstruire le foyer... Ce n'est pas pour te faire de la peine, mais tu es un mauvais reconstructeur de foyer... Seulement, je crois qu'aide de Pierrotte, tu parviendras a realiser notre reve... Je ne te demande pas d'essayer de devenir un homme; je pense, comme l'abbe Germane, que tu seras un enfant toute ta vie. Mais je te supplie d'etre toujours un bon enfant, un brave enfant, et surtout... approche un peu, que je te dise ca dans l'oreille... et surtout de ne pas faire pleurer les yeux noirs." Ici, mon pauvre bien-aime se reposa encore un moment; puis reprit: "Quand tout sera fini, tu ecriras a papa et a maman, Seulement il faudra leur apprendre la chose par morceaux... En une seule fois cela leur ferait trop de mal... Comprends-tu, maintenant, pourquoi je n'ai pas fait venir Mme Eyssette? je ne voulais pas qu'elle fut la. Ce sont de trop mauvais moments pour les meres..." Il s'interrompit et regarda du cote de la porte. "Voila le Bon Dieu!" dit-il en souriant. Et il nous fit signe de nous ecarter. C'etait le viatique qu'on apportait. Sur la nappe blanche, au milieu des cierges, l'hostie et les saintes huiles prirent place; Apres quoi, le pretre s'approcha du lit, et la ceremonie commenca... Quand ce fut fini--oh! que le temps me sembla long!--, quand ce fut fini, Jacques m'appela doucement pres de lui: "Embrasse-moi", me dit-il; et sa voix etait si faible qu'il avait l'air de me parler de loin... Il devait etre loin en effet, depuis tantot douze heures que l'horrible phtisie galopante l'avait jete sur son dos maigre et l'emportait vers la mort au triple galop!... Alors, en m'approchant pour l'embrasser, ma main rencontra sa main, sa chere main toute moite des sueurs de l'agonie. Je m'en emparai et je ne la quittai plus... Nous restames ainsi je ne sais combien de temps; peut-etre une heure, peut-etre une eternite, je ne sais pas du tout... Il ne me voyait plus, il ne me parlait plus. Seulement, a plusieurs reprises, sa main remua dans la mienne comme pour me dire: "Je sens que tu es la." Soudain un long soubresaut agita son pauvre corps des pieds a la tete. Je vis ses yeux s'ouvrir et regarder autour d'eux pour chercher quelqu'un; et, comme je me penchais sur lui, je l'entendis dire deux fois tres doucement: "Jacques, tu es un ane... Jacques, tu es un ane!..." puis rien... Il etait mort... ...Oh! le reve!... Il fit un grand vent cette nuit-la. Decembre envoyait des poignees de gresil contre les vitres. Sur la table au bout de la chambre, un christ d'argent flambait entre deux bougies. A genoux devant le christ, un pretre que je ne connaissais pas priait d'une voix forte, dans le bruit du vent... Moi, je ne priais pas; je ne pleurais pas non plus... Je n'avais qu'une idee, une idee fixe, c'etait de rechauffer la main de mon bien-aime que je tenais etroitement serree dans les miennes. Helas! plus le matin approchait, plus cette main devenait lourde et de glace... Tout a coup le pretre qui recitait du latin la-bas, devant le christ, se leva et vint me frapper sur l'epaule. "Essaie de prier, me dit-il... Cela te fera du bien." Alors seulement, je le reconnus... C'etait mon vieil ami du college de Sarlande, l'abbe Germane lui-meme avec sa belle figure mutilee et son air de dragon en soutane... La souffrance m'avait tellement aneanti que je ne fus pas etonne de le voir. Cela me parut tout simple... Mais voici comment il etait la. Le jour ou le petit Chose quittait le college, l'abbe Germane lui avait dit: "J'ai bien un frere a Paris, un brave homme de pretre... mais baste! a quoi bon te donner son adresse?... Je suis sur que tu n'irais pas." Voyez un peu la destinee! Ce frere de l'abbe etait cure de l'eglise Saint-Pierre a Montmartre, et c'est lui que la pauvre mere Jacques avait appele a son lit de mort. Juste a ce moment, il se trouvait que l'abbe Germane etait de passage a Paris et logeait au