The Project Gutenberg EBook of L'assassinat du pont-rouge, by Charles Barbara This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: L'assassinat du pont-rouge Author: Charles Barbara Release Date: October 20, 2004 [EBook #13808] Language: French Character set encoding: UTF-8 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ASSASSINAT DU PONT-ROUGE *** Produced by Carlo Traverso, Mireille Harmelin and Distributed Proofreaders Europe. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.  L'ASSASSINAT DU PONT-ROUGE PAR CHARLES BARBARA BIBLIOTHEQUE DES CHEMINS DE FER LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie PARIS, RUE PIERRE-SARRAZIN, N° 14 Droit de traduction réservé 1859 TYPOGRAPHIE DE CH. LAHURE ET Cie Imprimeurs du Sénat et de la Cour de Cassation Paris, rue de Vaugirard N°9. L'ASSASSINAT DU PONT-ROUGE. I. Deux Amis. Dans une chambre claire, inondée des rayons du soleil d'avril, deux jeunes gens déjeunaient et causaient. Le plus jeune, d'apparence frêle, avec des cheveux blonds, des yeux extrêmement vifs, une physionomie à traits prononcés où se peignait un caractère ferme, faisait, à côté de l'autre, qui avait des joues encore roses, des buissons de cheveux bruns et cet oeil langoureux particulier aux natures indécises qu'un rien abat et décourage, un contraste saisissant. Le blond disait _Rodolphe_ en s'adressant au brun, et ce dernier appelait _Max_ le jeune homme aux yeux bleus, dont le vrai nom était Maximilien Destroy. C'étaient deux camarades d'enfance et de collège; ils devisaient sur la littérature, et Rodolphe qui, dans un état de marasme, était venu voir son ami avec l'espoir d'un allégement, s'appesantissait sur les mécomptes, l'amertume, _les épines sans roses_ de la vie d'artiste. Au contraire, il semblait que Max se fît un jeu d'ajouter à cette mélancolie. «Les productions de ces rares élus que l'on compare justement aux arbres à fruits exceptées, disait-il, les oeuvres d'art sont en général des filles de l'obstacle et, notamment, de la douleur. Et, par là je ne prétends pas que le bonheur stériliserait un homme de génie; mais, dans ma conviction, nombre d'hommes supérieurs, pour ne pas dire la grande majorité, doivent d'être tels ou au mépris qu'on a fait d'eux, ou aux empêchements qu'on a semés sous leurs pas, en un mot, à des souffrances quelconques.» Pour Rodolphe, qui, à l'instar de tant d'autres, ne voyait guère dans les arts qu'un moyen de satisfaire les appétits et les vanités qui tenaillaient sa chair et gonflaient son esprit, cette sorte de profession de foi était littéralement une ortie entre le cou et la cravate. D'un air piteux il regardait alternativement son chapeau et la porte, et se remuait à la façon d'un enfant tiraillé par la danse de Saint-Gui. Les ressources de Max se bornaient présentement à une place de second violon dans l'orchestre d'un théâtre de troisième ordre. La misère ne lui causait ni impatience ni velléité de révolte. Loin de là: dans la douce persuasion de porter en lui le germe d'excellents livres, il puisait la patience héroïque de l'homme sûr de lui-même et de l'avenir. Il n'avait ni horreur ni engouement pour la pauvreté; il la regardait comme un mal utile et transitoire, et, au grand scandale de beaucoup de ses amis, comme un stimulant énergique contre l'engourdissement de l'âme et des facultés. Il comprenait parfaitement la pantomime de Rodolphe. Il n'en continua pas moins: «Aussi, ne puis-je sans irritation entendre gémir sur les douleurs du poëte et parler de l'urgence d'en empêcher le retour. J'en demande pardon à ceux qui ont soutenu cette thèse: c'est un paradoxe, un prétexte à déclamations contre une société à qui on peut imputer des torts plus graves. En définitive, l'homme exempt de douleurs ne sera jamais qu'un homme médiocre. Il n'y a pas de milieu, il faut choisir ou d'être une borne, une végétation, un manoeuvre, ou de souffrir....» Il semblait décidément que Rodolphe fût dévoré par des fourmis. Vraisemblablement sa vertu était à bout. Il se souvint à point nommé d'un rendez-vous de conséquence, et se leva avec l'étourderie d'un jouet à surprise. Mais au moment de sortir, frappé par les sons d'un piano qui résonnait à l'étage inférieur, il s'arrêta pour demander qui _faisait ainsi rouler des accords_. «Une femme avec qui je fais de la musique, répliqua Destroy. --Est-elle jolie?» A cette question, balbutiée avec un empressement qui la rendait comique, Max fixa sur son ami des yeux étonnés; puis, peu après, pencha la tête et dit d'un ton rêveur: «Tu es plus curieux que moi, je n'y ai point encore pris garde. Je sais, par exemple, qu'elle est d'une élégance rare et que sa physionomie me plaît infiniment....» Oubliant déjà de s'en aller, Rodolphe ne tarissait plus au sujet de cette amie qu'il ne savait pas à Destroy. Sommairement, Max répondit qu'elle était veuve, qu'elle donnait des leçons de piano, qu'elle vivait avec sa mère, et que la mère et la fille recevaient journellement la visite d'un vieillard nommé Frédéric, qui semblait tout entier à leur discrétion. «J'ai pressenti leur gêne, ajouta Max, et je tâche, sans le leur dire, de leur trouver des élèves. --Comment se nomment-elles? --Voici leur nom, ou du moins celui de la fille, dit Max en prenant une carte de visite sur sa table: Mme Thillard-Ducornet.» Rodolphe ouvrit démesurément les yeux, et, de la porte qu'il entr'ouvrait déjà, revint au milieu de la chambre. «Ah! fit-il tout d'une haleine, on voit bien que tu ne lis pas les journaux. Tu connaîtrais au moins de nom le mari de cette veuve. Il était agent de change. On l'a retiré de la Seine, un matin ou un soir, il n'y a pas de cela très-longtemps. La nouvelle, Dieu merci, a fait assez de tapage, car on a découvert dans la caisse du défunt un déficit de plus d'un million. C'était un vrai siphon que cet homme-là, à cheval sur deux urnes: la Bourse et le quartier Bréda; il pompait l'or dans l'une pour l'épancher dans l'autre....» Le visage de Max exprimait une stupéfaction profonde. «C'est étrange! fit-il. Je pressentais bien quelque secret funèbre, mais je ne l'eusse jamais supposé si horrible. --Attends donc, reprit Rodolphe, je me rappelle quelques détails. Il était en tenue de voyage, en casquette et en manteau, avec un sac de nuit et un portefeuille gonflé de cent mille francs en billets de banque. A dire vrai, il n'y avait pas là de quoi plomber une de ses dents creuses; aussi a-t-on dit qu'il ne s'était noyé que par remords de ne pas emporter davantage.» Destroy n'écoutait déjà plus. Secouant la tête, l'air pensif, à mi-voix, il disait: «Je m'explique actuellement leur mélancolie. Ce n'est rien d'être pauvre; mais avoir grandi au milieu du luxe et tomber dans la misère, je ne sache pas qu'il soit d'infortune plus grande.» Cet attendrissement ramenait par une pente sensible à la conversation de tout à l'heure, et Rodolphe, qui s'en aperçut, en eut le frisson. D'ailleurs, par le fait d'un tic singulier qui devait plus tard dégénérer en maladie, il éprouvait un besoin perpétuel de locomotion, et ne semblait entrer dans un endroit que pour songer sur-le-champ au moyen d'en sortir. Pour la deuxième fois, il invoqua la haute gravité de son rendez-vous, et se sauva, non moins satisfait de changer de lieu que d'échapper à ce qu'il appelait ironiquement _les douches philosophiques du docteur Max_. II. Profil du héros. Tout entier à la préoccupation d'un fait qui lui donnait la clef des tristesses que Mme Thillard essayait vainement de dissimuler sous des manières calmes et dignes, Destroy, comme il faisait presque quotidiennement, à une heure donnée, se rendit au jardin du Luxembourg. Il s'y rencontra avec un autre de ses amis, un nommé Henri de Villiers, lequel, que ce fût à cause de ceci ou de cela, de sa naissance ou de son entendement, ou d'autre chose encore, se posait en défenseur intrépide du passé. Bien que lié avec lui, Max ne l'en trouvait pas moins tout aussi peu logique qu'un homme qui donnerait, à tout bout de champ, ses péchés de jeunesse en exemple aux errements d'un autre âge. De Villiers, outre cela, chez lequel le sentiment semblait faire défaut, était loin d'avoir l'humeur charitable. Mais il se piquait de mener une vie conforme aux principes qu'il confessait, et ses opinions et ses actes en recevaient un lustre d'honnêteté que Destroy ne pouvait méconnaître. Causant de choses et d'autres, ils avaient déjà mesuré nombre de fois, de bout en bout, à pas comptés, l'allée de l'Observatoire, quand ils se croisèrent avec un promeneur qui dévia de son chemin pour venir à eux. «Mais c'est Clément!» s'écria Max en devançant brusquement de Villiers pour être plus tôt auprès du nouveau venu. Dans les mystères de notre nature, à la vue de certains hommes, nous sommes parfois assaillis d'impressions pénibles que nous ne saurions définir. Leur extérieur ne suffit pas toujours à justifier l'antipathie instinctive qu'ils soulèvent; on dirait qu'il se dégage de leur vie un fluide qui les enveloppe d'une atmosphère où l'on ne peut respirer sans malaise. Destroy accostait précisément un individu de ce genre. De taille moyenne et dégagée, ses jambes solides, ses bras d'athlète, sa carrure, éveillaient des idées de santé et de force que démentaient bientôt une figure cadavéreuse dont les plans à vives arêtes, les plis profonds, les ravages, l'impassibilité, rappelaient ces joujoux en sapin qu'on taille au couteau dans les villages de la forêt Noire. Ses cheveux châtains aux reflets rougeâtres, sa moustache rare de couleur rousse, sa peau terreuse, parsemée de taches vertes, composaient un ensemble de tons qui donnaient à sa tête une apparence sordide et venimeuse. Par instants, un regard éteint, louche, sinistre, perçait le verre de ses lunettes en écaille. Évidemment, les trous et les désordres de ce visage n'étaient, on peut dire, que les stigmates d'une vie terrible. Aussi, n'eût-on pas imaginé de problème psychologique d'un attrait plus émouvant que celui de rechercher par suite de quelles impressions, pensées, luttes, douleurs, cet homme, jeune encore, avec un beau front, des traits fermement dessinés, un menton proéminent, tous indices de force et d'intelligence, était devenu l'image d'une dégradation immonde. Max lui saisit les mains avec effusion; de Villiers, au contraire, se composa un maintien glacial. Ledit Clément, de son côté, se borna envers ce dernier à un froid salut, tandis qu'il répondit avec assez d'empressement aux amitiés de Destroy. Aux questions de celui-ci, qui s'étonnait de ne l'avoir pas vu depuis longtemps et lui demandait s'il n'était plus à Paris: «Si fait, répondit-il d'un air de négligence. J'ai changé de milieu, voilà tout. --Est-ce que tu as hérité?» ajouta Max en jetant les yeux sur les vêtements neufs et bien faits de son ami. Une expression d'inquiétude se peignit sur le visage de Clément. «Pourquoi me demandes-tu cela? dit-il. Parce que tu me vois mieux vêtu? Mais j'ai une place, je gagne ma vie....» Destroy l'en félicita cordialement. «Peuh! fit Clément en hochant la tête; j'ai aussi de lourdes charges: une femme presque toujours malade, un enfant en nourrice, de vieilles dettes à éteindre.... --Tu parles de femme malade, d'enfant en nourrice, dit Max à la suite d'une pause; serais-tu marié? --Oui, répondit Clément; avec Rosalie. --Avec Rosalie! s'écria Destroy, qui semblait n'en pas croire ses oreilles. --N'est-ce pas la chose du monde qui devrait le moins te surprendre? dit Clément avec calme. J'ai, du reste, à te conter des faits bien autrement curieux. Mais, ajouta-t-il en regardant de Villiers avec des yeux où il y avait de la défiance et de la haine, ce serait trop long, je n'ai pas le temps. Viens donc me voir un de ces jours, nous dînerons ensemble et nous causerons. Je suis certain aussi que Rosalie sera heureuse de te revoir.» Destroy affirma qu'il lui rendrait visite d'ici à une époque très-prochaine. Clément lui indiqua son domicile, et, quelques pas plus loin, lui serra les mains et s'éloigna. A la suite de cette rencontre, Max et de Villiers arpentèrent quelque temps la promenade sans souffler mot. Pénétrés l'un et l'autre de la persuasion d'être d'une opinion essentiellement différente sur le personnage avec lequel ils venaient de se rencontrer, ils ne paraissaient nullement jaloux d'avoir une discussion qui ne pouvait être que pénible. Mais, chose singulière, sans se parler ils s'entendaient et se comprenaient parfaitement. Aussi quand Max, par inadvertance, pensa tout haut et laissa échapper un mot de compassion sur Clément, la réplique de de Villiers ne se fit-elle pas attendre. «A la bonne heure! dit-il durement; il vous reste à faire le panégyrique de ce misérable! --Ah! fit Destroy d'un ton de reproche. --Pas de talent et pas de conscience! poursuivit de Villiers; et par-dessus cela, de l'orgueil et de l'envie à gonfler cent poitrines. Cet homme sans foi, sans idée, avec des appétits de brute, serait le plus grand des scélérats, n'était la crainte des lois. --On peut contredire, repartit Max avec vivacité. Depuis ma liaison au collège avec lui, à part cette année et la précédente, je l'ai à peine perdu de vue. Je connais ses tentatives désespérées contre une misère innommable. Maître de lui-même à moins de seize ans, sans famille et sans ressources, de tous ces états où l'apprentissage n'est pas rigoureusement nécessaire, je n'en sais aucun qu'il n'ait essayé. Il a été tour à tour plieur de bandes dans un journal, correcteur d'épreuves, journaliste, homme de lettres, vaudevilliste, que sais-je? Un moment, ne s'est-il pas résolu à étudier la pharmacie, et, à cet effet, n'est-il pas resté six mois chez un apothicaire? Enfin, ce que sans doute vous ignorez, il n'y a pas encore dix-huit mois, en sortant de l'hôpital, réduit au dénûment le plus horrible, couvert littéralement de haillons, impuissant à trouver un ami pitoyable, obligé, en outre, de pourvoir aux besoins de cette Rosalie avec qui il vivait depuis trois ans, il est entré, ce qui de sa part exigeait certainement plus que du courage, chez un agent de change, à titre de garçon de bureau. Aussi je le déclare, loin de lui jeter la pierre à cause de ses vices, suis-je prêt à m'étonner de ne pas le voir plus méprisable. --Allons donc! répondit énergiquement de Villiers. Je préférerais en appeler à sa propre franchise. Oubliez-vous donc qu'il a gâché les éléments de dix avenirs, qu'il a été aimé plus que pas un de la fortune et des hommes! Du nombre considérable de personnes qui lui ont rendu de bons offices, citez-m'en une seule, si vous pouvez, qu'il n'ait pas aliénée, je ne dirai pas par ses désordres, mais par l'indécence même de sa conduite vis-à-vis d'elle. N'est-il pas, en outre, parfaitement avéré qu'il n'a jamais recouru au travail qu'à l'heure où les dupes lui manquaient? Et ce n'est pas tout! Crevant d'égoïsme, de vanité, d'envie, de haine, incapable de rendre un réel service, n'ayant jamais eu d'amis que pour les exploiter, il ne suffit pas que sa vie n'ait été qu'une perpétuelle débauche des sens et de l'esprit, il faut encore que, dépourvu absolument d'indulgence, excepté pour ses vices, il se soit incessamment montré le plus impitoyable critique des travers d'autrui. Après cela, qu'on déplore sa dépravation et qu'on l'en plaigne, passe encore; mais qu'on s'extasie, en quelque sorte, à ses mérites, cela m'exaspère! --Vous ne tenez pas non plus assez compte des passions. --Les passions!... Mais nous en avons pour les combattre, et non pour nous y abandonner à l'instar des animaux. --En définitive, reprit Max, qu'a-t-il fait, sinon ce que font, sur une moins vaste échelle, bien d'autres jeunes gens de notre génération? Combien ont en eux le germe des vices qui sont en fleur chez lui, et n'atteignent point à l'énormité de ses fautes, uniquement parce qu'il leur manque sa force, son tempérament, son audace! --Mais je suis de votre avis, dit brusquement de Villiers. Votre Clément n'est pas le seul que j'aie en vue. Il est pour moi un type d'une actualité saisissante. Sans chercher plus loin, on pourrait dire qu'en lui sont vraiment concentrés et résumés les vices, les préjugés, le scepticisme, l'ignorance et l'esprit de ces bohèmes dont l'histoire superficielle semble suffire à l'ambition de votre ami Rodolphe....» III. Sur la mort d'un agent de change. Le lendemain, dans l'après-midi, Destroy descendit chez ses voisines, avec quelques autres préoccupations que celles d'y faire simplement de la musique. En traversant l'antichambre, il aperçut, par la porte entre-bâillée d'une petite cuisine, le vieux Frédéric qui attisait les charbons d'un fourneau. La mère et la fille accueillirent Max comme elles faisaient toujours, avec un empressement affectueux. Il est à remarquer que celui-ci, dans sa conversation avec Rodolphe, avait singulièrement atténué la beauté surprenante de Mme Thillard: peut-être avait-il craint que la vivacité de son enthousiasme n'inspirât quelque épigramme à son ami. Outre qu'elle était grande, pas trop cependant, et svelte, elle avait des épaules incomparables, que le deuil faisait plus belles encore. Son visage ovale, d'une chaude pâleur, n'offrait, quoique d'une régularité parfaite, aucun de ces contours arrêtés, délicats, qui donnent aux figures anglaises quelque chose de si froid; le modelé en était gras, doux, harmonieux; on n'y eût pas découvert l'ombre d'un pli. Un regard de ses yeux noirs produisait l'effet d'un éclair; quand elle souriait, l'ivoire légèrement doré de ses dents ne faisait point mal sur le rouge des lèvres un peu fortes. Il semblait qu'elle rougit de ses charmes, par exemple, de sa chevelure brune, dont elle essayait, mais en vain, de dissimuler l'exubérance splendide; de ses mains blanches coquettement enfouies sous des nuages de dentelles; des courbes gracieuses de son pied que gardaient en jaloux les ombres de sa robe. Par-dessus cela, tout, dans ses mouvements, était souplesse et grâce, et du bout de son pied à l'extrémité de ses cheveux, les séductions ruisselaient vraiment de sa personne. Si, à la voir, le moins qu'on pût faire était de l'aimer, aux sons de sa voix musicale et sympathique, c'était miracle que cet amour n'allât pas jusqu'à l'adoration. L'autre femme, avec sa grave et belle figure, encadrée de boucles blanches, comparables à des flocons de soie, avec ses yeux d'où la bonté coulait comme d'une source, était bien la digne mère de Mme Thillard. D'un mot, Destroy faisait de Mme Ducornet un éloge auquel on ne peut rien ajouter: «C'était, disait-il, une de ces rares femmes qui savent vieillir, une de celles qu'on voudrait pour mère, quand on n'a plus la sienne.» Mme Thillard s'assit au piano et Max accorda son violon; ils jouèrent une des grandes sonates de Beethoven pour ces deux instruments. Destroy avait une manière large et une vigueur qui naturellement nuisaient beaucoup au fini de son exécution. Mais il avait un mérite rare: celui de sentir et de s'identifier à ce point avec son violon, qu'il semblait que l'instrument fît partie intégrante de lui-même. Bien que la façon tout exceptionnelle dont il interpréta l'_andante_ manquât de ces tatillonnages prémédités qui mettent l'instrumentiste au niveau d'un bateleur de haut goût, il n'en fit pas moins sur Mme Thillard la plus vive impression. «Quelle magnifique chose!» s'écria-t-elle avec enthousiasme. L'âme de Max débordait de rêveries. «Oui, fit-il à mi-voix, cet homme est le vrai poète de notre époque, On jurerait qu'il a prévu nos déchirements et composé en vue de nos misères. J'imagine que, dans le principe, à côté du calme et profond Haydn, il devait paraître singulièrement turbulent et ténébreux. Ses oeuvres sont aujourd'hui une source inépuisable de consolations à la hauteur des calamités qui pèsent sur nous. Heureux qui les admirent autrement que sur parole! Il l'a dit lui-même: «Celui qui sentira pleinement ma musique sera à tout jamais délivré des misères que les autres traînent après eux.» Au moment où Mme Thillard et Destroy