Project Gutenberg's Correspondance, Vol. 1, 1812-1876, by George Sand This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Correspondance, Vol. 1, 1812-1876 Author: George Sand Release Date: October 5, 2004 [EBook #13629] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CORRESPONDANCE, VOL. 1, 1812-1876 *** Produced by Carlo Traverso, Frank van Drongen and the PG Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr GEORGE SAND CORRESPONDANCE 1812-1876 I QUATRIEME EDITION PARIS CALMANN LEVY, EDITEUR. ANCIENNE MAISON MICHEL LEVY FRERES 3, RUE AUBER, 3 1883 CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND I A MADAME MAURICE DUPIN[1] QUI ALLAIT QUITTER NOHANT[2] 1812. Que j'ai de regret de ne pouvoir te dire adieu! Tu vois combien j'ai de chagrin de te quitter. Adieu pense a moi, et sois sure que je ne t'oublierai point. Ta fille. Tu mettras la reponse derriere le portrait du vieux Dupin[3]. [1] Mademoiselle Aurore Dupin avait alors huit ans. [2] Propriete de madame Dupin de Francueil, puis de George Sand, pres la Chatre (Indre). [3] Portrait au pastel de M. Dupin de Francueil, qui se trouve dans le salon de Nohant. II A LA MEME, A PARIS Nohant, 24 fevrier 1815 Oh! oui, chere maman, je t'embrasse; je t'attends, je te desire et je meurs d'impatience de te voir ici. Mon Dieu, comme tu es inquiete de moi! Rassure-toi, chere petite maman. Je me porte a merveille. Je profite du beau temps. Je me promene, je cours, je vas, je viens, je m'amuse, je mange bien, dors mieux et pense a toi plus encore. Adieu, chere maman; ne sois donc point inquiete. Je t'embrasse de tout mon coeur. AURORE[1]. [1] Mademoiselle Aurore Dupin avait alors onze ans. III A.M. CARON, A PARIS Nohant, 21 novembre 1823. J'ai recu votre envoi, mon petit Caron, et je vous remercie de votre extreme obligeance. Toutes mes commissions sont faites le mieux du monde, et vous etes gentil comme le pere Latreille[1]. Vous m'avez envoye assez de guimauve pour faire pousser deux millions de dents; comme j'espere que mon heritier[2] n'en aura pas tout a fait autant, j'ai fait deux bouteilles de sirop dont vous vous lecherez les barbes si vous vous depechez de venir a Nohant; car mon petit n'est pas disposer a vous en laisser beaucoup. Au reste, votre envoi a fait bon effet, puisque nous avons deux grandes dents. Vous seriez amoureux de lui maintenant: il est beau comme vous, et leste comme son pere. J'aimerais autant tenir une grenouille, elle ne sauterait pas mieux. Adieu, mon petit pere. Nous vous embrassons et sommes vos bons amis. LES DEUX CASIMIRS[3]. [1] Vieil ami et correspondant de la famille. [2] Maurice, son fils, qui avait alors quatre mois. [3] Nom de Francois-Casimir Dudevant, son mari. IV A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS Je ne sais pas la date. Nous sommes le deuxieme dimanche de careme[1]. Je suis enchantee d'apprendre que vous vous portiez mieux, chere petite maman, et j'espere bien qu'a l'heure ou j'ecris, vous etes tout a fait guerie; du moins je le desire de tout mon coeur, et, si je le pouvais, je vous rendrais vos quinze ans, chose qui vous, ferait grand plaisir, ainsi qu'a bien d'autres. C'est un grand embarras que vous avez pris de sevrer un gros garcon comme Oscar[2], et vous avez rendu a Caroline[3] un vrai service de mere. Le mien n'a plus besoin de nourrice, il est sevre. C'est peut-etre un peu tot; mais il prefere la soupe et l'eau et le vin a tout, et, comme il ne cherche pas a teter, mon lait a diminue, sans que ni lui ni moi nous en apercevions. Il est superbe de graisse et de fraicheur il a des couleurs tres vives, l'air tres decide, et le caractere _idem_. Il n'a toujours que six dents; mais il s'en sert bien pour manger du pain, des oeufs, de la galette, de la viande, enfin tout ce qu'il peut attraper. Il mord, comme un petit chien, les mains qui, l'ennuient en voulant le coiffer, etc. Il pose tres bien ses pieds pour marcher, mais il est encore trop jeune pour courir apres Oscar: dans un an ou deux, ils se battront pour leurs joujoux. J'espere, ma chere maman, que le desir que vous me temoignez de nous revoir, et que nous partageons, sera bientot rempli. Nous esperons faire une petite fugue vers Paques, pour presenter M. Maurice a son grand-papa, qui ne le connait pas encore et qui desire bien le voir, comme vous pensez. Je veux lui faire une surprise. Je ne lui parlerai de rien dans mes lettres et je lui enverrai Maurice sans dire qui il est. Nous, nous serons derriere la porte pour jouir de son erreur. Mais j'ai tort de vous dire cela, car je veux vous en faire autant. Ainsi n'attendez pas que je vous previenne de mon arrivee. Adieu, ma chere maman; donnez-moi encore de vos nouvelles. Je vous embrasse de tout mon coeur, Casimir en fait autant; pour Maurice, quand on veut l'embrasser, il tourne la tete et presente son derriere; j'espere que vous le corrigerez de cette mauvaise habitude. [1] C'etait le 17 mars 1824. [2] Oscar Cazamajou, neveu de George Sand. [3] Madame Cazamajou, soeur ainee de George Sand. V A LA MEME Nohant, 29 juin 1825. Vous devez me trouver bien paresseuse, ma chere petite maman, et je le suis en effet. Je mene une vie si active, que je ne me sens le courage de rien, le soir en rentrant, et que je m'endors aussitot que je reste un instant en place. Ce sont la de bien mauvaises raisons, j'en conviens; mais, du moment que nous sommes tous bien portants, quelles nouvelles a vous donner de notre tranquille pays, ou nous vivons en gens plus tranquilles encore; voyant pen de personnes et nous occupant de soins champetres, dont la description ne vous amuserait guere? J'ai recu des nouvelles de Clotilde[1], qui m'a dit que vous vous portiez bien; c'est ce qui me rassurait sur votre compte et contribuait a mon silence puisque j'etais sans inquietude. Si vous eussiez effectue le projet de venir a Nohant, nous aurions dans ce moment le chagrin de vous quitter. Je pars dans huit jours pour les Pyrenees. J'ai eu le bonheur d'avoir ici pendant quelques jours, deux aimables soeurs, mes amies intimes de couvent, qui se rendent aux memes eaux, avec leur pere, et un vieil ami fort gai et fort aimable. En quittant Chateauroux, elles n'ont pu se dispenser de venir passer quelques jours a Nohant, qui etait devenu pour moi un lieu de delices par la presence de ces bonnes amies. Je les ai reconduites un bout de chemin et ne les ai quittees qu'avec la promesse de les rejoindre bientot. Nous allons donc entreprendre un petit voyage de cent quarante lieues d'une traite. C'est peu pour vous qui faites le voyage d'Espagne comme celui de Vincennes; mais c'est beaucoup pour Maurice, qui aura demain deux ans. J'espere neanmoins qu'il ne s'en apercevra pas, a en juger par celui de Nohant, qu'il trouve trop court a son gre. D'ailleurs, nous ne voyagerons que le jour et en poste. Nous sommes donc dans l'horreur des paquets. Nous emmenons Fanchou[2], et Vincent[3], qui est fou de joie de voyager sur le siege de la voiture. Pour moi, je suis enchantee de revoir les Pyrenees, dont je ne me souviens guere, mais dont on me fait de si belles descriptions. Ne manquez pas de nous donner de vos nouvelles: car il semble qu'on soit plus inquiet quand on est plus eloigne. Adieu, ma chere maman, je vous embrasse tendrement et vous desire une bonne sante et du plaisir surtout; car, chez vous comme chez moi, l'un ne va guere sans l'autre. Maurice est grand comme pere et mere et beau, comme un Amour. Casimir vous embrasse de tout son coeur. Pour moi, je me porte tres bien, sauf un reste de toux et de crachement de sang qui passeront, j'espere, avec les eaux. Nous resterons deux mois au plus aux eaux; de la, nous irons a Nerac chez le papa[4], ou nous demeurerons tout l'hiver. Au mois de mars ou d'avril, nous serons a Nohant, ou nous vous attendrons avec ma tante et Clotilde. [1] Clotilde Dache, nee Marechal, cousine de George Sand. [2] Femme de chambre. [3] Cocher [4] Le baron Dudevant, beau-pere de George Sand. VI A LA MEME Bagneres, 28 aout 1825. Ma chere petite maman, J'ai recu votre aimable lettre a Cauterets, et je n'ai pu y repondre tout de suite pour mille raisons. La premiere, c'est que Maurice venait d'etre serieusement malade, ce qui m'avait donne beaucoup d'inquietude et d'embarras. Il est parfaitement gueri depuis quelques jours que nous sommes ici et que nous avons retrouve le soleil et la chaleur. Il a repris tout a fait appetit, sommeil, gaiete et embonpoint. Aussitot qu'il a ete hors de danger, j'ai profite de sa convalescence pour courir les montagnes de Cauterets et de Saint-Sauveur, que je n'avais pas eu le temps de voir. Je n'ai donc pas eu une journee a moi pour ecrire a qui que ce soit; tout le monde m'en veut et je m'en veux a moi-meme. Mais, apres avoir fait, presque tous les jours, des courses de huit, dix, douze et quatorze lieues a cheval, j'etais tellement fatiguee, que je ne songeais qu'a dormir, encore quand Maurice me le permettait. Aussi j'ai ete fort souffrante de la poitrine, et j'ai eu des toux epouvantables; mais je ne me suis point arretee a ces miseres, et, en continuant des exercices violents, j'ai retrouve ma sante et un appetit qui effraye nos compagnons de voyage les plus voraces. Je suis dans un tel enthousiasme des Pyrenees, que je ne vais plus rever et parler, toute ma vie, que montagnes, torrents, grottes et precipices. Vous connaissez ce beau pays, mais pas si bien que moi, j'en suis sure; car beaucoup des merveilles que j'ai vues, sont enfouies dans des chaines de montagnes ou les voitures et meme les chevaux n'ont jamais pu penetrer. Il faut marcher a pic des heures entieres dans des gravats qui s'ecroulent a tout instant, et sur des roches aigues ou on laisse ses souliers et partie de ses pieds. A Cauterets, on a une maniere de gravir les rochers fort commode. Deux hommes vous portent sur une chaise attachee a un brancard, et sautent ainsi de roche en roche au-dessus de precipices sans fond, avec une adresse, un aplomb et une promptitude qui vous rassurent pleinement et vous font braver tous les dangers; mais, comme ils sentent le bouc d'une lieue et que tres souvent on meurt de froid apres une ou deux heures de l'apres-midi, surtout au haut des montagnes, j'aimais mieux marcher. Je sautais comme eux d'une pierre a l'autre, tombant souvent et me meurtrissant les jambes, riant quand meme de mes desastres et de ma maladresse. Au reste, je ne suis pas la seule femme qui fasse des actes de courage. Il semble que le sejour des Pyrenees inspire de l'audace aux plus timides, car les compagnes de mes expeditions en faisaient autant. Nous avons ete a la fameuse cascade de Gavarnie, qui est la merveille des Pyrenees. Elle tombe d'un rocher de douze cents toises de haut, taille a pic comme une muraille. Pres de la cascade, on voit un pont de neige, qu'a moins de toucher, on ne peut croire l'ouvrage de la nature; l'arche, qui a dix ou douze pieds de haut, est parfaitement faite et on croit voir des coups de truelle sur du platre. Plusieurs des personnes qui etaient avec nous, (car on est toujours fort nombreux dans ces excursions) s'en sont, retournees, convaincues qu'elles, venaient de voir un ouvrage de maconnerie. Pour arriver a ce prodige, et pour en revenir, nous avons fait douze lieues a cheval sur un sentier de trois pieds de large, au bord d'un precipice qu'en certains endroits on appelle l'echelle, et dont on ne voit, pas le fond. Ce n'est pourtant pas la ce qu'il y a de plus dangereux; car les chevaux y sont accoutumes et passent a une ligne du bord, sans broncher. Ce qui m'etonne bien davantage dans ces chevaux de montagne, c'est leur aplomb sur des escaliers de rochers qui ne presentent a leurs pieds que des pointes tranchantes et polies. J'en avais un fort laid, comme ils le sont tous, mais a qui j'ai fait faire des choses qu'on n'exigerait que d'une chevre: galopant toujours dans les endroits les plus effrayants, sans glisser, ni faire un seul faux pas, et sautant de roche en roche en descendant. J'avoue que je ne supposais pas que cela fut possible et que je ne me serais jamais cru le courage de me fier a lui avant que j'eusse eprouve ses moyens. Nous avons ete hier a six lieues d'ici a cheval, pour visiter les grottes de Lourdes. Nous sommes entres a plat ventre dans celle du Loup. Quand on s'est bien fatigue pour arriver a un trou d'un pied de haut, qui ressemble a la retraite d'un blaireau, j'avoue; que l'on se sent un peu decourage. J'etais avec mon mari et deux autres jeunes gens avec qui nous nous etions liees a Cauterets et que nous avons retrouves a Bagneres, ainsi qu'une grande partie de notre aimable et nombreuse societe bordelaise. Nous avons eu le courage de nous enfoncer dans cette taniere, et, au bout d'une minute, nous nous sommes trouves dans un endroit beaucoup plus spacieux, c'est-a-dire que nous pouvions nous tenir debout sans chapeau et que nos epaules n'etaient qu'un peu froissees a droite et a gauche. Apres avoir fait cent cinquante pas dans cette agreable position, tenant chacun une lumiere et otant bottes et souliers, pour ne pas glisser sur le marbre mouille et raboteux, nous sommes arrives au puits naturel, que nous n'avons pas vu, malgre tous nos flambeaux, parce que le roc disparait tout a coup sous les pieds, et l'on ne trouve plus qu'une grotte si obscure et si elevee, qu'on ne distingue ni le haut ni le fond. Nos guides arracherent des roches avec beaucoup d'effort et les lancerent dans l'obscurite; c'est alors que nous jugeames de la profondeur du gouffre: le bruit de la pierre frappant le roc fut comme un coup de canon, et, retombant dans l'eau comme un coup de tonnerre, y causa, une agitation epouvantable. Nous entendimes pendant quatre minutes l'enorme masse d'eau ebranlee, frapper le roc avec une fureur et un bruit effrayant qu'on aurait pu prendre tantot pour le travail de faux monnayeurs, tantot pour les voix rauques et bruyantes des brigands. Ce bruit, qui part des entrailles de la terre, joint a l'obscurite et a tout ce que l'interieur d'une caverne a de sinistre, aurait pu glacer des coeurs moins aguerris que les notres. Mais nous avions joue a Gavarnie avec les cranes des templiers, nous avions passe sur le pont de neige quand nos guides nous criaient qu'il allait s'ecrouler. La grotte du Loup n'etait qu'un jeu d'enfant. Nous y passames pres d'une heure, et nous revinmes charges de fragments des pierres que nous avions lancees dans le gouffre. Ces pierres, que je vous montrerai, sont toutes remplies de parcelles de fer et de plomb qui brillent comme des paillettes. En sortant de la grotte du Loup, nous entrames dans _las Espeluches_. Notre savant cousin, M. Defos[1], vous dira que ce nom patois vient du latin. Nous trouvames l'entree de ces grottes admirable; j'etais seule en avant, je fus ravie de me trouver dans une salle magnifique soutenue par d'enormes masses de rochers qu'on aurait pris pour des piliers d'architecture gothique, le plus beau pays du monde, le torrent d'un bleu d'azur, les prairies d'un vert eclatant, un premier cercle de montagnes couvertes de bois epais, et un second, a l'horizon, d'un bleu tendre qui se confondait avec le ciel, toute cette belle nature eclairee par le soleil couchant, vue du haut d'une montagne, au travers de ces noires arcades de rochers, derriere moi la sombre ouverture des grottes: j'etais transportee. Je parcourus ainsi deux ou trois de ces peristyles, communiquant les uns aux autres par des portiques cent fois plus imposants et plus majestueux que tout ce que feront les efforts des hommes. Nos compagnons arriverent et nous nous enfoncames encore dans les detours d'un labyrinthe etroit et humide, nous apercumes au-dessus de nos tetes une salle magnifique, ou notre guide ne se souciait guere de nous conduire. Nous le forcames de nous mener a ce second etage. Ces messieurs se dechausserent et grimperent assez adroitement; pour moi, j'entrepris l'escalade. Je passai sans frayeur sur le taillant d'un marbre glissant, au-dessous duquel etait une profonde excavation. Mais quand il fallut enjamber sur un trou que l'obscurite rendait tres effrayant, n'ayant aucun appui ni pour mes pieds, ni pour mes mains, glissant de tous cotes, je sentis mon courage chanceler. Je riais, mais j'avoue que j'avais peur. Mon mari m'attacha deux ou trois foulards autour du corps et me soutint ainsi pendant que les autres me tiraient par les mains. Je ne sais ce que devinrent mes jambes pendant ce temps-la. Quand je fus en haut, je m'assurai que mes mains (dont je souffre encore) n'etaient pas restees dans les leurs, et je fus payee de mes efforts par l'admiration que j'eprouvai. La descente ne fut pas moins perilleuse, et le guide nous dit, en sortant, qu'il avait depuis bien des annees conduit des etrangers aux _Espeluches,_ mais qu'aucune femme n'avait gravi le second etage. Nous nous amusames beaucoup a ses depens en lui reprochant de ne pas balayer assez souvent les appartements dont il avait l'inspection. Nous rentrames a Lourdes dans un etat de salete impossible a decrire; je remontai a cheval avec mon mari, et, nos jeunes gens prenant la route de Bordeaux, nous primes tous deux celle de Bagneres. Nous eumes, pendant dix lieues, une pluie a verse et nous sommes rentres ici a dix heures du soir, trempes jusqu'aux os et mourant de faim. Nous ne nous en portons que mieux aujourd'hui. Nous sommes dans l'enchantement de deux chevaux arabes que nous avons achetes, et qui seront les plus beaux que l'on ait jamais vus au bois de Boulogne. Voila une lettre eternelle, ma chere maman; mais vous me demandez des details et je vous obeis avec d'autant plus de plaisir que je cause avec vous. Clotilde m'en demande aussi; mais je n'ai guere le temps de lui ecrire aujourd'hui, et demain recommencent mes courses. Veuillez l'embrasser pour moi, lui faire lire cette lettre si elle peut l'amuser, et lui dire que, dans huit a dix jours, je serai chez mon beau-pere et j'aurai le loisir de lui ecrire. Adressez-moi donc de vos nouvelles chez lui, pres de Nerac (Lot-et-Garonne). J'en attends avec impatience, je suis si loin, si loin de vous et de tous les miens! Adieu, ma chere maman. Maurice est gentil a croquer! Casimir se repose, dans ces courses dont je vous parle, de celles qu'il a faites sans moi a Cauterets; il a ete a la chasse sur les plus hautes montagnes, il a tue des aigles, des perdrix blanches et des _isards_ ou chamois, dont il vous fera voir les depouilles; pour moi, je vous porte du cristal de roche. Je vous porterais du barege de Bareges meme, s'il etait un peu moins gros et moins laid. Adieu, chere maman; je vous embrasse de tout mon coeur. Veuillez, quand vous lui ecrirez, embrasser mille fois ma soeur pour moi, lui dire que je suis bien loin de l'oublier; que cette lettre que je vous ecris et une a mon frere sont les seules que j'aie eu le temps d'ecrire aux Pyrenees, mais que, quand je serai a Guillery[2] je lui ecrirai tout de suite. Nous comptons y rester jusqu'au mois de janvier; de la, aller passer le carnaval a Bordeaux, et enfin retourner avec le printemps a Nohant, ou nous vous attendrons avec ma tante. [1] Cousin eloigne de George Sand. [2] Propriete du baron Dudevant, pres de Nerac. VII A LA MEME Nohant, 25 fevrier 1826. Ma chere maman, J'ai bien du malheur! Je vais a Paris precisement a l'epoque ou tout le monde y est, et ma mauvaise etoile veut que je ne vous y trouve pas. Je cours chez ma tante; pour y apprendre que vous etes a Charleville. Je vous espere tous les jours, mais je n'ai signe de vie qu'a mon retour ici, ou je trouve enfin une lettre de vous. C'est une grande maladresse de ma part que d'aller, au bout de deux ans, passer quinze jours a Paris et de ne pas vous y rencontrer. Mais il y avait si longtemps que je n'avais recu de vos nouvelles, que je vous croyais bien de retour chez vous. Caron meme, chez qui nous avons demeure, vous croyait sa voisine. Enfin, j'ai joue de malheur, et me voila rentree dans mon Berry, ne sachant plus quand j'en sortirai, ni quand j'aurai le bonheur de vous embrasser. Ma sante, a laquelle vous avez la bonte de porter tant d'interet, est meilleure que la derniere fois que je vous ecrivis; la preuve en est que j'ai eu la force de passer quatre nuits dans le courrier, tant pour aller que pour venir sans etre malade, ni a l'arrivee, ni au retour. Sans ma mauvaise toux qui ne me laissait pas dormir, je me serais assez bien portee. Merci mille fois de vos bons avis a cet egard; mais ne me grondez pas de ne pas les avoir suivis tres exactement. Vous savez que je suis un peu incredule, et puis un peu medecin moi-meme, non par theorie, mais par pratique. Je n'ai jamais vu de remedes efficaces aux maux de poitrine; la nature fait toutes les guerisons quand elle s'en mele, et l'honneur en est a l'Esculape, qui ne s'en est pas mele. Je sais bien que ces messieurs n'en conviendront jamais. Comment un medecin avouerait-il sa nullite? ce ne serait pas adroit. S'ils faisaient, comme moi, la medecine gratis, ils seraient de bonne foi; peut-etre encore l'amour-propre serait-il la pour les en empecher. Tant y a que, sans remede et sans docteur, sans me noyer l'estomac de boissons qui ne vont pas dans la poitrine, je ne tousse plus; c'est l'important. J'ai bien toujours des douleurs et par surcroit une fluxion de chaque cote du visage dans ce moment-ci. Mais le printemps, s'il veut se depecher de venir, mettra ordre aux affaires. Je vous dirai, chere maman, que, si vous etiez venue passer le carnaval ici, vous ne vous seriez pas du tout ennuyee. Nous avons des bals charmants et nous passons des deux et trois nuits par semaine a danser. Ce n'est pas ce qui me repose, ni meme ce qui m'amuse le mieux; mais il y a des obligations dans la vie qu'il faut prendre comme elles viennent. Dernierement nous sommes sortis d'un bal chez madame Duvernet[1] a neuf heures du matin. N'etes-vous pas emerveillee d'une dissipation pareille? Aussi le _jubile_, traverse par tant de fetes, n'en finit-il pas. J'espere que, dans deux ou trois ans, nous n'en entendrons plus parler. En attendant, le cure preche tous les dimanches matin contre le bal, et, tous les dimanches soir, on danse tant qu'on peut. Quand je parle de cure grognon, vous entendez bien que ce n'est pas celui de Saint-Chartier[2] que je veux dire. Tout au contraire: celui-la est si bon, que, s'il avait quelque soixante ans de moins, je le ferais danser si je m'en melais. Il est venu ici faire deux mariages dans un jour. Celui d'Andre[3], avec une jeune fille que vous ne connaissez pas et qui entrera a notre Service a la Saint-Jean, et celui de Fanchon, soeur d'Andre et bonne de Maurice, avec la coqueluche du pays, le beau cantonnier _Sylvinot_[4], que vous ne vous rappelez sans doute en aucune maniere, malgre _ses succes_. La noce s'est faite dans nos remises, on mangeait dans l'une, on dansait dans l'autre. C'etait d'un luxe que vous pouvez imaginer: trois, bouts de chandelle pour illumination, force piquette pour rafraichissements, orchestre compose d'une vielle et d'une cornemuse, la plus criarde, par consequent la plus goutee du pays. Nous avions invite quelques personnes de la Chatre et nous avons fait cent mille folies, comme de nous deguiser le soir en paysans, et si bien, que nous ne nous reconnaissions pas les uns les autres. Madame Duplessis etait charmante en cotillon rouge. Ursule[5], en blouse bleue et en grand _chapiau_, etait un fort drole de galopin. Casimir, en mendiant, a recu des sous qui lui ont ete donnes de tres bonne foi. Stephane de Grandsaigne, que vous connaissez, je crois, etait en paysan requinque, et, faisant semblant d'etre gris, a ete coudoyer et apostropher notre sous-prefet, qui est un agreable garcon et qui etait au moment de s'en aller quand il nous a tous reconnus. Enfin la soiree a ete tres bouffonne et vous aurait divertie, je gage; peut-etre auriez-vous ete tentee de prendre aussi le bavolet, et je parie qu'il n'y aurait pas eu d'yeux noirs qui vous le disputassent encore. Comptez-vous retourner bientot a Paris, chere maman, et etes-vous toujours contente du sejour de Charleville? Embrassez bien ma soeur pour moi, ainsi que le cher petit Oscar. Casimir vous presente ses tendres hommages, et moi je vous prie de penser un peu a nous quand le printemps reviendra. Donnez-nous de vos nouvelles, chere maman, et recevez mes embrassements. [1] Mere de Charles Duvernet, amie de la famille de peres en fils. [2] Saint-Chartier (Indre), village pres de Nohant. [3] Domestique de George Sand. [4] Diminutif de Sylvain Biaud. [5] Ursule Josse, femme de chambre de George Sand. VIII A MADAME LA BARONNE DUDEVANT EN SA TERRE DE POMPIEY, PAR LE PORT-SAINTE-MARIE (LOT-ET-GARONNE) Nohant, 30 avril 1826. Nous avons recu votre bonne lettre, chere madame, et appris avec chagrin le triste evenement[1] qui vient encore de vous environner de tristesse et de reveiller celle, deja si profonde, que vous eprouviez. Nous apprecions et nous sentons votre douloureuse et triste situation avec la crainte amere de ne pouvoir l'adoucir, puisque rien ne saurait remplacer ce que vous avez perdu et que nulle consolation ne peut arriver, je le sens, jusqu'a votre coeur brise. C'est en vous-meme, c'est dans cette force morale que vous possedez, ou plutot c'est dans la profondeur de votre mal, que vous trouvez le moyen de le supporter. Si j'ai bien compris votre souffrance, nulle distraction, nul temoignage d'interet ne sont assez puissants pour vous apporter un instant d'oubli. Vous les recevez avec douceur et bonte, mais ils ne sauraient vous faire un bien veritable. Ce sont vos tristes pensees qui seules vous font jouir d'un triste plaisir. Plus vous les sondez, moins elles doivent vous paraitre ameres. Vos souvenirs n'ont rien que de doux. Vous aviez entoure toute son existence de tant de soins et de douceurs! Son bonheur, ce bonheur inexprimable d'une union si parfaite, c'etait l'oeuvre de toute votre vie. Ah! je crois que, quand il reste des regrets sans aucun remords, la douleur a ses charmes pour une ame comme la votre. Notre voyage a ete fecond en evenements dont aucun cependant n'a ete grave. Nous avons voulu passer par les montagnes de la Marche, pour jouir de tableaux pittoresques et interessants. Nous avons paye le plaisir de mille dangers. Des chevaux mourants, ou retifs, menacaient de nous culbuter ou de se laisser entrainer dans des descentes tres rapides, sur des routes sinueuses et bordees de ravins profonds. Notre etoile nous a proteges cependant, et nous en avons ete quittes pour la peur. Nous sommes arrives tous bien portants. Maurice a eu, depuis, un gros rhume avec une forte inflammation aux yeux; l'eau de gomme pour la toux et l'eau de mauve pour les yeux l'ont beaucoup soulage. Il se porte tout a fait bien a present. Je vous remercie, chere et bonne madame, de l'interet que vous voulez bien prendre a ma sante. Elle est assez bonne, quoique j'aie toujours des douleurs et un mal opiniatre a la tete, qui est mon inseparable. Je ne fais pourtant point d'imprudences, je suis ici d'une sagesse forcee, n'ayant point de sujets de courses comme a Guillery; mais, ayant plus d'occupations essentielles, je reussis a oublier mes miseres et a vaquer a mes affaires comme quelqu'un qui se porte bien. C'est de vous, chere madame, qu'il convient de s'occuper; veuillez nous tenir au courant de votre precieuse sante. J'ai eu mon frere pendant quelques jours. Il est reparti pour Paris, ou des reparations a sa maison le forcent a la surveillance. J'ai obtenu qu'il nous laissat sa femme et sa fille, a qui la campagne conviendra mieux. Adieu, chere madame; ecrivez-nous souvent, peu a la fois, si cela vous fatigue, mais ne nous laissez pas ignorer comment vous etes. Casimir et moi vous embrassons tendrement. AURORE D. Veuillez me rappeler au bon Larnaude [2]; j'ose presque me regarder comme un de ses confreres. Je me suis lancee dans la medecine, ou, pour parler plus humblement, dans l'apothicairerie. M. Delaveau [3], qu'il connait bien, est mon professeur. C'est lui qui ordonne et consulte, c'est moi qui prepare les drogues, qui pose les sangsues, etc. Nous avons deja opere des cures fort heureuses. Smith [4], avec son jalap, me serait ici d'un grand secours. Maurice n'a point oublie Guillery. Il y revient sans cesse, il sait les noms de tout le monde et parle surtout du gros _Totor_. Il a trouve ici de quoi se consoler de l'absence de sa poule _favorite_, qu'il se rappelle aussi _a ce qu'il pretend_. [1] La mort du baron Dudevant, beau-pere de George Sand. [2] Pharmacien a Barbaste (Lot-et-Garonne). [3] Charles Delaveau, medecin a la Chatre, puis depute, de 1846 a 1876. [4] Domestiques de la baronne Dudevant. IX A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS Nohant, 13 juillet 1826. Ma chere maman, J'ai recu votre aimable lettre il y a quelque temps, et j'ai vu depuis M. Duvernet, qui m'a dit vous avoir trouvee bien portante, et avoir passe la journee avec vous et l'ami Pierret[1]. Il m'a beaucoup parle de vous. Vous savez que c'est une de vos conquetes les plus devouees. Il m'a dit que vous viendriez sans la crainte de nous voir partir au premier moment et d'avoir fait un voyage inutile. Ce serait une crainte bien mal fondee; car, outre que le plaisir d'etre pres de vous nous oterait l'envie de courir, nous n'avons pas le moindre projet de voyage d'ici a bien longtemps. Quand je dis _nous_, je parle de moi et de mon enfant; car mon mari n'a pas fait voeu de reclusion. Il est a Bordeaux dans ce moment pour une affaire indispensable: le payement d'une maison qu'il a vendue l'hiver dernier et dont l'echeance etait le 10 de ce mois. Je pense qu'il reviendra par Nerac et qu'il passera quelques jours aupres de madame Dudevant. Je ne sais au juste quand il sera de retour. Il voulait assister a sa moisson. I1 faudra qu'il se depeche; car les bles sont murs, et je vais les faire mettre a terre. Quand il se sera repose un peu de son voyage, il sera force de faire celui de Paris pour le placement de ses fonds. Alors il plaidera notre cause de vive voix aupres de vous, et peut-etre vous decidera-t-il a revenir avec lui! Vous avez du voir Hippolyte[2] souvent. Il vous aura dit qu'il m'a laisse sa petite, dont je prends soin et qui se porte tres bien. Nous avons eu des jours tres brillants: d'abord la fete de Maurice, a l'occasion de laquelle j'ai regale une centaine de paysans. Les danses, les coups de fusil, le carillon des cloches, le son de la cornemuse et les chansons des buveurs, auxquels se melaient les hurlements des chiens contraries, out celebre avec bruit l'anniversaire de notre jeune homme, qui etait charme de ce tapage et de ces honneurs. Nous avons eu ensuite mademoiselle George a la Chatre. Elle y a donne deux representations qui ont fait courir tout le pays a mis la ville et les environs sens dessus dessous. Je vous conterais bien d'autres fetes anterieures; mais Hippolyte vous aura conte notre chasse au sanglier; il vous aura dit que Nohant devenait chaque jour plus _brillant_. Nous serions bien heureux si cela pouvait vous donner l'envie d'y venir. Adieu, ma chere maman; je vous embrasse tendrement et vous prie de me donner de vos nouvelles. Pardonnez-moi le long temps que j'ai mis a vous donner des notres. Je suis si occupee en l'absence de mon mari, que je suis forcee de remplacer, que je n'ai pas le courage d'ecrire le soir, et que je vais me coucher bien lasse. Vous saurez que je m'occupe beaucoup de medecine, non pas pour moi, car j'aime peu a y songer, mais pour mes paysans. J'ai fait de tres heureuses cures; mais l'etat a aussi ses desagrements. [1] Pierret, ami de la famille. [2] Hippolyte Chatiron, frere de George Sand. X A LA MEME Nohant, 9 octobre 1826. Ma chere petite maman, Pardonnez-moi d'avoir ete si longue a vous remercier des peines que vous avez prises pour moi. J'ai ete si occupee, si derangee, et vous etes si bonne et si indulgente, que j'espere ma grace. Vous avez bien voulu courir pour vous occuper de ma toilette et de celle de Maurice. Ces emplettes etaient charmantes et font l'admiration _d'un chacun_ dans le pays. Quant a la parure d'or mat, je nomme Casimir pour l'aimable present, et vous pour le bon gout. Il m'a empechee jusqu'a present de vous ecrire, disant qu'il voulait s'en charger. Mais ses vendanges l'occupent a tel point, que je me fais l'interprete de sa reconnaissance. C'est un sentiment que nous pouvons bien avoir en commun. Agreez-la et croyez-la bien sincere. Vous nous avez mande que vous etiez souffrante d'un rhume. Je crains que le froid piquant qui commence a se faire sentir ne contribue pas a le guerir. J'en souffre bien aussi et je commence l'hiver par des douleurs et des rhumatismes. Pour eviter pourtant d'etre aussi maltraitee que l'annee derniere, je me couvre de flanelle, gilet, bas de laine. Je suis comme un capucin (a la salete pres) sous un cilice. Je commence a m'en trouver bien et a ne plus sentir ce froid qui me glacait jusqu'aux os et me rendait toute triste. Ayez aussi bien soin de vous, ma chere maman; a mon tour, je vais vous precher. Maurice, grace a Dieu, annonce une sante robuste. Il est grand, gros et frais comme une pomme. Il est tres bon, tres petulant, assez volontaire quoique peu gate, mais sans rancune, sans memoire pour le chagrin et le ressentiment. Je crois que son caractere sera sensible et aimant, mais que ses gouts seront inconstants; un fonds d'heureuse insouciance lui fera, je pense, prendre son parti sur tout assez promptement. Voila ses qualites et ses defauts, autant que je puis en juger, et je tacherai d'entretenir les unes et d'adoucir les autres. Quant a Leontine[1], vous la verrez. Elle etait charmante entre mes mains. Je savais la prendre. J'ai eu beaucoup de chagrin a me separer d'elle et je m'inquiete de son voyage. Je sens qu'elle me manque et je crains qu'elle ne soit pas aussi bien qu'avec moi. Hippolyte vous dira que nous attendons le retour de James avec sa femme; mais il ne vous dira peut-etre pas les folies qu'il faisait toute la journee ici avec son _ancien_, son _commandant_ Duplessis[2]. J'aurais bien envie de vous regaler d'une certaine histoire de _portemanteau_, si je ne craignais de vous fatiguer de ces enfantillages. Vous pourrez cependant le taquiner vertement, lorsque vous le verrez boire a table, en lui disant: _Est-ce que tu as envie de faire ton portemanteau aujourd'hui?_ C'est le mot d'ordre, et vous obtiendrez sa confession. Adieu, ma chere maman. Clotilde est donc decidement grosse? j'en suis ravie. Caroline ne m'ecrit point. Oscar est-il mieux portant et plus fort? Je vous embrasse bien tendrement; donnez-moi de vos nouvelles et croyez en vos enfants. AURORE. Comment traitez-vous l'ami _vicomte_? Faites-lui mes amities sinceres, si toutefois vous etes contente de lui. [1] Fille d'Hipolyte Chatiron et niece de George Sand. [2] Ex-colonel de chasseurs a cheval, ami du colonel Maurice Dupin, de George Sand et du colonel Dudevant, son beau pere. XI A M. CARON, A PARIS Nohant, 19 novembre 1826. Mon cher Caron, Je partage bien sincerement votre douleur, dont j'apprecie l'amertume. Je sais que vous etiez le modele des bons fils et que jamais larmes ne furent plus vraies que les votres. Je n'essayerai point avec vous les vaines et communes consolations qu'on donne en pareil cas. Si vous etes comme moi, ces steriles efforts ne feraient qu'aigrir votre chagrin. Sure que votre raison vous dit, mieux que moi, toutes les raisons de notre soumission envers les immuables lois de la destinee, je me bornerai a pleurer avec vous dans toute l'effusion d'un coeur sincerement attache, qui partagera toujours vos plaisirs et vos peines. Vous avez tort d'ajouter a des regrets trop fondes, des reflexions tristes mais imaginaires. Vous dites que cette perte vous laisse seul sur la terre. Sans doute, rien ne remplace une bonne mere; mais il vous reste de vrais amis. Vous etes fait pour en avoir, et vous savez, j'espere, que vous en possedez de bien vrais dans Casimir et dans sa femme. Je regrette de n'etre pas aupres de vous pour vous detourner de ces noires idees, et vous prouver qu'il est encore des coeurs qui s'interessent a vous. XII A MADAME MAURICE DUPIN CHEZ MADAME GAZAMAJOU, A CHARLEVILLE (ARDENNES) 23 decembre 1826. Ma chere maman, Vous m'avez laissee bien longtemps sans nouvelles de vous, et j'ai moi-meme attendu bien longtemps a vous remercier de votre lettre. Mais j'ai ete si souffrante, et je le suis encore tellement, que j'ai bien de la peine a ecrire. Ma sante se ressent du mois de decembre, et j'ai des maux de poitrine qui m'epuisent; je n'ai ni sommeil ni appetit. Tout me degoute, et je ne trouve de bon que l'eau claire, qui ne m'engraisse pas, comme vous pensez bien. La nuit, j'ai des oppressions insupportables, mon drap me semble peser cent livres, et je suis reduite a regarder les etoiles au lieu de dormir. Tout cela est fort ennuyeux, mais je ne perds pas courage. C'est un temps a passer. Depuis trois ans, l'hiver m'est tres contraire, et le printemps me ramene la sante. J'attends cette douce saison avec impatience. Vous avez bien raison de quitter Paris, ou l'on se tue, ou l'on se vole, ou l'on est moins en surete qu'au milieu de la foret Noire. Caroline doit se trouver bien heureuse de votre compagnie, et ne plus regretter Paris. Oscar vous distrait et vous interesse. J'ai grande impatience de le revoir, il doit etre bien grandi et bien avance. Maurice est beau comme un ange. Madame Duplessis raffole de lui. Il dit aussi une foule de belles choses dans le plus singulier patois _bericho-gascon_ qui se soit jamais entendu. Vous l'aimerez aussi, outre la parente, car il a un charmant caractere. Le pauvre vicomte doit s'ennuyer a perir de votre absence. Vous l'avez laisse bien cruellement, a ce qu'il me semble. C'est votre usage; mais s'accoutume-t-on aux rigueurs? Vous pretendez qu'il s'endort. Moi, je suis bien sure qu'il medite ou qu'il tombe dans une melancolie qui ressemble peut-etre bien au sommeil; mais je parie que ce sont des soupirs que vous interpretez comme des ronflements dans votre cruaute. Permettez-moi de vous embrasser, ma chere maman, et de vous souhaiter mille prosperites et une bonne sante surtout. Adieu, donnez-moi un peu plus souvent de vos nouvelles; embrassez pour moi ma soeur. Mes amities a Cazamajou[1], je vous en prie. Casimir vous baise les mains. [1] Beau-frere de George Sand. XIII A M. HIPPOLYTE CHATIRON, A PARIS Nohant, mars 1827 Ce que tu me dis de St... me fait beaucoup de peine; Il ne veut soigner ni sa sante ni ses affaires, et n'epargne ni son corps ni sa bourse. Qui pis est, il se fache des bons conseils, traite ses vrais amis de docteurs et les recoit de maniere a leur fermer la bouche. Je savais tout cela bien avant que tu me le dises, et j'avais ete, avant toi, bourree plus d'une fois de la bonne maniere. Je ne m'en suis jamais fachee, parce que je sais que son caractere est ainsi fait et que, puisque j'ai de l'amitie pour lui, connaissant ses defauts, je ne vois pas de motif a la lui retirer maintenant qu'il suit sa pente. Cette decouverte a du te refroidir, je le concois. Votre amitie n'etait encore qu'une liaison mal affermie, attendant tout de l'avenir et ne recevant rien du passe. Sans doute, a ta place, trouvant cette aprete de caractere chez quelqu'un que j'aurais juge tout different, j'aurais comme toi rabattu beaucoup du cas que j'en faisais. Quant a moi, je voudrais pouvoir cesser de l'aimer, car ce m'est un continuel sujet de peines que de le voir en mauvais chemin et toujours refusant de s'en apercevoir. Mais on doit aimer ses amis jusqu'au bout, quoi qu'ils fassent, et je ne sais pas retirer mon affection quand je l'ai donnee. Je prevois que St..., avec les moyens de parvenir, n'arrivera jamais a rien. Je le prevois meme depuis longtemps. Cette famille est fort decriee dans le pays et a trop juste titre. St... a beaucoup des defauts de ses freres, et c'est tout ce qu'on connait de lui; car ses qualites, qui sont grandes et belles, celles d'une ame fortement trempee, capable de grandes vertus et de grandes erreurs, ne sont pas de nature a sauter aux yeux des indifferents et a etre goutees autrement qu'a l'epreuve. On me saura toujours mauvais gre de lui etre aussi attachee, et, bien qu'on n'ose me le temoigner ouvertement, je vois souvent le blame sur le visage des gens qui me forcent a le defendre. Je ne retirerai donc de lui rien qui puisse flatter ma vanite; peut-etre, au contraire, aura-t-elle beaucoup a souffrir de sa condition. Je craindrais, en examinant trop attentivement les taches de son caractere, de me refroidir sous ce pretexte, mais effectivement de ceder a toutes ces considerations d'amour-propre et d'egoisme qui font qu'on rapporte tout a soi, et qu'on devrait fouler aux pieds. St... me sera toujours cher, quelque malheureux qu'il soit. Il l'est deja, et plus il le deviendra, moins il inspirera d'interet, telle est la regle de la societe. Moi, du moins, je reparerai autant qu'il sera en moi ses infortunes. Il me trouvera quand tous les autres lui tourneraient le dos, et, dut-il tomber aussi bas que l'aine de ses freres, je l'aimerais encore par compassion, apres avoir cesse de l'aimer par estime;--ceci n'est qu'une supposition pour te montrer quelle est mon amitie;--car on ne soupconne pas de veritables torts a ceux qu'on aime, et je suis loin de me preparer a recevoir ce nouveau deboire de le voir s'abaisser. Mais il restera dans la misere. De tristes pressentiments m'avertissent que ses efforts pour s'en retirer l'y plongeront plus avant. Ce sera un grand tort aux yeux de tous, excepte aux miens. Tu penses absolument comme moi a cet egard, puisque tu m'exhortes a ne lui pas retirer mon attachement. Tu peux etre tranquille. Quant a toi, ce n'est pas tant de ses folies que tu es choque que de l'aveuglement qui lui fait preferer ses faux amis aux vrais. Je ne te blame point de cette impression. Je te demande seulement de la moderer par un sentiment de bonte et d'indulgence qui t'est naturel et qui te fera continuer tes bons offices, soit qu'il les accueille bien ou mal. S'il les meconnait, ce sera par faussete de jugement, jamais par vice de coeur. Si j'etais homme, avec la volonte que j'ai de le servir, je repondrais de lui. Mais, femme, ce que je saurais obtenir de lui devient presque nul par la difference de sexe, d'etat, et mille autres choses qui viennent a la traverse de mes bons desseins. Entraves cruelles que mon amitie maudit, mais qu'elle respecte, parce qu'il n'est donne qu'a l'amour. tout faible et inferieur qu'il est a l'autre sentiment, de les rompre. XIV A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS Nohant, 5 juillet 1827. Pourquoi donc ne m'ecrivez-vous pas, ma chere maman? Etes-vous malade? Si cela etait, je le saurais probablement, Hippolyte ou Clotilde me l'auraient ecrit. Mais, depuis le 24 mars, pas un mot de vous! Vous m'oubliez tout a fait, et me ferez regretter de ne pas habiter Paris, si les absents ont si peu de part a votre souvenir. Je ne suis pas demonstrative, mais votre silence me peine et me fait mal plus que je ne saurais le dire. Caroline est-elle toujours pres de vous? Ce serait du moins une consolation pour moi que de vous savoir heureuse et satisfaite. Je n'attribuerais cette absence de lettre a rien de facheux et j'en souffrirais seule. Mais que ne puis-je augurer de cette incertitude? hors une maladie, dont je serais certainement informee par quelqu'un, j'imagine tout. Il faut que vous ayez quelque chagrin. Mais quel chagrin vous force a me laisser ainsi dans l'inquietude? Hippolyte me mande que la famille Defos va partir pour Clermont[1]; ne serez-vous pas tentee de l'accompagner? Il y a longtemps que vous projetez ce voyage, et, au retour, vous vous arreteriez ici, ou bien nous vous verrions en Auvergne, ou je vais passer quelques semaines, et nous reviendrions ensemble a Nohant. Si c'est la la surprise que vous me menagez, je ne me plaindrai pas que vous me l'ayez fait trop longtemps desirer. Depuis que je ne vous ai ecrit, je me suis assez bien portee; mais j'ai eu plusieurs accidents ou j'ai failli me tuer. Je serais morte sans un souvenir de vous, ma chere maman, et ce n'eut pas ete un de mes moindres regrets a quitter la vie. Je ne veux pas vous ecrire plus longuement aujourd'hui. Je vous gronderais, je crois, et ce serait passablement ridicule. Il y a deja longtemps que j'ai sur le coeur de vous reprocher votre paresse, et que je recule toujours, esperant une lettre; mais elle n'arrive pas. Adieu, ma chere maman; pardonnez-moi d'etre un peu en colere contre vous et faites-moi voir, je vous en prie, que vous vous ressouvenez d'une fille que vous avez en Berry et qui vous aime plus que vous ne songez a elle. [1] Clermont-Ferrand (Puy-de-Dome). XV A LA MEME Nohant, 17 juillet 1827. Ma chere maman, Je vous remercie de m'avoir donne de vos nouvelles. Je commencais a etre inquiete, non de votre sante, que je savais etre bonne, mais de votre oubli. Grace a Dieu, vous vous portez bien et vous n'avez que des contrarietes; c'est encore trop. Vous etes bien malheureuse dans le choix de vos servantes; mais ce n'est pas a dire, parce que vous n'en avez point encore trouve de bonnes, qu'il n'y en ait point et que vous deviez vous resoudre a vous servir vous-meme. Peut-etre vous lasserez-vous bientot de n'etre pas chez vous, et il n'est pas prudent a vous, qui etes souvent malade, de passer les nuits seule. Pour cette raison, sans compter la peur qui vous tourmente, et qui est une vraie maladie, capable meme de faire beaucoup de mal, vous devriez ne pas vous isoler ainsi de tout secours et de tout soin. Peut-etre choisissez vous vos servantes trop jeunes, par consequent sujettes aux defauts de leur age: la coquetterie et l'humeur legere. Il me semble que j'aimerais mieux une femme d'un age mur, quoiqu'il y ait souvent l'inconvenient de l'humeur reveche et rabacheuse. Vous rappelez-vous Marie Guillard, cette vieille et laide bonne femme qui, apres avoir ete longtemps ici, s'etait mariee avec un vieillard borgne? Au bout d'une vingtaine d'annees de mariage, elle a enterre son mari et place sa fille, qui est assez jolie, et, etant redevenue _celibataire_, elle est rentree a notre service. Elle a repris le soin de ses vaches et de ses poules (qui ne sont pas tout a fait les memes qu'elle soignait il y a vingt ans). C'est la plus drole de vieille qui soit au monde. Active, laborieuse, propre et fidele, mais grognon au dela de ce qu'on peut imaginer. Elle grogne le jour, et je crois aussi la nuit en dormant. Elle grogne en faisant du beurre, elle grogne en faisant manger ses poules, elle grogne en mangeant meme. Elle grogne les autres, et, quand elle est seule, elle se grogne. Je ne la rencontre jamais sans lui demander comment va la grognerie, et elle ne grogne que de plus belle. Elle vous impatienterait bien, et moi tout autant, si son service la tenait plus pres de moi. Aussi je ne vous la propose pas; rien que sa figure vous rendrait malade. Au reste, elle n'est pas plus laide qu'elle ne l'etait dans sa jeunesse: c'est une de ces figures qui ne changent pas, malheureusement pour elles. A propos de figures, je vous envoie un profil que j'ai fait d'idee en barbouillant. Il est bon de vous dire que c'est Caroline que j'ai pretendu faire. Il n'y a que moi qui la trouve ressemblante; ce qui est facheux pour le merite de l'artiste. Telle qu'elle est, je vous l'envoie, esperant que vous qui etes plus disposee a l'indulgence, vous y mettrez beaucoup du votre et parviendrez a retrouver du moins la coupe du visage et l'expression douce et candide de la physionomie. Au reste, vous avez bien le talent de le retoucher. Je vous le livre. J'ai fait aussi mon portrait, mais avec plus de soin et d'attention, parce que j'avais le modele sous les yeux et que l'observation travaillait et non l'imagination. Il n'en est pas mieux. J'ai meme un air si triste et si sentimental, que je lui ris au nez de le voir ainsi et n'ose vous l'envoyer. Il me rappelle ces vers: D'ou vient ce noir chagrin qu'on lit sur son visage? C'est de se voir si mal grave. Hippolyte a du vous dire, ma chere maman, que j'avais ecrit a madame Defos pour lui demander pardon de la distraction qui m'avait empechee de la reconnaitre, et lui temoigner le desir de la voir a Clermont, si j'y vais, comme j'en ai le projet, le mois prochain. C'est en parlant du Mont-Dore probablement que vous me dites que je ne suis qu'a quatre lieues d'elle; car, d'ici par la route de poste, il y en a pres de cinquante. Cette grande distance me fait craindre que M. Defos n'effectue point son projet de venir nous voir, a moins que quelque autre affaire ou le desir de voyager ne lui fasse prendre notre route pour revenir. a Paris, route qui est beaucoup moins directe et moins bien servie. S'il vient malgre ces obstacles, j'en serai ravie et je le recevrai de mon mieux. Je n'ose plus vous tourmenter pour faire ce voyage. Il vous ferait pourtant grand bien. Vous n'auriez pas de peurs a redouter pour la nuit, ni tout l'embarras de vivre en pension. Adieu, ma chere maman; je vous ecris a la lueur des eclairs et aux grondements du tonnerre, ce qui n'empeche pas Maurice et Casimir de ronfler aussi fort que lui. Je vais faire comme eux, et, si a nous trois nous ne couvrons pas le bruit de l'orage, il faudra qu'il fasse grand train de son cote. Ecrivez-moi un peu plus souvent. Portez-vous bien, et soignez-vous. Je vous embrasse bien tendrement. XVI A LA MEME Nohant, 4 septembre 1827. Ma chere maman, Me voici de retour, depuis cinq ou six jours. J'ai ete absolument empechee d'ecrire durant mon voyage. Toujours en route, soit a cheval, soit a pied; je n'ai pas eu un instant pour me reposer et pour rendre compte de mes courses. Madame Defos, que j'ai vue avant d'aller au Mont-Dore, et en en revenant, m'a dit vous avoir donne de nos nouvelles. J'etais donc sure que vous ne seriez point inquiete de nous. Cette chere dame nous a recus avec une bonte parfaite. J'ai fait connaissance avec mademoiselle Eugenie[1], qui est fort aimable et fort aimee dans Clermont et dans sa maison. Votre adorateur, comme vous l'appelez, est aussi fort aimable et fort spirituel. Il nous a lu beaucoup de vers charmants, dont une partie fut faite en votre honneur, comme ceux de _Victoire, Sophie, Antoinette_, que vous connaissez. Aglae[2] etait tres bien quand nous sommes passes la premiere fois; a notre retour, elle etait dans ses crises. Elle avait pris Maurice en grippe, bien qu'il fut fort tranquille. Moi, je n'etais pas trop rassuree et j'ai renvoye le petit aussitot apres diner, sous pretexte qu'il etait fatigue. J'ai ete voir le couvent de Saint-Joseph du haut en bas. Nous avons dine tous ensemble, pris des glaces, etc. Clermont est une ville agreable, situee dans un des plus beaux pays de la terre. Madame Defos est parfaitement logee, sur une place immense, en face des beaux coteaux de la Limagne et du Puy-de-Dome, qui s'eleve comme un geant a l'horizon. La maison qu'elle habite est une des plus belles de la ville et passerait pour belle, meme a Paris. Je pense que vous serez bien aise d'apprendre ces details et de savoir votre tante dans une position douce et agreable. Elle serait heureuse sans le fardeau qu'elle supporte avec tant de patience et de douceur. Elle en est sur les dents. C'est un enfant acariatre qu'il faut endurer tout le jour et veiller la nuit; elle se sacrifie a l'interet de ce malheureux enfant, qui ne peut pas lui en savoir gre, avec une resignation et une tendresse dont le coeur d'une mere est seul capable. Nous avons beaucoup couru au Mont-Dore, aux environs, a Clermont, a Pontgibaud, ou sont les mines de plomb, a Aubusson, ou sont les belles manufactures de tapis. Enfin ce que nous avons fait en peu de temps est remarquable. J'ai pris la douche, j'ai ete au bal, j'ai galope a cheval, j'ai verse en voiture, et je pourrais faire une tres longue relation de ce court voyage; mais je vous en epargne l'ennui. Je me borne a vous dire, ma chere maman, que tout le monde se porte a merveille, gendre, fille et petit-fils. J'ai un appetit effrayant et j'ai pris l'habitude de dormir, que je trouve tres agreable. [1] Fille de M. Defos. [2] Autre fille de M. Defos. XVII A M. CARON, A PARIS Nohant, 22 novembre 1827. Il y a bien longtemps, mon bon ami, que je veux vous ecrire, et ma mauvaise sante, de jour en jour plus detraquee, m'empeche de faire rien qui vaille, de m'appliquer meme au travail qui m'est le plus agreable, c'est-a-dire de m'entretenir avec les gens que j'aime. Au lieu de cela, il faut m'ennuyer en ceremonies depuis une semaine avec des gens occupes de politique et d'elections, que je comprends fort peu, mais qu'il faut avoir l'air de comprendre sous peine d'impolitesse, et devant qui il faut sembler s'interesser prodigieusement au succes de choses dont on entend parler pour la premiere fois. Casimir avait l'air tout ce temps d'un chef de parti; et, grace a ses efforts, des deputes parfaitement liberaux ont ete nommes dans tous les colleges environnants. J'en suis charmee, et je le suis encore davantage de voir cette corvee terminee et de ne plus voir la fievre sur tous les visages. Casimir m'a dit que vous aviez ete malade, mon cher Caron. Donnez-nous de vos nouvelles; vous nous oubliez tout a fait, et vous avez tort; car vous avez toujours en nous de vrais et fideles amis. Ne craignez donc aucun refroidissement de notre part: ma mauvaise sante et les ennuyeuses elections ont ete la seule cause de mon long silence. Casimir m'a dit que vous aviez eprouve beaucoup de chagrins. Quelle qu'en soit la cause, croyez que je les partage du fond du coeur et qu'ils ne me trouveront jamais indifferente. Voici l'ami Dutheil et le beau docteur[1] qui me chargent de vous assurer de leur amitie et me forcent de vous dire adieu. Mais, auparavant, nous nous reunissons en corps pour vous prier de venir vous reposer ici de tous vos ennuis et boire sur eux le fleuve d'oubli, compose de vin de Champagne dont Casimir a decouvert une nouvelle source dans sa cave. Je crois que je serai obligee d'aller passer une huitaine a Paris pour consulter sur ma sante. Vous seriez bien aimable de me ramener ici et d'y passer une partie de l'hiver. Vous etes bien sur que j'emmenerai Pauline. Adieu, mon cher _Latreille_; je vous embrasse de tout mon coeur et compte que vous accueillerez ma proposition favorablement. AURORE. [1] Charles Delaveau. XVIII A M. CARON, A PARIS Nohant, 1er avril 1828. Mon cher Caron, Il y a bien longtemps que je veux vous ecrire; mais mon Maurice a ete si malade pendant tout l'hiver, et moi, j'ai ete si tourmentee de ses maux et des miens, que je n'ai donne signe de vie a personne; ce dont je recois de vifs reproches de tous cotes. Quoique vous y mettiez plus d'indulgence que les autres, en ne me grondant pas, je ne veux pas abuser plus longtemps de votre _longanimite_, et je viens enfin vous dire que je ne vous ai point oublie; car nous parlons de vous bien souvent, avec mon mari et nos amis de la Chatre, qui demandent toujours quand vous viendrez. Je voudrais bien avoir une bonne reponse a leur donner et je n'en perds pas l'esperance; car vous trouverez bien quelque temps a nous consacrer et vous savez qu'il y a ici de bon vin et de bons garcons. J'espere que, dans quelques jours, nous aurons du beau temps qui me rendra moins maussade et mieux portante. Pour le present, je suis tout a fait ganache et miserable, ne pouvant bouger de ma chambre et a peine de mon lit. Je suis grosse par-dessus le marche, et cela fait une complication de maux peu agreable. Il ne me faudrait pas moins que vous pour me rendre ma bonne humeur et la sante. Que faites-vous maintenant, mon gros ami? avez-vous gueri ce vilain rhume qui vous fatiguait si fort, et etes-vous un peu au courant de votre nouvel etat de choses? Il y a bien longtemps aussi que Casimir dit tous les jours qu'il veut vous demander de vos nouvelles. Mais vous savez comme il est paresseux de l'esprit et enrage des jambes. Le froid, la boue, ne l'empechent point d'etre toujours dehors, et, quand il rentre, c'est pour manger ou ronfler. Votre belle Pauline est-elle toujours aussi grosse et aussi bonne? Maurice est un lutin acheve. Il a ete abime d'une coqueluche qui lui a ote, pendant deux mois, le sommeil et l'appetit. Heureusement il va a merveille maintenant. Quand vous viendrez, je veux que vous m'ameniez Pauline; vous savez que j'en aurai bien soin, et elle est si aimable et si douce, qu'elle ne vous sera guere a charge en route. Voyez-vous souvent la famille Saint-Agnan[1]? J'ai ete si paresseuse envers elle, que je ne sais ce qu'elle devient. Maurice, qui s'endort sur mes genoux et me fatigue beaucoup, m'empeche de vous en dire davantage. Je laisse a Casimir le soin de vous repeter que nous vous aimons toujours et vous desirons vivement. [1] Amie de George Sand habitant Paris. XIX A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS Nohant, 7 avril 1828. Ma chere maman, Vous me traitez bien severement, juste au moment ou je venais de vous ecrire, ne m'attendant guere a vous voir fachee contre moi. Vous me pretez une foule de motifs d'indifference dont vous ne me croyez certainement pas coupable. J'aime a croire qu'en me grondant, vous avez un peu exagere mes torts, et qu'au fond du coeur vous me rendiez plus de justice; car, vous m'aviez cru insensible a de si graves reproches, vous ne me les auriez pas faits. J'espere qu'en apprenant que ma maladie avait ete la seule cause de ce long silence, vous m'avez entierement pardonne. Dites-le-moi bien vite; c'est un mauvais traitement pour moi que vos reproches, et j'ai besoin, pour me mieux porter, de savoir que vous m'avez rendu vos bontes. J'ai appris de la famille Marechal[1] des nouvelles qui m'ont bien profondement affligee. J'en suis malade de chagrin et d'inquietude. Je viens pourtant de recevoir une lettre d'Hippolyte m'annoncant que Clotilde est beaucoup mieux. Mais sa fille est morte! pauvre Clotilde, qu'elle est malheureuse! si bonne et si aimable! Elle ne meritait pas ces cruels chagrins. Elle ignore encore la perte de son enfant; mais il faudra qu'elle l'apprenne, et combien ce nouveau malheur lui sera amer! Je suis sure que ma pauvre tante a le coeur brise. Tout est chagrin et misere ici-bas. Vous me mandez que Caroline est malade. Qu'a-t-elle donc? J'espere que cela n'est pas serieux, puisque vous m'en parlez si brievement. Veuillez m'en parler avec plus de details, ma chere maman, ainsi que de vous-meme. Je ne sais si c'est pour me punir que vous me donnez de mauvaises nouvelles sans y ajouter un mot pour les adoucir. Ce serait trop de severite. Maurice va a merveille. Il est tous les jours plus aimable et plus joli. Mais je me reproche de vanter mon bonheur, quand je pense a cette pauvre Clotilde, dont le sort, a cet egard, est si different. L'aisance et les plaisirs ne sont rien au coeur d'une mere en comparaison de ses enfants. Si je perdais Maurice, rien sur la terre ne m'offrirait de consolation dans la retraite ou je vis. Il m'est si necessaire, qu'en son absence, je ne passe pas une heure sans m'ennuyer. Ne me laissez pas plus longtemps avec le chagrin de vous savoir mecontente. Ecrivez-moi, ma chere maman; j'ai le coeur bien triste, et un mot de vous en oterait un grand poids. Casimir vous embrasse tendrement. [1] Oncle et tante de George Sand XX A M. CARON, A PARIS Nohant, 16 avril 1828. Je recois a l'instant votre lettre, mon bon Caron. Elle me fait tant de plaisir, que j'y veux repondre tout de suite. Vous etes mille fois aimable de vous etre decide a nous venir trouver. Nous en sautons de joie, Casimir et moi. Je vais, par le meme courrier, renouveler mon invitation a madame Saint-Agnan, que j'aurai le plus grand plaisir a recevoir, comme je le lui ai dit vingt fois et comme, j'espere, elle n'en doute pas. Je ne sais _combien de filles_ elle