presbytere... Le soir du 4 decembre, son frere lui dit en entrant: "Je viens de porter l'extreme-onction a un malheureux enfant qui meurt tout pres d'ici. Il faudra prier pour lui, l'abbe!" L'abbe repondit: "J'y penserai demain, en disant ma messe. Comment s'appelle-t-il?... --Attends... c'est un nom du Midi, assez difficile a retenir... Jacques Eysset... Oui, c'est cela... Jacques Eyssette..." Ce nom rappela a l'abbe certain petit pion de sa connaissance; et sans perdre une minute il courut a l'hotel Pilois... En rentrant, il m'apercut debout, cramponne a la main de Jacques. Il ne voulut pas deranger ma douleur et renvoya tout le monde en disant qu'il veillerait avec moi; puis il s'agenouilla, et ce ne fut que fort avant dans la nuit qu'effraye de mon immobilite, il me frappa sur l'epaule et se fit connaitre. A partir de ce moment, je ne sais plus bien ce qui se passa. La fin de cette nuit terrible, le jour qui la suivit, le lendemain de ce jour et beaucoup d'autres lendemains encore ne m'ont laisse que de vagues souvenirs confus. Il y a la un grand trou dans ma memoire. Pourtant je me souviens,--mais comme de choses arrivees il y a des siecles--, d'une longue marche interminable dans la boue de Paris, derriere la voiture noire. Je me vois allant, tete nue, entre Pierrotte et l'abbe Germane. Une pluie froide melee de gresil nous fouette le visage; Pierrotte a un grand parapluie; mais il le tient si mal et la pluie tombe si dru que la soutane de l'abbe ruisselle, toute luisante!... Il pleut! il pleut! oh! comme il pleut! Pres de nous; a cote de la voiture, marche un long monsieur tout en noir, qui porte une baguette d'ebene. Celui-la, c'est le maitre des ceremonies, une sorte de chambellan de la mort. Comme tous les chambellans, il a le manteau de soie, l'epee, la culotte courte et le claque... Est-ce une hallucination de mon cerveau?... Je trouve que cet homme ressemble a M. Viot, le surveillant general du college de Sarlande. Il est long comme lui, tient comme lui sa tete penchee sur l'epaule, et chaque fois qu'il me regarde, il a ce meme sourire faux et glacial qui courait sur les levres du terrible porte-clefs. Ce n'est pas M. Viot, mais c'est peut-etre son ombre. La voiture noire avance toujours, mais si lentement, si lentement... Il me semble que nous n'arriverons jamais... Enfin, nous voici dans un jardin triste, plein d'une boue jaunatre ou l'on enfonce jusqu'aux chevilles. Nous nous arretons au bord d'un grand trou. Des hommes en manteaux courts apportent une grande boite tres lourde qu'il faut descendre la-dedans. L'operation est difficile. Les cordes, toutes raides de pluie, ne glissent pas. J'entends un des hommes qui crie: "Les pieds en avant! les pieds en avant!..." En face de moi, de l'autre cote du trou, l'ombre de M. Viot, la tete penchee sur l'epaule, continue a me sourire doucement. Longue, mince, etranglee dans ses habits de deuil, elle se detache sur le gris du ciel, comme une grande sauterelle noire, toute mouillee... Maintenant, je suis seul avec Pierrotte... Nous descendons le faubourg Montmartre... Pierrotte cherche une voiture, mais il n'en trouve pas. Je marche a cote de lui, mon chapeau a la main; il me semble que je suis toujours derriere le corbillard... Tout le long du faubourg, les gens se retournent pour voir ce gros homme qui pleure en appelant des fiacres et cet enfant qui va tete nue sous une pluie battante... Nous allons, nous allons toujours. Et je suis las, et ma tete est lourde... Enfin, voici le passage du Saumon, l'ancienne maison Lalouette avec ses contrevents peints, ruisselants d'eau verte... Sans entrer dans la boutique, nous montons chez Pierrotte... Au premier etage, les forces me manquent. Je m'assieds sur une marche. Impossible d'aller plus loin; ma tete est trop lourde... Alors Pierrotte me prend dans ses bras; et tandis qu'il me monte chez lui aux trois