achevaient la sonate, le vieux Frédéric se trouvait là et se disposait à sortir. C'était un petit homme maigre, entièrement chauve, toujours frais rasé, plein de verdeur encore, sur le visage duquel brillait ce que l'on peut appeler la passion du sacrifice. Max l'avait toujours vu en cravate blanche, avec la même redingote bleu à petit collet et le même pantalon gris-souris. Il ne s'en alla pas qu'il n'eût donné un coup d'oeil à toutes choses et n'eût pris humblement congé de la mère et de la fille. Destroy, que brûlait l'envie de le questionner, le suivit de près et le joignit bientôt, comme par hasard. Le bonhomme avait pour Max une prédilection marquée; il fut visiblement enchanté de la circonstance. Promenant sa manche sur une tabatière ronde en buis qu'il tira de sa poche, il respira une forte pincée de tabac, après en avoir offert à Destroy. Celui-ci, pour le faire jaser, usa d'ambages au moins inutiles. Frédéric, tout discret qu'il était, ne pouvait songer à taire les points essentiels d'une histoire que les journaux avaient colportée dans toute la France. D'un air navré, en termes amers, il en indiqua à grands traits les phases notables. Depuis nombre d'années déjà il était au service de M. Ducornet, quand Thillard, encore imberbe, y était entré au titre le plus humble. Des dehors séduisants, de l'application, une précoce intelligence des affaires, et notamment une souplesse d'esprit peu commune, lui avaient rapidement concilié les bonnes grâces du patron; et, tout entier à l'ambition d'exploiter cette bienveillance, il avait fait un chemin qui, vu le point de départ, dut le surprendre lui-même. En moins de dix années, après en avoir employé la moitié au plus à conquérir la place de premier commis, il était devenu, sans posséder un sou vaillant, l'associé de M. Ducornet, puis son gendre, finalement son successeur. Jusque-là, il est vrai, rien n'était plus légitime. Mais comment devait-il en user et acquitter sa dette envers une famille qui, eu égard seulement au chiffre de sa fortune, pouvait exiger dans un gendre bien autre chose que du mérite. Son beau-père mourut. A observer l'effet de cette mort sur Thillard, on eût dit d'un homme qu'on débarrasse de chaînes pesantes, à la suite d'une longue et dure réclusion. Toute la vertu de son passé n'était qu'une imperturbable hypocrisie. Actuellement, aux plus mauvais instincts, à un égoïsme incommensurable, il fallait joindre une vanité sans contre-poids de parvenu et le vertige dont le frappait l'éclat d'une fortune inespérée. Sa femme et sa belle-mère, engouées de lui à en perdre toute clairvoyance, ne discontinuèrent pas d'être ses dupes et ses victimes. Elles furent les dernières à connaître ses désordres, et, hormis un luxe ruineux, elles crurent jusqu'à la fin n'avoir point de reproche à lui faire. Cependant, bien qu'il se montrât vis-à-vis d'elles toujours aussi empressé, toujours aussi jaloux de leur plaire, sa pensée s'éloignait de plus en plus de sa femme et de son intérieur. Entraîné par gloriole au milieu de ces rentiers parasites autour de qui rôdent des industriels de toutes sortes, comme font les requins autour d'un navire, il achetait le triste honneur de cette compagnie par un mépris de l'argent analogue à celui d'un homme qui n'est pas le fils de ses oeuvres ou qui l'est devenu trop vite. En proie au jeu, à d'insatiables courtisanes, à une dissipation effrénée, bientôt à l'usure, quand, après quatre années de ces excès, l'embarras de ses affaires exigeait des mesures urgentes, énergiques, radicales, il achevait de compromettre irréparablement sa position en se jetant pieds et poings liés dans des spéculations hasardeuses. Enfin, aux défiances dont il était l'objet, à son crédit ébranlé, il n'était plus possible de prévoir comment, à moins d'un miracle, il parviendrait à conjurer sa ruine. «Je vous laisse à penser dans quelles anxiétés je vivais, continua Frédéric qui, en cet endroit, plongea de nouveau les doigts dans sa tabatière. Notez que je me consolais un peu en songeant que madame Ducornet et sa fille, quoi qu'il arrivât, auraient toujours les ressources de leur avoir personnel. Qu'est-ce que je devins donc quand je m'aperçus que M. Thillard, qui probablement combinait déjà sa fuite, fondait des espérances sur sa femme et sur sa belle-mère, et ne préméditait rien moins que de les dépouiller toutes deux? Ah! je fus pire qu'un diable. Trente années passées dans la maison me donnaient bien d'ailleurs quelque droit. Hors de moi, je jurai à madame Ducornet et à sa fille que M. Thillard avait creusé un abime que des millions ne combleraient pas, et les suppliai, à mains jointes, de prendre pitié d'elles-mêmes. Mais, ouiche! qu'est-ce que je pouvais peser, moi, vieux radoteur, à côté d'un homme jeune, beau garçon, brillant, spirituel, qui était adoré de sa femme à laquelle il faisait accroire ce qu'il voulait! Il joua auprès d'elle sa comédie d'habitude, eut l'air de l'aimer plus que jamais, et, finalement, arracha à l'aveugle faiblesse des deux femmes les signatures dont il avait besoin. --Quel misérable! dit Max indigné. --Oui, misérable, en effet, ajouta le vieillard en secouant la tête, et plus que vous ne pensez. Aussi, il avait trop d'avantages superficiels pour ne pas être mauvais au fond. Un homme ne peut pas tout avoir, que diable! Je n'avais pas attendu jusqu'à ce jour pour reconnaître qu'il manquait absolument de coeur. Il sortait de parents extrêmement pauvres qui s'étaient imposé les plus dures privations pour lui faire apprendre quelque chose. Eh bien! il en rougissait, il les reniait, il les consignait à sa porte et les laissait dans la misère. Le malheureux semblait n'avoir d'autre vocation que celle de prendre en haine ceux qui lui avaient fait du bien ou l'aimaient. Comment expliquer autrement qu'il délaissât madame Thillard, la beauté, l'amour, le dévouement en personne, pour de malhonnêtes femmes, souvent laides, quelquefois vieilles, toujours dégoûtantes par leurs moeurs, qui le volaient, le ruinaient et se moquaient de lui? --Mais, dit Max tout à coup, où un pareil homme a-t-il pris le courage de se tuer?» Frédéric s'arrêta et regarda Destroy avec étonnement. «C'est une question que je me suis adressée plus d'une fois, fit-il en se croisant les bras. Il remarcha et poursuivit:--Sans compter que ce qu'on a trouvé dans son portefeuille était bien peu de chose, par rapport aux sommes qu'il venait de recevoir. Il m'est singulièrement difficile d'admettre, du caractère dont je le connaissais, que le remords se soit emparé de lui. Au total, je ne m'en cache pas, ce suicide n'a cessé d'être pour moi un problème.» Il y avait moins de crainte que de surprise et de curiosité dans l'air dont Destroy s'écria aussitôt: «Est-ce que vous croiriez?... --Non, non, répéta le vieillard d'un air pensif. D'ailleurs, la justice, qui a de meilleurs yeux que les miens, n'a rien vu de louche dans cette mort. --Au surplus, ajouta Max, sa fuite ou sa mort, c'était tout un: madame Thillard et sa mère n'en étaient pas moins irrévocablement ruinées. --Évidemment, répliqua Frédéric sur le point de quitter Destroy. Et, voyez-vous,--ici il prit un air capable et respira voluptueusement une énorme prise,--quand je songe à tout cela, je suis tenté de me demander ce que fait le bon Dieu là-haut!...» IV. Intérieur de Clément. Clément occupait, dans une vieille maison située rue du Cherche-Midi, un appartement au troisième. L'ameublement, simple et propre, offrait, dans la forme et les couleurs, cette disparité des meubles achetés d'occasion chez divers marchands. On y avait évité avec soin tout ce qui était susceptible d'éveiller la tristesse. Aux murs et aux fenêtres des pièces élevées du logement, rempli de lumière, étaient un papier et des rideaux d'une nuance claire, semée de grosses fleurs rouges, vertes et bleues. Une vieille femme vint ouvrir. Avant que Max n'eût parlé, elle dit: «Monsieur n'est pas là.» Mais Clément qui, sans doute d'un observatoire secret, avait reconnu son ami, apparut au moment où celui-ci descendait l'escalier et le rappela. «Viens par ici, lui dit-il en l'entraînant à travers plusieurs chambres, nous serons plus tranquilles. Ma femme garde le lit. On a dû la séparer de son enfant, puisqu'elle ne peut nourrir, et elle est très-souffrante. Tu la verras une autre fois.» Ils furent bientôt installés dans une petite pièce qui rappelait un cabinet d'hommes d'affaires, à cause d'une bibliothèque en acajou, comblée de livres à reliure uniforme, d'un grand casier dont la double pile de cartons verts était séparée par des registres armés de métal poli, et d'un bureau devant lequel s'ouvraient les bras circulaires d'un fauteuil recouvert de cuir rouge. «Tu n'as pas dîné, au moins? dit Clément à son ami.... Nous dînerons ensemble,» ajouta-t-il en tirant de toute sa force le cordon d'une sonnette. La vieille femme accourut. «Marguerite, cria Clément qui accompagna ses paroles d'une pantomime expressive, vous dresserez la table ici: vous mettrez deux couverts. Ne fais pas attention, dit-il ensuite à Destroy dont le visage accusait de la surprise et des préoccupations, la pauvre vieille est presque sourde. --Je l'avais deviné à son air, repartit Max. Ce n'est pas pour t'entendre élever la voix que je suis étonné. A te parler franchement, depuis mon entrée ici, je ne remarque que des choses qui me confondent. --Qu'est-ce qui t'étonne donc tant? demanda Clément. --Comment! fit Destroy, quand on t'a vu, comme je t'ai vu pendant dix ans, vivre au jour la journée, changer d'hôtel tous les quinze jours, prendre racine dans les bals, te railler infatigablement de la vie bourgeoise, tu ne veux pas que je m'étonne de te trouver marié, père de famille, travaillant, économisant, vivant au coin de ton feu, ni plus ni moins qu'un notaire ou qu'un sous-préfet? --C'est précisément parce que j'ai vécu ainsi, dit Clément avec assez de raison, que tu ne devrais pas t'étonner de me voir vivre d'une autre manière. --Crois au moins, s'empressa d'ajouter Max, que ma surprise n'a rien de désobligeant pour toi: elle éclate, au contraire, du plaisir que j'éprouve à te rencontrer tout autre. Certes, je t'aime mieux ici que dans cet horrible bouge de la rue Saint-Louis en l'Ile où je t'ai vu avec Rosalie l'avant-dernier automne, je crois.» Le tressaillement qui agita les nerfs de Clément attesta que Max venait de lui rappeler un souvenir extrêmement pénible. «A moins que tu n'en veuilles à notre repos, dit-il d'un air tout assombri, tu ne parleras jamais, surtout devant ma femme, de ce temps funeste.... Tu me feras également plaisir en cessant de t'extasier à notre position nouvelle. Tu seras peut-être tout le premier à l'estimer bien modeste, quand je t'en aurai détaillé l'origine. Outre que j'ai dû me plier à des pratiques honteuses, que de temps il m'a fallu pour parvenir où j'en suis! Cela ne paraît pas; mais l'état médiocre où tu me vois, si précaire encore, est pourtant la résultante d'une lutte quotidienne de deux années au moins; car il y a bien autant que je ne t'ai pas aperçu. --Oh! pas tant, dit Destroy. --Au reste, mes livres font foi, dit Clément. --Tu tiens aussi des livres? --Certainement, repartit Clément dont le visage brilla de satisfaction, et un journal! Depuis le moment où j'ai eu cette idée, je puis rendre compte non-seulement de ce que j'ai reçu et dépensé, à un centime près, mais, encore de chacun de mes jours, heure par heure, minute par minute. Je veux te montrer cela.» Il se leva en effet, et alla à son casier. «Ce n'est pas la peine, disait Max; il me suffit de te savoir plus heureux.» Clément insista. «Si, si, répéta-t-il en posant un des registres du casier sur son bureau. Tu pourras toi-même en tirer quelque enseignement. D'ailleurs, il est bon que tu aies de quoi répondre à ceux qui feraient des commentaires sur moi. --Quels commentaires veux-tu qu'on fasse? --Peuh! que sais-je? moi, fit Clément d'un air ambigu, j'ai tant d'ennemis! Que je suis de la police, par exemple....» Quoique Destroy se déclarât incapable de voir clair dans les livres de comptes, Clément lui mit le registre sous les yeux et l'obligea à l'examiner.... «Tu t'abuses, lui dit-il, les chiffres ne sont pas si diables qu'ils sont noirs. Il n'y a rien là au-dessus de l'intelligence d'un enfant. Voici la colonne des recettes, puis celle des dépenses. Je te fais grâce des détails de celle-ci, cela est pour moi. Mais tu peux jeter un coup d'oeil sur les recettes; la liste n'en est pas longue, tu auras bientôt fait.... «Les trois premiers mois, je n'ai pas touché d'autre argent que celui de ma place. Regarde: janvier, 100 fr.; février, d°; mars, d°; ci 300 fr. «Le trimestre suivant, outre une augmentation de vingt-cinq francs par mois, ci 375 fr. «J'ai rédigé, à la prière d'un bottier catholique, une brochure sur l'_Art de se chausser commodément et modestement_, qui m'a été payée cinq cents francs, ci 500 fr. «Ce petit livre n'a pas paru, que je sache; il ne paraîtra peut-être jamais. Peu m'importe! Il est du reste convenu que mon nom n'y figurera pas. «Au troisième trimestre, sans travailler davantage, au lieu de cent vingt-cinq francs par mois, j'en émargeais cent cinquante. Or, si je ne me trompe, voilà un an que cela dure, ce qui fait au total une somme de dix-huit cents francs, ci 1800 fr. «Dans l'intervalle, j'ai exécuté divers travaux, entre autres, pour une librairie religieuse, des _Petits livres de piété_, des _Contes pour les enfants_, des _Histoires de Saints_; le tout, ma foi, assez bien payé. Juges-en, ci 900 fr. «J'ai encore publié, à mon compte, l'_Almanach des dévots_, qui m'a rapporté net deux cents francs, ci 200 fr. «J'ajouterai que le duc de L..., séduit par ma belle écriture que tu connais, m'a donné à faire la copie d'un manuscrit de cent cinquante pages, à raison de un franc par page, ce qui fait juste cent cinquante francs, ci 150 fr. «Enfin, tout récemment, j'ai reçu du ministère de l'intérieur, bureau des secours généraux, car je ne suis pas fier, une somme de cent francs, ci 100 fr. «Somme toute, tu le vois, continua Clément en faisant jouer avec complaisance les feuillets du registre, j'ai énormément travaillé et gagné beaucoup d'argent. Par malheur, eu égard aux choses dont nous avions besoin, telles que linge, habits, meubles, vaisselle, et le reste, ça été un grain de mil dans une gueule d'âne. La grossesse de Rosalie, qui est venue ensuite, a occasionné forcément un surcroît de dépenses. Je ne me rappelle pas sans frémir qu'au moment des couches il n'y avait pas un sou à la maison, et je me demande encore où j'ai trouvé des forces et des ressources pour doubler ce cap terrible. Quoi que j'en eusse, il a bien fallu faire de nouvelles dettes et escompter encore une fois l'avenir. Ce n'est heureusement qu'une gêne momentanée dont le terme est même très-prochain. Tel que tu me vois, je suis résolu à faire de l'industrie; j'ai déjà sur le chantier une dizaine d'affaires très-belles. C'est étrange, n'est-ce pas? Mais j'ai pris goût au bien-être, je me suis affolé de considération, et il me semble que je n'aurai jamais assez ni de l'un ni de l'autre. Je prétends payer peu à peu intégralement mes vieilles dettes, vivre dans l'aisance et devenir un parfait honnête homme, selon le monde. C'est si simple! Pour commencer, j'espère qu'avant peu tu me verras mieux logé et dans un quartier moins triste. Je veux avoir de beaux meubles, acheter un piano, et faire apprendre la musique à cette pauvre Rosalie qui s'ennuie à périr. Nous verrons....» Tout en disant cela, Clément inclinait vers la terre un front chargé de rêveries funèbres, ce qui était au moins l'aveu d'une satisfaction bornée. Quant aux faits qu'il venait d'égrener complaisamment, ils étaient appuyés de preuves si catégoriques, que l'authenticité n'en pouvait être mise en doute; aussi, Max ne se préoccupait-il que de connaître le prix auquel Clément avait obtenu une aussi belle place et tant de travaux lucratifs par-dessus le marché.» «Voilà où je t'attendais!» s'écria tout à coup ce dernier en se levant. Il ferma son registre et le remit en place. A la vue du dîner qui était servi: «Mais, dit-il avec une inflexion de voix plus calme, mettons-nous à table, nous causerons tout aussi bien en mangeant.» Il ajouta d'un air profondément ironique: «D'ailleurs, m'est avis qu'il te faut des forces, en prévision des faiblesses que pourra te causer le récit de mes turpitudes préméditées, formellement voulues....» Ils n'étaient pas assis depuis cinq minutes l'un devant l'autre et n'avaient pas mangé trois bouchées, que la vieille sourde entra à l'improviste. Clément, qui lui avait fait comprendre qu'on n'avait plus besoin d'elle, la regarda avec colère. «Qu'est-ce qu'il y a? lui cria-t-il brutalement. --Mme Rosalie vous demande, répondit la vieille femme. --Ah! fit Clément avec des marques d'impatience et de mauvaise humeur, cette diablesse de Rosalie est insupportable; elle ne peut pas rester un moment seule, il faut toujours que je sois là.» Cependant il s'excusa auprès de son ami et suivit la vieille Marguerite. Destroy ne savait que penser de tout cela. Quoiqu'il n'eût sous les yeux que des objets capables d'égayer l'esprit, il n'en sentait pas moins des bouffées de tristesse l'oppresser, à peu près comme dans une étincelante et joyeuse cuisine, la fumée acre des viandes grillées vous prend à la gorge et vous étouffe. Clément ne tarda pas à revenir. «Maintenant, dit-il, nous ne serons plus dérangés; je lui ai fait prendre un peu d'opium. --Qu'avait-elle? demanda Max. --Est-ce que je sais? fît Clément en haussant les épaules; elle ne pouvait pas dormir, elle rêvait les yeux ouverts.... Laissons cela, revenons à ce que je te disais....» V. Ses confidences. Après avoir mangé quelque temps en silence, il poursuivit: «Le titre seul de mes travaux te stupéfie, et tu te demandes ce que j'ai fait pour les avoir. Rien que de facile. Du moment où l'on se décide à ne reculer devant aucune énormité, on ne saurait manquer de réussir. Rappelle-toi en quelles circonstances j'avais accepté la place que j'occupais, il y a deux ans. Je sortais de maladie, j'étais exténué, affreux à voir. En plein hiver, par un froid rigoureux, outre que j'étais sans linge, j'avais un pantalon de toile, des souliers informes, un chapeau gris digne du reste. Pour avoir spéculé incessamment sur l'obligeance d'autrui, je ne trouvais plus que des gens impitoyables jusqu'à la férocité. D'ailleurs, les hommes sont comme les chiens, les haillons les offusquent: je n'inspirais pas moins de peur que de mépris. Il fallait bien, puisque je tenais encore à vivre, user de l'unique ressource que m'offrait le hasard. Mais la fureur me fouettait par instants, comme eût fait le supplice du knout; sans balancer j'eusse à l'occasion commis un crime. Un dernier désastre acheva de m'exaspérer. Le patron chez lequel, depuis trois mois, moyennant soixante francs par mois et un logement infect, je balayais les bureaux et faisais les courses, disparut tout à coup. Il ne se bornait pas à dépouiller ses clients, à ruiner sa famille, il emportait jusqu'aux appointements de ses commis, jusqu'aux gages de ses domestiques. Le désespoir qui s'empara de Rosalie et de moi, à cette nouvelle, ne peut pas se rendre. Les soixante francs que nous volait cet homme représentait trente jours de notre vie. Nous ne nous étions certainement pas encore trouvés dans une position aussi effroyable. Il ne paraissait pas cette fois que nous pussions jamais sortir de cet abîme. Aussi, fatigués d'une lutte stérile, à bout de patience, passâmes-nous la nuit entière à mûrir sérieusement un projet de suicide. Le courage de mourir était de la faiblesse à côté de celui qui était nécessaire pour continuer de vivre ainsi, et, à coup sûr, nous eussions exécuté notre résolution, si, au matin, heureusement ou malheureusement, un souvenir ne m'avait subitement traversé l'esprit....» Les propres paroles de Clément n'ajouteraient rien à