m'amenera. Je sais qu'il y en a une en pension; mais, les eut-elles toutes, la maison est assez grande pour les loger, et nous avons des poulets dans la cour en suffisante quantite pour approvisionner un regiment. J'ai encore une demande a vous faire: c'est, au cas ou madame Saint-Agnan voudrait emmener une femme de chambre, de l'en dissuader, comme si cela venait de vous, en lui disant qu'elle n'en aura pas besoin ici, puisque j'en ai une qui n'a rien a faire et qui sera a son service. Je ne voudrais pas qu'elle s'apercut de ma repugnance a cet egard, parce qu'elle croirait peut-etre que j'y mets de la mauvaise grace. Elle se tromperait; car je serai enchantee de la recevoir, elle et sa famille. Vous savez aussi que ce n'est pas la crainte de nourrir une personne de plus, puisqu'il s'en nourrit dans ma maison plus que je ne le sais souvent moi-meme. Je crains ici les domestiques etrangers, parce que mes Berrichons sont de simples et bons paysans ignorant toutes les rubriques des gens de Paris. L'annee derniere, la femme de chambre de madame Angel avait mis la maison en revolution par ses plaintes, ses propos. Les uns me demandaient leur compte pour aller a Paris, ou elle se faisait fort de les placer; les autres voulaient doubler leurs gages, etc., etc. Je vous entretiens de ces balivernes parce qu'un mot dit en passant a madame Saint-Agnan peut m'epargner ces petits desagrements. Si cependant elle insiste, qu'il n'en soit plus question et prenez que je n'ai rien dit. Vous pensez qu'une aussi petite consideration ne refroidira pas le plaisir que j'aurai a la voir. Adieu, mon bon ami; venez au plus vite. Votre chambre vous attend; le lit de Pauline sera aupres du votre, ou, si vous voulez dans ma chambre, a cote de celui de Maurice. Nous vous attendons avec une grande impatience, et je vous embrasse de tout mon coeur. Votre fille AURORE. Les amis de la Chatre vont etre bien joyeux de la bonne nouvelle de votre arrivee. XXI A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS Nohant, 4 aout 1828. Ma chere maman, Il est vrai que j'ai ete bien longtemps sans vous ecrire; mai je n'ai pas cesse de demander de vos nouvelles a Hippolyte. Il pourra vous le dire aussi, trois fois de suite je lui ai demande votre adresse sans qu'il me l'envoyat. J'ai cherche dans vos lettres precedentes. Je n'y ai pas trouve celle que vous m'avez designee. Ce n'est que sa derniere lettre (qui m'est arrivee a peu pres en meme temps que la votre) qui me l'a apprise. J'etais fort contrariee, je vous assure, de ne savoir ou vous etiez. Je suis enfin bien heureuse de vous savoir installee de nouveau a Paris, bien portante et avec la societe de votre enfant[1]. Embrassez-le bien de ma part, je vous en prie et gardez-le le plus longtemps possible; car j'ai bien envie de le voir. A cet egard, je ne sais pas du tout quand j'aurai le bonheur de vous embrasser. Je crois que je ferai tranquillement mes couches ici, ou je serai plus commodement et plus economiquement pour passer les premiers mois de ma nourriture. Si nos affaires nous le permettent, je fais le projet d'aller passer, cet hiver, quelque temps pres de vous. Ma sante est assez bonne, quoique, depuis quelques semaines, je souffre beaucoup de l'estomac. En ne mangeant pas, j'y echappe. Cela me coute fort, car j'ai des faims tres exigeantes, que je ne puis satisfaire sans les payer de plusieurs jours de souffrance et de diete. Je ne suis pas tres forte, et la moindre course en voiture me fatigue beaucoup. A cela pres, je vais bien. Je suis si grosse, que tout le monde pense que je me suis trompee dans mon calcul et que j'accoucherai tres prochainement: je ne crois pourtant pas que ce soit avant deux mois. Casimir me charge de vous dire qu'il est tres mecontent de l'inexactitude de M. Puget a votre egard. Il ne peut vous adresser a M. Lambert, qui n'est plus notaire et qui n'habite plus Paris. Il chargera de vos affaires, des le prochain trimestre, une personne sure et parfaitement exacte. J'ai vu Leontine un instant. Elle se portait bien. Je vais la chercher demain pour quelques jours. Adieu, ma chere maman; reposez-vous bien de vos fatigues, afin que je puisse aussi vous recevoir. Ce ne sera jamais assez tot, au gre de mon impatience. Je vous embrasse tendrement; Casimir et Maurice se joignent a moi. Le cher pere est tres occupe de sa moisson. Il a adopte une maniere de faire battre le ble qui termine en trois semaines les travaux de cinq a six mois. Aussi il sue sang et eau. Il est en blouse, le rateau a la main, des le point du jour. Les ouvriers sont forces de l'imiter; mais ils ne s'en plaignent pas, car le vin de pays n'est point menage pour eux. Nous autres femmes, nous nous installons sur les tas de ble dont la cour est remplie. Nous lisons, nous travaillons beaucoup, nous songeons fort peu a sortir. Nous faisons aussi beaucoup de musique. Adieu, chere maman; rappelez-moi a l'amitie du vicomte. Maurice est mince comme un fuseau, mais droit et decide comme un homme. On le trouve tres beau, son regard est superbe. [1] Oscar Cazamajou, son petit-fils. XII A M. CARON, A PARIS 15 novembre, 1828. Je n'ose pas dire, mon bon reverend, que j'ai bien du regret de ne vous pas voir. Ce serait etre egoiste que de s'affliger de vos succes. Mais, sauf la joie bien vraie que j'eprouve a vous voir satisfait et dont vous ne pouvez pas douter, il m'est bien permis, a part moi, d'etre fachee de votre absence, et de regretter votre aimable personne. J'ai l'espoir que vous n'oublierez point notre sincere affection dans le cours de vos prosperites, et que, quand vos affaires vous laisseront quelque repit, vous viendrez passer ici ce temps de liberte, dormir la grasse matinee, flaner avec l'ami Duteil et faire jurer Casimir en le gagnant aux echecs. Vous avez ici votre appartement, votre nourriture, eclairage, _blansissage_, etc., moyennant la somme modique de deux francs cinquante centimes par semaine, et, de plus, vous aurez ce qui ne s'achete pas, des coeurs qui vous aiment bien veritablement. Cette lettre vous sera remise par votre ami Duteil, qui, je crois, a le projet de vous demander de le prendre en pension pour trois semaines. C'est un compagnon aimable, et c'est pour la meme raison qu'il desire loger avec vous, si vous le trouvez bon. Adieu, mon venerable octogenaire. Que votre _barque_ vogue au gre de vos desirs! C'est ce que je vous souhaite, au nom du Pere, etc. Je vous embrasse de tout mon coeur, et desire que vous terminiez heureusement et vite afin de revenir nous voir. AURORE. Comment va la grosse Pauline[1]? Embrassez-la de ma part et de celle de Maurice. On dit que vous avez une nouvelle Corinne pour cuisiniere, je vous en fais mon compliment. [1] Niece de Caron. XXIII A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS Nohant, 27 decembre 1828. Mon garde champetre, qui est mon fournisseur et mon pourvoyeur, et qui, de plus, est ancien voltigeur et bel esprit, a fait ce matin, ma chere maman, une assez belle chasse. Je fais mettre des demain ma cuisiniere a l'oeuvre, et, quoiqu'elle ait beaucoup moins de genie que le garde champetre, j'espere qu'elle en aura assez pour confectionner un bon pate que je vous enverrai pour vos etrennes des qu'il sera refroidi. Mon ami Caron, a qui j'adresse un envoi de meme genre, vous fera passer ce qui vous revient. Agreez en meme temps, chere mere, tous mes voeux et mes embrassements du jour de l'an; ayez une bonne sante, de la gaiete, et venez nous voir, voila mes souhaits. Je suis charmee que vous ayez trouve mes confitures bonnes. Je comptais vous en adresser un second volume; mais mon essai n'a pas ete aussi heureux que le premier. Entrainee par l'ardeur du dessin, j'ai laisse bruler le tout et je n'ai plus trouve sur mes fourneaux qu'une croute noire et fumante qui ressemblait au cratere d'un volcan beaucoup plus qu'a un aliment quelconque. Puisque nous sommes sur ce chapitre, je vous dirai que vous avez tres bien fait de ne rien donner a mon envoye. Il en eut ete tres choque. Il veut bien se considerer comme _mon ami et mon voisin_, mais non comme un commissionnaire. Il vous eut dit qu'il etait _ne natif_ de Nohant, qu'il se rendait mon messager uniquement _par amitie_, mais qu'il avait _trop de sentiments_, etc. Enfin il vous aurait dit peut-etre de tres belles choses, mais vous avez bien fait de ne le pas payer. Il est tres glorieux, je suis sure, de pouvoir dire qu'il nous a rendu service. Je ne sais pas si mon projet d'aller a Paris s'effectuera. J'ai meme tout lieu de croire qu'il ira grossir le nombre immense de projets en l'air qui sont en depot dans la lune avec tout ce qui se perd sur la terre. Ma fille est bien petite et bien delicate pour voyager par ce mauvais temps. Du reste, elle est fraiche et jolie a croquer. Maurice se porte bien aussi, et vous souhaite une bonne annee; il embrasse son cousin Oscar. Veuillez, chere maman, etre encore mon remplacant dans le choix des etrennes a Oscar (ce que je laisse a votre disposition). Je vous embrasse de toute mon ame, Casimir en prend sa part. AURORE. XXIV A M. CARON, A PARIS Nohant, 20 janvier 1829. Il est tres vrai que je suis une paresseuse, mon _digne vieillard_ et bon ami. Vous savez que je suis de force a me laisser bruler les pieds plutot que de me deranger, et a vous couvrir une lettre de pates plutot que de tailler ma plume. Chacun sa nature. Vous n'etes pas mal _feugnant_ aussi, quand vous vous en melez. Mais ce n'est jamais quand il s'agit d'obliger; j'ai pu m'en convaincre mille fois, et j'ai meme honte d'abuser si souvent de votre extreme bonte. Je vous ai demande dans quelque lettre qui se sera perdue: Les _Memoires de Barbaroux_, les _Memoires de madame Roland_, et les _Poesies de Victor Hugo_. J'ai deux volumes de Paul-Louis Courier intitules _Memoires, Correspondance_ et _Opuscules inedits_. Il doit avoir paru un troisieme volume contenant des fragments de _Xenophon, l'Ane de Lucius, Daphnis et Chloe_, etc. En outre, je voudrais avoir son meilleur volume contenant les pamphlets politiques et opuscules litteraires, imprime clandestinement a Bruxelles in-8 deg.. Celui-la sera peut-etre difficile a trouver. Aidez-vous d'Hippolyte, qui s'aidera d'Ajasson, pour me le depister. Veuillez avoir ma lettre dans votre poche, quand vous irez chez le libraire, afin de ne pas vous tromper ni m'acheter ce que j'ai deja. Ne confondez pas les _Memoires de Barbaroux_ le _girondin_ sur la Revolution, avec quelque chose de nouveau que son fils _C.-O. Barbaroux_ vient de publier a la suite ou au commencement d'une biographie de la Chambre des pairs. J'attendrai pour lire l'histoire des vivants qu'ils soient morts, et, si je suis morte avant eux, je m'en passerai. Cela ne veut pas dire que je dedaigne les oeuvres des contemporains; seulement la posterite jugera les hommes mieux que nous. Je voudrais avoir quelque chose de Benjamin Constant et surtout de Royer-Collard. Mais quoi! je ne suis pas au courant de ces publications. Veuillez m'aider, m'envoyer ce qu'il y a de plus remarquable et le plus a la portee d'une bete comme moi. En voila-t-il assez? Je vous plains bien sincerement, mon vieux, si vous avez beaucoup de femmes comme moi sur les bras. Pour faire diversion a ces _factures_, car mes lettres ne sont pas autre chose, je vous envoie le recit _lamentable_ d'une histoire recemment arrivee a la Chatre. Vous savez qu'il y a sept ou huit societes qui ne se melent point. Vous savez que Perigny et moi, qui avons la pretention d'etre _philosophes_, nous invitons tout le monde. Moi, je ne recois pas cette annee; mais, lui, il a commence. La premiere soiree s'est assez bien passee, moyennant que les plus huppees ont ete stupefaites de surprise en se voyant _amalgamees_ avec ce qu'elles appellent de la canaille, quoique cette canaille les vaille et plus. Le maitre de musique et sa femme, fort gentille, ont surtout cause par leur admission, une indignation, et les bonnes personnes de dire que M. de Perigny comblait d'honnetetes le musicien susdit afin d'economiser cinq francs par soiree. Voulant mettre a profit cet incident, mais ne voulant pas mettre _en scene_ l'innocent musicien et son innocente moitie, nous avons, Duteil et moi (auteurs indignes de cette chanson), offert nos propres individus aux traits de la satire, nous maltraitant _soi-meme_ (nous avions tenu l'orchestre a nous deux, la premiere soiree); nous detournons par cette ruse adroite les soupcons qui se dirigeraient sur nous si nous ne gardions le secret sur notre genie poetique, car _nous en pincons_. Il a pu, a Paris, vous chanter des complaintes de notre facon; que vous en semble? Nous avons tant d'esprit, que nous en sommes _zonteux_ nous-memes. Nous avons montre la susdite chanson a M. et madame de Perigny, qui en ont beaucoup ri et nous ont autorises a la repandre _clandestinement_, a condition qu'ils ne soient pas reconnus en avoir eu connaissance. Voyez-vous d'ici la bonne figure qu'ils vont faire, et vous aussi, quand, d'un air piteux, on viendra vous raconter qu'un libelle impertinent, _arme a deux tranchants_, et dans lequel nous sommes particulierement maltraites, circule dans la ville? Voyez-vous l'air de philosophie et de generosite avec lequel nous temoignerons notre mepris de cet outrage? J'oubliais de vous dire qu'a la seconde soiree il n'est venu personne que ce maitre de musique, Casimir et moi; la chanson, d'ailleurs, vous l'apprendra; mais vous saurez que j'avais l'honneur de faire partie des trois _invites_ qui font une si pauvre figure a la fin du dernier couplet. Nous attendons a demain pour voir si la _cabale_ continue. Moi, je n'en aurai pas le dementi, et j'irai pour voir. Vous voila au courant des cancans. J'ecrirai a Felicie quand je pourrai. En attendant, dites-lui que je l'embrasse, que je ne me soucie guere d'apprendre les modes, qu'il me suffit qu'elle se porte bien et ne m'oublie pas. Au reste, je lui dirai cela moi-meme dans quelques jours. Je verrai demain toutes vos _amoureuses_ et m'acquitterai de vos commissions. Bonsoir, mon vieux; portez-vous bien, dormez quinze heures sur seize, et aimez toujours votre fille AURORE Casimir vous embrasse, et Maurice embrasse Pauline. A propos, j'ai un menage entier de porcelaine de Verneuil[1] pour elle; mais comment le lui envoyer? le port coutera plus que la chose ne vaut; fixez-moi la-dessus. LA SOIREE ADMINISTRATIVE ou LE SOUS-PREFET PHILOSOPHE Air: _Tous les bourgeois de Chartres_ 1 Habitants de la Chatre Nobles, bourgeois, vilains. D'un petit gentillatre Apprenez les dedains. Ce jeune homme, egare par la _philosophie_[2], Oubliant, dans sa deraison, Les usages et le bon ton, Vexe la bourgeoisie 2 Voyant que, dans la ville, Plus d'un original Tranche de l'homme habile Et se dit liberal; A nos tendres moities qui frondent la noblesse Il crut plaire en donnant un bal Ou chacun put d'un pas egal Aller comme a la messe. 3 Un ecorcheur d'oreilles, Ci-devant procureur[3]. Croit faire des merveilles Avec madame _Orreur_[4]. Sur son piano discord quand l'une nous assomme, L'autre nous fait grincer des dents, Le tout pour epargner cinq francs Au menage econome. 4 Juges et militaires, Medecins, avocats, Chirurgiens et notoires, Chacun prend ses ebats. On entendit pourtant plus d'une grande dame, Pincant la levre et clignant l'oeil, Murmurer dans son noble orgueil: "Voyez! quel amalgame!" 5 Guidant la contredanse, Perigny tout en eau, Croyait par sa prudence Nous dorer le gateau. L'_avant-deux_ n'etait pas la chose delicate: Mais, quand on fut au moulinet, C'est en vain que le sous-prefet Cria: "Donnez la patte!..." 6 Quand finit ce supplice, Chaque dame aussitot Demande sa pelisse, Sa bonne et son falot, Et toutes en sortant se disaient dans la rue, En retroussant leur falbala: "Jamais on ne me reprendra _En pareille cohue_." 7 La semaine suivante Le punch est prepare, La maitresse est brillante, Le salon est cire. vint trois invites de chetive encolure. Dans la ville on disait: "Bravo! On donne un bal _incognito_ A la sous-prefecture!" [1] Village de potiers pres de Nohant. [2] Pernigy. [3] Duteil. [4] Aurore. XXV A MADAME MAURICE-DUPIN, A PARIS Nohant, 8 mars 1829. Ma chere maman, Il y a bien longtemps que je veux vous ecrire; mais il a fallu que le careme arrivat pour m'en laisser le temps. Jamais a Paris on ne mena une vie plus active et plus dissipee que celle que nous avons passee durant le carnaval: courses a cheval, visites, soirees, diners, tous les jours ont ete pris, et nous avons beaucoup moins habite Nohant que la Chatre et les grands chemins. Enfin, nous voici rentres dans un ordre de choses plus paisible, et je commence, pour que la retraite me soit aussi agreable que les plaisirs me l'ont ete, par vous demander de vos nouvelles et vous assurer que je voudrais que vous fussiez ici, ou vous vous porteriez bien et vous amuseriez, j'en suis sure. Un peu de mouvement en voiture, la societe de personnes gaies et aimables comme celles dont notre intimite est composee vous plairaient, a vous qui n'aimez pas plus que moi la gene et les obligations. Le coin du feu a aussi ses plaisirs. Hippolyte l'egaye par son caractere facile, egal, toujours bon et content. Nous rions, chantons et dansons comme des fous, et jamais, depuis bien des hivers, je ne me suis si bien portee. Je lui en attribue tout l'honneur. Avez-vous toujours votre petit compagnon Oscar? Hippolyte m'a dit qu'il etait fort gentil, mais assez delicat. Maurice grandit beaucoup et n'est pas non plus tres robuste maintenant. C'est l'age, dit-on, ou le temperament se developpe, non sans quelque effort et quelque fatigue. Il est joli comme un ange, et fort bon. Sa soeur est une masse de graisse, blanche et rose, ou on ne voit encore ni nez, ni yeux, ni bouche. C'est un enfant superbe, quoique ne imperceptible; mais, pour esperer que ce soit une fille, il faut attendre qu'elle ait une figure. Jusqu'ici, elle en a deux aussi rondes et aussi joufflues l'une que l'autre.... Elle a toujours une bonne nourrice, dont elle se trouve fort bien. Le mois prochain, vous verrez mon mari, qui retournera avec Hippolyte vendre son cheval. De la, nous irons un mois a Bordeaux et un mois a Nerac, chez ma belle-mere, et nous serons de retour ici au mois de juillet. Si vous voulez, a cette epoque, tenir votre promesse, et decider Caroline a vous accompagner, nous passerons en famille tout le temps que vous voudrez; car je n'aurai plus d'obligations de toute l'annee, et il me faut des obligations pour quitter Nohant, ou j'ai pris racine. Nous vous soignerons bien et vous rajeunirez si fort, que vous retournerez a Paris fraiche et encore tres dangereuse pour beaucoup de tetes. Adieu, ma chere maman. Casimir, Hippolyte, mes deux enfants et moi vous embrassons tous bien tendrement. Gare a vous, au milieu d'un pareil conflit! vous aurez bien du bonheur si vous n'etes pas etouffee par nos caresses, et nos batailles a qui en aura sa part. Quand-vous me repondrez, aurez-vous la bonte de me donner quelques conseils sur la facon d'une robe de foulard fort belle qu'on m'envoie de Calcutta et que je ferai moyennant que vous me direz ou en est la mode et la maniere dont je dois tailler les manches? Je crois que maintenant on les fait droit fil et aussi larges en bas qu'en haut. Mais dirigez-moi, car je suis fort en arriere. XXVI A M. DUTEIL, AVOCAT, A LA CHATRE[1] (RECOMMANDE A MADAME LA POSTE DE LA CHATRE) Bordeaux, 10 mai 1829. Helas! mon estimable ami, que c'est cruel, que c'est effrayant, que c'est epouvantable, je dirai plus, que c'est sciant, de s'eloigner de son endroit et de se voir en si peu de jours _transvase_ a cent vingt lieues de sa patrie! Si cette douleur est cuisante pour tous les coeurs bien nes, elle est telle pour un coeur berrichon particulierement, qu'il s'en est fallu de peu que je ne fusse noyee dans un torrent de pleurs, repandues par Pierre[2], Thomas[3], Colette[4], Pataud[5], Marie Guillard[6] et Brave[7]; torrent auquel j'en joignis un autre de larmes abondantes. Que dis-je! un torrent? c'etait bien une mer tout entiere. Apres avoir embrasse ces inappreciables serviteurs, les uns apres les autres, je m'elancai dans la voiture, soutenue par trois personnes, et j'arrivai sans encombre a Chateauroux. La, nous fumes singulierement egayes par la conversation piquante et badine de M. Didion, qui nous fit pour la cinquante-septieme fois le recit de la maladie et de la mort de sa femme, sans omettre la plus legere particularite. A Loches, mon ami, vous croyez peut-etre que je me suis amusee a penser que ces tourelles noircies, ou ma cuisiniere mourrait du spleen, avaient ete la residence d'un roi de France et de sa cour; ou bien que j'ai demande aux habitants des nouvelles d'Agnes Sorel?... J'avais bien autre chose dans l'esprit. Je songeais, avec recueillement, avec emotion, au passage dans cette ville du respectable et philanthrope M. Blaise Duplomb[8], lequel fut rattrape par des _querdins de zendarmes qui l'attacerent a la queue de leurs cevaux et_... Mais vous savez le reste! Il est trop penible de revenir sur de si deplorables circonstances. Enfin, mon estimable ami, la presente est pour vous dire qu'apres cinq jours d'une traversee fatigante et dangereuse, a travers des deserts brulants et des hordes d'anthropophages, apres une navigation de cinq minutes sur la Dordogne, pendant laquelle nous avons couru plus de perils et supporte plus de maux que la Perouse dans toute sa carriere, nous sommes arrives, frais et dispos, en la ville de Bordeaux, presque aussi belle qu'un des faubourgs de la Chatre, et ou je me trouve fort bien; regrettant neanmoins, vous d'abord, mon ami, puis votre tabatiere, puis les deux lilas blancs qui sont devant mes fenetres, et pour lesquels je donnerais tous les edifices que l'on batit ici. ... Adieu, mon honorable camarade, soutenons toujours de nos lumieres, et de cette immense superiorite que le ciel nous a donnee en partage (a vous et a moi), la cause du bon sens, de la nature, de la justice, sans oublier la morale, la culture libre du tabac et le regime de l'egalite. Rappellez-moi au souvenir d'Agasta[9]. Quant a vous, frere, je vous donne l'accolade de l'amitie et vous prie de vous souvenir un peu de moi. Helas! loin de la patrie, le ciel est d'airain, les pommes de terre sont mal cuites, le cafe est trop brule. Les rues, c'est de la separation de pierres; cette riviere, c'est de la separation d'eau; ces hommes, de la separation en chair et en os! Voyez Victor Hugo. AURORE [1] Alexis Pouradier-Duteil, avocat a la Chatre, puis president a la Cour d'appel de Bourges, apres avoir occupe les fonctions de procureur general aupres de cette meme cour. [2] Pierre Moreau, jardinier. [3] Thomas Aucante, vacher. [4] Jument de George Sand. [5] Chien de garde. [6] Cuisiniere. [7] Chien des Pyrenees. [8] Proprietaire a la Chatre. [9] Madame Duteil. XXVII A M. CARON, A PARIS Bordeaux, 4 juin 1829. Aimable, estimable, respectable et venerable octogenaire; c'est pour avoir l'_avantage_ de savoir des nouvelles de votre chancelante et precieuse sante que la presente vous est adressee par votre fille soumise et subordonnee. Comment traitez-vous ou plutot comment vous traite la goutte, le catharre, la crachomanie, la prisomanie, la mouchomanie, en un mot le cortege innombrable des maux qui vous assiegent depuis tantot quarante-cinq ans que j'ai le bonheur de vous connaitre? Fasse le ciel, o digne vieillard, que vous conserviez le peu de cheveux et les deux ou trois dents qui vous restent, comme vous conserverez, jusqu'a la mort, le sentiment, et le devouement de tous ceux qui vous entourent! C'est aussi pour vous dire que nous sommes pour le moment dans la ville de Bordeaux, qui est grande et bien faite, regrettant amerement que vous n'ayez pu mettre a execution le projet que vous aviez forme de venir vous y divertir avec nous. Ah! bon pere! de combien de soins, de combien de tendresses, de combien de bouteilles de vin de Bordeaux, n'eussions-nous pas entoure votre vieillesse! Certes notre affection et la bonne chere vous eussent rendu cette verdeur de la jeunesse que vous regrettez en vain maintenant. Nous vous eussions procure de bienfaisantes transpirations en vous faisant manger des artichauts crus; et un sommeil reparateur vous eut doucement berce jusqu'a une heure de l'apres-midi; mais, helas! ou etes-vous? Vous imaginez bien, mon cher ami, que nous trottons ici comme des lievres, que nous flanons comme...? comme vous. Nous allons au spectacle, au cafe, a la campagne, sur la riviere; nous visitons les collections, les eglises, les caveaux, les morts, les vivants: c'est a n'en pas finir. Nous allons voir la mer dans deux ou trois jours. Nous confions nos augustes personnes et notre precieuse existence aux flots capricieux, aux vents impetueux et au savoir chanceux d'un pilote experimente. Priez pour nous, saint homme, vieillard austere et seraphique! Si nous perissons dans cette lutte, je vous promets d'aller vous tirer par les pieds. Vous verrez mon ombre pale, couronnee d'algue verte et sentant la maree a plein nez, errer autour de votre lit et chanter comme une mouette pendant votre sommeil. Alors, pieux cenobite, dites le chapelet a mon intention et repandez de l'eau benite autour de vous. Si pourtant, comme je l'espere, une destinee moins poetique me ramene saine et sauve a l'hotel de _France_[1], je partirai peu de jours apres pour Guillery, ou je vous prie de m'adresser votre reponse et celle de ma petite Felicie, a qui je vous prie de remettre _en particulier_ la lettre ci-incluse. Nous avons ici M. Desgranges[2], que vous connaissez je crois. Plus, l'avocat general[3], qui me charge de vous-dire mille choses affectueuses et obligeantes. Plus, une douzaine de parents ennuyeux; plus, deux ou trois autres amis fort aimables qui ne nous quittent pas. Le temps vole trop vite au milieu de ces distractions, qui me remontent un peu l'esprit. Il faudra pourtant reprendre le cours tranquille des heures a Nohant. Ce n'est pas que je m'en inquiete beaucoup: j'ai, comme vous, bon pere, un fonds de nonchalance et d'apathie qui me rattache sans effort a la vie sedentaire, et, comme dit Stephane, animale. Ah ca, que faites-vous? N'etes-vous pas un peu fatigue d'affaires et n'aurez-vous pas quelques jours de liberte? Vous savez que vous vous etes formellement et solennement engage a venir vous reposer pres de nous, des que vous en trouveriez la possibilite. Je desire vivement que ce temps arrive, et, en attendant, j'ai l'honneur d'etre, o vertueux pere de famille, votre fille et amie, AURORE. Casimir vous embrasse et vous prie de vous occuper de son affaire, je ne sais laquelle. [1] A Bordeaux. [2] Armateur bordelais. [3] M. Aurelien de Seze. XXVIII A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS Bordeaux, 11 juin 1829 Dites-moi donc, ma chere petite mere, ce que c'est que cette histoire de naufrage qui m'a frappee dans mon enfance et qui s'est passee, autant qu'il m'en souvient, aux lieux ou je suis? Je vous vois encore tout effrayee; je me rappelle mon pere se jetant a l'eau pour sauver son sabre, apres nous avoir mises en surete; puis les jurements des matelots; puis l'eau qui entrait dans l'embarcation. Veuillez me raconter tout cela, afin que je comprenne ce qui m'est arrive et que je puisse me vanter d'avoir couru un _fameux_ danger. Ce sera d'autant plus necessaire a ma gloire, que, dans l'expedition que je viens de faire, je n'ai pas eu la satisfaction de la plus petite tempete. Vous qui avez ete partout, vous connaissez la tour de Cordouan, seule sur un rocher au milieu de la mer, vis-a-vis des cotes de la Saintonge et de la Gascogne. On pretend que c'est un voyage difficile et dangereux; et voyez comme c'est vexant: pour une fois que nous y allons, les vents sont favorables, les flots dociles et les pilotes excellents! Enfin l'humiliation a ete complete, aucun de nous n'a eu le mal de mer, et nous sommes revenus aussi sains, aussi gais (je ne dirai pas aussi frais, car nous etions noirs comme des Cafres et rouges comme des Caraibes), en un mot aussi dispos que si nous eussions fait un tour sur le boulevard de Gand. Un succes aussi facile me donne une fiere envie de faire le tour du monde sur un navire, et d'aller a la Chine comme qui prend une prise de tabac. Ne vous effrayez pourtant pas trop de ce projet, et ne croyez, pas qu'au premier jour vous allez recevoir une lettre de moi datee de Pekin. Pour le moment, je tacherai de me contenter des pekins qui m'environnent, et, dans un mois au plus, je reverrai Nohant, qui a bien aussi ses Chinois et ses magotes. Hippolyte me mande que vous avez presque le projet de venir a Nohant cet ete. Dieu vous maintienne dans cette bonne idee! Adieu, chere maman; je vous embrasse; mais non, je n'en suis pas digne, je baise votre pantoufle. XXIX A LA MEME Nohant, 1er aout 1829. Ma chere maman, Je suis enfin de retour et Hippolyte est pres de moi avec sa famille. Sa femme est bien fatiguee; mais j'espere que quelques jours de repos la remettront. J'ai passe chez ma belle-mere quinze jours fort agreables, qui m'ont retablie a peu pres. J'en avais grand besoin, j'etais souffrante jusqu'a perdre patience; malgre cela, je me felicite de mon voyage, et, sauf le dernier mois que j'ai presque entierement passe dans mon lit, mon sejour a Bordeaux m'a offert beaucoup de plaisirs de mon gout, c'est-a-dire point de monde et beaucoup de courses. Je n'en ai pas moins eu un plaisir infini a me retrouver chez moi avec tous ceux que j'aime. Il ne nous manque que vous pour etre parfaitement heureux. Nous goutons dans tout son charme le calme de la vie paisible et retiree; nous n'avons pas d'importuns, pas de faux amis, du moins nous le croyons ainsi. Nos jours s'ecoulent comme des heures, et sans que rien pourtant en interrompe l'uniformite. Cette paix profonde est fort du gout de ma belle-soeur. Hippolyte s'en arrange aussi, parce qu'elle lui donne une liberte parfaite, qui est son essence. Il monte beaucoup a cheval. Nous voyons toujours nos anciens amis; mais j'ai retranche tout doucement beaucoup de mes relations. J'etais tres fatiguee, je pourrais meme dire ennuyee, de voir autant de monde. Une societe nombreuse et superficielle n'est pas ce qui me convient, et je crois que vous etes tout a fait de mon avis, qu'il vaut mieux le coin du feu qu'un panorama de figures toujours nouvelles qui passent sans qu'on ait eu le temps d'apprecier leurs qualites et leurs defauts. Je m'en tiens donc a deux ou trois femmes sur l'amitie desquelles je puis me reposer, ce qui est deja assez rare. Quant aux hommes, ils n'ont pas des dehors fort brillants; mais ce sont les meilleures gens du monde; vous en avez vu un echantillon: notre ami Duteil, qui n'est pas beau ni elegant, j'en conviens, mais qui a de l'esprit, en revanche, et le caractere le plus aimable et le plus egal. Vous nous avez promis depuis bien longtemps, ma chere maman, de venir refaire connaissance avec Nohant; vous ne pouvez choisir un meilleur moment pour nous faire ce plaisir, puisque Hippolyte et sa femme y sont deja et que je n'ai nulle affaire qui me force a le quitter d'ici a plusieurs mois. Si vous vous sentez assez forte pour entreprendre la route, vous nous trouverez toujours heureux de vous soigner et de vous distraire autant qu'il dependra de nos ressources a cet egard. Mes enfants se portent bien. Maurice vous embrasse, et nous en faisons tout autant, si vous le permettez. Moi, pour ma part, je reclame pourtant un plus gros baiser que les autres. XXX A M. JULES BOUCOIRAN, A PARIS[1] Nohant, 2 septembre 1829. M. Duris-Dufresne [2] m'a fait passer, monsieur, votre reponse aux propositions dont il a bien voulu se charger de ma part aupres de vous. Nous sommes d'accord des ce moment, et, si mon offre vous convient toujours, je vous attendrai au commencement d'octobre. Le bien que M. Duris-Dufresne nous a dit et de la methode et du professeur nous donne un vif desir de connaitre l'un et l'autre, et nous nous efforcerons de vous rendre agreable le sejour que vous ferez parmi nous. Si, dans votre methode, il est quelque preparation prealable qu'il soit a ma portee de donner a mon fils, veuillez me l'indiquer, afin de rendre votre travail plus facile; sinon, je le disposerai toujours a vous montrer de la docilite et de la reconnaissance, et, ce dernier sentiment, ses parents le partageront, n'en doutez pas. Agreez, monsieur, l'assurance de la consideration distinguee avec laquelle j'ai l'honneur de vous saluer. AURORE DUDEVANT. [1] Jules Boucoiran, precepteur de Maurice, puis ami intime de la famille. Plus tard, redacteur en chef du _Courrier du Gard_. [2] Duris-Dufresue, depute de l'Indre. XXXI A M. CARON, A PARIS Nohant, 1er octobre 1829. Mon cher Caron, Je suis bien votre servante. Je vous salue et vous embrasse de tout mon coeur. Maintenant, dites-moi ce que vous avez fait d'une certaine lettre de Felicie que vous m'annoncez et que vous ne m'avez pas envoyee? Tete de linotte! a votre age! fi! Cherchez sur votre bureau et reparez votre oubli en me la renvoyant bientot et m'ecrivant aussi, pour votre part, une longue lettre. Permettez-moi de vous donner quelques commissions. Il y a longtemps que je ne vous ai _embete_, comme dit Pauline; et ce serait dommage d'en perdre l'habitude. Ayez la bonte de m'acheter trois ou quatre petites boites de poudre de corail pour les dents, comme celle que vous m'avez donnee une fois; plus une aune de levantine noire au grand large: c'est pour faire un tablier _sans couture_. En expliquant l'affaire, vous trouverez cela dans un bon magasin de soieries. Plus, j'ai une guitare chez Puget que je desirerais ravoir (la guitare, s'entend). Veuillez la faire redemander par madame Saint-Agnan, et, s'il n'y a pas de boite, veuillez la faire emballer et tenir ces choses pretes chez vous, ou M. de Seze les ira prendre pour me les apporter. Cela lui procurera le plaisir de vous voir, dont il est fort desireux. Il nous a demande votre adresse. Remettez-lui aussi le volume de Paul-Louis Courier, et recevez tous mes remerciements. XXXII A M. JULES BOUGOIRAN, A NOHANT Perigueux, 30 novembre 1829. Mon cher Jules, Comment vont mes enfants? et vous? et tous les miens? Je suis impatiente d'avoir de vos nouvelles et des leurs. Je n'en ai pas encore recu et je suis bien pres de m'en tourmenter. Vous etiez de retour a Nohant vendredi soir, vous auriez du m'ecrire le lendemain; peut-etre demain matin aurai-je une lettre de vous ou de mon frere. J'en ai besoin pour etre tout a fait contente; car, a _tous autres egards_ (vous pretendez que c'est mon mot), je suis bien de corps et d'esprit. Mon voyage a ete sinon rapide, du moins heureux. Ma sante est fort bonne et mon coeur assez content. Hatez-vous donc de me dire que ma famille va bien aussi; mon Maurice surtout, mon mechant drole, que j'aime pourtant plus que tout au monde, et sans lequel je n'aurais pas de bonheur. Dort-il? mange-t-il? est-il gai? est-il bien? Ne soyez pas trop indulgent pour lui, et, pourtant, le plus que vous pourrez, faites-lui aimer le travail. Je sais bien que ce n'est pas chose aisee. Quand je suis la pour secher ses pleurs et le voir ensuite dormir dans son berceau, je ne m'en inquiete guere; mais, de loin, ma faiblesse de mere se reveille, et je ne sens plus que de la douleur, en songeant qu'il est peut-etre a se lamenter devant son livre. Sotte chose que l'enfance de l'homme, sotte chose que sa vie tout entiere! Enfin, mon cher enfant, faites pour lui ce que vous feriez, ce que vous ferez un jour pour votre propre fils. Suivez son education; mais, avant tout, surveillez sa sante. Ayez aussi l'oeil sur ma petite pataude et l'oreille a ses cris. Je vous ai deja dit tout cela. Je suis rabacheuse et ennuyeuse comme toutes les vieilles. Vous me le pardonnerez; car vous avez une mere aussi, et, si vous etiez malade chez moi, je vous soignerais comme elle-meme. Je vous ai confie mon bien le plus precieux, vous m'avez promis d'en etre responsable. Repondez bien a toutes mes questions, repetez dix fois la meme chose sans vous, lasser, et ne laissez pas passer deux jours sans me tenir au courant. Vous me prouverez ainsi que vous avez autant d'amitie pour moi que j'en ai pour vous. Je pense repartir vers le milieu de la semaine prochaine. Ecrivez jusqu'a ce que je vous avertisse. Adieu. Soignez aussi mon bengali, et dites-moi s'il n'etait pas mort de soif quand vous etes arrive. Tenez un peu compagnie a ma pauvre Emilie [1], qui s'ennuie souvent. Je sais que vous etes bon, attentif et obligeant. Je compte sur vous pour me remplacer en toute chose. AURORE DUDEVANT. [1] Madame Hippolyte Chatiron, belle soeur de Georges Sand. XXXIII AU MEME Perigueux, 8 decembre 1829. Mon cher Jules, J'ai recu trois lettres de vous. J'ai ecrit ce matin a mon frere pour lui recommander de vous donner ma clef tant que vous voudriez. On n'a pas compris que je le recommandais en partant, ou, dans l'agitation de ce moment, je ne me suis peut-etre pas bien expliquee. C'etait pourtant mon intention, recevez-en mes excuses. Du reste, vous avez eu, j'espere, a votre disposition la clef de la grande bibliotheque vous avez pu lire a votre aise. Si l'on n'a pas fait de feu dans votre chambre, c'est bien votre faute. Il tenait qu'a vous d'en allumer, et vous n'etes pas si niais, je pense, que d'y mettre de la discretion. Recommandez donc bien mon bengali et veillez a ce qu'il soit bien tenu; car, si je le retrouve mal soigne, je ferai un train du diable a Andre [1]. Faites faire du feu tous les jours dans mon petit reduit, afin qu'en y rentrant, ce qui aura lieu a la fin de la semaine, je ne le trouve pas froid comme glace. Priez aussi mon frere de monter souvent Liska [2]. J'ai commence par ou je voulais finir; mais j'ai bien fait, car les petites choses qu'on remet, on les oublie, et les grandes ne sont pas pressees, vu qu'on ne les oubliera pas. Parlons donc de mes enfants. Ma fille est enrhumee, dites-vous? Si elle l'etait trop, faites-lui le soir un lait d'amande, vous avez ce petit talent; mettez y quelques gouttes d'eau de fleurs d'oranger, et une demi-once de sirop de gomme. Maurice lit donc bien? Cela me fait plaisir, c'est pourquoi je lui ecris. Je ne peux vous en dire davantage, le temps me presse. Ma sante se maintient bonne, et, d'ailleurs, je suis en humeur de chanter le _Nunc dimittis_. Vous ne savez pas, heretique, ce que cela signifie? Je vous le dirai. Bonsoir. Merci de votre exactitude, merci du fond du coeur. Rien ne m'est si doux que de recevoir des nouvelles de ma chere famille. Soignez toujours mon Maurice. Adieu; ne m'ecrivez plus, je pars incessamment. AURORE DUDEVANT [1] Domestique de la maison. [2] Jument de selle de George Sand. XXXIV A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS Nohant, 29 decembre 1829 Ma chere petite maman, Je viens vous souhaiter une bonne sante et tout ce qu'on peut souhaiter de meilleur pour tout le courant de l'annee ou nous entrons et pour toutes celles de votre vie; faites qu'il venait beaucoup. Pour cela, soignez-vous bien et menez joyeuse vie... Que faites-vous de mon mari? vous mene-t-il au spectacle? est-il gai? est-il bon enfant? Il nous a mande qu'il serait de retour cette semaine; mais je doute que ses affaires lui permettent de tenir cet engagement. Profitez de son bras, pendant que vous l'avez, faites-le rire; car il est toujours triste comme un bonnet de nuit quand il est a Paris. Faites-vous promener, si le temps le permet toutefois. Ici, nous sommes sous la neige comme des marmottes. Nous passons notre vie a nous chauffer et a dire des folies. Nous ne faisons rien, et pourtant les journees sont encore trop courtes. Hippolyte est d'une gaiete intarissable; sa femme se porte assez bien ici, et nos enfants nous occupent beaucoup. Ils lisent parfaitement. Hippolyte est maitre d'ecriture; moi, je suis maitresse de musique. Ma fille n'est pas tout a fait aussi avancee; mais elle commence a parler anglais et a marcher. Elle a une bonne qui lui parle espagnol et anglais. Si cela pouvait continuer, elle apprendrait plusieurs langues sans s'en apercevoir. Mais je ne suis pas tres contente de mademoiselle _Pepita_ (c'est ainsi que se nomme l'heroine), et je ne sais si je la garderai longtemps. Elle est sale et paresseuse comme une veritable Castillane. Ma petite Solange est pourtant bien fraiche et bien portante. Elle sera, je crois, tres jolie; elle ressemble, dit-on, a Maurice; elle a de plus que lui une peau blanche comme la neige. On ne peut pas trouver, par le temps qui court, une comparaison plus palpable. Adieu, chere petite maman; j'ai les doigts tout geles. Je vous embrasse tendrement et laisse la place a Hippolyte. XXXV A LA MEME 1er fevrier 1830 Ma chere maman, Si je n'avais recu de vos nouvelles par mon mari et par mon frere, qui vient d'arriver, je serais inquiete de votre sante; car il y a bien longtemps que vous ne m'avez ecrit. Depuis plusieurs jours, je me disposais a vous en gronder. J'en ai ete empechee par de vives alarmes sur la sante de Maurice. J'ai ete bien malheureuse pendant quelques jours. Heureusement les soins assidus, les sangsues, les cataplasmes out adouci cette crise. Il a meme ete plus promptement retabli que je n'osais l'esperer. Il va bien maintenant et reprend ses lecons, qui sont pour moi une grande occupation. Il me reste a peine quelques heures par jour pour faire un peu d'exercice et jouer avec ma petite Solange, qui est belle comme un ange, blanche comme un cygne et douce comme un agneau. Elle avait une bonne etrangere qui lui eut ete fort utile pour apprendre les langues, mais qui etait un si pitoyable sujet sous tous les rapports, que, apres bien des indulgences mal placees, j'ai fini par la mettre a la porte, ce matin, pour avoir mene Maurice (a peine sorti de son lit a la suite de cette affreuse indigestion) dans le village, se bourrer de pain chaud et de vin du cru. J'ai confie Solange aux soins de la femme d'Andre, que j'ai depuis deux ans. Je vous envoie le portrait de Maurice, que j'ai essaye le soir meme ou il est tombe malade. Je n'ose pas vous dire qu'il ressemble beaucoup; j'ai eu peu de temps pour le regarder, parce qu'il s'endormait sur sa chaise. Je croyais seulement au besoin de sommeil apres avoir joue, tandis que c'etait le mal de tete et la fievre qui s'emparaient de lui. Depuis, je n'ai pas ose le _faire poser,_ dans la crainte de le fatiguer. J'ai cherche autant que possible, en retouchant mon ebauche, de me penetrer de sa physionomie espiegle et decidee. Je crois que l'expression y est bien; seulement le portrait le peint plus age d'un an ou deux. La distance des narines a l'oeil est un peu exageree, et la bouche n'est pas assez froncee dans le genre de la mienne. En vous representant les traits de cette figure un peu plus rapproches, de tres longs cils que le dessin ne peut pas bien rendre et qui donnent au regard beaucoup d'agrement, de tres vives couleurs roses avec un teint demi-brun, demi-clair, les prunelles d'un noir orange, c'est-a-dire d'un moins beau noir que les votres, mais presque aussi grandes; enfin, en faisant un effort d'imagination, vous pourrez prendre une idee de sa petite mine, qui sera, je crois, par la suite, plutot belle que jolie. La taille est sans defauts: svelte, droite comme un palmier, souple et gracieuse; les pieds et les mains sont tres petits; le caractere est un peu emporte, un peu volontaire, un peu tetu. Cependant le coeur est excellent, et l'intelligence tres susceptible de developpement. Il lit tres bien et commence a ecrire; il commence aussi la musique, l'orthographe et la geographie; cette derniere, etude est pour lui un plaisir. Voila bien des bavardages de mere; mais vous ne m'en ferez pas de reproches, vous savez ce que c'est. Pour moi, je n'ai pas autre chose dans l'esprit que mes lecons, et j'y sacrifie mes anciens plaisirs. Voici le moment ou tous mes soins deviennent necessaires. L'education d'un garcon n'est pas une chose a negliger. Je m'applaudis plus que jamais d'etre forcee de vivre a la campagne, ou je puis me livrer entierement a l'instruction. Je n'ai aucun regret aux plaisirs de Paris; j'aime bien le spectacle et les courses quand j'y suis; mais heureusement je sais aussi n'y pas penser quand je n'y suis pas et quand je ne peux pas y aller. Il y a une chose sur laquelle je ne prends pas aussi facilement mon parti: c'est d'etre eloignee de vous, a qui je serais si heureuse de presenter mes enfants, et que je voudrais pouvoir entourer de soins et de bonheur. Vous m'affligez vivement en me refusant sans cesse le moyen de m'acquitter d'un devoir qui me serait si doux a remplir. Moi-meme, j'ose a peine vous presser, dans la crainte de ne pouvoir vous offrir ici les plaisirs que vous trouvez a Paris, et que la campagne ne peut fournir. Je suis pourtant bien sure interieurement que, si la tendresse et les attentions suffisaient pour vous rendre la vie agreable, vous gouteriez celle que je voudrais vous creer ici. Adieu, ma chere maman; nous vous embrassons tous, les grands comme les petits. Ecrivez-moi donc! ce n'est pas assez pour moi d'apprendre que vous vous portez bien, je veux encore que vous me le disiez et que vous me donniez une benediction. XXXVI A LA MEME Nohant, fevrier 1830. Ma chere petite maman, J'ai recu votre lettre depuis quelques jours, et j'y aurais repondu tout de suite, sans un nouveau derangement de sante qui m'a mis assez bas. Il faudra que je songe serieusement a me mettre en etat de grace; chose qu'on fait toujours le plus tard qu'on peut, et si tard, que j'ai de la peine a croire que cela serve a quelque chose. "Voila, direz-vous, de beaux sentiments!" Vous savez que je plaisante, et qu'en etat de sante ou de maladie, je suis toujours la meme, quant au moral; ma gaiete n'en est meme pas alteree. Je prends le temps comme il vient, comptant sur l'avenir, sur mes forces physiques, sur la bonne envie que j'ai de vivre longtemps pour vous aimer et vous soigner. Heureusement vous etes toujours jeune et vous pouvez encore mener longtemps la vie de garcon; mais un jour viendra, madame ma chere mere, ou vous n'aurez plus de si beaux yeux, ni de si bonnes dents; il faudra bien alors que vous reveniez a nous. C'est la que je vous attends, au coin du feu de Nohant, enveloppee de bonnes couvertures et enseignant a lire aux enfants de Maurice et a ceux de Solange; moi-meme, je ne serai plus alors tres allante, et, si ma pauvre sante detraquee me mene jusque-la, je ne serai pas fachee d'accaparer l'autre chenet; c'est alors que nous raconterons de belles histoires qui n'en finiront pas et nous endormiront alternativement. Je serai, moi, beaucoup plus vieille que mon age; car deja, avec une dose de sciatique et de douleurs comme celles qui me pesent sur les epaules, je gagerais que vous etes plus jeune que moi. Ainsi donc, chere mere, comptez que nous vieillirons ensemble et que nous serons juste au meme point. Puissions-nous finir de meme et nous en aller de compagnie la-bas, le meme jour! Adieu, chere maman; je laisse la plume a Hippolyte; je ne puis pas ecrire sans me fatiguer beaucoup. Mon etourdi se charge de vous raconter nos amusements. XXXVII A M. JULES BOUCOIRAN, A CHATEAUROUX Nohant, 1er mars 1830. Mon cher enfant, Il me semblait que vous nous aviez oublies. Je suis bien aise de m'etre trompee. Vous seriez fort ingrat, si vous ne repondiez pas a l'amitie sincere que je vous ai temoignee et que vous m'avez paru meriter. Je crois que vous y repondez en effet, puisque vous me le dites, et je suis sensible a la maniere simple et affectueuse dont vous exprimez votre affection. Vous vous applaudissez d'avoir trouve une amie en moi. C'est bon et rare, les amis! Si vous ne changez point, si vous restez toujours ce que je vous ai vu ici, c'est-a-dire honnete, doux, sincere, aimant votre excellente mere, respectant la vieillesse et ne vous faisant pas un amusement de la railler, comme il est aujourd'hui de mode de le faire; si vous demeurez, enfin, toujours etranger aux erreurs que vous m'avez vue detester et combattre chez mes plus proches amis, vous pouvez compter sur cette amitie toute maternelle que je vous ai promise. Mais je vous avertis que j'exigerai plus de vous que des autres. Il en est beaucoup dont la mauvaise education, l'abandon dans la vie ou le caractere ardent sont l'excuse. Avec de bons principes, un naturel paisible, une bonne mere, si l'on se laisse corrompre, on ne merite aucune indulgence. Je connais vos qualites et vos defauts mieux que vous ne les connaissez. A votre age, on ne se connait pas. On n'a pas assez d'annees derriere soi pour savoir ce que c'est que le passe et pour juger une partie de la vie. On ne pense qu'a l'autre qu'on a devant soi, et on la voit bien differente de ce quelle sera! Je vais vous dire ce que vous etes. D'abord l'apathie domine chez vous. Vous etes d'une constitution nonchalante. Vous avez des moyens, vos etudes ont ete bonnes. Je crois que vous auriez un jour une tete "carree", comme disait Napoleon, un esprit positif et une instruction solide, si vous n'etiez pas paresseux. Mais vous l'etes. En second lieu, vous n'avez pas le caractere assez bienveillant en general, et vous l'avez trop quelquefois. Vous etes taciturne a l'exces, ou confiant avec etourderie. Il faudrait chercher un milieu. Remarquez que ces reproches ne s'adressent point a mon fils, a celui que je faisais lire et causer dans mon cabinet, et qui, avec moi, etait toujours raisonnable et excellent. Je parle de Jules Boucoiran, que les autres jugent, dont ils peuvent avoir a se louer ou a se plaindre. Desirant que tous ceux que vous rencontrerez se fassent une idee juste de vous, et voulant vous apprendre a vivre bien avec tous, je dois vous montrer les inconvenients de cet abandon avec lequel vous vous livrez a la sensation du moment: tantot l'ennui, tantot l'epanchement. Vous n'aimez point la solitude. Pour echapper a une societe qui vous deplait, vous en prenez une pire. J'ai su que, pendant mon absence, vous passiez toutes vos soirees a la cuisine, et je vous desapprouve beaucoup. Vous savez si je suis orgueilleuse et si je traite mes gens d'une facon hautaine. Elevee avec eux, habituee pendant quinze ans a les regarder comme des camarades, a les tutoyer, a jouer avec eux comme fait aujourd'hui Maurice avec Thomas[1], je me laisse encore souvent gronder et gouverner par eux. Je ne les traite pas comme des domestiques. Un de mes amis remarquait avec raison que ce n'etaient pas des valets, mais bien une classe de gens a part qui s'etaient engages par gout a faire aller ma maison, en vivant aussi libres, aussi _chez eux_ que moi-meme. Vous savez encore que je m'assieds quelquefois au fond de ma cuisine, en regardant rotir le poulet du diner et en donnant audience a mes coquins et a mes mendiants. Mais je ne demeurerais point un quart d'heure avec eux lorsqu'ils sont rassembles, pour y passer le temps a ecouter leur conversation. Elle m'ennuierait et me degouterait; parce que leur education est differente de la mienne; je les generais en meme temps que je me trouverais deplacee. Or vous etes eleve comme moi et non comme eux. Vous ne devez donc pas etre avec eux comme un egal. J'insiste sur ce reproche, auquel je n'aurais pas pense, s'il ne m'etait revenu quelque chose de semblable d'une maniere indirecte, par l'effet du hasard. Hippolyte se trouvant en patache avec un homme employe chez le general Bertrand, je ne sais plus si c'est comme ouvrier, comme domestique ou comme fermier, celui-ci bavarda beaucoup, parla de la famille Bertrand, de monsieur, de madame, des enfants, etc, etc., et enfin de M. Jules. "C'est un bon, enfant, dit-il, et bien savant; mais c'est jeune, ca ne sait pas tenir son rang. Ca joue aux cartes ou aux dames avec le chasseur du general. Nous autres gens du commun, nous n'aimons pas ca; si nous etions eleves en messieurs, nous nous conduirions en messieurs." Hippolyte me raconta cette conversation, qu'il regardait comme un propos sans fondement; mais je me rappelai diverses circonstances qui me le firent trouver vraisemblable; entre autres, votre brouillerie avec la famille du portier, brouillerie qui n'aurait jamais du avoir lieu, parce que vous n'auriez jamais du faire votre societe de gens sans education. Je le repete, l'education etablit entre les hommes la seule veritable distinction. Je n'en comprends pas d'autre; celle-la me semble irrecusable. Celle que vous avez recue vous impose l'obligation de vivre avec les personnes qui sont dans la meme position, et de n'avoir pour les autres que de la douceur, de la bienveillance, de l'obligeance. De l'intimite et de la confiance, jamais; a moins de circonstances particulieres qui n'existent point par rapport a vous avec mes gens, ou avec ceux du general Bertrand. Voila encore ce qui me fait dire que vous etes paresseux. Quand vos eleves sont couches, au lieu d'aller niaiser avec des gens qui ne parlent pas le meme francais que vous, il faudrait prendre un livre, orner votre esprit des connaissances qui lui manquent encore. Si votre cerveau est fatigue des impatiences et des fadeurs de la lecon (je conviens que rien n'est plus ennuyeux), prenez un ouvrage de litterature. Il y en a tant que vous ne connaissez pas, ou que vous connaissez mal! J'aimerais encore mieux que vous fissiez seul de mechants vers que d'aller entendre de la prose d'antichambre. Vous voyez que j'use fort de la liberte que vous m'avez donnee de vous gronder. Au fait, si vous le preniez mal, vous seriez un sot; car je ne fais que remplir mon devoir de mere; il faut vous aimer et vous estimer beaucoup pour se charger de vous faire la morale si rudement. Le 13 mars. Il y a tantot quinze jours que je vous ecrivis le barbouillage precedent. Depuis, il ne m'a pas ete possible de le reprendre; c'est a grand'peine que je m'y remets aujourd'hui. J'ai attrape une sorte de refroidissement qui m'a fort maltraite les yeux. Je serai fort a plaindre si j'en suis reduite a me chauffer les pieds sans m'occuper; c'est triste de n'y pas voir, de ne pouvoir regarder la couleur du ciel et le visage de ses enfants. Priez pour que cela ne m'arrive. En attendant, je souffre beaucoup et ne puis vous dire qu'un mot: c'est que vous ne vous facherez pas j'espere, de tout ce qui precede, un peu severement dit. N'y cherchez qu'une nouvelle preuve de mon amitie pour vous. Vous viendrez nous voir quand vous aurez fini avec la maison Bertrand. Vous trouverez Maurice et Leontine lisant tres bien, ecrivant tres mal, faisant du reste assez de progres pour les petites choses que je leur enseigne peu a peu. Soulat[2] lit mal et ecrit bien. Il oublie les principes que vous lui avez donnes, quoique nous le fassions lire tous les jours. Vous m'aviez propose de me laisser des tableaux pour les leur remettre sous les yeux, ce qui souvent est necessaire. Vous l'avez ensuite oublie. Je me rappelle assez bien l'arrangement des principales regles. Mais j'ai les yeux et la tete si malades, que vous me rendrez service en me les faisant passer. Adieu, mon cher Jules; donnez-moi toujours de vos nouvelles. Tout le monde ici vous fait amitie. Maurice vous embrasse. [1] Thomas Aucante, vacher de la ferme de Nohant. [2] Jacques Soulat, ancien grenadier de la garde imperiale, paysan dans le village de Nohant. XXXVIII AU MEME Nohant, 22 mars 1830. Je suis fort contente de votre lettre, mon cher enfant. Avant tout, je veux vous dire de venir me voir avant de retourner a Paris. Il faut meme vous arranger de maniere a passer quelque temps chez nous. Les enfants ecrivent assez bien pour que vous leur appliquiez la methode d'orthographe dont vous m'avez parle. Ne le voulez-vous pas? Vous savez le plaisir que vous me ferez en acceptant ma proposition. Vous convenez de trop bonne grace de tous _vos torts_, je ne puis vous gronder bien haut. Mais un defaut qu'on avoue n'est qu'a moitie corrige. Il faut mettre la main a l'oeuvre et s'en debarrasser au plus tot. Dans votre autre lettre, vous doutiez de ma patience. Vous ne vous trompez guere. J'en ai une inepuisable pour certaines contrarietes et pour les douleurs physiques; mais, en ce qui concerne Maurice, je n'en ai pas du tout. Ce serait pourtant bien le cas ou jamais d'en avoir. Je prends tellement a coeur ses progres, que je me desespere promptement, et j'ai bien tort. Je disais aussi, comme vous, que cela tient a ma constitution, au climat, a la digestion, etc. Pourtant, ce serait une pauvre defaite, puisqu'il est beaucoup d'occasions ou je reussis a dompter l'emportement de mon caractere. Ce qu'on a pu une fois, on le peut plus d'une fois, et l'habitude le fait pouvoir presque toujours. J'espere en venir la pour mes impatiences, de meme que vous avec votre apathie. La douceur m'est necessaire pour faire quelque chose de mon fils; un stimulant vous l'est aussi pour faire quelque chose de vous-meme. L'education de Maurice commence, la votre n'est pas finie. Si vous y consentez, je vous donnerai votre tache quand vous serez ici, et je vous autorise a vous moquer de moi quand vous me verrez en colere. Mais deja je me suis beaucoup amendee. Le second paragraphe de votre reponse n'est pas clair. Vous me promettez de me l'expliquer dans un an; a la bonne heure! Le troisieme est un raisonnement si l'on veut. Il vous suffira de le relire pour voir comme il est solide. Vous dites: "Je suis franc, parce que je laisse voir aux gens qu'ils me deplaisent. J'abhorre la dissimulation, et je serais hypocrite, si j'agissais autrement." Voila qui est bien d'une tete de vingt ans! croyez-vous, mon enfant, que je sois perfide et menteuse? croyez-vous que je n'aie pas bien des fois en ma vie ressenti des mouvements d'eloignement et d'indignation envers certaines gens? Sans doute cela m'est arrive; mais, avant de le leur temoigner, j'ai reflechi. Je me suis demande sur quoi etaient fondees mes aversions, et j'ai presque toujours reconnu que l'amour-propre m'exagerait la difference entre moi et ces gens-la, la superiorite usurpee sur eux. Je ne parle pas des assassins et des voleurs que j'ai eu l'honneur de _frequenter_. Je les mets a part. Ils ont bien des motifs d'excuse et de compassion inutiles a dire ici. Je vous permets bien, du reste, de les considerer avec horreur, pourvu que cette indignation ne vous rende pas inflexible et inhumain envers ces hommes degrades, qu'on doit encore secourir, pour les empecher de se degrader de plus en plus. Il n'est question ici que de ces travers, de ces vices meme qu'on rencontre dans la societe, dans toutes les societes, avec cette seule difference qu'ils sont plus ou moins voiles. Eh bien, si vous etiez un peu moins jeune, si vous aviez plus d'habitude de rencontrer de ces gens a chaque pas (c'est la en quoi consiste ce qu'on appelle _experience_), si vous aviez examine _tout_ en les jugeant, vous seriez beaucoup moins severe pour eux, sans cesser d'etre rigidement vertueux pour vous-meme. Considerez que vous avez vingt ans, que la plupart des gens dont les travers vous choquent ont vecu trois ou quatre fois votre age, ont passe par mille epreuves dont vous ne savez pas encore comment vous sortiriez, ont manque peut-etre de tous les moyens de salut, de tous les exemples, de tous les secours qui pouvaient les ramener ou les preserver. Que savez-vous si vous n'eussiez pas fait pis a leur place, et voyez ce qu'est l'homme livre a lui-meme? Observez-vous avec severite, avec attention, pendant une journee seulement! Vous verrez combien de mouvements de vanite miserable, d'orgueil rude et fou, d'injuste egoisme, de lache envie, de stupide presomption, sont inherents a notre abjecte nature! combien les bonnes inspirations sont rares! comme les mauvaises sont rapides et habituelles! C'est cette habitude qui nous empeche de les apercevoir, et, pour ne pas nous y etre livres, nous croyons ne les avoir pas ressentis. Demandez-vous ensuite d'ou vous vient le pouvoir de les