quarts mort et grelottant de fievre, j'entends le gresil qui petille sur la vitrine du passage et l'eau des gouttieres qui tombe a grand bruit dans la cour... Il pleut! il pleut! oh! comme il pleut! XVI LA FIN DU REVE Le petit Chose est malade; le petit Chose va mourir... Devant le passage du Saumon, une large litiere de paille qu'on renouvelle tous les deux jours fait dire aux gens de la rue: "Il y a la-haut quelque vieux richard en train de mourir..." Ce n'est pas un vieux richard qui va mourir, c'est le petit Chose... Tous les medecins l'ont condamne. Deux fievres typhoides en deux ans, c'est beaucoup trop pour ce cervelet d'oiseau-mouche! Allons! vite, attelez la voiture noire! Que la grande sauterelle prepare sa baguette d'ebene et son sourire desole! le petit Chose est malade; le petit Chose va mourir. Il faut voir quelle consternation dans l'ancienne maison Lalouette! Pierrotte ne dort plus; les yeux noirs se desesperent. La dame de grand merite feuillette son Raspail avec frenesie, en suppliant le bienheureux saint Camphre de faire un nouveau miracle en faveur du cher malade... Le salon jonquille est condamne, le piano mort, la flute enclouee. Mais le plus navrant de tout, oh! le plus navrant c'est une petite robe noire assise dans un coin de la maison, et tricotant du matin au soir, sans rien dire, avec de grosses larmes qui coulent. Or, tandis que l'ancienne maison Lalouette se lamente ainsi nuit et jour, le petit Chose est bien tranquillement couche dans un grand lit de plumes, sans se douter des pleurs qu'il fait repandre autour de lui.. Il a les yeux ouverts, mais il ne voit rien; les objets ne vont pas jusqu'a son ame. Il n'entend rien non plus, rien qu'un bourdonnement sourd, un roulement confus, comme s'il avait pour oreilles deux coquilles marines: ces grosses coquilles a levres roses ou l'on entend ronfler la mer. Il ne parle pas, il ne pense pas: vous diriez une fleur malade... Pourvu qu'on lui tienne une compresse d'eau fraiche sur la tete et un morceau de glace dans la bouche, c'est tout ce qu'il demande. Quand la glace est fondue, quand la compresse est dessechee au feu de son crane, il pousse un grognement: c'est toute sa conversation. Plusieurs jours se passent ainsi,--jours sans heures, jours de chaos, puis subitement, un beau matin, le petit Chose eprouve une sensation singuliere. Il semble qu'on vient de le tirer du fond de la mer. Ses yeux voient, ses oreilles entendent. Il respire; il reprend pied... La machine a penser, qui dormait dans un coin du cerveau avec ses rouages fins comme des cheveux de fee, se reveille et se met en branle; d'abord lentement, puis un peu plus vite, puis avec une rapidite folle,--tic! tic! tic!--a croire que tout va casser. On sent que cette jolie machine n'est pas faite pour dormir et qu'elle veut reparer le temps perdu... Tic! tic! tic!... Les idees se croisent, s'enchevetrent comme des fils de soie: "Ou suis-je, mon Dieu?... Qu'est-ce que c'est que ce grand lit?... Et ces trois dames, la-bas, pres de la fenetre, qu'est-ce qu'elles font?... Cette petite robe noire qui me tourne le dos, est-ce que je ne la connais pas?... On dirait que..." Et pour mieux regarder cette robe noire qu'il croit reconnaitre, peniblement le petit Chose se souleve sur son coude et se penche hors du lit, puis tout de suite se jette en arriere, epouvante... La, devant lui, au milieu de la chambre, il vient d'apercevoir une armoire en noyer avec de vieilles ferrures qui grimpent sur le devant. Cette armoire, il la reconnait; il l'a vue deja dans un reve, dans un horrible reve... Tic! tic! tic! La machine a penser va comme le vent... Oh! maintenant le petit Chose se rappelle. L'hotel Pilois, la mort de Jacques, l'enterrement, l'arrivee chez Pierrotte dans la pluie, il revoit tout, il se souvient de tout. Helas! en renaissant a la vie, le malheureux enfant vient de renaitre