l'intérêt de ce qu'il conta. Quelque six mois auparavant, en un jour où précisément il était habillé de neuf, il avait fait la connaissance d'un prêtre; cela, du reste, bien à son insu. Par surprise, bien plus que par suite d'un goût naturel, car il n'aimait que médiocrement à boire, il s'était graduellement enivré dans une réunion de femmes et d'hommes. Accablé de chaleur, les nerfs agités, aux prises avec le besoin de respirer et d'agir, il se glissa furtivement dehors. Le grand air accrut son ivresse. Il faisait nuit. L'oeil trouble, incapable de joindre deux idées, heurtant les passants et les murs, manquant à chaque pas de rouler à terre, il arriva, sans savoir comment, sur la place Saint-Sulpice, et, décidément trahi par ses forces, alla, d'oscillation en oscillation, s'affaisser aux pieds de la grille du séminaire. Il ne se souvenait pas de ce qui s'était passé depuis ce moment jusqu'à celui où il avait rouvert les yeux. Il s'était trouvé renversé sur une chaise, dans une salle nue; quelqu'un rafraîchissait ses tempes avec de l'eau froide. A la lueur d'une lampe, il aperçut un prêtre, lequel lui demanda avec sollicitude: «Eh bien! monsieur, vous sentez-vous mieux actuellement?» Clément était stupéfait. «Mais, comment est-ce que je me trouve ici? s'écria-t-il. --Comme je rentrais, répliqua l'ecclésiastique d'une voix pleine de sensibilité, vous gisiez à terre contre la porte, et je me suis permis de vous faire transporter en cet endroit pour vous y donner des soins.» C'était bien le moins que Clément se montrât aimable envers un homme qui lui avait épargné l'ennui d'être ramassé dans la rue et probablement transporté dans un poste. Il répondit donc avec assez de politesse aux questions du prêtre sur la position qu'il occupait dans le monde. Il avoua qu'il était homme de lettres _par nécessité_; puis, qu'il eût de préférence étudié les sciences naturelles, s'il lui eût été permis de suivre ses goûts. Il se trouvait que l'abbé s'était jadis occupé discrètement de physique et d'entomologie. De cette sympathie pour les mêmes choses dont ils parlèrent en courant, il résulta bientôt entre eux de l'aisance et une certaine intimité. Clément, avec une franchise qui frisait la brutalité, ne lui en déclara pas moins qu'il ne croyait à rien et qu'il était bien près de penser que la grande majorité des prêtres ne croyait pas à grand'chose. L'abbé ne sut que sourire à ces aveux. Il ne s'en cachait pas, Clément lui plaisait beaucoup, et il assurait qu'il serait très-heureux de le revoir. «Il se peut, dit-il de l'air le plus riant, qu'au milieu de votre vie _un peu aventureuse_, vous ayez besoin, à un moment donné, d'un conseil, et, qui sait? peut-être aussi d'une recommandation. Souvenez-vous alors que j'ai quelque crédit et venez mettre mon amitié à l'épreuve.» Il dit encore: «Tout en regrettant que votre _belle intelligence_ se noie dans des futilités, n'allez pas croire que j'agisse dans des vues d'intérêt et que je me propose sournoisement de vous persécuter avec des sermons. Vous n'aurez jamais à craindre auprès de moi rien de semblable.» Clément, pour la forme, prit le nom du prêtre. Il n'avait pas éprouvé, à le voir, ces élans de mépris et de haine qu'une soutane manquait rarement de soulever dans sa poitrine. Cependant, il ne l'eut pas plus tôt quitté, qu'il n'y pensa plus. Mais au moment d'attenter à sa vie, à l'heure où il cherchait quelque chose à quoi s'accrocher, il était naturel qu'il se souvînt de ce prêtre et de ses offres de service. A tout hasard, il résolut de l'aller voir. Sans fonder grand espoir sur cette démarche, il songeait qu'au cas où elle ne produirait rien, elle n'ajouterait non plus rien au mal. Au préalable, il concerta avec lui-même un plan de conduite et se décida à jouer une audacieuse comédie. Ce qui n'est point rare, d'une visite répugnante d'où il attendait peu de chose, il retira les plus grands avantages. L'abbé Frépillon le reconnut sur-le-champ et lui fit le plus grand accueil. «Je crains bien, lui dit Clément tout d'abord, que le dénûment où je me trouve ne vous fasse suspecter la sincérité de mes déclarations.» A la suite des dénégations obligeantes du prêtre, il lui confessa qu'il avait horreur de sa vie passée. Cette horreur était telle, qu'il avait été sur le point d'en finir avec l'existence. Le souvenir de l'abbé l'avait retenu. --«Je ne vous cache pas, continua-t-il, qu'à votre égard je ne suis qu'un noyé qui s'attache à une branche quelconque. Il ne fallait rien moins que ma passion de vivre pour me rappeler votre nom et le désir que vous avez exprimé de m'être utile. Je ne viens donc vous imposer quoi que ce soit. Je vous ferai seulement remarquer que la conversion éclatante d'un débauché de ma sorte pourrait être d'un bon exemple.» Le digne prêtre répliqua qu'il l'eût obligé quand même; que, néanmoins, il était heureux de le voir dans ce train d'idées. Clément lui dépeignit catégoriquement sa misère. L'abbé s'empressa de dire: «Je partagerai de grand coeur avec vous ce que je possède. Je voudrais être plus riche. Mais je m'engage à ne pas me reposer que je ne vous aie trouvé des protections efficaces. Je serais bien surpris si je ne vous avais bientôt casé convenablement.» Après un petit sermon fort doux, qui roulait sur la persévérance, et dont la conclusion était qu'il fallait se confesser le plus promptement possible, il lui remit soixante francs et le congédia en l'invitant à revenir dans quelques jours. Clément s'en alla ressaisi par l'espérance. Il avait rencontré un homme naïf et réellement charitable, dont la crédulité était facile à exploiter. Selon ses propres expressions: «Malgré sa soutane, l'abbé Frépillon était un brave homme, un imbécile.» Clément, en homme habile, s'était gardé d'omettre qu'il vivait avec une femme à laquelle il était fort attaché et qu'il s'agissait d'une double conversion. Peu après, l'abbé Frépillon lui remit un nouveau secours en argent et lui annonça qu'il l'avait chaudement recommandé à divers personnages, notamment au duc de L.... et au président de la société de Saint-François-Régis. Pendant ce temps-là, Rosalie et Clément, se faisant violence, _le mépris et le dégoût au coeur_, ce sont les termes de Clément, s'agenouillaient dans un confessionnal, recevaient l'absolution et communiaient. Ils suivaient régulièrement les offices, choisissaient à l'église les places les mieux éclairées et s'y faisaient remarquer par une attitude humble et repentante. Ils ne tardèrent pas à toucher la monnaie de leur hypocrisie. Leur confesseur commun les pressa bientôt de régulariser leur position en faisant sanctifier leur commerce par l'Église, et leur insinua même qu'on n'attendait que cet acte de soumission pour assurer leur avenir. Ils consentirent volontiers à un mariage qui était déjà dans leur pensée. La société de Saint-François-Régis, fondée en prévision du pauvre qui consent à faire sa femme de sa maîtresse, leur vint en aide comme elle fait pour d'honnêtes ouvriers. Elle se chargea naturellement de tous les frais, et leur fournit en outre, par une faveur spéciale, du linge, des habits, quelques avances en argent et un mobilier modeste. Ce n'est pas tout. Clément n'était pas marié depuis huit jours, qu'il reçut une lettre par laquelle le président de cette même société l'avertissait qu'il était chargé de lui offrir, en attendant mieux, une petite place actuellement vacante dans les bureaux de l'administration. Clément accepta. La persistance avec laquelle il soutint son rôle lui valut de nouvelles faveurs. Il lui fut permis dès lors d'espérer, sinon la fortune, du moins, prochainement, une aisance convenable. Tous ces faits étaient consignés scrupuleusement sur son journal qu'il comptait léguer, en cas de mort, à son ami Max qui pourrait y puiser les éléments d'un roman curieux.... Clément avouait encore que le fait seul de se démasquer en présence d'un ami lui procurait un bonheur qui approchait de la volupté. Il était capable de tout, et, cependant, mentir lui causait un supplice presque intolérable. Son mépris pour les croyances qu'on lui attribuait ne pouvait se comparer qu'à l'horreur secrète avec laquelle il se prêtait à des cérémonies qu'il jugeait ridicules. A présent au moins, au cas où son assiduité dans les églises s'ébruiterait, il se consolerait en songeant qu'il n'était plus seul à apprécier la valeur de sa conversion dérisoire. «Mais, dit-il tout à coup, ce n'est pas là où j'en voulais venir.» VI. Son portrait en pied. Il prit en cet endroit un ton plus décidé. «Tu es convaincu, toi, fit-il, que nous naissons avec le sentiment du bien et du mal, qu'il est un Dieu, une Providence; tu es la proie, en un mot, de toutes ces inepties hyperphysiques à l'aide desquelles on exploite les niais. Que ne puis-je t'arracher de désastreuses illusions et te soustraire du nombre des dupes! Regarde-moi! c'est ma jouissance et mon orgueil: outre que je suis une négation vivante, agissante et prospère de ces croyances et de ces préjugés, fut-il jamais exemple plus éclatant du triomphe de l'ignominie habile sur ce qu'on appelle honnêteté, droiture, vertu?...» Il s'arrêta d'un air interrogeant, et continua bientôt avec une animation croissante: «Tu m'as dit quelquefois que j'étais meilleur que je ne me faisais. C'est me connaître mal. Je ne suis pas un fanfaron de vices, non, certes; aussi peux-tu me croire quand j'affirme que, si mauvaise que soit ma réputation, je vaux encore mille fois moins qu'elle. En passant la revue de tous ces actes qualifiés crimes par les hommes, je serais en peine d'en trouver un que je n'ai pas commis. Mon orgueil et mon égoïsme sont sans bornes; je sacrifierais, à l'occasion, le monde entier à la moindre de mes fantaisies. J'ai été beaucoup aimé, et je n'ai jamais aimé personne. Pendant nombre d'années, je n'ai vécu que de dettes. J'en faisais d'autant plus volontiers que je ne pensais pas pouvoir les payer jamais. J'ai puisé sans scrupule dans la bourse de mes amis, et je ne puis pas dire que je me sois jamais employé efficacement pour aucun d'eux. J'ai fait plus: je les ai diffamés dès qu'ils ne pouvaient plus ou ne voulaient plus me rendre service. Enfin, non content d'exploiter, de duper sciemment tous les gens que j'ai trouvés sur mon chemin, je me suis complu dans les plus ignobles débauches, je me suis roulé complaisamment dans la fange. Je n'ai pas même reculé devant l'infamie de vivre aux dépens de plusieurs femmes....» En cet instant, sous l'empire d'une exaltation à chaque instant plus vive, il se leva et arpenta son cabinet à grands pas. «L'idée de Dieu, poursuivit-il, n'a pas une seule fois été émise devant moi, que je n'aie sur-le-champ proféré un blasphème: je l'ai maudit, défié; ce Dieu; j'eusse voulu croire à son existence, afin d'être convaincu qu'il entendait ces blasphèmes et ces provocations; j'ai souhaité de revenir au temps où l'on vendait son âme.... Regarde-moi!» Debout devant Max, les bras croisés sur la poitrine, le visage livide, les traits contractés, l'impudence sur le front, Clément faisait peur à voir. Il ajouta: «Moi, pétri d'iniquités, gâté jusqu'à la moelle, chargé de souillures; moi, dont chaque molécule est un vice; moi, plus criminel que pas un de ceux qu'on livre aux bourreaux et qu'on jette dans les prisons, il m'a suffi de prendre un rôle ignoble, de simuler des sentiments que j'exècre, de consentir à être plus infâme que je n'étais, pour passer de la misère à l'aisance, pour conquérir la sécurité, pour être heureux!...» Destroy exprimait des doutes en branlant la tête d'un air plein de tristesse. «Je pourrai être soumis aux douleurs physiques, dit encore Clément; quant aux douleurs morales, je n'en veux point avoir, et je n'en aurai point. Je serai heureux! moi, le plus indigne des hommes au point de vue social, pendant que toi, pauvre Maximilien, aussi honnête que je le suis peu, tu vis et vivras misérable, déchiré de mille supplices, humilié, insulté et calomnié par des gens de mon espèce.» Ce qui était contradictoire, il disait: _Je serai heureux!_ de la manière dont on dit: _Ah! que je souffre!_ Max ne lui en fit pas moins remarquer que son bonheur d'aujourd'hui, fût-il réel et profond, ne lui permettait d'aucune façon de préjuger celui de l'avenir. «Ce que je tiens, s'écria Clément, il n'est pas de puissance humaine qui puisse faire que je m'en dessaisisse. Quant aux idées qui prétendraient me troubler intérieurement, j'en connais trop bien la source artificielle pour manquer jamais de la force de les fouler aux pieds. Craindrais-je les hommes? Rien n'est plus facile que de leur en imposer. Je mentirai effrontément en leur présence, je me montrerai à eux tel qu'ils veulent que je sois, et j'aurai leur considération. --Es-tu donc aussi assuré contre l'impuissance de vivre avec toi-même? demanda Destroy. --Après? fit Clément. Je serai toujours le maître de mettre un terme à une vie insupportable. Las de jouissances ou d'ennuis, j'embrasserai la mort, je me plongerai dans le néant, je m'endormirai d'un sommeil éternel. --Qu'en sais-tu, dit Max avec commisération. --Un Dieu ne saurait être! répliqua Clément d'un ton de véhémence indicible. D'où sortirait-il? Pourquoi serait-il plutôt Dieu que moi? D'ailleurs, ce Dieu qui connaîtrait le passé et l'avenir, qui embrasserait absolument toutes choses d'un coup d'oeil, pour lequel il ne saurait y avoir ni joie, ni peine, ni imprévu, serait saisi d'un ennui incommensurable et mourrait de son éternité même...» Destroy, qui savait par coeur ces tristes arguments, ne connaissait rien de plus affligeant que de discuter avec des hommes capables de s'y arrêter. «Ils traitent de visions, disait-il, tous les élans de l'âme et soumettent leur esprit au joug du plus vulgaire bon sens. Ils ont bientôt fait de trouver qu'il n'y a rien en dehors d'eux, que ce qu'ils ne conçoivent pas ne saurait exister, que, partant, l'inconnu est leur égal; de ne croire enfin qu'à ce qu'ils touchent et de s'écrier: _Dieu n'est pas!_ parce que, dans l'étroitesse de leur cerveau, ils ne sauraient concevoir comment il peut être. --La douleur me fera nier éternellement Dieu, s'écria Clément au paroxisme de l'exaltation. Je te le déclare, je ne serais condamné qu'à souffrir quinze jours d'un petit caillou dans mon soulier, que je dirais opiniâtrement: «Non, IL n'est pas.» --Je ne saisis pas le rapport, dit Max. En quoi la douleur implique-t-elle la non existence d'un Dieu? C'est parler comme une harengère: _Si Dieu existait, souffrirait-il cela?_ La douleur existe, c'est un fait; reste à savoir si, essentiellement, elle est un bien ou si elle est un mal, pourquoi elle existe, à quoi elle sert. Quant à moi, je l'avoue, sans elle, je ne me rends compte de la possibilité d'aucune existence. Elle est la force de cohésion qui soude l'un à l'autre les atomes de la matière. Elle est le souffle, l'âme, la conservatrice, non pas seulement de tout ce qui vit, mais encore de tout ce qui végète. Sans elle, ces myriades de trompes capillaires, par où l'arbre aspire la sève, deviennent inertes, et l'arbre périt; sans elle, la fleur oublie de tourner son calice au vent chargé de pollen et se dessèche dans la stérilité. Son action sur nous est encore plus saisissante. Langues, arts, sciences, industries, elle est l'origine, la source de toutes les merveilles que l'homme doit aux hommes. Elle est l'aiguillon infatigable qui nous inquiète dans l'inaction et nous jette dans le chemin de la perfectibilité. Elle nous féconde, elle est la mère des grandes pensées et des grandes actions. Beaucoup de ceux qui sont grands parmi les hommes sont fils de la douleur, à ce point qu'on pourrait dire: _Celui-là sera le plus grand parmi vous qui aura le plus souffert_. Aussi, les gens de bonne volonté, qui, pleins d'enthousiasme, se sont levés avec l'ambition de soustraire l'homme à la douleur, outre qu'ils ont échoué devant l'impossible, me semblent-ils, si grand qu'ait été leur génie, avoir prouvé plus de sentiment que de pénétration. --C'est trop fort! s'écria Clément avec une sorte de fureur. Comment! tu t'estimes heureux de souffrir! Comment! un désir légitime que tu ne peux contenter te réjouit! Comment! les préventions ineptes sous lesquelles tu succombes te remplissent de joie! --Le cheval qu'on éperonne, répliqua Destroy, ou qu'on cingle avec un fouet, n'est pas heureux; mais il va plus vite. Combien de fois ne me suis-je pas écrié: «O mes amis! à force de me dédaigner, de ne me compter pour rien, de me juger à tort et à travers, vous me contraindrez à faire des chefs-d'oeuvre.» --N'allons pas plus loin, fit Clément hors de lui; le sang bout dans mes veines, je ne sais à quoi l'exaspération pourrait me porter. Si tu n'étais pas mon ami, je t'aurais déjà broyé dans mes mains. Comment veux-tu qu'en présence d'aussi révoltantes opinions, je ne crie pas de toutes mes forces: «Je suis athée!» --Tu crois l'être. --Aurais-tu la prétention de voir plus clair en moi que moi-même. --Oui, certes; car tu rappelles une lanterne sourde devant laquelle on a tiré le volet: celui-là même qui la porte ne peut pas voir la lumière qui est dedans. --Ma conviction est telle, continua Clément, que je suis prêt à en tirer toutes les conséquences possibles. Il n'est au monde de respectable et de désirable que l'argent, et il n'est d'obstacle pour s'en procurer que la loi qu'il faut défendre jusqu'au jour où l'on peut la violer impunément. Le reste n'est que préjugé. Oui, oui, je l'atteste, demain je pourrais, sans encourir de peine, prendre un million dans la caisse d'un banquier, que je le ferais sans balancer. --Que ne mets-tu tout de suite un meurtre à la place d'un vol?» fit Destroy croyant lui causer de l'embarras. Clément hésita en effet; mais son audace eut promptement le dessus. Avec une énergie sourde: «Si un assassinat pouvait m'enrichir, dit-il, et que l'impunité me fût assurée, pourquoi ne le ferais-je pas?» Max, par ses gestes, marquait la plus profonde incrédulité. «Je m'obstine, dit-il avec l'accent de la conviction, à ne voir là que de monstrueuses fanfaronnades. On s'enivre avec des idées comme avec du vin, et tu es à ce degré d'ivresse où l'on ne se connaît plus. --Tu tiens toujours, à ce qu'il paraît, dit Clément dont la chaleur de tête se tempéra tout à coup pour redescendre à la glace, à ce que je sois moins mauvais que je ne le prétends. Garde ton illusion: mon désir de te l'enlever ne va pas présentement jusqu'à me commander des aveux plus complets. Sache seulement, pour ta gouverne, que mon scepticisme est d'autant plus inébranlable que mon repos en dépend, et que, de par ma seule volonté, tes plus solides preuves n'auront jamais à mes yeux même l'importance des bulles de savon.» Destroy regarda Clément avec surprise. Il se défendit d'avoir voulu prouver quelque chose. Il était d'avis qu'en métaphysique on ne prouve rien, ou, mieux, qu'on prouve tout ce qu'on veut, le pour et le contre, avec une égale force, et que le simple sentiment remporte souvent sur mille preuves rationnelles. «Au lieu de discuter avec toi, ajouta-t-il, j'eusse mieux fait de me borner à une simple observation. Si notre penchant nous porte à mal faire, notre intérêt nous commande de bien agir. A un moment donné de notre vie, cela est infaillible, de la somme de nos actions découle pour nous une moyenne de joie ou de peine en rapport rigoureux avec la qualité de ces mêmes actions. Mme de Maintenon reconnaissait évidemment la vérité de cela quand elle disait: _Il y a dans la droiture autant d'habileté que de vertu_.» VII. Mme Thillard chez Clément. Tout en Clément était étrange et inexplicable: son mariage, sa manière de vivre, sa préoccupation des jugements d'autrui à l'égard de son aisance, son affectation à en expliquer l'origine, jusqu'au tressaillement qu'il éprouvait dès qu'on sonnait à sa porte. Si Max réussissait à voir de l'exagération dans la perversité dont son ami faisait parade, il ne parvenait pas aussi aisément à se tranquilliser au sujet du mystère