reprimer; pouvoir qui vous est devenu une habitude et dont le combat n'est plus sensible que dans les grandes occasions. "C'est ma conscience, direz-vous. Ce sont mes principes." Croyez-vous que ces principes vous fussent venus d'eux-memes sans les soins que votre mere et tous ceux qui ont travaille a votre education ont pris a vous les inculquer? Et maintenant vous oubliez que ce sont eux qu'il faut benir et glorifier, et non pas vous, qui etes un ouvrage sorti de leurs mains! Ayez donc plutot compassion de ceux a qui le secours a ete refuse et qui, livres a leur propre impulsion, se sont fourvoyes sans savoir ou ils allaient. Ne les recherchez pas; car leur societe est toujours deplaisante et peut-etre dangereuse a votre age; mais ne les haissez pas. Vous verrez, en y reflechissant, que la bienveillance, qu'on appelle communement _amabilite_, consiste non pas a tromper les hommes, mais a leur pardonner. Je ne vous dirai rien sur le reste de votre lettre. Je vous ai dit tout ce que j'en pensais la premiere foi. Vous convenez que vous avez tort et vous me promettez de changer cette bienveillance outree en une douceur plus noble, dont on sentira le prix davantage. Je vois des elements tres bons en vous; mais le raisonnement est souvent faux. C'est un grand mal de s'encourager soi-meme a se tromper. Adieu, mon cher enfant. Je vous attends, venez le plus tot que vous pourrez. Mes yeux vont mieux. Les enfants et moi vous embrassons affectueusement. Comptez toujours sur votre vieille amie. XXXIX A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS Nohant, 19 avril 1830. Ma chere maman, J'ai ete empechee de vous ecrire par une ophthalmie qui m'a fait beaucoup souffrir pendant plus d'un mois et dont je ne suis pas tout a fait debarrassee, j'ai encore les yeux malades et fatigues le soir. Neanmoins, je suis assez bien pour mettre a execution un projet dont je n'ai pas voulu vous faire part avant qu'il fut tout a fait arrete. Je vais aller passer quelques jours aupres de vous, et, de plus, je vous mene Maurice, afin que vous fassiez connaissance avec lui. Il en meurt d'envie et me fait mille questions sur votre compte. Je profite d'une occasion agreable et commode pour le voyage: le sous-prefet et sa femme[1] vont aussi prendre l'air de Paris et m'offrent place dans leur caleche. Une fois pres de vous, j'espere bien vous decider a revenir avec moi; vous n'aurez plus de defaites a me donner; nous ferons le voyage aussi long que vous voudrez. Nous nous arreterons pour vous laisser reposer ou il vous plaira; enfin, je vous soignerai si bien en route, que vous ne vous apercevrez pas de la fatigue. Mais c'est de quoi nous aurons le loisir de parler ensemble la semaine prochaine, c'est-a-dire le 30 de ce mois ou le 1'er mai. Dites a l'ami Pierret de s'appreter a gater Maurice, comme il m'a gatee jadis; ce qui ne nous rajeunit ni les uns ni les autres. Si j'avais ete seule, je vous aurais priee de me donner un lit de sangle au pied du votre; mais Maurice est un camarade de lit assez desagreable; d'ailleurs, Hippolyte desire que je donne un coup d'oeil a sa maison[2]. J'occuperai donc son appartement; ce qui ne m'empechera pas de vous voir tous les jours et de vous mener promener. J'espere bien vous redonner des jambes. Je me rappelle qu'a mon dernier voyage, je vous ai ete enlever, un jour que vous etiez malade, et que j'ai reussi a vous egayer et a vous guerir. Je compte encore livrer l'assaut a votre paresse et vous rendre plus jeune que moi. Ce ne sera pas beaucoup dire quant au physique; car je suis un peu dans les pommes cuites, comme vous verrez; mais le moral ne vieillit pas autant et je suis encore assez folle quand je me mele de l'etre. Adieu, ma chere maman; bientot je vous dirai bonjour. Je suis heureuse d'avance. Faites que je vous trouve bien portante; car, malgre mon empressement a vous soigner, j'aime mieux que vous n'en ayez pas besoin. Je vous embrasse mille fois. Emilie, Casimir, Hippolyte et nous tous vous embrassons tendrement. [1] M. et madame de Perigny [2] Rue de Seine, 31. XL A M. JULES BOUCOIRAN, A PARIS Nohant, 20 juillet 1830. Mon cher enfant, Ou etes-vous? Je vous ecris a tout hasard a Paris. Vous m'aviez promis de venir me voir aussitot votre retour dans le pays, et je ne vous vois point arriver. Dernierement madame Saint-Agnan me mandait qu'elle vous voyait souvent. Pourquoi ne m'ecrivez-vous pas? Je sais que vous vous portez bien, que vous avez conserve l'habitude de cette gaiete bruyante que je vous connais. Mais ce n'est pas assez; je veux que vous bavardiez un peu avec moi et me racontiez ce que vous faites et ne faites pas. Moi, je ne vous dirai rien de curieux. Vous savez comment on vit a Nohant; le mardi ressemble au mercredi, le mercredi au jeudi, ainsi de suite. L'hiver et l'ete apportent seuls quelque diversion a cet etat de stagnation permanente. Nous avons le sentiment ou, si vous aimez mieux, la sensation du froid et du chaud pour nous avertir que le temps marche et que la vie coule comme l'eau. C'est un cours tranquille, celui qui me mene et je ne demande pas a rouler plus vite. Mais vous, dans ce grand et fatigant Paris, comment prenez-vous le _fardeau de l'existence_? Ah! il est lourd a porter par un temps chaud, avec de longues courses a faire. Je m'y suis _amuse_ ou _amusee_ (comme votre sublime exactitude grammaticale l'entendra). Mais je suis bien aise d'etre de retour. Arrangez cela comme vous voudrez. J'en conclus que je me trouve bien partout, grace a ma haute philosophie, ou a ma profonde nullite. Vous aimiez assez notre vie paisible, vous etes ne pour cela, et vous avez une tournure faite expres pour le grand canape somnifere de mon silencieux salon. Ne viendrez-vous pas bientot y lire les journaux ou vous y enfoncer dans une lethargie demi-meditative, demi-ronflante? Il me tarde de vous embrasser, mon cher enfant, de vous morigener par-ci par-la, avec toute l'autorite que mon age venerable et mon caractere grave me donnent sur votre folatre jeunesse. En attendant, ecrivez-moi, ou nous nous facherons. Bonsoir, mon cher fils; je suis toujours a moitie aveugle: c'est pour qu'il ne me manque aucune des infirmites dont l'imbecillite se compose. Cela ne m'empeche pas de vous aimer tendrement. Quand vous viendrez, demandez, je vous prie, a madame Saint-Agnan si elle n'a rien a m'envoyer de chez Gondel[1]. Achetez-moi aussi quelques cahiers de papier pareil a celui de cette lettre. Quand je dis _quelques_, c'est-a-dire une vingtaine. Je vous dois beaucoup de choses. Il me tarde de m'acquitter envers vous. Mais ce que je ne vous rembourserai qu'en amitie, c'est l'infatigable obligeance que vous avez eue pour moi a Paris et a laquelle je sais etre sensible, quoique bourrue. Maurice vous embrasse; il lit bien, mais n'ecrit pas assez couramment pour commencer l'orthographe; d'ailleurs, je n'ai encore examine qu'imparfaitement votre methode. Je veux m'en penetrer un peu plus, avant de la mettre en pratique, et votre secours ne me sera pas inutile. [1] Gondel, marchand. XLI AU MEME La Chatre, 31 juillet 1830, onze heures du soir. Oui, oui, mon enfant, ecrivez-moi. Je vous remercie d'avoir pense a moi au milieu de ces horreurs. O mon Dieu, que de sang! que de larmes! Votre lettre du 28 ne m'est arrivee qu'aujourd'hui 31. Nous attendions des nouvelles avec une anxiete! Cependant, nous savions a peu pres tout ce qu'elle contient par mille voies diverses, et les versions different peu les unes des autres. Mais rien d'officiel! Nous esperons que ce sera demain; car nous avons besoin de cela pour cooperer aussi de tous nos faibles moyens au grand oeuvre de la renovation. Ah Dieu! l'emporterons nous? Le sang de toutes ces victimes profitera-t-il a leurs femmes et a leurs enfants! Votre lettre a ete lue par toute la ville; car on est avide de details et chacun fournit son contigent; ecrivez donc, songez qu'on s'arrachera les nouvelles et ne me parlez que des affaires publiques. Mon pauvre enfant, en depit de la fusillade et des barricades, vous avez reussi a m'informer de ce qui se passait. Croyez-le bien, parmi tous ceux pour qui je fremis, vous n'etes pas un de ceux qui m'interessent le moins. Ne vous exposez pas, a moins que ce ne soit pour sauver un ami; alors je vous dirais ce que je dirais a mon propre fils: "Faites-vous tuer plutot que de l'abandonner." Au nom du ciel, si vous pouvez circuler sans danger, informez-vous du sort de ceux qui me sont chers. Les Saint-Agnan n'ont-ils pas souffert? Le pere etait de la garde nationale. On en est a se dire: "Un tel est-il mort?" Il y a trois jours, la mort d'un ami nous eut glaces; aujourd'hui, nous en apprendrons vingt dans un seul jour peut-etre, et nous ne pourrons les pleurer. Dans de tels moments, la fievre est dans le sang, et le coeur est trop oppresse pour se livrer a la sensibilite. Je me sens une energie que je ne croyais pas avoir. L'ame se developpe avec les evenements. On me predirait que j'aurai demain la tete cassee, je dormirais quand meme cette nuit; mais on saigne pour les autres. Ah! que j'envie votre sort! Vous n'avez pas d'enfant! Vous etes seul; moi, je veille comme une louve veille sur ses petits. S'ils etaient menaces, je me ferais mettre en pieces. Mais que voulais-je vous dire? Mes pensees se ressentent du desordre general. Courez a l'hotel d'_Elboeuf,_ place du Carrousel. Il est pille, devaste sans doute. Sachez si ma tante, madame Marechal, et sa famille out echappe aux desastres de ces journees de meurtre. Mon oncle etait inspecteur de la maison du roi. Je me flatte qu'il etait absent. Mais sa femme et sa fille, seules au centre de la tempete! Son gendre est brigadier aux gardes du corps; est-il mort? S'il ne l'est pas, vivra-t-il demain? Je n'ai pas le courage de leur ecrire. D'ailleurs, ou sont-ils? Et puis peuvent-ils songer, s'ils out ete maltraites, comme je le crains, a donner de leurs nouvelles? Mais vous, mon enfant, qui etes actif, bon et devoue a vos amis, vous pouvez peut-etre me tirer de cette horrible inquietude. Faites-le si le combat a cesse, comme on le dit. Helas! ne recommencera-t-il pas bientot? Que je vous dise ce qui se passe chez nous. Notre ville est la seule qui se montre vraiment energique. Qui l'aurait cru? elle seule marche. Chateauroux est moins determinee. Issoudun ne l'est pas du tout; neanmoins, les gardes nationales s'organisent, et, si l'autorite (l'autorite renversee) lutte encore, nous resisterons bien. Dans ce moment, la gendarmerie est la seule force qu'on ait a nous opposer; c'est si peu de chose contre la masse, qu'elle se tient prudemment en repos. Nous n'avons qu'un danger a courir, celui d'etre assaillis par un regiment detache de Bourges pour nous soumettre. Alors on se battra. Les deux hommes d'ici sont des plus decides. Casimir est nomme lieutenant de la garde nationale, et cent vingt hommes sont deja inscrits. Nous attendons avec impatience la direction que nous donnera le gouvernement provisoire. J'ai peur, mais je n'en dis rien; car ce n'est pas pour moi que j'ai peur. En attendant, on se reunit, on s'excite mutuellement. Et vous, que ferez-vous? La famille Bertrand viendra-t-elle ici bientot? L'accompagnez-vous toujours? Je desire bien vous revoir. Parlez-moi de notre depute; est-il arrive sans evenement? Nous l'avons vu partir au plus rude moment et nous fremissions de ce qui pouvait lui arriver. Nous esperons maintenant qu'il a pu entrer sans danger, mais nous sommes impatients d'en avoir la certitude. Tachez de le voir, et priez-le, s'il a un instant de loisir, de me donner de ses nouvelles. Il est notre heros, et, comme notre attachement est son unique salaire, il ne peut pas refuser celui-la. Adieu, mon cher enfant. Ou sont nos paisibles lectures et nos jours de repos? Quand reviendront-ils? La guerre n'est pas mon element; mais, pour vivre ici-bas, il faut-etre amphibie. S'il ne fallait que mon sang et mon bien pour servir la liberte! Je ne puis pas consentir a voir verser celui des autres, et nous nageons dans celui des autres! Vous etes heureux d'etre homme; chez vous, la colere fait diversion a la douleur. Merci encore une fois de votre lettre. Ne vous lassez pas de nous donner des details. Je ne crois pas qu'il ait pu rien arriver a ma mere; mais la pauvre femme a du avoir bien peur. Voyez-la, je vous en prie; elle demeure pres de vous, boulevard Poissonniere, n^o 6. Ne vous etonnez pas si son accueil est singulier; elle a l'etrange manie de prendre tous les gens qu'elle ne connait pas pour des voleurs. Criez-lui en entrant que vous venez de ma part savoir de ses nouvelles, et, si elle vous recoit froidement, ne vous en inquietez pas. Je vous saurai gre de ce nouveau service. Adieu. XLII A MADAME MAURICE DUPIN, A CHARLEVILLE 7 septembre 1830. J'aurais repondu plus tot a votre lettre, ma chere petite mere, si je n'eusse ete fort malade. On a craint pour moi une fievre cerebrale, et, pendant quarante-huit heures, j'ai ete je ne sais ou. Mon corps etait bien au lit sous l'apparence du sommeil, mais mon ame galopait dans je ne sais quelle planete. Pour parler tout simplement, je n'y etais plus et je ne me sentais plus. Casimir est fort sensible a vos reproches; il assure qu'il ne les merite pas. On lui a dit chez ma tante que vous etiez partie. Il en etait si convaincu, qu'il me l'a dit en arrivant ici. Il n'a point ete s'en assurer par lui-meme; il regardait cela comme une course inutile, dans la certitude ou il etait de ne point vous rencontrer. Il etait tellement presse, tellement occupe d'affaires politiques et de commissions dont la ville de la Chatre l'avait charge pour les Chambres, qu'il regardait, avec raison, son temps comme fort precieux. Force de revenir au bout de huit jours, ce n'est pas sans peine qu'il a rempli si vite sa mission. Ce que je ne concois pas, c'est qu'on l'ait induit en erreur, lorsque, d'apres ce que vous me dites, on savait que vous etiez encore a Paris. J'ai des lettres de lui datees de cette epoque dans lesquelles il me dit positivement: "Ta mere est partie pour Charleville, c'est pourquoi je n'ai pu la voir." Casimir est incapable d'un mensonge et il ne peut avoir de raison pour vous eviter; ainsi, tout cela est le resultat d'un malentendu. Il etait decide a vous ramener ici avec lui, si vous y eussiez consenti. Vous avez ete pres de Caroline. Je suis loin d'en etre jalouse. Elle etait malade, et je n'ai qu'un regret, c'est que les liens qui me retiennent ici m'aient empechee de vous y accompagner. Je l'aurais soignee avec zele; mais, outre que l'arrivee de deux personnes de plus dans son menage eut pu la gener beaucoup, il ne m'est pas facile de quitter mes petits enfants, encore moins de les faire voyager avec moi. Voici l'age ou Maurice a besoin de lecons suivies et je suis comme enchainee a la maison. J'ai renonce aux longues courses; ce qui me force de negliger celles de mes connaissances qui demeurent a cinq ou six lieues. Oscar doit etre un beau garcon bien avance. S'il etait a moi, avec les dispositions qu'il a pour le dessin, j'en ferais un peintre. C'est l'avenir que je reve pour le mien. Il annonce aussi du gout pour cet art. C'est, a mon gre, le plus beau de tous, celui qui peut occuper le plus agreablement la vie, soit qu'il devienne un etat, soit qu'il serve seulement a l'amusement. Il me fait passer tant d'heures de plaisir et de bonheur que je passerais peut-etre a m'ennuyer! Si j'avais un talent veritable, je sens qu'il n'y aurait pas de sort plus beau que le mien et j'oublierais bien au fond de mon cabinet les intrigues et les ambitions qui font les revolutions. Que dites-vous de celle-ci? Je suis loin de la croire finie, et j'ai peur meme que tout ce qu'on a fait ne serve a rien. Mais vous en avez par-dessus la tete, vous qui avez vu tout cela. Je ne veux pas vous en parler. Vous me rendez heureuse en m'apprenant que vous etes plus forte que vous ne disiez. Je le pensais bien. Vous vous exageriez votre faiblesse. Je crois que je tiens de vous sous le rapport de la sante; je suis sujette a de frequentes indispositions, a des souffrances presque continuelles; mais, au fond, je suis extremement forte, comme vous, et d'etoffe a vivre longtemps sans infirmite, en depit de tous ces _arias_ de bobos. Soignez-vous bien, mais ne vous figurez donc pas que vous avez cent ans; toutes les femmes de votre age ont l'air d'avoir vingt ans de plus que vous. En ne vous affectant pas, en ne vous laissant pas gagner par l'ennui et la tristesse, vous serez longtemps jeune. Restez pres de ma soeur tant qu'elle aura besoin de vous et que vous vous plairez dans ce pays. Des que vous eprouverez le besoin de changer de place et la force de le faire, venez ici. Vous y resterez dix ans si vous vous y trouvez bien, huit jours si vous vous ennuyez. Vous serez libre comme chez vous, vous vous leverez, vous vous coucherez, vous serez seule, vous aurez du monde, vous mangerez comme bon vous semblera, vous n'aurez qu'a parler pour etre obeie. Si vous n'etes pas contente de nous, je suis bien sure que ce ne sera pas de notre faute. Adieu, ma chere maman; je vous embrasse de toute mon ame, ainsi que ma soeur et Oscar. Donnez-moi de vos nouvelles et des leurs. XLIII A M. JULES BOUCOIRAN, A CHATEAUROUX Nohant, 27 octobre 1830. Je vous remercie, mon cher enfant, de vos deux billets. Je me doutais bien de l'exageration des rapports sur Issoudun qui nous etaient parvenus. Il en est ainsi de toutes les nouvelles, veritables cancans politiques, qui grossissent en roulant par le monde. La verite a toujours quelque chose de trivial qui deplait aux esprits poetiques. Nous sommes d'ailleurs dans le pays, dans la terre classique de la poesie, on ne dit jamais les choses comme elles sont. Voit-on des cochons, ce sont des elephants; des oies, ce sont des princesses; ainsi du reste. Je suis lasse et degoutee de tout cela; aussi je ne lis plus les journaux. J'execre l'esprit de commerage des coteries provinciales: c'est une guerre de menteries, un assaut d'absurdites qui fait mal au coeur, pour peu qu'on en ait. Je ne trouve en dehors de ma vie intime, rien qui merite un sentiment d'interet veritable. De nos jours, l'enthousiasme est la vertu des dupes. Siecle de fer, d'egoisme, de lachete et de fourberie, ou il faut railler ou pleurer sous peine d'etre imbecile ou miserable. Vous savez quel parti je prends. Je concentre mon existence aux objets de mes affections. Je m'en entoure comme d'un bataillon sacre qui fait peur aux idees noires et decourageantes. Absents ou presents, mes amis remplissent mon ame tout entiere; leur souvenir y apporte la joie, efface la pointe aceree des douleurs cuisantes, souvent repetees. Le lendemain ramene un rayon de soleil et d'esperance. Alors je me moque des larmes de la veille. Vous vous etonnez souvent de mon humeur mobile, de mon caractere flexible. Ou en serais-je sans cette faculte de m'etourdir? Vous connaissez tout dans ma vie, vous devez comprendre que, sans l'heureuse disposition qui me fait oublier vite le chagrin, je serais maussade et sans cesse repliee sur moi-meme, inutile aux autres, insensible a leur affection. Loin de la, cette faculte d'oublier m'inspire tant de reconnaissance, m'apporte tant de consolations, que je suis fiere de pouvoir dire a ceux qui m'aiment: "Vous me rendez le bonheur et la gaiete, vous me dedommagez de ce qui me manque, vous suffisez a toutes mes ambitions." Prenez votre part de ce compliment, mon enfant; car vous savez que je vous aime comme un fils et comme un frere. Nous differons de caractere; mais nos coeurs sont honnetes et aimants, ils doivent s'entendre. Il me sera doux de vous avoir pour longtemps pres de moi et de vous confier mon Maurice. Il me tarde de voir arriver ce moment. Bonsoir, mon fils; ecrivez-moi. XLIV A MADAME MAURICE DUPIN, A CHARLEVILLE Nohant, 22 novembre 1830. Ma chere petite maman, Vous etes bien paresseuse. Si je ne vous savais en bonnes mains et en surete a Charleville, je serais inquiete de vous. Par ce temps-ci, on ne sait qui vit ni qui meurt. Il y a des troubles de tous les cotes; notre pays, tout pacifique qu'il est d'ordinaire, se mele aussi de remuer. Des emeutes assez serieuses ont eu lieu a Bourges, a Issoudun, voire a la Chatre; c'est la, par exemple, qu'elles ont ete le plus vite apaisees; tout s'est tourne en plaisanterie. Bien des gens ont fui de peur, cependant; chaque chose a son cote ridicule dans la vie. Je me sens peu disposee a m'effrayer de l'avenir si noir qu'on nous predit. La frayeur grossit les objets et ces hommes sanguinaires, vus de pres, ne sont, la moitie du temps, que des ivrognes, qu'on met en gaiete avec du vin et qui n'egorgeront personne. Ils font grand bruit et peu de mal, quoi qu'on en dise; cependant, je suis bien aise que vous ne soyez pas a Paris. Vous y etes tres isolee, et, dans cette position, il est naturel qu'on ne soit pas rassure. La peur fait mal, elle rend malade. Reposez-vous donc aupres de vos enfants, mais n'oubliez pas les absents et parlez-moi un peu plus souvent de vous et d'eux. Oscar est-il au college? La sante de Caroline se raffermit-elle? Votre presence, qu'elle desirait vivement, a du etre pour elle le meilleur des remedes, et puis ce beau temps est excellent pour les poitrines delicates. Soignez-la bien, elle vous le rendra; mais faites en sorte de n'en avoir pas besoin. J'ai ete assez malade depuis ma derniere lettre. Je cours du matin au soir pour me dedommager de l'ennui de souffrir. Ma belle-soeur[1] ne court guere, on peut meme dire pas du tout. Elle est douce et bonne, point exigeante; elle se leve tard, et nous ne nous voyons qu'au moment du diner. C'est toujours avec plaisir et bonne intelligence. Nous passons la soiree ensemble, soiree qui n'est pas longue; car elle se retire a neuf heures, et, moi, je vais ecrire ou dessiner dans mon cabinet, tandis que mes deux marmots ronflent a qui mieux mieux. Solange est superbe de graisse et de fraicheur. Je doute qu'elle soit jolie: elle a la bouche grande et le front saillant; mais elle a de jolis yeux, un petit nez et la peau comme du satin. Je crois que ce sera une bonne gaillarde berrichonne. Maurice travaille bien. Il ecrit l'orthographe passablement et son caractere gagne beaucoup. Leontine est aussi tres gentille; enfin, notre menage va au mieux, mais je crains que nous ne soyons forces de nous separer bientot. Hippolyte est a Paris depuis quelques jours, il devait y passer une quinzaine et revenir; a present, il nous mande qu'il sera force d'y rester tout a fait, a cause de l'obligation de faire partie de la garde nationale. Les troubles frequents qui eclatent a Paris contraignent ce corps a une grande activite. C'est un devoir d'homme d'en faire partie dans un temps d'agitations et de desordres civils. Il a vu Pierret, qui venait de monter trente heures de garde; il etait sur les dents. Si mon frere ne peut revenir de l'hiver, probablement sa femme voudra l'aller rejoindre. Je verrais cette separation avec regret; l'habitude nous avait deja rendus necessaires les uns aux autres; du moins, je le sens ainsi pour ma part; c'est un besoin pour moi de m'attacher a ceux qui m'entourent. Pardon de mon bavardage et de mon barbouillage. A propos, vous occupez-vous toujours de peinture, distraction agreable dont vous vous tirez fort bien? Le mot _barbouillage_, que je fais suivre d'un _a propos_ assez impertinent, ne peut s'appliquer qu'a moi. Je fais des fleurs qui ont l'air de potirons, mais ca m'amuse. Adieu, ma chere petite mere; je vous embrasse de toute mon ame. Emilie, mon mari et les enfants se joignent a moi et vous chargent d'embrasser Caroline, Oscar et Cazamajou. [1] Madame Hippolyte Chatiron. XLV A M. CHARLES DUVERNET, A PARIS EPITRE ROMANTIQUE A MES AMIS Nohant, 1er decembre 1830. De meme que ces enfants naifs et deguenilles que l'on voit sur les routes, armes de ces ingenieux paniers que leurs petites mains ont tresses, apres en avoir ravi les materiaux a l'arbuste flexible qui croit dans ces vignes que l'on voit ceindre les collines verdoyantes de l'Indre, ramassent, pour engraisser le jardin paternel, les immondices nutritives et fecondes (je ne sais pas precisement si le mot est masculin ou non... je m'en moque), que les coursiers, les mulets, les boeufs, les vaches, les pourceaux et les anes laissent echapper, dans leur course vagabonde, comme autant de bienfaits que l'active et ingenieuse civilisation met a profit pour ranimer la sante debile du choufleur et la delicate complexion de l'artichaut; De meme que ces hommes patients et laborieux qu'un sot prejuge essayerait vainement de fletrir, et qui, munis de ces receptacles portatifs qu'on voit egalement servir a recueillir les dons de Bacchus et les infortunes animaux que l'on trouve parfois egares et languissants au coin des bornes, jusqu'a ce qu'une main cruelle leur donne la mort et les engloutisse a jamais dans la hotte parricide, ramassent, dans ces torrents fangeux qui se brisent en mugissant dans les egouts de la capitale, divers objets abandonnes a la parcimonieuse industrie, qui sait tirer parti de tout, et faire du papier a lettres avec de vieilles bottes et des chiens morts; De meme, o mes sensibles et romantiques amis! apres une longue, laborieuse et penible recherche, j'ai a peu pres compris la lettre bienfaisante et sentimentale que vous m'avez ecrite, au milieu des fumees du punch et dans le desordre de vos imaginations, naturellement fantasques et poetiques. Triomphez, mes amis, enorgueillissez-vous des dons que le ciel prodigue vous a departis; soyez fiers, car vous avez droit de l'etre! Vous avez atteint et depasse les limites du sublime. Vous etes inintelligibles pour les autres comme pour vous-memes. Nodier palit, Rabelais ne serait que de la Saint-Jean, et Sainte-Beuve baisse pavillon devant vous. Immortels jeunes hommes, mes mains vous tresseront des couronnes de verdure quand les arbres auront repris des feuilles, le laurier-sauce s'arrondira sur vos fronts et le chene sur vos epaules, si vous continuez de la sorte. Heureuse, trois fois heureuse la ville de la Chatre, la patrie des grands hommes, la terre classique du genie!... heureuses vos mamans! heureux aussi vos papas! Enfants gates des Muses, nourris sur l'Olympe (pas d'allusions, je vous prie), berces sur les genoux de la Renommee, puissiez-vous faire, pendant toute une eternite (comme dit le forcat _delibere_ Champagnette de Lille), la gloire et l'ornement de la patrie reconnaissante! Puissiez-vous m'ecrire souvent pour m'endormir... au son de votre lyre pindarique, et pour detendre les muscles buccinateurs, infiniment trop contractes, de mes joues amaigries! Depuis ton depart,--o blond Charles, jeune homme aux reveries melancoliques, au caractere sombre comme un jour d'orage, infortune misanthrope qui fuis la frivole gaiete d'une jeunesse insensee, pour te livrer aux noires meditations d'un cerveau ascetique, les arbres ont jauni, ils se sont depouilles de leur brillante parure. Ils ne voulaient plus charmer les yeux de personne. L'hote solitaire des forets desertes, le promeneur melancolique des sentiers ecartes et ombreux n'etant plus la pour les chanter, ils sont devenus secs comme des fagots et tristes comme la nature, veuve de toi, o jeune homme. Et toi, gigantesque Fleury, homme aux pattes immenses, a la barbe effrayante, au regard terrible; homme des premiers siecles, des siecles de fer; homme au coeur de pierre, homme fossile, homme primitif, homme normal, homme anterieur a la civilisation, anterieur au deluge! depuis que ta masse immense n'occupe plus, comme les dieux d'Homere, l'espace de sept stades dans la contree, depuis que ta poitrine volcanique n'absorbe plus l'air vital necessaire aux habitants de la terre, le climat du pays est devenu plus froid, l'air plus subtil. Les _vents_ qu'emprisonnaient tes poumons, les tempetes qui se brisaient contre ton flanc comme au pied d'une chaine de montagnes, se sont dechaines avec furie le jour de ton depart. Toutes les maisons de la Chatre out ete ebranlees dans leurs fondements, le moulin a vent a tourne pour la premiere fois, quoique n'ayant ni ailes, ni voiles, ni pivot. La perruque de M de la Genetiere a ete emportee par une bourrasque au haut du clocher, et la jupe de madame Saint-O... a ete relevee a une hauteur si prodigieuse, que le grand Chicot assure avoir vu sa jarretiere. Et toi, petit Sandeau! aimable et leger comme le colibri des savanes parfumees! gracieux et piquant comme l'ortie qui se balance au front battu des vents des tours de Chateaubrun! depuis que tu ne traverses plus avec la rapidite d'un chamois, les mains dans les poches, la petite place ou tu semas si genereusement cette plante pectorale qu'on appelle le _pas d'ane_ et dont Felix Fauchier a fait, grace a toi, une ample provision pour la confection du sirop de quatre fleurs, les dames de la ville ne se levent plus que comme les chauves-souris et les chouettes, au coucher du soleil: elles ne quittent plus leur bonnet de nuit pour se mettre a la fenetre, et les papillotes ont pris racine a leurs cheveux. La coiffure languit, le cheveu deperit, le fer a friser dort inutile sur les tisons refroidis. La main de Laurent[1], glacee par l'age et le chagrin, tombe inactive a son cote. Les touffes invisibles et les cache-peignes moisissent sans eclat dans la boutique de Darnaut[2]. L'usage des peignes commence a se perdre, la brosse tombe en desuetude et la garnison menace de s'emparer de la place. Ton depart nous a apporte une plaie d'Egypte bien connue. Quant a votre amie infortunee, ne sachant que faire pour chasser l'ennui aux lourdes ailes, fatiguee de la lumiere du soleil, qui n'eclaire plus nos promenades savantes et nos graves entretiens aux Couperies, elle a pris le parti d'avoir la fievre et un _bon_ rhumatisme, seulement pour se distraire et passer le temps. Vous ririez, mes camarades, si vous pouviez me voir sortir de ma chambre, non pas comme l'Aurore aux ailes empourprees attelant d'une main legere les chevaux du classique Phebus, dont la perruque rousse a fait vivre les poetes pendant plusieurs siecles, mais comme la marmotte engourdie que le Savoyard tire de sa boite et fait danser a grands coups de baton, pour la mettre en train et lui donner l'air enjoue. C'est ainsi que je me traine, moi qui naguere aurais defie, sur ma bonne Lyska, un parti de miguelets. Maintenant, empaquetee de flanelles et fraiche comme une momie dans ses bandelettes, je voyage, en un jour, de mon cabinet au salon, et une de mes jambes est aupres de la cheminee dudit appartement, que l'autre est encore dans la salle a manger. Si cet etat facheux continue, je vous prie de m'acheter une de ces brouettes dans lesquelles on voiture les culs-de-jatte dans les rues de Paris; nous y attellerons Brave, et nous parcourrons ainsi les villes et les campagnes, pour attirer la pitie des ames sensibles. Fleury fera des tours de force, et Charles avalera des epees comme les jongleurs indiens, ou des souris comme Jacques de Falaise; on lui laissera le choix. Et, a propos de Brave, je viens de lui rendre visite dans sa niche. Apres les politesses d'usage, je lui ai lu le paragraphe de votre lettre qui le concerne. Il eh a ete fort mecontent, et, me suivant dans mon cabinet, ou il est presentement etendu devant le feu, il m'a prie d'ecrire sous sa dictee une reponse aux accusations dont vous le chargez. Je souscris a sa demande, et vous quitte pour servir d'interprete a ce bon animal. Adieu donc, mes chers camarades; ecrivez-moi souvent. Quelque betes que vous puissiez etre, je vous promets de n'etre jamais en reste avec vous. Je vous tiens quitte des compliments. Pauvre Fleury! accouchez donc vite de ce fatal cholera-morbus, prenez du tabac a fortes doses, il partira dans les eternuements. Et vous, jeune Chariot, au milieu des tumultueux plaisirs de cette ville de bruit et de prestiges, n'oubliez pas la plus ancienne, de vos amies. Une poignee de main a tous les trois, quoique Rochou-Daubert _n'aime pas cela dans une femme_. AURORE D. [1] Coiffeur a la Chatre. [2] Autre coiffeur a la Chatre. XLVI A M. CHARLES DUVERNET, A PARIS Nohant, 1er decembre 1830. _Reclamation adressee par Brave, chien des Pyrenees, originaire d'Espagne,_ garde de nuit _de profession, decore du collier a pointes, du grand cordon de la chaine de fer et de plusieurs autres ordres honorables._ _A Messieurs Fleury (dit le Germanique) et Duvernet (Charles), pour offense a la personne dudit Brave et diffamation gratuite aupres de sa protectrice, dame Aurore, chatelaine de Nohant et de beaucoup de chateaux en Espagne, dont la description serait trop longue a mentionner_. Messieurs, Je ne viens point ici faire une vaine montre de mes forces physiques et de mes vertus domestiques. Ce n'est point un mouvement d'orgueil, assez justifie peut-etre par la purete de mon origine, et le temoignage d'une conduite irreprochable, qui m'engage a mettre la patte a la plume, pour refuter les imputations calomnieuses qu'il vous a plu de presenter a mon honoree protectrice et amie, dame Aurore, que j'ai fidelement accompagnee et gardee jusqu'a ce jour; a cette fin de detruire la bonne intelligence qui a toujours regne entre elle et moi, et de lui inspirer des doutes sur mes principes politiques. Il me serait facile de mettre au jour des faits qui couvriraient de gloire l'espece des chiens, au grand detriment de celle des hommes. Il me serait facile encore de vous montrer deux rangees de dents, aupres desquelles les votres ne brilleraient guere, et de vous prouver que, quand on veut mordre et dechirer, il n'est pas prudent de s'adresser a plus fort que soi. Mais je laisse ces moyens aux esprits rudes et grossiers qui n'en ont point d'autres. Je dedaigne des adversaires dont la defaite ne me rapporterait point de gloire, et dont je viendrais aussi facilement a bout que des chats que je surprends a vagabonder la nuit autour du poulailler, au lieu d'etre a leur poste a l'armee d'observation contre les souris et les rats. Je ne veux employer avec vous que les armes du raisonnement. Mon caractere paisible prefere terminer a l'amiable les discussions ou la rigueur n'est pas absolument necessaire. Accoutume des l'enfance et, pour me servir de l'expression de M. Fleury, _des mon bas age_, a des etudes graves et utiles, j'ai contracte le gout des meditations profondes. J'ai reussi a l'inspirer au chien Bleu, qui ne manque pas d'intelligence. Je prends plaisir a m'entretenir avec lui sur toute sorte de matieres, lorsque, couches au clair de la lune sur le fumier de la basse-cour, durant les longues nuits d'hiver, nous examinons le cours des astres et leurs rapports avec le changement des saisons et le systeme entier de la nature. C'est en vain que j'ai voulu ameliorer l'education et reformer le jugement de mon autre camarade, l'oncle Mylord, que vous appelez epileptique et convulsionnaire; car, dans la frivolite de vos railleries mordantes, vous n'epargnez pas, messieurs, les personnes les plus dignes d'interet et de compassion par leurs infirmites et leurs disgraces. Quoi qu'il en soit, messieurs, je ne m'adjoindrai pas dans cette defense le susdit oncle Mylord, parce que, sa complexion nerveuse ne le rendant propre qu'aux beaux-arts, il fait societe a part et passe la majeure partie de son temps dans le salon, ou on lui permet de se chauffer les pattes en ecoutant la musique, dont il est fort amateur, pourvu qu'il ne lui _echappe_ aucune impertinence; ce qui malheureusement, vous le savez, messieurs, lui arrive quelquefois. Je dois en meme temps vous declarer que, dans le systeme de defense que j'ai adopte, j'ai ete puissamment aide par les lumieres et les reflexions du chien Bleu. La franchise m'oblige a reconnaitre les talents et le merite de cette personne estimable, que vous n'avez pas craint d'envelopper dans vos soupcons injurieux sur notre patriotisme et notre moralite. D'abord, examinons les faits qu'on m'attribue. M. Fleury, mon principal accusateur, pretend: 1 deg. Que moi, Brave, assis sur mon posterieur, j'ai ete surpris par lui, Fleury, reflechissant aux malheurs que des _factieux_ out attires sur la tete de l'ex-roi de France Charles X. M. Fleury insiste sur l'expression de _factieux_ dont il assure que je me suis servi. 2 deg. Il pretend m'avoir surpris lisant _la Quotidienne_ en cachette. Et, d'apres ces deux chefs d'accusation, il ne craint pas de se repandre en invectives contre ma personne, de me traiter tour a tour de carliste, de jesuite, d'ultramontrain, de serpent, de crocodile, de boa, d'hypocrite, de chouan, de Ravaillac! Quelle ame honnete ne serait revoltee a cette epouvantable liste d'epithetes infamantes; epithetes gratuitement deversees sur un chien de bonne vie et moeurs, d'apres deux accusations aussi frivoles, aussi, peu averees! Mais je meprise ces outrages et n'en fais pas plus de cas que d'un os sans viande. M. Fleury ment a sa conscience lorsqu'il rapporte avoir entendu sortir de ma gueule le mot de factieux applique aux glorieux liberateurs de la patrie. Je vous le demande, o vous qui ne craignez pas de fletrir la reputation d'un chien paisible, ai-je pu me rendre coupable d'une aussi absurde injustice? Pouvez-vous supposer que j'aie le moindre interet a meconnaitre les bienfaits de la Revolution? N'est-ce pas sous l'abominable prefecture d'un favori des Villele et des Peyronnet, que les chiens out ete proscrits comme, du temps d'Herode, le furent d'innocents martyrs enveloppes dans la ruine d'un seul? N'est-ce pas en faveur des prerogatives de la noblesse et de l'aristocratie que l'entree des Tuileries fut interdite aux chiens libres, accordee seulement comme un privilege a cette classe degradee des bichons et des carlins, que les douairieres du noble faubourg trainent en laisse comme des esclaves au collier dore? Oui, j'en conviens, il est une race de chiens devouee de tout temps a la cour et avilie dans les antichambres: ce sont les carlins, dont le nom offre assez de similitude avec celui de carlistes, pour qu'on ne s'y meprenne point. Mais nous, descendants des libres montagnards des Pyrenees, race pastorale et agreste, nous qui, au milieu des neiges et des rocs inaccessibles, gardons contre la dent sanglante des loups et des ours, contre la serre cruelle des aigles et des vautours, les jeunes agneaux et les blanches brebis de la romantique vallee d'Andore!... Ah! ce souvenir de ma patrie et de mes jeunes ans m'arrache des larmes involontaires! Je crois voir encore mon respectable pere, le vaillant et redoutable _Pigon_, avec son triple collier de pointes de fer, ou la depouille sanglante des loups avait laisse de glorieuses empreintes. Je le vois se promener majestueusement au milieu du troupeau, tandis que les brebis se rangeaient en haie sur son passage dans une attitude respectueuse, tandis que moi, faible enfant, je jouais entre les blanches pattes de ma mere _Tanbella_, vive Espagnole a l'oeil rouge et a la dent aigue! Je crois entendre la voix du pasteur chantant la ballade des montagnes aux echos sauvages, etonnes de repondre a une voix humaine dans cette apre solitude. Je retrouve dans ma memoire son costume etrange, son cothurne de laine rouge, appele _spardilla_; son berret blanc et bleu, son manteau taillade et sa longue espingole plus fidele gardienne de son troupeau que la houlette, paree de rubans, que les bergeres de Cervantes portaient au temps de l'age d'or. Je revois les pics menacants, embellis de toutes les couleurs du prisme refletees sur la glace seculaire; les torrents ecumeux, dont la voix terrible assourdit les simples mortels; les lacs paisibles bordes de safran sauvage et de rochers blancs comme le marbre de Paros; les vieilles forteresses mauresques abandonnees aux lezards et aux choucas, les forets de noirs sapins, et les grottes imposantes comme l'entree du Tartare.--Pardonnez a ma faiblesse, ce retour sur un temps pour jamais efface de ma destinee, et qui remplit mon coeur de melancolie. Mais, dites-moi, Fleury, si vous avez autant d'ame qu'un chien comme moi peut en avoir, pensez-vous qu'un simple et hardi montagnard soit un digne courtisan du despotisme, un conspirateur dangereux, un affilie de Lulworth. Non, vous ne le pensez pas! Vous avez pu me voir lire _la Quotidienne_: ma maitresse la recoit, et je ne la soupconne pas d'etre infectee de ces gothiques prejuges, de ces haineux ressentiments. Je la lis comme vous la liriez, avec degout et mepris, pour savoir seulement jusqu'ou l'acharnement des partis peut porter des hommes egares. Mais combien de fois, transporte d'une vertueuse indignation, j'ai fait voler d'un coup de patte, ou mis en pieces d'un coup de dent, ces feuilles empreintes de mauvaise foi et d'esprit de vengeance! Cessez de le dire, et vous, ma chere maitresse, mon estimable amie, gardez-vous de le croire. Jamais Brave, jamais le chien honore de votre confiance et enchaine par vos bienfaits, ne meconnaitra ses devoirs et n'oubliera le sentiment de sa dignite. Qu'on vienne, au nom de Charles X ou de Henri V, attaquer votre tranquille demeure, vous verrez si Brave ne vaut pas une armee. Vous reconnaitrez la purete de son coeur indignement meconnue par vos frivoles amis, vous jugerez alors entre eux et moi! Et vous, jeunes gens sans experience et sans frein, j'ai pitie de votre jeunesse et de votre ignorance. Mon ame genereuse, incapable de ressentiment, veut oublier vos torts et pardonner a votre legerete: soyez donc absous et revenez sans crainte egayer les ennuis de ma maitresse solitaire. Vous n'avez rien a redouter de ma vengeance. Brave vous pardonne! Que tout soit oublie, et, si vous etes d'aussi bonne foi que moi, qu'un embrassement fraternel soit le sceau de notre reconciliation, je vous offre ma patte avec franchise et loyaute et joins ici, pour votre surete personnelle, un sauf-conduit qui vous mettra a couvert des ressentiments que votre lettre aurait pu exciter dans les environs. Brave, seigneur chien, maitre commandant, general en chef et inspecteur de toute la chiennerie du pays: a Mylord, au chien Bleu, a Marchant, a Labrie, a Charmette, a Capitaine, a Pistolet, a Caniche, a Parpluche, a Mouche, a tous les chiens jeunes ou vieux, males ou femelles, ras ou tondus, grands ou petits, galeux ou enrages, infirmes ou podagres, hargneux ou arrogants, domicilies dans le bourg de Nohant, dans celui de Montgivray, dans la maison a Rochette, a la Tuilerie, etc., et tous autres lieux situes entre la Chatre et Nohant: Defense vous est faite, _sous peine de mort_, de mordre, poursuivre, menacer ou insulter les individus ci-dessous mentionnes: Charles Duvernet, Alphonse Fleury; Lesquels seront porteurs du present sauf-conduit, que nous leur avons delivre le 1^er decembre 1830, en notre niche, en presence du chien Bleu et de madame Aurore D.. _Signe_ BRAVE. XLVII A M. JULES BOUCOIRAN, A PARIS Nohant, mercredi, 3 decembre 1830. Mon cher enfant, Si vous aimiez les compliments, je vous dirais que vous m'avez ecrit une lettre vraiment remarquable de jugement, d'observation, de raisonnement et meme de style; mais vous m'enverriez promener. Je vous dirai tout bonnement que vos reflexions me paraissent justes. J'ai assez de confiance dans le jugement que vous me donnez en tremblant et sans y avoir confiance vous-meme. Comme vous, je pense que le grand compagnon de ce petit monsieur est sans moyens et sans moeurs; c'est aussi, je crois, un etre fort ordinaire, sans vices ni defauts choquants. Sa physionomie (vous savez que je tiens a cet indice) promet de la franchise et de la douceur. Cependant les choses vont assez mal en sa faveur. Il a fait declarations, protestations et supplications a la pauvre enfant, qui ne doute pas plus de leur solidite que de la clarte du soleil. Et pourtant, depuis son depart (au mois d'aout), il n'a pas donne signe de vie a la famille. Quand on questionne _l'autre,_ reste a Paris et qui est (je le crains bien, entre nous) l'amant en titre de la mere, il repond des balivernes. Je suppose que le _monsieur_ etait sincere aux pieds de la jeune fille. Comment eut-il pu ne pas l'etre? Elle est charmante de tous points. Mais, une fois eloigne d'elle, la froide raison,--des raisons d'interets sans doute, car on m'assure qu'il a de la fortune, et elle n'a rien,--les parents, la legerete, l'absence, un parti plus avantageux, que sais-je? la jolie et douce enfant est oubliee sans doute. Dans l'ignorance de son coeur, elle le pleurera comme s'il en valait la peine. _Si jeunesse savait_! Quoi qu'il arrive, je vous remercie de vos lumieres et je vous tiendrai au fait des evenements. J'abrege sur cet article, car j'ai bien autre chose a vous dire. Sachez une nouvelle etonnante, surprenante... (pour les adjectifs, voyez la lettre de madame de Sevigne, que je n'aime guere, quoi qu'on dise!), sachez qu'en depit de mon inertie et de mon insouciance, de ma legerete a m'etourdir, de ma facilite a pardonner, a oublier les chagrins et les injures, sachez que je viens de prendre un _parti violent_. Ce n'est pas pour rire, malgre le ton de badinage que je prends. C'est tout ce qu'il y a de plus serieux. C'est encore la un de ces secrets qu'on ne confie pas a trois personnes. Vous connaissez mon interieur, vous savez s'il est tolerable. Vous avez ete etonne vingt fois de me voir relever la tete le lendemain, quand la veille on me l'avait brisee. I1 y a un terme a tout. Et puis les raisons qui eussent pu me porter plus tot a la resolution que j'ai prise, n'etaient pas assez fortes pour me decider, avant les nouveaux evenements qui viennent de se produire. Personne ne s'est apercu de rien. Il n'y a pas eu de bruit. J'ai simplement trouve un paquet a mon adresse, en cherchant quelque chose dans le secretaire de mon mari. Ce paquet avait un air solennel qui m'a frappee. On y lisait: _Ne l'ouvrez qu'apres ma mort._ Je n'ai pas eu la patience d'attendre que je fusse veuve. Ce n'est pas avec une tournure de sante comme la mienne qu'on doit compter survivre a quelqu'un. D'ailleurs, j'ai suppose que mon mari etait mort et j'ai ete bien aise de voir ce qu'il pensait de moi durant sa vie. Le paquet m'etant adresse, j'avais le droit de l'ouvrir sans indiscretion, et, mon mari se portant fort bien, je pouvais lire son testament de sang-froid. Vive Dieu! quel testament! Des maledictions, et c'est tout! Il avait rassemble la tous ses mouvements d'humeur et de colere contre moi, toutes ses reflexions sur ma _perversite_, tous ses sentiments de mepris pour mon caractere. Et il me laissait cela comme un gage de sa tendresse! Je croyais rever, moi qui, jusqu'ici, fermais les yeux et ne voulais pas voir que j'etais meprisee. Cette lecture m'a enfin tiree de mon sommeil. Je me suis dit que, vivre avec un homme qui n'a pour sa femme ni estime ni confiance, ce serait vouloir rendre la vie a un mort. Mon parti a ete pris et, j'ose le dire, _irrevocablement_. Vous savez que je n'abuse pas de ce mot. Sans attendre un jour de plus, faible et malade encore, j'ai declare ma volonte et decline mes motifs avec un aplomb et un sang-froid qui l'ont petrifie. Il ne s'attendait guere a voir un etre comme moi se lever de toute sa hauteur pour lui faire tete. Il a gronde, dispute, prie. Je suis restee inebranlable. _Je veux une pension, j'irai a Paris, mes enfants resteront a Nohant._ Voila le resultat de notre premiere explication. J'ai paru intraitable sur tous les points. C'etait une feinte, comme vous pouvez croire. Je n'ai nulle envie d'abandonner mes enfants. Quand il en a ete convaincu, il est devenu doux comme un mouton. Il est venu me dire qu'il affermerait Nohant, qu'il ferait maison nette, qu'il emmenerait Maurice a Paris et le mettrait au college. C'est ce que je ne veux pas encore. L'enfant est trop jeune et trop delicat. En outre, je n'entends pas que ma maison soit videe par mes domestiques, qui m'ont vue naitre et que j'aime presque comme des amis. Je consens a ce que le train en soit reduit, parce que ma modeste pension rendra cette economie necessaire. Je garderai Vincent[1] et Andre[2] avec leurs femmes, et Pierre[3]. Il y aura assez de deux chevaux, de deux vaches, etc., etc.; je vous fais grace du tripotage. De cette maniere, je serai _censee_ vivre de mon cote. Je compte passer une partie de l'annee, _six mois au moins_, a Nohant, pres de mes enfants, voire pres de mon mari, que cette lecon rendra plus circonspect. Il m'a traitee jusqu'ici comme si je lui etais odieuse. Du moment que j'en suis assuree, je m'en vais. Aujourd'hui, il me pleure, tant pis pour lui! je lui prouve que je ne veux pas etre supportee comme un fardeau, mais recherchee et appelee comme une compagne libre, qui ne demeurera pres de lui que lorsqu'il en sera digne. Ne me trouvez pas impertinente. Rappelez-vous comme j'ai ete humiliee! cela a dure huit ans! En verite, vous me le disiez souvent, les faibles sont les dupes de la societe. Je crois que ce sont vos reflexions qui m'ont donne un commencement de courage et de fermete. Je ne me suis radoucie qu'aujourd'hui. J'ai dit que je consentirais a revenir si ces conditions etaient acceptees, et elles le seront. Mais elles dependent encore de quelqu'un, ne le devinez-vous pas? C'est de vous, mon ami, et j'avoue que je n'ose pas vous prier, tant je crains de ne pas reussir. Cependant voyez quelle est ma position: si vous etes a Nohant, je puis respirer et dormir tranquille; mon enfant sera en de bonnes mains, son education marchera, sa sante sera surveillee, son caractere ne sera gate ni par l'abandon ni par la rigueur outree. J'aurai par vous de ses nouvelles tous les jours, de ces details qu'une mere aime tant a lire. Si je laisse mon fils livre a son pere, il sera gate aujourd'hui, battu demain, neglige toujours, et je ne retrouverai en lui qu'un mechant polisson. On ne m'ecrira que pour me le faire malade, afin de me contrarier ou me faire revenir. Si ce devait etre la son sort, j'aimerais mieux supporter le mien tel qu'il est aujourd'hui et rester pres de lui, pour adoucir du moins la brutalite de son pere. D'un autre cote, mon mari n'est pas aimable, madame Bertrand ne l'est pas non plus; mais on supporte d'une femme ce qu'on ne supporte pas d'un homme, et, pendant trois mois d'ete, trois mois d'hiver (c'est ainsi que je compte partager mon temps), ferez-vous aux interets de mon fils, c'est-a-dire a mon repos, a mon bonheur, le sacrifice de supporter un interieur triste, froid et ennuyeux? Prendrez-vous sur vous d'etre sourd a des paroles aigres et indifferent a un visage refrogne? Il est vrai de dire que mon mari a entierement change d'opinion a votre egard et qu'il ne vous a donne, cette annee, aucun sujet de plainte; mais, a l'egard des gens qu'il aime le mieux, il est encore fort maussade parfois. Helas! je n'ose pas vous prier, tandis que, la famille Bertrand, riche et aujourd'hui dans une position brillante, vous offre mille avantages, le sejour de Paris, ou peut-etre elle va se fixer, par suite de la nomination du general a la tete de l'Ecole polytechnique. Que ferai-je si vous me refusez? De quel droit insisterai-je pour vous faire pencher en ma faveur? Qu'ai-je fait pour vous, et que suis-je pour que vous me rendiez un service que personne ne me rendrait? Non, je n'ose pas vous prier, et, cependant, je vous benirais si vous exauciez ma priere, toute ma vie serait consacree a vous remercier et a vous cherir comme l'etre a qui je devrais le plus. Si une reconnaissance profonde, une tendresse de mere peuvent vous payer d'un tel bienfait, vous ne regretterez point de m'avoir sacrifie, pour ainsi dire, deux ans de votre vie. Mon coeur n'est pas froid, vous le savez, et je sens qu'il ne restera point au-dessous de ses obligations. Adieu; repondez-moi courrier par courrier, cela est bien important pour la conduite que j'ai a tenir vis-a-vis de mon mari. Si vous m'abandonnez, il faudra que je plie et me soumette encore une fois. Ah! comme on en abusera! Adressez-moi votre lettre _poste restante_. Ma correspondance n'est plus en surete. Mais, grace a cette precaution, vous pouvez me parler librement. Adieu; je vous embrasse de tout mon coeur. [1] Cocher. [2] Valet de chambre. [3] Jardinier. XLVIII AU MEME Lundi soir. Notant, 8 decembre 1830. Mon cher enfant, Laissez-moi vous benir, et n'essayez point de diminuer le prix de ce que vous faites pour moi. Ne dites pas que vous ne faites que remplir un engagement, tenir une promesse. Du moment que les nouveaux chagrins que j'ai eprouves m'ont mise dans la necessite de quitter Nohant une partie de l'annee, vous etiez degage de tout lien. Vous pouviez me dire: "J'ai fait le sacrifice de mes interets et de toute mon ambition a l'espoir de vivre pres d'une amie; mais je ne me suis pas engage a veiller sur ses enfants en son absence et a supporter l'ennui de la solitude pendant l'autre moitie de l'annee." Quand je vous ai offert un sort moins brillant, mais plus doux peut-etre que celui dont vous jouissez actuellement, je ne prevoyais pas les circonstances ou je me trouve aujourd'hui. Je me disais que mon amitie vous dedommagerait des avantages de la fortune, et je vous connaissais assez pour esperer que vous gouteriez le bonheur sans eclat que mon affection vous promettait. Maintenant que je me vois forcee de prendre un parti severe et d'assurer mon repos, ma liberte, par une residence de six mois par an a Paris, c'est en tremblant que je vous demande de me consacrer votre temps. Loin de revendiquer comme un droit la promesse que vous me fites, je vous en affranchis entierement. Si c'est a l'honneur seul que je dois votre noble conduite a mon egard, je vous rends votre liberte, sans que, pour cela, vous perdiez mon estime. Non, mon cher enfant, je ne veux rien devoir qu'a votre amitie. Je ne veux point me soustraire a la reconnaissance en considerant votre sacrifice comme l'accomplissement d'un devoir. Je le regarderai toute ma vie comme une preuve d'affection si grande, que je ne pourrai jamais assez la reconnaitre. Je me dirai toujours que c'est par devouement d'amitie, et non par principe de conscience, que vous avez accepte mes propositions, modifiees comme elles le sont par les chagrins de mon interieur. Je vous renvoie les deux lettres que vous m'avez confiees. Je ne m'abuse point sur le desavantage pecuniaire qui resulte pour vous d'abandonner la famille Bertrand. Personne ne comprendra le desinteressement et la noblesse de votre conduite. Votre mere seule en sera un bon juge. Je souffre, je l'avoue, de l'idee que le secret de mon interieur sortira de vos mains. Je sais que votre mere gardera ce secret comme vous-meme; mais la mort, cet accident imprevu et inevitable, peut changer etrangement la destination des ecrits. J'ai pour principe de detruire sans tarder tout papier contenant des particularites dont la decouverte serait nuisible a la reputation ou au bonheur de quelqu'un. Voila le seul motif qui m'engageait a vous prier de bruler ma lettre. Si vous la faites passer a votre mere, priez-la donc de le faire. Vous devez reconnaitre comme moi l'utilite de cette mesure. Si quelque autre personne que vous ou elle venait a decouvrir les torts de mon mari, je me ferais un reproche eternel de les avoir retraces. Quand a madame Saint-A..., je ne suis guere surprise de ses intentions _officieuses_ a mon egard. Je n'ai jamais fait la folie de croire en elle; aussi je ne puis etre offensee de sa conduite envers moi, quelle qu'elle puisse etre. Je ne puis rien vous promettre pour le voyage a Nimes. Ce n'est pas la consideration de l'argent qui m'arrete le plus. Ce voyage doit etre peu dispendieux. Mais je serai desormais dans une position qui me prescrira beaucoup de prudence dans mes demarches. Le bon accord que, malgre ma separation d'avec mon mari, je veux conserver dans tout ce qui concernera mon fils, m'obligera a le menager de loin comme de pres. J'ai deja reconnu que ce projet ne lui souriait point. Desormais, je ne dois laisser aucune prise contre moi, ou tout le fruit de mon energie serait perdu et j'aurais fourni des armes contre moi-meme. J'eprouve un autre chagrin tres vif: c'est de n'avoir pas une obole dont je puisse disposer maintenant. Si j'etais a Paris, je vous trouverais de l'argent dans la journee. Je vendrais mes effets plutot que de ne pas vous rendre un service; mais, ici, que faire? Je suis dans une position delicate envers mon mari. Je lui dois; c'est-a-dire que je suis en avance de la pension qu'il me fait. Cela ne m'a pas empechee de lui adresser une demande, aussitot votre lettre recue. J'ai eprouve un refus assez poli, mais tres decisif. Plaignez-moi, je ne maudis mon defaut d'ordre jamais autant que lorsqu'il m'empeche de servir l'amitie! Cependant, si vous ne pouvez trouver d'argent ailleurs, je tacherai d'en emprunter sans qu'on le sache, quoique je sois deja criblee de dettes, que j'acquitterai, Dieu sait comment! Repondez-moi immediatement, _poste restante a la Chatre_. Mes affaires domestiques s'eclaircissent. Mon frere me soutient un peu et m'offre son appartement a Paris jusqu'au mois de mars. Pendant ce temps, il restera ici avec sa femme. A cette epoque, je reviendrai et je passerai quelque temps a Nohant pour vous y installer. Je partirai pour Paris des que serai retablie. Je suis encore tres souffrante. Si vous pouvez venir passer une journee a Chateauroux, je vous previendrai, afin que nous puissions causer a mon passage en cette ville. Adieu, mon cher enfant; je suis encore assez faible, mais j'ai assez de tete et de coeur pour sentir vivement ce que vous faites pour moi. Vous aurez beau vous defendre de mes benedictions avec votre rudesse spartiate, je vous poursuivrai jusqu'a la mort de mes remerciements et de mon ingratitude. _Prenez-le comme vous voudrez_, comme dit mon vieux cure. Bonsoir donc, mon cher fils; parlez de moi a votre mere. Dites-lui que je la venere sans la connaitre, ou plutot que je la connais tres bien sans l'avoir vue. Certes, je voudrais qu'elle me connut aussi et qu'elle sut combien son enfant m'est cher. XLIX AU MEME (En cas d'absence: _a Paris, Boulevard Poissonniere_, n deg. 20.) Nohant, 27 decembre 1830. Qu'etes-vous donc devenu mon cher enfant? Ou etes-vous? Pourquoi ne me donnez-vous pas signe de vie? Je suis vraiment inquiete. Dans un moment de crise comme celui que j'ai traverse, j'aurais eu besoin de votre amitie, de vos encouragements. Vous ne m'avez ecrit qu'un tres petit mot. Il est vrai qu'il renfermait bien des choses. Depuis, je vous ai ecrit, pour vous dire tout le bien que vous m'aviez apporte. Je vous en remerciais dans l''effusion de mon coeur. Votre modestie farouche s'est-elle offensee de quelques-unes de mes expressions? Apres ce qui m'est arrive, j'ai sujet de trembler. Peut-etre est-ce la raison de votre silence. Vous craignez peut-etre de tomber dans les mains des infideles. Rassurez-vous. Maintenant madame Decerf ne remet mes lettres qu'a moi, et celles qui me sont adressees _poste restante_ sont doublement assurees de me parvenir. Peut-etre aussi etes-vous a Paris? Je ne vois personne qui puisse me dire ou est la famille du general. Je suis tourmentee de ne rien savoir et de tout apprehender. N'etes-vous pas malade? Me boudez-vous? et pourquoi? Enfin qu'y a-t-il? Je pars le 4 janvier pour Paris. Si vous etes a la Leuf, ne pourrai-je vous voir un instant a Chateauroux? Si vous me repondez affirmativement, je partirai d'ici le matin, afin de passer une partie de la journee avec vous; sinon, je ne ferai que traverser Chateauroux. Adieu mon cher enfant; ma sante est mediocrement retablie. Mon interieur est calme. L A MAURICE DUDEVANT, A NOHANT Paris; janvier 1831 Mon cher enfant, Je suis arrivee bien lasse! J'ai ete obligee de m'arreter quelques heures a Orleans. La chaise de poste ne fermait pas, j'etais glacee. Je ne suis arrivee a Paris qu'a minuit. J'etais bien embarrassee de ma voiture, parce qu'il n'y a pas de cour dans la maison que j'habite et que je ne pouvais pas la laisser passer