a la douleur; et sa premiere parole est un gemissement... A ce gemissement, les trois femmes qui travaillaient la-bas, pres de la fenetre, ont tressailli. Une d'elles, la plus jeune, se leve en criant: "De la glace! de la glace!" Et vite elle court a la cheminee prendre un morceau de glace qu'elle vient presenter au petit Chose; mais le petit Chose n'en veut pas... Doucement il repousse la main qui cherche ses levres;--c'est une main bien fine pour une main de garde-malades! En tout cas d'une voix qui tremble, il dit: "Bonjour, Camille!..." Camille Pierrotte est si surprise d'entendre parler le moribond qu'elle reste la tout interdite, le bras tendu, la main ouverte, avec son morceau de glace claire qui tremble au bout de ses doigts roses de froid. "Bonjour, Camille! reprend le petit Chose. Oh! je vous reconnais bien, allez!... J'ai toute ma tete maintenant... Et vous? est-ce que vous me voyez?... Est-ce que vous pouvez me voir?" Camille Pierrotte ouvre de grands yeux: "Si je vous vois, Daniel!... Je crois bien que je vous vois." Alors, a l'idee que l'armoire a menti, que Camille Pierrotte n'est pas aveugle, que le reve, l'horrible reve, ne sera pas vrai jusqu'au bout, le petit Chose reprend courage et se hasarde a faire d'autres questions: "J'ai ete bien malade, n'est-ce pas, Camille? --Oh! oui, Daniel, bien malade... --Est-ce que je suis couche depuis longtemps?... --Il y aura demain trois semaines... --Misericorde! trois semaines!... Deja trois semaines que ma pauvre mere Jacques..." Il n'acheve pas sa phrase et cache sa tete dans l'oreiller en sanglotant. ...A ce moment, Pierrotte entre dans la chambre; il amene un nouveau medecin. (Pour peu que la maladie continue, toute l'Academie de medecine y passera.) Celuici est l'illustre docteur _Broum-Broum_, un gaillard qui va vite en besogne et ne s'amuse pas a boutonner ses gants au chevet des malades. Il s'approche du petit Chose, lui tate le pouls, lui regarde les yeux et la langue, puis se tournant vers Pierrotte: "Qu'est-ce que vous me chantiez donc?... Mais il est gueri ce garcon-la... --Gueri! fait le bon Pierrotte en joignant les mains. --Si bien gueri que vous allez me jeter tout de suite cette glace par la fenetre et donner a votre malade une aile de poulet aspergee de saint-emilion... Allons! ne vous desolez plus, ma petite demoiselle; dans huit jours, ce jeune trompe-la-mort sera sur pied, c'est moi qui vous en reponds... D'ici la, gardez-le bien tranquille dans son lit; evitez-lui toute emotion, toute secousse; c'est le point essentiel!... Pour le reste, laissons faire la nature: elle s'entend a soigner mieux que vous et moi..." Ayant ainsi parle, l'illustre docteur _Broum-Broum_ donne une chiquenaude au jeune trompe-la-mort, un sourire a Mlle Camille, et s'eloigne lestement, escorte du bon Pierrotte qui pleure de joie et repete tout le temps: "Ah! monsieur le docteur, c'est bien le cas de le dire... c'est bien le cas de le dire..." Derriere eux, Camille veut faire dormir le malade; mais il refuse avec energie: "Ne vous en allez pas, Camille, je vous en prie... Ne me laissez pas seul. Comment voulez-vous que je dorme avec le gros chagrin que j'ai? --Si, Daniel, il le faut... Il faut que vous dormiez... Vous avez besoin de repos; le medecin l'a dit... Voyons! soyez raisonnable, fermez les yeux et ne pensez a rien... Tantot je viendrai vous voir encore; et, si vous avez dormi, je resterai bien longtemps. --Je dors... je dors...", dit le petit Chose en fermant les yeux. Puis se ravisant: "Encore un mot, Camille!... Quelle est donc cette petite robe noire que j'ai apercue ici tout a l'heure? --Une robe noire!... --Mais oui! vous savez bien! cette petite robe noire qui travaillait la-bas avec vous, pres de la fenetre... Maintenant, elle n'y est plus... Mais tout a l'heure je l'ai vue, j'en suis sur... --Oh! non! Daniel, vous vous trompez... J'ai