qui en imprégnait, pour ainsi dire, les actions et le langage. Il l'avait revu plusieurs fois, et s'était senti plus empêché à l'issue de chaque visite. En d'autres instants, las de conjecturer, il aimait à croire sa pénétration en défaut, et se persuadait qu'il n'y avait pas dans l'histoire de Clément autre chose que les détails bien assez scandaleux déjà que celui-ci en racontait. Au reste, il gardait pour lui ses observations et ses doutes. Se flattant peut-être de voir Clément venir un jour à résipiscence, il n'en parlait même jamais que pour en faire valoir _l'heureuse transfiguration_. Il eut, à cause de cela, une nouvelle et assez aigre altercation avec de Villiers. «Il paraît, dit de Villiers, que vous avez renoué avec lui? --Vous ne le reconnaîtriez pas, dit Max, tant il est changé. --Serait-il malade? demanda de Villiers d'un ton sarcastique. --Il est marié, il travaille, il vit tranquille chez lui. --En voilà pour combien de temps? continua de Villiers du même ton. --Ainsi, fit Destroy, votre intolérance ne souffre même pas que vous admettiez le repentir? --Des gens de cette espèce ne se repentent jamais! --Qu'en savez-vous? répliqua Max sourdement irrité. A cet égard, rien ne m'étonnerait moins que de vous prendre un jour en flagrant délit de contradiction....» A quelque temps de là, Destroy rencontra Rodolphe qui lui dit: «Eh bien, le Pactole coule donc décidément chez l'ami Clément? --Il est plus heureux, je crois, repartit Max; est-ce là ce que tu veux dire? --Y dîne-t-on bien? --Rien n'empêche que tu n'ailles t'assurer de cela par toi-même.» Max n'avait pu voir Rosalie qu'après avoir été diverses fois chez Clément. A la vue de cette pauvre femme, il n'avait pas été moins frappé de surprise qu'ému de pitié. Rosalie, eu égard à sa nature de blonde, à ses traits fins et réguliers, à son tempérament froid, semblait destinée à conserver longtemps sa jeunesse et sa fraîcheur. Quand, deux années auparavant, elle resplendissait encore de tous les charmes extérieurs que peut envier une jeune femme, rien ne pouvait donc autant surprendre Destroy que de la retrouver pâle, amaigrie, exténuée, prête, en quelque sorte, à rendre le dernier soupir, et cela, sans qu'il fût possible de préciser sa maladie ou seulement son mal. Son oeil, autrefois d'un bleu magnifique et d'une limpidité juvénile, était actuellement pâle et s'éteignait; ses lèvres, dont jadis le rouge vif rappelait la fleur du grenadier, devenaient violettes et dessinaient une ligne sans grâce; ses cheveux s'éclaircissaient et ne suffisaient déjà plus, en plusieurs endroits, à cacher la tête. On songeait à l'oiseau au moment de la mue, au rosier à l'automne, avec cette différence qu'il ne paraissait pas que la pauvre femme dût jamais reprendre des forces et refleurir. Cependant la visite de Max, qu'elle accueillit avec effusion, eut momentanément sur elle une influence salutaire. Elle sortit de la torpeur où elle était plongée; son visage s'éclaira de joie, ses lèvres sourirent mélancoliquement, le sang coula sous sa peau avec plus de vivacité. Sa langue aussi se délia pour causer avec son ami, le questionner avec intérêt sur sa position et lui rappeler certains épisodes du passé. «Vous souvenez-vous de ceci, cher Max; vous souvenez-vous de cela?» disait-elle. Et sa figure respirait un attendrissement mêlé de regret, et des larmes apparaissaient aux bords de ses paupières. Clément les écoutait d'un air dédaigneux ou les raillait impitoyablement de leurs souvenirs. Rosalie parla ensuite de son enfant avec une tendresse passionnée. Son grand regret était de ne pas pouvoir le nourrir. Elle devait se contenter d'en avoir des nouvelles hebdomadairement. Il était en nourrice à Saint-Germain. «Un jour, dit-elle à Destroy, nous irons le voir ensemble. --A la bonne heure, dit Clément; tâche d'aller mieux; nous ferons tous les trois cette promenade.» Rosalie, que sa faiblesse habituelle rendait incapable de bouger et qui mangeait à peine, avoua bientôt que depuis longtemps elle ne s'était trouvée aussi bien. Elle eut effectivement la force de faire quelques pas et de s'asseoir à table. Son mari en marqua beaucoup de joie; il dérida son front et laissa glisser de ses lèvres quelques saillies de son ancien répertoire. Rosalie, qui attribuait le bien-être exceptionnel qu'elle goûtait à la présence de Destroy, épuisa les témoignages de la plus tendre amitié envers lui, et le supplia, dès qu'il pensa à s'en aller, de ne pas tarder à revenir. «Venez dîner avec nous tous les jours, si vous voulez, ajouta-t-elle, ne vous gênez pas; ce n'est pas du plaisir, c'est du bonheur que vous nous causerez.» Clément, avec l'accent de la franchise, confirma pleinement ce que disait sa femme. A dater de ce moment, Max fit de fréquentes apparitions dans cet intérieur. A dire vrai, sa venue qui, dans le principe, agissait si heureusement sur Rosalie, perdit sensiblement de son efficacité. Il crut remarquer que la pauvre femme ne redoutait rien autant que la solitude, et que ses nombreuses rechutes provenaient surtout du manque de distractions. Il en parla à Clément. Celui-ci déplorait son impuissance à y remédier. A cause de sa place, il ne pouvait rester auprès de Rosalie plus qu'il ne faisait. Elle était d'ailleurs trop faible pour qu'il songeât à la conduire soit au théâtre, soit à la promenade. Du moins espérait-il pouvoir prochainement la mettre à même de se distraire sans quitter la maison. En effet, quelques mois plus tard, ayant touché les premiers bénéfices d'une opération commerciale qu'il détailla minutieusement à son ami, il s'empressa de réaliser le plan qu'il avait lentement mûri dans sa tête. Il loua, rue de Seine, au second d'une maison magnifique, un bel appartement qu'il garnit de meubles neufs, commodes et élégants. Tout en effectuant ces dépenses, il s'accusait de faire des folies et ajoutait qu'au cas de la plus légère déception dans ses entreprises, il pouvait se trouver dans les plus graves embarras. Aussi reculait-il devant l'énormité du prix d'un piano, malgré son envie immodérée d'en avoir un. Max vint à son aide. Il le mit en rapport avec un facteur qui, à la suite de quelques informations, consentit à lui livrer un excellent instrument en échange de billets payables de trimestre en trimestre. Clément se préoccupa alors d'une maîtresse de musique pour Rosalie, et Destroy pensa naturellement à Mme Thillard. Son intimité avec cette dernière devenait chaque jour plus étroite; il en était déjà au moins l'ami le plus aimé. Après s'être concerté avec elle, il la proposa à Clément pour donner des leçons à sa femme. «Ce n'est pas seulement une bonne musicienne, ajouta-t-il, c'est encore une femme charmante que Rosalie, j'en suis sûr, sera bien aise de connaître.» Clément fit sur-le-champ une supposition injurieuse à laquelle Max dédaigna de répondre. Il fut ensuite convenu que la protégée de celui-ci viendrait deux fois par semaine, le mardi et le vendredi, à raison de cinq francs le cachet. Les leçons, au début, se succédèrent assez régulièrement. Rosalie, sans avoir de grands moyens, s'appliqua avec fièvre à cette étude et y fit des progrès rapides. Malheureusement, l'état toujours plus chancelant de sa santé la contraignit bientôt de ralentir son zèle, et Mme Thillard ne tarda pas à se trouver fréquemment en présence d'une élève incapable de l'entendre. Les choses en vinrent à ce point que Clément dit à Max: «Deux leçons par semaine fatiguent ma femme, elle n'en prendra plus qu'une. Au lieu de celle du vendredi, si cela te convient, tu apporteras ton violon et tu feras de la musique avec ton amie. Je donnerai à chacun de vous un cachet en échange.» A cause de la gêne dont Clément ne cessait pas de se plaindre, Destroy n'accepta des honoraires que vaincu par la persistance opiniâtre de Clément et de Rosalie. Mme Thillard consentit volontiers à ces nouveaux arrangements. De véritables soirées musicales devaient prochainement résulter de ces séances intimes. Mme Thillard n'avait traité directement dans aucune de ces négociations; Max, son fondé de pouvoirs, l'avait toujours remplacée, et, par le fait de l'habitude, il ne l'avait encore désignée que sous le prénom de _Mme Henriette_. Un matin, Clément, devant sa femme, dit à Max qui déjeunait avec eux: «Ah ça! tu ne nous as pas encore dit le nom de ton amie la musicienne. --C'est singulier,» répondit Destroy. Il ajouta aussitôt: «Mme Thillard-Ducornet.» Ce nom fut un coup de foudre pour le mari et la femme; tous deux tressaillirent, notamment Rosalie, qui, moins maîtresse d'elle-même, faillit se trouver mal. «Comment! s'écria Clément en regardant Max avec stupeur, la femme de cet agent de change qui a été assassiné? --Non, qui s'est noyé,» fit observer Destroy. Tout à coup, Rosalie, frappant dans ses mains, éclata de rire, mais d'un rire forcé et convulsif, tandis que son mari, l'air hébété, reprenait précipitamment: «Oui, c'est ce que je voulais dire, noyé. On l'a repêché, si je ne me trompe, dans les filets de Saint-Cloud. --Est-ce que tu l'as connu? demanda Max. --Pardieu! fit Clément qui recouvra subitement son sang-froid. Juge toi-même si j'ai lieu d'être surpris: Thillard-Ducornet est précisément l'agent de change chez lequel j'ai été garçon de recettes. --Effectivement, dit Max stupéfait à son tour, la rencontre est on ne peut plus étonnante. --Et je riais, dit Rosalie, en songeant combien la fortune est drôle. Voici une femme qui jadis n'eût pas voulu de moi pour sa femme de chambre et qui est aujourd'hui ma maîtresse de piano.» Destroy, qui ne s'était pas aperçu que Rosalie fût vindicative, ne put, sans étonnement, l'entendre parler ainsi. «Le fait est, dit Clément enchérissant sur sa femme, que ce jeu de bascule a quelque chose de comique.» Max fut d'avis que, par ménagement pour Mme Thillard, loin d'ébruiter cette circonstance, il fallait la tenir dans le plus profond secret. «C'est justement ce que j'allais te dire,» répliqua Clément.... VIII. Singulières préoccupations de Rosalie. Avec l'aisance, commençaient à se glisser, dans l'intérieur de Clément, les connaissances et les amis. En premier lieu, par suite de son changement d'état, il s'était créé de nouvelles relations, relations, pour la plupart, des plus honorables. Ainsi, sans parler de l'abbé Frépillon, qui, occupé d'un cours de théologie, vivant d'ailleurs comme un bénédictin, ne venait le voir qu'à de rares intervalles, il recevait fréquemment la visite d'un beau vieillard, prêtre, chanoine, qu'on appelait l'abbé Ponceau, et celle d'un juge d'instruction, nommé M. Durosoir, ces deux derniers, par parenthèse, grands amateurs de musique. Clément, devenu graduellement membre d'une foule de sociétés, entre autres de celles de Saint-Vincent-de-Paul et de Saint-François-Xavier, passait les dimanches et les fêtes au milieu des conférences et des instructions. Il y avait lié commerce avec le juge et s'en était à ce point concilié la bienveillance, que M. Durosoir avait consenti à être le parrain de son enfant, lequel avait été simplement ondoyé et devait être baptisé solennellement dès que la santé de Rosalie le permettrait. D'autre part, entre beaucoup de confesseurs qu'on lui avait indiqués, Clément avait choisi de préférence l'abbé Ponceau, parce que celui-ci avait l'oreille un peu dure. Ce chanoine, pour le dire en passant, car il ne doit guère sortir de la demi-teinte, était d'une apparence à commander sur-le-champ la vénération. De haute taille, la tête couronnée de cheveux d'un blanc de neige, avec des yeux et d'épais sourcils noirs qui se détachaient sur sa pâle figure comme des caractères arabes sur un vieux parchemin, il eût été impossible de rêver à l'autel un officiant plus rempli de majesté. L'impression, à dire vrai, ne se maintenait pas à cette hauteur dès qu'on l'abordait et l'entendait causer. Commis au soin, par décision épiscopale, c'était la chronique dans la maison Clément, de remanier de fond en comble les douze volumes d'un bréviaire ou paroissien, peu importe, il avait consacré vingt années de sa vie à cette vaste compilation, et dans ce travail, qui l'avait astreint à une vie sédentaire, voire à une sorte d'immobilité automatique, il avait gagné toutes les infirmités navrantes qui déparaient son extérieur imposant. Outre qu'il était l'homme du monde le plus distrait, une paralysie partielle de la langue occasionnait parfois sur ses lèvres un bégayement intolérable; il fallait parler haut pour se faire entendre de lui, et sa myopie était extrême; un catarrhe, des rhumatismes, la goutte, se saisissaient de sa personne à tour de rôle et la laissaient rarement en repos. A cela près, sa simplicité d'enfant, sa candeur, sa bonté inaltérable, en faisaient vraiment un ange. Il raffolait de musique, jouait de la basse, et, quoiqu'il jouât faux, était très-bon musicien. Clément, chez lequel semblait décidément affluer l'argent, ne se bornait pas à donner de temps en temps à dîner; il achetait encore, à l'instigation de Max, un quatuor d'instruments à archet et toute la musique de Haydn, de Mozart et de Beethoven pour ces quatre instruments, ainsi que des trios et des quintetti avec accompagnement de piano. A certains jours où, à côté de Rosalie, n'étaient admis à titre d'auditeurs que Mme Ducornet et M. Durosoir, l'abbé Ponceau venait discrètement prendre un violoncelle et faire de la musique avec Mme Thillard et Destroy. Outre cela, en l'absence du digne chanoine, à qui son caractère interdisait des réunions plus nombreuses, Clément fondait, de quinzaine en quinzaine, une soirée où, avec l'aide de trois ou quatre musiciens recrutés par Max, on exécutait toute sorte de musique de chambre. L'exécution, sans être irréprochable, était parfois assez bonne pour satisfaire même un juge difficile. Le nombre des auditeurs augmentait insensiblement. Mme Thillard et sa mère, M. Durosoir, Destroy, Rodolphe et quelques autres, formaient déjà le noyau d'une société qui allait se développer et s'étendre jusqu'à faire la maison trop petite. Bien des témoins desdites séances musicales ne se gênaient pas pour en parler au dehors. Dans le milieu où avait précédemment vécu Clément, où il avait été vilipendé, regardé comme le plus abject des hommes, d'où finalement il avait été ignominieusement repoussé, chassé, circulaient mille détails à sa louange qui y donnaient grandement à réfléchir. Celui que, d'une voix presque unanime, on avait été jusqu'à proclamer un misérable passible de la cour d'assises dépouillait peu à peu, aux yeux mêmes de ses plus implacables accusateurs, ses souillures, ses sentiments crapuleux, ses travers, ses vices, ses fautes, et cessait d'être criminel et répugnant pour devenir un personnage digne de considération. Avec des gradations ménagées, pour sauvegarder les apparences, on allait actuellement à sa rencontre. Il n'apercevait plus que des visages avenants et gracieux. Il trouvait chaque jour quelque nouveau nom chez son concierge. On l'accablait littéralement d'offres de service. Il ne devait pas tarder enfin à être effrayé du chiffre de ses amis et à se voir contraint d'en consigner la moitié à sa porte. Cependant, la pauvre Rosalie ne se rétablissait pas; sa vie continuait d'être une alternative régulière de convalescences et d'agonies. Sur les instances des deux époux, quand Clément était à son bureau, Destroy venait la voir fréquemment dans la journée. Il la trouvait quelquefois calme, mais le plus souvent sous l'empire d'un morne accablement. Il fut un jour bien surpris de l'objet de ses préoccupations. Son abattement était plus profond que de coutume; elle semblait la proie de rêveries funèbres. Max essaya quelque temps, sans y réussir, de l'arracher à cet état douloureux. Enfin, relevant la tête, et attachant sur son ami de longs regards mélancoliques: «Croyez-vous, cher Max, dit-elle d'une voix altérée, qu'il y ait un Dieu?» Destroy l'examina avec étonnement. «Oui, fit-il, je le crois. --Et après la mort, pensez-vous qu'il y ait quelque chose?» L'étonnement de Max devenait de la stupeur. «Je ne saurais concevoir, dit-il, comment périrait l'âme d'un corps qui ne doit subir qu'une transformation. --Ainsi, il se pourrait qu'il y eût des châtiments?» La question était embarrassante; en trois mots, Rosalie en disait plus qu'il n'en faut pour déconcerter mille sages personnes qui ne sont point pénétrées de la science péremptoire des théologiens. Destroy balança à répondre. De l'air d'un homme que la crainte des sarcasmes intimide: «Je crois, dit-il enfin, qu'il est des lois morales comme il en est de physiques; et, de même que, si ces dernières étaient troublées, il en résulterait infailliblement un désastre, je suis convaincu qu'on ne peut enfreindre les autres sans qu'il s'ensuive, dans le monde de l'esprit, un malaise qui, pour cesser, exige une expiation. --Mais enfin cette expiation est-elle individuelle? dit Rosalie de plus en plus inquiète. --En même temps qu'elle est individuelle, repartit Max, tous les hommes en souffrent à un degré quelconque. Rivés à la même planète, englobés dans la même atmosphère, quoi que nous fassions, notre solidarité en toutes choses est permanente et fatale, dans les joies comme dans les douleurs, dans les bonnes actions comme dans les mauvaises. --Tout cela ne me dit pas ce que je voudrais savoir, fit Rosalie avec une sorte d'impatience. Moi, par exemple, en supposant que j'aie commis de grandes fautes, souffrirai-je après ma mort? --Est-il donc si ridicule de penser, répliqua Destroy, qu'au cas où la somme de vos douleurs ne sera pas adéquate à celle de vos péchés, vous rajeunirez dans la mort pour continuer l'expiation? --Qu'importe! dit précipitamment Rosalie, si je perds le souvenir de ma vie antérieure. --En souffrirez-vous moins pour ignorer la raison de votre supplice? dit Max. Au reste, reprit-il, dans l'existence qui embrasse ses crimes, il est au moins douteux que l'homme ne subisse pas en partie son châtiment. Admettez seulement qu'il ait une famille, la seule pensée de transmettre à ses enfants un héritage de malheur n'est-elle pas suffisamment effroyable? --Hélas! hélas!» fit Rosalie qui se cacha la tête dans ses mains et éclata en sanglots. Destroy, bien que tout cela lui parût singulièrement étrange, ne voulut voir dans cette explosion de chagrin que l'effet de scrupules outrés. Peu après, Clément revint de son bureau. Accoutumé de longue date à voir les sombres tristesses de sa femme, il ne prit pas même garde à la trace de ses larmes récentes. Au surplus, il était préoccupé. D'un ton sarcastique et en termes injurieux, il déclara qu'il communiait le lendemain et conseilla à sa femme, puisque aussi bien sa faiblesse la dispensait de cette _ignoble comédie_, de se confesser au moins plus souvent qu'elle ne faisait. Rosalie, pour la première fois peut-être, ne cacha point son affliction de l'entendre parler avec cette irrévérence. «Quoi? qu'est-ce? fit Clément avec une colère hautaine. Les lieux communs de l'abbé auraient-ils fait impression sur toi?... N'oublie pas, ajouta-il avec une énergie effrayante, que je ne veux même pas de l'ombre d'un tiers ou d'une pensée entre nous deux! Plutôt que d'être à la merci d'un prêtre, je préférerais subir le dernier supplice!» Max penchait la tête d'un air soucieux. «Serais-tu jaloux d'un vieillard?» demanda Rosalie en s'efforçant de sourire. Loin de protester contre cette façon d'interpréter sa colère, Clément se calma tout à coup et changea brusquement de conversation. Il était rare qu'un jour s'écoulât sans être marqué par quelque incident nouveau. Ainsi, dans la même semaine, Destroy se trouvant auprès de Mme Thillard, légèrement indisposée: «Il paraît, lui dit celle-ci, que votre M. Clément a été jadis commis dans notre maison? --Comment l'avez-vous appris? demanda Max curieusement. --Par Frédéric, dit Mme Thillard, qui est allé prévenir Mme Rosalie de mon indisposition....» Elle ajouta que le vieillard avait rapporté les plus pénibles impressions de cette visite. Clément, troublé