la nuit dans la rue. Enfin je l'ai fourree a l'hotel de Narbonne[1]. Je me suis rechauffee, reposee; j'ai arrange et termine pour le mieux une affaire qui m'occupait beaucoup. Maintenant je vais faire mon demenagement, me reposer encore; et puis je retournerai vers toi, mon petit mignon, dans huit jours au plus. Embrasse ton papa et ta grosse mignonne pour moi. Tu m'avais promis de m'ecrire tout de suite; ecris-moi donc, petit drole. Je n'ai pas encore eu le temps de voir ton oncle. Je pense que je le verrai aujourd'hui. Adieu, mon cher mignon. Je t'embrasse mille fois. Ta mere. Que faut-il que je t'apporte? [1] Propriete de George Sand, a Paris LI AU MEME Paris, 8 janvier 1831 J'ai recu ta petite lettre, mon cher enfant. J'ai eu bien du chagrin de voir que tu as ete malade: tu avais mange un peu trop de chocolat, je me le rappelle. N'en mange donc plus; soigne-toi bien. J'espere que tu m'ecriras bientot que tu es tout a fait gueri. Sois sur, mon petit amour, que j'ai eu aussi beaucoup de chagrin de te quitter et que je serai bien heureuse de te revoir. J'aurais mieux aime t'emmener que de venir toute seule a Paris, tu le sais bien; mais tu ne te serais guere amuse ici. Tu n'aurais pas ete si bien qu'a Nohant, ou tout le monde t'aime et s'occupe de toi. Bientot tu auras Boucoiran, qui t'aime bien aussi et qui te fera travailler, sans te fatiguer. Tu dois bien savoir qu'il n'est pas mechant; il ne faut pas que tu aies du chagrin pour cela. Quand tu travailles bien, tu sais comme on te caresse et comme tout le monde est content; ton papa et ta maman surtout, qui seraient si heureux de te voir bien savant et bien aimable! Sois donc bien doux et bien gai; joue, mange, cours, ecris-moi et aime-moi toujours bien. Adieu, mon cher enfant; je t'embrasse mille fois. Ta maman. Parle-moi de ta petite soeur et embrasse-la pour moi. LII AU MEME Paris, 10 janvier 1831 Je suis inquiete de toi, mon cher enfant. Tu m'as ecrit pour me dire que tu avais ete malade; ne l'es-tu pas encore? Si je ne recois pas de tes nouvelles aujourd'hui, j'aurai bien du chagrin. Ecris-moi donc exactement deux fois par semaine, je t'en prie; si tu es malade, prie ton papa ou ton oncle de m'ecrire. Pour moi, je me porte bien et je cours beaucoup; mais je n'ai pas encore ete au spectacle, parce que je travaille le soir. J'ai ete trois fois chez ta bonne maman Dudevant sans pouvoir la trouver. Il parait qu'elle sort souvent. Je lui ai laisse ta lettre, et j'y retournerai aujourd'hui. J'ai deja marchande ton habit de garde national, il sera bien joli, j'y joindrai un schako avec une flamme rouge. Je voudrais que tu pusses voir les hussards d'Orleans. Tu aurais bien envie d'etre habille comme eux. Ils ont une veste gris bleu garnie de mouton noir et un pantalon rouge; le plumet est noir, il n'y a rien de plus elegant. J'ai vu M. Blaize[1] qui m'a bien demande de tes nouvelles. Dis a ton papa de dire a madame Decerf que j'ai fait sa commission. Dis-lui aussi de me donner des nouvelles de madame Duteil. Je n'ai pas encore le temps d'ecrire des lettres. Je n'ecris qu'a toi. Embrasse bien ton papa pour moi, ainsi que ton oncle et ta tante. Dis a ton oncle qu'en descendant son escalier un peu trop fort, j'ai fait ecrouler douze marches. Embrasse bien fort ta soeur de la part de sa maman; parle-t-elle un peu de moi? Et Leontine se porte-t-elle bien? Enfin donne-moi des nouvelles de tout le monde, et dis bien des choses de ma part a Eugenie, a Francoise, etc. Adieu, mon cher amour; ecris-moi donc et surtout porte-toi bien, sois sage, et aime toujours ta mere, qui t'embrasse mille et mille fois. [1] Artiste peintre qui avait fait les miniatures de George Sand et de son fils, l'annee precedente. LIV A JULES BOUCOIRAN, A CHATEAUROUX Mercredi. Paris, 13 janvier 1831 Mon cher ami, Je suis enfin libre; mais je suis loin de mes enfants. Quand vous serez pres d'eux, je serai moins triste de leur absence; je veux dire que l'inquietude ne se joindra pas a ma tristesse. Merci, mon cher enfant, merci! Que Dieu rende a votre mere tout le bien que vous ferez a mon fils. Parlez de moi souvent, qu'il ne desapprenne point a m'aimer. J'ai dit, en partant, qu'on vous donnat la chambre que vous desirez. Si on l'avait oublie, faites-vous-la donner en arrivant. Je ne vous parle pas de la conduite a tenir avec mon mari, pour conserver la bonne intelligence necessaire. Vous savez maintenant qu'il faut se garder de prendre mon parti, sous peine d'etre hai; qu'il faut laisser soutenir les paradoxes les plus injustes et les plus absurdes, sans donner signe de blame, etc. Je sais, de mon cote, qu'on ne se conduira peut-etre pas toujours a votre egard avec l'amitie que vous meritez. Les coeurs sont secs et ne s'ouvriront pas pour vous. Il est necessaire que vous ayez une grande autorite sur Maurice; mais il ne faut pas que vous ayez l'air de la disputer a son pere. Affectez, au contraire, d'adherer a tout ce qu'il vous dira, et faites au fond comme vous jugerez bon. Il n'a pas de constance dans les idees, il ne s'inquietera pas de l'effet de ses avis. Ensuite prenez garde a vos lettres et aux miennes. Mettez-y toute votre prudence naturelle. Je vous prie de m'ecrire au moins une fois par semaine et de m'avertir si Maurice etait serieusement malade. Eux n'y manqueraient pas, je le sais bien; mais ils ne feraient pas faute d'exagerer son mal, soit pour me faire revenir plus vite, soit pour me faire de la peine. En verite, ils m'en ont assez fait, souvent pour le seul plaisir qu'ils y trouvaient. Vous, vous me direz la verite; si l'un de mes enfants tombait malade, je me conformerais entierement a votre avis de revenir ou de rester. J'aurais de l'inquietude ou je n'en aurais pas, suivant votre assertion. Vous m'epargnerez la douleur tant que vous pourrez, je le sais. Vous ne m'abuserez pas non plus par une aveugle confiance. Je vous ecrirai plus au long dans quelques jours, pour vous dire ce que je fais ici. Je m'embarque sur la mer orageuse de la litterature. Il faut vivre. Je ne suis pas riche maintenant, mais je me porte bien, et, quand de longues lettres de vous me parleront de votre amitie et de mon fils, je serai gaie. Un mot cependant avant de vous dire bonsoir. Vous m'avez mal comprise si vous avez cru que ce serait par rapport aux _convenances, a l'opinion_, que j'ai refuse de vous accompagner a Nimes. Les convenances sont la regle des gens sans ame et sans vertu. L'opinion est une prostituee qui se donne a ceux qui la payent le plus cher. Ce n'est pas non plus pour ne pas deplaire a mon mari. Je m'explique. Ce n'est pas a cause de l'humeur qu'il en aurait, et des reproches amers ou mordants qui m'en reviendraient. Vous remarquez fort bien que j'ai brave cette humeur et supporte ces reproches en beaucoup d'autres occasions. J'ajouterai que je l'ai fait souvent pour des gens que j'aimais bien moins que vous. Mais c'est a cause de _vous_. C'est parce que je ne veux pas que vous deveniez un objet de mefiance et d'aversion qu'on chercherait a eloigner. Vous pensez rester plus de deux ans avec nous? Je ne le sais pas, mon enfant; mais je voudrais que ce fut pour toute la vie. Or vous temoigner une preference marquee, une estime particuliere, ce serait... Au reste, vous savez comme cela a reussi _autrefois_ entre nous. Ils m'ont appris qu'il fallait cacher mes plus nobles affections, comme des sentiments coupables. Ne voulant pas les rompre, je saurai avoir a cause de vous, mon cher Jules, des menagements que je dedaignerais s'il ne s'agissait que de moi. Bonsoir, cher enfant; je vous aime bien, et serai toujours votre seconde mere. Ecrivez-moi aussitot que vous serez chez nous. Dites-moi un peu comment ou me traite la-bas. Il est toujours bon de savoir ce que les autres pensent de vous. Je vous embrasse de tout mon coeur. LV A MADAME MAURICE DUPIN, A CHARLEVILLE Paris, 18 janvier 1831. Ma chere petite maman, L'ami Pierret m'a lu ce matin le passage de votre lettre me concernant. Je vous remercie du desir que vous temoignez de me voir. Il est bien reciproque. Je compte rester ici deux mois au moins, ainsi je ne puis manquer de vous embrasser cette annee. Je n'oserais pas vous prier d'avancer pour moi votre retour. Je craindrais trop de causer du chagrin a Caroline, si heureuse de vous avoir pres d'elle. Elle me reprocherait peut-etre de vous enlever. Ne croyez point, comme vous semblez le temoigner a notre ami Pierret, que j'eprouve aucun sentiment de jalousie envers ma soeur. Ce serait un sentiment bien bas. Je ne voudrais pas l'eprouver, quand meme il s'agirait d'une personne indifferente, a plus forte raison a son egard. Vous demandez ce que je viens faire a Paris. Ce que tout le monde y vient faire, je pense: me distraire, m'occuper des arts qu'on ne trouve que la dans tout leur eclat. Je cours les musees; je prends des lecons de dessin; tout cela m'occupe tellement, que je ne vois presque personne. Je n'ai pas encore ete a Saint-Cloud. Depuis plusieurs jours, c'est une partie arrangee avec Pierret; mais le mauvais temps l'ajourne. Je n'ai pas vu non plus M. de Villeneuve[1], ni mes amies de couvent. Je n'ai pas le temps; puis il faut faire des toilettes, un peu de ceremonie, et cela m'ennuie. Depuis si longtemps, je ne sais ce que c'est que la contrainte des salons. Je veux vivre un peu pour moi. Il en est temps. Je recois souvent des lettres de mon petit Maurice. Il se porte bien, ainsi que sa soeur. Maurice a un tres bon instituteur, fixe pres de lui pour deux ans au moins. Cette securite me donne un peu plus de liberte. Ne lui etant plus absolument necessaire, je compte venir plus souvent a Paris que je n'ai fait jusqu'ici, a moins que je ne m'y ennuie, ce qui pourrait bien m'arriver. Jusqu'a present, je n'en ai pas eu le temps, et, si je continue a m'y trouver bien, je ne retournerai chez moi qu'au commencement d'avril. Vous le voyez, ma chere maman, je ne puis manquer de vous embrasser cet hiver; car vous ne resterez pas tout ce temps-la loin de Paris. S'il en etait ainsi, j'irais, avant de retourner a Nohant, passer huit jours a Charleville. J'aurais le plaisir d'embrasser ma soeur en meme temps que vous; mais, je le repete, je ne veux en aucune maniere vous prier de la quitter pour moi. Vous devez apprecier la delicatesse du sentiment qui me force a vous exprimer avec reserve le desir que j'ai d'embrasser ma chere maman. Vous voulez faire un cadeau a Maurice? Je n'ose pas vous dire qu'il vaudrait mieux en faire deux a Oscar. Je sais le plaisir qu'on eprouve a donner, et je vous en remercie tendrement de la part de Maurice et de la mienne. [1] Le comte Rene de Villeneuve, cousin de George Sand. LVI A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE Paris 19 janvier 1831. Mon cher camarade, Il y a huit jours, nous etions convenus de vous ecrire; mais, pour cela, nous voulions avoir de l'esprit comme quatre, et nous avions resolu de nous reunir Alphonse, Jules, Pyat et moi. Or, comme c'est chose assez difficile de nous trouver ensemble, je prends le parti de commencer. D'abord, je veux vous dire, mon cher ami, que vous etes bien _ridicule_, de revenir au moment ou je quitte le pays. Vous pouviez bien attendre encore un ou deux mois. Nous aurions ete charmants ici tous ensemble. Nous n'aurions pas eu les bords de l'Indre, c'est vrai; mais la Seine est beaucoup plus saine. Nous n'aurions pas eu les Couperies; mais nous aurions eu les Tuileries. Nous n'aurions pas mange le lait champetre dans des ecuelles rustiques; mais nous aurions respire l'odeur balsamique des pommes de terre frites et des beignets du pont Neuf; ce qui a bien son merite, quand on n'a pas le sou pour diner. Ne pourriez-vous assassiner tout doucement votre farinier, afin d'en venir chercher un autre a Etampes ou aux environs? Je suis pour le coup de poignard, c'est une maniere si generalement goutee qu'on ne peut plus en vouloir aux gens qui s'en servent. Sans plaisanterie, mon bon Charles, nous parlons souvent de vous, et nous regrettons votre presence, votre bonne humeur, votre bonne amitie et vos mauvais calembours. Votre cousin de Latouche a ete fort aimable pour moi. Remerciez bien votre mere du coup de poing... non, du coup de main qu'elle m'a donne en cette _occurrence_. Occurrence est bien, n'est-ce pas? Helas! si votre cousin savait a quelle lourde bete il rend service, vous en auriez des reproches, c'est sur. Ne lui en disons rien. Devant lui, je suis charmante, je fais la reverence, je prends du tabac a petites prises, j'en jette le moins possible sur son beau tapis a fond blanc. Je ne mets pas mes coudes sur mes genoux, je ne me couche pas sur les chaises; enfin je suis gentille tout a fait, vous ne m'avez jamais vue comme ca. Il a ecoute patiemment la lecture de mes oeuvres legeres.--_Le Gaulois_[1] n'avait pas eu la force de les porter. Il aurait fallu deux mulets pour les trainer jusque-la.--Il m'a dit que c'etait charmant, mais que cela n'avait pas le sens commun. A quoi j'ai repondu: "C'est juste." Qu'il fallait tout refaire. A quoi j'ai dit: "Ca se peut." Que je ferais bien de recommencer. A quoi j'ai ajoute: "Suffit." Quant a la _Revue de Paris_, elle a ete tout a fait charmante. Nous lui avons porte un article _incroyable_; Jules l'a signe, et, entre nous soit dit, il en a fait les trois quarts; car j'avais la fievre. D'ailleurs, je ne possede pas, comme lui, le genre _sublime_ de la _Revue de Paris_. Il a promis solennellement de le faire inserer et il l'a trouve bien. J'en suis charmee pour Jules. Cela nous prouve qu'il peut reussir. J'ai resolu de l'associer a mes travaux, ou de m'associer aux siens, comme vous voudrez. Tant y a qu'il me prete son nom, car je ne veux pas paraitre, et je lui preterai mon aide quand il en aura besoin. Gardez-nous le secret sur cette _association litteraire_. (Vraiment! j'ai un choix d'expressions delicieux!) On m'habille si cruellement a la Chatre (vous n'etes pas sans le savoir), qu'il ne manquerait plus que cela pour m'achever. Apres tout, je m'en moque un peu; l'opinion que je respecte, c'est celle de mes amis. Je me passe du reste. Je ne vois pas que cela m'ait empechee jusqu'a present de vivre sans trop de souci, grace a Dieu et a quelques bipedes qui m'accordent leur affection. Je n'ai pas parle de Jules a M. de Latouche; sa protection n'est pas tres facile a obtenir, m'a-t-on dit. Sans la recommandation de votre maman, j'aurais pu la rechercher longtemps sans succes. J'ai donc craint qu'il ne voulut pas l'etendre a deux personnes. Je lui ai dit que le nom de _Sandeau_ etait celui d'un de mes compatriotes qui avait bien voulu me le preter. En cela, je suivais son conseil; car, il est bon que je vous le dise, M. Veron, le redacteur en chef de la _Revue_, deteste les femmes et n'en veut pas entendre parler. Il a les ecrouelles. C'est a vous de savoir s'il est a propos d'expliquer a votre maman pourquoi le nom de Sandeau va se trouver dans la _Revue_ et si elle n'en parlera point a M. de Latouche. Il vaudrait mieux lui dire que Jules me prete son nom. Quand nous serons assez avances pour voler de nos propres ailes, je lui laisserai tout l'honneur de la publication et nous partagerons les profits (s'il y en a). Pour moi, ame epaisse et positive, il n'y a que cela qui me tente. Je mange de l'argent plus que je n'en ai; il faut que j'en gagne, ou que je me mette a avoir de l'ordre. Or ce dernier point est si difficile, qu'il ne faut pas meme y songer. Je suis ici pour un peu de temps, c'est-a-dire pour deux ou trois mois; apres quoi, je reviendrai au pays, piocher toutes les nuits et galoper tous les jours, selon ma douce habitude, au grand scandale et mecontentement de nos honorables compatriotes. S'ils vous disent du mal de moi, mon cher ami, ne vous echauffez pas la bile a me defendre; laissez les dire. Chauffez-vous tranquillement les pieds, ayez de bonnes pantoufles et de la philosophie. J'en possede autant, et, par-dessus tout, une vieille et sincere amitie pour vous, dut-on aussi en medire. Je ne suis pas de ceux qui sacrifient leurs amis a leurs ennemis. Bonsoir, mon camarade; je vous embrasse. [1] Surnom de M. Alphonse Fleury, de la Chatre. LVII A MAURICE DUDEVANT, A NOHANT Paris, 25 janvier 1831. Tu as du recevoir, mon cher enfant, une lettre de moi le lendemain ou le surlendemain de celle que tu m'as ecrite. Dis a ton papa de m'envoyer de l'argent. Aussitot que j'en aurai, je t'enverrai ton habit de garde national. J'ai vu ta bonne maman Dudevant plusieurs fois. Elle ne m'a pas parle d'argent et je ne me soucie pas de lui en demander. Dis tout cela a ton papa. Je n'ai plus que ce qu'il me faut pour ma consommation, et je ne puis depenser une cinquantaine de francs (au moins) sans en emprunter. C'est ce que je ferai, si je n'en recois pas bientot, car tu as bien envie de cet habit, et j'ai bien envie aussi de te l'envoyer. Reponds-moi tout de suite et mets dans ta lettre un fil pour la grosseur de ta tete afin que je t'achete aussi le schako. Dis a ton papa de te mesurer et de me dire ta taille bien au juste, afin que l'habit et le pantalon ne soient pas trop grands. Ta bonne maman Dupin, qui est a Charleville, a ecrit a M. Pierret de t'acheter un joujou pour tes etrennes. Je le mettrai dans la caisse avec une poupee pour Leontine et une pour Solange. Je suis bien aise que tu te portes bien, mon amour; mais je ne veux pas que tu aies du chagrin, cela augmenterait beaucoup le mien. J'ai reve cette nuit que tu etais bien malade, et je me suis reveillee en pleurant. Heureusement, une heure apres, j'ai recu la lettre de ton papa et la tienne. Amuse-toi et ne pense a moi que pour te rappeler que je t'aime bien et que je reviendrai bientot. Boucoiran doit etre a Nohant; tu vas avoir de l'occupation. Il te fera jouer quand tu auras bien travaille. Tu m'ecriras tout ce que tu fais, et, s'il est content de toi, ta petite maman sera bien heureuse et t'aimera encore davantage. Tu seras sage par amitie pour moi, n'est-ce pas, mon cher enfant? Embrasse ton papa, et qu'il soit bien content de toi. Embrasse aussi ton oncle, ta tante, ta soeur et Leontine. Pour toi, mon cher amour, je t'embrasse mille fois. Tu sais que tu es ce que j'ai de plus cher au monde. Aime-moi aussi et porte-toi toujours bien. Ta mere. Solange parle-t-elle quelquefois de sa maman? Empeche qu'elle ne m'oublie. LVIII A M. JULES BOUCOIRAN A NOHANT Paris, 12 fevrier 1831. Mon cher enfant, Je vous remercie de votre bonne lettre; ecrivez-moi souvent, je vous en prie. Je ne sais que par vous avec exactitude l'etat de mes enfants. Dites a Maurice de m'ecrire, en le laissant libre et d'ecriture, et d'orthographe, et de style. J'aime ses naivetes et ses barbouillages. Je ne veux pas qu'il considere l'heure de m'ecrire comme une heure de travail. Une page deux fois la semaine, ce ne sera pas assez pour l'embrouiller dans ses progres. Je suis bien contente qu'il se rende a la necessite de travailler sans verser trop de larmes. Une fois l'habitude prise, il ne se trouvera pas plus malheureux qu'auparavant. Mon mari me mande que vous etes maigre et au regime. Etes-vous reellement bien gueri, mon cher enfant? Soignez-vous, ne couchez pas sans feu comme vous le faisiez par negligence l'annee derniere, et ayez toujours une tisane rafraichissante dans votre chambre. Moi, le grand medecin de Nohant, je vous traiterais _ex professo_. Que deviennent donc tous les malades du village, depuis que je ne suis plus la pour les guerir ou pour les tuer? Je vous dirai en confidence avoir eu ici l'occasion d'exercer mes talents; aupres de qui? je vous le donne en cent! Aupres de madame P..., mon implacable ennemie. La malheureuse femme vient de faire un triste voyage a Paris, pour enterrer un fils de vingt ans. Elle etait mourante de douleur lorsque le hasard m'a fait connaitre sa situation. J'ai couru a elle sur-le-champ, je l'ai trouvee entouree de jeunes gens qui pleuraient leur camarade et s'affligeaient de l'absence d'une femme aupres de la mere desolee. J'ai passe la nuit sur une chaise aupres d'elle. Une triste nuit! Mais, lorsqu'elle m'a reconnue et qu'abjurant son aversion, elle m'a remerciee avec elan, j'ai eprouve combien la vengeance noble, celle qui consiste a rendre le bien pour le mal, est un sentiment pur et doux. Nous nous sommes quittees tres reconciliees. Je parierais bien qu'a la Chatre et a Nohant surtout, ma conduite passerait pour un trait de folie. N'en parlez pas; mais, si on en parle et si l'on m'accuse, laissez dire. Je ne crois pas, mon cher enfant, a tous les chagrins qu'on me predit dans la carriere litteraire, ou j'essaye d'entrer. Il faut voir et apprecier quels motifs m'y poussent, quel but je poursuis. Mon mari a fixe ma depense particuliere a trois mille francs. Vous savez que c'est peu pour moi qui aime a donner et qui n'aime pas a compter. Je songe donc uniquement a augmenter mon bien-etre par quelques profits. Comme je n'ai nulle ambition d'etre connue, je ne le serai point. Je n'attirerai l'envie et la haine de personne. La plupart des ecrivains vivent d'amertumes et de combats, je le sais; mais ceux qui n'ont d'autre ambition que de gagner leur vie vivent a l'ombre paisiblement. Beranger, le grand Beranger lui-meme, malgre sa gloire et son eclat, vit retire a part de toutes les coteries. Ce serait bien le diable si un pauvre talent comme le mien ne pouvait se derober aux regards. Le temps n'est plus ou les editeurs faisaient queue a la porte des ecrivains. La chose est renversee. De tous les etats, le plus libre et le plus obscur, peut-etre, est celui d'auteur pour qui n'a pas d'orgueil et de fanfaronnade. Quand on vient me dire que _la gloire_ est un chagrin de plus que je me prepare, je ne puis m'empecher de rire de ce mot, qui n'est pas heureux, et de tous ces lieux communs qui ne sont applicables qu'au genie et a la vanite. Je n'ai ni l'un ni l'autre, et j'espere ne connaitre aucune de ces tracasseries qu'on croit inevitables. J'ai ete incitee chez Keratry et chez madame Recamier. J'ai eu le bon sens de refuser. Je vais chez Keratry le matin et nous causons au coin du feu. Je lui ai raconte comme nous avions pleure en lisant _le Dernier des Beaumanoir_. Il m'a dit qu'il etait plus sensible a ce genre de triomphe qu'aux applaudissements des salons. C'est un digne homme. J'espere beaucoup de sa protection pour vendre mon petit roman. Je vais paraitre dans la _Revue de Paris_. J'en ai enfin la certitude; ce sera un pas immense de fait. Voila ou j'en suis. Adieu, mon cher enfant; je vous embrasse de tout mon coeur. J'ai beaucoup de courses et de travail, voila le seul cote penible de l'etat que j'ai embrasse. Quand les premiers obstacles seront franchis, je me reposerai. LIX A M. DUTEIL. AVOCAT, A LA CHATRE Paris, 15 fevrier 1831. Mon cher ami, Si je ne vous ai pas repondu plus tot, c'est que la patrie etait menacee et que j'etais occupee a la defendre. Maintenant que je l'ai sauvee, je reviens a mes amis, je rentre dans la vie privee et je me repose sur ma gloire. Vous savez, peut-etre, que nous venons de traverser une petite revolution, toute petite a la verite, une revolution de poche, une miniature de revolution, mais fort gentille dans ce qu'elle est. Je dis _peut-etre_, parce que, pendant qu'on se battait a coups de missel, dans les rues de Paris, il est possible que, occupe a chanter, a boire, a rire, a dormir, vous n'ayez pas lu une colonne de journal et que vous sachiez tout au plus que la France a encore manque de perir; ce qui fut infailliblement arrive, sans la conduite impartiale et l'attitude ferme que j'ai montrees en cette circonstance difficile. J'ai fait l'impossible aupres de M. Duris-Dufresne; j'ai fait tout ce qu'il fallait pour me faire mettre a la porte par tout autre que lui, l'obligeance et la douceur meme. M. Duris-Dufresne s'est remue tant qu'il a pu pour M. M*** et pour une autre personne encore que je lui recommandais et qui m'interessait non moins vivement. Tout ce qu'il a obtenu, ce sont des promesses, ce qu'on appelle des _esperances_, mot qui m'a bien l'air d'etre fait pour les dupes. Je n'ai pas besoin de vous dire que je n'ai pas neglige une occasion de rechauffer son zele. Mais je veux vous dire que vous vous tromperiez et seriez fort injuste de croire que M. Duris-Dufresne y eut mis de la mauvaise grace! Il faut bien voir ou il en est. En examinant la marche des choses, vous vous expliquerez la facilite avec laquelle il a fait obtenir des places a ses amis et la difficulte qu'il rencontre aujourd'hui pour solliciter de simples emplois. Au commencement de ce nouveau gouvernement, le parti Lafayette (c'est-a-dire MM. de Tracy, Eusebe Salverte, de Podenas, Duris-Dufresne, etc.) etait au mieux avec le pouvoir. Ces messieurs venaient de faire un roi, et ce roi n'avait rien a leur refuser. C'etait juste. Cependant, comme ces gens-la n'etaient pas des polissons, apres avoir ete dupes des promesses de l'hotel de ville, ils n'ont pas rampe devant le sire. Ils ne lui ont pas dit comme Guizot, Royer-Collard, Dupin et consorts: "Majeste, tout vous est permis; nous sommes vos serviteurs tres humbles et nous defendrons votre pouvoir, juste ou injuste, absurde ou raisonnable, parce que vous nous avez donne des places et des honneurs." Le parti Lafayette, c'est-a-dire l'extreme gauche, en voyant des fourberies, des turpitudes diplomatiques envahir l'esprit du gouvernement et entraver la marche des institutions populaires dont on l'avait leurre, s'est regimbe, et, de plus belle, s'est jete dans l'opposition. Il faut bien croire a la bonne foi de ces gens-la. Ils pouvaient, en servant le pouvoir, conserver les bonnes graces et la faveur. Ils preferent le droit de crier, qui ne rapporte que l'acrimonie et le mal de gorge. Je ne suis pas de leur humeur, moi! J'aime a rire, et j'ai l'egoisme de m'amuser de tout, meme de la peur d'autrui. Mais j'estime et j'admire la conduite de ces vieux grognards, qui veulent tout ou rien en matiere de liberte et que l'on traite d'enrages parce qu'on ne peut les acheter. Je crois donc le credit de Duris-Dufresne diablement tombe. Il a perdu aupres du pouvoir ce qu'il a regagne en popularite. S'il n'obtient plus rien, il ne faut pas lui en faire un crime; car le pauvre brave homme use bien des souliers pour le service d'autrui. Ne connaissez-vous pas M. de Bondy? C'est lui qui est en faveur maintenant. Il est dans une belle position. Si la famille M... a des relations avec lui (il me semble que je ne l'ai pas reve), je me chargerai volontiers de tous les pas qu'il faudra faire. Dites-le a F... et embrassez-la bien de ma part. Je lui ecrirai dans quelques jours. Pour le moment, je suis ecrasee de besogne; besogne qui ne me mene a rien jusqu'ici. J'ai pourtant toujours de l'esperance. Et puis voyez l'etrange chose: la litterature devient une passion. Plus on rencontre d'obstacles, et plus on apercoit de difficultes, plus on se sent l'ambition de les surmonter. Vous vous trompez pourtant bien si vous croyez que l'amour de la gloire me possede. C'est une expression a crever de rire que celle-la. J'ai le desir de gagner quelque argent; et, comme il n'y a pas d'autre moyen que d'avoir un nom en litterature, je tache de m'en faire un (de fantaisie). J'essaye de fourrer des articles dans les journaux. Je n'arrive qu'avec des peines infinies et une perseverance de chien. Si j'avais prevu la moitie des difficultes que je trouve, je n'aurais pas entrepris cette carriere. Eh bien, plus j'en rencontre, plus j'ai la resolution d'avancer. Je vais pourtant retourner bientot _cheux nous_, et peut-etre sans avoir reussi a mettre ma barque a flot, mais avec l'esperance de mieux faire une autre fois et avec des projets de travail plus assidu que jamais. Il faut une passion dans la vie. Je m'ennuyais, faute d'en avoir. La vie agitee et souvent meme assez necessiteuse que je mene ici chasse bien loin le spleen. Je me porte bien et vous allez me revoir avec une humeur tout a fait rose. Avec ca que notre bonne Agasta[1] aille bien et que je la retrouve fraiche et ingambe! Nous danserons encore la bourree ensemble! Adieu, mon cher ami. Si vous avez des idees, envoyez-moi-_z'en_; car, des idees, par le temps qui court, c'est la chose rare et precieuse. On ecrit parce que c'est un metier; mais on ne pense pas, parce qu'on n'en a pas le temps. Les choses marchent trop vite et vous emportent tout eblouis. "Les ecrivains (dit le sublime de Latouche), ce sont des instruments. Au temps ou nous vivons, ce ne sont pas des hommes; ce sont des plumes!" Et, quand on a lache ca, on se pame d'admiration, on tombe a la renverse, ou l'on n'est qu'un ane. Bonsoir. J'embrasse Agasta et vous de tout mon coeur. [1] Madame Duteil. LX A M. MAURICE DUDEVANT, A NOHANT Paris, mercredi soir, 16 fevrier 1831. Mon cher enfant, je n'ai pas eu le temps de te dire un petit mot, dans la lettre de ton oncle. J'ai recu le tien ce matin. Je suis tres contente que tu te portes bien et que tu t'amuses. Je serais heureuse de te voir, mon cher enfant; mais je serais fachee que tu fusses ici maintenant. On ne s'y amuse pas: tout le monde se dispute, on s'etouffe dans les rues, on demolit les eglises et on bat le tambour toute la nuit. Tu es bien mieux a Nohant, ou l'on t'aime, ou tu peux courir et jouer sans voir des mechants qui se battent. Adieu, mon cher enfant; travaille toujours, ecris-moi souvent, embrasse pour moi ton papa, Boucoiran et ta petite soeur. Je vous aime tous deux par-dessus tout et je vous embrasse mille fois. LXI A M. JULES BOUCOIRAN, A NOHANT Paris, 4 mars 1831. Mon cher enfant, Je vous remercie de m'avoir ecrit. Je ne vis que de ce qui concerne Maurice, et les nouvelles qui m'arrivent par vous n'en sont que plus douces et plus cheres. Aimez-le donc mon pauvre petit, ne le gatez pas, et pourtant rendez-le heureux. Vous avez ce qu'il faut pour l'instruire sans le rendre miserable: de la fermete et de la douceur. Dites-moi s'il prend ses lecons sans chagrin. Pres de lui, je sais montrer de la severite; de loin, toutes mes faiblesses de mere se reveillent et la pensee de ses larmes fait couler les miennes. Oh! oui, je souffre d'etre separee de mes enfants. J'en souffre bien! Mais il ne s'agit pas de se lamenter; encore un mois, et je les tiendrai dans mes bras. Jusque-la, il faut que je travaille a mon entreprise. Je suis plus que jamais resolue a suivre la carriere litteraire. Malgre les degouts que j'y rencontre parfois, malgre les jours de paresse et de fatigue qui viennent interrompre mon travail, malgre la vie plus que modeste que je mene ici, je sens que mon existence est desormais remplie. J'ai un but, une tache, disons le mot, une _passion_. Le metier d'ecrire en est une violente, presque indestructible. Quand elle s'est emparee d'une pauvre tete, elle ne peut plus la quitter. Je n'ai point eu de succes. Mon ouvrage a ete trouve invraisemblable par les gens auxquels j'ai demande conseil. En conscience, ils m'ont dit que c'etait trop bien de morale et de vertu pour etre trouve probable par le public. C'est juste, il faut servir le pauvre public a son gout et je vais faire comme le veut la mode. Ce sera mauvais. Je m'en lave les mains. On m'agree dans la _Revue de Paris_, mais on me fait languir. Il faut que les noms connus passent avant moi. C'est trop juste. Patience donc. Je travaille a me faire inscrire dans _la Mode_ et dans _l'Artiste_, deux journaux du meme genre que la _Revue_. C'est bien le diable si je ne reussis dans aucun. En attendant, il faut vivre. Pour cela, je fais le dernier des metiers, je fais des articles pour _le Figaro_. Si vous saviez ce que c'est! Mais on est paye sept francs la colonne et avec ca on boit, on mange, on va meme au spectacle, en suivant _certain conseil que vous m'avez donne_. C'est pour moi l'occasion des observations les plus utiles et les plus amusantes. Il faut, quand on veut ecrire, tout voir, tout connaitre, rire de tout. Ah! ma foi, vive la vie d'artiste! Notre devise est _liberte_. Je me vante un peu pourtant. Nous n'avons pas precisement la _liberte_ au _Figaro_. M. de Latouche, notre _digne_ patron (ah! si vous connaissiez cet homme-la!) est sur nos epaules, taillant, rognant a tort et a travers, nous imposant ses lubies, ses aberrations, ses caprices. Et nous d'ecrire comme il l'entend; car, apres tout, c'est son affaire. Nous ne sommes que ses manoeuvres; _ouvrier-journaliste, garcon-redacteur_, je ne suis pas autre chose pour le moment. Quand je vois les platitudes que j'ai griffonnees dans vingt paires de mains qui se les arrachent et sous les yeux de ces benevoles lecteurs dont le metier est d'etre mystifies, je me prends a rire d'eux et de moi. Quelquefois je les vois cherchant a deviner des enigmes sans mot et je les aide a s'embrouiller. J'ai fait hier un article pour _madame Duvernet_, on dit que c'est pour M. de Quelen [1]. Voyez un peu! Adieu, mon cher enfant; je vous charge d'embrasser mon frere et _ma soeur, si elle vous le permet_. Dites a Polyte de m'ecrire un peu plus souvent. Enfermee au bureau d'esprit de mon _digne_ maitre depuis neuf heures du matin jusque cinq heures, je n'ai guere le temps d'ecrire, moi; mais j'aime bien a recevoir des lettres de Nohant. Elles me reposent le coeur et la tete. Je vous embrasse et vous aime bien. Dites-moi donc ce que vous faites faire a Maurice? J'ai revu Keratry et j'en ai assez. Helas! il ne faut pas voir les celebrites de trop pres. _De loin, c'est quelque chose_, etc. J'aime toujours M. Duris-Dufresne de passion. Je vous dirai que j'ai vu madame Bertrand a la Chambre des deputes. Elle etait derriere moi dans la tribune des dames. Je lui ai offert ma place. J'ai ete honnete, elle a ete gracieuse, et l'histoire finit la. [1] Archeveque de Paris LXII A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE Paris, 6 mars 1831. Vous etes un _fichu_ paresseux mon cher camarade! Si nous n'etions d'anciens amis, je me facherais; mais il faut bien vous pardonner, car on ne refait pas de vieux amis du jour au lendemain. Savez-vous qu'il se passe de belles choses, ici? C'est vraiment tres drole a voir. La revolution est en permanence comme la Chambre. Et l'on vit aussi gaiement, au milieu des baionnettes, des emeutes et des ruines, que si l'on etait en pleine paix. Moi, ca m'amuse. J'en suis fachee pour ceux a qui ca deplait; mais nous sommes au monde pour rire ou pour pleurer de ce que nous voyons faire. Et, bien que je pleure quelquefois tout comme une autre, pour le plus souvent je ris. Dites-moi donc, mon camarade, vous avez parfois l'humeur bien noire, a ce qu'il parait? Le moyen de s'en _dispenser_? Chez moi, la peine ne creuse guere; chez vous, l'ennui se cramponne, du moins je crois le voir a quelques phrases de votre lettre. Cela ne me surprend point: l'air du pays n'est pas leger, la societe n'est pas delicate, les cancans ne sont pas spirituels et les plaisirs ne sont pas du tout. On vit en tous lieux, je le sais, mais avec des interets, un menage, une occupation personnelle, des projets et des profits. A votre age, on n'a rien de tout cela, et au mien... que vous dirai-je? cela ne suffit pas encore. Un peu de patience! quand nous aurons quarante ans, nous serons les meilleurs Berrichons du monde. En attendant, il faut bien varier un peu la vie. Au lieu de vous faire des sermons, je vous engagerai a venir a Paris le plus que vous pourrez. Je sais que les parents ne lachent guere leurs enfants; mais vous qu'on aime et qu'on gate passablement, si vous montriez un desir bien prononce, vous ne trouveriez pas de resistance. Si l'on voulait m'ecouter, je parlerais bien pour vous, tant je suis penetree de l'impossibilite de vivre heureux a la Chatre quand on n'est ni vieux, ni pere de famille, ni _raisonnable par force_. Je ne suis pas de ceux qui disent: _Vivre, c'est s'amuser_, ou plutot je ne l'entends pas comme eux. Ce n'est pas l'Opera qu'il vous faut tous les jours pour passer agreablement la soiree. L'Opera est chose delicieuse, mais on peut rire ailleurs et de tout son coeur. Odry meme, le sublime Odry, n'est pas indispensable a ma felicite, quoiqu'il y contribue puissamment. Je m'amuse _partout_.--Partout (entendons-nous) ou je ne vois pas la haine, le soupcon, l'injustice et l'aigreur empester l'air que je respire. Si les gens n'etaient pas mechants, je leur passerais bien d'etre betes; mais, pour notre malheur, ils sont l'un et l'autre. Voila pourquoi la province est odieuse. Il y a un venin cache partout, et l'on peut dire d'elle ce que Victor Hugo dit de la prison: _Vous y cueillez une fleur, et elle pique ou elle pue_. C'est barroque, mais c'est vrai. Il me tarde pourtant de retourner en Berry; car j'ai des enfants que j'aime plus que tout le reste. Sans l'espoir de leur etre plus utile un jour avec la plume du scribe qu'avec l'aiguille de la menagere, je ne les quitterais pas si longtemps. Je veux, malgre les difficultes sans nombre que je rencontre, faire les premiers pas dans cette carriere epineuse. Je me suis enfin decidee a ecrire dans _le Figaro_, et je suis charmee que vous y soyez abonne; ce sera une maniere de causer avec vous, surtout si M. de Latouche a souvent la bonne idee de me faire faire des articles comme celui de _Molinara_, article dont le coeur a fait les frais plus que l'esprit. C'est dans son cabinet, a sa table, moitie avec lui, que j'ai ecrit cette _idylle_ dont le bon public parisien (public excellent, d'ailleurs, dont le metier est d'etre dupe) cherchait le mot avec d'incroyables efforts le lendemain. Vous auriez ri de voir les bons bourgeois du cafe _Conti_... (Vous connaissez surement le cafe Conti, vis-a-vis le pont Neuf? Vous y avez dejeune plus d'une fois, et moi aussi.) Vous auriez ri (que je dis) si vous les aviez vus, le nez sur _le Figaro_ et se donnant a tous les diables pour savoir quelle enigme politique leur cachait cette _Molinara_ et ce polisson de moulin. D'aucuns disaient: "C'est un embleme;" d'aucuns repondaient: "C'est une anagramme;" et d'aucuns reprenaient: "C'est un logogryphe."--Qui donc est cette meuniere? C'est Delphine Gay!--Oh! non, c'est la duchesse de Berry.--Bah! c'est la femme du dey d'Alger.--Dans tous les cas, c'est bien savant, on n'y comprend goutte." Moi, je riais non pas dans ma barbe, mais dans ma tabatiere, et je leur disais d'un air mysterieux: "Messieurs, je sais de bonne part que c'est la femme du pape." A quoi ils repondaient: "Pas possible?--Parole d'honneur!" Vous avez vu depuis, un grand article intitule _Vision_. M. de Latouche l'a trouve tres remarquable et _m'a priee_ en quelque sorte de le lui donner. Il est de J.S..., qui me l'avait confie et qui n'a pas ete tres content de le voir mutile et raccourci. Il le destinait au _Voleur_, et, moi, je l'ai _vole_, au profit du _Figaro_. Dans le meme numero, une bigarrure (la premiere) fait grand scandale. Elle n'a rien de joli; mais, comme elle tombe d'aplomb sur le ridicule de la circonstance, les rieurs s'en sont empares, le roi citoyen s'en est offense, et M. Nestor Roqueplan, le signataire du journal, au moment de recevoir la croix (dont Sa Majeste n'est pas chiche d'ailleurs), se l'est vu refuser a cause de l'article susdit, dont il est responsable. _C'est pourtant moi qu'a fait ce coup-la!_ J'en peux pas revenir et j'en ris a me demettre les mandibules. O auguste juste milieu de la Chatre, que diras-tu de mon imprudence! M. de Latouche, de son cote, ne s'etait pas gene d'annoncer des _croisees a louer pour voir passer la premiere emeute que ferait M. Vivien_. Toutes ces gentillesses ont indispose le roi citoyen et papa Persil, qui lui a dit comme ca: --Tonnerre de Dieu, sire, c'est trop fort! --Vous croyez? qu'a dit le roi citoyen, faut-il que je me fache? --Oui, sire, faut vous facher. Alors le roi citoyen s'est fache. Et voila qu'on a saisi _le Figaro_ et qu'on lui intente un _proces de tendance_. Si on incrimine les articles en particulier, le mien le sera _pour sur_. Je m'en declare l'auteur et je me fais mettre en prison. Vive Dieu! quel scandale a la Chatre! Quelle horreur, quel desespoir dans ma famille! Mais ma reputation est faite et je trouve un editeur pour acheter mes platitudes et des sots pour les lire. Je donnerais neuf francs cinquante centimes pour avoir le bonheur d'etre condamnee. Je ne vous dis rien de _la Nouvelle Atala_. Je l'ai avalee, il m'en souviendra! J'en ai eu le cholera-morbus pendant trois jours. Vous en verrez l'analyse un de ces jours dans votre journal. Bonsoir, mon cher camarade; je vous embrasse de tout mon coeur. Ecrivez-moi plus souvent et quand meme vous seriez de mauvaise humeur, n'ai-je pas aussi mes jours _nebuleux_? Quand je serai _cheux_ nous, c'est-a-dire le mois prochain, si vous vous ennuyez, vous viendrez me voir. Nous mettrons nos deux ennuis ensemble et nous tacherons de les jeter a l'eau, pour peu qu'il y ait de l'eau. Je ne vous dis rien de votre _affaire d'honneur_. Etes-vous assez bete! je me reserve de vous laver la tete; mais ne recommencez pas souvent ces sottises-la. Adieu.--Bonsoir.--Embrassez pour moi votre chere mere et aimez-moi toujours _un brin_. LXIII A M. JULES BOUCOIRAN, A NOHANT Paris, 9 mars 1831. Mon cher enfant, Je suis triste. De loin encore, on essaye de me faire du mal. Une lettre de mon frere, aigre jusqu'a l'amertume, contient ce qui suit: _Ce que tu as fait de mieux, c'est ton fils; il t'aime plus que personne au monde. Prends garde d'emousser ce sentiment-la._ Il y a la bien de la cruaute. C'est me dire, qu'un jour je ne trouverai meme pas la tendresse de mon enfant. Sans doute, s'il porte un coeur egoiste et froid, je dois m'y attendre. Mais il n'en sera pas ainsi, n'est-ce pas? Vous etes aupres de lui, vous lui parlez de moi et vous me conservez mon bien le plus precieux: l'amour de mon fils? Bah! j'ai tort d'etre triste. C'est vous faire injure. Je suis tranquille. On me blame, a ce qu'il parait, d'ecrire dans _le Figaro_. Je m'en moque. Il faut bien vivre et je suis assez fiere de gagner mon pain moi-meme. _Le Figaro_ est un moyen comme un autre d'arriver. Le _journalisme_ est un postulat par lequel il faut passer. Je sais que souvent il est degoutant; mais on n'est pas oblige de se salir les mains pour ecrire, et j'arriverai, j'espere, sans cela. Ce petit journal fait de _l'opposition_ et de la _diffamation_. Il s'agit de ne pas prendre l'un pour l'autre. C'est peu de chose de gagner sept francs par colonne; mais c'est beaucoup que de se rendre necessaire dans un bureau de litterature. Cela vous mene a tout, meme sans _camaraderie_, et sans que la _personne_ paraisse le moins du monde. Je n'ai affaire qu'a M. de Latouche. Je vis toujours tranquille et retiree. Je vais au spectacle presque tous les soirs avec les loges qu'il me donne. C'est tres agreable. Vous saurez que j'ai debute par un _scandale_, une plaisanterie sur la garde nationale. La police a fait saisir _le Figaro_ d'avant-hier. Deja je m'appretais a passer six mois a la Force; car j'aurais tres certainement pris la responsabilite de mon article. M. Vivien a senti ce matin l'absurdite d'une poursuite de ce genre, il a fait signifier aux tribunaux d'en rester la. Tant pis! une condamnation politique eut fait ma reputation et ma fortune. La litterature est dans le meme chaos que la politique. Il y une preoccupation, une incertitude dont tout se ressent. On veut du neuf, et, pour en faire, on fait du hideux. Balzac est au pinacle pour avoir peint l'amour d'un soldat pour une tigresse et celui d'un artiste pour un _castrato_. Qu'est-ce que tout cela, bon Dieu! Les monstres sont a la mode. Faisons des monstres! J'en _enfante_ un fort agreable dans ce moment-ci. Je vous conterai, sur tout ce que je vois, de singulieres particularites. Si j'avais le temps de les enregistrer, ce serait un curieux journal. Adieu, mon cher enfant; parlez-moi beaucoup de mon fils et de votre sante. Je vous embrasse de tout mon coeur. LXIV A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS Nohant, 14 avril 1831. Ma chere maman, J'ai bien tarde a vous annoncer mon arrivee, parce que j'ai sejourne quelques jours a Bourges, ou j'ai ete assez malade. Je me porte bien tout a fait, depuis que j'ai revu mes enfants. Ce sont deux amours. Solange est devenue belle comme un ange. Il n'y a pas de rose assez fraiche pour vous donner l'idee de sa fraicheur. Maurice est toujours mince; mais il se porte bien et on ne peut voir d'enfant plus aimable et plus caressant. Je suis aussi tres contente de ses progres et de sa douceur au travail. Enfin je suis, jusqu'ici, une heureuse mere. J'ai trouve Polyte un peu malade; sa femme, toujours la meme, bonne et indolente; mon mari, criant fort et mangeant bien; le precepteur avec des moustaches qui lui vont comme de la dentelle a un herisson; Leontine, ayant fait aussi des progres et toujours tres douce. Voila! Et vous, ma chere maman, que faites vous par ce beau temps qui donnait deja a Paris un air de fete? Promenez-vous Caroline, en attendant que la pauvre enfant, aille retrouver son triste Charleville? Mais elle y retrouvera son Oscar, et, aupres de ses enfants, on ne peut pas s'ennuyer. Pierret est-il toujours amoureux de son beau fusil qui lui sert de bijou sur sa cheminee, et furieux contre les republicains? Dites-lui qu'a la premiere revolution, les femmes repousseront les gardes nationaux avec des pots de chambre. Ici, l'on est fort tranquille en masse et l'on ne se dispute qu'en famille. Ne pouvant faire d'emeutes, on fait des cancans; ce qui m'ennuie tellement, que je vais m'enfermer dans mon cabinet avec mes deux mioches pour ne pas entendre parler de haines, d'elections, d'intrigues, de propos, de vengeances, etc., etc. Pouah! La peste des petites villes, c'est le commerage. Les hommes s'en melent au moins autant que les femmes quand il s'agit d'interets politiques. A Paris, on rit de tout; ici, on prend tout au serieux. Il y a de quoi crever d'ennui; car, apres tout, la vie n'est pas faite pour se facher d'un bout a l'autre. J'aime mieux laisser les hommes comme ils sont que de me donner la peine de les precher. N'est-ce pas votre avis, chere mere, a vous qui avez l'esprit si jeune et le caractere si gai? Je voudrais que Maurice fut d'age a entrer au college; alors je passerais, pres de vous et pres de lui, une partie de ma vie a Paris. J'aime la liberte dont on y jouit et l'insouciance qui fait le fond du caractere de ses habitants. Tout le monde ici se joint a moi pour vous embrasser mille fois. Rendez-le-moi en particulier un peu plus qu'aux autres. Bonsoir, ma chere petite maman. LXV A M. CHARLES DUVERNET. A LA CHATRE Nohant, avril 1831. Je viens vous faire mon compliment, cher camarade. Vous jouez tres bien la comedie et je n'ai pas eu besoin de l'indulgence de l'amitie pour vous applaudir. J'eusse voulu avoir les pattes du Gaulois pour entrainer l'auditoire naturellement peu _entrainable_ et beaucoup plus sensible aux farces de cache-cache qu'aux choses bien dites et bien senties. Vous etes tres drole en garcon et en vieille femme; mais vous etes encore mieux dans vos habits, ce qui est, vous le savez sans doute, le plus difficile en scene. Mais dites donc a Soumain de changer de figure s'il veut ressembler a Odry. Il est beaucoup trop gentil pour faire M. Cagnard, et ne fait pas rire parce qu'il ne peut pas etre caricature. Quoiqu'il ait des gestes et des manieres de dire tres conformes a son modele, personne a la Chatre ne sent le merite de cette imitation, parce que personne n'a vu Odry. Le gros Chabenat est excellent. Il a plus de naturel qu'aucun de vous, sauf _vous_. Dites-leur d'apprendre leurs roles et de ne pas manquer leurs entrees. Individuellement vous jouez bien; mais vous manquez d'ensemble. J'ai regret d'avoir manque votre precedente representation, j'etais trop malade. J'ai charge madame Decerf de me prendre vingt billets a votre loterie. J'y aurais coopere par quelque ouvrage si j'avais eu plus de temps et de sante. Votre mere m'a dit que toutes ces comedies vous fatiguaient beaucoup. Prenez garde, ne vous faites pas, comme moi, vieux avant le temps. Bonsoir, mon camarade; je vous embrasse de tout mon coeur. Avez-vous des nouvelles d'Alphonse? personne ne m'en donne, ni lui non plus. LXVI A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS Nohant, 31 mai 1831. Ma chere maman, Vous etes triste. Vous allez encore vous trouver seule. C'est une chose difficile a arranger avec la liberte, que la societe d'autrui. Vous aimez a etre entouree, vous detestez la contrainte; c'est tout comme moi. Comment concilier les volontes des autres avec la sienne propre? Je ne sais. Peut-etre faudrait-il fermer les yeux sur bien des petites choses, tolerer beaucoup d'imperfections a la nature humaine et se resigner a certaines contrarietes qui sont inevitables dans toutes les positions. Ne jugez-vous pas un peu severement des torts passagers? Il est vrai, vous pardonnez aisement et vous oubliez vite; mais ne condamnez-vous pas quelquefois un peu a la hate? Pour moi, ma chere maman, la liberte de penser et d'agir est le premier des biens. Si l'on peut y joindre les petits soins d'une famille, elle est infiniment plus douce; mais ou cela se rencontre-t-il? Toujours l'un nuit a l'autre, l'independance a l'entourage ou l'entourage a l'independance. Vous seule pouvez savoir lequel vous aimeriez mieux sacrifier. Moi, je ne sais pas supporter l'ombre d'une contrainte, c'est la mon principal defaut. Tout ce qu'on m'impose comme devoir me devient odieux; tout ce qu'on me laisse faire de moi-meme, je le fais de tout mon coeur. C'est souvent un grand malheur d'etre ainsi fait, et mes torts, quand j'en ai, viennent tous de la. Mais peut-on changer sa nature? Si vous aviez beaucoup d'indulgence pour ce travers, vous m'en trouveriez bientot corrigee sans savoir comment. On l'augmente en moi, en me le reprochant sans cesse; et cela, je vous jure que ce n'est point esprit de contradiction, c'est penchant involontaire, irresistible. Vous me connaissez fort peu, j'ose le dire, ma chere maman. Il y a bien des annees que nous n'avons vecu ensemble, et souvent vous oubliez que j'ai vingt-sept ans, que mon caractere a du subir bien des changements depuis ma premiere jeunesse. Vous me supposez surtout un amour du plaisir, un besoin d'amusement et de distraction que je suis loin d'avoir. Ce n'est pas du monde, du bruit, des spectacles, de la parure qu'il me faut; vous seule etes dans l'erreur sur mon compte; c'est de la liberte. Etre toute seule dans la rue et me dire a moi-meme: "Je dinerai a quatre heures ou a sept, suivant mon bon plaisir; je passerai par le Luxembourg pour aller aux Tuileries, au lieu de passer par les Champs-Elysees, si tel est mon caprice." Voila ce qui m'amuse beaucoup plus que les fadeurs des hommes et la raideur des salons. Si je rencontre des coeurs qui prennent mes innocentes fantaisies pour des vices hypocrites, je ne sais pas me donner la peine de les dissuader. Je sens que ces gens-la m'ennuient, me meconnaissent et m'outragent. Alors je ne reponds rien et je les plante la. Suis-je bien coupable? Je ne cherche ni vengeance ni reparation, je ne suis pas mechante: j'oublie. On dit que je suis legere, parce que je ne suis pas haineuse et que je n'ai pas meme l'orgueil de me justifier. Mon Dieu! quelle rage avons-nous donc, ici-bas, de nous tourmenter mutuellement, de nous reprocher aigrement nos defauts, de condamner sans pitie tout ce qui n'est pas taille sur notre patron? Vous, ma chere maman, vous avez souffert de l'intolerance, des fausses vertus, des gens a grands principes. Votre beaute, votre jeunesse, votre independance, votre caractere heureux et facile, combien ne les a-t-on pas noircis! Quelles amertumes ne sont pas venues empoisonner votre brillante destinee! Une mere indulgente et tendre qui vous eut ouvert ses bras a chaque nouveau chagrin et qui vous eut dit: "Laisse les hommes te condamner; moi, je t'absous! laisse-les te maudire; moi, je te benis!" Que de bien elle vous eut fait! quelle consolation elle eut repandue sur les degouts et les petitesses de la vie! On vous a dit _que je portais culotte_, on vous a bien trompee; si vous passiez vingt-quatre heures ici, vous verriez bien que non. En revanche, je ne veux point qu'un mari porte mes jupes. Chacun son vetement, chacun sa liberte. J'ai des defauts, mon mari en a aussi, et, si je vous disais que notre menage est le modele des menages, qu'il n'y a jamais eu un nuage entre nous, vous ne le croiriez pas. Il y a dans ma position comme dans celle de tout le monde, du bon et du mauvais. Le fait est que mon mari fait tout ce qu'il veut; qu'il a des maitresses ou n'en a pas, suivant son appetit; qu'il boit du vin muscat ou de l'eau claire selon sa soif; qu'il entasse ou depense, selon son gout; qu'il batit, plante, change, achete, gouverne son bien et sa maison comme il l'entend. Je n'y suis pour rien. Je trouve tout fort bon, parce que je sais qu'il a de l'ordre, qu'il est plutot econome que prodigue, qu'il aime ses enfants et qu'il ne songe qu'a eux dans tous ses projets. Je n'ai pour lui, vous le voyez, que de l'estime et de la confiance, et, depuis que je lui ai entierement abandonne l'autorite des biens, je ne crois pas qu'on puisse me soupconner encore de vouloir le dominer. Il me faut peu de chose: la meme pension, la meme aisance qu'a vous. Avec mille ecus par an, je me trouve assez riche, moyennant que ma plume me fait deja un petit revenu. Du reste, il est bien juste que cette grande liberte dont jouit mon mari soit reciproque: sans cela, il me deviendrait odieux et meprisable; c'est ce qu'il ne veut point etre. Je suis donc entierement independante; je me couche quand il se leve, je vais a la Chatre ou a Rome, je rentre a minuit ou a six heures; tout cela, c'est mon affaire. Ceux qui ne le trouveraient pas bon et vous tiendraient des propos sur mon compte, jugez-les avec votre raison et avec votre coeur de mere; l'un et l'autre doivent etre pour moi. J'irai a Paris cet ete. Tant que vous me temoignerez que je vous suis agreable et chere, vous me verrez heureuse et reconnaissante. Si je trouve autour de vous des critiques ameres, des soupcons offensants (vous comprenez que ce n'est pas de vous que je les crains), je laisserai la place au plus puissant, et, sans vengeance, sans colere, je jouirai de ma conscience et de ma liberte. Vous avez trop d'esprit pour ne pas reconnaitre bientot que je ne merite pas toute cette durete. Adieu, chere petite maman; mes enfants se portent bien; ma fille est belle et mauvaise, Maurice est maigre et bon. Je suis contente de son caractere et de son travail. Je gate un peu ma grosse fille: l'exemple de Maurice, qui est devenu si doux, me rassure pour l'avenir. Ecrivez-moi, chere maman; je vous embrasse de toute mon ame. LXVII A MADAME DUVERNET MERE, A LA CHATRE Nohant, lundi, juin 1831. Chere dame, Je rentre toute comblee de votre bonne amitie et de votre douce hospitalite. Je trouve non pas M. de Latouche, mais une lettre de lui m'annoncant que des affaires imprevues, relatives au _Figaro_ avec M. le prefet de la Charente, qui vient de se declarer en faillite, l'ont empeche de partir au moment ou il allait enfin se decider. Il nous promet d'arriver quand nous ne l'attendrons plus. Il se plaint un peu du silence de Charles et du votre. Ne viendrez-vous pas aussi manger mes petits pois, cueillir mes fleurs et choisir vous-meme vos petites colonies d'oeillets? Deux ou trois rayons de soleil secheront nos chemins, et vous avez une infinite de pataches en votre possession. Accordez-moi donc une bonne journee tout entiere avec le bon meunier, son fils et l'ane... Je ne vois autour de vous que le desservant de T... que nous puissions insulter ainsi. Je n'ose quasi pas vous embrasser apres une pareille pensee. LXVIII A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE Nohant, lundi soir, 25 juin 1831. Comme nous nous verrons vendredi, entre l'air bienveillant et paternel du chatelain, et les _decaudinades_[1], nous ne pourrons guere dire deux mots de suite. Je ne veux pas partir, mon bon Charles, sans vous dire combien votre amitie m'a ete douce durant ces trois mois. Nous ne nous connaissions pas, et notre camaraderie d'enfance ne nous eut rien appris l'un de l'autre, si une affection qui nous est commune ne fut venue resserrer ce lien et rapprocher nos coeurs, dont les bizarreries respectives avaient besoin de s'entendre. Sans vous, j'aurais eprouve bien plus les amertumes de mon interieur. Votre interet, la confiance avec laquelle je m'epanchais pres de vous ont adouci ce temps d'epreuves. En mettant nos ennuis en commun, nous les avons mieux supportes. Du moins, je puis l'avancer pour mon compte, et je voudrais que le bienfait de cette amitie eut ete reciproque. Les fous tels que moi ont cela de bon, qu'ils ne sont pas chiches de leur coeur une fois qu'ils l'ont donne. Desabusee sur tout le reste, je ne crois plus qu'a ceux qui me sont restes fideles, ou qui m'ont comprise, avec mes defauts, mon esprit _antisocial_ et mon mepris pour tout ce que la plupart des hommes respectent. Je me sens assez de generosite pour recommencer avec ceux-la une existence nouvelle, une vie d'affection, d'espoir et de confiance, que ne viendra pas refroidir la memoire de tant de deceptions anciennes. Oh! j'oublierai tout de bon coeur avec vous autres: et les amis qui trahissent, et ceux qui s'ennuient des maux qu'on leur confie, et ceux qui craignent de se compromettre en y cherchant remede, et les tiedes, et les perfides, et les maladroits qui vous crottent en voulant vous essuyer. Je croirai en vous, comme j'ai cru jadis en eux, et ne vous ferai pas responsables de leurs torts, en me livrant avec reserve a vos promesses. J'y crois et j'y compte. C'est sur les ruines du passe, du prejuge et des preventions que nous nous sommes vus, tels que nous sommes, je crois, tels que la nature nous a faits. C'est en nous confiant nos mutuelles infirmites que nous avons pris interet les uns aux autres. Sans le besoin de recevoir des consolations, sans celui d'en donner, nous serions peut-etre tous restes isoles dans cette societe vaine et sotte qui ne pourra jamais nous pardonner de vouloir etre independants de ses lois etroites. Laissons-la dire. Elle regarderait notre petite communaute comme un hopital de fous. Vivons a part, et ne la voyons que pour en rire ou pour y pardonner. Puissiez-vous etre comme moi insensible a ses atteintes, et mettre votre vie reelle, votre bonheur entier, dans le coeur de ce petit nombre qui vous apprecie et qui me tolere, moi, reconnaissante quand j'obtiens seulement de l'indulgence. Toutes les peines d'interieur ne deviennent-elles pas supportables, avec cette idee qu'il y a des etres tout prets a nous dedommager de l'injustice ou de l'ingratitude de ceux-la? Oh! mon bon Charles, que cette pensee vous soit bienfaisante comme a moi! qu'elle ferme toutes les autres blessures, qu'elle aneantisse tous les souvenirs qui font mal, qu'elle reconstruise votre avenir et rajeunisse votre coeur comme elle a rajeuni le mien, bien plus vieux, helas! bien plus mortellement froisse que le votre! Croyez en nous, et vous serez heureux partout meme a la Chatre. Venez pres de nous, dans notre Paris, ou regne sinon la liberte publique, du moins la liberte individuelle. Nous aurons de temps en temps un billet de parterre aux Italiens ou a l'Opera. Quand nous n'aurons pas le sou, nous irons voir les cathedrales, ca ne coute rien et c'est toujours interessant a etudier. Ou bien nous prendrons le frais sur mon balcon, nous verrons passer l'emeute nouvelle, nous cracherons sur tout cela, battants et battus, tous fous a faire pitie. Nous garrotterons le Gaulois pour l'empecher d'y prendre part, nous ferons brailler Planet et nous nous amuserons des manies de chacun de nous, sans les froisser, sans en souffrir. Dans le jour, nous travaillerons, car il faut travailler! Quand on ne s'est pas renferme le matin comme nous disions l'autre fois au Coudray, on n'a pas de plaisir a se trouver libre le soir. Il faut s'imposer la gene une moitie de sa vie pour s'amuser l'autre moitie. Vous vous creerez une occupation, ne fut-ce que de mettre en rapport Claire et Philippe, Jehan Cauvin et la cathedrale, Berido et la prima donna[2]. Nous louerons un piano et nous nous y remettrons tous les deux. Si vous ne vous trouvez pas bien de votre vie de garcon, il sera toujours temps de vous marier; car, avec nous, liberte de rompre quand vous voudrez; mais essayez-en d'abord; apres, vous verrez. Il y aura toujours des filles nubiles, c'est une espece qui croit et multiplie par la grace de Dieu. Et puis, mon bon Charles, marie ou veuf ou garcon, que vous soyez Charlot ruminant dans sa chambrette sur les miseres de l'etudiant, de l'artiste et du celibataire, ou bien M. le receveur au sein de son _interessante_ famille, que vous soyez libre de nous venir trouver ou que votre future epouse vous le defende, aimez-nous toujours, et, croyez-le, quand vous pourrez vous echapper, vous nous trouverez joyeux de vous voir et empresses a vous distraire. En attendant, nous allons parler de vous. Adieu donc; je vous embrasse. Venez le plus tot que vous pourrez. [1] Du nom d'un ami de Duvernet appele Decaudin. [2] Heroines de divers fragments litteraires inedits de George Sand. LXIX A MAURICE DUDEVANT, A LA CHATRE Orleans, samedi 3 juillet 1831. Mon cher amour, je suis arrivee a Orleans un peu fatiguee. J'ai eu la migraine tout le long du chemin. Je vais me reposer un jour ou deux ici, afin de bien voir la cathedrale; car tu sais que j'aime beaucoup les cathedrales. Il y a un an, tu etais la avec moi, et nous avons ete la voir ensemble, t'en souviens-tu? Tu trouvais que c'etait bien grand, et qu'il faudrait bien des Maurices les uns sur les autres pour monter aussi haut. Je suis bien contente de toi, mon cher enfant; tu n'as pas beaucoup pleure devant moi. Apres, dis-moi ce que tu as fait? As-tu trouve ton menage joli? l'as-tu fait voir a ta soeur? Elle a pleure aussi, la pauvre grosse. L'as-tu un peu consolee? Joue bien avec elle, roulez-vous sur vos lits le soir et endormez-vous en riant et en chantant. Ne fais pas de vilains reves tristes, pense a moi sans chagrin, et travaille toujours bien pour me faire voir que tu m'aimes. Tu as vu comme j'etais heureuse de te trouver corrige de ta paresse. Continue donc, je t'en recompenserai, en t'aimant tous les jours davantage. Je ne sais si tu pourras lire mon griffonnage, je t'ecris avec une espece d'allumette qui va tout de travers. Je t'embrasse, de tout mon coeur, pour toi d'abord, puis pour ta soeur, pour ton papa, pour Boucoiran, et puis pour toi encore un million de fois. Adieu, mon petit ange, ecris-moi bien, bien souvent. LXX AU MEME Paris, 16 juillet 1831 Je suis enfin installee tout a fait chez moi, mon petit amour. J'ai trois jolies petites chambres sur la riviere avec une vue magnifique et un balcon. Quand tu viendras me voir, tu t'amuseras a voir defiler les troupes et a regarder les pompiers sous les armes. Il y a un poste vis-a-vis. Toutes les fois qu'un gendarme parait, ces pauvres pompiers sont obliges de courir a leurs fusils. Comme cela arrive fort souvent, ils n'ont pas une minute de repos par jour, et les passants s'amusent a les gouailler. Tu verras aussi les tours de Notre-Dame, qui sont toutes couvertes d'hirondelles. Il y a des figures de diables en pierre tout autour des murs, et les oiseaux se cachent dans leur gueule pour y batir leur nid. J'ai vu encore ton cousin Oscar hier au soir. Il est bien gentil et ne veut pas me quitter. Il va entrer en pension; sans cela, je te l'aurais amene et vous auriez joue ensemble, mais il est temps qu'il apprenne ce que tu sais deja. Tu seras bien content, lorsque tu entreras au college, d'avoir pris de bonnes lecons d'avance. Tu auras moins de peine que les autres enfants de ton age, et tu verras que c'est un grand bonheur d'avoir ete force de travailler. Ecris-moi donc, mon cher enfant; ta derniere lettre est tres bien. Elle m'a fait grand plaisir, et je l'ai embrassee bien des fois. Si tu etais la, mon pauvre petit, je te mordrais les joues. En attendant, embrasse ta soeur et porte-toi bien. Pense souvent a ta mere, qui t'aime plus que tout au monde. LXXI A M. JULES BOUCOIRAN, A NOHANT Paris, 17 juillet 1831 Mon cher enfant, J'en suis fachee pour votre optimisme politique, mais votre gredin de gouvernement indispose cruellement les honnetes gens. Si j'etais homme, je ne sais a quels exces je me porterais, dans de certains moments d'indignation, que toute ame bien nee doit ressentir a la vue des platitudes et des atrocites qui se commettent ici tous les jours. C'est reellement une guerre civile que les ministres allument et alimentent a leur profit. _Infamie!