travaille ici toute la matinee avec Mme Tribou, votre vieille amie, Mme Tribou, vous savez! celle que vous appeliez la dame de grand merite. Mais Mme Tribou n'est pas en noir... elle a toujours sa meme robe verte... Non! surement, il n'y a pas de robe noire dans la maison... Vous avez du rever cela... Allons! Je m'en vais... Dormez bien..." La-dessus, Camille Pierrotte s'encourt vite, toute confuse et le feu aux joues, comme si elle venait de mentir. Le petit Chose reste seul; mais il n'en dort pas mieux. La machine aux fins rouages fait le diable dans sa cervelle. Les fils de soie se croisent, s'enchevetrent... Il pense a son bien-aime qui dort dans l'herbe de Montmartre; il pense aux yeux noirs aussi, a ces belles lumieres sombres que la Providence semblait avoir allumees expres pour lui et qui maintenant... Ici, la porte de la chambre s'entrouvre doucement, doucement, comme si quelqu'un voulait entrer; mais presque aussitot on entend Camille Pierrotte dire a voix basse: "N'y allez pas... L'emotion va le tuer, s'il se reveille..." Et voila la porte qui se referme doucement, doucement, comme elle s'etait ouverte. Par malheur, un pan de robe noire se trouve pris dans la rainure; et ce pan de robe qui passe, de son lit le petit Chose l'apercoit... Du coup son coeur bondit; ses yeux s'allument, et, se dressant sur son coude, il se met a crier bien fort: "Mere! Mere! pourquoi ne venez-vous pas m'embrasser?..." Aussitot la porte s'ouvre. La petite robe noire--qui n'y peut plus tenir--se precipite dans la chambre; mais au lieu d'aller vers le lit, elle va droit a l'autre bout de la piece, les bras ouverts, en appelant: "Daniel! Daniel! --Par ici, mere..., crie le petit Chose, qui lui tend les bras en riant... Par ici: vous ne me voyez donc pas?..." Et alors Mme Eyssette, a demi tournee vers le lit, tatonnant dans l'air autour d'elle avec ses mains qui tremblent, repond d'une voix navrante: "Helas! non! mon cher tresor, je ne te vois pas... Jamais plus je ne te verrai... Je suis aveugle!" En entendant cela, le petit Chose pousse un grand cri et tombe a la renverse sur son oreiller... Certes, qu'apres vingt ans de miseres et de souffrances, deux enfants morts, son foyer detruit, son mari loin d'elle, la pauvre mere Eyssette ait ses yeux divins tout brules par les larmes comme les voila, il n'y a rien la-dedans de bien extraordinaire... Mais pour le petit Chose, quelle coincidence avec son reve! Quel dernier coup terrible la destinee lui tenait en reserve! Est-ce qu'il ne va pas en mourir de celui-la?... Eh bien, non!... le petit Chose ne mourra pas. Il ne faut pas qu'il meure. Derriere lui que deviendrait la pauvre mere aveugle? Ou trouverait-elle des larmes pour pleurer ce troisieme fils? Que deviendrait le pere Eyssette, cette victime de l'honneur commercial, ce Juif errant de la viniculture, qui n'a pas meme le temps de venir embrasser son enfant malade, ni de porter une fleur a son enfant mort? Qui reconstruirait le foyer, ce beau foyer de famille ou les deux vieux viendront un jour chauffer leurs pauvres mains glacees?... Non! non! le petit Chose ne veut pas mourir. Il se cramponne a la vie, au contraire, et de toutes ses forces... On lui a dit que, pour guerir plus vite, il ne fallait pas penser, il ne pense pas; qu'il ne fallait pas parler, il ne parle pas; qu'il ne fallait pas pleurer, il ne pleure pas... C'est plaisir de le voir dans son lit, l'air paisible, les yeux ouverts, jouant pour se distraire avec les glands de l'edredon. Une vraie convalescence de chanoine... Autour de lui, toute la maison Lalouette s'empresse silencieuse. Mme Eyssette passe ses journees au pied du lit, avec son tricot; la chere aveugle a tellement l'habitude des longues aiguilles qu'elle tricote aussi bien que du temps de ses yeux. La dame de grand merite est la, elle aussi; puis, a tout moment on voit paraitre a