d'abord en l'apercevant, s'était bientôt montré envers lui aussi expansif qu'il venait d'être réservé. Il ne s'était pas borné à lui faire voir son appartement, il avait encore prétendu lui raconter son histoire jusque dans les plus minimes détails, et l'avait obligé d'examiner ses livres, sous le prétexte de lui demander s'ils étaient bien tenus. Frédéric avait été d'autant plus frappé de ce dernier souci, que lesdits livres annonçaient un comptable de premier ordre. En dépit de son aisance, de sa vie laborieuse et de sa dévotion, Clément avec sa figure ravagée, ses yeux hagards, ses manières ambiguës, n'avait inspiré au vieillard ni confiance ni sympathie. Celui-ci allait jusqu'à s'affliger, sans trop savoir pourquoi, il est vrai, des relations de Mme Thillard avec ce _sinistre personnage_. «Pour ma part, continua Mme Thillard, je suis désolée de n'avoir pas su le fait plus tôt. Sans fausse fierté, j'eusse probablement refusé d'aller dans cette maison, et j'eusse sagement fait. Il faut bien vous le dire, si Mme Rosalie m'inspire de la compassion, j'ai à l'endroit de son mari des sentiments analogues à ceux de mon vieux Frédéric: il me cause une répugnance que je ne puis réussir à surmonter.» Le lendemain même de ce jour, Destroy alla chez Clément, qui le reçut avec humeur. «Es-tu fou? s'écria-t-il. Comment! tu vas t'amuser à catéchiser Rosalie! A quoi penses-tu? Qu'avais-tu besoin de lui dire qu'il y a un Dieu, une vie éternelle, des châtiments, et le reste? --J'ai répondu à ses questions, dit Max, voilà tout. --Il fallait alors lui répondre, dit Clément avec énergie, qu'il n'est de Dieu que pour les idiots, que la mort c'est le néant, que les châtiments et les récompenses sont des inventions saugrenues de l'homme. --A cause de quoi? fit Max interdit. --Tu ne veux pas, j'imagine, apporter le trouble dans mon ménage! répliqua Clément d'un trait. Voilà maintenant que Rosalie ne me laisse de repos ni jour ni nuit, et me fatigue de tous ces rabâchages.... J'attends de toi un service. --Quel est-il? --Il faut que tu défasses ton ouvrage; que, par insinuations, tu étouffes, dans l'esprit de ma femme, la mauvaise graine que tu y as semée. --Je ne puis faire cela, dit Max fermement. --Ainsi donc, s'écria Clément furieux, il faut, parce que cela te plaît, que je souffre, moi, que je sois crucifié pour des opinions sur lesquelles je crache! --Je te promets seulement, repartit Destroy, d'éluder les questions de Rosalie, s'il arrive qu'elle me questionne de nouveau là-dessus. --Eh bien, d'accord, dit Clément. Tu souffriras en outre, sans souffler, que je la raille devant toi de ses sottes visions.» Ils parlèrent ensuite du vieux Frédéric. «Que fait-il? demanda Clément. Il est donc au service de ton amie? --Ah! fit Destroy avec enthousiasme, ce vieillard est réellement admirable! Quarante-cinq de ses années, il en a soixante, ont été comblées par le travail. La perte totale de ses économies, à la mort de son patron, ne lui a pas arraché une plainte. Il ne s'est préoccupé que de Mme Ducornet et de sa fille. Il les a contraintes d'accepter ses services et s'en est constitué le serviteur presque de force. Il se tient toute la journée à la disposition de Mme Thillard. Non content de cela, il emploie les deux tiers peut-être de ce qu'il gagne le soir à tenir des livres, au soulagement des deux femmes. --C'est un vieil imbécile!» fit sur-le-champ Clément d'un air de dédain suprême. IX. A la campagne. Il y avait environ quatre mois que Rosalie n'avait vu son enfant; elle en parlait sans cesse, elle se mourait de l'envie de l'embrasser. Dans ce désir, chaque jour plus vif, elle puisa passagèrement quelques forces. Il fut convenu, un samedi soir, entre elle, son mari et Max, que le lendemain ils iraient tous trois à Saint-Germain. A en juger par les dispositions de la pauvre femme, au départ, il eût été difficile d'augurer mal du voyage. Le contentement agissait sur Rosalie au point de ramener sur sa figure des apparences de santé. La rapidité du convoi, le grand air, les panoramas pleins de soleil qui défilaient sous ses yeux, accumulaient en elle impression sur impression et la plongeaient dans le ravissement. Le sang colorait ses joues pâles; ses yeux brillaient de plaisir et éclairaient tout son visage; elle semblait décidément renaître. Son mari épiait les progrès de cette transformation d'un air d'intérêt non équivoque et en marquait une vive joie, ce qu'il faisait, comme toujours, au moyen de plaisanteries d'un goût contestable. Destroy, de son côté, observait ces détails avec plaisir et y voyait les présages, pour Clément et sa femme, d'une journée exceptionnellement calme et heureuse. Chose surprenante, qui troubla profondément Destroy, ce qui, dans sa pensée, devait compléter le bonheur de ses amis et l'étendre, y mit brusquement un terme. Tout en Rosalie s'effaça d'abord devant l'amour maternel. A peine eut-elle passé le seuil du domicile de la nourrice, que, courant au berceau de son fils, elle saisit l'enfant dans ses bras et le couvrit de caresses et de larmes. Elle l'envisagea ensuite avec une curiosité fébrile, comme pour juger de sa mine et de sa croissance. Le jour de la fenêtre tombait en plein sur l'enfant. L'examen auquel se livrait la mère produisit instantanément sur elle l'effet d'une catastrophe. Elle redevint pâle; son oeil s'ouvrit outre mesure; la consternation, puis l'épouvante, se répandirent sur son visage. Clément, lui aussi, perdait soudainement sa gaieté. Il regardait cette scène, le front plissé, les sourcils joints, l'air morne et plein d'inquiétude. Max comprenait d'autant moins ce qu'il voyait, que l'enfant, qui pouvait avoir quinze mois, outre qu'il était d'une beauté remarquable, paraissait, pour son âge, doué d'une force peu commune. Il avait les joues et les lèvres roses, de grands yeux noirs, des sourcils arqués qui semblaient dessinés avec un pinceau, et, par-dessus cela, d'épais cheveux bruns, soyeux et bouclés, qui rehaussaient encore la blancheur éclatante de son teint. «Regarde!» fît tout à coup Rosalie d'une voix éteinte en présentant l'enfant à son mari. Clément le prit dans ses bras et considéra attentivement ses traits. Il le rendit presque aussitôt à la mère avec des marques de doute et de terreur. «Ton obstination n'est pas raisonnable, balbutia-t-il en détournant la tête. Je te jure que tu te trompes.» Et il se mit à mesurer la chambre à grands pas. «Il est bien mignon, disait la nourrice avec un attendrissement affecté. On en fait ce qu'on veut. S'il ne rit jamais, il ne pleure pas non plus. Quand il a ce qu'il lui faut, il ne bouge pas plus qu'un terme; on dirait qu'il réfléchit.» L'enfant, pendant ce temps-là, regardait alternativement son père et sa mère d'un air glacial et ajoutait ainsi à leurs angoisses. Clément parut incapable de supporter plus longtemps le poids du regard de son fils. «Voyons, la mère, dit-il d'un ton impérieux à la nourrice, prenez l'enfant, tandis que nous irons faire un tour dans la forêt.» Rosalie adressa à son mari un regard rempli de mélancolie et de découragement. «Bah! fit Clément en haussant les épaules. Sortons!...» Durant la promenade, Clément, en apparence maître de lui-même, essaya plusieurs fois de rompre un silence pénible; mais ni Rosalie, plongée dans une invincible prostration, ni Max, sous l'empire d'impressions puissantes, ne le secondèrent. Ce n'était plus seulement l'étonnante pantomime de Clément et de sa femme, à la vue de l'enfant, qui troublait Destroy; à cela se joignaient, pour le bouleverser, les remarques que lui avait suggérées l'observation attentive de ce même enfant. Au fond de son souvenir gisait une physionomie identique à celle du fils de Rosalie. Où l'avait-il vue? C'est ce qu'il ne pouvait se rappeler. Puis, cet enfant ne ressemblait nullement ni à son père ni à sa mère. Il n'avait pas seulement une chevelure d'un noir de jais, quand Clément et Rosalie avaient des cheveux qui tiraient sur le blond, il avait encore des traits qui leur étaient totalement étrangers. Outre cela, ce qui frappait bien davantage, sa jolie figure n'annonçait ni sensibilité, ni intelligence; elle conservait, même sous les plus tendres caresses, l'impassibilité de l'idiotisme. Les agaceries de sa nourrice n'étaient pas parvenues à le faire sourire; ses lèvres étaient restées closes comme son coeur semblait muet. Il s'était borné à examiner opiniâtrement son père et sa mère avec une indifférence stupide. Destroy, qui aimait beaucoup les enfants, avait ressenti insensiblement une telle froideur à l'examen de celui-ci, qu'il n'avait pas même songé à l'embrasser. Vingt sensations l'avaient assailli graduellement, et sa curiosité, un moment assoupie, au sujet du mystère qui pesait sur l'existence de Clément, s'était réveillée avec une intensité nouvelle. Après avoir dîné dans une guinguette, ils retournèrent chez la nourrice. L'enfant dormait. Clément ne voulut pas qu'on le réveillât. La mère se contenta de le baiser au front et de le mouiller silencieusement de larmes. Clément oublia de le caresser, tant il avait hâte de quitter cet intérieur. En gagnant la voiture, Max l'entendit qui disait à Rosalie: «Pourquoi te faire tant de mal? Avec le temps, il changera sûrement de visage. Je ne vois d'ailleurs dans cette ressemblance que l'effet d'un hasard comme il y en a tant.» Rosalie secoua douloureusement la tête. Cette journée qui, au départ, promettait d'être si joyeuse, s'assombrit tout à coup, comme on l'a vu, puis se termina d'une façon lugubre. Fatiguée par le voyage, déçue dans son amour de mère, sous le poids de lourdes et cruelles pensées, Rosalie fut à peine de retour dans sa maison qu'elle eut des spasmes, suivis d'un long évanouissement. Il en fut de sa nouvelle convalescence, qu'un moment on avait pu croire sérieuse, comme des autres; ses anciennes faiblesses la reprirent; les instants de répit que, de temps à autre, lui laissa encore son mal, furent plus que jamais illusoires; son état maladif empira chaque jour plus ostensiblement. X. Soirée musicale. Clément donna une grande soirée, sans troubler l'ordre de ses soirées habituelles. Depuis plusieurs années, Rodolphe, jetant sa gourme, comme on dit, racontait en style de précieuses, au bas d'un petit journal, les menus détails de sa vie intime. Dans ces feuilletons, Rodolphe, qu'on eût pu surnommer le _Bas-de-Cuir_ de la pièce de cent sous, tant il passait de temps et dépensait d'adresse à la chasse de ce gibier métallique, s'adjugeait le privilège de s'y moquer de lui-même et des autres avec infiniment de grâce et d'esprit. Il y avait fête chez bien des gens le jour où le nom de Rodolphe rayonnait à l'un des angles du petit journal. Cependant, un dramaturge, fort habile, quoique jeune, avait eu l'idée, à l'instigation d'un tiers, de compiler les feuilletons de Rodolphe, d'en trier les plus amusants personnages, d'en extraire les dialogues, d'en pressurer l'esprit, et d'infuser le tout dans les cinq actes d'une intrigue plus ou moins attachante. Cette sorte de bouillabaisse dramatique venait d'avoir un éclatant succès. C'était en l'honneur de cet événement que Clément organisait une fête à laquelle il conviait autant de personnes que son salon, agrandi de sa salle à manger et du cabinet où il travaillait, pouvait en contenir. Au moment où Destroy arriva, la réunion était déjà nombreuse. Il présenta à Clément deux ou trois musiciens de ses amis, entre autres un pianiste dont les improvisations pleines de mérite et quelques morceaux gravés promettaient un compositeur. Max fut soudainement frappé de surprise. Levant les yeux sur un groupe, il venait d'apercevoir de Villiers lui-même, causant avec Rosalie et lui faisant sa cour avec empressement. Pour le distraire des pensées pénibles qui l'inquiétèrent en cette occasion, il ne fallait pas moins que le plaisir de regarder Mme Thillard, auprès de qui se tenaient Mme Ducornet et le vieux Frédéric, et la curiosité de passer en revue la physionomie des invités. Près de la cheminée, accolé au marbre, se tenait M. Durosoir, le juge d'instruction. Invariablement habillé de noir et en cravate blanche, il avait reçu le surnom de _Spectre_, sans doute à cause de sa grande maigreur, de son teint jaune, de son petit oeil gris invisible, de ses airs mystiques et de sa voix sépulcrale. Quoique parlant avec lenteur et s'arrêtant quelquefois au milieu d'une phrase, comme s'il eût été bègue, ce qui provenait d'une certaine difficulté d'élocution, toujours est-il qu'il savait intéresser et émouvoir, notamment dès qu'il daignait entrer dans le détail des instructions qu'il avait faites. Il causait alors avec un poète chez lequel une aptitude décidée pour les spéculations les plus ardues n'excluait pas une poésie solide, chaude, colorée, essentiellement originale et humaine. Destroy compta encore quelques artistes et gens de lettres, et plusieurs femmes qu'il voyait pour la première fois. Au reste, la porte du salon ne discontinuait pas de s'ouvrir et d'encadrer de nouvelles figures. Le héros de la fête n'avait pas encore paru. Une rumeur l'annonça. Il vint en compagnie d'une dame, laquelle, malgré la blancheur de sa peau et ses traits réguliers, rappelait bien plutôt une belle écaillère que ce que l'imagination entrevoit sous le titre de duchesse. Elle pouvait d'ailleurs avoir trente-cinq ans. Elle était de la famille des tours par l'opulence de ses formes. Sa robe décolletée, en velours grenat d'une fraîcheur contestable, devait avoir servi à bien des _Marguerites de Bourgogne_ avant de tirer l'oeil des chalands du Temple. Elle avait aux oreilles, au cou, à la ceinture, aux poignets, au moins deux livres pesant de bijoux en chrysocale ou en pierres fausses. A ses cheveux bruns, dont les myriades de vrilles pendillaient de chaque côté des tempes, étaient artistement mêlés à la fois un double cordon de perles, un léger feuillage, une grappe de raisins blonds, des roses naines, des cerises et une tulipe panachée de blanc et de violet, dite veuve, de telle sorte que sa tête ressemblait à un verger en miniature. Il faut croire que Clément avait ouï parler des locutions peu académiques à l'usage de cette grosse personne, car il ne l'eut pas plutôt aperçue, qu'il courut au-devant de Rodolphe d'un air effrayé et lui dit précipitamment à voix basse, du ton de la menace: «Perds-tu la tête de m'amener cette créature? Je te déclare que je ne souffrirai pas la plus légère inconvenance, et que si elle a le malheur d'ouvrir la bouche, j'affirmerai aux gens curieux de la connaître, que tu es marié avec elle.» Rodolphe se le tint pour dit. Il rejoignit sa dame, la prit par la main, la présenta à Rosalie, la conduisit ensuite à un fauteuil et s'assit à côté d'elle. «Douce amie,» lui dit-il à l'oreille, mais assez haut pour que Max entendît, «je suis jaloux plus qu'un tigre du Bengale, jaloux à faire comme Othello pour un simple regard. Daignez donc tirer le verrou sur vos lèvres, et conserver pour moi tous les trésors de votre conversation. Si quelque renard, affriolé par les raisins de votre tête, venait à rôder aux alentours, gardez-vous bien d'imiter le corbeau et d'ouvrir votre joli bec, sinon je vous répudie comme une Messaline, si je ne vous étouffe comme une Desdémona.» La reine de théâtre sourit, regarda Rodolphe en coulisse et agita sa tête, qui rendit un son comparable à celui de feuilles sèches secouées par un vent d'automne. Là-dessus, Rodolphe, un peu rassuré, se leva, pirouetta sur ses talons, et dit à Max: «Décidément, Clément vise au prix Montyon ou veut être couronné rosière.» Rosalie, au milieu de l'affluence de personnes qui s'empressaient autour d'elle, avait le visage riant et semblait heureuse. Sous une robe en satin bleu clair, garnie de dentelles aux épaules, au corsage, aux manches et à la jupe, à cause de sa pâleur maladive, de son oeil voilé, de ses lèvres blanches, elle faisait songer aux peintures ascétiques de Lesueur. A côté d'elle brillait l'or de la reliure d'un album magnifique, vierge encore du crayon et de la plume. Son mari, qui n'avait rien tant à coeur que de la distraire, le lui avait offert le matin même, en l'invitant à profiter de la soirée pour le faire couvrir d'_illustrations_. Rodolphe, le premier dont naturellement. elle mit l'obligeance à l'épreuve, s'exécuta de bonne grâce et écrivit sur l'un des feuillets ce passage, destiné sans doute à l'une de ses prochaines nouvelles: Cette pure colombe s'est laissé fasciner par le regard vainqueur d'un farouche milan avec qui elle plane dans les régions bleues d'un platonisme transcendant. La complaisance de Rodolphe porta bonheur à l'album, qu'on se passa de main en main, et qui, en moins d'une heure, s'enrichit de toutes sortes d'autographes. M. Durosoir, encore sous l'influence d'une discussion fort vive sur les romans, mit son nom à la suite de cette pensée, ou mieux de cette boutade: Les romanciers sont des brouillons qui tendent incessamment à déplacer l'axe de toutes choses. Deux ou trois feuillets plus loin s'épanouissait cette opinion d'un critique à qui Clément avait fait voir l'ébauche sur panneau d'une _Résurrection_ qu'on attribuait à Jouvenet: On pourrait dire de Jouvenet qu'il peint au courant du pinceau, comme on dit d'un calligraphe qu'il a une belle écriture courante. Après un autographe musical du pianiste, consistant en un canon à trois voix, qui, lu à rebours, produisait un deuxième morceau parfaitement régulier, le poëte, dont il a été parlé, transcrivit ce sonnet de mémoire: Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire, Que diras-tu, mon coeur, coeur autrefois flétri, A la Très-Belle, à la Très-Bonne, à la Très-Chère, Dont le regard divin t'a soudain refleuri? Nous mettrons notre orgueil à chanter ses louanges; Rien ne vaut la douceur de son autorité; Sa chair spirituelle a le parfum des anges, Et son oeil nous revêt d'un habit de clarté. Que ce soit dans la nuit et dans la solitude, Que ce soit dans la rue et dans la multitude, Son Fantôme en dansant marche comme un flambeau; Parfois il parle et dit: Je suis belle et j'ordonne Que pour l'amour de Moi vous n'aimiez que le Beau, Je suis l'Ange gardien, la Muse et la Madone. Finalement, Rosalie n'eut qu'à se louer de la bienveillance avec laquelle poëtes, peintres, musiciens, etc., alternèrent sur son album la prose, les vers, les croquis et les spécimens de calligraphie musicale. Pendant ce temps-là, Rodolphe, sautillant, communiquait sa gaieté aux personnes les plus graves. Ayant avisé un confrère capable de lui donner la réplique, il convertissait sa langue en raquette et jouait au volant avec des mots et des concetti. Il adressait en outre des madrigaux à toutes les femmes, notamment à la dame aux raisins dorés, qui buvait, mangeait, riait, branlait la tête, mais ne soufflait mot. De temps à autre on cessait de causer pour entendre soit un quatuor, soit un trio, soit une sonate pour piano, violoncelle ou violon, soit un morceau de chant. Le pianiste, à son tour, avec cette bonne grâce et cette discrétion que ne connaissent point les plates médiocrités, qui finissent par ne plus finir après s'être laissé implorer comme des demi-dieux, se mit au piano sans se faire prier, et joua, à la demande d'un groupe, quelques-unes des _Romances sans paroles_ de Mendelssohn. M. Durosoir, dont on se plaisait à provoquer les souvenirs, s'interrompit et prêta l'oreille à ces suaves et nébuleuses compositions. Aux prises avec une mélancolie croissante, Max, auprès de qui Clément était venu s'asseoir, s'absorbait de plus en plus dans la contemplation de Mme Thillard, dont la splendide beauté empruntait un nouvel éclat à la profusion des lumières et à l'atmosphère musicale qui l'enveloppait. Il semblait que Destroy connut l'envie et qu'il souffrît de n'avoir point à mettre aux pieds de cette femme adorable une gloire analogue à celle de son ami Rodolphe. Animé d'une joie amère et méchante, Clément, qui, selon l'ordinaire des gens systématiquement