_ Les couleurs nationales sont proscrites. Il suffit de les porter pour etre depece avec un odieux sang-froid, par des gens armes, laches, qui ne rougissent point d'egorger des enfants sans defense et en petit nombre. Cette belle institution de la garde nationale est devenue un levain de discorde et de sang. La police a recours a des moyens dignes des plus beaux temps de Carrier (de Nantes). Il semble que Philippe veuille trancher du Napoleon. Or c'est un role qu'un Bourbon ne saura jamais remplir. Ses efforts retarderont sa chute; mais elle n'en sera que plus tragique, et vraiment alors le peuple commettra tous les exces sans etre coupable. Moi, je hais tous les hommes, rois et peuples. Il y a des instants ou j'aurais du bonheur a leur nuire. Je n'ai de repos qu'alors que je les oublie! Vous etes bon, vous! C'est different. Les amis, oh! les amis! que c'est un tresor rare et difficile a garder! Si l'on ne tient pas sa main toujours etroitement fermee, ils s'echappent comme de l'eau au travers des doigts. J'ai le coeur cruellement froisse; mais je sais qu'il y aurait de l'ingratitude a pleurer longtemps ceux qui desertent. Plus le nombre se reduit, plus je sens l'affection redoubler de vigueur. La part des uns revient aux autres. Je vous remercie de m'avoir parle de Maurice. Faites qu'il m'ecrive souvent, qu'il ne soit pas trop livre a lui-meme aux heures ou il ne travaille pas, et qu'il continue a apprendre sans chagrin. Sa derniere lettre est charmante. Adieu, mon cher enfant. Je vous embrasse comme je vous aime. C'est du fond de mon ame. LXXII A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE Paris, 19 juillet 1831 Mon bon Charles, Soyez misericordieux et pardonnez a la lenteur de mes lettres. Je suis enfin installee quai Saint-Michel, 25, et j'espere desormais ne plus m'exposer au remords de laisser sans reponse prompte vos lettres bonnes et aimables. Je vous laisse a penser ce qu'il a fallu de memoire, de jambes, de patience et de temps, pour acheter tout un petit menage depuis la pelle jusqu'aux mouchettes: c'est a n'en pas finir. Le pis de tout cela, c'est l'argent que cela coute. J'aurais tort de me plaindre pourtant. Je n'ai rien paye et je payerai s'il plait a Dieu. Le Gaulois et moi comptons sur une bonne tuerie patriotique, ou sur un bon cholera-morbus, qui nous delivrera de l'infame sequelle des creanciers. D'ailleurs, n'allons-nous pas avoir la republique? et le premier article de la nouvelle Charte portera, j'espere, que les dettes sont supprimees et tous les creanciers deportes. Nous leur faisons grace de la vie, parce que nous sommes grands et genereux, mais qu'ils ne s'avisent jamais de rappeler le passe! (Il n'y que des carlistes et des jesuites capables de tant de ressentiment.) Nos creanciers, s'ils veulent eviter la guillotine, qui est, comme chacun sait, _soeur de la liberte_, doivent nous delivrer a tout jamais de leur odieuse presence, et purger le sol de la patrie regeneree de leur impur et stupide trafic. Tel sera le texte du premier discours du Gaulois a la prochaine assemblee constituante. Mon bon camarade, pourquoi ne travaillez-vous plus? Evitez du moins l'ennui, ne fut-ce qu'en taillant des cure-dents. Planet en fait une consommation qui vous tiendra en haleine. Si vous n'avez pas l'espoir de succeder a votre pere et que les chiffres vous rebutent, faites autre chose; lisez, instruisez-vous, la vie est toujours trop courte pour tout ce qu'on peut apprendre. Ecrivez des romans, des comedies, des proverbes, des drames: tout cela vous fera travailler sans ennui et vous forcera a des recherches historiques qui vous arriveront pleines d'interet et de vie. S'ennuyer! je ne le concois pas pour vous. Etre triste! c'est different, cela. Cette solitude, les degouts de cette petite existence de la province, sont bien faits pour serrer le coeur. J'en sais quelque chose. _Quelque chose_ seulement, car j'ai une ressource immense: la societe de mes enfants. Vous, tout seul, tout reveur, sans un ami qui vous comprenne bien, souffrant de ces peines sans nom que le vulgaire regarde comme une manie et une affectation, cherchant a repandre votre coeur dans un coeur de la meme nature, et ne trouvant que de bonnes et simples ames qui vous disent d'un air surpris: "Comment! vous vous plaignez? n'etes-vous pas riche? A votre place, je serais heureux!" etc. Eh bien, je vous vois d'ici et je sais tout ce que vous devez souffrir. L'isolement tue les ames actives. Il enerve le caractere; mais il redouble le feu interieur et joint, au tourment de desirer, le tourment de ne pouvoir pas _vouloir_. N'est-ce pas la ou vous en etes souvent? Je n'ose pas vous dire: "Sortez-en, venez a nous!" Mais combien je le desire! nous vous aimons comme vous meritez d'etre aime. Je crois qu'au milieu de nous, vous reprendrez vite a la vie. Ecrivez donc souvent et beaucoup; vous avez toujours le temps, vous. Si vous allez a Nohant, dites donc a Boucoiran que mon fils m'ecrit bien peu, et que cela me fait beaucoup de peine. Adieu, mon ami. Ecrivez, ou faites mieux, venez! Je n'ai pas achete la natte de votre mere, ni les lunettes pour Decaudin. J'ai une raison honteuse, secrete, mais _invulnerable_. Je n'ai pas un sou. Je paye ecu par ecu mes damnes marchands. O Misere! je te ferai elever un temple si tu me quittes un jour; car ceux que tu hantes sont plus heureux qu'on ne pense! Le Gaulois m'a defendu de fermer ma lettre, disant qu'il voulait vous ecrire. C'est une raison pour n'y pas compter... Le voila! Il dit qu'il vous ecrira _demain_: vous connaissez le _demain_ du Gaulois. LXXIII A MAURICE DUDEVANT. A NOHANT Paris, juillet 1831. J'ai bien du chagrin quand tu ne m'ecris pas, mon petit enfant. J'ai recu tes trois lettres; mais c'est bien peu. Cela ne fait qu'une par semaine. Autrefois, tu m'en ecrivais deux et souvent trois. Cela ne t'amuse donc plus de m'ecrire? tu n'as pas besoin de montrer tes lettres, ni de les ecrire avec tant de soin que ce soit un travail. Quand tu m'envoyais des barbouillages et des bonshommes, j'aimais autant cela. Ecris-moi donc aussi mal que tu voudras, ne fut-ce que quelques lignes. Passer huit jours sans nouvelles de toi et de ta soeur, c'est bien long et je suis souvent bien triste. J'ai besoin de te savoir gai et heureux; sans cela, je ne peux etre moi-meme heureuse. Il y a de bien beaux tableaux au Musee: le Musee est une grande galerie ou tous les peintres exposent leurs tableaux pendant quelques mois pour les faire voir au public. Le plus joli de tous represente deux enfants de sept ou huit ans qui sont assis sur un lit. L'un est malade et appuie sa tete sur l'epaule de son frere. L'autre se porte bien; il tient un livre d'images pour l'amuser. C'est le portrait de deux jeunes princes anglais qui ont ete etrangles par des mechants[1]. Il y a une quantite de belles statues que tu reconnaitrais, a present que tu comprends un peu la mythologie. Ce qu'on a fait de plus beau, ce sont _les Trois Graces_, en marbre blanc. Il y a une jolie petite divinite allegorique, dont nous n'avons pas parle ensemble: c'est _la Candeur_ ou _l'Innocence_, representee comme un enfant qui tient une coquille ou vient boire un serpent. Cela signifie que, comme les enfants ne se mefient d'aucun danger, les personnes qui ont de la _candeur_ ne se mefient pas des mechants qui peuvent leur faire du mal. Si tu ne comprends pas bien cela, Boucoiran te l'expliquera mieux. Il y a aussi un gros enfant qui ressemble a Solange et joue avec une petite chevre; la chevre mange une couronne de feuilles que l'enfant a sur sa tete. Tout cela est en beau marbre blanc. Enfin il y a Mercure, Diane, et tout plein d'autres messieurs et d'autres dames de ta connaissance. Les fetes ont dure trois jours. De ma fenetre, j'ai vu passer le roi et toutes ses troupes. Avant-hier, nous avons eu des joutes sur l'eau. Des matelots habilles en blanc, avec des ceintures et des chapeaux a rubans, etaient montes sur de jolies barques et venaient les uns sur les autres. Ils se battaient, c'est-a-dire qu'ils faisaient semblant, comme au spectacle. Beaucoup tombaient dans la Seine; comme c'etaient tous de tres bons nageurs, ils s'en moquaient et rattrapaient bientot leur barque. Sur le bord de l'eau etait dresse un beau pavillon, pour les juges du combat qui ont donne le prix aux vainqueurs. J'avais emmene Leontine, qui a tout vu; le grand Fleury l'a mise sur sa tete, et ils sont arrives l'un sur l'autre; moi, je suis revenue avec la migraine. Le soir, j'ai vu les illuminations sans sortir de ma chambre. Quatre grandes colonnes de lampions autour de la statue d'Henri IV; les tours de Notre-Dame etaient illuminees aussi; c'etait fort beau. De mon balcon, j'ai vu le feu d'artifice qui se tirait sur la place de la Revolution. C'est bien loin de chez moi; mais les fusees montaient si haut, qu'on voyait tres bien; il y en avait qui lancaient des flammes tricolores; c'etait superbe. Il y a eu des courses de chameaux, au Champ-de-Mars. Des hommes habilles en Bedouins etaient montes sur des chevaux et sur des dromadaires. L'un d'eux est tombe et s'est tue. Puis une revue de toutes les troupes sur le boulevard; on dit qu'il y avait cent cinquante mille hommes. Tout cela serait bien amusant avec moins de monde pour regarder. On risque d'etre etouffe dans la foule, et les trois quarts ne voient rien, parce qu'on a trop de personnes devant et alentour. Tous les spectacles jouaient _gratis_, c'est-a-dire qu'on entrait sans payer. Enfin on tirait des coups de fusil, des petards, des _boites a feu_, dans toutes les maisons, dans toutes les rues. Cela a dure deux jours entiers. On aurait dit qu'on se battait dans Paris. Je suis bien aise que ce soit fini et que la ville reprenne sa tranquillite. Ecris-moi bien souvent et dis-moi tout ce que tu fais; tes lettres sont trop courtes. Embrasse ta soeur pour moi et aime-la bien. Adieu, mon cher petit; pense a ta petite mere, qui t'embrasse un million de fois. [1] _Les Enfants d'Edouard_, de Paul Delaroche. LXXIV A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS Nohant, 9 septembre 1831. Ma chere maman, Je suis arrivee en bonne sante. Merci de votre petite lettre. Je suis coupable de ne vous avoir pas prevenue, mais j'etais si lasse et, en meme temps, si contente de revoir mes enfants! J'ai trouve mon mari a Chateauroux; il etait venu au-devant de moi avec Maurice. Celui-ci est toujours maigre, sa soeur toujours enorme, Nohant toujours tranquille, la Chatre toujours bete. Le precepteur est parti en vacances; je le remplace pour le francais et la geographie, Casimir pour le latin et le calcul. Vous voyez que c'est une vie edifiante. Cela n'empechera pas qu'on ne me trouve tres coupable. Les gens qui n'ont rien a faire cherchent des torts a autrui pour s'occuper; c'est une maniere comme une autre de passer le temps. Moi, je persevere dans une tranquillite qui les demonte. Je n'ai pas vu Caroline; embrassez-la pour moi. Tachez de m'envoyer Hippolyte et sa femme. J'ai trouve mon mari tres bien; je crois qu'il serait bien facile a Hippolyte de le tenir toujours dispose en ma faveur. Il ne faudrait que le vouloir, et fermer l'oreille aux sales petits cancans qui remplissent la vie de ce monde, et qui en font le principal ennui. Si l'on continue a me laisser vivre en paix, je prolongerai mon sejour ici. J'ai deja songe a remettre mes engagements du 30 septembre un peu plus loin. C'est la conduite des autres qui dictera la mienne. Je travaille le soir a mon roman; cela m'amuserait beaucoup si je n'etais pas obligee de me depecher. Une autre fois, je prendrai plus de latitude avec mon editeur, afin de travailler pour mon plaisir et sans fatigue. On dit que je suis partie pour I'Italie avec Stephane. Ce qu'il y a de bon, c'est que je ne sais pas ou il est. Je ne l'ai pas vu depuis six mois. Quant a moi, je crois bien etre a Nohant dans ce moment-ci; cependant, si les gens de la Chatre sont absolument surs que je sois a Rome, je ne voudrais pas leur faire de peine en leur soutenant le contraire. Adieu, ma chere petite maman; traitez-moi toujours avec bonte. Je vous embrasse de tout mon coeur, ainsi que mon ami Pierret. LXXV A M. JULES BOUCOIRAN, A NIMES Nohant, 26 septembre 1831 C'est une desolation qu'un voyage de sept jours; je m'en afflige de mille manieres: d'abord, parce que cela vous fatigue; ensuite parce que ces quinze jours perdus de la plus ennuyeuse maniere du monde doivent faire pleurer votre mere. Elle voudra les regagner, je le prevois bien. Je ne peux ni ne veux l'affliger. Cependant, mon cher enfant, je voudrais que vous fussiez de retour vers le 20 du mois prochain. Mettez donc a profit ces bons jours de famille et de patrie. C'est un bonheur de n'etre pas blase ou desabuse de ces biens-la. Apportez-moi des cailloux de votre sol, s'ils ont quelque chose de curieux. Si je ne l'ai pas reve, vous avez comme nous beaucoup de coquillages marins petrifies, des especes qui nous manquent. Maurice ne fait rien. Je ne suis pas assez rigide. Ce temps de devergondage ne devant pas etre long, je le laisse trotter avec Leontine, et les jours de travail sont rares. Le seul point, c'est qu'il n'oublie pas ce qu'il sait et non qu'il fasse des progres sans vous. Je voudrais bien, mon enfant, que l'etude du latin ne fut pas aussi exclusive. Vous m'avez promis de commencer l'histoire a votre retour et de la faire marcher de front avec la geographie. Il me semble que ces etudes poussees un peu rapidement lui seraient fort utiles. Non pas qu'il faille esperer une grande memoire des faits a son age, mais c'est la seule maniere d'ouvrir ses idees aux choses de la vie, aux lois, aux guerres, aux vicissitudes des moeurs, aux constitutions, a l'existence des peuples et a la marche de la civilisation. C'est d'un peu haut qu'il faudrait donc envisager cette science. Au lieu de le faire moisir, comme au temps de l'abbe Rollin, sur les petites guerres et les rois insignifiants d'une foule de petits Etats de l'antiquite, il faudrait resumer l'histoire universelle dans une sorte de cours a votre maniere. Cette analyse generale n'est pas l'ouvrage d'un cuistre, et vous trouverez a la dresser avantage et plaisir pour vous-meme. Plus tard, sans doute, il lui faudra etudier les diverses parties de votre edifice, il le fera par la lecture. J'ai fait, pendant cinq ou six ans, des extraits sur toutes les dynasties de la terre. C'etait l'histoire enseignee a la maniere des jesuites. Beaucoup de recits, pas une reflexion, pas une observation qui ne tournat a la plus grande gloire de Dieu, contre tout bon sens et toute verite. Aussi, rien de ce fatras n'est reste dans mon cerveau fatigue. J'ai perdu cinq ou six ans de ma vie a desapprendre le sens commun. Les livres d'histoire, ecrits tous sous l'empire de quelque passion politique ou de quelque prejuge religieux, ont tous besoin d'etre rectifies par un jugement sain. Ce n'est donc pas avec des livres qu'il faudrait enseigner, c'est avec votre memoire et votre raison, n'est-il pas vrai, mon enfant? Bonjour. Je vous embrasse de toute mon ame, ainsi que votre bonne mere. Rendez-la bien heureuse, et revenez-nous, des que vous pourrez vous arracher comme Regulus a tant d'affection. Maurice vous embrasse aussi. Il fait la moue dans ce moment, parce que, dit-il, il s'est f.... par terre. Est-ce vous qui formez ainsi son style? LXXVI AU MEME Paris, 6 novembre 1831. Mon enfant, J'ai ete vraiment affligee de manquer le plaisir de vous embrasser. Je vous l'ai dit, je vous aime comme vous m'aimez, sans egoisme, et je me rejouis du bonheur de votre mere et du votre. Une autre fois, nous serons a meme de nous voir davantage; mais nous n'en avons pas besoin pour compter l'un sur l'autre. Il est tres vrai que madame Bertrand m'a envoye M. de Vasson la veille de mon depart, j'ai recu d'elle une lettre qui s'efforcait d'etre aimable. Elle me parlait d'abord de l'engagement pris d'aller passer _trois mois_ a Laleuf, cet automne, engagement que je savais bien ne pas exister. Ensuite elle remettait sa cause entre mes mains et me parlait de son Alphonse, comme si mon Maurice ne m'interessait pas davantage. Puis elle me disait qu'elle ne savait pas votre adresse a Nimes, qu'elle ne voulait pas vous ecrire avant de s'adresser a moi; ce qui prouve tout simplement qu'elle l'eut fait si elle eut pu savoir votre adresse. Enfin elle daignait se rappeler que je lui avais offert ma place a la Chambre et me faisait des remerciments tres gauches et tres peu de saison. J'ai repondu en peu de mots, poliment et froidement. Je ne sais comment elle aura pris ma lettre. J'ai conte le tout au pere Duris-Dufresne, qui a trouve comme moi qu'on aimait mieux ses enfants que ceux des autres. Je ne puis pas vous dire si je resterai ici peu ou beaucoup. Mon editeur paye mal; cependant il paye, mais si lentement, que le travail des imprimeurs va de meme. Je leur remets le manuscrit a mesure que j'en touche le prix, autrement je courrais risque de travailler pour _l'honneur_. C'est un mechant salaire quand on est si pauvre d'esprit et de bourse. Ce qu'il y a de sur, c'est que je retournerai pres de mes chers enfants, aussitot que je serai delivree de ma besogne. Du reste, je vois avec plaisir que tous les deboires qu'on m'avait predits dans cette carriere n'existent pas pour les gens qui vivent, comme moi, au fond de leur mansarde, sans autre ambition que celle d'un profit modeste. J'ai deja assez vu les _grands hommes_ pour savoir qu'ils sont les plus petits de tous. Je les fuis comme la peste, excepte Henri de Latouche, qui est bon pour moi et que j'aime sincerement. Je vis fort tranquille, je travaille a mon aise et je me porte bien maintenant. J'ai enfin reussi a me debarrasser de la fievre qui m'a tourmentee pendant plus d'un mois. Il ne manque a mon bonheur que mes enfants et vous. Mais, si je vous avais ici, je serais trop bien et la destinee n'a pas coutume de me gater de la sorte. Au reste, elle est sage. Elle me garde ce bonheur pour un avenir que je ne voudrais plus affronter sans l'esperance que vous l'embellirez. Adieu, cher enfant; j'embrasse vous, Maurice et ma Solange. Parlez-moi d'eux beaucoup, je vous en supplie. LXXVII A MAURICE DUDEVANT, A LA CHATRE Paris, 3 novembre 1831. Mon cher petit enfant, tu ne m'as pas dit si tu avais recu le joujou que je t'ai envoye. Si tu ne l'as pas, fais-le reclamer chez M. Poplin[1], a la Chatre. Il doit etre arrive depuis longtemps. Quand tu n'auras plus d'images a peindre, tu me l'ecriras, afin que je t'en achete d'autres. Dis-moi si tu as envie de quelque chose que je puisse t'envoyer. Boucoiran me dit qu'il va te faire commencer l'histoire. Tu me diras si cela t'amuse. Quand j'etais petite, cela m'amusait beaucoup. Je suis bien contente que Sylvain Meillant[2] soit retabli; tu iras le voir et le lui diras de ma part. As-tu couvert ta maison dans la cour? J'en ai bien fait comme toi, dans la meme cour, avec des briques et des ardoises. Je me souviens qu'une fois, en ouvrant la porte de ma maison, laquelle porte etait une petite planche, j'ai trouve _quelqu'un_ dedans. Ce quelqu'un etait, devine quoi? Une belle petite souris qui s'etait emparee de ma maison et s'y trouvait bien logee. Je l'ai laissee dedans, mais je ne sais plus ce qu'elle est devenue. Et ton jardin, y travailles-tu toujours? Il fait bien mauvais maintenant pour jouer dehors. Prends garde de t'enrhumer. Il fait un temps affreux ici. On est dans la crotte jusqu'aux genoux. La Seine est jaune comme du cafe au lait. Je ne sors que pour mes affaires d'obligation. Adieu, mon cher petit mignon; j'enverrai des bas a ta grosse mignonne. Et toi, en as-tu assez pour ton hiver? Je vous embrasse tous les deux. Porte-toi bien et ecris-moi souvent. Ta mere [1] Proprietaire a la Chatre. [2] Fermier de Nohant. LXXVIII AU MEME Paris, novembre 1831. Ta lettre est bien gentille, mon cher petit; elle est fort bien ecrite. Ne reste pas trop dehors par ce vilain froid, tu vois bien que tu t'es enrhume. Quand tu es dans le jardin, cours, saute, ne reste pas a la meme place. C'est comme cela que tu attrapes toujours du mal. Ta pie peut bien rester dans ton jardin, elle n'a pas peur du froid, ses plumes lui valent mieux que tes habits et tes pantalons. Nos petits bengalis sont plus delicats, ils viennent d'un climat chaud. Dis a Eugenie[1] d'en avoir bien soin. J'ai ete hier au Jardin des Plantes, j'aurais bien voulu pouvoir emporter pour toi une petite gazelle fauve avec des raies blanches et de grands yeux noirs. Elle mange dans la main, tu serais bien content d'en avoir une pareille; mais il faudrait la garder au coin du feu. Elles viennent de l'Afrique, et le moindre froid les tue. Au reste, tu les as vues; mais tu ne t'en souviens peut-etre plus. Je serais si contente de t'avoir ici quinze jours pour te faire courir partout avec moi. Adieu, mon petit ami; je t'embrasse mille fois, ainsi que ta grosse mignonne. Fais-lui mettre des bas de laine tous les jours. Embrasse pour moi Leontine et Boucoiran. [1] Femme de chambre. LXXIX A M JULES BOUCOIRAN, A NOHANT Paris, 5 decembre 1831. Merci, mon cher enfant. Je ne sais pas si je pourrai profiter de cette bonne occasion pour retourner a Nohant. Dieu veuille que mon editeur me paye d'ici au 8 et que je puisse lui livrer les dernieres feuilles de mon manuscrit. Alors je serais a Nohant bientot. N'en parlez pas encore. Surtout n'en donnez pas la joie a mon pauvre Maurice; car il n'y a rien de sur dans mes projets. Ils dependent d'un animal qui, tous les jours, m'annonce le payement de sa dette, j'attends encore. Je voudrais qu'il me fit au moins une lettre de change pour les cinq cents francs a toucher trois mois apres la livraison. Jusqu'ici, je ne tiens rien, et je ne voudrais pourtant pas avoir travaille trois mois sans un profit raisonnable. La lettre que j'ai recue avant-hier de Maurice est fort bien, si vous n'en avez pas corrige les fautes. Son ecriture, quand il veut s'appliquer un peu, promet d'etre tres lisible et tres jolie. Il a dans son esprit d'enfant des idees tres originales; par exemple, j'ai bien ri de sa pie, qui se tient dans le jardin et regarde passer le monde sur la route. Pauvre enfant! quand donc sera-t-il assez grand pour ne dependre que de lui! Alors je ne serai pas en peine de trouver une consolation et un dedommagement a tous les ennuis de ma vie. Adieu, mon cher fils; restez-moi toujours fidele, vous que j'estime le plus solide et le plus genereux de mes amis. Je vous embrasse de tout mon coeur. LXXX A M. FRANCOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX Nohant, janvier 1832. Mon cher Rollinat, Je vous ai ecrit avant-hier un mot et je vous demandais une reponse directe. Etes-vous absent de Chateauroux, ou bien le courrier a-t-il perdu ma lettre? Il est sujet a cette infirmite. _Il en est de meme tous les etes._ C'est au point qu'il en a seme toute la route depuis Nohant jusqu'a Chateauroux, et qu'il en pousserait si ce n'etait de mauvais grain. C'etait pour vous demander l'adresse de Charles[1] a Paris. J'ai une commission pressee a lui donner. Repondez-moi, si vous etes vivant, mais repondez-moi _poste restante a la Chatre_. Ce courrier est un drole! Bonsoir, mon bon petit avocat. Je vous donne ma tres sainte benediction. [1] Charles Rollinat, frere de Francois LXXXI A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS Nohant. 22 fevrier 1832. Ma chere maman, Mes enfants ont ete bien vite debarrasses de leur rhume; Maurice est plus fou et Solange plus rose que jamais. J'espere vous la conduire ce printemps. Elle est assez raisonnable pour faire un tour a Paris avec moi; vous verrez qu'elle est bien gentille et bien caressante; mais vous serez effrayee de sa grosseur, je voudrais bien la voir s'effiler un peu. Maurice travaille comme un homme. Il devient studieux et grave comme son precepteur; mais, a la recreation, il s'en venge bien. Leontine et lui, font le diable. Le dimanche, tout le monde joue, grands et petits. Il vient des amis de Maurice, de la Chatre, et je joue a colin-maillard, au furet, au volant, aux barres, jusqu'a ce que je ne puisse plus tenir sur mes jambes. Polyte aussi se met de la partie; il fait tres agreablement la cabriole. Il danse comme Taglioni et il tombe comme un sac; ce qui fait beaucoup rire Solange. Elle l'appelle son _farceur de noncle_. Si Oscar etait la, il s'amuserait bien aussi. Je suis fort aise que mon livre vous amuse[1]. Je me rends de tout mon coeur a vos critiques. Si vous trouvez la soeur Olympe trop troupiere, c'est sa faute plus que la mienne. Je l'ai beaucoup connue et je vous assure que, malgre ses jurons, c'etait la meilleure et la plus digne des femmes. Au reste, je ne pretends pas avoir bien fait de la prendre pour modele dans le caractere de ce personnage. Tout ce qui est verite n'est pas bon a dire; il peut y avoir mauvais gout dans le choix. En somme, je vous ai dit que je n'avais pas fait cet ouvrage seule. Il y a beaucoup de farces que je desapprouve: je ne les ai tolerees que pour satisfaire mon editeur, qui voulait quelque chose d'un peu _egrillard_. Vous pouvez repondre cela pour me justifier aux yeux de Caroline, si la verdeur des mots la scandalise. Je n'aime pas non plus les polissonneries. Pas une seule ne se trouve dans le livre que j'ecris maintenant et auquel je ne m'adjoindrai de mes collaborateurs que le nom; le mien n'etant pas destine a entrer jamais dans le commerce du bel esprit. Je ne m'occupe pas exclusivement de ce travail. A present, je puis en prendre a mon aise, sans me tourmenter l'esprit. Si quelquefois je travaille avec passion, c'est parce que je ne sais pas m'occuper a demi. Je suis comme vous, avec vos dessins et vos vernis. Ici, j'ai de tres douces distractions: Maurice me saute sur le dos et ma grosse fille me grimpe sur les genoux. Bonsoir, ma chere petite mere. Donnez-moi des nouvelles de votre oeil. A force de vouloir le guerir vite, ne le tourmentez pas trop. Embrassez pour moi Caroline et mon vieux Pierret; moi, je vous aime de tout mon coeur. [1] _Rose et Blanche_. LXXXII A MAURICE DUDEVANT, A NOHANT Paris, 4 avril 1832. Nous sommes arrivees en bonne sante, ta soeur et moi, mon cher petit amour. Solange n'a fait qu'un somme depuis Chateauroux jusqu'ici. Elle a pense a toi et a sa bonne; elle a pleure deux fois pour vous avoir; mais elle s'est consolee bien vite. A son age, le chagrin ne dure guere. Elle a ete douce et gentille tout le temps. Quand tu etais tout petit, tu n'etais pas si patient qu'elle. En arrivant, elle a reconnu tout de suite ton portrait et elle a pleure; puis elle n'a pas tarde a s'endormir. Je l'ai menee au Luxembourg, au Jardin des Plantes. Elle a vu la girafe, et pretend l'avoir deja bien vue a Nohant dans un pre. Elle a donne a manger dans sa main aux petits chevreaux du Thibet et aux grues. Elle a vu les animaux empailles et ne veut pas comprendre qu'ils ne sont pas en vie. Du reste, elle n'a pas peur du tout; pourvu que je lui donne la main, elle ne s'effraye de rien. Elle rit, elle chante, elle est gentille a croquer. Elle mange comme six, elle s'endort dans les omnibus, elle se reveille quand on descend et se met a marcher sans grogner. Il est impossible d'etre meilleure enfant. Je suis bien contente de l'avoir avec moi. Si je t'avais aussi, mon pauvre enfant, je serais bien heureuse. Et toi, mon petit chat, comment te portes-tu? t'amuses-tu toujours bien? Ta grue est-elle toujours en vie? Adieu, mon cher petit ange. Je t'embrasse cent mille fois sur tes joues roses et sur ton grand pif, sur tes grands yeux et sur tes beaux cheveux. Ecris-moi bien souvent. Ta soeur t'embrasse aussi; elle veut te porter des fraises et des glaces dans du papier. Ce sera propre en arrivant! LXXXIII A MADAME MAURICE DUPIN. A PARIS Paris, 15 avril 1832. Chere mere, Soyez sans inquietude. Je me porte tout a fait bien aujourd'hui. Le cholera, dit-on, est mort; ainsi dormez en paix. Je serais bien heureuse de voir mon vieux Pierret; mais, s'il vient a huit heures du matin, qu'il sonne bien fort pour m'eveiller. Je dors comme une buche et je n'ai personne pour ouvrir la porte. Priez-le de me donner une heure dans la journee; il me fera bien plaisir. Portez-vous bien, chere maman, et, si vous etiez plus malade, a votre tour avertissez-moi. LXXXIV A M. GUSTAVE PAPET, A PARIS Paris, mai 1832. Cher Gustave, Je compte sur toi... c'est-a-dire sur vous... non, c'est-a-dire sur toi, pour diner avec nous dimanche prochain et tous les dimanches subsequents, tant que Paris aura le bonheur de vous posseder. Est-ce vous qui etes venu pour me voir cette semaine? Voici les indications de ma bonne: "Un _joli jeune homme_ qui n'a pas voulu dire son nom et qui avait une badine a la main." Cette badine m'a paru le signe particulier du signalement et se rapporter evidemment a votre caractere badin. Hein, si l'on voulait s'en meler? A demain donc, mon ami. Ton camarade AURORE. LXXXV A MAURICE DUDEVANT. A NOHANT Paris, 4 mai 1832. Mon cher petit mignon. Nous nous portons bien. Ta soeur est bien mignonne a present. Nous allons toujours nous promener au Luxembourg et au Jardin des Plantes. Ce dernier est superbe, et tout embaume d'acacias. Nohant doit etre bien joli a present. Y a-t-il beaucoup de fleurs, et ton jardin pousse-t-il? Le mien se compose d'une douzaine de pots de fleurs sur mon balcon; mais il y a des pousses nouvelles longues comme ma main. Solange en casse bien quelques-unes, et pour que je ne la gronde pas, elle essaye de les raccommoder avec des pains a cacheter. Nous parlons de toi tous les soirs et tous les matins, en nous couchant, en nous levant. J'ai reve, cette nuit, que tu etais aussi grand que moi; je ne te reconnaissais plus. Tu es venu m'embrasser, et j'etais si contente, que je pleurais. Quand je me suis eveillee, j'ai trouve la grosse grimpee sur mon lit et qui m'embrassait. Elle aussi grandit beaucoup et maigrit en meme temps. Personne ne veut croire qu'elle n'ait pas cinq ans. Elle a la tete de plus que tous les enfants de son age. Tous les bonbons qu'on lui donne, elle les met de cote pour toi; au bout d'une heure, elle n'y pense plus et les mange. Quand nous irons te voir, nous t'en porterons. Adieu, mon petit enfant cheri. Ecris-moi plus souvent des lettres un peu plus longues, si tu peux. Tu ne me dis pas ce que tu apprends avec Boucoiran. Adieu; je t'embrasse de tout mon coeur. LXXXV AU MEME Paris, 17 mai 1832. Mon cher petit, J'ai recu tes deux lettres. Je t'en ai envoye une grosse pleine de dessins. T'amuses-tu a les copier? Que fais-tu le soir? Travailles-tu dans ton cabinet, ou cours-tu dans le jardin avec Leontine? Valsez-vous toujours? Dis-moi donc comment tu passes tes journees. Raconte-moi depuis le matin jusqu'au soir. Ta petite soeur se porte bien; elle commence a s'accoutumer a Paris et a devenir mechante. Jusqu'a present, elle etait si etonnee de tout ce qu'elle voyait, qu'elle ne pensait pas a avoir des caprices. A present, elle en a pas mal; mais je ne lui cede pas, et elle redevient gentille. Des enfants, qui demeurent sur le meme balcon que nous, quand ils l'entendent pleurer, se moquent d'elle en la contrefaisant. Cela la vexe cruellement; elle renfonce tout de suite ses larmes et n'ose plus rien dire. Il y a bien longtemps que nous n'avons ete a la campagne; il pleut tous les jours et il fait si froid, que nous avons toujours du feu. J'ai deux petits serins verts dans une cage. Ils ont fait des oeufs qui sont eclos de ce matin. Si tu voyais comme cela amuse Solange! Elle n'y concoit rien et voudrait les mettre dans sa poche. Ils sont si petits, si secs, si maigres, si peles, si laids, qu'ils creveraient si l'on soufflait dessus. Nous avons aussi un beau jardin sur notre balcon: des roses, des jasmins, du lilas, des giroflees, des orangers, un geranium, du reseda et meme un cassis tout couvert de fruits verts. Si tu venais me voir cet ete, je te les ferais croquer; mais tu en auras de meilleurs a Nohant. Solange s'amuse a mettre de la terre dans des pots, elle y seme des graines; a peine sont-elles levees, qu'elle les arrache. Adieu, mon gros mignon. Ecris-moi souvent, parle-moi de tout ce qui t'amuse, pense souvent a ta vieille mere qui t'aime. LXXXVI A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE Paris, 6 juillet 1832. Vous vous mariez, mon bon camarade! Le bien et le mal n'existant pas _par eux-memes_, le bonheur comme le malheur etant dans l'idee qu'on s'en fait, vous vous croyez content; donc, vous l'etes. Je n'ai qu'a me rejouir avec vous de l'evenement qui vous rejouit et du choix que vous avez fait. Je ne connais pas votre fiancee; mais j'ai entendu dire d'elle beaucoup de bien a tout le monde et particulierement a mademoiselle Decerf, juge sain et solide. Vous lui rendrez le bonheur que vous recevrez d'elle. Croyez, de votre cote, que votre bonheur doublera le mien. Je n'ai le temps de vous dire qu'un mot. Je suis en course du matin au soir pour trouver un logement. Le soir, je rentre ereintee par la marche, la chaleur et le pave. Je quitte avec regret ma gentille mansarde du quai Saint-Michel; le mauvais etat de ma sante me mettant dans l'impossibilite d'escalader plusieurs fois par jour un escalier de cinq etages, je vais me retirer encore davantage du beau Paris et m'enfoncer dans le faubourg. J'ai ete hier voir Henri de Latouche a Aulnay. Il ne quitte presque plus la campagne. Son ermitage est la plus delicieuse chose que je connaisse. Je ne sais s'il y travaille. Moi, je ne fais rien et ne me remettrai a l'ouvrage qu'a Nohant. Le succes d'_Indiana_ m'epouvante beaucoup. Jusqu'ici, je croyais travailler sans consequence et ne meriter jamais aucune attention. La fatalite en a ordonne autrement. Il faut justifier les admirations non meritees dont je suis l'objet. Cela me degoute singulierement de mon etat. Il me semble que je n'aurai plus de plaisir a ecrire. Adieu, mon vieux camarade; je vous ecrirai une autre fois. Aujourd'hui, je vous felicite seulement et je vous embrasse avec amitie. LXXXVII A MAURICE DUDEVANT. A NOHANT Paris, 7 juillet 1832. Mon pauvre petit, Tu as donc encore ete malade? Comment vas-tu maintenant? Il me tarde bien de recevoir une lettre de toi; ton papa m'ecrit que tu t'ennuyes de ne pas me voir. Et moi aussi, va, mon enfant! Prends un peu de patience, mon cher petit. Bientot je serai pres de toi, sois-en bien sur. Tu verras ta Solange bien grandie, bien bavarde, disant toute sorte de betises qui te feront rire. Si tu es encore malade, je te soignerai, je resterai la nuit aupres de ton lit, et je t'empecherai de penser a ton mal: Boucoiran dit que tu n'as pas de courage. Il faut tacher d'en avoir un peu, mon cher enfant. On souffre bien souvent quand on est grand; il y a des personnes qui souffrent presque toujours. Tu sais bien que je suis ainsi. Si je pleurais tout le temps, je serais insupportable. Essaye donc de te faire une raison, quand tu souffres. Je sais que tu es bien jeune pour cela; mais tu as assez de bon sens pour comprendre tout ce que je te dis. Si je te recommande d'etre courageux, c'est que les larmes font beaucoup plus de mal que le mal meme. Elles donnent surtout mal a la tete et augmentent la fievre. Quand tu te sens malade, il faut le dire sans te desesperer. On fera pour toi tout ce qu'il faudra pour te soulager. Enfin, je l'espere a present, tu es bien tout a fait et tu ne penses plus a tout cela. Ecris-moi vite, ne fut-ce qu'un mot; je t'embrasse mille fois de toute mon ame. Qu'est-ce qu'il faudra t'apporter de Paris? LXXXVIII AU MEME Paris, 8 juillet 1832. Mon cher petit, Je t'ecrivais dernierement que j'etais inquiete de toi. A peine ma lettre partie, j'ai recu la tienne. Ton dessin est gentil; Solange l'a bien regarde, elle a reconnu la grue tout de suite. Elle apprend a lire et sait deja tres bien tous les sons. Cela l'amuse. Si je l'ecoutais, nous ne ferions que lire toute la journee; mais elle en serait bientot degoutee. Je lui menage ce plaisir-la. Si elle continue, elle saura lire bien plus jeune que toi. Tu etais encore, a sept ans, un fameux paresseux, t'en souviens-tu? Heureusement tu as repare le temps perdu. Travailles-tu bien? dis-moi ce que tu fais a present: est-ce l'histoire des Grecs? Et le latin, t'amuse-t-il toujours? Nous avons ete a Franconi, Solange et moi. Nous etions en bas, tout a cote des chevaux. Elle a vu les batailles, les coups de pistolet, les chevaux qui galopaient, les deux elephants qui sont descendus sur des planches tout a cote d'elle. Elle n'a peur de rien. Elle a touche les betes, elle a ri au nez des acteurs! Elle s'est amusee comme une folle. Seulement, quand le gros elephant est venu, avec une tour sur le dos et que, la tour toute pleine de boites, de fusees et de petards a eclate avec un bruit du diable, elle a un peu fait la grimace. Je lui ai dit que, si tu etais la, tu n'aurais pas peur, que tu tirais des coups de pistolet, que l'elephant n'avait pas peur. Par emulation, elle a renfonce ses larmes et s'est enhardie jusqu'a regarder. Elle a trouve cela tres beau. En effet, il est impossible de voir rien de plus beau que l'elephant tout couvert de velours, de soldats, de dorures, de feu, faisant toutes ses evolutions comme un vrai soldat. Je t'ai bien regrette, mon petit; tu aurais ete bien etonne de voir ces deux animaux si intelligents. Il y en a un enorme, gros quatre fois comme celui que tu as vu au Jardin des Plantes. Au lieu d'etre d'un gris sale comme lui, il est d'un beau noir. Celui-la s'appelle Djeck; le petit est trois fois moins gros, mais aussi gentil qu'un elephant peut l'etre et aussi savant que le gros. Tout ce qu'ils font est incroyable. Ils sont en scene pendant trois actes. Certainement Thomas n'a pas le demi-quart de leur intelligence. Le gros danse la danse du chale avec une trentaine de bayaderes. C'est a mourir de rire de voir danser un elephant. Puis il mange de la salade devant le public. Chaque fois qu'il a vide un saladier, il le prend avec sa trompe et le donne au petit elephant, qui le prend de la meme maniere et le fait passer a son valet de chambre. Le gros a une clochette d'or pendue a une corde. Il prend la corde, et sonne jusqu'a ce qu'on apporte un autre saladier. Dans la piece, il y a un prince indien que ses ennemis poursuivent pour le tuer. Quand il est en prison, l'elephant arrache les barreaux de la croisee, approche son dos et l'emporte. Une autre fois, on a mis le prince dans un coffre pour le jeter a la mer. L'elephant ouvre le coffre avec sa trompe, et va cueillir des cerises qu'il lui apporte a manger. Il remet des lettres, il bat le tambour, il offre des bouquets aux dames, il se met a genoux, il se couche, il s'assied sur son derriere. Tout cela sans qu'on voie jamais le cornac. Il est tout seul en scene, il entre dans des cavernes, il sort par ou il doit sortir, il ne se trompe jamais. Il n'y a pas de figurant qui fasse mieux son metier. Apres la piece, le public le redemande et on releve le rideau. Alors les deux elephants, apres s'etre fait un peu attendre, comme font les actrices pour se faire desirer, arrivent tous les deux, saluent le public avec leur trompe, se mettent a genoux, puis s'en vont tres applaudis et tres satisfaits. Solange dit qu'ils sont bien gentils et bien mignons. Elle a ete aussi voir les marionnettes chez Seraphin; mais elle aime bien mieux les chevaux et les elephants. Adieu, mon petit amour. Quand tu seras a Paris, je te menerai voir tout cela. Je te ferai des pantoufles. Je t'envoie des bonshommes qu'on m'a donnes pour toi. Adieu, mon enfant. Embrasse pour moi ton papa et Boucoiran. Solange vous embrasse tous trois, ainsi que sa titine. Elle me disait a Franconi: --Maman, tu diras tout ca a mon petit frere; moi, je saurais pas y dire, c'est trop beau! Je t'embrasse mille fois. Aime-moi bien et ecris-moi. LXXXIX A M. FRANCOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX Nohant, 1er aout 1832. Mon bon vieux, J'ai passe a Chateauroux a quatre heures du matin. J'en suis repartie a six, malade, fatiguee, enrhumee, endormie, stupide. Malgre cela, j'avais bien envie de te faire reveiller pour t'emmener. Mon mari m'a dit que tu etais encore occupe par les assises, que tu avais beaucoup de travail. Je me suis fait conscience de t'arracher cette pauvre heure de sommeil. Duteil pense que tu dois etre debarrasse aujourd'hui. Tu es donc libre? Arrive bien vite, mon ami. Je suis impatiente de t'embrasser et de passer quelques bons jours avec toi. Viens demain au plus tard, n'aie pas de pretexte, pas d'affaire; je n'en veux pas entendre parler. Je suis ici pour trois semaines, je n'entends pas perdre ces moments de bonheur, si rares dans ma vie et si cherement payes. Viens donc, brave homme. Nous t'attendons. Je t'embrasse de toute mon ame. Ton ami GEORGE. XC A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS Nohant, 6 aout 1832. Ma chere maman, Je suis en effet coupable, cette fois, de ne pas vous avoir donne de mes nouvelles tout de suite. Pardonnez-moi; ne soyez pas inquiete. Tout le monde ici va bien. Solange a repris ses jeux, ses chevreaux, ses galettes a la terre mouillee sur des ardoises. On ne l'a pas trouvee maigrie du tout. Maurice est mince comme un fuseau et tres grand. Il est plus beau que jamais. Il lui a pousse, en mon absence, les plus belles dents du monde, blanches, bien rangees. Il est charmant et d'un caractere parfait. Il travaille beaucoup; il a de l'intelligence, beaucoup de douceur et un coeur excellent. Il entrera au college le printemps prochain. Pour moi, je vais assez bien, sauf la chaleur qui m'ecrase. Je vous plains, si vous en avez autant a Paris. Nous ne savons ou nous fourrer. Les puits sont taris, les bestiaux meurent de soif, les fleurs et les arbres sont grilles, nos pauvres enfants n'ont plus la force de courir et de jouer. La nuit, les rudes orages ne rafraichissent pas le temps. Cette nuit, le tonnerre a brule quinze maisons et plusieurs granges a deux lieues d'ici. Je ne puis mieux faire que de m'enfermer dans mon cabinet et de travailler a _Valentine_. Solange se roule sur le parquet et Maurice fait du latin comme un pauvre diable. Mon mari est aux assises a Chateauroux. Il y a beaucoup d'affaires a juger; il restera la une quinzaine de jours; ce qui ne l'amuse guere. Heureusement le cholera n'y est plus. Madame Hippolyte est toujours la meme, pas forte, mais allant son petit train de vie. Polyte chante, rit, fume et boit tout le jour. C'est toujours Roger Bontemps. Adieu, chere petite mere; vous etes bien bonne d'avoir ete a la diligence. Je suis bien fachee de n'avoir pu vous attendre. Je vous embrasse de tout mon coeur. Avez-vous des nouvelles de Caroline? XCI A M. FRANCOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX Nohant, 20 aout 1832. Mon vieux, J'ai travaille comme un cheval, et je me sens si aise d'etre debarrassee de ma journee, que, loin de faire du spleen, je me plonge avec delices dans cette beate stupidite qu'il m'est enfin permis de gouter. Ne t'attends donc pas a me voir repondre a toutes les choses bonnes et excellentes que tu me dis. J'attendrai pour cela un jour ou j'aurai de l'ame, un jour ou je serai Otello. Pour aujourd'hui, je suis chien. Je dis que la vie n'est bonne qu'a gaspiller. J'ai mis tout ce que j'avais de coeur et d'energie sur des feuilles de papier Weynen. Mon ame est sous presse, mes facultes sont dans la main du prote. Infame metier! Les jours ou je le fais, il ne me reste plus rien le soir. Ce sont autant de jours ou il ne m'est pas permis de vivre pour mon compte. Apres tout, c'est peut-etre un bonheur; car, livree a moi-meme, je vivrais trop! Dans deux jours, j'aurai fini _Valentine_, ou je serai morte. Veux-tu que j'aille te voir la semaine prochaine? Fixe le jour. Si tu veux, nous irons a Valencay. Cela t'arrange-t-il? J'ai tout le mois pour courir, mais le froid viendra. Si tu m'en crois, tenons-nous prets aux premiers jours de soleil qui reviendront, s'il en revient. J'avertirai Gustave[1]. Reponds-moi donc et decide le jour; c'est a toi, qui n'es pas libre quand tu veux, de regler l'ordre et la marche. Mais il faut nous prevenir d'avance, afin de preparer nos pataches, nos pistolets de voyage, nos pelisses fourrees, nos astrolabes, enfin tout l'appareil du voyageur. Je suis charmee qu'on m'accueille chez toi avec bienveillance. J'ai fort envie de voir tous ces enfants; Juliette[2] surtout me plait. Previens ta mere et tes grandes soeurs que j'ai excessivement mauvais ton, que je ne sais pas me contenir plus d'une heure; qu'ensuite, semblable au baron de Corbigny, "je ne puis m'empeche _de jurer et de m'enivrer_". Que veux-tu! chacun a ses petites faiblesses, disait je ne sais plus quel particulier, en faisant bouillir la tete de son pere dans une marmite, pour la manger. Enfin garde-toi de me faire passer pour quelque chose de presentable. S'il fallait soutenir ensuite la dignite de mon role, je souffrirais trop. Fais-moi le plaisir de m'envoyer une boite de pains a cacheter les plus petits possibles. Je t'ai fait de grands et magnifiques presents, tu peux bien me faire celui-la: autrement, je serai forcee de t'envoyer mes lettres ouvertes. On ignore a la Chatre l'usage des pains a cacheter. On se sert de poix de Bourgogne. On y fabrique aussi des fromages estimes, les habitants sont fort affables. (Voyez le voyage de _l'Astrolabe_.) Adieu, cher frere de mon coeur. Je t'ecrirai quand je pourrai. Toi, si tu as le temps, ecris-moi. Tu sais si je t'aime, petit homme et grande ame! GEORGE. [1] Gustave Papet. [2] Juliette Rollinat, soeur de Francois Rollinat. XCII AU MEME Nohant, septembre 1832. Je t'ai ecrit une longue lettre adressee a la Societe des jeunes gens (au portier). J'etais inquiete de ta sante, vieux. Pourquoi n'ai-je pas encore de reponse? Je crains vraiment que tu ne sois malade. Ma mere est partie le 13; je ne l'ai pas reconduite a Chateauroux comme je t'annoncais devoir le faire. Je te dirai mes raisons; peut-etre m'attends-tu? Ecris-moi donc au moins comment se porte ton vieux et triste individu. Mon squelette centenaire dort, fume, prend du tabac, griffonne du papier, et pleure comme un veau. Si tu te portes mieux, si tu peux supporter la compagnie d'un galerien ou d'un pendu, reviens. Si ma tristesse t'ennuie et te fait mal, ne reviens pas; mais ecris-moi, ne sois plus malade et aime ton vieux George. Je t'ai demande pour Maurice des instruments _aratoires_, qu'il attend avec grande impatience. Il me prie de te _tourmenter_ de sa part. Je te tourmente, sois tourmente. _Amen!