la porte la bonne figure de Pierrotte. Il n'y a pas jusqu'au joueur de flute qui ne monte prendre des nouvelles quatre ou cinq fois dans le jour. Seulement, il faut bien le dire, celui-la ne vient pas pour le malade; c'est la dame de grand merite qui l'attire surtout... Depuis que Camille Pierrotte lui a formellement declare qu'elle ne voulait ni de lui ni de sa flute, le fougueux instrumentiste s'est rabattu sur la veuve Tribou qui, pour etre moins riche et moins jolie que la fille du Cevenol, n'est pas cependant tout a fait depourvue de charmes ni d'economies. Avec cette romanesque matrone, l'homme flute n'a pas perdu son temps, a la troisieme seance, il y avait deja du mariage dans l'air, et l'on parlait vaguement de monter une herboristerie rue des Lombards, avec les economies de la dame. C'est pour ne pas laisser dormir ces beaux projets, que le jeune virtuose vient si souvent prendre des nouvelles. Et Mlle Pierrotte? On n'en parle pas! Est-ce qu'elle ne serait plus dans la maison?... Si, toujours: seulement, depuis que le malade est hors de danger, elle n'entre presque jamais dans sa chambre. Quand elle y vient, c'est en passant, pour prendre l'aveugle et la mener a table; mais le petit Chose, jamais un mot... Ah! qu'il est loin le temps de la rose rouge, le temps ou, pour dire: "Je vous aime", les yeux noirs s'ouvraient comme deux fleurs de velours! Dans son lit, le malade soupire, en pensant a ces bonheurs envoles. Il voit bien qu'on ne l'aime plus, qu'on le fuit, qu'il fait horreur; mais c'est lui qui l'a voulu. Il n'a pas le droit de se plaindre. Et pourtant, c'eut ete si bon, au milieu de tant de deuils et de tristesses, d'avoir un peu d'amour pour se chauffer le coeur! c'eut ete si bon de pleurer sur une epaule amie!... "Enfin!... le mal est fait, se dit le pauvre enfant, n'y songeons plus, et treve aux revasseries! pour moi, il ne s'agit plus d'etre heureux dans la vie; il s'agit de faire son devoir... Demain, je parlerai a Pierrotte." En effet, le lendemain, a l'heure ou le Cevenol traverse la chambre a pas de loup pour descendre au magasin, le petit Chose, qui est la depuis l'aube a guetter derriere ses rideaux, appelle doucement. "Monsieur Pierrotte! monsieur Pierrotte!" Pierrotte s'approche du lit; et alors le malade tres emu, sans lever les yeux: "Voici que je m'en vais sur ma guerison, mon bon monsieur Pierrotte, et j'ai besoin de causer serieusement avec vous. Je ne veux pas vous remercier de ce que vous faites pour ma mere et pour moi..." Vive interruption du Cevenol: "Pas un mot la-dessus, monsieur Daniel! tout ce que je fais, je devais le faire. C'etait convenu avec M. Jacques. --Oui! je sais, Pierrotte, je sais qu'a tout ce qu'on veut vous dire sur ce chapitre vous faites toujours la meme reponse... Aussi n'est-ce pas de cela que je vais vous parler. Au contraire, si je vous appelle, c'est pour vous demander un service. Votre commis va vous quitter bientot; voulez-vous me prendre a sa place? Oh! je vous en prie, Pierrotte, ecoutez-moi jusqu'au bout; ne me dites pas non, sans m'avoir ecoute jusqu'au bout... Je le sais, apres ma lache conduite, je n'ai plus le droit de vivre au milieu de vous. Il y a dans la maison quelqu'un que ma presence fait souffrir, quelqu'un a qui ma vue est odieuse, et ce n'est que justice!... Mais si je m'arrange pour qu'on ne me voie jamais, si je m'engage a ne jamais monter ici, si je reste toujours au magasin, si je suis de votre maison sans en etre, comme les gros chiens de basse-cour qui n'entrent jamais dans les appartements, est-ce qu'a ces conditions-la vous ne pourriez pas m'accepter!" Pierrotte a bonne envie de prendre dans ses grosses mains la tete frisee du petit Chose et de l'embrasser bien fort; mais il se contient et repond, tranquillement: "Dame! ecoutez, monsieur Daniel, avant de rien dire, j'ai besoin de consulter la petite... Moi, votre