corrompus, prétendait aux propriétés des maladies contagieuses, ne perdait pas une si belle occasion de distiller sa philosophie méphistophélique. Il voulait voir, dans le spectacle qu'il avait sous les yeux, une preuve éclatante de ses théories. D'un air et d'un accent où se révélaient ses sentiments odieux, il passait la revue des convives et imaginait, la chose la plus vaine, que les misères et les joies étaient réparties sur la tête de chacun d'eux à tort et à travers, avec la plus parfaite injustice. Il en vint à Rodolphe, dont rien, à ses yeux, ne justifiait la bonne aventure; puis _à cette grosse bourgeoise_, informe et sans esprit, mère de famille, qui, dans l'oubli _de ce qu'on appelle ses devoirs_, trouvait mille caresses pour son imbécile vanité. «Te paraîtrait-elle digne d'envie? interrompit Destroy avec impatience. --En attendant, répliqua Clément aussitôt, les hautes qualités de ta Mme Thillard n'ont déterminé que son martyre!...» Max haussa dédaigneusement les épaules. «Faut-il donc, continua Clément blessé au vif, que je te parle encore de Rosalie et de moi?... Rappelle-toi ce que je t'ai dit: J'aurai de l'argent et je deviendrai un personnage. Me suis-je trompé? J'ai l'estime, voire l'amitié d'hommes considérables; des magistrats et des prêtres fréquentent dans ma maison; j'ai des amis et des flatteurs à n'en savoir que faire. Je deviens estimable aux yeux mêmes de ton ami de Villiers, lequel, entraîné par le courant, ne dédaigne plus de venir chez moi. Je pourrais mener ma femme dans les plus respectables familles avec la certitude de l'y voir bien accueillie. Cependant, pauvre Max, au point de vue de vous autres gens honnêtes, je ne sais pas vraiment s'il est au monde deux créatures plus viles que nous. Le mystère et l'hypocrisie sont nos seuls talismans. Avec l'horrible fait que j'ai sur la langue, je produirais ici plus d'épouvante que ne ferait l'éboulement d'un plafond....» Il se rapprocha de Destroy et poursuivit d'une voix plus basse: «Rosalie n'a pas toujours été timorée comme tu la vois actuellement. Profitant de sa nature de cire, je l'avais pétrie et moulée exactement sur moi. Un moment, je l'ai connue avec une incrédulité plus robuste que la mienne, et capable de me prouver qu'en fait de mal je n'étais qu'un enfant. Il faut remonter à l'époque où j'allais être contraint d'entrer chez Thillard-Ducornet. Nous demeurions alors dans un hôtel misérable de la rue de Bucy. Objet de dégoût et de réprobation, le corps brisé par des courses stériles, j'avais, en pure perte, rempli vingt lettres de récits navrants et de prières. De mon imagination, pressurée dans tous les sens, je ne parvenais plus à extraire même l'apparence d'un expédient. Grelottant de froid et mourant de faim, Rosalie et moi nous nous regardions avec désespoir. Tout à coup surgit simultanément en nous l'idée d'une ressource infernale qui, à cette heure encore, me cause un frisson mortel. Je ne prends pas plaisir à te scandaliser. En présence de ce que nous paraissons, je ne songe qu'à te faire voir ce que nous sommes. Par ma fuite, Rosalie eut ses coudés franches.... Qu'ajouterais-je de plus? A ta pâleur, je vois que tu comprends. Nous mangeâmes ce soir-là, mais seulement ce soir-là! Il en résulta pour nous un supplice, des inquiétudes tellement intolérables, que, tout en étant d'accord sur ce point, qu'il n'est de malhonnête et d'infâme que la misère, nous dûmes aussitôt renoncer à cet exécrable commerce...» Max, la tête penchée, dans une immobilité de pierre, étouffait et suait de terreur. Ce qu'il venait d'entendre était en même temps pour lui un trait de lumière. Il était enfin convaincu de connaître la source des remords qui empoisonnaient l'existence de Rosalie et en faisaient une agonie permanente, et il se sentait pris d'une incommensurable pitié pour cette malheureuse qui, au moins, avait conscience d'une dégradation que son mari confessait avec une aussi révoltante impudence. XI. Étrange intermède. Cependant, dans le salon, il se produisait peu à peu un silence motivé qui contraignait décidément Clément à se taire. Bien des éclaircies se remarquaient déjà parmi les invités: Rodolphe et sa dame, de Villiers et nombre d'autres avaient disparu; si bien que la foule de tout à l'heure se réduisait actuellement à environ une vingtaine de personnes. Le pianiste, pour avoir fermé le cahier des _Romances sans paroles_, n'en restait pas moins au piano, sur lequel il préludait. Son auditoire était allé grossir celui qui faisait cercle autour du juge d'instruction. La voix de celui-ci, lente et grave, s'élevait graduellement en raison même du bruit décroissant des conversations particulières et dominait à la fin jusqu'aux plus légers chuchotements. Elle parvenait ainsi jusqu'aux oreilles du pianiste, lequel, étouffant les cordes avec les sourdines et s'effaçant sans y songer dans une harmonie nuageuse, prêtait une attention croissante au récit de M. Durosoir. «On vante beaucoup trop, selon moi, disait le magistrat, l'habileté de nous autres juges d'instruction et celles des agents placés sous nos ordres. Réduits à nos seules forces, nous serions bien souvent dans l'impuissance de réunir les éléments nécessaires au prononcé d'une condamnation. Quoi qu'on dise de la maladresse incurable des criminels, je vous jure qu'il s'en rencontre qui mettraient en défaut même des esprits bien autrement perspicaces que ne le sont les nôtres. Il y a tel de ces gens-là qui a quelquefois du génie en son genre....» Ce début frappa Clément de stupeur. Il tressaillit comme l'homme qu'on tire brusquement d'un demi-sommeil, et fixa sur le juge des yeux remplis d'anxiété. «Ma longue carrière et mon expérience me permettent d'affirmer, continua M. Durosoir, que malgré une police exemplaire, bien des crimes resteraient impunis, n'était, il faut lâcher le grand mot, l'intervention des hasards providentiels. Entre des preuves multipliés de ce que j'avance, je choisirai un fait curieux, tout récent....» Ce n'est pas à dire que M. Durosoir prétendît à des succès de beau diseur; c'était même à son insu que tant d'oreilles l'écoutaient. Une fois engagé dans son récit, la difficulté de rappeler ses souvenirs, d'enchaîner ses idées et de trouver ses expressions, lui donnait un travail qui l'absorbait complètement et lui ôtait jusqu'à la faculté de percevoir ce qui se passait autour de lui. Il semblait que ce fût tout simplement un greffier devant la cour, récitant de mémoire un acte d'accusation. Voici: «Le locataire d'une grande maison, sombre, misérable, du douzième arrondissement, vieillard de soixante et quinze ans, du nom de Lequesne, n'avait pas été vu de ses voisins depuis plusieurs jours. Accompagné d'agents et d'un serrurier, le commissaire de police dudit arrondissement se rendit sur les lieux et procéda à une enquête. La serrure fut forcée. On trouva en entrant la clef à terre, près de la porte. A la vue d'un cadavre déjà en décomposition, de deux réchauds éteints, on fut convaincu sur-le-champ que Lequesne s'était suicidé. Ce qui ajouta à cette conviction fut que, dans la chambre, tout témoignait d'un horrible dénûment. Il n'y avait au reste qu'une opinion sur ce vieillard. Inscrit au bureau de bienfaisance, vivant d'aumônes au su et au vu de tout le monde, d'un extérieur sordide, d'un caractère défiant et taciturne, il n'inspirait pas le moindre intérêt. Sa famille, s'il en avait une, n'était pas connue. On le transporta à la Morgue; personne ne vint l'y réclamer; il n'en fut pas autrement question....» Clément voulut évidemment empêcher M. Durosoir d'aller plus loin. De l'air d'un homme qui n'a pas la tête saine, il se leva tout d'une pièce, marcha rapidement et bruyamment au travers de ses convives, au risque d'en heurter quelques-uns, demanda un verre d'eau à haute voix, d'un ton brusque, puis se tourna vers le pianiste et le pria de jouer quelque chose; mais il ne causa que de la surprise et ne troubla que momentanément l'attention qu'on prêtait au conteur. Fasciné, en quelque sorte, par les regards qui semblaient lui demander compte de son tapage, il courba la tête, et revint soucieux, consterné, s'asseoir auprès de son ami, tandis que l'imperturbable juge reprenait: «Deux années plus tard, une femme plus que sexagénaire, demeurant rue Saint-Jacques, et bien connue aux alentours sous le nom de _mère Durand_, était étranglée et volée, à trois heures de l'après-midi, dans une chambre qui n'était séparée que par une cloison d'une boutique où l'on venait manger à toute heure du jour. «La vitrine de la rue n'avait point de rideaux; du dehors, on voyait le comptoir à gauche, les fourneaux à droite; plus loin se dressaient les tables. Sur le feu des fourneaux, les marmites exhalaient leurs odeurs habituelles; des clients attendaient la maîtresse du logis et s'impatientaient de ne pas la voir. Las d'appeler et de frapper les verres de leurs couteaux, deux d'entre eux allèrent questionner l'épicier voisin sur l'absence prolongée de l'hôtesse. L'épicier présuma que la vieille femme avait été prise d'une indisposition subite dans sa chambre du fond. Plus hardi que les ouvriers, il pénétra dans cette chambre et y trouva effectivement la pauvre vieille renversée à terre et ne donnant plus aucun signe de vie. A l'une de ses mains pendait un trousseau de clefs, de l'autre elle serrait une pièce de vingt francs, et la direction de son corps indiquait qu'au moment de sa chute elle se disposait à ouvrir son armoire. Pendant qu'un autre voisin, pâtissier de son état, se chargeait d'éteindre les fourneaux, on courut chercher un médecin. Il en vint deux successivement. Le premier jeta un coup d'oeil hâtif sur le cadavre et déclara aussitôt qu'elle était morte d'apoplexie foudroyante; mais l'autre, moins pressé ou plus consciencieux, à la suite d'un examen attentif, constata à la figure et à la gorge des traces de violence, et affirma que cette vieille femme avait péri par la strangulation. Une instruction suivit....» Le magistrat, à cet endroit, fit une pause pour reprendre haleine. Il s'établit un silence à faire supposer qu'un cauchemar oppressait toutes les poitrines. On put du moins mesurer la vivacité de l'intérêt et de l'impression que causait M. Durosoir. «Mille francs, poursuivit-il, avaient disparu de l'armoire de la vieille femme. Un sarrau en toile bleue, trouvé sur le théâtre du crime, témoignait du passage de l'assassin et du voleur. Les deux voisins, l'épicier et le pâtissier, mandés au parquet, donnèrent le signalement d'un individu aux allures suspectes, qui, dans l'établissement, à l'heure où l'on découvrait le cadavre, élevait la voix et demandait d'un ton brutal _si on ne lui donnerait pas bientôt à manger_. Les témoins, à qui cet homme était inconnu, avaient tous deux été frappés de la dureté de ses traits et de son accoutrement. Sa casquette en velours jaunâtre, à côtes, sa veste en drap roux, son pantalon à raies, étaient encore devant leurs yeux. Ce signalement fut transmis aux agents de la police de sûreté, qui, sans perdre un instant, se mirent en campagne. «Disséminés dans les cabarets du voisinage, ils ne tardaient pas à mettre la main sur un individu exactement semblable à celui qu'on leur avait signalé. Les témoins, avec qui il fut confronté, crurent en effet le reconnaître, mais non sans faire quelques réserves. Il marqua au reste une extrême surprise, se défendit énergiquement du crime dont on le soupçonnait, et se montra parfaitement rassuré sur les suites de l'affaire. Toutes ses réponses furent précises, catégoriques. Il s'appelait Bannes, il était marié, il travaillait chez un corroyeur, demeurait rue des Noyers. Une descente eut lieu dans son domicile. Tout y respirait l'aisance. On n'y trouva de suspect qu'une somme de quatre cents et quelques francs cachée sous le linge d'un tiroir. La femme, d'abord émue de ces perquisitions, répondit toutefois sans balancer que cet argent représentait leurs économies. Bannes fit une réponse identique. En même temps que des agents, répandus dans les environs, prenaient des renseignements sur les deux époux, le patron de Bannes était questionné, et l'on apprenait, d'une part, que ceux-ci vivaient dans l'abondance, qu'ils ne se refusaient rien, payaient tout comptant; de l'autre, que Bannes travaillait tout au plus quatre jours par semaine et gagnait au maximum quatre fr. par jour. Il était donc au moins surprenant qu'il eût réalisé d'aussi grosses économies. Après cela, on ne pouvait pas non plus augurer de son passé par le présent, et conclure, de ce qu'il travaillait peu aujourd'hui, qu'il n'eût pas jadis travaillé beaucoup. D'ailleurs, le témoignage des témoins, relatif à l'identité du personnage était plus que jamais indécis. Finalement, Bannes prouva un alibi et fut relâché....» Max, dont les regards ne discontinuaient pas d'aller de Clément à Rosalie, les voyait actuellement suivre, avec une tension d'esprit excessive, ces détails de cour d'assises, qui produisaient, notamment sur Rosalie, des impressions poignantes qu'elle essayait vainement de dominer. L'inquiétude, la douleur, l'épouvante, devenaient à chaque instant plus visibles sur son visage. «Il arrive fréquemment en justice, ajouta M. Durosoir, qu'un homme est renvoyé d'une accusation sans que pour cela il soit absolument innocenté à nos yeux. Attendu que Bannes ne m'avait nullement satisfait sur l'origine de sa petite fortune, j'étais bien décidé à ne pas le perdre tout de suite de vue. J'usai d'un procédé bien simple. Pendant plusieurs mois, sans qu'il s'en doutât, je fis tenir un journal exact, quotidien, de l'emploi de ses journées, de ses heures de travail et de ses dépenses. Quand, vérification faite de son actif et de son passif, il fut raisonnable de croire à l'épuisement de ses ressources, je tombai chez lui à l'improviste. «J'eus quelque peine à cacher mon étonnement à la découverte, dans le même meuble, dans le même tiroir, à la même place, d'une somme plus élevée que la première de deux ou trois pièces d'or. Les époux, cette fois encore, me répondirent: _Ce sont nos économies_. Mais séance tenante, mon procès-verbal à la main, je les fis pâlir tous les deux avec mes calculs: «Bannes avait travaillé tant d'heures, touché tant et dépensé beaucoup plus qu'il n'avait gagné; donc, rigoureusement, à moins que deux et deux ne fissent plus quatre, non-seulement ils ne devaient pas avoir d'économies, mais il fallait encore forcément qu'ils eussent des dettes.» La femme ne sut que répondre, tandis que son mari, plus ingénieux, prétendit bientôt être rentré dans des fonds prêtés. A qui? A un camarade. Son nom? Il en inventa un. Où est-il? En voyage. C'était dérisoire. Cependant, je savais aussi que dans le temps qu'on l'avait surveillé, mon homme n'avait non plus commis aucun méfait. Partant de là, ou la logique n'était plus la logique, ou, sans chercher plus loin, Bannes, dans la chambre même où je me trouvais, devait avoir quelque part une mine d'argent plus ou moins inépuisable. «Je donnai l'ordre de mettre les tiroirs sens dessus dessous, de fouiller les matelas, de déplacer tous les meubles, et j'eus l'indicible satisfaction de constater que mes prévisions étaient justes. Dans un panneau de la boiserie, masquée en cet endroit par une lourde commode, avait été grossièrement pratiquée une petite cachette au fond de laquelle gisait une somme de neuf mille francs à peu près, partie en or, partie en billets de banque.» Clément avait les apparences d'une figure en cire ou encore d'une statue peinte; Rosalie devenait livide et paraissait lutter contre un malaise mortel: on voyait, de temps à autre, Mme Thillard se pencher vers elle avec inquiétude et s'informer de son état. «Arrêtés tous deux et mis séparément au secret, reprit le magistrat à la suite d'une nouvelle halte, le mari et la femme se renfermèrent longtemps dans un silence absolu. La femme, toutefois, n'était pas de bronze comme son mari; dans la solitude, sa fermeté fléchit peu à peu. Deux mois n'étaient pas écoulés, qu'elle tombait sérieusement malade. Sur ma recommandation, on lui prodigua les soins, et l'aumônier de la prison la visita souvent. Le remords, qui entamait enfin l'endurcissement de cette malheureuse, occasionnait en elle des luttes terribles. Dans la prostration du désespoir, elle suffoquait parfois de sanglots et emplissait sa cellule de plaintes déchirantes. A voir ses traits décomposés, ses yeux caves, son amaigrissement, je commençais à craindre qu'elle n'emportât son secret dans la tombe, quand, un jour où j'y pensais le moins, m'ayant fait appeler, elle me révéla, avec des flots de larmes et les marques d'un profond repentir, ce que, certes, je ne m'attendais guère à savoir....» Pendant que d'un côté Rosalie oscillait convulsivement comme si des serpents lui eussent rongé les entrailles; de l'autre, une agitation, comparable à un feu souterrain, se manifestait à cette heure chez Clément et paraissait sur le point de le faire éclater. Près de conclure, M. Durosoir ajoutait à l'effet de son dénoûment par un accent plus ferme et quelques gestes pathétiques. Il dit: «Vous présumez sans doute, comme moi-même je l'avais cru jusqu'à ce jour, que Bannes avait trempé dans le crime de la rue Saint-Jacques. Là est l'erreur! Il n'avait rien de commun avec l'assassin de la vieille femme.... «Souvenez-vous, cependant, du vieillard dont la mort avait été mise sur le compte d'un suicide. C'était un avare. L'histoire en est fort commune. Sa mendicité ostensible avait pour double but de défendre un petit trésor et de l'accroître. Bannes et sa femme étaient ses voisins. Un léger bruit métallique qui plusieurs fois, la nuit, avait retenti chez Lequesne et attiré leur attention, avait éveillé en eux une convoitise indomptable. Le crime semblait à ce point aisé, qu'ils cédèrent à la tentation. La femme, étant parvenue à apprivoiser l'avare jusqu'à lui faire accepter de temps en temps un bouillon ou un verre de tisane, lui servit un soir, en dissolution dans un liquide quelconque, un narcotique puissant. Le mari et la femme profitèrent du sommeil léthargique de Lequesne pour pénétrer chez lui, enlever le trésor qu'il cachait dans un coin de son matelas, boucher toutes les issues et allumer deux fourneaux. Ils étaient ensuite sortis, avaient tourné deux fois la clef dans la serrure et avaient glissé cette clef sous la porte. Vous prévoyez le reste. «Mais que dire du hasard? Est-ce trop que d'y joindre l'épithète _providentiel?