_ XCIII A MAURICE DUDEVANT, A NOHANT Paris, 6 decembre 1832. Mon cher ange, Nous sommes arrivees hier sans accident et me voila aujourd'hui presque sans fatigue. Nous sommes toutes reposees. Ta soeur est gaie, fraiche et gentille. Tout le monde la trouve embellie et mignonne a croquer. La _petite femme_[1] a tres bien supporte le voyage et n'a pas seulement leve le nez en traversant Paris. Elle a l'air de ne se guere soucier des choses nouvelles. Si elle continue a etre ce qu'elle est aujourd'hui, je serai contente d'elle; car elle fait bien tout ce qu'elle peut pour m'etre utile. Je ne te dirai rien de neuf; je n'ai encore songe qu'a dormir et a ranger ma chambre. Ta petite soeur t'embrasse. Elle a pense a toi a Chateauroux et s'est mise a pleurer. Je lui ai demande ce qu'elle avait: elle m'a repondu qu'elle voulait aller chercher son frere mignon. Je l'ai menee chez Rollinat, ou nous avons dine; les petites soeurs de Rollinat l'ont consolee, elle s'est mise a faire le diable. Adieu, mon petit mignon; embrasse ton pere pour moi; dis a ton oncle de menager un peu sa cervelle. Dis-lui aussi que j'ai voyage avec le fameux pere Bouffard, un des principaux chefs saint-simoniens. Le pere Bouffard est gros comme toi, ne mange que des oeufs froids et ne boit que de l'eau. Du reste, il est tres aimable et parait tres bon. Il ressemble a Jocko a s'y tromper; te souviens-tu de Jocko? Adieu; ecris-moi, travaille, porte-toi bien et pense a moi. Je t'embrasse mille fois, mon pauvre ange; tu sais si je t'aime! Ta mere. [1] Sobriquet de la jeune villageoise amenee a Paris par George Sand. XCIV AU MEME Paris, 12 decembre 1832. Mon cher petit amour, J'ai recu ta lettre; je suis bien contente que tu te portes bien. Ta soeur est toujours rose et de bonne humeur. Elle lit tous les jours; elle sort avec sa bonne, qui se tire tres bien d'affaire, qui va au marche, nous fait la cuisine, et m'est plus utile que je ne l'esperais. Moi, je ne suis pas encore sortie. Je suis dans de grandes affaires que tu ne comprendrais pas, mais dont il te suffira de savoir que je suis assez contente. Ta soeur me tourmente pourtant depuis quelques soirs pour que je la mene au _pestacle_. Il fait si froid, que je n'ai pas le courage de sortir; je crains surtout qu'elle ne s'enrhume. Nous avons, quai Malaquais, 19, un appartement chaud comme une etuve. Nous voyons de grands jardins et nous n'entendons pas le moindre bruit du dehors. Le soir, c'est silencieux et tranquille comme Nohant: c'est tres commode pour travailler. Aussi je travaille beaucoup. Il y a des tapis partout, ta soeur se roule comme un gros chien. Elle dit des sottises a tout le monde. Elle appelle le pere Bouffard _vieux bavard, vieille bete_. Elle se trompe; il n'est pas bete du tout, et il gate beaucoup la grosse, malgre ses injures. Adieu, mon cher mignon. Ton petit bengali se porte bien, je vais lui acheter un compagnon. Que fais-tu de ton chien? Ou le fais-tu coucher? As-tu un peu soin de lui? Donne-lui une gifle de ma part. Dis a Boucoiran de m'ecrire, qu'il est un paresseux. Embrasse pour moi ton pere, et dis a Leontine de m'ecrire une petite lettre, pour que je voie si elle continue ses progres. Je recois un journal plein d'images assez droles. Quand j'en aurai un paquet, je te l'enverrai. Adieu, mignon; je t'embrasse cent mille fois sur ton gros pif et sur tes joues roses. Ta mere. XCV A M. JULES BOUCOIRAN, A LA CHATRE Paris, 20 decembre 1832. Mon cher enfant, Je n'ai pas repondu a ce que vous me demandiez par une bonne raison: c'est que je ne sais pas de quoi il s'agit. Sachez ce qu'est devenue votre lettre et repetez-moi ce qu'il faut faire pour vous. Vous soignez bien Maurice. Je vous en remercie et vous supplie de continuer a l'observer de pres. Empechez-le de sortir par les temps humides. Ces esquinancies sont desesperantes. Tachez qu'il passe l'hiver sans en avoir de nouvelle. Au printemps, des qu'il sera ici, je le ferai debarrasser de son ennemie. L'operation n'est rien, a ce qu'il parait. Je vis ici comme une recluse. Mon appartement est si bon, si chaud; il y a tant de soleil et un si beau silence, que je ne peux pas m'en arracher. Toute la journee, par exemple, je suis obsedee de visiteurs qui tous ne m'amusent pas. C'est une calamite de mon metier que je suis un peu obligee de supporter. Mais, le soir, je m'enferme avec mes plumes et mon encre, Solange, mon piano et mon feu. Avec cela, je passe de tres bonnes heures. J'ai, pour tout bruit, les sons d'une harpe qui viennent je ne sais d'ou et le bruit d'un jet d'eau qui est sous mes fenetres dans le jardin. C'est bien poetique, ne vous en moquez pas trop. Je vous dirai que je fais de l'argent; je recois de tous cotes des propositions. Je vendrai mon prochain roman quatre mille francs. C'est plus que je ne demandais, moi qui suis fort bete. La _Revue de Paris_ et la _Revue des Deux Mondes_ se sont dispute mon travail. Enfin je me suis livree a la _Revue des Deux Mondes_ pour une rente de quatre mille francs, trente deux pages d'ecriture toutes les six semaines. _La Marquise_ a eu un grand succes et a complete les avantages de ma position. Je n'ai plus le temps de regarder couler ma vie. Pour moi, dont le coeur n'est pas jovial, l'obligation de travailler est un grand bien. Solange me donne plus de bonheur a elle seule que tout le reste. Elle a fait de grands progres d'intelligence et de gentillesse depuis ces quatre mois. Je pense bien que l'etude a beaucoup hate le developpement de cette jeune raison. Elle lit tres-bien, avec beaucoup d'entendement des regles que vous lui avez donnees. Je suis maintenant au courant du peu de fautes qu'elle fait; elle ne les fait meme presque plus. Dites-moi donc, mon cher enfant, ce que je puis faire pour vous. Je ne peux pas le deviner. Parlez-moi souvent de Maurice et de vous. Adieu; je vous embrasse de tout coeur. XCVI A MAURICE DUDEVANT, A LA CHATRE Paris, 11 janvier 1833. Mon cher petit enfant, J'ai recu plusieurs lettres de toi auxquelles je n'ai pu repondre. Je viens d'etre malade. C'est d'aujourd'hui seulement que je suis levee. J'ai eu un gros rhume avec la fievre. Ta soeur est enrhumee aussi. Il fait un froid epouvantable, tout le monde tousse. Pour m'achever, le feu a pris dans ma cheminee d'une maniere violente. Il a fallu me sauver dans le lit de Solange pour laisser agir les pompiers. Ils ont eteint le feu, du moins a ce qu'ils ont cru, et ils ont gate mon tapis. Le lendemain, un ramoneur a voulu monter dans la cheminee: le pauvre petit s'est brule un peu la poitrine. Le feu y etait encore! Quoiqu'on n'eut pas allume de feu dans la cheminee, la suie brulait toujours. Nous avons eu beaucoup de peine a l'eteindre tout a fait. J'ai donc ete chassee de ma chambre plusieurs jours et obligee de passer la nuit dans une chambre sans feu. Prends garde d'etre malade par ce vilain froid; aie toujours les pieds bien chauds et la gorge enveloppee. Je suis bien aise que tu sois content de tes albums. Je voudrais etre au mois de mars pour courir avec toi les boutiques et taper tes joues luisantes. Enfin cela viendra. Adieu, cher mignon; sois sage, travaille et ne sois pas malade. Je t'embrasse de toute mon ame; ta grosse t'embrasse aussi. Elle parle de toi toute la journee, tu es toujours son mignon cheri. XCVII A M. JULES BOUCOIRAN, A LA CHATRE Paris, 18 janvier 1833. Mon cher enfant, Je n'ai pas repondu plus tot a votre question par impossibilite. Le fait m'avait paru si peu important qu'il ne m'en est rien reste dans la memoire. Mon mari m'a parle une fois de votre retour chez madame Bertrand. Je vous ai interroge; vous m'avez repondu non. Cela me suffisait. Je ne me souviens pas du tout si j'ai reparle de vous avec mon mari. S'il vous importe de le dissuader, n'etes-vous pas bien a meme de le faire, vous qui le voyez tous les jours? Vous me faites des reproches tres graves, mon cher enfant. Ils constituent de votre fait un tort bien plus grave. Vous me reprochez mes nombreuses liaisons, mes frivoles amities. Je n'entreprends jamais de me justifier des accusations qui portent sur mon caractere. Je puis expliquer des faits et des actions; des defauts d'esprit ou des travers de coeur, jamais. J'ai une trop saine opinion du peu que nous valons tous, pour faire de moi le moindre cas. D'ailleurs, en mon particulier, je ne m'adore ni ne me revere. Le champ est donc libre a ceux qui rabaissent mon merite. Je suis prete a rire avec eux, s'ils font appel a ma philosophie. Mais, si c'est une question d'affection, si c'est une souffrance de l'amitie que vous m'exprimez, vous avez tort. Quand on decouvre de grandes taches dans l'ame de ceux qu'on aime, il faut se consulter et savoir si l'on peut les aimer encore malgre cela. Le plus sense est de cesser; le plus genereux est de continuer. Pour que la generosite soit delicate et complete, il faut ne pas leur dire leur fait, car cela est cruel. Tous les reproches qui ont pour objet des faits de legere importance ou des defauts corrigibles, les avertissements affectueux a donner, les avis tendres et les plaintes delicates, tout cela, je le sais, est du domaine de l'amitie. C'est meme son plus beau droit. Mais reprocher un passe deja loin, contempler en silence des erreurs qu'on juge et qu'on ne pardonne pas, puis les condamner le jour ou il n'est plus temps et ou l'on ne sait meme plus ou les prendre, c'est injuste. Dire a la personne aimee: "Votre coeur est froid, leger ou impuissant!" C'est dur, c'est cruel. C'est une humiliation gratuitement infligee, vous faites souffrir sans rendre meilleur. Les coeurs secs ne s'amollissent pas, les coeurs uses ne rajeunissent plus, les coeurs incomplets ne rencontrent ni sympathie ni pitie. Si c'est la mon sort, il est bien brutal de me le signaler. Vous ajoutez que votre caractere a du me faire souffrir plus d'une fois. Vous en ai-je jamais parle, moi? Vous ai-je blesse dans ce que nous avons de plus irritable, l'estime de nous-memes? Non, je sais trop qu'il faut jeter un voile de pardon et d'oubli sur les imperfections de ceux qui nous sont chers. Adieu, mon cher enfant. Donnez-moi des nouvelles de Maurice et des votres le plus tot possible. Je vous embrasse de tout mon coeur. XCVIII A MAURICE DUDEVANT, A NOHANT Paris, 27 fevrier 1833. Tu me dis, mon enfant, que je ne t'ecris pas souvent. C'est toi, petit farceur, qui es fierement paresseux a me repondre. Tu m'ecris des petits bouts de lettre bien courts. J'aimerais tant a savoir tout ce que tu fais, a quoi tu t'amuses, ce qui t'occupe, comment tu dors. Enfin, je vais le savoir bientot. Tu diras a ton papa de m'ecrire lorsqu'il sera pour partir, afin que j'aille au-devant de vous a la diligence. Je te mettrai dans mon lit bien chaud; ta grosse soeur te _bigera_ comme du pain. A present, elle t'appelle son petit bijou de frere; elle est toujours mignonne et bien drole. Ce matin, elle a eu bien du chagrin: elle a laisse tomber sa poupee dans le jardin et les chiens la lui ont mangee. Quand elle est arrivee pour la ramasser, il n'en restait qu'une jambe, que la chienne n'avait pas pu digerer. Aussi la pauvre grosse a braille comme un veau. Adieu, mon petit ange; embrasse tout le monde pour moi. Toi, je t'embrasse mille fois sur tes joues roses. Adieu, petit cheri. J'ai un beau petit chat gris, venu par les toits se donner a nous. Je l'ai accueilli, il est tres bon enfant. XCIX A M. JULES BOUCOIRAN, A LA CHATRE Paris, 6 mars 1833. Mon cher enfant, Vous etes sur le point de commettre une action tres belle ou tres folle. Tres belle, si vous avez mis cette jeune fille dans la position de ne pouvoir s'etablir ailleurs; tres folle, si vous obeissez a un simple penchant. On me recommande de vous arreter sur le bord de l'abime. Je ne saurais croire que vous ayez besoin de conseil, au point ou vous en etes. Il faut que vous ayez des motifs bien puissants pour accepter un lien aussi severe avec une personne aussi differente de vous. Vous allez trop vite. Prenez garde, mon ami, ne precipitez rien. Mon Dieu, vous auriez sous la main la plus riche, la plus belle et la plus spirituelle des femmes, je vous dirais encore d'attendre et de reflechir. Ce ne sont pas l'opinion et les prejuges que je respecte en ce monde. Seule entre tous, peut-etre, je ne vous jetterai pas la pierre; mais je m'effraye de votre avenir. Vous etes si jeune et vous aurez tant de choses a faire avant d'elever cette femme jusqu'a vous! Je n'ose pas vous dire tous les deboires que je prevois pour vous. Je crains de blesser votre coeur, engage dans une voie aussi delicate. Mais je vous supplie de ne pas tant vous hater. Pourquoi ne pas remettre cette affaire jusqu'apres votre voyage a Paris? La, vous pourriez ouvrir les yeux sur beaucoup d'inconvenients que vous ne vous etes peut-etre pas signales. Si, par promesse ou par devoir, vous etiez engage de maniere a ne pas revenir sur vos pas, du moins seriez-vous en garde contre l'avenir, et mieux prepare a le braver courageusement. Dans tout cela, c'est votre precipitation qui m'inquiete. Vous obeissez, j'en suis sure, a d'austeres principes, a de nobles sentiments. Ce n'est donc pas avec ironie ou avec durete que je vous juge. Je ne vous juge pas, mon enfant. Seulement je me tourmente de votre position. Il est possible que ce parti vous reussisse, il est possible aussi qu'il vous rende malheureux. Cette pensee ne vous ferait pas reculer devant l'accomplissement d'un devoir, je le sais bien. Mais, si, en voulant faire le bonheur d'une autre personne, vous ne reussissiez qu'a aggraver sa situation! Cela s'est vu souvent; le mariage est un etat si contraire a toute espece d'union et de bonheur, que j'ai peur avec raison. Si vous avez pour moi l'amitie que j'ai pour vous, vous vous donnerez trois mois de reflexion. Je vous le demande comme une preuve de cette affection deja vieille entre nous. Voulez-vous me l'accorder? Je crains que la solitude n'ait exalte vos idees, que vous ne vous soyez exagere des devoirs qui, dans un etat plus calme et plus vrai, vous apparaitraient sous un autre jour. N'affligerez-vous pas votre mere par une resolution aussi brusque? L'avez-vous consultee? La personne dont nous parlons lui sera-t-elle une societe agreable? Tout cela est bien obscur pour moi. Je ne vous fais pas un reproche de ne m'avoir pas consultee. Mais, precisement, le mystere dont vous avez entoure ce projet ne me semble pas d'un bon augure. Etes-vous bien d'accord avec vous-meme sur ce que vous allez faire? Adieu, mon enfant. Je vous embrasse. Repondez-moi. C A MONSIEUR *** Paris, 15 avril 1833. Je veux croire votre lettre sincere, et, dans ce cas, l'absence pourra seule vous guerir. Si, apres cette reponse, vous persistiez dans des pretentions que je ne pourrais plus attribuer a la folie, j'aurais pour vous fermer ma porte des motifs plus imperieux et plus decisifs encore. Ainsi, quelle que soit l'explication que vous preferiez pour la lettre inexplicable que vous m'avez envoyee, je vous prie absolument, litteralement et definitivement, de ne plus vous presenter chez moi. GEORGE. CI A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS Paris, mai 1833. Ma chere maman, Vous avez tort de me gronder. Je n'ai eu que du chagrin et de l'inquietude, au lieu de tous les plaisirs que vous me supposez. Mes deux enfants ont ete malades et le sont encore: Maurice, de la grippe, et Solange, de la coqueluche. J'ai passe tout mon temps a aller de chez moi au college Henri IV et du college chez moi; car je n'ai pu avoir mon fils pour le faire sortir avant l'invasion de la maladie. Il a ete soigne a l'infirmerie par de bonnes religieuses. Solange, quoiqu'elle soit toujours gaie et gentille, est tres fatiguee. Je le suis beaucoup moi-meme. Un soir que mes deux petits allaient mieux, j'ai ete chez vous, pour vous remercier de la belle gravure que vous m'avez envoyee. Il etait sept heures, ce n'est pas une heure indue. Depuis, je n'ai pas pu sortir, si ce n'est pour aller a _Henri IV_. J'irai vous voir demain. Aujourd'hui, cela m'est completement impossible. Vous avez eu tort d'ecouter votre dignite de mere offensee: vous auriez du, puisque vous sortez tous les jours pour diner, venir gouter de ma cuisine. J'ai toujours un bon petit plat a vous offrir. A six heures, nous aurions ete ensemble voir Maurice au college, vous m'auriez rendue heureuse. Adieu, chere mere; je vous embrasse de tout mon coeur, en attendant que vous me pardonniez, et j'espere que vous ne ferez pas longtemps la mechante avec moi. CII A M. CASIMIR DUDEVANT, A NOHANT Paris, 20 mai 1833. Mon ami, Je suis aise de ton bon voyage et de ton arrivee en bonne sante. Maurice a ete a l'infirmerie. C'est le changement de regime qui l'eprouve un peu; du reste, il est tres frais et tres gai. On est content de son caractere et il parait s'arranger bien avec ses camarades. Quant a ses progres, ils ne peuvent pas etre encore sensibles. J'espere qu'a ton retour, on commencera a s'en apercevoir. Je lui ai dit de t'ecrire. Dans tous les cas, je te donnerai de ses nouvelles. Je l'ai vu hier, avec ma mere; il a ete tres gentil. Je ne sais si Salmon a de mauvaises affaires ce mois-ci; mais j'ai eu toutes les peines du monde a me faire payer, quoique je n'aie envoye chercher mon argent que le 15 mai. Il a fallu y envoyer quatre fois de suite. La premiere fois, il a fait refuser sa porte; la seconde, son heure de reception etait changee; la troisieme, il n'avait pas d'argent; enfin, la quatrieme, il a daigne m'envoyer mon mois. Je ne sais pas si tout cela est l'effet du hasard; c'est bien possible. Cependant tu devrais y faire attention, au cas ou tu aurais des sommes d'une certaine importance a deposer chez lui. Ensuite, tu devrais le prier de m'envoyer mon argent tous les premiers du mois. Un homme d'affaires n'est ni ambassadeur ni ministre, pour qu'on fasse antichambre chez lui. Adieu, mon ami. Ta grosse fille t'embrasse. Dis bien des choses de ma part a Duteil et a Jules Neraud, quand tu les verras. Adieu; je t'embrasse. CIII A M. FRANCOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX Paris, 26 mai 1833. Cher ami, Tu ne penses pas que j'aie change d'avis. Tu es toujours a mes yeux le meilleur et le plus honnete des hommes. Je ne t'ai pas donne signe de souvenir et de vie depuis bien des mois. C'est que j'ai vecu des siecles; c'est que j'ai subi un enfer depuis ce temps-la. Socialement, je suis libre et plus heureuse. Ma position est exterieurement calme, independante, avantageuse. Mais, pour arriver la, tu ne sais pas quels affreux orages j'ai traverses. Il faudrait, pour te les raconter passer bien des soirs dans les allees de Nohant, a la clarte des etoiles, dans ce grand et beau silence que nous aimions tant. Dieu veuille que ces temps nous soient rendus et que nous admirions encore, ensemble, le clair de lune sur la cascade d'Urmont! Mais cette independance si cherement achetee, il faudrait savoir en jouir et je n'en suis plus capable. Mon coeur a vieilli de vingt ans, et rien dans la vie ne me sourit plus. Il n'est plus pour moi de passions profondes, plus de joies vives. Tout est dit. J'ai double le cap. Je suis au port, non pas comme ces bons nababs qui se reposent dans des hamacs de soie, sous les plafonds de bois de cedre de leurs palais, mais comme ces pauvres pilotes qui, ecrases de fatigue et brules par le soleil, sont a l'ancre et ne peuvent plus risquer sur les mers leur chaloupe avariee. Ils n'ont pas de quoi vivre a terre, et, d'ailleurs, la terre les ennuie. Ils ont eu jadis une belle vie, des aventures, des combats, des amours, des richesses. Ils voudraient recommencer; mais le navire est demate, la cargaison perdue; il faut echouer sur le sable et rester la. Tu comprends, au fond de cette belle poesie, l'etat maussade de mon cerveau. Suis-je plus a plaindre qu'auparavant? Peut-etre; le calme qui vient de l'impuissance est une plate chose. Pour toi, c'est different. La raison, la force, la volonte t'ont place ou tu es. Aussi tu as en toi-meme de serieuses jouissances, de nobles consolations. Je t'enverrai une longue lettre avant peu de temps; c'est-a-dire un livre que j'ai fait[1] depuis que nous nous sommes quittes. C'est une eternelle causerie entre nous deux. Nous en sommes les plus graves personnages. Quant aux autres, tu les expliqueras a ta fantaisie. Tu iras, au moyen de ce livre, jusqu'au fond de mon ame et jusqu'au fond de la tienne. Aussi je ne compte pas ces lignes pour une lettre. Tu es avec moi et dans ma pensee a toute heure. Tu verras bien, en me lisant, que je ne mens pas. Adieu, ami; ecris-moi, parle-moi de toi beaucoup, de ta famille, des soins austeres de ta grande, belle et triste vie. Je te verrai dans un ou deux mois. Adieu; crois que, pour la vie, je suis a toi. Ton ami GEORGE SAND. [1] _Lelia_ CIV A M. ADOLPHE GUEROULT. A PARIS Paris, 3 juin 1833. Monsieur, Vous avez ete si bon et si obligeant pour moi, que, malgre le long temps qui s'est ecoule sans m'apporter aucune nouvelle et aucune visite de vous, je ne crains pas de reclamer votre bienveillance. Je viens de faire un livre intitule _Lelia_, qui a besoin de votre appui. Si vous voulez bien venir me voir, nous en causerons et je vous demanderai de vive voix la continuation de vos bons offices. Voulez-vous venir diner avec moi demain? Il faut que je vous dise, sur ce livre assez embrouille et sur quelques difficultes du succes, plus d'une parole, et je ne suis libre que vers cinq heures. Puis-je compter sur vous? Tout a vous, monsieur. CV A MADAME *** Paris, juillet 1833 Madame, Vous m'embarrassez avec vos questions. Je tiens singulierement a votre estime; pourtant je ne puis me decider a mentir pour la conserver. J'ai beaucoup d'egoisme et de nonchalance, vous me forcez a vous l'avouer. Je ne sais ce que les influences etrangeres font a mon indifference en matiere de saint-simonisme; je crois qu'elles n'y entrent pour rien. Je crois meme n'avoir jamais songe a soulever une question pour ou contre la societe dans _Indiana_ ou dans _Valentine_. Pardonnez-le-moi, ou anathematisez-moi. Je suis forcee de le dire: la societe est la moindre des choses que je hais et meprise. L'homme livre a son instinct ne me parait pas moins laid, ridicule et sale que l'homme dresse a marcher sur les pieds de derriere. Que puis-je faire a cela? Et puis, outre cette misanthropie qui va toujours croissant a mesure que je vieillis, je suis excessivement femme pour l'ignorance, l'inconsequence des idees, le defaut absolu de logique. Vous l'avez fort bien dit, je manque de precision et de suite; ce n'est pas de la superiorite croyez-le bien. C'est l'infirmite d'une nature pauvre et boiteuse. Je n'ai rien etudie, je ne sais rien, pas meme ma langue. J'ai si peu d'exactitude dans le cerveau, que je n'ai jamais pu faire la plus simple regle d'arithmetique. Voyez si avec cela je puis etre utile a quelqu'un et trouver quelque idee salutaire et juste. Vous etes tres au-dessus de moi sous tous les rapports, et notamment pour l'activite, la raison, l'intelligence et le savoir. Je n'ai que des sensations, point de volonte. Pour quoi, pour qui en aurais-je? Au dela de deux ou trois personnes, l'univers n'existe pas pour moi. Vous voyez que je ne suis bonne a rien; mais vous etes bonne a tout, et, par votre talent et par votre caractere, vous n'avez pas besoin de mon aide. Gardez-moi seulement votre bienveillance, votre pitie pour ma nullite sociale, et votre amitie pour m'en consoler. Ne pouvez-vous aimer que les ames grandes et fortes? La mienne ne l'est pas; mais j'admire ce qui est autrement que moi. Le fait des natures puissantes est de plaindre et de consoler ce qui est au-dessous. Faites du bien aux femmes en general par votre zele et votre chaleur de coeur, faites-en a moi en particulier par votre douceur et votre tolerance. Adieu, madame; reviendrez-vous bientot? Je suis tout a vous. G.S. CVI A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE Paris, 5 juillet 1833. Vous avez raison, mon ami, de compter sur mon amitie inalterable. J'apprends avec joie la bonne nouvelle, et je partage tout votre bonheur de mari, tout votre orgueil de pere. Faites mon compliment a l'accouchee et embrassez-la de ma part, ainsi que _cette vieille grand'mere_ de madame Duvernet, bien vexee, n'est-ce pas, de porter un pareil titre? Enfin vous etes donc tous bien heureux, mes amis! Je regrette de n'etre pas au milieu de vous, comme j'y etais le jour de vos noces, pour voir toutes vos figures epanouies, pour serrer toutes vos mains affectueuses. Quand vous me disiez jadis que vous aviez horreur des _moutards_, je savais bien que vous trouveriez les votres beaux et bons. Les miens, je vous le disais, et je vous le dis encore, me donnent les seules joies reelles de ma vie. Vous ne me dites pas comment s'appelle ce bienvenu. C'est une chose interessante qu'un nom de bapteme, a laquelle j'attache autant d'idees que le pere de Tristram Shandy. Il ne se nomme, j'espere ni Artaxerces, ni Epaminondas, ni Polypheme, ni Polyperchon? Le mien est au college et se comporte de maniere a meriter dans son regiment _l'estime de ses_ CHEFRES _et l'amitie de ses camarades_. Ma fille est de la taille du plus jeune elephant de la menagerie royale. Elle a horreur des gens de lettres, elle les traite de polissons et de matins. En tout, elle annonce les plus brillantes dispositions. Moi, j'ai ete longtemps et beaucoup malade. Je vais tres bien depuis que j'ai consulte un habile medecin, lequel m'a dit _de me distraire et d'eviter les contrarietes_; ce qui m'a paru tres profond, tres neuf, et tres aise a faire surtout. Je fais toujours des livres et suis assez bien dans mes affaires maintenant. J'irai au pays avec mon fils a l'epoque des vacances. Vous me presenterez l'heritier presomptif et je vous embrasserai tous de bien bon coeur. Adieu, mon ami. Tout a vous. AURORE. CVII A M. FRANCOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX 21 novembre 1833. La presente est pour te dire, mon brave ami, que je vais bientot te voir. Mademoiselle Decerf epouse mon Gaulois, qui est Alphonse Fleury, et j'irai a leur noce. Je te verrai en passant et en repassant. Tu trouveras peut-etre quelque jour dans la quinzaine pour t'echapper et venir faire du Werther avec moi: parler de rasoirs anglais de damnation eternelle et autres faceties, sous la grande voute etoilee qu'on voit si bien chez nous. Ne crains pas de me voir rire de tes ennuis et de tes chagrins: je ne suis pas dangereuse en ce genre; le lendemain du jour ou je t'aurais persifle, tu aurais ta revanche. Mes jours ne ressemblent guere les uns aux autres, et c'est pour moi que fut invente le proverbe: "Tel qui rit vendredi, etc." Pour le moment, je suis dans les memes sentiments qu'a ma derniere lettre. Je serai heureuse de revoir mon pays et mes amis. Ce sont de vieux liens qu'on ne rompt pas. Si mon retour peut adoucir un peu ton spleen, accueille-le donc avec toute ta bonne affection pour moi. Charles[1] m'a ecrit une lettre fort reveche. Il a eu tort. Je le lui pardonne de tout mon coeur. Il a pris trop a coeur l'affaire de son piano. Aussi il a ete bien negligent de le laisser enferme dans sa chambre, ne servant a rien et m'exposant aux mefiances et aux tracasseries du facteur, qui deja menacait de me faire payer. Cela ne m'aurait pas ete facile, vu l'etat de mes finances, pas brillant tous les jours. Comment! tu n'es pas amoureux? Eh bien, mon cher, tu as peut-etre parfaitement raison. Toute chose excellente a son mauvais cote; toute chose detestable a son avantage, et nous sommes, tous, fous et betes. Tachons d'etre le moins mechants possible, avec ou sans amour; soyons fideles a l'amitie. Ton ami GEORGE. [1] Charles Rollinat, musicien, frere cadet de Francois. CVIII A MADAME MADRICE DUPIN, A PARIS Paris, jeudi, decembre 1833. Ma chere maman, Je vous envoie le lit de Maurice et sa petite boite de crayons, pour qu'il fasse des bonshommes et se tienne tranquille aupres de vous. Vous seriez bien bonne et bien gentille de tacher de le faire coucher chez vous pour Noel. Madame Dudevant, qui s'en est chargee, le rendra bien malheureux, je crains, a force de sermons et de niaiseries. En l'envoyant chercher chez elle dans la journee, vous pourriez le garder, en lui ecrivant une petite lettre. Au reste, Boucoiran se concertera a cet egard avec vous et vous epargnera les courses et les ennuis. Adieu, ma chere maman; je vous remercie mille fois de vos bontes pour moi et mes enfants. Je suis tranquille sur le compte de Maurice, puisque vous vous chargez de lui. Je pars bien portante ce soir. Je vous ecrirai sitot mon arrivee quelque part. Je vous embrasse de toute mon ame. AURORE. CIX A M. MAURICE DUDEVANT, AU COLLEGE HENRI IV, A PARIS Marseille, 18 decembre 1833. Mon cher petit, Je suis a Marseille, apres avoir toujours voyage, soit en voiture, soit en bateau, depuis le jour ou je t'ai quitte. J'ai descendu le Rhone sur le bateau a vapeur et je vais m'embarquer sur la mer pour aller en Italie. Je n'y resterai pas longtemps; ne te chagrine pas. Ma sante me force a passer quelque temps dans un pays chaud. Je retournerai pres de toi, le plus tot possible. Tu sais bien que je n'aime pas a vivre loin de mes petits miochons, bien gentils tous deux, et que j'aime plus que tout au monde. Je voudrais bien vous avoir avec moi et vous mener partout ou je vais. Mais ta soeur n'est pas assez grande, et, toi, il faut que tu fasses ton education. Tu le sais, mon cher enfant, c'est indispensable et tu es bien decide a t'y livrer de tout ton coeur: J'ai ete bien heureuse, quand M. Gaillard[1] m'a dit que tu etais un brave garcon, que tu faisais ton possible pour contenter tes maitres, et qu'il avait bonne opinion de toi. C'est ainsi, j'espere, qu'on me parlera toujours de toi. Tu ne m'as jamais cause de chagrin sous ce rapport et tu feras le bonheur de ma vie, si tu le veux. J'ai ete ce matin me promener au bord de la mer. J'ai mange des coquillages tout vivants et dont les coquilles etaient tres jolies. J'ai pense a toi qui les aimes tant, et je n'ai pas voulu en chercher dans le sable, parce que tu n'etais pas la pour m'aider et que je ne me serais pas amusee. Quand tu seras en age de quitter le college et d'interrompre tes etudes, nous voyagerons ensemble. Tu te souviens que nous avons deja voyage tous deux et que nous nous amusions comme deux bons camarades. Nous n'avons peur de rien, ni l'un ni l'autre; nous mangeons comme deux vrais loups, et tu dors sur mes genoux comme une grosse marmotte. En attendant que nous recommencions, depeche-toi d'apprendre ce qu'il faut que tout le monde sache. Amuse-toi bien. Quand tu sortiras, sois aimable avec ma mere et avec madame Dudevant. Remercie bien Boucoiran, si bon et si obligeant pour toi, et ecris-moi a toutes tes sorties. Raconte-moi ce que tu auras fait, chez qui tu couches, etc. Dis-moi aussi si tu as de bonnes notes et des _heures_. Pense a moi souvent et travaille, joue, saute, porte-toi bien, decrasse ta frimousse, lave tes pattes, ne sois pas trop gourmand et aime bien ta vieille mere, qui t'embrasse cent mille fois. [1] Proviseur du college Henri IV CX A M. JULES BOUCOIRAN, A PARIS Marseille, 20 decembre 1833 Mon cher enfant, Je suis arrivee ici sans trop de fatigue et j'en repars apres-demain. Je vais a Pise ou a Naples, je ne sais lequel. Ecrivez-moi a Livourne, poste restante. Donnez-moi des nouvelles de mon gamin. Soyez bon pour lui, comme vous l'etes toujours, et protegez-le contre les petits ennuis dont je vous ai parle. Avez-vous reussi a diner le jour de mon depart? Je vous ai fait faire une journee de corvee. Sans vous, je ne serais pas venue a bout de partir. Avez-vous eu la bonte de ranger tout chez moi, de mettre dehors mes chambrieres, de fermer portes et fenetres, etc., etc.? Ayez soin de retirer les clefs de tous les meubles et de les mettre en paquet dans le secretaire, dont vous prendrez la clef chez vous. Je vous remets aussi la surintendance, des rats et souris, avec autorisation d'en manger a discretion et de boire tout le vin de ma cave. A propos de cela, il faudra encore que vous ayez l'obligeance de descendre a la susdite cave et de surveiller la conduite de mes bouteilles de vin, pour empecher la sympathie de ces demoiselles pour le gosier des laquais et portiers de la maison. Faites une note de toutes vos petites depenses pour moi, spectacles et sapins pour Maurice, ports de lettres, etc., etc. Votre pays est tres beau le long du Rhone. Cette navigation est magnifique. Du reste; vos villes de Lyon, Avignon et Marseille sont stupides. Je ne voudrais pas les habiter en peinture, et je remercie le ciel de pouvoir m'en sauver bientot. Marseille est absolument tel que vous me l'avez depeint. Il faut faire une lieue pour voir la mer et le port ressemble assez a la mare aux canards a Nohant. Il y fait deja un temps charmant et des matinees qui valent nos journees d'avril. Adieu, mon cher ami. Je vous recommande bien de me donner des nouvelles de mon mioche et de me remplacer aupres de lui. Je ne sais vraiment pas comment s'arrangerait ma vie si je n'avais pas votre bonne amitie et votre eternelle complaisance pour m'aider et me tranquilliser Adieu; je vous embrasse. Tout a vous, AURORE D. CXI A M HIPPOLYTE CHATIRON, A PARIS Venise, 16 mars 1834. Mon ami, Je te remercie de ta lettre. Ton souvenir, malgre tout, me fait toujours plaisir. J'ai tarde a te repondre, parce que je viens de faire une maladie assez grave. Je suis bien a present, et, au moment de quitter l'Italie, je commence a m'y acclimater. J'y reviendrai; car, apres avoir goute de ce pays-la, on se croit chasse du paradis quand on retourne en France. Voila l'effet que cela me fera. Je n'ai pas ete charmee de la Toscane; mais Venise est la plus belle chose qu'il y ait au monde. Toute cette architecture mauresque en marbre blanc au milieu de l'eau limpide et sous un ciel magnifique; ce peuple si gai, si insouciant, si chantant, si spirituel; ces gondoles, ces eglises, ces galeries de tableaux; toutes les femmes jolies ou elegantes; la mer qui se brise a vos oreilles; des clairs de lune comme il n'y en a nulle part; des choeurs de gondoliers quelquefois tres justes; des serenades sous toutes les fenetres; des cafes pleins de Turcs et d'Armeniens; de beaux et vastes theatres ou chantent la Pasta et Donzelli, des palais magnifiques; un theatre de polichinelle qui enfonce a dix pieds sous terre celui de Gustave Malus; des huitres delicieuses, qu'on peche sur les marches de toutes les maisons; du vin de Chypre a vingt-cinq sous la bouteille; des poulets excellents a dix sous; des fleurs en plein hiver, et, au mois de fevrier, la chaleur de notre mois de mai: que veux-tu de mieux? Je ne me suis pas doutee des autres plaisirs de l'hiver. Je n'aime pas le monde, comme tu sais. Je me suis bornee a deux ou trois personnes excellentes, et j'ai vu le carnaval de ma fenetre. Il m'a semble fort au-dessous de sa reputation. Il aurait fallu le voir dans les bals masques, aux theatres; mais je me suis trouvee malade a cette epoque-la et je n'ai pu y aller. Je le regrette peu; ce que je cherchais ici, je l'ai trouve: un beau climat, des objets d'art a profusion, une vie libre et calme, du temps pour travailler et des amis. Pourquoi faut-il que je ne puisse batir mon nid sur cette branche? Mes poussins ne sont pas ici et je ne puis m'y plaire qu'en passant. J'attends le mois d'avril pour retraverser les Alpes, et je m'en irai par Geneve. Je compte donc etre a Paris dans le courant du mois prochain. Quand j'aurai embrasse Maurice, j'irai passer l'ete en Berri. Engage Casimir a garder Solange et a ne pas la mettre en pension avant mon retour; cela m'empecherait d'aller a Nohant, et contrarierait beaucoup mes projets de repos et d'economie. Tu ne me parais pas si charme de la Chatre que moi de Venise: tu me fais une peinture bouffonne de ses habitants. Vraiment la societe est une sotte chose. L'amour du travail sauve le tout. Je benis ma grand-mere, qui m'a forcee d'en prendre l'habitude. Cette habitude est devenue une faculte, et cette faculte un besoin. J'en suis arrivee a travailler, sans etre malade, treize heures de suite, mais, en moyenne, sept ou huit heures par jour, bonne ou mauvaise soit la besogne. Le travail me rapporte beaucoup d'argent et me prend beaucoup de temps, que j'emploierais, si je n'avais rien a faire, a avoir le spleen, auquel me porte mon temperament bilieux. Si, comme toi, je n'avais pas envie d'ecrire, je voudrais du moins lire beaucoup. Je regrette meme que mes affaires d'argent me forcent de faire toujours sortir quelque chose de mon cerveau sans me donner le temps d'y faire rien entrer. J'aspire a avoir une annee tout entiere de solitude et de liberte complete, afin de m'entasser dans la tete tous les chefs-d'oeuvre etrangers que je connais peu ou point. Je m'en promets un grand plaisir et j'envie ceux qui peuvent s'en donner a discretion. Mais, moi, quand j'ai barbouille du papier a la tache, je n'ai plus de facultes que pour aller prendre du cafe et fumer des cigarettes sur la place Saint-Marc, en ecorchant l'italien avec mes amis de Venise. C'est encore tres agreable, non pas mon italien, mais le tabac, les amis et la place Saint-Marc. Je voudrais t'y transporter d'un coup de baguette et jouir de ton etonnement. Nous savons si peu ce qu'est l'architecture, et notre pauvre Paris est si laid, si sale, si rate, si mesquin, sous ce rapport! Il n'y a pourtant que lui au monde, pour le luxe et le bien-etre materiel. L'industrie y triomphe de tout et supplee a tout; mais, quand on n'est pas riche, on y subit toute sorte de privations. Ici, avec cent ecus par mois, je vis mieux qu'a Paris avec trois cents. Pourquoi diable, toi et ta femme, qui etes independants, qui n'avez ni place, ni famille ni amour du monde, ni relations obligatoires en France, ne venez-vous pas vous etablir ici? Vous y feriez des economies en y vivant tres bien; vous y eleveriez votre fille aussi bien que partout ailleurs. Vous y auriez mille commodites que vous ne pouvez avoir a Paris: un logement cent fois plus joli et plus vaste, une gondole avec un gondolier qui serait en meme temps votre domestique; le tout pour soixante francs par mois; ce qui represente a Paris une voiture, une paire de chevaux, un cocher et un valet de chambre, c'est-a-dire douze a quinze mille francs par an. Le bois et le vin a tres bas prix; les habits, les marchandises de toute sorte; les denrees de tout pays a moitie prix de Paris. Je paye ici une paire de souliers en maroquin quatre francs. Hier, nous avons ete au cafe, nous etions trois; nous y avons pris chacun trois glaces, une tasse de cafe et un verre de punch, plus des gateaux a discretion pour completer les jouissances de deux grandes heures de bavardage. Cela nous a coute, en tout, quatre livres autrichiennes la livre autrichienne vaut un peu moins de dix-huit sous de France. Si vous voulez y venir, comme j'y retournerai passer l'hiver prochain, je vous y piloterai. Le voyage vous coutera mille francs, pour vous deux; mais vous y vivrez pour mille ecus par an. C'est probablement moins que vous ne depensez a Paris dans une annee, et, par-dessus le marche, vous connaitriez Venise, la plus belle ville de l'univers. Si je n'avais pas mon fils cloue au college Henri IV, certainement je prendrais ma fille avec moi et je viendrais me planter ici pour plusieurs annees. J'y travaillerais comme j'ai coutume de faire et je retournerais en France, quand j'en aurais assez, avec un certain magot d'argent. Mais je ne veux pas renoncer a voir mon fils chaque annee, et tout ce que je gagne sera toujours mange en voyages ou a Paris. Adieu, mon vieux; parle-moi de Maurice et de ta fille. Font-ils de bonnes parties ensemble, les jours de conge? J'embrasse Emilie, Leontine et toi, de tout mon coeur. Il y a longtemps que je n'ai eu de nouvelles de ma mere; donne-lui des miennes et prie-la de m'ecrire. CXII A M. JULES BOUCOIRAN, A PARIS Venise, 6 avril 1834. Mon cher enfant, J'ai recu vos deux effets sur M. Papadopoli[1], et je vous remercie. Maintenant je suis sure de ne pas mourir de faim et de ne pas demander l'aumone en pays etranger; ce qui, pour moi, serait pire. Je m'arrangerai avec Buloz, et il pourra suffire a mes besoins sans se faire trop tirailler; car je travaillerai beaucoup. Alfred est parti pour Paris, et je vais rester ici quelque temps. Il etait encore bien delicat pour entreprendre ce long voyage. Je ne suis pas sans inquietude sur la maniere dont il le supportera; mais il lui etait plus nuisible de rester que de partir, et chaque jour consacre a attendre le retour de sa sante la retardait au lieu de l'accelerer. Il est parti enfin, sous la garde d'un domestique tres soigneux et tres devoue. Le medecin[2] m'a repondu de la poitrine, en tant qu'il la menagerait; mais je ne suis pas bien tranquille. Nous nous sommes quittes peut-etre pour quelques mois, peut-etre pour toujours. Dieu sait maintenant ce que deviendront ma tete et mon coeur. Je me sens de la force pour vivre, pour travailler, pour souffrir. Le manuscrit de _Lelia_ est dans une des petites armoires de Boule. Je l'ai, en effet, promis a Planche; pour peu qu'il tienne a ce griffonnage, donnez-le-lui, il est bien a son service. Je suis profondement affligee d'apprendre qu'il a mal aux yeux. Je voudrais pouvoir le soigner et le soulager. Remplacez-moi; ayez soin de lui. Dites-lui que mon amitie pour lui n'a pas change, s'il vous questionne sur mes sentiments a son egard. Dites-lui sincerement que plusieurs propos m'etaient revenus apres l'affaire de son duel avec M. de Feuillide; lesquels propos m'avaient fait penser qu'il ne parlait pas de moi avec toute la prudence possible. Ensuite, il avait imprime dans la _Revue_ des pages qui m'avaient donne de l'humeur. Lui et moi sommes des esprits trop graves et des amis trop vrais, pour nous livrer aux interpretations ridicules du public. Pour rien au monde je n'aurais voulu qu'un homme que j'estime infiniment devint la risee d'une populace d'artistes haineux qu'il a souvent tancee durement; laquelle, pour ce fait, cherche toutes les occasions de le faire souffrir et de le rabaisser. Il me semblait que le role d'amant disgracie, que ces messieurs voulaient lui donner, ne convenait pas a son caractere et a la loyaute de nos relations. J'avais cherche de tout mon pouvoir a le preserver de ce role mortifiant et ridicule, en declarant hautement qu'il ne s'etait jamais donne la peine de me faire la cour. Notre affection etait toute paisible et fraternelle. Les mechants commentaires me forcaient a ne plus le voir pendant quelques mois; mais rien ne pouvait ebranler notre mutuel devouement. Au lieu de me seconder, Planche s'est compromis et m'a compromise moi-meme: d'abord par un duel qu'il n'avait pas de raisons personnelles pour provoquer; ensuite par des plaintes et des reproches, tres doux il est vrai, mais hors de place et, qui pis est, tires a dix mille exemplaires. De si loin et apres tant de choses, les petits accidents de la vie disparaissent, comme les details du paysage s'effacent a l'oeil de celui qui les contemple du haut de la montagne. Les grandes masses restent seules distinctes au milieu du vague de l'eloignement. Aussi les susceptibilites, les petits reproches, les mille legers griefs de la vie habituelle, s'evanouissent maintenant de ma memoire; il ne me reste que le souvenir des choses serieuses et vraies. L'amitie de Planche, le souvenir de son devouement, de sa bonte inepuisable pour moi, resteront dans ma vie et dans mon coeur comme des sentiments inalterables. Apres avoir quitte Alfred, que j'ai conduit jusqu'a Vicence, j'ai fait une petite excursion dans les Alpes en suivant la Brenta. J'ai fait a pied jusqu'a huit lieues par jour, et j'ai reconnu que ce genre de fatigue m'etait fort bon, physiquement et moralement. Dites a Buloz que je lui ecrirai des lettres, pour la _Revue_, sur mes voyages pedestres. Je suis rentree a Venise avec sept centimes dans ma poche! Sans cela, j'aurais ete jusque dans le Tyrol; mais le besoin de hardes et d'argent m'a forcee de revenir. Dans quelques jours, je repartirai et je reprendrai la traversee des Alpes par les gorges de la Piave. Je puis aller loin ainsi, en depensant cinq francs par jour et en faisant huit ou dix lieues, soit a pied, soit a ane. J'ai le projet d'etablir mon quartier general a Venise, mais de courir le pays seule et en liberte. Je commence a me familiariser avec le dialecte. Quand j'aurai vu cette province, j'irai a Constantinople, j'y passerai un mois, et je serai a Nohant pour les vacances. De la, j'irai faire un tour a Paris et je reviendrai a Venise. Je suis fort affligee du silence de Maurice et fort contente d'apprendre au moins qu'il se porte bien. Son pere me dit qu'il travaille et qu'on est content de lui. Pour vous, je vous ai prie au moins dix fois de voir ses notes et de m'en rendre compte. Il faut que j'y renonce; car vous ne m'en avez jamais dit un mot, gredin d'enfant! Je suis enchantee que mon mari garde Solange a Nohant. De cette maniere, il me plait fort de conserver Julie, puisque je n'ai pas a la nourrir. Sans cet arrangement, j'eusse fait mon possible pour retourner a Paris, malgre le peu d'argent que j'aurais eu pour un si long voyage. Je puis donc, sans aucun prejudice pour l'un ou l'autre de mes deux enfants, rester dehors jusqu'aux vacances. Ne me parlez jamais, je vous prie, des articles qui se publient pour ou contre moi dans les journaux. J'ai au moins ici le bonheur d'etre tout a fait etrangere a la litterature et de la traiter absolument comme un gagne-pain. Adieu, mon ami; je vous embrasse de tout mon coeur. Ecrivez-moi sur mon fils, envoyez-moi une lettre de lui. A tout prix, je la veux. Avez-vous de bonnes nouvelles de votre mere? Vous ne me parlez jamais de vous. Avez-vous des eleves? Faites-vous bien vos affaires? N'etes-vous pas amoureux de quelque femme, de quelque science ou de quelque grue[3]? Pensez-vous un peu a votre vieille amie, qui vous aime toujours _paternellement_? G.S. [1] Banquier a Venise. [2] Le docteur Pagello. [3] Allusion a une grue apprivoisee par Boucoiran, a Nohant. CXIII A M. GUSTAVE PAPET, A PARIS Venise, mai 1834. Fais-moi le plaisir de voir le proviseur ou le censeur, et de demander a voir les notes de Maurice. Je l'ai demande quarante fois a Boucoiran. Pas de reponse. Il y a des instants ou ce silence m'effraye tellement, que je m'imagine que mon fils est mort et qu'on n'ose pas me le dire. Peut-etre le printemps t'aura-t-il attire en Berri. En ce cas, renvoie la lettre a Maurice, directement au college. Tu me rendras le service de le voir et de l'observer, quand tu retourneras a Paris. En attendant tu verras ma fille a Nohant. Tu me parleras beaucoup d'elle, de toi et du pays. Concois-tu que ni Laure ni Alphonse[1] ne m'ecrivent! M'ont-ils oubliee aussi, ceux-la? Il me semble que je suis morte et que je frappe en vain a la porte des vivants.--Il est vrai que je leur avais annonce mon prochain retour, et que me voila encore a Venise pour quelque temps. Donne-moi au moins de leurs nouvelles. Adieu, mon ami; tu vois que, si je repousse les epanchements de l'amitie dans certains cas, je reviens lui demander secours dans les affections plus profondes et plus reelles de la vie. Donne-moi aussi moyen de te faire du bien. Je t'embrasse de tout mon coeur. Rappelle-moi l'amitie de ton pere. Tout a toi. GEORGE S. [1] M. et madame Fleury CXIV A M. HIPPOLYTE CHATIRON, A PARIS Venise, 1er juin 1834. Mon ami, A present que je suis revenue de Constantinople, je te dirai que c'est un bien beau pays, mais que je n'y suis pas allee. Il fait trop chaud et je n'ai pas assez d'argent pour cela. Si j'en avais, j'irais a Paris tout de suite et non ailleurs. Si tu entends dire que je suis noyee dans l'Archipel, sache donc bien qu'il n'en est rien et que c'est une nouvelle litteraire, rien de plus. Je suis a Venise, travaillant comme un cheval, afin de payer mon voyage d'Italie, que je dois encore a mon editeur, mais dont je m'acquitte peu a peu. Je comptais etre debarrassee de cette corvee il y a deux mois. Des circonstances imprevues, un voyage dans le Tyrol, quelques chagrins, m'ont retardee dans mon travail, et dans mes profits par consequent. Neanmoins mon courage n'est pas mort; mais, pour le moment, je souffre beaucoup d'etre loin de mes enfants depuis si longtemps. J'ai ete dans une grande inquietude par le silence de Boucoiran, lequel silence dure encore, je ne sais pourquoi. J'ai recu enfin une lettre de Gustave Papet, qui en contenait une de Maurice, et une de Laure Decerf, qui me donne d'excellentes nouvelles de Solange. Je suis donc en paix sur mes pauvres mioches; mais je n'en suis pas moins affamee de les revoir, et je serai, au plus tard, a Paris pour la distribution des prix. Les notes de Maurice sont excellentes. Il m'ecrit la lettre la meilleure et la plus laconique du monde. "Tu me demandes si j'oublie ma vieille mere, non. Je pense tous les jours a toi. Tu me dis de t'ecrire, espere que je t'ecrirai. Tu me demandes si je suis corrige de mes caprices d'enfant, oui." Voila son style! on dirait un bulletin de la grande armee, et avec cela pas une faute d'orthographe; je suis bien contente de lui. Comment va Leontine? Elle doit etre bien grande, au train dont elle y allait quand je suis partie. Es-tu toujours a Corbeil? D'apres ce que tu me dis, tu es dans un bon air et dans une belle situation. Si tu as envie d'aller a Nohant au mois d'aout, nous irons ensemble avec Leontine et Emilie, si sa sante le permet et si le _coeur lui en dit_. Tu me parais un peu degoute du pays; mais il y aura une maniere de ne pas trop s'apercevoir de ses desagrements. Ce sera de rester a fumer sur le perron, de bavarder a tort et a travers entre nous, et de dormir en chien sur le grand canape du salon. Venise, avec ses escaliers de marbre blanc et les merveilles de son climat, ne me fait oublier aucune des choses qui m'ont ete cheres. Sois sur que rien ne meurt en moi. J'ai une vie agitee. Mon destin me pousse d'un cote et de l'autre, mais mon coeur ne repudie pas le passe. Il souffre et se calme selon le temps qu'il fait. Les vieux souvenirs ont une puissance que nul ne peut meconnaitre, et moi moins qu'un autre. Il m'est doux, au contraire, de les ressaisir, et nous nous retrouverons bientot ensemble, dans notre vieux nid de Nohant, ou je n'ai pas pu vivre, mais ou je pourrai, peut-etre plus tard, mourir en paix. Dire que l'on aura une vie uniforme, sans nuages et sans reproches, c'est promettre un ete sans pluie; mais, quand le coeur est bon, l'on se retrouve et l'on se souvient de s'etre aimes. Il m'a semble plusieurs fois que j'avais a me plaindre beaucoup de toi. J'ai pris definitivement le parti de ne plus m'en facher. Je savais bien que j'en reviendrais et que je ne pourrais pas rester en colere contre toi, que tu eusses tort ou non. Et ainsi de tout dans ma vie. Je reponds aux bons procedes, j'oublie les mauvais; je me console des maux et je sais jouir des biens qui m'arrivent. J'ai la philosophie du soldat en campagne. Nous sommes bien freres sous ce rapport; mais, toi, tu agis ainsi, par indifference; tu te consoles sans avoir souffert. Tant mieux, ton organisation est la meilleure. Adieu, mon vieux; ecris-moi donc, cela me fera beaucoup de bien. Je ne te dis rien de ma maniere de vivre a Venise. Tu pourras lire beaucoup de details sur ce pays, dans la _Revue des Deux Mondes_, numeros du 15 mai dernier et du 15 juin prochain, si toutefois cela t'interesse. Je voudrais avoir ici mes enfants et pouvoir y vivre longtemps; c'est un beau pays. Embrasse Emilie pour moi, et, si tu vois mon fils, parle-moi de lui beaucoup. Je t'embrasse de tout mon coeur. Ecris-moi: _Alla Spezieria Ancillo. Campo San-Luca. Venise_. CXV A M. JULES BOUCOIRAN. PARIS Venise, 4 juin 1834. Mon cher enfant, Je suis rassuree sur le compte de Maurice. Je viens de recevoir une lettre de lui et une de Papet; mais je commence a etre serieusement inquiete de vous, ou tres affligee de votre oubli. Buloz me mande qu'il vous a remis, le 15 mai, cinq cents francs pour moi. Je vous avais ecrit de me faire parvenir mon argent bien vite, parce que je n'avais plus rien. Nous sommes au 2 juin, et je n'ai rien recu. Je suis aux derniers expedients pour vivre, car j'ai horreur des dettes. Maurice m'ecrit qu'il vous a envoye une lettre pour moi il y a plusieurs jours. Rien! Qu'est-ce que cela veut dire? Votre lettre s'est-elle perdue a la poste comme beaucoup d'autres? Au moins si Papadopoli avait recu la lettre d'avis du banquier de Paris! mais il n'a rien recu; l'argent n'est donc pas parti. Etes-vous tombe subitement assez malade pour etre hors d'etat de faire cette commission? Depuis deux mois, vous m'avez montre une indifference excessive, et, malgre toutes mes lettres ou je vous suppliais de me donner des nouvelles de mon fils, vous m'avez laissee dans la plus mortelle inquietude. Je pense que vous etes devenu amoureux et je vous connais a cet egard: quand vous etes dans votre etat ordinaire, vous etes le plus exact des hommes; quand vous vous eprenez de quelqu'une, vous oubliez tout et vous partez pour le monde insaisissable. Cela est momentane, j'espere. L'amour passe, et l'amitie se retrouve toujours, apres avoir dormi plus ou moins longtemps. A Nohant, vous aviez cette fievre d'oubli, et j'ai ete bien souvent effrayee de votre silence et desesperee de n'entendre pas parler de mon fils, pendant des mois entiers. Mais tout cela n'explique pas que vous me laissiez dans une misere absolue en pays etranger. Je vis, depuis deux mois, des cinq cents francs que vous m'aviez envoyes. Courez donc, je vous en supplie, chez le banquier, et faites-moi expedier l'argent que vous avez, pour moi, entre les mains. Vous avez du toucher trois mois chez Salmon (mars, avril, mai); ce qui fait neuf cents francs; plus cinq cents de Buloz; quatorze cents.--Mon loyer paye et mes petites dettes envers vous, que je vous prie de prelever avant tout, il doit vous rester mille francs. Pendant ce temps-la, je dine avec la plus stricte economie et je couche sur un matelas par terre, faute de lit. Si ce retard est cause par votre negligence, vous devez en avoir quelque remords; s'il est cause par un accident, tirez-moi bien vite d'anxiete. S'il y a quelque autre raison qui vous justifie, ecrivez-la en deux mots, je l'accueillerai avec joie; si mes affaires vous ennuient, dites-le sincerement. Je vous serai reconnaissante du passe et je ne vous demanderai rien jusqu'a ce que vos preoccupations aient cesse. Vous aviez de bonnes nouvelles a me donner du travail et de la sante de mon fils; comment se fait-il que, apres deux mois d'attente, je les recoive d'un autre? Ah! mon enfant, votre corps ou votre coeur est malade. Adieu, mon ami; surtout ne soyez pas malade. Tout le reste ne sera rien pour moi. Ne me parlez jamais politique dans vos lettres. D'abord, je m'en soucie fort peu; ensuite, c'est une raison certaine pour qu'elles ne me parviennent pas. CXVI A MAURICE DUDEVANT. A PARIS Milan, 29 juillet 1834. Mon gros minet, Boucoiran m'a ecrit que la distribution des prix serait pour le 28 aout; toi, tu m'as ecrit que ce serait le 18. Je ne sais lequel de vous deux se trompe. Dans tous les cas, je serai a Paris avant le 18, si je ne creve pas en route! vraiment, il y a de quoi par la chaleur qu'il fait ici! J'espere qu'en approchant de la Suisse, je vais avoir plus frais. Je voudrais t'avoir avec moi, mon cher petit, pour te montrer toutes les belles choses que je vois. Mais nous reviendrons ensemble dans ce beau pays d'ici a quelques annees. Je n'ai pas de plaisir reel sans toi, mon enfant. Depeche-toi de grandir, pour que nous ne nous quittions plus. Je t'embrasse mille fois. Adieu. Paris est en fete aujourd'hui, et tu es sorti, j'imagine? Tu cours, tu t'amuses; penses-tu un peu a moi? CXVII A M. FRANCOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX Paris. 15 aout 1834. Mon ami, J'ai trouve a Paris ta brave lettre du mois d'avril, hier en arrivant de Venise, ou j'ai passe toute l'annee. Je pars dans cinq ou six jours pour le pays, et j'espere bien te trouver a Chateauroux. Tache de ne pas etre absent du 24 au 26, et de venir avec moi a Nohant. Il le faut absolument pour que je sois completement heureuse. Je ne sais rien te dire de moi; sinon que j'etais malade de l'absence de mes enfants, que je suis ivre de revoir Maurice et impatiente de revoir Solange, que je t'aime comme un frere, et que, sous les belles etoiles de l'Italie, je n'ai pas passe un soir sans me rappeler nos promenades et nos entretiens sous le ciel de Nohant. Je ne t'ai pas ecrit; il eut fallu te raconter ma vie entiere. C'est un triste et long pelerinage que je n'avais pas le courage de retracer. Je te raconterai tout, sous les arbres de mon jardin ou dans les traines d'Urmont. Ne me retire pas ce bonheur-la, mon ami, quelque affaire que tu aies. Songe que les affaires se retrouvent et que les jours heureux ne pleuvent pas pour nous. Adieu, mon ami. J'ai trois cent cinquante lieues dans les jambes, car j'ai traverse la Suisse a pied; plus, un coup de soleil sur le nez, ce qui fait que je suis _charmante_. Il est bien heureux pour toi que nous soyons amis; car je defie bien tout animal appartenant a notre espece de ne point reculer d'horreur en me voyant. Ca m'est bien egal, j'ai le coeur rempli de joie. CXVIII A M. JULES BOUCOIRAN, A PARIS Nohant, 31 aout 1834. Mon cher enfant, Je suis arrivee tres lasse et assez malade; je vais mieux. Maurice va bien. Tous mes amis, Gustave Papet, Alphonse Fleury, Charles Duvernet et Duteil sont venus, le lendemain, diner avec mesdames Decerf et Jules Neraud[1]. J'ai eprouve un grand plaisir a me retrouver la. C'etait un adieu que je venais dire a mon pays, a tous les souvenirs de ma jeunesse et de mon enfance; car vous avez du le comprendre et le deviner: la vie m'est odieuse, impossible, et je veux en finir absolument avant peu. Nous en reparlerons. En attendant, je vous remercie de l'amitie constante, infatigable, que vous avez pour moi. J'aurais ete heureuse si je n'eusse rencontre que des coeurs comme le votre. Dans ce moment, vous comblez de soins et de services mon ami Pagello. Je vous en suis reconnaissante. Pagello est un brave et digne homme, de votre trempe, bon et devoue comme vous. Je lui dois la vie d'Alfred et la mienne. Pagello a le projet de rester quelques mois a Paris. Je vous le confie et je vous le legue; car, dans l'etat de maladie violente ou est mon esprit, je ne sais point ce qui peut m'arriver. Il est bien possible que je ne retourne point a Paris de sitot. C'est pourquoi, craignant de ne jamais revoir ce brave garcon, qui repartira peut etre bientot pour son pays, je l'invite (avec l'agrement de M. Dudevant) a venir passer huit ou dix jours ici. Je ne sais s'il acceptera. Joignez-vous a moi pour qu'il me fasse ce plaisir non en lui lisant ma lettre, dont la tristesse l'affecterait, mais en lui disant qu'il me donnera l'occasion de lui temoigner une amitie malheureusement sterile et prete a descendre au tombeau. J'aurai a causer longuement avec vous et a vous charger de l'execution de volontes sacrees. Ne me sermonnez pas d'avance. Quand nous aurons parle ensemble une heure, quand je vous aurai fait connaitre l'etat de mon cerveau et de mon coeur, vous direz avec moi qu'il y a paresse et lachete a essayer de vivre, quand je devrais en avoir deja fini. Le moment n'est pas venu de nous expliquer a cet egard. Il viendra bientot. Si Pagello se decide a venir, donnez-lui les instructions necessaires et faites-le partir vendredi prochain. Si vous pouviez l'accompagner, cela me ferait beaucoup de bien; c'est pourquoi je ne m'en flatte pas. Expliquez-lui ce qu'il a a faire a Chateauroux, ou l'on arrive a quatre heures du matin pour en repartir a six, par la voiture de la Chatre; car, chez Suard[2], on est peu affable pour les voyageurs de passage. Adieu. J'ai la fievre. Solange est charmante. Je ne peux l'embrasser sans pleurer. Faites carder mes matelas. Je ne veux pas etre mangee aux vers de mon vivant. Adieu, mon ami. Votre vieille mere va mal. Faites dire a mon proprietaire que je garderai l'appartement. A quoi bon changer pour le peu de temps que je veux passer en ce monde? [1] La Malgache [2] Aubergiste a Chateauroux. CXIX A M. JULES NERAUD. A LA CHATRE Nohant, 10 septembre 1834. Mon pauvre ami, Tu avais entrepris de me conseiller de me prouver que la vie est supportable: ton destin et le mien se chargent de la reponse aux questions inquietes que je t'adressais. Voila ta vie! voila le bonheur qu'on obtient a force de privations, de resignation et d'efforts courageux. Tu n'en es que plus, admirable, mon ami, de te soumettre a de tels ennuis. Parle-moi de vertu, d'heroisme une autre fois; et non de raison ni d'espoir de guerison. Tu souffres, tu vis, c'est bien. Mais, moi, je n'ai pas tant de vertu. Tous les espoirs m'abandonnent, tous mes sujets de consolation tombent dans l'abime, ou tremblent battus des vents sur le bord, pres d'y tomber a leur tour. Je ne veux pas t'entretenir de ma tristesse: tu es triste toi-meme, et tes chagrins maintenant m'occupent plus que les miens. C'est donc a mon tour de te consoler et de t'encourager. Je ne l'aurais pas cru! Mais pourquoi pas, au reste? J'ai fini pour mon compte, je m'en vais, je n'ai besoin de rien. Toi, tu restes ici-bas. Un tendre adieu, l'etreinte affectueuse d'une ame, qui ne se detachera jamais de toi, et qui priera pour toi dans une autre vie, peuvent adoucir ton epreuve. Eh bien, mon vieux ami, benis Dieu qui t'a donne du courage et ne neglige pas ses dons. Il t'en coutera peu, et cette separation ne changera rien a notre sort; car, depuis des annees, nous vivons presque toujours eloignes et comme perdus l'un pour l'autre. Voila deux ans que nous ne nous etions vus, et, si j'avais a vivre, deux ans encore se passeraient peut-etre sans que je revinsse au pays. Quant a toi, mon ami, je desire, avant tout, que ton existence soit la moins mauvaise possible. Ne t'attriste plus de mes douleurs; envoie-moi une larme ou un sourire, sur l'aile de quelque oiseau voyageur, qui laissera tomber ce don en passant sur ma tete; soit que je dorme sous le gazon, soit que, enlevant ma fille, j'aille vivre en ermite a l'ile Maurice ou a la Louisiane. Retourne tranquille a ton ajoupa, a ta brouette, a tes livres, a tes enfants surtout. Console-toi des ennuis comme tu sais le faire avec une bouffonne et inoffensive pointe d'ironie contre ta destinee. Accomplis ta tache. Ou que je sois, je penserai a toi, et te benirai de cette amitie qui, en toi, a survecu aux mecomptes, aux contrarietes, aux obstacles, a l'absence et a mon apparent oubli. CXX A M. FRANCOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX Nohant, 20 septembre 1834. Je voulais t'ecrire une longue lettre tout de suite apres ton depart; mais je n'ai trouve aucun argument a te donner en faveur de mes idees. Il ne s'agit la que d'un sentiment, que d'un instinct d'heroisme qui est exceptionnel tout a fait, et dont je n'oserais parler serieusement avec plus de trois personnes a ma connaissance. Je n'ai jamais eu pour toi ni amour moral, ni amour physique; mais, des le jour ou je t'ai connu, j'ai senti une de ces sympathies rares, profondes et invincibles que rien ne peut alterer; car plus on s'approfondit, plus on se connait identique a l'etre qui l'inspire et la partage. Je ne t'ai pas trouve superieur a moi par nature; sans cela, j'aurais concu pour toi cet enthousiasme qui conduit a l'amour. Mais je t'ai senti mon egal, mon semblable, _mio compare_, comme on dit a Venise. Tu valais mieux que moi, parce que tu etais plus jeune, parce que tu avais moins vecu dans la tourmente, parce que Dieu t'avait mis d'emblee dans une voie plus belle et mieux tracee. Mais tu etais sorti de sa main avec la meme somme de vertus et de defauts, de grandeurs et de miseres que moi. Je connais bien des hommes qui te sont superieurs; mais jamais je ne les aimerai du fond des entrailles comme je t'aime. Jamais il ne m'arrivera de marcher avec eux toute une nuit sous les etoiles, sans que mon esprit ou mon coeur ait un instant de dissidence ou d'antipathie. Et pourtant ces longues promenades et ces longs entretiens, combien de fois nous les avons prolonges jusqu'au jour, sans qu'il s'eveillat en moi un elan de l'ame qui n'eveillat le meme elan dans la tienne, sans qu'il vint a mes levres l'aveu d'une misere pareille. L'indulgence profonde et l'espece de complaisance lache et tendre que l'on a pour soi-meme, nous l'avons l'un pour l'autre. L'espece d'engouement qu'on a pour ses propres idees et la confiance orgueilleuse qu'on a pour sa propre force, nous l'avons l'un pour l'autre. Il ne nous est pas arrive _une seule fois_ de discuter quoi que ce soit, bon ou mauvais. Ce que dit l'un de nous est adopte par l'autre aussitot, et cela, non par complaisance, non par devouement, mais par sympathie necessaire. Je n'ai jamais cru a la possibilite d'une telle adoption reciproque avant de te connaitre, et, quoique j'aie de grands, de nombreux et de precieux amis, je n'en ai pas trouve un seul (a moins que ce ne fut un enfant n'ayant encore rien senti et rien pense par lui-meme) dont il ne m'ait fallu conquerir l'affection et dont il ne me faille la conserver encore avec quelque soin, quelque travail et quelque effort sur moi-meme. Il est heureux que l'humanite soit faite ainsi et que toutes ces differences s'y trouvent nuancees a l'infini, afin que les hommes adoucissent leurs asperites par le frottement mutuel et se fassent des regles de conduite pour ne pas se briser les uns contre les autres. Mais, quand deux creatures identiques se rencontrent face a face, quand, apres un jour de tete-a-tete, elles s'apercoivent avec surprise et enchantement qu'elles peuvent passer ainsi tous les jours de leur vie sans jamais se voiler ni se contraindre, et sans jamais se faire souffrir, quelles actions de graces ne doivent-elles pas rendre a Dieu! car il leur a accorde une faveur d'exception; il leur a fait, dans la personne de l'_ami_, un don inappreciable, que la plupart des hommes cherchent en vain. CXXI A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE Paris, 15 octobre 1834. Mon cher camarade, Je te trouve injuste et fou de douter de mon amitie. Ce qui repare ta faute, c'est que tu promets de t'en rapporter aveuglement et pour toujours a ma reponse. Eh bien, oui, mon ami, je t'aime sincerement et de tout mon coeur. Je m'inquiete fort peu de savoir si ton caractere est bon ou mauvais, aimable ou maussade. J'accepte tous les caracteres tels qu'ils sont, parce que je ne crois guere qu'il soit au pouvoir de l'homme de refaire son temperament, de faire dominer le systeme nerveux sur le sanguin, ou le bilieux sur le lymphatique. Je crois que notre maniere d'etre dans l'habitude de la vie tient essentiellement a notre organisation physique, et je ne ferai un crime a personne d'etre semblable a moi, ou different de moi. Ce dont je m'occupe, c'est du fond des pensees et des sentiments serieux, c'est ce qu'on appelle le coeur; quand il n'y en a pas chez un homme, quoique cela ne soit guere sa faute non plus, je m'eloigne de lui, parce que, apres tout, j'en ai un, moi! N'ayant rien a debrouiller avec les caracteres, dans ma vie d'independance et d'isolement social, je n'ai a traiter que de conscience a conscience et de coeur a coeur. J'ai toujours connu le tien bon et sincere; je l'ai cru peut-etre quelquefois moins chaud qu'il ne l'est, et c'est un tort que j'ai eu envers tous mes amis. Cela est venu a la suite de grands chagrins qui m'avaient reduite moralement a un etat maladif. Il faut me le pardonner; car je n'en ai point parle et j'en ai cruellement souffert. Il n'y avait aucune raison qui ne vint de moi et non des autres. Ainsi j'aurais ete folle de me plaindre. Il ne faut pas me reprocher d'avoir garde le silence; mais surtout il ne faut pas croire que cela dure encore. Je suis guerie, non que je sois heureuse d'ailleurs, mais parce que je suis habituee et resignee a mes maux, et que le sentiment de la douleur n'egare plus mon jugement. J'ai ete vers vous, repentante et attristee de mes doutes interieurs, et vous m'avez si bien recue, vous m'avez temoigne une affection si vraie, que j'ai ete tout a fait guerie en vous pressant la main. Il y a bien des explications, bien des justifications, bien des attestations, dans une brave poignee de main. On dit qu'une poignee de main d'amitie