proposition me convient assez; mais je ne sais pas si la petite... Du reste, nous allons voir. Elle doit etre levee... Camille! Camille!" Camille Pierrotte, matinale comme une abeille, est en train d'arroser son rosier rouge sur la cheminee du salon. Elle arrive en peignoir du matin, les cheveux releves a la chinoise, fraiche, gaie, sentant les fleurs. "Tiens, petite, lui dit le Cevenol, voila M. Daniel qui demande a entrer chez nous pour remplacer le commis... Seulement, comme il pense que sa presence ici te serait trop penible... --Trop penible!" interrompit Camille Pierrotte en changeant de couleur. Elle n'en dit pas plus long; mais les yeux noirs acheverent sa phrase. Oui! les yeux noirs eux-memes se montrent devant le petit Chose, profonds comme la nuit, lumineux comme les etoiles, en criant: "Amour! amour!" avec tant de passion et de flamme que le pauvre malade en a le coeur incendie. Alors Pierrotte dit en riant sous cape: "Dame! expliquez-vous tous les deux... il y a quelque malentendu la-dessous." Et il s'en va tambouriner une bourree cevenole sur les vitres; puis quand il croit que les enfants se sont suffisamment expliques--oh! mon Dieu! c'est a peine s'ils ont eu le temps de se dire trois paroles--, il s'approche d'eux et les regarde: "Eh bien? --Ah! Pierrotte, dit le petit Chose en lui tendant les mains, elle est aussi bonne que vous... elle m'a pardonne!" A partir de ce moment, la convalescence du malade marche avec des bottes de sept lieues... Je crois bien! les yeux noirs ne bougent plus de la chambre. On passe les journees a faire des projets d'avenir. On parle de mariage, de foyer a reconstruire. On parle aussi de la chere mere Jacques, et son nom fait encore verser de belles larmes. Mais c'est egal! il y a de l'amour dans l'ancienne maison Lalouette. Cela se sent. Et si quelqu'un s'etonne que l'amour puisse fleurir ainsi dans le deuil et dans les larmes, je lui dirai d'aller voir aux cimetieres toutes ces jolies fleurettes qui poussent entre les fentes des tombeaux. D'ailleurs, n'allez pas croire que la passion fasse oublier son devoir au petit Chose. Pour si bien qu'il soit dans son grand lit, entre Mme Eyssette et les yeux noirs, il a hate d'etre gueri, de se lever, de descendre au magasin. Non, certes, que la porcelaine le tente beaucoup; mais il languit de commencer cette vie de devouement et de travail dont la mere Jacques lui a donne l'exemple. Apres tout, il vaut encore mieux vendre des assiettes dans un passage, comme disait la tragedienne Irma, que balayer l'institution Ouly ou se faire siffler a Montparnasse. Quant a la Muse, on n'en parle plus. Daniel Eyssette aime toujours les vers, mais pas les siens; et le jour ou l'imprimeur, fatigue de garder chez lui les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf volumes de _La Comedie pastorale_, les renvoie au passage du Saumon, le malheureux ancien poete a le courage de dire: "Il faut bruler tout ca." A quoi Pierrotte, plus avise, repond: "Bruler tout ca! ma foi non!... j'aime bien mieux le garder au magasin. J'en trouverai l'emploi... C'est bien le cas de le dire... J'ai tout juste prochainement un envoi de coquetiers a faire a Madagascar. Il parait que dans ce pays-la, depuis qu'on a vu la femme d'un missionnaire anglais manger des oeufs a la coque, on ne veut plus manger les oeufs autrement... Avec votre permission, monsieur Daniel, vos livres serviront a envelopper mes coquetiers." Et en effet, quinze jours apres, _La Comedie pastorale_ se met en route pour le pays de l'illustre Rana-Volo. Puisse-t-elle y avoir plus de succes qu'a Paris! ...Et maintenant, lecteur, avant de clore cette histoire, je veux encore une fois t'introduire dans le salon jonquille. C'est par un apres-midi de dimanche, un beau dimanche d'hiver--froid sec et grand soleil. Toute la maison Lalouette rayonne. Le petit Chose est completement