_ Deux années avaient passé sur ce crime; il n'y avait pas apparence qu'on dût jamais le découvrir. Dans le nombre des criminels, on en conviendra, Bannes, plus raisonnablement que pas un, pouvait se flatter de l'impunité. Eh bien, non. Il fallait que, par l'enchaînement des circonstances les plus singulières, il fût arrêté pour un crime qu'il n'avait pas commis, et convaincu d'un assassinat qui semblait devoir échapper toujours à la justice des hommes!... --Ah! mon Dieu, s'écria Mme Thillard sur ce dernier mot, Mme Rosalie se trouve mal!...» En effet, Rosalie, blanche à faire peur, fermant les yeux, inclinant la tête, s'affaissait sur elle-même et offrait ainsi tous les symptômes de la mort. Clément bondit. D'un trait il fendit les groupes qui se pressaient autour de sa femme, la souleva dans ses bras comme il eût fait d'un liège, et se précipita dans sa chambre à coucher en faisant signe impérieusement qu'il ne voulait pas être suivi. La réunion, actuellement, était enveloppée comme d'une gaze noire; les uns et les autres ne croyaient pouvoir moins faire que de s'entreregarder d'un air contristé. Le juge d'instruction surtout, qui craignait d'avoir provoqué ce douloureux incident, marquait une désolation sincère. La porte de la chambre à coucher ne roula pas plutôt sur ses gonds, qu'il y courut. Peu s'en fallut qu'il ne heurtât Clément qui rentrait seul. Ces deux hommes s'arrêtèrent simultanément l'un devant l'autre. Immobiles, roides, muets, à l'instar de deux automates, ils se regardèrent quelques instants au visage, dans les yeux. Destroy, qui les voyait tous deux de profil, observa avec un âpre intérêt le jeu étrange du masque de Clément. Son oeil, grand et fixe, était plein d'épouvante; les ailes de ses narines se dilataient à se rompre; il serrait les mâchoires et les faisait craquer; enfin, l'eau suintait au travers de sa chair, et si robuste qu'il fût, on eût dit qu'il allait tomber de faiblesse. Mais, sans qu'il s'en doutât, le verre éclatant de ses lunettes dérobait les angoisses auxquelles il était en proie à ceux qui le considéraient de face. Il est au moins certain que M. Durosoir était loin d'avoir une pensée d'inquisition quelconque. Son inquiétude au sujet de Rosalie le troublait et lui fermait momentanément la bouche. Quinze secondes tout au plus, et il retrouvait la parole pour demander d'un air de compassion: «Eh bien, comment va Mme Rosalie? --Mieux, répondit Clément en aspirant l'air à pleins poumons. La longueur de cette soirée, ajouta-t-il, et la chaleur qu'il fait ici l'ont accablée. Actuellement elle dort; demain elle n'y pensera plus.» Malgré ces paroles rassurantes, le vide se fit rapidement dans le salon. D'un groupe bruyant qui sortait, s'échappa cette parole: «Il ne faut pas parler de corde dans la maison d'un pendu. --De qui parle-t-il?» fit Clément en se retournant d'un air effrayé du côté de Max. Les quelques jeunes gens qui restaient ne tardèrent pas à se retirer. Clément dit à Destroy: «As-tu jamais vu un homme plus infatué de son état que ce M. Durosoir? Que penses-tu de sa providence qui tue une pauvre vieille pour aider à découvrir l'assassin d'un vieil homme?» Disant cela, il affectait de sourire. «Clément, fit Max d'un air de profonde tristesse, avoue au moins que ce soir tu as horriblement souffert. --Ça n'est pas vrai! répliqua Clément avec violence. Pourquoi? que me fait cette sotte histoire? D'ailleurs, pour peu que cela me plaise, j'ai une volonté à mourir de volupté dans la douleur. Je ne veux pas souffrir! je ne souffrirai jamais!!!...» XII. L'enfant terrible. A dater de cette époque, Rosalie ne cessa plus de décliner. Il n'y avait que le médecin qui gardât encore de l'espoir. Du nombre de ceux pour qui l'homme n'est qu'une machine plus ou moins parfaite, et qui ne voient dans les maladies que la lésion ou l'affection de tel ou tel organe, à vrai dire, il avait été d'abord perplexe. Les symptômes alarmants qu'offrait sa cliente l'avaient conduit à la _percuter_ et à l'_ausculter_, et, à sa grande surprise, il n'avait découvert aucune oblitération dans les divers rouages de l'organisme: le coeur, les poumons, les reins, etc., fonctionnaient avec la précision de la meilleure horloge. Il était trop honnête homme pour prescrire une ordonnance banale, mais incapable aussi de donner tort à ses théories physiologiques; ne pouvant palper le mal, il avait déclaré qu'il n'y en avait point. Un jour, plus que jamais dérouté, il se risqua à dire, il est vrai, bien timidement, qu'il se pourrait que l'_âme_ fût malade. «Eh bien, répliqua Clément, «donnez-lui une potion.» Sensible au sarcasme, il en revint à sa première déclaration, qu'il n'y avait pas de lésion, partant, rien à guérir. Deux années, Rosalie alla de mal en pis, et il tint le même langage. Elle se mourait enfin, que le docteur soutenait de plus belle _mordicus_, qu'elle était constituée pour cent ans de vie et qu'elle recouvrerait la santé. Il se bornait à recommander, outre le repos et la patience, l'essai d'une nourriture aussi substantielle que possible. Clément ne croyait point aux affirmations du médecin, il puisait toutefois dans ses prescriptions le prétexte qu'il cherchait pour ne plus donner de soirées et restreindre de plus en plus le nombre de ses connaissances. Quelque effort qu'il fît pour ne rien laisser voir, il était maintenant hors de doute que sous un calme apparent il cachait des appréhensions dévorantes, des douleurs atroces. Il surveillait sa femme avec la jalousie d'un amoureux de vingt ans ou de soixante. S'il tolérait que Mme Thillard, ou Max, ou Rodolphe se trouvât seul avec elle, il ne permettait plus à aucun prêtre, pas même à l'abbé Ponceau, d'en approcher. Esclave de sa femme presque en toutes choses, sur ce chapitre il était inflexible. Déterminé à la maintenir dans le cercle de croyances où elle avait si longtemps vécu, pour peu que par quelque signe extérieur elle trahît la préoccupation d'un Dieu, d'une vie future ou d'autres idées de cet ordre, il passait graduellement de l'ironie à la fureur, et n'échappait souvent que par la fuite à l'horrible tentation de la brutaliser. Somme toute, cet intérieur, où le trouble avait été sans cesse en augmentant, aujourd'hui, n'était plus qu'un enfer. Des personnes qui y allaient encore, Max était seul assez au fait pour s'apercevoir de tout cela. N'eût été une curiosité dont les exigences approchaient de celles d'une manie, il n'eût jamais remis les pieds dans la maison, tant les scènes auxquelles il y assistait lui faisaient de mal. De l'ensemble de ce qui s'y était passé et s'y passait incessamment sous ses yeux, il résultait pour lui une sorte de problème dramatique dont il souhaitait de connaître la solution, et bien que les détails qu'il ne discontinuait pas de surprendre lui causassent une réelle terreur, il ne mettait ni moins d'âpreté ni moins de passion à les recueillir et à les grouper dans sa mémoire. Mme Thillard eut une nouvelle indisposition qui, sans être plus grave que la précédente, la força néanmoins à garder le lit plusieurs jours. Sous l'influence d'un amour croissant pour elle, Destroy parvint à lui arracher la faveur de passer des heures entières auprès de son lit. N'étant jamais entré, avant cette circonstance, dans la chambre à coucher de son amie, il eût été au moins surprenant qu'il ne l'examinât pas avec le plus grand intérêt. Tout à coup, à un endroit de la muraille qu'on ne pouvait apercevoir du lit et que l'ombre envahissait d'ordinaire, il entrevit un portrait dont la perception, si confuse qu'elle fût, lui donna une secousse. Cédant à une impulsion irrésistible, il se leva aussitôt et s'en approcha pour le mieux voir. A la vue distincte de ce portrait, il s'arrêta frappé de stupeur et poussa une légère exclamation. Ce portrait, fort bien peint, était celui d'un homme encore jeune. Par suite de la pâleur du teint, de l'expression des yeux, de la grâce des lèvres, des cheveux noirs, longs et naturellement bouclés, l'ensemble en était séduisant. L'air doux de cette physionomie n'en excluait pas une teinte de cruauté qui, du reste, ne frappait qu'un homme attentif et exercé. Or, ces traits, ces yeux, cette expression, ce visage enfin était pour Max la révélation d'un fait bien autrement extraordinaire et mystérieux que tout ce qui l'avait étonné et inquiété jusqu'à ce jour dans l'existence de Clément et de Rosalie. Un moment, il voulut croire que la ressemblance d'un enfant, d'un enfant qu'il n'avait vu qu'une fois, avec cette figure, était extrêmement lointaine et qu'il était dupe de ses sens ou de ses souvenirs; mais, à la suite d'un nouvel examen, longuement réfléchi, il comprit qu'il n'y avait pas de confusion possible et que le phénomène n'était pas contestable. Bouleversé, presque terrifié, il se tourna vers son amie, qui, de son côté, le considérait sans comprendre sa pantomime. «Ce portrait, madame,» lui dit-il avec précipitation, n'était-il pas autrefois dans votre salle à manger?» Mme Thillard fit un geste affirmatif. «C'est cela,» repartit Max d'un air profondément pensif; «je me rappelais bien l'avoir vu, mais je ne savais plus où.» Il ne dit rien de plus; si bien que Mme Thillard, dont les pressantes questions n'eurent pas de réponse, en fut réduite à faire des conjectures. Par le fait de cette faiblesse qui nous porte à interpréter les actes d'autrui dans le sens le plus conforme à notre passion, elle avait jadis fait disparaître ce portrait de son mari du mur de la salle à manger, pour avoir cru que Destroy ne le voyait pas sans déplaisir, quand, véritablement, il y prenait à peine garde. Elle continua volontiers son erreur, et y ajouta, en attribuant, comme elle l'avoua peu après, l'émotion de Max, puis son accablement, à cette même jalousie rétrospective qu'elle lui avait déjà supposée. Il arriva, environ trois semaines plus tard, que Mme Thillard, sa mère et Frédéric, Max, Rodolphe, de Villiers et deux ou trois autres personnes, se trouvèrent un soir réunis chez Clément. C'était la première fois, depuis la grande soirée, que tant de visiteurs s'y rencontraient en même temps. Rosalie, étendue languissamment sur une chaise longue, était l'objet d'une sollicitude exclusive. Elle semblait extrêmement touchée de cet empressement et marquait sa reconnaissance en imprimant, par intervalles, à ses lèvres sèches et décolorées l'inflexion d'un sourire. Bien moins pour elle-même qu'une prostration insurmontable rendait incapable de s'intéresser à quoi que ce fût, que dans l'intention de procurer à son mari une distraction qu'il préférait à toute autre, elle pria même instamment Mme Thillard et Max de faire un peu de musique. Mais cette déférence pour les goûts de Clément dépassait la mesure de ses forces. Les sons pénétrants du violon faisaient vibrer douloureusement sa chair et produisaient sur tout son corps l'effet d'un acide sur une plaie; Destroy fut contraint de s'arrêter au tiers du morceau. Sur les ordres de Clément, la vieille Marguerite servit une collation improvisée. Si la soirée était triste, du moins était-elle d'une tristesse tranquille. La pendule marquait déjà dix heures. Rodolphe, de Villiers, puis bientôt le vieux Frédéric, parlèrent de se retirer. Au milieu du silence qui précédait leur départ, la sonnette de la porte rendit tout à coup des sons éclatants. Rosalie et Clément tressaillirent. «L'heure des visites, fit Clément en regardant la pendule d'un air inquiet, est passée, ce me semble.» La vieille sourde entra. Clément l'interpella d'une voix forte. Marguerite répondit que c'était la nourrice avec l'enfant de madame. Rosalie jeta un cri qu'on pouvait prendre pour un cri de bonheur. Elle essaya de se lever, mais elle retomba aussitôt sur le dossier de sa chaise, tandis que ses gestes fébriles et l'animation de sa physionomie témoignaient d'une émotion extraordinaire. Clément, qui, contrairement au voeu constant de sa femme, voulait que l'enfant restât à Saint--Germain, se dirigea sur-le-champ vers l'antichambre, disant d'un air irrité: «Qu'est-ce que cela signifie?» La nourrice avait suivi de près la vieille sourde; elle entrait dans le salon avec l'enfant juste au moment où Clément allait en sortir. Il l'envisagea quelques secondes avec colère. «Qui vous a commandé d'amener cet enfant? lui dit-il ensuite d'un ton à faire trembler une femme moins brave. --Ah! monsieur, fit celle-ci avec vivacité, sans reculer d'un pas, votre enfant, je ne sais plus qu'en faire. Il ne _décesse_ pas depuis un mois de pleurer le jour et la nuit, et d'appeler sa maman. Mon pauvre homme, qui fatigue dans les champs du matin au soir, ne peut plus dormir. Quant à moi, je suis sur les dents, j'en ai assez, et vous me donneriez bien cent francs par mois que je ne voudrais pas garder davantage votre petit. Reprenez-le...» Clément était attéré. «Donnez-le-moi!» s'écria Rosalie dans un élan irrésistible de tendresse. La nourrice, d'un air de satisfaction, tout en disant: «La voilà, ta maman, mon chéri,» s'empressa de mettre l'enfant dans les bras de la mère. Rosalie le baisa et le serra contre elle avec transport. Mais l'enfant, sans paraître le moins du monde ému de ces caresses, se démenait et tâchait à se débarrasser du châle dont il était emmailloté. En accompagnant ses gestes de quelques cris aigus, il eut bientôt raison de la faible résistance que lui opposait sa mère. Rosalie dut l'asseoir sur ses genoux et lui découvrir le visage. Il tournait le dos à la lumière et avait naturellement la face dans l'ombre; à moins d'être près de lui, on ne pouvait distinguer bien nettement ses traits. Mme Thillard, n'eût-elle pas eu une réelle amitié pour Rosalie, se fût encore par simple politesse occupée de son enfant. Elle se leva donc en vue d'en approcher. Clément, devinant tout de suite l'intention de Mme Thiliard, secoua subitement sa torpeur pour s'agiter avec une vivacité d'écureuil. En deux enjambées il fut devant sa femme. «Rosalie, lui dit-il d'une voix pleine d'anxiété, si tu rentrais chez toi? Cet enfant va nous importuner de ses cris, et toi-même tu as besoin de repos.» Et sans attendre de réponse: «Max, ajouta-t-il, viens donc m'aider à la rouler dans sa chambre...» La chaise était déjà ébranlée. «Laissez-nous au moins le temps de le voir et de l'embrasser, «dit Mme Thillard en se baissant vers l'enfant. Elle se redressa sur-le-champ avec effroi. Un peu après, croyant s'être trompée, elle se baissa de nouveau. Sa première impression fut à ce point confirmée qu'elle en eut la peau moite et chancela. Clément et sa femme étaient pétrifiés. A l'exception de Max, les autres personnes ne comprenaient rien au trouble de Mme Thillard, laquelle, d'un pas incertain, regagnant sa place, dit: «C'est étrange!» Sa mère lui dit à mi-voix: «Qu'y a-t-il d'étrange!» Mme Thillard s'attacha encore à l'idée d'avoir mal vu; elle alla à l'enfant, le prit dans ses bras, le regarda de tous ses yeux; puis, le présentant à Mme Ducornet: «Voyez!» lui dit-elle. Mme Ducornet eut à peine jeté les yeux sur l'enfant qu'elle s'écria toute saisie: «Ah! c'est plus qu'étrange! --Voyez, Frédéric!» reprit Mme Thillard en tournant l'enfant du côté du vieillard. Celui-ci considéra l'enfant à son tour et parut n'avoir point d'yeux assez grands pour le voir. «Vous avez raison, madame,» dit-il d'une voix altérée, c'est vraiment miraculeux!» Pendant ce temps, la paysanne, qui prenait pour du ravissement l'effet que causait son nourrisson, s'approchait et disait: «Je puis bien dire qu'il est aussi mignon que gentil et qu'il n'a pas été difficile à élever. Sauf ces derniers temps, ç'a toujours été un modèle de douceur. Je réponds bien qu'il ne criera plus, le mignon chéri, à cette heure qu'il sera avec sa maman...» Mme Thillard, sa mère, Frédéric, avaient toujours les yeux sur l'enfant. «C'est étrange!» répétaient-ils tour à tour. Clément commençait à s'impatienter de son supplice. Il montait insensiblement à ce degré de colère où, dominé par sa propre violence, on devient incapable de garder des ménagements. Croisant les bras; «Après tout, madame, fit-il d'une voix qui présageait un orage intérieur, que voyez-vous donc là de si étrange?» Mme Thillard remettait l'enfant sur les genoux de la mère. Elle se tourna vers Clément. «Vous avez connu mon mari, monsieur, dit-elle d'un air pénétré, et vous vous étonnez de ma surprise! --Eh bien, quoi! madame, repartit Clément, parce que mon fils ressemble vaguement à feu votre mari...! --C'est à s'y méprendre, fit bien bas Mme Thillard. --Que voulez-vous que j'y fasse, madame?» dit aussitôt Clément d'un ton de plus en plus brutal. Mme Thillard, par égard pour Rosalie, ne voulut prendre garde ni à ces manières, ni à ce langage. «Comment! monsieur, dit-elle de l'accent le plus affectueux, vous ne voulez pas même que je m'étonne d'une ressemblance aussi extraordinaire? --C'est qu'en vérité, madame, dit Clément toujours de même, votre étonnement a quelque chose de si injurieux pour moi! --Mais non, monsieur, je vous assure que vous vous trompez. --Cependant, madame, dit encore Clément, que la politesse de Mme Thillard achevait d'exaspérer, n'est-ce pas, en quelque sorte, mettre en doute l'honneur de ma femme? --Ah! monsieur,» fit Mme Thillard en devenant rouge. Rosalie semblait sur le point de rendre l'âme. D'une voix éteinte, avec l'accent de la prière: «Clément!» fit elle en joignant les mains. Un calme sinistre suivit cette scène. Impatientes de se soustraire à ce qu'il avait de pénible, choquées, d'ailleurs, de l'inconvenante conduite de leur hôte, et peut-être aussi travaillées du désir de la commenter, la mère et la fille, puis, coup sur coup, les diverses autres personnes présentes s'en allèrent. A sa demande, Rosalie, avec son enfant, fut traînée dans sa chambre par la vieille sourde, aidée de la nourrice. Destroy et Clément restèrent seuls. Une rage sourde contractait horriblement les traits de ce dernier. La tête dans les épaules, le front penché, les mains plongées convulsivement dans ses poches, il mesurait la pièce de long en large. «Tu ne peux nier, dit tout à coup Max à mi-voix, qu'il n'y ait en tout cela quelque chose de prodigieux....» Clément s'arrêta brusquement devant Destroy. «Vous êtes étonnants, vous autres gens de génie! s'écria-t-il d'un air de haute impudence. Il faut tout vous dire. Je ne puis cacher aucune de mes hontes. Je dois aussi confesser publiquement que ma femme a été la maîtresse de Thillard....» A moins que de cela, Max ne concevait pas, en effet, qu'il fût possible d'expliquer la conformité singulière du visage de l'enfant avec celui de l'agent de change. Aussi, quand Mme Thillard, qu'il alla voir le lendemain, anéantit cette explication rationnelle en lui faisant remarquer que le fils de Clément devait être né au moins quinze ou dix-huit mois après la mort de son mari, s'obstina-t-il à croire que son amie, malgré une excellente mémoire, faisait confusion de dates. XIII. Mort de Rosalie. Dès lors, Clément consigna rigoureusement les visiteurs à sa porte; hormis Destroy et le médecin, personne ne pénétra plus chez lui. En dépit de cette résolution, il vivait dans des transes perpétuelles; poursuivi d'une méfiance outrée, il était incessamment sur le qui-vive, ce qui lui donnait l'air d'un maniaque. La présence de l'enfant dans la maison n'était, entre le mari et la femme, qu'un élément nouveau de discorde et de douleurs. Stupidement sérieux, apathique, il ne voulait toutefois pas se séparer de Rosalie, bien qu'il fût insensible à sa tendresse. Elle le couvrait de baisers, l'étreignait avec amour, essayait de le faire sourire, de l'animer; mais toujours en vain. Dès qu'elle le voyait, en réponse à ces tendres provocations, la regarder de son air impassible, dénué d'intelligence, elle ne manquait pas de porter la main à ses yeux en signe de terreur et de désespoir. Ce qui ajoutait à ses tortures, c'était d'observer chez ce fils une aversion à chaque instant plus profonde pour Clément. Celui-ci n'avançait pas plutôt les bras pour le saisir, que le petit s'agitait comme un forcené et jetait des cris perçants; si bien que le père, dont les lèvres souriait d'abord, s'irritait graduellement et parvenait à une exaspération sauvage qui faisait craindre qu'il n'étouffât son fils au lieu de l'embrasser. Rosalie avait alors des crises terribles: ce n'était point assez qu'elle fondît en larmes et suffoquât de sanglots, elle tombait en proie à d'effrayantes convulsions. Sous l'influence de ces secousses continuelles, elle mourait un peu tous les jours. Clément, lui, desséchait d'angoisses; sa fièvre de surveiller sa femme mourante rappelait toujours mieux celle d'un espion passionné. Il sollicitait fréquemment des congés pour la garder lui-même à vue, surtout quand il appréhendait qu'elle n'eût des spasmes et le délire. Il ne lui suffisait plus de la priver impitoyablement de la consolation des visites, il commençait même à marquer de l'ombrage des assiduités de Destroy; ce qu'il laissait voir parfois si grossièrement, que Max eût déjà rompu définitivement avec lui, n'eussent été les pleurs et les prières de Rosalie. Celle-ci connut enfin cette tranquillité morne qui précède quelquefois la mort. Après être resté des semaines entières sans dormir, elle eut des sommeils profonds, presque léthargiques. Clément, déjà moins soupçonneux, se relâcha sensiblement dans son espionnage et cessa d'avoir autant peur de la laisser seule avec Destroy. Une après-dînée, Max, étant venu à une heure où Clément travaillait encore à son bureau, trouva