vaut mieux que mille baisers d'amour. Comment veux-tu que celle que je t'ai donnee en arrivant et en partant ne soit pas sincere? Nous sommes les deux plus vieux camarades _de la societe_, et je sais qu'en toute occasion, tu m'as defendue contre les injustices d'autrui. Je sais que tu n'as pas doute de moi quand on me calomniait, et que tu m'as pardonne, quand je faisais les folies que le monde traite de fautes. Que me faut-il de plus? Tu as de l'esprit par-dessus le marche, et ta societe est agreable et recreante; c'est du luxe, mon enfant. Tu as une femme gentille et excellente, qui m'a traitee tout de suite comme une vieille amie. La meilleure preuve que je puisse avoir de ton affection, c'est la conduite d'Eugenie[1] envers moi. Tout cela m'a fait un bien que je n'ai pas su vous exprimer, mais que je croyais vous avoir fait comprendre en revenant de Valencay. Jamais je n'avais eu le coeur si doucement emu, si attendri, si console au milieu des sujets de douleur les plus profonds et les plus graves. Si quelquefois tu as mal compris mon rire et mon visage, c'est apparemment la faute de ce combat interieur entre mes peines secretes et le bonheur qui me vient de vous autres. Apres tout, vous me restez, et, quand j'aurais tout perdu d'ailleurs, vous seriez encore pour moi un bienfait bien grand, bien reel. Ne craignez plus que je le meconnaisse; j'en ai trop senti le prix durant ces derniers jours. C'est en vous, mes amis, que je chercherai mon refuge, et, si le degout de la vie me travaille encore, j'irai encore vous demander de m'y rattacher. Mais la premiere condition de mon bonheur serait de vous trouver tous heureux. Vous l'etes, n'est-ce pas? ne me dis pas le contraire; cela m'effrayerait trop. Tu es de nature pensive et melancolique, je le sais; mais cela ne rend ni altier ni ingrat. Des joies bien vraies se sont mises dans ta vie, a la place des ennuis et du vide dont tu me parlais autrefois; tu as une femme charmante, un bel enfant. Pendant que vous etiez malades tous deux a Valencay, je vous ai vus vous embrasser. Vous vous aimez, mes chers enfants, vous etes l'un a l'autre; la societe, au lieu de vous en faire un crime, met la votre honneur et votre vertu. Croyez-moi, votre sort est le plus beau possible. Celui de vous qui imaginerait et desirerait mieux serait bien ingrat. Je conviens qu'il te faut une occupation habituelle, il en faut a tout le monde. Tu es resolu a en chercher une, et je t'approuve tout a fait. C'est une folie de ne se croire bon a rien. Moi, je crois que tout le monde est propre a tout, que tu peux faire des romans et que je peux etre receveur particulier. Il ne faut que vouloir. Si tu es bien decide a quelque chose, et que tu aies besoin de moi, mon coeur, mon bras, ma bourse, sont a toi. Si tu viens faire ton droit, amene ta femme, je serai sa mere et sa soeur. En attendant, je lui envoie une jolie robe a la mode et des manchettes. Je la prie de faire porter le chapeau chez la petite Gauloise[2]. Quant a ta musique et a la pipe d'Alphonse, ce sera l'objet d'un second envoi. Je suis pour une huitaine sans le plus leger sou, ce qui m'arrive quelquefois sans manquer de rien d'ailleurs, par suite de l'ordre admirable qui me caracterise. Je ne veux pas faire attendre la robe, je trouverai une occasion pour vous faire passer le reste. Mais dis-moi quelles sont les contredanses qu'Eugenie m'avait demandees: il faut avouer aussi que je ne m'en souviens pas. Les manchettes ne sont pas telles qu'elle les desirait, on n'en porte plus d'autres que celles que je lui envoie. Quand vous reverrai-je, mes bons amis? le plus tot que je pourrai certainement. En attendant, aimez-moi, aimez-vous. Vous etes tous si bons, et si pres les uns des autres. Le Gaulois, sa femme, Papet, Duteil, que de bons coeurs, que de braves amis! et vous vivez au milieu de tout cela, et vous ignorez jusqu'au nom des chagrins qui me rongent! Que Dieu en soit loue! Vous meritez mieux que cela; mais donnez-moi place a votre festin, quand j'irai m'y asseoir. Adieu; je vous embrasse de toute mon ame. [1] Madame Charles Duvernet. [2] Madame Alphonse Fleury CXXII A M. HIPPOLYTE CHATIRON, A CORBEIL, PRES PARIS Nohant, 17 avril 1835. Je suis ici tres calme et tres bien, mon cher vieux. Tout le monde se porte bien, boit, rit et braille; il ne manque que toi. Ou es-tu? Laisseras-tu donc bouter le vin du cru? Viendras-tu au moins passer les vacances? J'ai besoin de toi, non seulement pour m'amuser tout a fait, mais encore pour m'aider a reinstaller et a arranger la maison comme elle doit etre; car je n'entends pas grand'chose aux affaires d'ici. Nous en causerons en attendant a Paris, ou je serai dans les premiers jours de mai. Tu viendras bien y faire un tour avant que je m'en aille en Suisse, d'ou je reviendrai pour les vacances de mes mioches. J'ai fait connaissance avec Michel, qui me parait un gaillard solidement trempe pour faire un tribun du peuple. S'il y a un bouleversement, je pense que cet homme fera beaucoup de bruit. Le connais-tu? Planet est toujours un charmant jeune homme, bon comme un ange. Fleury a une fille charmante, une femme _idem_. Madame Charles est encore grosse. Le pere Duvernet se meurt; j'en suis tres peinee, c'est un vieux debris de notre ancien Nohant qui s'en va rejoindre notre pere et notre grand'mere. En outre, c'est un brave homme qui manquera beaucoup au pays. Agasta va tout doucement. Felicie reste pres d'elle. Madame *** va rejoindre ses parents pour les aider a transporter leur nouvelle residence. Par la meme occasion, elle plantera une corne ou deux a son imbecile de mari, si elle en trouve l'occasion. Que n'es-tu la, consolateur de la beaute delaissee! M. de... s'en serait charge, si elle eut ete tant soit peu bien nee; mais c'etait trop d'honneur pour une roturiere, et il attend que la duchesse de Berri vienne a B... pour deranger sa cravate et sa vertu. Ton _fils_ Duplomb va, dit-on, revenir; il envoie en present des perruches aux dames de la Chatre: c'est un cadeau ironique et facetieux comme lui; Fleury a manque etouffer M. Vilcocq[1] en l'embrassant, Bengali[2] rossignolise toujours en faisant des oeillades a tout le sexe en particulier et en general. Son frere est toujours mon vieux de predilection. Voila l'etat des affaires; si celles des cabinets d'Europe allaient aussi bien, on n'aurait plus besoin de diplomates. Quand tu seras la, nous serons au grand complet; il faudra t'occuper de marier Hydrogene[3] et tacher de le fixer au pays. Adieu, mon vieux; je t'embrasse mille fois, ainsi que ta femme et Leontine. Il faut l'amener absolument aux vacances. [1] Marchand de vins. [2] Charles Rollinat [3] Adolphe Duplomb, pharmacien. CXXIII A M. ADOLPHE GUEROULT, A PARIS Paris, 6 mai 1835. Mon cher enfant, Votre lettre est belle et bonne comme votre ame; mais je vous renvoie cette page-ci, qui est absurde et tout a fait inconvenante. Personne ne doit m'ecrire ainsi. Critiquer mon costume avec d'autres idees et dans d'autres termes, si vous avez envie de disserter sur un accessoire aussi pueril. Il vaut mieux ne pas vous en occuper. Relisez les lignes que j'ai soulignees. Elles sont souverainement impertinentes. Je pense que vous etiez gris en les ecrivant. Je ne m'en fache nullement et ne vous en aime pas moins. Je vous avertis de ne pas faire deux fois une chose ridicule; cela ne vous va point. Je vous ai toujours vu un tact exquis et une delicatesse de coeur que j'ai su apprecier. Pour tout le reste, vous avez raison entiere, et je ne suis nullement disposee a soutenir une controverse a propos des saint-simoniens. J'aime ces hommes et j'admire leur premier jet dans le monde. Je crains qu'ils ne s'amendent trop a notre grossiere et cupide raison, non par corruption, mais par lassitude, ou peut-etre par une erreur de direction dans un zele soutenu. Vous savez que je juge de tout par sympathie. Je sympathise peu avec notre civilisation, triomphante en Orient. J'en aimerais mieux une autre, qui n'eut pas Louis-Philippe pour patron et Janin pour coryphee. C'est peut-etre une mauvaise querelle. Aussi n'y devez-vous pas faire attention, et, surtout, ne jamais vous effrayer des moments de spleen ou d'irritation bilieuse ou vous pouvez me trouver. Vous vous trompez, si vous me croyez plus _agacee_ maintenant qu'autrefois. Au contraire, je le suis moins. J'ai sous les yeux de grands hommes et de grandes pensees. J'aurais mauvaise grace a nier la vertu et le travail. Mes idees sur le reste sont le resultat de mon caractere. Mon sexe, avec lequel je m'arrange fort bien sous plus d'un rapport, me dispense de faire grand effort pour m'amender. Je serais le plus beau genie du monde que je ne remuerais pas une paille dans l'univers, et, sauf quelques bouffees d'ardeur virile et guerriere, je retombe facilement dans une existence toute poetique, toute en dehors des doctrines et des systemes. Si j'etais garcon, je ferais volontiers le coup d'epee par-ci par-la, et des lettres le reste du temps. N'etant pas garcon, je me passerai de l'epee et garderai la plume, dont je me servirai. L'habit que je mettrai pour m'asseoir a mon bureau importe fort peu a l'affaire, et mes amis me respecteront, j'espere, tout aussi bien sous ma veste que sous ma robe. Je ne sors pas, ainsi vetue, sans une canne; ainsi soyez en paix. Il n'y aura pas de grande revolution dans ma vie pour cette fantaisie de porter une _redingote de bousingot_ quelques jours, en passant, dans des circonstances donnees. Soyez rassure, je n'ambitionne pas la dignite de l'homme. Elle me parait trop risible pour etre preferee de beaucoup a la servilite de la femme. Mais je pretends posseder, aujourd'hui et a jamais, la superbe et entiere independance dont vous seuls croyez avoir le droit de jouir. Je ne la conseillerai pas a tout le monde; mais je ne souffrirai pas qu'un amour quelconque y apporte, pour mon compte, la moindre entrave. J'espere faire mes conditions, si rudes et si claires, que nul homme ne sera assez hardi ou assez vil pour les accepter. Ces considerations-la, vous le sentez, sont choses toutes personnelles, qui peuvent vous laisser du doute ou du blame sans que je m'en offense; mais souffrent-elles une discussion serieuse? Non, vraiment. Il n'y a pas plus a raisonner la-dessus que sur la faim qui s'apaise ou recommence. Nous verrons bien! Il est inutile de parler du lendemain quand on est satisfait du plan de sa journee. Si on ne croyait pas a la duree d'un projet, il n'existerait pas une minute dans le cerveau. Mais, si on pouvait assurer cette duree, on serait Dieu. Prenez-moi donc pour un homme ou pour une femme, comme vous voudrez. Duteil dit que je ne suis ni l'un ni l'autre, mais que je suis un _etre_. Cela implique tout le bien et tout le mal, _ad libitum_. Quoi qu'il en soit, prenez-moi pour une amie, frere et soeur tout a la fois: frere pour vous rendre des services qu'un homme pourrait vous rendre; soeur pour ecouter et comprendre les delicatesses de votre coeur. Mais dites a vos amis et connaissances qu'il est absolument inutile d'avoir envie de m'embrasser pour mes yeux noirs, parce que je n'embrasse pas plus volontiers sous un costume que sous un autre! Adieu; ne _parlons_ plus de cela, ce serait ennuyeux et deplace. Parlons de l'avenir du monde et des beautes du saint-simonisme tant que vous voudrez. Je serais bien fachee de changer votre caractere, et je vous avertis qu'il serait bien mal aise de changer le mien. Tout a vous de coeur. GEORGE. CXXIV A M. ALEXIS DUTEIL, A LA CHATRE Paris, 25 mai 1835. Mon vieux, Je vois que, apres tout, Casimir est fort triste, qu'il regrette beaucoup son petit royaume et que l'idee de voir apporter par moi le moindre changement _a son ordre de choses_ lui est amere et mortifiante, bien qu'il n'en dise rien. Je vois aussi que cette separation d'argent et de domicile ne s'effectuera pas sans humeur et sans chagrin de sa part, et qu'il croit faire la une action vraiment romaine. Je ne suis pas disposee a prendre au serieux une pareille affaire. Ma profession est la liberte, et mon gout est de ne recevoir grace ni faveur de personne, meme lorsqu'on me fait la charite avec mon argent. Je ne serais pas fort aise que mon mari (qui subit, a ce qu'il parait, des influences contre moi) prit fantaisie de se faire passer pour une victime, surtout aux yeux de mes enfants, dont l'estime m'importe beaucoup. Je veux pouvoir me faire rendre ce temoignage, que je n'ai jamais rien fait de bon ou de mauvais, qu'il n'ait autorise ou souffert. Ne reponds pas a cela par des considerations de _sentiment_ de sa part. Je ne juge jamais des sentiments que par les actions, et tout ce que je desire, c'est qu'il reste avec moi dans des relations de bonne amitie qui soient d'un bon exemple a mes enfants. Je ne veux etablir mon bien-etre aux depens de l'amour-propre ou des plaisirs de personne. _Voila mon caractere_, comme dit Odry. Je te renvoie donc les conventions qu'il a signees et, qui plus est, je te les renvoie dechirees, afin qu'il n'ait plus que la peine de les jeter au feu, s'il a le moindre regret de cet arrangement propose et redige par lui. Adieu, mon vieux; j'irai vous voir aux vacances. Je demeurerai chez M. Dudevant, s'il veut me donner l'hospitalite. Sinon, je louerai une chambre chez Brazier[1]; car rien au monde ne me fera renoncer a vous autres. Mais, pour une separation stipulee, annoncee a son de trompe et arrosee des larmes de ses amis, cela m'embete, je n'en veux pas et ne _reviendrais jamais de Constantinople_, plutot que de voir maigrir le maire de Nohant-Vic. Vive la joie, mon vieux! je suis et serai toujours ton meilleur ami. GEORGE. [1] Brazier, aubergiste a la Chatre. CXXV A MADAME LA COMTESSE D'AGOULT[1], A GENEVE Paris, mai 1835. Ma belle comtesse aux beaux cheveux blonds, Je ne vous connais pas personnellement, mais j'ai entendu Franz[2] parler de vous et je vous ai vue. Je crois que, d'apres cela, je puis sans folie vous dire que je vous aime, que vous me semblez la seule chose belle, estimable et vraiment noble que j'aie vue briller dans la sphere patricienne. Il faut que vous soyez en effet bien puissante pour que j'aie oublie que vous etes comtesse. Mais, a present, vous etes pour moi le veritable type de la princesse fantastique, artiste, aimante et noble de manieres, de langage et d'ajustements, comme les filles des rois aux temps poetiques. Je vous vois comme cela, et je veux vous aimer comme vous etes et pour ce que vous etes. Noble, soit, puisqu'en etant noble selon les mots, vous avez reussi a l'etre suivant les idees, et puisque comtesse vous m'etes apparue aimable et belle, douce comme la Valentine que j'ai revee autrefois, et plus intelligente; car vous l'etes diablement trop, et c'est le seul reproche que je trouve a vous faire. C'est celui que j'adresse a Franz, a tous ceux que j'aime. C'est un grand mal que le nombre et l'activite des idees. Il n'en faudrait guere dans toute une vie: on aurait trouve le secret du bonheur. Je me nourris de l'esperance d'aller vous voir, comme d'un des plus riants projets que j'aie caresses dans ma vie. Je me figure que nous nous aimerons reellement, vous et moi, quand nous nous serons vues davantage. Vous valez mille fois mieux que moi; mais vous verrez que j'ai le sentiment de tout ce qui est beau, de tout ce que vous possedez. Ce n'est pas ma faute. J'etais un bon ble, la terre m'a manque, les cailloux m'ont recue et les vents m'ont dispersee. Peu importe! le bonheur des autres ne me donne nulle aigreur. Tant s'en faut. Il remplace le mien. Il me reconcilie avec la Providence et me prouve qu'elle ne maltraite ses enfants que par distraction. Je comprends encore les langues que je ne parle plus, et, si je gardais souvent le silence pres de vous, aucune de vos paroles ne tomberait cependant dans une oreille indifferente ou dans un coeur sterile. Vous avez envie d'ecrire? pardieu, ecrivez! Quand vous voudrez enterrer la gloire de Miltiade, ce ne sera pas difficile. Vous etes jeune, vous etes dans toute la force de votre intelligence, dans toute la purete de votre jugement. Ecrivez vite, avant d'avoir pense beaucoup; quand vous aurez reflechi a tout, vous n'aurez plus de gout a rien en particulier et vous ecrirez par habitude. Ecrivez, pendant que vous avez du genie, pendant que c'est le dieu qui vous dicte, et non la memoire. Je vous predis un grand succes. Dieu vous epargne les ronces qui gardent les fleurs sacrees du couronnement! Et pourquoi les ronces s'attacheraient-elles a vous? Vous etes de diamant, vous a qui les passions haineuses et vindicatives ne sont pas plus entrees dans le coeur qu'a moi, et qui, en outre, n'avez pas marche dans le desert. Vous etes toute fraiche et toute brillante. Montrez-vous.--S'il faut des articles de journaux pour faire lire votre premier livre, j'en remplirai les journaux. Mais, quand on l'aura lu, vous n'aurez plus besoin de personne. Adieu; parlez de moi au coin du feu. Je pense a vous tous les jours, et je me rejouis de vous savoir aimee et comprise comme vous meritez de l'etre. Ecrivez-moi quand vous en aurez le temps. Ce sera un rayon de votre bonheur dans ma solitude. Si je suis triste, il me ranimera; si je suis heureuse, il me rendra plus heureuse encore; si je suis calme, comme c'est l'etat, ou l'on me trouve le plus habituellement desormais, il me rendra plus religieux l'aspect de la vie. Oui, tout ce que Dieu a donne a l'homme lui est bon, suivant le temps, quand il sait l'accepter. Son ame se transforme sous la main d'un grand artiste qui sait en tirer tout le parti possible, si l'argile ne resiste pas a la main du potier. Adieu, chere Marie. _Ave, Maria, gratia plena!_ GEORGE. [1] Madame la comtesse d'Agoult (Daniel Stern), auteur de la _Revolution de 1848_, de l'_Histoire des Pays-Bas_, des _Esquisses morales_, etc., etc. [2] Franz Liszt. CXXVI A MADAME CLAIRE BRUNNE[1]. A PARIS Paris, mai 1835. Madame, Recevez l'expression de toute ma gratitude pour la bienveillance dont vous m'honorez. Soyez sure que _les amis inconnus que j'ai dans le monde_, et dont vous daignez faire partie, ont, devant Dieu, une communion intime avec moi. Mais, a vous qui me paraissez une femme superieure, je puis dire ce que je n'oserais dire a toutes les autres: Ne cherchez point a me voir! les louanges me troublent et m'affectent peniblement. Je sens que je ne les merite point. Je vous semblerais froide, et je vous deplairais, sans doute, comme j'ai deplu a beaucoup de personnes qui m'intimidaient, malgre mes efforts pour leur exprimer ma reconnaissance C'est pour moi un chatiment de ma vaine et ennuyeuse celebrite, que ce regard curieux, severe ou exigeant, que le monde m'accorde. Laissez-moi le fuir. Si je vous rencontrais dans un champ, dans une auberge, si je vous voyais dans votre maison a la campagne, ou dans la mienne, je pourrais esperer de reparer le mauvais effet de la premiere entrevue, et je ne me mefierais pas de moi-meme. Mais, ici, nous ne nous trouverions jamais seules ensemble; ma mansarde n'a qu'une piece, et trente personnes s'y succedent chaque jour, soit a titre d'amis, soit pour raison d'affaires, soit par oisivete de curieux. Je cede souvent a ceux-la, par crainte d'etre jugee orgueilleuse. Comprenez-moi mieux et aimez-moi mieux qu'eux tous. Vous n'avez pas besoin de moi; sans cela, j'irais au-devant de vous. Ne me croyez pas ingrate. Je baise la main qui a trace mon eloge avec tant de grace. GEORGE SAND. [1] Veuve Marbouty, femme de lettres. CXXVII A M***. Paris, juin 1835. L'amour, tel que notre nature le concoit et le ressent en 1835, n'est pas tout ce qu'il y a de plus pur et de plus beau au monde. Il a ete pire et meilleur, selon les temps. Aujourd'hui, c'est un melange d'enthousiasme et d'egoisme qui lui donne, chez les femmes, un caractere tout particulier. Privees des _salutaires_ prejuges de la devotion, abandonnees a la fermentation de l'intelligence qui penetre a tort et a travers dans leur education, elles n'en sont pas moins rigoureusement fletrie par l'opinion. L'opinion, c'est, d'un cote, l'intolerance des femmes laides, froides ou laches; de l'autre, c'est la censure railleuse et insultante des hommes, qui ne veulent plus de femmes devotes, qui ne veulent pas encore de femmes eclairees, et qui veulent toujours des femmes fideles. Or il n'est pas facile que la femme soit philosophe et chaste a la fois. Cela ne se voit guere; a moins qu'il n'y ait pas de temperament, et encore, il ne faut pas s'y fier. La vanite fait faire plus de folies et de sottises. Les femmes de notre temps ne sont donc ni eclairees, ni devotes, ni chastes. La revolution morale qui devait les transformer au gre de la nouvelle generation masculine a ete prise de travers. On n'a pas voulu relever la femme a ses propres yeux, on n'a pas voulu lui creer un role noble et la mettre sur un pied d'egalite qui la rendit apte aux vertus viriles. La chastete eut ete glorieuse a des femmes libres. A des femmes esclaves, c'est une tyrannie qui les blesse et dont elles secouent le joug hardiment. Je ne puis les en blamer. Mais je ne les estime pas. Elles ont perdu leur cause en se jetant dans le desordre au nom de l'amour et de l'enthousiasme, et leur conduite a toutes, quelle qu'elle soit, est toujours remplie de folie et d'imprudence, jointe a ce qu'il y a de plus oppose, la faiblesse et la peur. De tous leurs ecarts, nous ne voyons jamais, jusqu'ici, resulter quelque chose de bon, de durable et de noble. Jamais elles ne savent se creer, apres leur faute, une existence honorable et fiere. Nous voyons l'une rompre avec le monde ostensiblement, et, bientot apres, faire mille plates tentatives pour y rentrer; l'autre demande l'aumone apres avoir ruine son amant, et, accoutumee a porter des robes de satin, se trouve tres malheureuse d'etre en guenilles. Une troisieme, pour echapper a de tels revers, se deprave et devient pire qu'une catin publique. Une autre enfin, et c'est probablement la meilleure de toutes, voyant le malheur ou elle a entraine celui qu'elle aime, et n'y sachant pas de remede, se donne la mort; ce qui ne produit autre chose que de rendre le survivant un objet d'horreur, s'il ne se hate d'en faire autant. Voila ce que, jusqu'ici, j'ai vu dans les aventures romanesques de notre epoque. D'union de ce genre, qui fut calme, estimable et enviable, je n'en ai pas vu, et je doute qu'il en existe une en France. Notre societe est encore toute hostile a ceux qui la bravent, et la race feminine, qui sent le besoin de liberte, et qui n'en est pas encore digne, n'a ni la force ni le pouvoir de lutter contre une societe entiere qui la condamne a l'abandon, a la misere, pour ne rien dire de plus. Voila le tableau social qu'il faut mettre sous les yeux de ta jeune amie. Il faut lui montrer, sans flatterie, la condition de la femme en ce temps de transition, qui prepare des destinees meilleures a celles qui nous succederont. Quant a elle, encore pure comme une fleur, il faut lui montrer qu'il y a un beau role a jouer; mais pas dans le systeme des coups de tete. Ce role, je te l'expliquerai tout a l'heure. Un homme libre, riche jusqu'a un certain point, pourrait enlever sa maitresse et devenir son protecteur. Encore, pour trouver la une existence supportable, faudrait-il que cette maitresse eut beaucoup de force d'ame et que son protecteur fut parfait. Il faudrait qu'il constituat a lui tout seul une existence tout entiere. Tu es bien un des meilleurs hommes que je connaisse, et ta jeune amante est peut-etre douee d'une tres grande force pour supporter les peines de la vie; quoique, jusqu'ici, elle n'en ait pas donne de preuves. Mais tu es pauvre, tu es esclave d'un devoir sacre et sans l'accomplissement duquel tu ne serais qu'une ame mediocre et seche. La femme qui t'y ferait manquer, et qui t'aimerait encore apres, serait une femme echauffee de desirs seulement. Apres quoi, tu pourrais ne jamais entendre parler d'elle; jamais un amour honnete et veritable ne se nourrira de honteux sacrifices. Que pouvez-vous donc l'un pour l'autre? Rien, quant aux faits. Il ne t'est pas permis (sans compter l'amitie du mari, qui te cree des devoirs en plus) de changer la position sociale de quelque femme que ce soit. Il ne t'est pas meme permis de te marier, a moins que tu ne trouves une dot. Ne pouvant vous appartenir librement, je pense qu'il doit repugner a l'un et a l'autre d'entrer dans ce commerce lache et malpropre qui menage au mari les hasards de la paternite. Je ne te crois pas capable d'aimer huit jours une femme qui, pour echapper a un malheur inevitable, irait preter aux caresses maritales un flanc feconde par toi. Soyez donc sages, faites-y vos efforts et que de longs tete-a-tete, que des heures d'enthousiasme prolonge ne degenerent pas, sous le voile de l'extase, en des besoins physiques auxquels il n'est plus possible de resister quand on leur a indiscretement donne le change. Epurez vos coeurs, soyez des martyrs et des saints ou fuyez-vous au plus vite; car une faiblesse vous jettera dans une serie d'infortunes ou de deboires ou l'amour s'eteindra. Je le garantis pour toi, dont l'ame ne pourrait recevoir une souillure sans en detester aussitot la cause. Cette vertu rigide ne sera, je le suppose, vraiment difficile qu'a toi, homme. Je serais bien etonnee qu'une femme toute jeune et toute pure n'en comprit pas la poesie et le charme, et qu'au bout de tres peu de temps, elle n'y trouvat pas toutes les garanties de son bonheur et de sa securite. Quant au role noble, et au digne exemple qu'elle presentera en agissant ainsi, il est facile de le concevoir sous l'aspect general. Les femmes placees dans cette lutte terrible de la passion et du devoir, plaideront puissamment leur cause en montrant de quelle force d'ame elles sont capables. Leurs epoux, forces a les estimer, ne les opprimeront jamais. S'ils le font si decidement et reellement on voit un sexe irreprochable, genereux, prudent et stoique insulte et meconnu par un sexe despote et brutal, il y aura bientot des lois d'affranchissement; car, dans chaque sexe, il y a pour la cause de la verite un sentiment de justice et un besoin d'equite qui s'eveillent, et qui prevaudront quand il en sera temps. Toutes ces conventions arretees et observees, je ne doute pas que votre amour ne soit heureux, durable et digne d'admiration. Ton caractere est la constance, l'egalite et la tendresse memes. Une femme digne de toi te fixera, et il est impossible qu'une femme qui t'a compris ne soit pas ton egale en courage et en delicatesse. La societe est mauvaise et cruelle. Nos passions ne sont ni bonnes ni mauvaises. Il faut de rien faire quelque chose. Ce n'est pas grand'merveille que d'aimer. La moindre grisette ecrit de belles lettres d'amour et se sacrifie avec autant de devouement qu'une muse. Il faut un travail rude et une haute volonte pour faire de la passion une vertu. Si nous voulons relever la societe, relevons aussi nos passions. Mais, en nous y abandonnant, nous ne ferons qu'une chose fort ordinaire et digne de fournir un sujet de vaudeville ou de nouvelle a MM. Scribe, Balzac, George Sand et consorts. Ce ne sont pas ces gens-la qu'il faut prendre pour arbitres en fait de sagesse et de raison. Ils font des contes pour amuser. Ils raconteraient la vie telle qu'elle est, s'ils avaient un cours de morale serieuse a faire. CXXVIII A MAURICE DUDEVANT, AU COLLEGE HENRI IV Paris, 18 juin 1835. Travaille, sois fort, sois fier, sois independant, meprise les petites vexations attribuees a ton age. Reserve ta force de resistance pour des actes et contre des faits qui en vaudront la peine. Ces temps viendront. Si je n'y suis plus, pense a moi qui ai souffert, et travaille gaiement. Nous nous ressemblons d'ame et de visage. Je sais des aujourd'hui quelle sera ta vie intellectuelle. Je crains pour toi bien des douleurs profondes, j'espere pour toi des joies bien pures. Garde en toi le tresor de la bonte. Sache donner sans hesitation, perdre sans regret, acquerir sans lachete. Sache mettre dans ton coeur le bonheur de ceux que tu aimes a la place de celui qui te manquera! Garde l'esperance d'une autre vie, c'est la que les meres retrouvent leurs fils. Aime toutes les creatures de Dieu; pardonne a celles qui sont disgraciees; resiste a celles qui sont iniques; devoue-toi a celles qui sont grandes par la vertu. Aime-moi! je t'apprendrai bien des choses si nous vivons ensemble. Si nous ne sommes pas appeles a ce bonheur (le plus grand qui puisse m'arriver, le seul qui me fasse desirer une longue vie), tu prieras Dieu pour moi, et, du sein de la mort, s'il reste dans l'univers quelque chose de moi, l'ombre de ta mere veillera sur toi. Ton amie, GEORGE. CXXIX A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS Nohant, 25 octobre Ma chere maman, Je vous dois, a vous la premiere, l'expose de faits que vous ne devez point appendre par la voie publique. J'ai forme une demande en separation contre mon mari. Les raisons en sont si majeures, que, par egard pour lui, je ne vous les detaillerai pas. J'irai a Paris dans quelque temps et je vous prendrai vous-meme pour juge de ma conduite. Dans mon interet, dans le sien propre, et dans celui de mes enfants, je crois que j'ai bien fait. Dudevant sent que sa cause est mauvaise; car il n'essaye pas de la defendre, il retourne a Paris dans quelques jours, pendant que les tribunaux prononceront le jugement. Si vous le voyez, ne paraissez point informee de ce qui se passe; car son amour-propre, qui souffre deja beaucoup, pourrait etre irrite s'il pensait que je me livre contre lui a des recriminations. Il me susciterait peut-etre alors quelque chicane qui produirait du scandale et n'ameliorerait pas sa position. D'ailleurs, vous ne desirez pas que je perde un proces a la suite duquel je me trouverais a sa disposition. J'ai mille chances pour le gagner; mais une seule peut m'etre contraire, et c'est assez pour succomber. Soyez donc prudente; car il ira sans doute pres de vous dans l'intention de se justifier ou de vous sonder. Ayez l'air, chere maman, de ne rien savoir. Quant a moi, sans avoir l'intention de l'accuser inutilement, je croirais manquer a mon devoir, si je ne vous informais pas de ma situation dans une circonstance si grave. Voici quels seront les resultats du jugement que j'espere obtenir et dont il a pose ou accepte toutes les clauses. Je lui ferai une pension de trois mille huit cents francs qui, jointe a douze cents francs de rente (seul reste de cent mille francs qu'il possedait), lui constituera cinq mille francs par an. En outre, je payerai et je dirigerai l'education de mes deux enfants. Vous voyez que sa position est tres honorable. Ma fille sera exclusivement sous ma gouverne; mon fils restera au college et passera un mois de vacances avec son pere, l'autre mois avec moi. Tous deux ignoreront la separation prononcee; ce sont des choses faciles a leur cacher, inutiles et facheuses meme a leur dire, et, si mon mari respecte les convenances et les devoirs, ni l'un ni l'autre des enfants n'apprendront a aimer l'un de nous aux depens de l'autre. Moyennant ces arrangements, Dudevant laissera agir les lois sans batailler, et, si la loi me donne gain de cause, comme cela n'est pas douteux, je rentrerai dans ma liberte et dans ma dignite. Mes biens seront certes mieux geres qu'ils ne l'etaient par lui, et ma vie ne sera plus exposee a des violences qui n'avaient plus de frein. Rien ne m'empechera de faire ce que je dois et ce que je veux faire. Je suis la fille de mon pere, et je me moque des prejuges, quand mon coeur me commande la justice et le courage. Si mon pere eut ecoute les sots et les fous de ce monde, je ne serais pas l'heritiere de son nom: c'est un grand exemple d'independance et d'amour paternel qu'il m'a laisse, je le suivrai, dut l'univers s'en scandaliser. Je me soucie peu de l'univers, je me soucie de Maurice et de Solange. Quand vous voudrez venir a Nohant, vous y serez a l'avenir chez moi, et, si l'ennui de vivre seule vous prend, vous pourrez vous y retirer et en faire votre _chez vous_. Je compte aussi m'y etablir avec ma fille, m'occuper de son education et ne plus aller a Paris que de temps a autre, pour vous voir, ainsi que mon fils. Veuillez ne parler a personne du contenu de cette lettre, a moins que ce ne soit a Pierret, qui comprendra ce que la prudence dicte en pareil cas. Je n'en ecrirai pas encore a ma tante: sa maison est trop nombreuse pour qu'il n'en transpire pas quelque chose par etourderie, et Dudevant pourrait croire que je veux indisposer toute ma famille contre lui. Adieu, ma mere; je vous embrasse de toute mon ame. Donnez-moi de vos nouvelles, poste restante a la Chatre. CXXX A MADAME D'AGOULT. A GENEVE Nohant, 1er novembre 1835. M. Franz et M. Puzzi[1] sont des jeunes gens affreux: ils ne m'ont pas repondu, et je les livre a votre colere. Vous, vous etes bonne comme un ange et je vous remercie; mais ne soyez pas bonne pour eux et vengez-moi de leur oubli, en ne donnant pas un sourire a l'un, pas un bonbon a l'autre pendant tout un jour. Geneve est donc habitable en hiver, que vous y restez? Comme votre vie est belle et enviable! Aussi pourquoi le ciel ne m'a-t-il pas fait naitre avec de beaux cheveux blonds, de grands yeux bleus bien calmes, une expression toute celeste et l'ame a l'avenant. Au lieu de cela, la bile me ronge et me confine dans une cellule ou je n'ai d'autre societe qu'une tete de mort[2] et une pipe turque. Je tiens la comme un Lapon a la croute de glace qu'il appelle sa patrie, et je ne saurais me figurer, pour le moment, un autre Eden. Vous, etes sous les myrtes et sous les orangers, vous, belle et bonne Marie. Eh bien, priez-y pour moi, afin que je ne quitte pas mes glaces; car c'est la mon element et le soleil ne luit pas sur moi. Je ne vous jalouse pas; mais je vous admire et vous estime; car je sais que l'amour durable est un diamant auquel il faut une boite d'or pur, et votre ame est ce tabernacle precieux. Tout ce que vous dites sur la non-superiorite des diverses classes sociales les unes sur les autres est bien dit, bien pense. C'est vrai et j'y crois, parce que c'est vous qui le dites. Pourtant, je ne permettrai a nul autre de me dire, que les derniers ne sont pas les premiers, et que l'opprime ne vaut pas mieux que l'oppresseur, le depouille mieux que le spoliateur l'esclave que le tyran. C'est une vieille haine que j'ai contre tout ce qui va s'elevant sur des degres d'argile. Mais ce n'est pas avec vous que je puis disputer la-dessus. Votre rang est eleve, je le salue, je le reconnais. Il consiste a etre bonne, intelligente et belle. Abandonnez-moi votre couronne de comtesse et laissez-moi la briser, je vous en donne une d'etoiles qui vous va mieux. Pardonnez-moi si je suis metaphorique aujourd'hui et ne vous moquez pas de moi, je vous en prie, pour l'amour, de Dieu. Vous, savez que je n'ai pas d'emphase ordinairement, et, si je me mets a prendre le ton pedant, c'est que j'ai ma pauvre tete malade de ce brouillard qu'on appelle poesie. D'ailleurs, les manieres raisonnables sont bonnes avec cette fourmiliere ennemie qu'on appelle les indifferente. Avec ceux qu'on aime, on peut etre ridicule a son aise. Et je veux ne pas plus me gener pour vous dire des choses de mauvais gout que pour vous envoyer une lettre toute barbouillee. Imaginez-vous, ma chere amie, que mon plus grand supplice, c'est la timidite. Vous ne vous en douteriez guere, n'est-ce pas? Tout le monde me croit l'esprit et le caractere fort audacieux. On se trompe. J'ai l'esprit indifferent et le caractere _quinteux_. Je ne crains pas, je me mefie, et ma vie est un malaise affreux quand je ne suis pas seule, ou avec des gens avec lesquels je me gene aussi peu qu'avec mes chiens. Il ne faut pas esperer que vous me guerirez de sitot de certains moments de raideur qui ne s'expriment que par des reticences. Si nous nous lions davantage, comme j'y compte, comme je le veux, il faudra que vous preniez de l'empire sur moi; autrement, je serai toujours desagreable. Si vous me traitez comme un enfant, je deviendrai bonne, parce que je serai a l'aise, parce que je ne craindrai pas de tirer a consequence, parce que je pourrai dire tout ce qu'il y a de plus bete, de plus fou, de plus deplace, sans avoir honte. Je saurai que vous m'avez _acceptee_. Si j'ai de mauvais moments, j'en aurai aussi de bons. Autrement, je ne serai ni bien ni mal. Je vous ennuierai et je m'ennuierai avec vous, quelque parfaite que vous soyez. Voyez-vous, l'espece humaine est mon ennemie, laissez-moi vous le dire; j'aime mes amis avec tendresse, avec engouement, avec aveuglement. J'ai deteste profondement tout le reste. Je n'ai plus de furie pour la haine aujourd'hui; mais il y a un froid de mort pour tout ce que je ne connais pas. J'ai bien peur que ce ne soit la ce qu'on appelle l'egoisme de la vieillesse. Je me ferais maintenant hacher pour des idees qui ne se realliseront sans doute pas de mon vivant. Je rendrais service au dernier des goujats, par obstination pour les esperances de toute ma vie, qui n'est peut-etre plus qu'un long reve. Pour mon plaisir, je ne retirerais pas de l'eau l'enfant de mon voisin. J'ai donc quelque chose en moi qui serait odieux, si ce n'etait pure infirmite, reste d'une maladie aigue. Il faut vous arranger bien vite pour que je vous aime. Ce sera bien facile. D'abord, j'aime Franz. Il m'a dit de vous aimer. Il m'a repondu de vous comme de lui. La premiere fois que je vous ai vue, je vous ai trouvee jolie; mais vous etiez froide. La seconde fois, je vous ai dit que je detestais la noblesse. Je ne savais pas que vous en etiez. Au lieu de me donner un soufflet, comme je le meritais, vous m'avez parle de votre ame, comme si vous me connaissiez depuis dix ans. C'etait bien, et j'ai eu tout de suite envie de vous aimer; mais je ne vous aime pas encore. Ce n'est pas parce que je ne vous connais pas assez. Je vous connais autant que je vous connaitrai dans vingt ans. C'est vous qui ne me connaissez pas assez. Ne sachant si vous pourrez m'aimer, telle que je suis en realite, je ne veux pas vous aimer encore. C'est une chose trop serieuse et trop absolue pour moi qu'une amitie. Si vous voulez que je vous aime, il faut donc que vous commenciez par m'aimer; cela est tout simple, je vais vous le prouver. Une main douce et blanche rencontre le dos agreable d'un porc-epic, le charmant animal sait bien que la main blanche ne lui fera aucun mal. Il sait qu'il est peu mignon a caresser, lui, le pauvre malheureux. Il attend, pour repondre aux caresses qu'on se soit habitue a ses piquants; car, si la main qu'il aime le quitte (il n'y a pas de raison pour qu'elle y revienne), le porc-epic aura beau se dire:, "Ce n'est pas ma faute," cela ne le consolera pas du tout. Ainsi, voyez si vous pouvez accorder votre coeur a un porc-epic. Je suis capable de tout. Je vous ferai mille sottises. Je vous marcherai sur les pieds. Je vous repondrai une grossierete a propos de rien. Je vous reprocherai un defaut que vous n'avez pas. Je vous supposerai une intention que vous n'aurez jamais eue. Je vous tournerai le dos. En un mot, je serai insupportable jusqu'a ce que je sois bien sure que je ne peux pas vous facher et vous degouter de moi. Oh! alors, je vous porterai sur mon dos. Je vous ferai la cuisine. Je laverai vos assiettes. Tout ce que vous me direz, me semblera divin. Si vous marchez dans quelque chose de sale, e trouverai que cela sent bon. Je vous verrai avec les memes yeux que j'ai pour moi-meme quand je me porte bien et que je suis de bonne humeur; c'est-a-dire, que je me considere comme une perfection, et que tout ce qui n'est pas de mon avis est l'objet de mon profond mepris. Arrangez-vous donc pour que je vous fasse entrer dans mes yeux, dans mes oreilles, dans mes veines, dans tout mon etre. Vous saurez alors que personne sur la terre n'aime plus que moi, parce que j'aime sans rougir de la raison qui me fait aimer. Cette raison, c'est la reconnaissance que j'ai pour ceux qui m'adoptent. Voila mon resume. Il n'est pas modeste; mais il est tres sincere. Je considere comme un amphigouri de paroles toute amitie qui ne convient pas de sa partialite, de son impudence, de sa camaraderie, de tout ce qui fait que le monde se moque et dit: "Ils s'adorent entre eux (_asinus asinum_)." S'il en est autrement, dites-moi qui m'aimera sur la terre? Qui est semblable a un autre? Qui n'est pas choque et blesse cent fois par jour par son meilleur ami, s'il veut l'examiner des sommets _planchiques_ de l'analyse, de la philosophie, de la critique, de l'esthetique (et tout ce qui rime en _ique_)? Il faut toujours trouver que notre ami a raison, meme dans les choses ou nous aurions tort de l'imiter. Pour cela, il faut etre sur que l'etre auquel on confere ce grand droit et ce grand titre d'ami ne fera jamais que des choses bonnes ou excusables, ou dignes de misericorde. Songez-y donc, et voyez si vous pouvez etre ainsi pour moi. J'aimerais mieux terminer tout de suite nos relations et, m'en tenir avec vous a des, froideurs gauches, seule chose dont je sois capable quand je n'aime pas, que de vous tromper sur les asperites de mon charmant caractere. Mais je serais bien malheureuse pourtant de rencontrer une femme comme vous, et de ne pas engrener le rouage de ma vie au sien. Bonsoir, mon amie; repondez-moi tout de suite, et longuement. Si vous ne sentez rien pour moi, dites-le. Je ne vous en voudrai pas. Je vous estimerai pour votre franchise. Si vous vous mefiez, dites-le encore: cela me laissera l'esperance, car les defauts que j'ai sont de nature a etre toleres, et peut-etre adoucis par vous. Je me suis permis de vous dedier _Simon_, conte assez gros qui va paraitre dans la _Revue_. Comme je ne sais quelle est la position exterieure que vous avez adoptee a Geneve, j'ai fait cette dedicace excessivement mysterieuse, et telle qu'on ne vous devinera pas,--a moins, que vous ne m'autorisiez a m'expliquer davantage. Je ne vous disais rien de ma vie. Il faut que vous sachiez que je suis toujours a la campagne, chez moi. Je plaide en separation contre mon epoux, qui a deguerpi, me laissant maitresse du champ de bataille j'attends la decision du tribunal. Je suis donc toute seule dans cette grande maison isolee; il n'y a pas un domestique qui couche sous mon toit, pas meme un chien. Le silence est si profond la nuit (vous ne voudrez pas me croire, et pourtant c'est certain), que, quand j'ouvre ma fenetre et que le vent n'est pas contraire, j'entends distinctement sonner l'horloge de la ville, qui est a une grande lieue de chez moi, a vol d'oiseau. Je ne recois personne, je mene une vie monacale. J'attends l'issue de mon proces, d'ou depend le pain de mes vieux jours; car vous pensez bien, que je n'amasserai jamais un denier pour payer l'hopital ou la tendresse d'un mari me laisserait mourir. Mais voyez! Il a eu l'heureuse idee de vouloir me tuer un soir qu'il etait ivre. En attendant que cette benoite fantaisie de meurtre conjugal me rende mon pays, ma vieille maison et cinq ou six champs de ble qui me nourriront quand mes longues veilles m'auront jetee dans l'idiotisme, je fais le Sixte-Quint. Mon cheval est rentre sous le hangar et on n'entend pas voler une mouche autour de mon cloitre desert. Le jardinier et sa femme, qui sont mes factotums, m'ont suppliee de ne pas les faire demeurer dans la maison. J'ai voulu en savoir le motif. Enfin le mari, baissant les yeux d'un air modeste, m'a dit: "C'est que madame a une tete si laide, que ma femme, etant enceinte, pourrait etre malade de peur." Or c'est de la tete de mort qui est sur ma table, dont il voulait parler (du moins a ce qu'il m'a jure ensuite); car je trouvai la plaisanterie de fort mauvais gout et je me fachai.--Ensuite j'ai songe que cette tete si laide ferait grand effet. J'ai permis a mon jardinier de s'eloigner et de garder la pensee que cette tete etait un signe de penitence et de devotion. Ainsi, a l'heure qu'il est, a une lieue d'ici, quatre mille betes me croient a genoux dans le sac et dans la cendre, pleurant mes peches comme Madeleine. Le reveil sera terrible. Le lendemain de ma victoire, je jette ma bequille, je passe au galop de mon cheval aux quatre coins de la ville. Si vous entendez dire que je suis convertie a la raison, a la morale publique, a l'amour des lois d'exception, a Louis-Philippe, le pere tout-puissant, et a son fils Poulot-Rosolin, et a sa sainte Chambre catholique, ne vous etonnez de rien. Je suis capable de faire une ode au roi, ou un sonnet a M. Jacqueminot. Je vous ecris tout ce qu'il y a de plus bete. Tachez d'en faire autant pour vous mettre a mon niveau. Il n'y a pas a dire, vous y etes forcee. Bonsoir. A vous. GEORGE. [1] Hermann Cohen, eleve de Liszt. [2] Une piece anatomique avec des compartiments, legendes et numeros traces a l'encre, d'apres le systeme phrenologique de Gall et Spurzheim. CXXXI A M. ADOLPHE GUEROULT, A PARIS La Chatre, 9 novembre 1835. Mon cher enfant, J'ai a repondre a deux lettres de vous et je veux le faire avant de me mettre au travail; car j'ai un roman arrange dans ma tete. Dussiez-vous dire que je fais mes embarras, vous n'entendrez pas plus parler de moi, d'ici a deux ou trois mois, que si j'etais morte. J'ai ecrit les premieres pages hier, et je suis dans le coup de feu. Vous connaissez cela. Pour toutes choses, il y a un beau moment, c'est le commencement. C'est peut-etre a cause de cela que je suis si republicaine, et vous si peu saint-simonien. Quoi qu'il en soit, allez votre train, si vous croyez que ce soit la bonne voie. Nous voulons tous le bien et nous allons au meme but par des moyens differents. Nous nous disputons toujours, parce que chacun croit avoir plus d'esprit que son voisin, et se console d'aller fort mal, en voyant que les autres ne vont pas mieux: triste consolation, en verite, qui fait beaucoup de mal a notre epoque. Toute cette guerre a coups d'epingle que se fait l'amour-propre des uns et des autres n'avance a rien; tout au contraire. Si tout ce qui a de bonnes vues et de bons sentiments s'accueillait avec tolerance, on ferait le double d'ouvrage. Vous ne pouvez nier, mon cher _Marius a Minturnes_, que je n'aie plus de bonne foi que vous. Vous abimez nos republicains de la tete aux pieds, et moi, je ne cesse d'aimer vos saint-simoniens et de les placer au-dessus de tout. Je me defends meme d'une chose, c'est d'aimer les republicains avec exces. J'aime ceux qui se trouvent etre mes amis, et j'examine les autres par curiosite, ou je les accueille par savoir-vivre et politesse. Cela ne fait rien au principe. Robespierre etait diablement saint-simonien. Il etait pour l'execution prompte et violente du systeme. Vous etes pour la marche lente et evangelique. Eh bien, chacun devrait etre republicain a la maniere de Robespierre, ou saint-simonien a la maniere d'Enfantin, selon son temperament. Les uns saperaient, les autres batiraient. Soyez sur que cela viendra, qu'il y aura entre vous et nous une etroite alliance et que vous ne ferez rien sans nous. Vous savez comment s'est etabli le christianisme, c'est-a-dire fort mal, meme dans ce qu'on appelle son meilleur temps. Il etait dans un si beau desaccord avec les moeurs, qu'en son nom, on commettait les crimes et on nourrissait les sentiments les plus opposes a son institution et a son esprit. Douze corps d'armee, commandes par les douze apotres, eussent, je crois, mieux valu que Paul repetant cette lachete: "Rendez a Cesar, etc." Faites a votre idee, si vous croyez bien faire en louvoyant, et si votre conscience est en paix. Moquez-vous des reproches que je fais a votre tiedeur croissante, comme je me moque des railleries que vous adressez a mon recent enthousiasme. Je crois que vous vous trompez cependant, et que l'amour de l'egalite a ete la seule chose qui n'ait pas varie en moi depuis que j'existe. Je n'ai jamais pu accepter de maitre. A propos, mon proces marche, il est en bon train. Le baron ne plaide pas, il demande de l'argent et beaucoup. Je lui en donne, on le condamne a me laisser tranquille et tout va bien. Quant a ce qu'on en pensera a Paris, cela m'occupe aussi peu que de ce qu'on pense en Chine de Gustave Planche. L'opinion est une prostituee qu'il faut mener a grands coups de pied quand on a raison. Il ne faut jamais se soumettre a des avanies pour obtenir des salutations et des courbettes en public. Je voudrais bien vous voir digerer des menaces et des coups! Allons donc. Il faudrait que tout votre sang y passat, ou celui de votre provocateur. Croyez-vous que je n'aie pas de dignite personnelle a defendre parce que je suis femme? Allons donc, encore! Souvenez-vous d'avoir preche l'affranchissement de la femme. Nous ne savons pas faire des armes, et on ne nous permet pas de provoquer nos maris en duel; on a bien raison, ils nous tueraient, ce qui leur ferait trop de plaisir. Mais nous avons la ressource de crier bien haut, d'invoquer trois imbeciles en robe noire, qui font semblant de rendre la justice, et qui, en vertu de certaine _bonte_ de legislation envers les esclaves menacees de mort, daignent nous dire: "On vous permet de ne plus aimer monsieur votre maitre, et, si la maison est a vous, de le mettre dehors." Malgre tout ce que je vous dis la, par bonte pour monsieur mon epoux, je fais tenir l'affaire aussi secrete que possible. Jusqu'ici, rien n'a transpire, meme dans la petite ville que j'habite, ce qui est merveilleux. Cela ira tant que cela pourra. N'en parlez donc a qui que ce soit. Bonsoir, mon ami; je vous embrasse de tout mon coeur; je suis bien fachee que vous n'ayez pas le plus petit fait a rapporter comme temoin; car l'enquete va reunir une vingtaine d'amis autour de moi. Grace a Duteil, a Planet et a votre serviteur, il sera impossible d'etre plus spirituel que ne le sera cette charmante reunion. Defense d'y parler affaires et proces surtout. Ce sera l'adieu eternel que j'adresserai a mes amis, si je suis deboutee de ma demande. En attendant, j'aurai fait mon livre. J'irai a Paris apres mon proces juge. Au revoir donc; donnez-moi de vos nouvelles si vous en avez le temps. Envoyez-moi ces lithographies et dites a Vincard que je lui donne une grosse poignee de main. G.S. CXXXII AU REDACTEUR DU _JOURNAL DE L'INDRE_ La Chatre, 9 novembre 1835. Monsieur, Un oracle dont la signature ne trahit pas l'incognito attaque brutalement, dans le feuilleton de votre journal, la moralite de mes livres. J'abandonne a la critique tous mes defauts litteraires et toutes les obscurites de mon raisonnement. Mais, dans cette province, ma patrie d'adoption, je defends a tout adulateur des abus de la societe de me choisir pour holocauste, lorsqu'il lui plait d'offrir un hommage aux puissances qu'il veut se rendre favorables, soit pour se faire un nom a defaut de talent, soit pour obtenir des protections dans ce monde, qui se paye souvent de declamations a defaut de preuves. Un de nos plus beaux talents ecrivait, il y a quelques semaines: "Il est bien decourageant d'ecrire pour des gens qui ne savent pas lire." Je sais quelque chose de plus facheux, c'est d'ecrire pour les gens qui ne _veulent_ pas lire. La profession de tout journaliste aux gages de l'etat social l'investit du droit de connaitre la pensee d'un auteur rien qu'en regardant la couleur de la couverture du livre. Le public le sait aussi; c'est au public que j'en appelle, pour repousser les interpretations malpropres du chaste critique qui pretend avoir saisi _le resultat et le but definitif_ de tous mes ouvrages. Je declare ici que ce juge eclaire d'_Indiana_, de _Valentine_, de _Lelia_ et de _Jacques_ n'a ni compris ni lu aucun de ces livres. Si la franchise de ce dementi le blesse, mon sexe ne me permettant pas de lui donner ou de lui demander reparation, j'institue mon defenseur tout mien compatriote homme de coeur et de conscience, qui se trouvera devant lui. J'ai l'honneur d'etre, etc. GEORGE SAND. CXXXIII A MAURICE DUDEVANT, AU COLLEGE HENRI IV La Chatre, 10 decembre 1835. Tu es un drole de gamin avec tes reves, tu mets Emmanuel[1] a toute sauce; lui as-tu raconte cette farce-la? Tu dois avoir recu, par lui, une lettre de moi, datee du 27; ainsi tu ne te plaindras plus de mon silence. Ta lettre est bien ecrite et tres comique; mais l'orthographe n'est pas si bonne que les autres fois. Il faut t'appliquer bien serieusement a apprendre ta langue, chose des plus difficiles, qu'on apprend assez mal dans les colleges. Il y a un grand inconvenient a l'apprendre tard, parce qu'alors on l'oublie et l'on fait des fautes toute sa vie; ce qui arrive aux trois quarts des personnes, et ce qui n'est pas pardonnable. A dix ans, je ne faisais pas une faute; mais on se depecha trop de me faire quitter la grammaire, j'oubliai donc ce que je savais si bien. Au couvent, on m'apprit l'anglais, l'italien, et on negligea d'examiner si je savais bien ma langue. Ce ne fut qu'a seize ans qu'etant a Nohant, ayant honte de si mal ecrire en francais, je rappris moi-meme la grammaire. Je n'ai pourtant jamais pu la retenir tres bien. Je suis souvent embarrassee, et je fais des brioches. Apprends donc! C'est le bon age, ni trop tot ni trop tard. J'etais bien contente de ton avant-derniere lettre; mais, cette fois-ci, tu as mis des _s_ partout. Il y en a tant que, si je pouvais te les renvoyer, tu n'aurais pas besoin d'en mettre de nouvelles dans la prochaine lettre que tu m'ecriras. Quand tu sortiras avec ton pere, prie-le de te laisser aller chez Buloz, qui te donnera pour moi quelque chose que tu choisiras. As-tu donne des etrennes a ta grosse cherie? donne-lui-en de ma part, je te rendrai l'argent. Si tu n'en as pas, dis a Buloz ou a Emmanuel de te donner cinq francs que je leur devrai. Je suis clouee ici, mon pauvre chat, pour tout ce mois de janvier. J'ai des affaires dont je ne peux pas me depetrer. J'espere que ce sera fini le 15 fevrier; mais, pour etre plus sure de ne pas te manquer de parole, j'aime mieux te promettre d'etre aupres de toi a la fin de fevrier. Ainsi, deux mois encore sans nous voir! je trouve cela bien long; mais j'y suis absolument forcee. D'abord, je n'ai pas d'argent; ensuite, je te dirai le reste quand nous nous verrons. Je travaille toutes les nuits jusqu'a sept heures du matin; je suis comme une vieille lampe. Je pense a toi, je relis tes bonnes lettres, et je prie Dieu qu'il te rende bon et courageux; avec cela, tu seras aussi heureux qu'on peut l'etre en ce monde. Je ne te fais presque plus de sermons. Je vois que tu comprends parfaitement, et que je pourrai causer avec toi, comme avec un ami. Tu es un brave homme. Bonsoir, vieux! Je t'embrasse un million, un milliard de fois. Dis-moi quelles places tu as. _s. s. s. s. s. s. s. s. s. s._ Ce sont tes _s_ que je te renvoie. [1] Emmanuel Arago. CXXXIV AU MEME La Chatre, 15 decembre 1835. Mon bon ange, Ta petite lettre est bien gentille, malgre tes gros enfantillages. Tu peux bien rire de _la poire_, si cela t'amuse; mais il ne faut avoir de haine pour personne a ton age. Cela ne sert a rien, tu ne peux faire encore aucun bien aux hommes, aucun mal aux ennemis de l'humanite. Il est bien vrai que Louis-Philippe est l'ennemi de l'humanite; mais, quand tu le traites de _grosse bete_, tu te trompes beaucoup. C'est peut-etre l'homme le plus fin et le plus habile de France. Malheureusement, il fait de ses talents un usage funeste, et, au lieu de repandre l'amour de la vertu autour de lui, il deshonore de son mieux tout ce qui l'entoure. Il deshonore reellement la France qui le supporte. C'est un grand malheur de voir qu'un seul homme peut, en caressant les vices et les mauvais sentiments, degrader toute une nation et l'entrainer dans le mal. Tu raisonnes tres bien d'ailleurs, seulement tu fais encore une erreur en disant: "_La nature_ a ete injuste envers une grande partie du genre humain;" tu veux dire _la societe_. La nature, mon pauvre enfant, est une bonne mere; c'est Dieu, ou du moins c'est son ouvrage; c'est elle qui nous donne les moissons, les forets, les fruits, les prairies, ces belles fleurs que j'aime tant, et ces beaux papillons que tu soignes si bien. La nature offre d'elle-meme toutes ses productions a l'homme qui seme et recueille. Les arbres ne refusent pas leurs fruits au voyageur qui les cueille en passant, et les legumes viennent aussi beaux dans le terreau d'un simple jardinier que dans le jardin d'un prince. _La societe_, c'est autre chose: ce sont les conventions faites entre les hommes pour le partage des productions de la nature. Ce n'est pas la justice, ce n'est pas le sentiment de la nature qui a dicte ces lois, c'est la force. Les faibles ont eu moins que les autres, et les infirmes n'ont rien eu du tout. Le droit d'heritage a conserve cette inegalite; et puis, dans les temps civilises, comme le notre par exemple, les plus instruits et les plus habiles sont devenus riches et n'en sont pas devenus meilleurs pour cela. Les pauvres ignorants sont et seront toujours dans une affreuse misere, si on ne fait rien pour eux. Dis donc que la societe est injuste, et non pas la nature. Nous parlerons de tout cela souvent et peu a peu nous nous entendrons. Pour le moment, je ne veux pas te fatiguer l'esprit. Tu vas bientot lire un tres beau livre que l'on donne heureusement dans les colleges: c'est le _De viris illustribus_, par Plutarque. Il faudra le lire avec attention. Tout ce qu'il y a de beau dans l'ame humaine est senti et indique dans ce livre. J'irai a Paris pour Noel, parce que tu auras plusieurs jours de sortie et que j'en profiterai. Fais attention de compter le nombre de sorties que tu auras eues avec ton pere, depuis le jour de son arrivee a Paris jusqu'a Noel. N'y manque pas, je te dirai ensuite pourquoi, et souviens-toi de tout ce que je t'ai recommande. Tu as tres bien fait de ne pas montrer ta lettre a Buloz. Il faut garder les lettres que je t'ecris pour toi seul. Adieu, mon amour; je t'embrasse mille fois. Ton GEORGE. CXXXV AU MEME La Chatre, 3 janvier 1836. J'ai recu ta lettre, mon enfant cheri, et je vois que tu as tres bien compris la mienne; ta comparaison est tres juste, et, puisque tu te sers de si belles metaphores, nous tacherons de monter ensemble sur la montagne ou reside la vertu. Il est, en effet, tres difficile d'y parvenir; car, a chaque pas, on rencontre des choses qui vous seduisent et qui essayent de vous en detourner. C'est de cela que je veux te parler, et le defaut que tu dois craindre, c'est le trop grand amour de toi-meme. C'est celui de tous les hommes et de toutes les femmes. Chez les uns, il produit la vanite des rangs; chez d'autres, l'ambition de l'argent; chez presque tous, l'egoisme. Jamais aucun siecle n'a professe l'egoisme d'une maniere aussi revoltante que le notre. Il s'est etabli il y a cinquante ans une guerre acharnee entre les sentiments de justice et ceux de cupidite. Cette guerre est loin d'etre finie, quoique les cupides aient le dessus pour le moment. Quand tu seras plus grand, tu liras l'histoire de cette revolution dont tu as tant entendu parler et qui a fait faire un grand pas a la raison et a la justice. Cependant, ceux qui l'avaient entreprise n'ont pas ete les plus forts et ceux qui y ont travaille avec le plus de generosite ont ete vaincus par ceux qui, aimant les richesses et les plaisirs, ne se servaient du grand mot de Republique que pour etre des especes de princes pleins de vices et de fantaisies. Ceux-la furent donc les maitres; car le peuple est faible, a cause de son ignorance. Parmi ceux qui pourraient prendre son parti et le secourir par leurs lumieres, il en est un sur mille qui prefere le plaisir de faire du bien a celui d'etre riche et comble d'amusements et de vanite. Ainsi, la classe la moins nombreuse, celle qui recoit de l'education, l'emportera toujours sur la classe ignorante, quoique cette classe soit la masse des nations. Vois quel est l'avantage et la necessite de l'education. Sans elle, on vit dans une espece