gueri et vient de se lever pour la premiere fois. Le matin, en l'honneur de cet heureux evenement, on a sacrifie a Esculape quelques douzaines d'huitres, arrosees d'un joli vin blanc de Touraine. Maintenant on est au salon, tous reunis. Il fait bon; la cheminee flambe. Sur les vitres chargees de givre, le soleil fait des paysages d'argent. Devant la cheminee, le petit Chose, assis sur un tabouret aux pieds de la pauvre aveugle assoupie, cause a voix basse avec Mlle Pierrotte plus rouge que la petite rose rouge qu'elle a dans les cheveux. Cela se comprend, elle est si pres du feu!... De temps en temps, un grignotement de souris,--c'est la tete d'oiseau qui becquette dans un coin; ou bien un cri de detresse,--c'est la dame de grand merite qui est en train de perdre au besigue l'argent de l'herboristerie. Je vous prie de remarquer l'air triomphant de Mme Lalouette qui gagne, et le sourire inquiet du joueur de flute, qui perd. Et M. Pierrotte?... Oh! M. Pierrotte n'est pas loin... Il est la-bas dans l'embrasure de la fenetre, a demi cache par le grand rideau jonquille, et se livrant a une besogne silencieuse qui l'absorbe et le fait suer. Il a devant lui, sur un gueridon, des compas, des crayons, des regles, des equerres, de l'encre de Chine, des pinceaux, et enfin une longue pancarte de papier a dessin qu'il couvre de signes singuliers... L'ouvrage a l'air de lui plaire. Toutes les cinq minutes, il releve la tete, la penche un peu de cote et sourit a son barbouillage d'un air de complaisance. Quel est donc ce travail mysterieux?... Attendez; nous allons le savoir... Pierrotte a fini. Il sort de sa cachette, arrive doucement derriere Camille et le petit Chose; puis, tout a coup, il leur etale sa grande pancarte sous les yeux en disant: "Tenez! les amoureux, que pensez-vous de ceci?" Deux exclamations lui repondent: "Oh! papa!... --Oh! monsieur Pierrotte! --Qu'est-ce qu'il y a?... Qu'est-ce que c'est!..." demande la pauvre aveugle, reveillee en sursaut. Et Pierrotte joyeusement: "Ce que c'est, madame Eyssette?... C'est... c'est bien le cas de le dire... C'est un projet de la nouvelle enseigne que nous mettrons sur la boutique dans quelques mois... Allons! monsieur Daniel, lisez-nous ca tout haut, pour qu'on juge un peu de l'effet." Dans le fond de son coeur, le petit Chose donne une derniere larme a ses papillons bleus; et prenant la pancarte a deux mains:--Voyons!--soit homme, petit Chose!--il lit tout haut, d'une voix ferme, cette enseigne de boutique, ou son avenir est ecrit en lettres grosses d'un pied: PORCELAINE ET CRISTAUX _Ancienne maison Lalouette_ EYSSETTE ET PIERROTTE SUCCESSEURS TABLE PREMIERE PARTIE I.--La fabrique. II.--Les babarottes. III.--Il est mort! Priez pour lui! IV.--Le cahier rouge. V.--Gagne ta vie. VI.--Les petits. VII.--Le pion. VIII.--Les yeux noirs. IX.--L'affaire Boucoyran. X.--Les mauvais jours. XI.--Mon bon ami le maitre d'armes. XII.--L'anneau de fer. XIII.--Les clefs de M. Viot. XIV.--L'oncle Baptiste. DEUXIEME PARTIE I.--Mes caoutchoucs. II.--De la part du cure de Saint-Nizier. III.--Ma mere Jacques. IV.--La discussion du budget. V.--Coucou-Blanc et la dame du premier. VI.--Le roman de Pierrotte. VII.--La rose rouge et les yeux noirs. VIII.--Une lecture au passage du Saumon. IX.--Tu vendras de la porcelaine. X.--Irma Borel. XI.--Le coeur de sucre. XII.--Tolocototignan. XIII.--L'enlevement. XIV.--Le reve. XV.--..... XVI.--La fin du reve. End of the Project Gutenberg EBook of Le petit chose, by Alphonse Daudet *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE PETIT CHOSE *** ***** This file should be named 13256.txt or 13256.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/3/2/5/13256/ Produced by Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.net/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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