d'esclavage, puisque, tous les jours, un paysan sage, vertueux, sobre, digne de respect, est dans la dependance d'un homme mechant, ivrogne, brutal, injuste, mais qui a sur lui l'avantage de savoir lire et ecrire. Vois ce qu'est un homme qui, ayant recu de l'education, n'en est pas meilleur pour cela. Vois combien est coupable devant Dieu celui qui, connaissant les malheurs et les besoins de ses semblables, pouvant consacrer son coeur et sa vie a les secourir, s'endort tranquillement tous les soirs dans un lit moelleux, ou se remplit le ventre a une bonne table en se disant: "Tout est bien, la societe est parfaitement organisee. Il est juste que je sois riche et qu'il y ait des pauvres. Ce qui est a moi, est a moi; donc, je dois tuer tous ceux qui ne me demanderont pas a manger, chapeau bas, et, quand meme ils seraient bien polis, je dois les mettre brutalement a la porte, s'ils m'importunent. Je le fais parce que j'en ai le droit." Voila le raisonnement de l'egoiste, voila les sentiments de cette immense armee de coeurs impitoyables et d'ames viles qui s'appelle la _garde nationale_. Parmi tous ces hommes qui defendent la propriete avec des fusils et des baionnettes, il y a plus de betes que de mechants. Chez la plupart, c'est le resultat d'une education antiliberale. Leurs parents et leurs maitres d'ecole leur ont dit, en leur apprenant a lire, que le meilleur etat de choses etait celui qui conservait a chacun sa propriete. Ils appellent revolutionnaires, brigands et assassins ceux qui donnent leur vie pour la cause du peuple. C'est parce que je ne veux pas que tu sois un de ces hommes, sans ame ou sans raison, que je t'ecris en particulier et _en secret_, ce que je pense de tout cela. Reflechis et dis-moi si cela se presente de meme a ton esprit et a ton coeur. Dis-moi si tu trouves juste cette maniere de partager inegalement les produits de la terre, les fruits, les grains, les troupeaux, les materiaux de toute espece, et l'or (ce metal qui represente toutes les jouissances, parce qu'un petit fragment se prend en echange de tous les autres biens). Dis-moi, en un mot, si la repartition des dons de la creation est bien faite, lorsque celui-ci a une part enorme, cet autre une moindre, un troisieme presque rien, un quatrieme rien du tout! Il me semble que la terre appartient a Dieu, qui l'a faite, et qui l'a confiee aux hommes pour qu'elle leur servit d'eternel asile. Mais il ne peut pas etre dans ses desseins que les uns y crevent d'indigestion et que les autres y meurent de faim. Tout ce qu'on pourra dire la-dessus ne m'empechera pas d'etre triste et en colere quand je vois un mendiant pleurant a la porte d'un riche. Quant aux moyens de changer tout cela, il faudra que je t'ecrive encore bien des lettres, et que nous ayons ensemble bien des conversations avant que je t'en parle. Je ne veux pas t'en dire trop long a la fois: il faut que tu aies le temps de reflechir a chaque chose, et de me repondre a mesure si tu penses comme moi et si tu comprends bien. Nous en restons la. _L'amour de soi-meme est ce qu'il faut moderer, limiter et diriger._ C'est-a-dire qu'il faut s'habituer a trouver le bonheur qui coute le moins d'argent et qui permet d'en donner davantage a ceux qui en manquent. Nous chercherons ensemble cette vertu, et, si nous n'y atteignons pas tout a fait, du moins nous aurons des principes justes et de bonnes intentions. Je ne te cache pas, et tu peux deja t'en apercevoir, que les principes dont je te parle sont tout a fait en opposition avec ceux de vos lycees. Les lycees, diriges par l'esprit du gouvernement, professeront toujours le principe regnant. Ils vous precheraient l'Empire et la guerre, si Napoleon etait encore sur le trone. Ils vous diraient d'etre republicains, si la Republique etait etablie. Il ne faut pas t'occuper des reflexions que vos professeurs ou meme les livres que l'on vous donne font sur l'histoire. Ces livres sont dictes a des pedants, esclaves du pouvoir. Souvent, en lisant l'histoire des grandes actions des temps antiques, ecrite par les hommes d'aujourd'hui, tu verras que les heros sont traites de scelerats. Ton bon sens et la justice de ton coeur redresseront ces jugements hypocrites. Tu liras les faits et tu seras le juge des hommes qui les auront accomplis. Souviens-toi que, depuis le commencement du monde, ceux qui ont travaille pour la liberte et l'honneur de leurs freres sont des grands hommes. Ceux qui ont travaille pour leur propre renommee et pour leur ambition personnelle sont des hommes qui ont fait un emploi coupable de leurs grandes qualites. Ceux qui n'ont songe qu'a leurs plaisirs sont des brutes. Mais tu comprends que notre correspondance doit rester secrete et que tu ne dois ni la montrer ni seulement en parler. Je desire aussi que tu n'en dises pas un mot a ton pere: tu sais que ses opinions different des miennes. Tu dois ecouter avec respect tout ce qu'il te dira; mais ta conscience est libre et tu choisiras, entre ses idees et les miennes, celles qui te paraitront meilleures. Je ne te demanderai jamais ce qu'il te dit; tu ne dois pas non plus lui faire part de ce que je t'ecris. Aie donc soin de laisser mes lettres dans ta _baraque_ au college; je te les ferai remettre par Emmanuel, et tu lui remettras ta reponse trois ou quatre jours apres. Comprends tu bien? De cette maniere, personne ne verra ce que nous nous ecrivons, et nous n'aurons pas de contradictions. Tu auras le temps de lire mes lettres et d'y repondre sans te presser. Mon ange cheri, tu es ce que j'aime le mieux au monde. Je suis venue passer quelque temps a la Chatre; je demeure chez Duteil. Adieu; je t'embrasse mille fois. Apprends bien d'histoire, c'est un grand point. CXXXVI A M. FRANCOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX La Chatre, 4 fevrier 1836. Qu'as-tu donc, bon vieux? manques-tu de courage? t'est-il arrive quelque chose de pis que la vie ordinaire? pourquoi es-tu si consterne et si abattu? Ta lettre m'inquiete beaucoup. Si tu ne peux venir me voir, et que je puisse te donner un peu de coeur, j'irai te voir la semaine prochaine. Mon affaire est remise a quinzaine; c'est le seul mal que le president ait pu me faire, et il l'a fait. Du reste, cette affaire etant imperdable au dire de tous, et le ministere public ayant conclu en ma faveur avec beaucoup de chaleur, je ne m'inquiete pas. Mais, toi, qu'as-tu? Tu es fou avec ta mort morale! Les hommes comme toi ne sont pas appeles a une pareille fin. Il y a, en toi, une si grande serenite de vertu, que l'intelligence ne peut que gagner avec les annees, et meme avec les fatigues et les douleurs. C'est la le fouet, l'aiguillon des grandes ames. Je redoute pour toi les preoccupations de l'amour et je crains quelque chose comme cela dans ta tristesse. S'il en est ainsi, j'irai te voir et je te donnerai le courage de briser, s'il le faut, des liens funestes. L'amour, tel que la plupart des hommes et des femmes l'entend, n'est fait que pour les enfants. Il ne convient pas aux esprits serieux; il les tiraille et les torture sans jamais les satisfaire. Je ferai mon possible pour t'aller voir, pour te confesser, et pour te remettre a flot. Tu ne t'appartiens pas, mon vieux; tu n'as meme pas le droit de souffrir pour ton propre compte. C'est une terrible tache; mais c'est une grande destinee. Porte le joug et ne te laisse pas tomber dessous. Tu te dois a ta famille, tu te dois a moi aussi, ton meilleur ami. Tu me dois ce grand exemple de la force, ce grand spectacle de la volonte persistante qui m'a soutenue dans mes luttes, qui m'a grandie depuis que je te connais. Songe a cela. Tu es l'homme que j'estime le plus. Je ne puis m'habituer desormais a vivre sans toi. Songe, vieux Montagne, a ton Laboetie, qui t'a connu, etant deja vieux, et qui s'est depeche de t'aimer beaucoup afin de reparer le temps perdu. Reponds-moi, explique-toi, et compte que je ne te laisserai pas seul dans cette crise. Tout a toi. G. CXXXVII A M. ADOLPHE GUEROULT, A PARIS La Chatre, 11 fevrier 1836. C'est le mardi gras qu'on prononce mon jugement en separation. Je ne puis aller a Paris par consequent avant le mois de mars. J'en ai bien du regret, d'abord parce que j'ai grand besoin de voir mes enfants et mes amis, ensuite ce bal dont je me serais fait une fete. Tachez qu'il y en ait un autre ou je puisse me trouver. J'aime vos proletaires, d'abord parce qu'ils sont proletaires, et puis parce que je crois qu'il y a en eux la semence de la verite, le germe de la civilisation future. Faites-leur part de tous mes regrets. Dites-leur que je tiens extraordinairement aux etrennes qu'ils ont bien voulu me destiner. Je veux faire connaissance avec eux tous, des que je serai non plus femme esclave, mais une femme libre, autant que notre mechante civilisation le permet. Rappelez-moi particulierement au souvenir de Vincard. Que devenez-vous, mon ami? Allez-vous en Egypte? Si je gagne mon proces, je renoncerai au tour du monde, que nous avions modestement projete de faire ensemble. La gouverne de mes enfants et celle de mon petit patrimoine ne me permettront plus de longues absences. Je pourrai toujours vous conduire jusqu'a la frontiere, si vous prenez votre volee dans un moment ou les plumes repousseront a mon aile. La, je vous saluerai et vous suivrai de l'oeil jusqu'a l'horizon. Avant tout, soyez heureux autant que faire se peut. Le bonheur est-il refuse a la jeunesse? Je le crois en me sentant devenir de plus en plus calme et satisfaite a mesure que je redescends la vie. _La jeunesse est un bonheur par elle-meme, ses distractions lui suffisent._ Ceci n'est pas de moi. Je crois que c'est vrai. Adieu, mon cher Jules Cesar; portez-vous bien, _et me ama_. GEORGE. A LA FAMILLE SAINT-SIMONIENNE DE PARIS La Chatre, 15 fevrier 1836. Ne pouvant vous remercier chacun separement aujourd'hui, permettez, freres, que je vous remercie collectivement en m'adressant a Vincard. Vous avez eu pour moi de la sympathie et des bienveillances pleines de charme et de bonte. Je ne meritais pas votre attention, et je n'avais rien fait pour etre honoree a ce point. Je ne suis pas une de ces ames fortes et retrempees qui peuvent s'engager par un serment dans une voie nouvelle. D'ailleurs, fidele a de vieilles affections d'enfance, a de vieilles haines sociales, je ne puis separer l'idee de _republique_ de celle de _regeneration_; le salut du monde me semble reposer sur nous pour detruire, sur vous pour rebatir. Tandis que les bras energiques du republicain feront la _ville_, les predications sacrees du saint-simonien feront la _cite_. Je l'espere ainsi. Je crois que mes vieux freres doivent frapper de grands coups, et que vous, revetus d'un sacerdoce d'innocence et de paix, vous ne pouvez tremper dans le sang des combats vos robes levitiques. Vous etes les pretres, nous sommes les soldats: a chacun son role, a chacun sa grandeur et ses faiblesses. Le pretre s'epouvante parfois de l'impatience belliqueuse du soldat, et le soldat, a son tour, raille la longanimite sublime du pretre. Soyons tranquilles pour l'avenir. Nous tomberons tous a genoux devant le meme Dieu, et nous unirons nos mains dans un saint transport d'enthousiasme, le jour ou la verite luira pour tous; la verite est une. Ces temps sont loin; nous avons, je le pense, des siecles de corruption a traverser, et, tandis qu'il arrivera souvent encore a votre phalange sacree de chanter dans des solitudes sans echo, il nous arrivera peut-etre bien, a nous autres, de traverser en vain la _mer rouge_ et de lutter contre les elements, le lendemain du jour ou nous croirons les avoir soumis. C'est le destin de l'humanite d'expier son ignorance et sa faiblesse par des revers et par des epreuves. Votre mission est de la ranimer par des conseils, et de lui verser le baume de l'union et de l'esperance. Accomplissez donc cette tache sacree, et sachez que vos freres ne sont pas les hommes du passe, mais ceux de l'avenir. Vous avez eu un seul tort, en ces jours-ci, un tort grave, a mes yeux, et je vous le dirai dans la sincerite de mon coeur, parce que je vous aime trop pour vous cacher une seule des pensees que vous m'inspirez. Vous avez cherche a vous eloigner de nous. Ce tort, nous l'avons eu a votre exemple et les deux familles, les enfants de la meme mere, de la meme idee, veux-je dire, se sont divises sur le champ de bataille. Cette faute retardera la venue des temps annonces. Elle est plus grave chez vous, qui etes des envoyes de paix et d'amour, que chez nous, qui sommes des ministres de guerre, des glaives d'extermination. Quant a moi, solitaire jete dans la foule, sorte de rapsode, conservateur devot des enthousiasmes du vieux Platon, adorateur silencieux des larmes du vieux Christ, admirateur indecis et stupefait du grand Spinosa, sorte d'etre souffrant et sans importance qu'on appelle un poete, incapable de formuler une conviction et de prouver, autrement que par des recits et des plaintes, le mal et le bien des choses humaines, je sens que je ne puis etre ni soldat ni pretre, ni maitre ni disciple, ni prophete ni apotre; je serai pour tous un frere debile mais devoue; je ne sais rien, je ne puis rien enseigner; je n'ai pas de force, je ne puis rien accomplir. Je puis chanter la guerre sainte et la sainte paix; car je crois a la necessite de l'une et de l'autre. Je reve dans ma tete de poete des combats homeriques, que je contemple le coeur palpitant, du haut d'une montagne, ou bien au milieu desquels je me precipite sous les pieds des chevaux, ivre d'enthousiasme et de sainte vengeance. Je reve aussi, apres la tempete, un jour nouveau, un lever de soleil magnifique, des autels pares de fleurs, des legislateurs couronnes d'olivier, la dignite de l'homme rehabilitee, l'homme affranchi de la tyrannie de l'homme, la femme de celle de la femme, une tutelle d'amour exercee par le pretre sur l'homme, une tutelle d'amour exercee par l'homme sur la femme. Un gouvernement qui s'appellerait _conseil_ et non pas _domination, persuasion_ et non pas _puissance_. En attendant, je chanterai au diapason de ma voix, et mes enseignements seront humbles; car je suis l'enfant de mon siecle, j'ai subi ses maux, j'ai partage ses erreurs, j'ai bu a toutes ses sources de vie et de mort, et, si je suis plus fervent que la masse pour desirer son salut, je ne suis pas plus savant qu'elle pour lui enseigner le chemin. Laissez-moi gemir et prier sur cette Jerusalem qui a perdu ses dieux et qui n'a pas encore salue son messie. Ma vocation est de hair le mal, d'aimer le bien, de m'agenouiller devant le beau. Traitez-moi donc comme un ami veritable. Ouvrez-moi vos coeurs et ne faites point d'appel a mon cerveau. Minerve n'y est point et n'en saurait sortir. Mon ame est pleine de contemplations et de voeux que le monde raille, les croyant irrealisables et funestes. Si je suis porte vers vous d'affection et de confiance, c'est que vous avez en vous le tresor de l'esperance et que vous m'en communiquez les feux, au lieu d'eteindre l'etincelle tremblante au fond de mon coeur. Adieu; je conserverai vos dons comme des reliques; je parerai la table ou j'ecris des fleurs que les mains industrieuses de vos soeurs ont tissees pour moi. Je relirai souvent le beau cantique que Vincard m'a adresse, et les douces prieres de vos poetes se meleront dans ma memoire a celles que j'adresse a Dieu chaque nuit. Mes enfants seront pares de vos ouvrages charmants, et les bijoux que vous avez destines a mon usage leur passeront comme un heritage honorable et cher. Tout mon desir est de vous voir bientot et de vous remercier par l'affectueuse etreinte des mains. Tout a vous de coeur. GEORGE SAND. CXXXVIII A MAURICE DUDEVANT, AU COLLEGE HENRI IV La Chatre, 17 fevrier 1836. Mon bon petit, Voici le carnaval, tout le monde s'amuse, ou fait semblant de s'amuser. Moi, je m'amuserais, si je t'avais, et tu t'amuserais aussi. Je suis chez Duteil, nous passons tres gaiement les jours gras. Tous les soirs, nous avons bal masque. Je deguise tous les enfants, Duteil prend son violon, nous allumons quatre chandelles et nous dansons. Si tu etais la, avec ta soeur, la fete serait complete. Helas! tous ces mioches me font sentir l'absence des miens. Si j'etais libre de quitter mes affaires, ce n'est pas avec eux que je serais en train de me divertir, mais bien avec vous, mes pauvres petits. Vous amusez-vous, du moins? Tu es sorti avec ton pere, Solange avec ma tante; racontez-moi a quoi vous avez passe le temps. Il est bien facile de s'amuser avec les gens qu'on aime. Pour moi, il n'y a pas de vrai plaisir sans vous. Aux vacances, nous nous amuserons; car s'amuser, c'est etre heureux, et tu sais, quand nous sommes ensemble tous les trois, nous n'avons besoin de personne pour etre joyeux toute la journee. J'esperais etre a Paris ces jours-ci; mais les gens avec lesquels je suis en affaires m'ont fait attendre et retardee. Il me faut donc attendre encore quinze jours avant d'aller t'embrasser. Garde-moi des _sorties_ pour le mois de mars, afin que je t'aie le jeudi et le dimanche pendant deux ou trois semaines. Cette fois, c'est certain, et je ne prevois plus d'obstacle possible a mon voyage. N'en parle cependant pas; tu sais, une fois pour toutes, que tu ne dois rien dire de ce que je t'ecris, pas meme les choses en apparence les plus indifferentes. Tu vas donc chez la reine? c'est fort bien, tu es encore trop jeune pour que cela tire a consequence; mais, a mesure que tu grandiras, tu reflechiras aux consequences des liaisons avec les aristocrates. Je crois bien que tu n'es pas tres lie avec Sa Majeste et que tu n'es invite que comme faisant partie de la classe de Montpensier. Mais, si tu avais dix ans de plus, tes opinions te defendraient d'accepter ces invitations. Dans aucun cas un homme ne doit dissimuler, pour avoir les faveurs de la puissance, et les amusements que Montpensier t'offre sont deja des faveurs. Songes-y! Heureusement elles ne t'engagent a rien; mais, s'il arrivait qu'on te fit, devant lui, quelque question sur tes opinions, tu repondrais, j'espere, comme il convient a un enfant, que tu ne peux pas en avoir encore; tu ajouterais, j'en suis sure, comme il convient a un homme, que tu es republicain de race et de nature; c'est-a-dire qu'on t'a enseigne deja a desirer l'egalite, et que ton coeur se sent dispose a ne croire qu'a cette justice-la. La crainte de mecontenter le prince ne t'arreterait pas, je pense. Si, pour un diner ou un bal, tu etais capable de le flatter, ou seulement si tu craignais de lui deplaire par ta franchise, ce serait deja une grande lachete. Il ne faut pourtant jamais d'arrogance deplacee. Si tu allais dire, devant cet enfant, du mal de son pere, ce serait un espece de crime. Mais, si, pour etre bien vu de lui, tu lui en disais du bien, lorsque tu sais qu'il n'y a que du mal a en dire, tu serais capable de vendre un jour ta conscience pour de l'argent, des plaisirs ou des vanites. Je sais que cela ne sera pas; mais je dois te montrer les inconvenients des relations avec ceux qui se regardent comme superieurs aux autres, et a qui la societe donne, en effet, de l'autorite sur vous. Garde-toi donc de croire qu'un prince soit, par nature, meilleur et plus utile a ecouter qu'un autre homme. Ce sont, au contraire, nos ennemis naturels, et, quelque bon que puisse etre l'enfant d'un roi, il est destine a etre tyran. Nous sommes destines a etre avilis, repousses ou persecutes par lui. Ne te laisse donc pas trop eblouir par les bons diners et par les fetes. Sois un _vieux Romain_ de bonne heure, c'est-a-dire, fier, prudent, sobre, ennemi des plaisirs qui coutent l'honneur et la sincerite. Bonsoir, mon ange; ecris-moi. Aime ton vieux George, qui t'aime plus que sa vie. CXXXIX A MADAME D'AGOULT, A GENEVE 26 fevrier 1836. Je ne vous ecris qu'un mot a la hate, chere bonne et belle Marie. Je suis accablee d'affaires, de travail et de courses. Je vous ecris d'une chambre d'auberge, ne sachant quand je retrouverai un quart d'heure de loisir. Ainsi prenez que ceci n'est rien, qu'un signe et un regard de tendresse jete en courant a quelqu'un qu'on voudrait embrasser, mais dont le galop de votre cheval vous eloigne. Votre grande lettre est charmante et bonne comme celle d'un ange. Votre seconde lettre est encore mieux, sauf qu'il s'y trouve un _madame_, dont je ne veux pas. Vous me parlez de coeur et de bourse. Non, cela n'est pas inconvenant; l'offrir ou l'accepter est le plus saint privilege de l'amitie, la plus sure marque de l'antique loyaute. Si j'avais besoin de pain, j'en recevrais de vous, et vous seriez encore la plus obligee de nous deux; car vous etes capable d'offrir au premier mendiant venu, et, moi, je ne suis capable d'en accepter que de bien peu de mains. Je n'irai pas en Chine avec vous, quoique je le fisse de bien bon coeur, si je le pouvais. Mais j'ai mes enfants qui m'attachent a ce sol de France. Je ne pourrai plus m'absenter que pour quelques semaines. Grace a Dieu, j'ai gagne mon proces et j'ai mes deux enfants a moi. Je ne sais si c'est fini. Mon adversaire peut en appeler et prolonger mes ennuis. Mais je serai toujours libre au printemps et, si vous n'etes pas partie, j'irai vous voir en Suisse. Ecrivez donc sur le sort des femmes et sur leurs droits; ecrivez hardiment et modestement, comme vous sauriez le faire, vous. Madame Allart vient de faire une brochure ou il y a reellement des choses fortes, belles et vraies. Moi, je suis trop ignare pour ecrire autre chose que des contes, et je n'ai pas la force de m'instruire. Vous me parlez de Beautin, de Marphyrius et de Jouffroy. Je n'ai jamais entendu parler de ces gens-la. Je n'ai rien lu de ma vie, je ne sais que ce que j'ai vu materiellement. En lisant votre lettre, je m'_etonnais_ (le mot est modeste) de votre incommensurable superiorite sur moi. Faites-en donc profiter le monde, vous le devez. Franz doit vous y engager; moi, je vous en supplie. Bonjour, ma douce et belle cenobite. Je vous ecrirai une longue lettre bien bete, et bien bonne enfant, a la premiere journee de repos et de liberte que j'aurai. Je vous aime tendrement, quoique vous soyez capable de m'empoisonner. Heureusement que je n'ai pas peur de M. Franz, et que, s'il avait une pareille idee, je le tuerais d'une chiquenaude. Il est vrai que vous me tueriez apres, et que je n'en serais pas plus avancee. Esperons que la destinee nous preservera de ces catastrophes etranges, que Ballanche appellerait... Ah! ma foi, je ne me souviens plus du mot. Dites a Franz que j'ai lu _Orphee_ ces jours-ci, et que je suis tombee dans des extases incroyables. C'est le premier ouvrage de Ballanche que je lis. Je ne comprends pas tout; mais ce que je comprends m'enchante. On pretend ici que cela me rendra tout a fait imbecile. Je ne demande pas mieux, pourvu que vous ne m'abandonniez pas dans le malheur. Mille tendresses. CXL A M. EUGENE PELLETAN, A PARIS Bourges, 28 fevrier 1836. J'ai recu votre lettre hier seulement. Je n'habite point Paris, et je n'habite rien les trois quarts de l'annee. Vous avez prodigieusement d'esprit, d'imagination et de talent. Mais votre simplicite est plus affectee que reelle. Travaillez, vous etes deja poete, si, pour l'etre, il suffit de faire tres bien les vers. S'il y faut quelque chose de plus, vous etes capable de l'acquerir.--Faites-vous imprimer quand vous l'aurez acquis. La plastique vous manque, vous le savez; cherchez-la en tout. Byron et Goethe ne s'en sont pas affranchis dans leurs plus fougueuses compositions. Ne soyez d'aucune ecole, n'imitez aucun modele. Ceux qui posent comme tels envient presque toujours les qualites du talent qu'ils censurent et eteignent chez leurs adeptes. Fuyez Paris, c'est le tombeau des poetes et des artistes. Tout y est _chic_. _Le troupeau blanc des flots_ est admirable. _De l'or avec du fer_ est detestable. ... _Rien faire qui vaille un sou_ n'aura jamais de grace ni de sens. ... _De tout... de rien, du prix des moutons cette annee_ est naif et charmant, etc., etc. Ne soyez pas un compose de noble et de plat, de grand et d'etrique. Soyez correct, c'est plus rare que d'etre excentrique par le temps qui court. Plaire par le mauvais gout est devenu plus commun que de recevoir la croix d'honneur. Hugo, le plus grand novateur de notre temps, n'a pas triomphe de ces bons classiques dont il s'est moque, quoiqu'en mille endroits il ait ete plus grand qu'eux. Les beautes de detail ne sont rien sans l'ensemble. Vivant comme je vis, je ne puis vous voir; mais je m'interesse a vous. Cela vous est du. Je vous souhaite et vous predis de l'avenir, si vous etes severe envers vous-meme, et patient. Si je puis vous obliger je le ferai de bon coeur. Mais soyez sur que, si vous produisez une bonne oeuvre, vous n'aurez besoin de personne. Soyez sur, au contraire, que toutes les amities litteraires ne feront pas un vrai succes a une production negligee. Tout a vous. GEORGE SAND. CXLI A M ADOLPHE GUEROULT, A PARIS La Chatre, mars 1836. Mon ami J'admire beaucoup vos perplexites a propos du titre que vous devez me donner. Il me semble que je m'appelle George et que je suis votre ami, ou votre amie, comme vous voudrez. Je n'entends rien aux compliments. Si je n'avais pas pour vous estime, attachement et confiance, je ne vous aurais pas temoigne confiance, estime et attachement. Apres cela, je ne sais plus ce qui peut vous gener, et vous prie de vous souvenir que je ne suis pas _begueule_. Ainsi appelez-moi comme il vous plaira; mais ecrivez-moi pour me parler de vous et de mes mioches. Merci mille fois de l'amitie que vous leur accordez. Ils n'en sentent pas le prix maintenant; mais j'acquitterai leur dette d'affection et de reconnaissance tant que je vivrai. Ils sortiront tous deux aux vacances de Paques, et vous serez a meme de voir Maurice chez Buloz. Emmenez-le quelquefois promener avec vous pour decharger Buloz d'un si lourd fardeau, et rendez-moi bon compte de la conduite de monsieur mon fils. Morigenez-le paternellement; c'est un bon diable qui vous comprendra si vous lui parlez raison. Solange est impayable avec son poignard dans le coeur ou dans l'estomac. Je pense que ce dernier organe est celui qui joue le plus grand role dans sa vie. Elle decouchera, je crois, pour les fetes de Paques, et ma tante de l'Elysee-Bourbon[1] se chargera d'elle; car il faut, par respect pour les moeurs, qu'elle ait son domicile chez des femmes. Serez-vous assez bon pour conduire son frere aupres d'elle quand il voudra et pour le ramener chez Buloz ensuite, ou au moins pour surveiller ses allees: et venues, de maniere qu'il ne soit qu'avec des personnes sures, qui ne le perdront pas en chemin. Je compte sur vous, sur Papet, sur Boucoiran et sur Buloz. Je ne puis, quelque chagrin que j'eprouverai a vous perdre pour longtemps peut-etre, vous dissuader du voyage en Egypte. Voyager, c'est apprendre; savoir, c'est exister. Vous n'irez pas en Orient et vous n'en reviendrez pas sans avoir acquis beaucoup de connaissances qui vous feront tres superieur a ce que vous etes deja. Les gens du monde et les femmes voyagent sans fruit; il n'en sera pas ainsi de vous. Vous observerez, vous verrez differentes races d'hommes, differents modes d'organisation sociale. Vous ne negligerez pas d'apprendre leur histoire, si vous ne la savez deja, et d'examiner leurs penchants, leurs habitudes. Vous saurez tout cela, et, quelque talent, quelque merite que je vous reconnaisse, vous ne changerez pas la face du monde d'une maniere bien importante ou bien utile. J'ai mes idees la-dessus. Je n'espere ni ne desire vous les faire partager; car ce sont des idees qui font souffrir ceux qui les ont et qui ne servent a rien pour les autres. Mais je suis sure que vous reviendrez plus avance, plus rempli, par consequent plus calme et plus apte aux choses reelles. Le seul inconvenient que je voie a cette determination, c'est qu'un sejour nouveau avec des chefs saint-simoniens augmentera en vous le sentiment de fanatisme pour des hommes et des noms propres. Je n'aime pas ce sentiment, je le trouve petit, ravalant et niais. Je l'eprouve souvent, et il n'y a pas vingt-quatre heures que j'ai eu une forte lutte a soutenir contre moi-meme pour m'en defendre, en presence d'un homme politique d'un tres grand aspect. Je ne me suis enrolee sous le drapeau d'aucun meneur, et, tout en conservant estime, respect et admiration pour tous ceux qui professent noblement une religion, je reste convaincue qu'il n'y a pas sous le ciel d'homme qui merite qu'on plie le genou devant lui. Mettez-vous au service d'une idee, et non pas au pouvoir d'Enfantin. Les idees se modifient et s'elargissent en presence de la verite. Les systemes reves par des individus sont toujours arretes au beau milieu du progres par la fantaisie, l'erreur ou l'impuissance du Createur, qui ne veut pas de rebellion chez ses creatures. Prenez bien garde a cela. J'ai cause avec les saint-simoniens, avec les carlistes, avec Lamennais, avec Coessin, avec le juste milieu, et, hier, avec Robespierre en personne. J'ai trouve chez tous ces hommes de grandes doses de vertu, de probite, d'intelligence et de raison, et celui qui m'a le plus agitee, c'est celui dont je hais le plus les idees et dont j'admire le plus l'individualite. C'est le dernier, ce qui prouve qu'il est facile d'egarer les hommes et d'abuser des dons de Dieu; mais je fais serment devant lui que, si l'extreme gauche vient a regner, ma tete y passera comme bien d'autres, car je dirai mon mot. Ce que je vois au milieu de ces divergences de sectes renovatrices, c'est un gaspillage de sentiments genereux et de pensees elevees; c'est une tendance a l'amelioration sociale; une impossibilite de produire pour le moment, faute de tete a ce grand corps aux cent bras, qui se dechire lui-meme, ne sachant a quoi s'attaquer. Ce conflit ne fait encore que bruit et poussiere. Nous ne sommes pas dans l'ere ou il construira des societes, et les peuplera d'hommes perfectionnes. Croyez le contraire si vous voulez. L'esperance est chose bonne et fortifiante. Mais, plus vous croirez a un prochain succes, plus vous devez le hater par des efforts inouis. Travaillez a elargir vos cerveaux. Ce qui vous perd tous, c'est leur etroitesse. Vous n'y pouvez loger qu'un plan de campagne. Quand le terrain change de nature, vous ne savez pas changer de sentier. Vous avez un drapeau au bout de votre lance, un nom sur la langue, une formule dans la tete, et vous vous faites un point d'honneur imbecile et fatal de n'en pas changer a mesure que vous vous eclairez. Je voudrais voir un homme d'intelligence et de coeur chercher partout la verite et l'arracher par morceaux a chacun de ceux qui l'ont depecee et partagee entre eux. Je voudrais le voir passer par toutes les sectes pour les connaitre et les juger. Je voudrais qu'au lieu de le mepriser et de le railler pour sa mobilite, les hommes l'ecoutassent comme le plus eclaire et le plus zele des pretres de l'avenir. Mais on fait une vertu de l'obstination,--cela convenant aux passions des uns, a l'ignorance des autres.--Si vous n'etes pas d'une organisation magnifique pour etre un chef (et vous etes d'une nature cent fois trop elevee pour etre un soldat), n'ayez ni presomption folle ni servilisme d'humilite. Vous n'etes donc destine ni a commander ni a servir. Souvenez-vous de ce que je vous dis: un jour, vous ne croirez plus a aucune secte religieuse, a aucun parti politique, a aucun systeme social. Vous ne verrez pour les hommes qu'une possibilite d'amelioration soumise a mille vicissitudes. Vous verrez qu'il faut, pour les abriter, un toit de pierre, de paille ou de papier suivant la saison, mais qu'ils etoufferaient vite dans vos palais de diamant, reves de jeunesse! Allez toujours, vivez! Aidez a fournir une pierre pour un edifice qui ne sera jamais ni parfait ni solide, mais auquel travailleront de mieux en mieux les generations futures. Travaillez pour que ce qui va mal aille tant soit peu mieux, mais travaillez sans trop d'orgueil. Il vous arriverait plus tard, en voyant le peu que vous avez pu, de tomber dans le decouragement, comme vous avez deja fait par moments; et convenez que, dans ces moments-la, vous etes sensiblement au-dessous de vous-meme. Il ne serait pas impossible qu'au milieu de tous mes sermons, je me misse aussi a labourer le champ avec une epingle noire et un cure-dent. Ne partez pas trop vite pour l'Egypte. Il est possible que je m'y fasse envoyer pour tacher d'operer une fusion entre cette nuance et une autre. Ma vie de femme est finie, et, puisqu'on m'a fait une petite reputation et une sorte d'influence (que je n'ai ni ambitionnee ni meritee), il m'arrivera peut-etre de faire aussi de mon cote un metier de jeune homme. J'ai regret a ces tresors de vertu et de courage qui s'isolent les uns des autres, et, si je pouvais reussir a fondre ensemble le produit de cinq paires de bras, je croirais avoir assez fait pour ma part, eu egard a la force des miens. Ne parlez de cela a personne et attendez-moi jusqu'au mois de mai. Je vous dirai ou j'en suis. Adieu, mon ami. A vous de tout coeur. GEORGE SAND. [1] Madame Marechal. CXLII A M. FRANZ LISZT, A GENE La Chatre, 5 mai 1836. Mon bon enfant et frere, Je vous prie de me pardonner mon enorme silence. J'ai ete bien agitee et terriblement occupee depuis que je ne vous ai ecrit. Mon proces a ete gagne; puis l'adversaire, apres avoir engage son honneur a ne pas plaider, s'est mis a manquer de parole et a oublier sa signature et son serment, comme des bagatelles qui ne sont plus de mode. Si la possession de mes enfants et la securite de ma vie n'etaient en jeu, vraiment ce ne serait pas la peine de les defendre au prix de tant d'ennuis. Je combats par devoir plutot que par necessite. Voila les raisons de mon long silence. J'attendais toujours que mon sort fut decide pour vous dire le present et l'avenir. De lenteur en lenteur, la chere Themis m'a conduite jusqu'a ce jour, sans que je puisse rien fixer pour le lendemain. Je serais depuis longtemps pres de vous, sans tous ces deboires. C'est mon reve, c'est l'Eldorado que je me fais quand je puis avoir, entre le proces et le travail, un quart d'heure de revasserie. Pourrai-je entrer dans ce beau chateau en Espagne? Serai-je quelque jour assise aux pieds de la belle et bonne Marie, sous le piano de Votre Excellence, ou sur quelque roche suisse, avec l'illustre docteur _Ratissimo_? Helas! je suis un pauvre diable bien miserable! J'ai toujours vecu le nez en l'air, le nez dans les etoiles, tandis que le puits etait a mes pieds, et qu'un tas de myrmidons crottes, criards, haineux je ne sais de quoi, en fureur je ne sais pourquoi, tachaient de m'y faire rouler. Esperons! Si vous ne partez qu'a la fin de juin, peut-etre pourrai-je encore vous aller trouver et passer quelques jours avec vous; apres quoi, vous vous envolerez pour l'Italie, heureux oiseau a qui l'on n'arrache pas mechamment et cruellement les ailes; et moi, plus eclopee et plus modeste, j'irai m'asseoir sur la rive de quelque petit lac de poche, pour y dormir le reste de la saison. J'ai ete a Paris passer un mois, j'y ai vu tous mes amis: Meyerbeer, sur qui j'ecris assez longuement a l'heure qu'il est (j'adore _les Huguenots_); madame Jal[1], pour qui j'ai eu le bonheur de faire quelque chose; votre mere, qui a eu la bonte de venir m'embrasser; Henri Heine, qui tombe dans la monomanie du calembour, etc., etc. Je n'ai pas vu Jules Janin et je ne sais pas s'il a ecrit contre moi. C'est vous qui me l'apprenez; je n'irai pas aux informations. J'ai le bonheur de ne pas lire de journaux et de ne pas en entendre parler. Je ne comprends rien a Sainte-Beuve. Je l'ai aime, _fraternellement_. Il a passe sa vie a me vexer, a me grogner, a m'epiloguer et a me soupconner; si bien que j'ai fini par l'envoyer au diable. Il s'est fache, et nous sommes brouilles, a ce qu'il parait. Je crois qu'il ne se doute pas de ce que c'est que l'amitie, et qu'il a, en revanche, une profonde connaissance de l'amour de soi-meme, pour ne pas dire de _soi seul_. _Jocelyn_ est, en somme, un mauvais ouvrage. Pensees communes, sentiment faux, style lache, vers plats et diffus, sujet rebattu, personnages trainant partout, affectation jointe a la negligence; mais, au milieu de tout cela, il y a des pages et des chapitres qui n'existent dans aucune langue et que j'ai relus jusqu'a sept fois de suite en pleurant comme un ane. Ces endroits sont faciles a noter; ce sont tous ceux qui ont rapport au sentiment _theosophique_, comme disent les phrenologues. La, le poete est sublime; la description, souvent diffuse, vague et trop chatoyante, est, en certains endroits, delicieuse. En somme, il est facheux que Lamartine ait fait _Jocelyn_, et il est heureux pour l'editeur que _Jocelyn_ ait ete fait par Lamartine. J'ai fait connaissance avec lui. Il a ete tres bon pour moi. Nous avons fume ensemble dans un salon qui est extremement bonne compagnie, mais ou on me passe tous mes caprices; il m'a donne de bon tabac et de mauvais vers. Je l'ai trouve excellent homme, un peu maniere et tres vaniteux. J'ai fait aussi connaissance avec Berryer, qui m'a semble beaucoup meilleur garcon, plus simple et plus franc, mais pas assez serieux pour moi; car je suis tres serieuse, malgre moi et sans qu'il y paraisse. Je me suis brouillee avec madame A..., qui est une bavarde. J'ai fait connaissance et amitie avec David Richard[2]. Il y a entre nous deux liens: l'abbe de Lamennais, que j'adore, comme vous savez, et Charles Didier, qui est mon vieux et fidele ami. A propos, vous me demandez ce qui en est d'une nouvelle histoire sur mon compte, ou il jouerait un role?--Je ne sais ce que c'est. Que dit-on?--Ce qu'on dit de vous et de moi. Vous savez comme c'est vrai; jugez du reste. Beaucoup de gens disent a Paris et en province que ce n'est pas madame d'... qui est a Geneve avec vous, mais moi. Didier est dans le meme cas que vous, a l'egard d'une dame qui n'est pas du tout moi. Je n'ai pas vu madame Montgolfier. Elle m'a ecrit et m'a envoye votre lettre. Je lui repondrai a Lyon, je n'en ai pas encore eu le temps. Cette lettre de vous est la troisieme a laquelle je n'avais pas encore repondu. Je vous en donne aujourd'hui pour votre argent.--Bonjour! il est six heures du matin. Le rossignol chante, et l'odeur d'un lilas arrive jusqu'a moi par une mauvaise petite rue tortueuse, noire et sale, que j'habite au sein de la jolie ville de la Chatre, sous-prefecture recommandable, ou ma pauvre poesie se bat les flancs contre l'atmosphere mortelle. Si vous voyiez ce sejour, vous ne comprendriez pas que je m'en accommode; mais j'y ai de bons amis, des hotes excellents, et, a deux pas de la ville, des promenades charmantes, une Suisse en miniature. Adieu, cher Franz. Dites a Marie que je l'aime, que c'est a son tour de m'ecrire; au docteur _Ratto_, qu'il est un pedant, parce qu'il ne m'ecrit pas. Vous, je vous embrasse de coeur. J'oubliais de vous dire que j'ai fait un roman en trois volumes in-octavo, rien que ca! Je ne peux pas le faire paraitre avant la fin de mon proces, parce qu'il est trop republicain. Buloz, qui l'a paye, enrage[3].--Vous, qu'est-ce que c'est que toute cette musique que vous faites? Quand, ou et comment l'entendrai-je? Que vous etes heureux d'etre musicien! GEORGE. [1] Femme de lettres. [2] Le docteur David Richard, savant phrenologiste, ami de l'abbe de Lamennais et de Charles Didier. [3] _Engelvald_, roman dont l'action se passait au Tyrol et qui fut detruit. CXLIII A M. AUGUSTE MARTINEAU-DESCHENEZ, A PARIS La Chatre. 23 mai 1836. J'espere, mon enfant, que tu me pardonnes de ne t'avoir pas ecrit la victoire que les tribunaux m'ont accordee. Dabord, j'avais de mon histoire par-dessus la tete, et, si j'avais pu oublier que j'existais, je l'aurais fait de bon coeur. J'ai permis que ma biographie matrimoniale fut inseree dans _le Droit_; tu la liras, ou tu l'as lue. Dispense-moi donc de t'en _embeter_ une seconde fois. Ensuite, je n'ai pas cru manquer a l'amitie, j'ai cru user de son plus doux privilege en me reposant sur _mes lauriers_. Ma paresse a fait des mecontents, des grognons. Tu n'en es pas, toi qui es si doux, si affectueux, si sympathique. Dis-moi que tu n'as pas songe a me bouder, que tu n'as pas doute de mon affection, et n'en parlons plus. Que fais-tu? donne-moi de tes nouvelles. Moi, je vegete. Couchee sur une terrasse, dans un site delicieux, je regarde les hirondelles voler, le soleil se lever, se coucher, se barbouiller le nez de nuages, les hannetons donner de la tete contre les branches, et je ne pense a rien du tout, sinon qu'il fait beau et que nous sommes au mois de mai. Je suis dans le plus parfait et dans le plus desirable des cretinismes connus. M. D... est toujours campe a Nohant, tandis que mes bons amis de la Chatre continuent a me donner l'hospitalite. J'attends qu'il formule un acte d'appel ou qu'il prenne le parti de se tenir pour battu. Mon sort est donc encore incertain, non pour l'avenir, mais pour la saison presente. Je gagnerai, mais je voudrais bien que ce fut fini. On me dit qu'il desire entrer en arrangement, je ne m'y refuserai pas si c'est de l'argent seulement qu'il demande. Je suis ici en attendant une fin a ces incertitudes. Bonsoir, bon petit enfant! je t'embrasse fraternellement. GEORGE. CXLIV A MADAME D'AGOULT, A GENEVE La Chatre, 25 mai 1836. Vous avez bien fait de decacheter ma lettre, c'est une bonne action dont je vous remercie, puisqu'elle me vaut une si bonne et si affectueuse reponse. La seule chose qui me peine veritablement, c'est votre depart si prochain pour l'Italie. J'aurai beau faire, je ne serai pas libre avant les vacances; mais il ne me sera plus aussi facile d'aller vous rejoindre, car ou vous trouverais-je? Quoi que vous fassiez, ne quittez aucune ville sans m'ecrire, ne fut-ce que deux lignes, pour me dire ou vous etes et combien de temps vous y restez. Rien ne me fera renoncer a l'esperance d'aller vivre quelques semaines pres de vous. C'est un des plus doux reves de ma vie, et, comme, sans en avoir l'air, je suis tres perseverante dans mes projets, soyez sure que, malgre _les destins et les flots_, je les realiserai. Pour le moment, je ferais mal de m'absenter du pays. Mes adversaires, battus au grand jour, cherchent a me nuire dans les tenebres. Ils entassent calomnies sur absurdites pour m'aliener d'avance l'opinion de mes juges. Je m'en soucie assez peu; mais je veux pouvoir rendre compte, jour par jour, de toutes mes demarches. Si j'allais a Geneve maintenant, on ne manquerait pas de dire que j'y vais voir Franz seulement et de trouver la chose tres criminelle. Ne pouvant dire qu'entre Franz et moi il y a un bon ange dont la presence sanctifie notre amitie, je resterais sous le poids d'un soupcon qui servirait de pretexte entre mille pour me refuser la direction de mes enfants. S'il ne s'agissait que de ma fortune, je ne voudrais pas y sacrifier un jour de la vie du coeur; mais il s'agit de ma progeniture, mes seules amours, et a laquelle je sacrifierais les sept plus belles etoiles du firmament, si je les avais. Ne quittez toujours pas Geneve sans me dire ou vous allez. Cet hiver, je serai libre, j'aurai quelque argent (bien que je n'aie pas herite de vingt-cinq sous: c'est un ragot de journaliste en disette de nouvelles diverses), et j'irai certainement courir apres vous, loin des huissiers, des avoues et des rhumatismes. Je n'ai pas besoin de vous charger de dire a Franz tous mes regrets de ne pas l'avoir vu. Il s'en est fallu de si peu! Il sait bien, au reste, que c'est un vrai chagrin pour moi. Il n'y a qu'une chose au monde qui me console un peu de toutes mes mauvaises fortunes: c'est que vous me semblez heureux tous deux, et que le bonheur de ceux que j'aime m'est plus precieux que celui que je pourrais avoir. J'ai si bien pris l'habitude de m'en passer, que je ne songe jamais a me plaindre, meme seule, la nuit sous l'oeil de Dieu. Et pourtant je passe de longues heures tete a tete avec dame _Fancy_[1]. Je ne me couche jamais avant sept heures du matin; je vois coucher et lever le soleil, sans que ma solitude soit troublee par un seul etre de mon espece. Eh bien, je vous jure que je n'ai jamais moins souffert. Quand je me sens disposee a la tristesse, ce qui est fort rare, je me commande le travail, je m'y oublie et je reve alternativement. Une heure est donnee a la corvee d'ecrire, l'autre au plaisir de vivre. Ce plaisir est si pur dans ce temps-ci, avec tous ces chants d'oiseaux et toutes ces fleurs! Vous etes trop jeune pour savoir combien il est doux de ne pas penser et de ne pas sentir. Vous n'avez jamais envie le sort de ces belles pierres blanches qui, au clair de lune, sont si froides, si calmes, si mortes. Moi, je les salue toujours quand je passe aupres d'elles, la nuit, dans les chemins. Elles sont l'image de la force et de la purete. Rien ne prouve qu'elle soient insensibles au plaisir de ne rien faire. Elles contemplent, elles vivent d'une vie qui leur est propre. Les paysans sont convaincus que la lune a une action sur elles, _que le clair de lune casse les pierres et degrade les murs_. Moi, je le crois. La lune est une planete toute de glace et de marbre blanc. Elle est pleine de sympathie pour ce qui lui ressemble, et, quand les ames solitaires se placent sous son regard, elle les favorise d'une influence toute particuliere. Voila pourquoi on appelle les poetes _lunatiques_. Si vous n'etes pas contente de cette dissertation, vous etes bien difficile. Si vous voulez que je vous parle _histoire ancienne_, je vous dirai de madame A..., que je n'ai jamais eu de sympathie pour elle. J'ai eu beaucoup d'estime pour son caractere; mais, un beau jour, elle m'a fait une mechancete, la chose du monde que je comprends le moins et que je puis le moins excuser. Depuis que je ne vous ai ecrit, elle m'a fait amende honorable. Est-ce bonte? Est-ce legerete de tete et de coeur? Je n'ai plus guere confiance en elle, et, sans la maltraiter (car, a vrai dire, d'apres cette conduite fantasque, je m'apercois que je ne la connais pas du tout), je m'eloignerai d'elle avec soin. Je ne veux pas la juger; mais il y a sur la figure de celle chez qui l'on a surpris un mauvais sentiment quelque chose qui ne s'efface plus et qui vous glace a jamais. Je suis toute d'instinct et de premier mouvement. N'etes vous pas de meme? Il m'a semble que si. Je ne dis pas que je n'aime pas Sainte-Beuve. J'ai eu beaucoup trop d'affection pour lui pour qu'il me soit possible de passer a l'indifference ou a l'antipathie, a moins d'un tort grave. Je ne lui ai point vu de mechancete, a lui, mais de la secheresse, de la perfidie non raisonnee, non volontaire, non interessee, mais partant d'un grand _crescendo_ d'egoisme. Je crois que je le juge mieux que vous. Demandez a Franz, qui le connait davantage. L'abbe de Lamennais se fixe, dit-on, a Paris. Pour moi, ce n'est pas certain. Il y va, je crois, avec l'intention de fonder un journal. Le pourra-t-il? Voila la question. Il lui faut une ecole, des disciples. En morale et en politique, il n'en aura pas s'il ne fait d'enormes concessions a notre epoque et a nos lumieres. Il y a encore en lui, d'apres ce qui m'est rapporte par ses intimes amis, beaucoup plus du _pretre_ que je ne croyais. On esperait l'amener plus avant dans le cercle qu'on n'a pu encore le faire. Il resiste. On se querelle et on s'embrasse. On ne conclut rien encore. Je voudrais bien que l'on s'entendit. Tout l'espoir de _l'intelligence vertueuse_ est la. Lamennais ne peut marcher seul. Si, abdiquant le role de prophete et de poete apocalyptique, il se jette dans l'action progressive, il faut qu'il ait une armee. Le plus grand general du monde ne fait rien sans soldats. Mais il faut des soldats eprouves et croyants. Il trouvera facilement a diriger une populace d'ecrivassiers sans conviction qui se serviront de lui comme d'un drapeau et qui le renieront ou le trahiront a la premiere occasion. S'il veut etre seconde veritablement, qu'il se mefie des gens qui ne disputeront pas avec lui avant d'accepter sa direction. En reflechissant aux consequences d'un tel engagement, je vous avoue que je suis moi-meme tres indecise. Je m'entendrais aisement avec lui sur tout ce qui n'est pas le dogme. Mais, la, je reclamerais une certaine liberte de conscience, et il ne me l'accorderait pas. S'il quitte Paris sans s'etre entendu avec deux ou trois personnes qui sont dans les memes proportions de devouement et de resistance que moi, j'eprouverai une grande consternation de coeur et d'esprit. Les elements de lumiere et d'education des peuples s'en iront encore epars, flottant sur une mer capricieuse, echouant sur tous les rivages, s'y brisant avec douleur, sans avoir pu rien produire. Le seul pilote qui eut pu les rassembler leur aura retire son appui et les laissera plus tristes, plus desunis et plus decourages que jamais. Si Franz a sur lui de l'influence, qu'il le conjure de bien connaitre et de bien apprecier l'etendue du mandat que Dieu lui a confie. Les hommes comme lui font les religions et ne les acceptent pas. C'est la leur devoir. Ils n'appartiennent point au passe. Ils ont un pas a faire faire a l'humanite. L'humilite d'esprit, le scrupule, l'orthodoxie sont des vertus de moine que Dieu defend aux reformateurs. Si l'oeuvre que je reve pour lui peut s'accomplir, c'est _vous_ qui serez obligee de vous joindre a son bataillon sacre. Vous avez l'intelligence plus male que bien des hommes, vous pouvez etre un flambeau pur et brillant. J'ai ecrit a Paris pour qu'on vous envoie le numero du _Droit_. Je suis toujours dans le _statu quo_ pour mon proces. L'acte d'appel est fait. Je suis encore a la Chatre chez mes amis, qui me gatent comme un enfant de cinq ans. J'habite un faubourg en terrasse sur des rochers; a mes pieds, j'ai une vallee admirablement jolie. Un jardin de quatre toises carrees, plein de roses, et une terrasse assez spacieuse pour y faire dix pas en long, me servent de salon, de cabinet de travail et de galerie. Ma chambre a coucher est assez vaste; elle est decoree d'un lit a rideaux de cotonnade rouge, vrai lit de paysan, dur et plat, de deux chaises de paille et d'une table de bois blanc. Ma fenetre est situee a six pieds au-dessus de la terrasse. Par le treillage de l'espalier, je sors et je rentre la nuit pour me promener dans mes quatre toises de fleurs sans ouvrir de portes et sans eveiller personne. Quelquefois je vais me promener seule a cheval, a la brune. Je rentre sur le minuit. Mon manteau, mon chapeau d'ecorce et le trot melancolique de ma monture me font prendre dans l'obscurite pour un marchand forain ou pour un garcon de ferme. Un de mes grands amusements, c'est de voir le passage de la nuit au jour; cela s'opere de mille manieres differentes. Cette revolution, si uniforme en apparence, a tous les jours un caractere particulier. Avez-vous eu le loisir d'observer cela? Non! Travaillez-vous? Vous eclairez votre ame. Vous n'en etes pas a vegeter comme une plante. Allons, vivez et aimez-moi. Ne partez pas sans m'ecrire. Que les vents vous soient favorables et les cieux sereins! Tout prospere aux amants. Ce sont les enfants gates de la Providence. Ils jouissent de tout, tandis que leurs amis vont toujours s'inquietant. Je vous avertis que je serai souvent en peine de vous si vous m'oubliez. Je vous ferai arranger une belle chambre _chez moi_. Je fais un nouveau volume a _ Lelia_. Cela m'occupe plus que tout autre roman n'a encore fait: Lelia n'est pas moi. Je suis meilleure enfant que cela; mais c'est mon ideal. C'est ainsi que je concois ma muse, si toutefois je puis me permettre d'avoir une muse. Adieu, adieu! le jour se leve sans moi.--_-Per la ala del balcone, presto andiamo via di qua_... [1] Reverie, imagination CXLV A MADAME MARLIANI, A PARIS La Chatre, 28 juin 1836. Mon amie, J'ai ecrit pour vous satisfaire, non pas a l'abbe[1], il nous a trop positivement defendu a tous de jamais lui adresser qui que ce soit (fut-ce le pape); mais a mon ami Didier, qui se chargera de vous faire faire connaissance avec lui d'une maniere plus affectueuse et plus intime, en vous donnant rendez-vous quelque jour rue du Regard. Il ira vous voir a cet effet, et vous dira l'heure ou vous pourrez rencontrer chez lui le bon abbe dans un bon jour. Toujours affable et modeste, il est quelquefois tres trouble et tres mal a l'aise, quand on lui presente une lettre de recommandation. Il a toute la timidite naive du genie. Si vous le trouvez causant a son aise avec ses amis de la rue du Regard, ou il passe une partie de ses journees, vous le connaitrez bien mieux, et le plaisir qu'il aura lui-meme a vous connaitre ne sera trouble par aucun mal-a-propos. Didier est a Geneve en ce moment, mais pour tres peu de jours. Aussitot qu'il sera revenu a Paris, il ira chez vous. Je lui ai fait passer votre adresse. Vous etes bien aimable de me donner de vos nouvelles et de me conter vos soucis. J'espere que les choses ne tourneront pas aussi mal que vous le craignez. Vous avez de la force, ayez aussi de l'esperance, c'est une des faces du courage. Quoi qu'il vous arrive, vous me trouverez toujours pleine de sollicitude et de devouement pour vous, vous n'en doutez pas, j'espere. Mon proces est toujours _pendant_ devant la cour de Bourges. J'attends l'epreuve decisive et j'ai toujours grand espoir d'en sortir aussi bien que des deux autres. Priez pour moi, vous qui etes une bonne et belle ame, chere a Dieu, sans doute. C'est a cause de cela que je ne puis m'imaginer qu'il vous abandonne jamais a un malheur reel. Adieu; aimez-moi toujours, votre amitie m'est precieuse et douce. Donnez-moi quelquefois de vos nouvelles, et donnez a votre mari une poignee de main de la part de votre ami commun. GEORGE [1] Lamennais. FIN DU TOME PREMIER TABLE 1812. I. A madame Maurice Dupin 2 1815 II. A madame Maurice Dupin 24 fevrier 2 1823 III. A M. Caron 21 novembre 2 1825. IV. A madame Maurice Dupin 3 V. A la meme 29 juin VI. A la meme 28 aout 7 1826 VII. A madame Maurice Dupin 25 fevrier 16 VIII. A madame la baronne Dudevant 30 avril 20 IX. A madame Maurice Dupin 12 juillet 23 X. A la meme 9 octobre 25 XI. A M. Caron 19 novembre 28 XII. A madame Maurice Dupin 23 decembre 26 1827. XIII. A M. Hippolyte Chatiron mars 31 XIV. A madame Maurice Hupin 5 juillet 34 XV. A la meme 17 juillet 36 XVI. A la meme 4 septembre 39 XVII. A M. Caron 22 novembre 41 1828. XVIII. A M. Hippolyte Caron 1er avril 43 XIX. A madame Maurice Dupin 7 avril 45 XX. A M. Caron 16 avril 47 XXI. A madame Maurice Dupin 4 aout 49 XXII. A M. Caron 15 novembre 52 XXIII. A madame Maurice Dupin 27 decembre 53 1829. XXIV. A M. Caron 20 janvier 55 XXV. A madame Maurice Dupin 8 mars 62 XXVI. A M. Duteil 10 mai 64 XXVII. A M. Caron 4 juin 67 XXVIII. A madame Maurice Dupin 11 juin 70 XXIX. A la meme 1er aout 72 XXX. A M. Jules Boucoiran 2 septembre 74 XXXI. A M. Caron 1er octobre 75 XXXII. A M. Jules Boucoiran 30 novembre 76 XXXIII. Au meme 8 decembre 78 XXXIV. A madame Maurice Dupin 29 decembre 80 1830. XXXV. A madame Maurice Dupin 1er fevrier 82 XXXVI. A la meme fevrier 85 XXXVII. A M. Jules Boucoiran 1er mars 87 XXXVIII. Au meme 22 mars 93 XXXIX. A madame Maurice Dupin 19 avril 97 XL. A M. Jules Boucoiran 20 juillet 100 XLI. Au meme 31 juillet 102 XLII. A madame Maurice Dupin 7 septembre 106 XLIII. A M. Jules Boucoiran 27 octobre 110 XLIV. A madame Maurice Dupin 22 novembre 112 XLV. A M. Charles Duvernet 1er decembre 115 XLVI. Au meme 1er decembre 121 XLVII. A M. Jules Boucoiran 3 decembre 129 XLVIII. Au meme 8 decembre 135 XLIX. Au meme 27 decembre 140 1831. L. A Maurice Dudevant janvier 141 LI. Au meme 8 janvier 142 LII. Au meme 10 janvier 143 LIV. A M. Jules Boucoiran 13 janvier 145 LV. A madame Maurice Dupin 18 janvier 148 LVI. A M. Charles Duvernet 19 janvier 150 LVII. A Maurice Dudevant 25 janvier 154 LVIII. A M. Jules Boucoiran 12 fevrier 156 LIX. A M. Duteil 15 fevrier 159 LX. A Maurice Dudevant 16 fevrier 164 LXI. A M. Jules Boucoiran 4 mars 165 LXII. A M. Charles Duvernet 6 mars 168 LXIII. A M. Jules Boucoiran 9 mars 173 LXIV. A madame Maurice Dupin 14 avril 175 LXV. A M. Charles Duvernet avril 178 LXVI. A madame Maurice Dupin 31 mai 179 LXVII. A madame Duvernet mere juin 184 LXVIII. A M. Charles Duvernet 25 juin 185 LXIX. A Maurice Dudevant 8 juillet 189 LXX. Au meme 16 juillet 190 LXXI. A M. Jules Boucoiran 17 juillet 191 LXXII. A M. Charles Duvernet 19 juillet 193 LXXIII. A Maurice Dudevant juillet 196 LXXIV. A madame Maurice Dupin 9 septembre 199 LXXV. A M. Jules Boucoiran 26 septembre 201 LXXVI. Au meme 6 novembre 204 LXXVII. A Maurice Dudevant 3 novembre 206 LXXVIII. Au meme novembre 207 LXXIX. A M. Jules Boucoiran 5 decembre 209 1832. LXXX. A M. Francois Rollinat janvier 210 LXXXI. A madame Maurice Dupin 22 fevrier 211 LXXXII. A Maurice Dudevant 4 avril 213 LXXXIII. A madame Maurice Dupin 15 avril 215 LXXXIV. A M. Gustave Papet mai 215 LXXXV. A Maurice Dudevant 4 mai 216 LXXXV. Au meme 17 mai 217 LXXXVI. A M. Charles Duvernet 6 juillet 219 LXXXVII. A Maurice Dudevant 7 juillet 220 LXXXVIII. Au meme 8 juillet 222 LXXXIX. A M. Francois Rollinat 1er aout 225 XC. A madame Maurice Dupin 6 aout 226 XCI. A M. Francois Rollinat 20 aout 228 XCII. Au meme septembre 230 XCIII. A Maurice Dudevant 6 decembre 231 XCIV. Au meme 12 decembre 233 XCV. A M. Jules Boucoiran 20 decembre 234 1833 XCVI. A Maurice Dudevant 11 janvier 236 XCVII. A M. Jules Boucoiran 18 janvier 237 XCVIII. A Maurice Dudevant 27 fevrier 240 XCIX. A M. Jules Boucoiran 6 mars 241 C. A Monsieur*** 15 avril 243 CI. A madame Maurice Dupin mai 244 CII. A M. Casimir Dudevant 20 mai 245 CIII. A M. Francois Rollinat 26 mai 246 CIV. A M. Adolphe Gueroult 3 juin 249 CV. A madame*** juillet 250 CVI. A M. Charles Duvernet 5 juillet 252 CVII. A M. Francois Rollinat 21 novembre 253 CVIII. A madame Maurice Dupin decembre 255 CIX. A M. Maurice Dudevant 18 decembre 256 CX. A M. Jules Boucoiran 20 decembre 258 1834. CXI. A M. Hippolyte Chatiron 16 mars 260 CXII. A M. Jules Boucoiran 6 avril 265 CXIII. A M. Gustave Papet mai 269 CXIV. A M. Hippolte Chatiron 1er juin 271 CXV. A M. Jules Boucoiran 4 juin 274 CXVII. A Maurice Dudevant 29 juillet 277 CXVIII. A M. Francois Rollinat 15 aout 278 CXIX. A M. Jules Boucoiran 31 aout 279 CXX. A M. Jules Neraud 10 septembre 282 CXXI. A M. Francois Rollinat 20 septembre 284 CXXII. A M. Charles Duvernet 15 octobre 286 1835. CXXII. A M. Hippolyte Chatiron 17 avril 291 CXXIII. A M. Adolphe Gueroult 6 mars 293 CXXIV. A M. Alexis Duteuil 25 mai 297 CXXV. A madame la comtesse d'Agoult mai 299 CXXVI. A Madame Claire Brunne mai 302 CXXVII. A M. *** juin 303 CXXVIII. A Maurice Dudevant 18 juin 309 CXXIX. A madame Maurice Dupin 25 octobre 310 CXXX. A madame d'Agoult 1er novembre 313 CXXXI. A M. Adolphe Gueroult 9 novembre 322 CXXXII. Au Redacteur du _Journal de l'Indre_ 9 novembre 326 CXXXIII. A Maurice Dudevant 10 decembre 328 CXXXIV. Au meme 15 decembre 330 1836. CXXXV. A Maurice Dudevant 3 janvier 332 CXXXVI. A M. Francois Rollinat 4 fevrier 338 CXXXVII. A M. Adolphe Gueroult 11 fevrier 340 A la famille Saint-Simonienne de Paris 15 fevrier 341 CXXXVIII. A Maurice Dudevant 17 fevrier 345 CXXXIX. A madame d'Agoult 26 fevrier 348 CXL. A M. Eugene Pelletan 28 fevrier 351 CXLI. A M. Adolphe Gueroult mars 353 CXLII. A M. Franz Liszt 5 mai 359 CXLIII. A M. Auguste Martineau-Deschenez 23 mai 364 CXLIV. A madame d'Agoult 25 mai 365 CXLV. A madame Marliani 28 juin 373 FIN DE LA TABLE DU TOME PREMIER End of Project Gutenberg's Correspondance, Vol. 1, 1812-1876, by George Sand *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CORRESPONDANCE, VOL. 1, 1812-1876 *** ***** This file should be named 13629.txt or 13629.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/3/6/2/13629/ Produced by Carlo Traverso, Frank van Drongen and the PG Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.net This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.