Rosalie dans un état inquiétant. Elle avait les yeux hagards, les traits bouleversés; ses gestes convulsifs accusaient des souffrances intolérables; par intervalles, elle portait la main à sa poitrine et disait: «Oh! mon ami, que je souffre! c'est du feu, du feu que j'ai là!» L'enfant la regardait d'un air qui n'avait rien d'humain. Destroy ne savait que fixer sur elle un oeil rempli de commisération. Tout à coup, elle discontinua de se plaindre. Avec des peines infinies, elle parvint à se mettre sur son séant. A son air inspiré, on eût dit qu'elle puisait dans une espérance soudaine la force de dompter toutes ses douleurs. «Écoutez-moi, cher Max, balbutia-t-elle d'une voix haletante: je mourrai peut-être demain, peut-être cette nuit; je sens que ma fin est proche. Il dépend de vous, mon ami, d'adoucir mes derniers instants. J'ai commis de grandes fautes, oh! oui, de bien grandes fautes, et je crois à la vie éternelle!... Je ne voudrais pas m'en aller sans pardon.... Vous savez que Clément ne veut pas entendre parler de confesseur.... Mon ami, cette dernière preuve d'affection, je vous la demande à mains jointes, courez vite chercher un prêtre!...» Épuisée, elle fit un effort suprême et ajouta: «Clément ne rentrera pas d'ici à trois heures. Il ne saura rien, et je mourrai plus tranquille....» Quoique Destroy fut ému jusqu'aux larmes, il balançait à écouter cette prière. Faute d'avoir encore été prié pour un service de ce genre, dans une situation analogue, le cas échéant ne l'avait jamais préoccupé. Très-empêché, pour ne point être versé dans les usages orthodoxes, il répugnait en outre à une conduite tortueuse, et, par dessus cela, était retenu par l'incertitude des conséquences que pourrait avoir sa trahison. Mais il avait moins de prudence que de sentiment; tandis que l'une lui conseillait de ne pas s'immiscer dans des affaires aussi délicates, l'autre le pressait de répandre un peu de baume sur les blessures de cette pauvre femme et de rendre moins cruelles ses dernières heures. Le nom de l'abbé Ponceau, que prononça Rosalie, acheva de le décider: en tout état de choses, il ne pouvait être dangereux de se confier en cet excellent homme. Max arriva tout essoufflé au domicile du prêtre. A sa demande de le voir, on lui répliqua qu'il était à la sacristie; que, toutefois, c'était l'heure de son dîner; qu'il rentrerait sûrement d'un moment à l'autre. Invité à l'attendre, Destroy jugea plus prudent d'aller au-devant de lui. Justement, comme Max escaladait les marches du parvis, l'abbé Ponceau sortait de l'église. Demeurant dans le voisinage, le vieillard était coiffé de sa barrette noire liserée de rouge et portait son camail de chanoine. «Monsieur l'abbé, lui dit Destroy hors d'haleine, Mme Rosalie veut absolument vous voir; elle est à toute extrémité: il n'y a pas un moment à perdre.» Le digne prêtre, bien qu'il sût Rosalie très-malade, parut extrêmement affligé de la nouvelle. Sans hésiter un seul instant, oubliant à la fois et qu'il était en tenue de choeur, et qu'on l'attendait pour dîner: «Allons!» fit-il d'un ton résolu. Ils prirent une voiture. Pendant le trajet, par mesure de précaution, Max cru devoir dire au prêtre une partie de la vérité: «Clément ne voulait pas que sa femme fût aussi mal qu'elle l'était réellement; il était, de plus, sous l'empire de cette superstition commune qui consiste à voir un présage de mort dans la présence d'un prêtre auprès d'un malade; par ces raisons, il reculait chaque jour d'en appeler un. Rosalie, de son côté, qui avait conscience de sa fin prochaine, dans le double but de remplir ses devoirs et de ne pas attrister son mari, avait donc résolu, pour se confesser, de profiter d'un moment où il n'était pas là.» A tout, l'abbé Ponceau répondit: «Benè, benè.». Ils eurent bientôt dévoré la distance qui les séparait du domicile de Clément. Si peu de temps qu'ils eussent mis à venir, ils arrivèrent encore trop tard. Inquiet sans savoir pourquoi, oppressé de vagues pressentiments, Clément avait quitté brusquement son bureau et était rentré chez lui. Tout porte à croire que Rosalie jugea à propos de l'avertir du service qu'elle avait exigé de Destroy. La vieille Marguerite n'eut pas plutôt ouvert, l'abbé Ponceau et Max furent à peine dans l'antichambre, que Clément se montra. D'une lividité de cadavre, muet de fureur, embrassant sa poitrine de ses poings crispés, il les regarda en face avec une hauteur foudroyante. Le récit le plus exact et le plus ferme n'atteindra jamais à l'horreur de la scène qui suivit. Pendant que Clément, de l'air d'une bête fauve, tenait en arrêt, magnétisait, pour ainsi parler, son ami et le prêtre, au fond de l'appartement, malgré les portes closes, on entendait, mêlées à des cris d'enfant d'une acuité sauvage, les plaintes d'une femme qu'on semblait égorger. Ces hurlements de détresse, à émouvoir des coeurs en marbre, ajoutaient à la rage de Clément et le jetaient insensiblement hors de lui. D'une voix étouffée, lançant les syllabes comme des flèches: «Que venez-vous faire ici? dit-il à l'abbé, et à Max: De quoi vous mêlez-vous?» Ceux-ci, en proie à une confusion douloureuse, baissaient la tête et gardaient le silence. «Voulez-vous donc finir de la tuer? continua Clément, dont l'emportement devenait de la furie. Son état n'est-il pas assez grave? Ne sais-je pas ce que j'ai à faire? Me fera-t-on la loi dans ma maison? Suis-je pas meilleur juge que personne du choix de l'heure? Retirez-vous!...» Les lamentations de Rosalie retentissaient avec une intensité nouvelle. «Je tiens au moins à constater, balbutia Destroy, que ce que j'ai fait, je ne l'ai fait que sur les instances réitérées de ta femme. --Ma femme ne sait ce qu'elle fait! repartit Clément. Elle s'abuse sur son état; elle a encore de longs jours à vivre! --Souffrez, monsieur, dit à son tour l'abbé, dont la frayeur accroissait le bégayement, que je vous fasse remarquer la responsabilité redoutable que vous assumez sur votre tête. --C'est mon affaire! s'écria Clément avec une énergie effroyable. Que ma femme ait commis des crimes si vous voulez, et que, par impossible, elle meure sans absolution, eh bien! que Dieu m'accable mille fois de son châtiment, et y ajoute, durant l'éternité, des tortures inouïes!...» Depuis quelques instants, on n'entendait plus ni les cris de Rosalie, ni ceux de l'enfant. Max et l'abbé, dans une consternation profonde, s'apprêtaient à sortir. Soudainement, l'une des portes donnant sur l'antichambre fut ébranlée, puis ouverte, et Rosalie apparut. Pieds nus, les cheveux épars, d'une main elle retenait sa chemise à son cou; de l'autre, elle s'accrochait à l'un des battants de la porte. Sur sa face hâve, ses yeux agrandis, presque sans couleur, brillaient d'une expression étrange. Son corps de squelette vacillait et menaçait de s'affaisser. Max, le prêtre, et Clément lui-même, se retournèrent simultanément et s'arrêtèrent saisis d'épouvante. «Je me meurs!» fit Rosalie chez qui la soif d'entendre une parole consolante étouffa jusqu'aux instincts de pudeur. Elle glissa sur ses genoux, et, laissant à découvert une poitrine épuisée, tendit ses bras débiles vers le prêtre. «Pardon! oh! pardon!» s'écria-t-elle d'une voix éteinte, avec toute son âme. Le vieillard, dont le coeur s'emplit de pitié, fit irrésistiblement un pas vers elle. Ce seul mouvement de l'abbé faillit rendre Clément fou. A ce degré d'égarement qui blanchit les lèvres d'écume et rend capable d'un meurtre, de sa femme, il se tourna vers le prêtre et lui cria, en jetant les poings en arrière: «Allez-vous-en! Épargnez-moi le tort de porter les mains sur vous!» Rosalie tomba à terre comme une masse inerte. Si l'abbé et Destroy ne fussent pas sortis précipitamment, Clément, dont la frénésie n'avait plus de bornes, accomplissait infailliblement sa menace.... Quelques jours plus tard, Max, qui était fermement résolu à ne jamais remettre les pieds dans cette maison maudite, reçut une lettre où Clément, après lui avoir annoncé la mort de sa femme, le suppliait de venir l'assister dans les préparatifs funèbres. XIV. Quantum mutatus ab illo! Le besoin que ressentent les misérables, du moins ceux qui ne sont pas absolument stupides, de confier leurs fautes, ne serait-ce qu'au papier, est chose notoire. Harcelé par un besoin de ce genre, Clément ne voyait pas une seule fois Max, qu'il n'eût en quelque sorte son secret sur les lèvres. A cette heure, il était impuissant à maîtriser les souffrances aiguës qui, à l'exemple de la gangrène, envahissaient graduellement en lui quelque coin oublié. Ses rapports avec son fils étaient d'une étrangeté puissante. L'enfant avait horreur de son père: il hurlait à son contact, comme si on l'eût touché avec un fer rouge. Clément, au contraire, donnait le spectacle phénoménal d'une âme pleine, pour le même objet, à la fois de haine et d'amour, c'est-à-dire qu'il aimait et exécrait son fils avec une égale violence. Parfois, malgré les pleurs et les convulsions du petit, il le saisissait de ses deux mains avec l'intention de le caresser; mais au moment de l'approcher de son visage, il l'éloignait de lui brusquement, le considérait avec effroi, puis le laissait tomber à terre d'un air d'aversion invincible. Il essaya de tenir à distance cette sorte de monstre, et, à cet effet, le donna en garde à des étrangers. A quelque prix que ce fût, il ne trouva personne qui, au bout de huit jours, ne lui ramenât son enfant, lequel pleurait, criait, refusait toute nourriture, jusqu'à ce qu'on l'eût rendu à son père. Destroy, bien que Clément, par ses confidences successives, eût réussi à l'aliéner profondément, ne laissait pas que d'y retourner d'intervalle en intervalle. Pour aider à le comprendre, sinon à le justifier, il suffirait de rappeler ces femmes qui, tiraillées à la fois par le respect humain, l'appréhension d'émotions trop fortes et aussi par une curiosité indomptable, ne veulent pas et veulent en même temps assister à quelque horrible drame de cour d'assises. A étudier Clément, dont la constitution s'altérait, dont la tête toute blanchie redevenait cadavéreuse, dont l'oeil gardait une fixité farouche ou s'agitait comme celui d'un fou, il n'était pas nécessaire de l'entendre à tout bout de champ s'écrier: «Cela est intolérable!», ou: «Je ne peux plus vivre de la sorte!» ou encore: «Il faut que cela finisse!» pour concevoir jusqu'à quel point il était impatient d'une telle vie. «Oh! que ne puis-je parler! dit-il un jour avec des sanglots dans la gorge. --Qui vous en empêche?» dit Max d'une voix éteinte. Il est à noter que, de plus en plus froids à l'égard l'un de l'autre, ils en étaient venus peu à peu à alterner le _tu_ et le _vous_, et, finalement, à ne plus faire usage que de ce dernier terme. «Est-ce donc uniquement ma chair qui souffre? ajouta Clément qui se serrait la tête de ses poings. Cette chair misérable est-elle susceptible de sentir tant de choses? Non, évidemment, non!... Aurais-je une âme?... Et si j'en ai une!... --En doutez-vous encore? --Je le voudrais, je le veux!» La manière dont Clément pencha la tête et la cacha dans ses mains attestait que le désespoir avait usé ses forces et que son _je le veux!_ n'était plus qu'un mot. «Est-ce ma faute, disait-il un autre jour, si j'ai vu ce que j'ai vu et senti ce que j'ai senti? Étais-je libre de penser contrairement à mes impressions et pouvais-je croire en ce que je jugeais radicalement faux? Le scepticisme coulait dans mes veines avec mon sang, et je ne découvrais rien qui n'ajoutât encore à mon incrédulité. Dans cette société où j'ai grandi, je n'ai jamais aperçu et n'aperçois encore que confusion et désordre. On pourrait dire que l'habileté et la maladresse y sont les seules mesures du crime. Elle n'a d'honnête que le masque, et cela est à ce point vrai que, dans sa religion, ses moeurs, ses arts, sa littérature, ce qu'elle recherche avant tout, ce qu'elle exige, c'est la forme....» Il ajouta après une pause: «En quoi suis-je donc plus criminel que tant d'autres qu'animent des pensées identiques, sinon en ce que j'ai prétendu être plus rigoureux logicien? Je défie qui que ce soit de me contredire: Quand on est convaincu qu'il n'y a pas de Dieu, que la conscience n'est qu'un préjugé, que la mort est le néant, ce qu'on appelle crime n'est tel que relativement, la douleur n'a pas de sens, tout ce qu'on peut faire impunément pour s'en délivrer est permis, il n'est de beau et de bien que la jouissance, et d'utile que la préoccupation de se jouer des lois. Tue, vole, viole, sois un monstre, mais qu'on ne le sache pas! Qui donc te châtiera? Il n'est qu'un lâche ou qu'un imbécile qui puisse craindre des chimères et des fantômes! --Que n'êtes-vous entendu des pharisiens de nos jours! --D'où je suis arrivé à cette conviction imperturbable: qu'une société qui n'a que des lois pour la défendre est une société perdue! --Il faudrait graver cela dans tous les esprits....» Clément, prétextant d'une santé chancelante, s'était démis de sa place. De fait, comme l'indiquaient ses préparatifs, il projetait de s'éloigner. Un matin, il n'aperçut pas plutôt Destroy, qu'il s'écria: «Quelle nuit! avez-vous entendu l'orage? --Je dormais, sans doute, répliqua Max. --Vous êtes bien heureux! continua Clément. La tempête m'a tout à coup éveillé. La pluie tombait par torrent; le vent s'engouffrait dans ma cheminée et produisait un bruit persistant analogue à celui d'orgues lointaines. J'avais les yeux pleins d'un rouge sombre et sinistre. Je m'imaginai soudainement que le feu était à la maison, et, saisi d'une terreur indicible, je sautai à terre. Je courus à ma cheminée et appliquai mon oreille à l'ouverture. Le ronflement que j'entendais était vraiment celui des flammes d'un vaste incendie. J'ouvris précipitamment ma fenêtre pour voir le ciel. Le ciel était rouge; les murs voisins étaient rouges aussi. Je me penchai dehors au risque de tomber dans la rue, et tâchai d'apercevoir le toit de la maison. Il me sembla encore qu'il était en feu. Enfin, de tous côtés, je ne voyais que les reflets rouges d'un foyer immense. Les gouttes d'eau, larges comme des sous, qui tombaient sur mon front, étaient immédiatement séchées par la chaleur intense dont mon corps, plein de fièvre, était dévoré. Je résolus de monter à l'étage supérieur. Au droit de mon lit, m'étant détourné par hasard, j'aperçus au fond de l'alcôve une figure pâle qui me regardait. Je reculai d'un pas, puis je roulai à terre sans connaissance. --Mais, mon Dieu, s'écria Destroy effrayé, quel crime avez-vous donc commis? --Ne l'avez-vous pas déjà deviné? --Votre vie, vos angoisses, vos remords, me font tout craindre, dit Max qui étouffait d'anxiété. --Et vous n'avez pas tort....» Max tressaillit et attacha sur Clément des yeux démesurément ouverts. «Non, ça n'est pas possible! s'écria-t-il tout à coup énergiquement; ce que vous me donnez à entendre n'est pas! En vous supposant capable de tout, la prudence seule eût suffi à vous arrêter! --Aussi, répliqua Clément de plus en plus sombre, a-t-il fallu que j'aie le hasard pour complice essentiel. J'abhorrais Thillard, il est vrai, au point d'avoir soif de sa vie; mais, à moins d'une impunité certaine, je n'eusse jamais touché à un cheveu de sa tête. Je fus assez malheureux pour qu'il vint lui-même se mettre à mon entière discrétion, tenter à la fois ma vengeance et ma cupidité, et cela, dans des circonstances telles qu'il m'était aussi facile de le voler et de le faire disparaître que de boire un verre d'eau....» Blême, dans une immobilité stupide, Destroy ressemblait à une pétrification. Il essaya pourtant de se lever et de sortir; mais ses jambes tremblèrent sous lui: il fut contraint de se rasseoir. De ses plus pénibles cauchemars, il n'était jamais résulté une paralysie si douloureuse. Clément ajouta d'un air funèbre: «Demain, irrévocablement, d'une manière ou d'une autre, je pars pour ne jamais revenir. Dans ma rage de prosélytisme, je n'ai pas discontinué de blesser tous vos instincts par des aveux révoltants. Si j'en ai trop dit pour ne pas achever, vous en avez trop entendu pour reculer devant ce qui me reste à vous dire. Qu'une fois pour toutes vous connaissiez la mesure de ce que peut l'incrédulité exaspérée par la misère et servie par les circonstances....» Max continuait d'avoir les apparences d'un homme foudroyé.... XV. Aveux complets. «A part une année, et notamment un point de cette année, reprit Clément à la suite d'un long silence, vous savez ma vie presque aussi bien que moi-même. Jusqu'à la tombe, sans doute, je végétais, comme vous l'avez vu, dans ma perversité légale, n'eût été mon séjour chez Thillard. Rosalie seule en fut cause, ce que je dis sans reproche. Trois années auparavant, quand je me liais avec elle, éblouissante de jeunesse et de fraîcheur, elle était précisément, par le fait d'une mère infâme, du nombre des maîtresses de l'agent de change, lequel en était fou et le prouvait en la couvrant d'or. Séduite par ma gaieté bruyante, mon insolence, mon dévergondage, la pauvre fille abandonna, sans balancer, une existence luxueuse pour vivre de ma vie précaire. Thillard, éperdu, la relança jusque chez moi, et, dans l'espoir de la conserver, lui proposa même de fermer les yeux sur notre liaison. Elle l'avait désespéré par des refus opiniâtres.... «Au jour où le monde n'était plus pour nous qu'une île aride et déserte, où l'on me traitait littéralement en lèpre vivante, elle songea à cet homme. Comment? pourquoi? Je ne sus sa démarche qu'au retour. De son aveu, elle avait eu la faiblesse de compter sur lui en raison même de l'offense qu'elle lui avait faite. Une femme seulement pouvait tomber en cette erreur. Oui, en vérité, Thillard, à la nouvelle de notre détresse, fut ému; mais ému d'avoir une aussi belle occasion d'assouvir sa rancune; et s'il jura n'avoir à m'offrir qu'une place d'employé subalterne dans ses bureaux, il est hors de doute que ce fut uniquement en vue de m'infliger l'humiliation qu'il jugea la plus insultante pour moi. «Il y avait, en effet, mille à parier contre un que je refuserais dédaigneusement. Rosalie, elle, le croyait si bien, que sa première parole fut l'expression d'une crainte: «Tu vas te mettre en colère....» A dire vrai, je sentis une tempête dans mes veines, mais aussi vite éteinte qu'une flamme de poudre. Je ne disposais déjà plus librement de moi. A la suite de courtes réflexions, j'envisageai Rosalie, et lui dis, quand elle pensait me voir éclater de fureur: «Puisque tu tiens encore à vivre et refuses de me quitter, je dois avaler les affronts comme l'ivrogne fait du vin qu'on lui verse. Il ne s'agit que de gagner du temps. J'accepte en attendant mieux. Nous verrons....» «Le vieux Frédéric vous a conté l'histoire de l'agent de change: vous n'ignorez ni son point de départ, ni sa dette envers la famille Ducornet, ni sa conduite odieuse. Eh bien, ce n'était point assez que cet homme, par son exemple, confirmât mes principes, ajoutât à mon envie, décuplât mon impatience de la misère, il fallait encore qu'il eût l'imprudence de me traiter comme le plus vil des esclaves. Ce qu'il accumula, par ses procédés, de colère et de rage en mon âme, est incalculable. Je n'étais pas chez lui depuis huit jours, qu'il ne m'adressait plus la parole qu'avec cette locution: _Mon garçon, mon brave_, et me faisait faire bien plutôt la besogne d'un domestique que celle d'un employé. Je devenais une sorte de Mercure. Outre qu'il avait des relations suivies avec une madame de Tranchant, il était toujours en intrigue avec quelqu'une des femmes du quartier Bréda. Pas un jour ne se passait que je ne fusse envoyé tantôt chez l'une tantôt chez l'autre de ces dames, porter soit une lettre, soit des fleurs, soit même des objets d'un plus grand volume. Ingénieux à me mortifier, il ne craignit pas de me faire remarquer combien j'étais mal vêtu et de m'offrir de vieilles hardes d'un air de fausse compassion. Loin de céder à l'exaspération qui m'étouffait et de lui jeter ces loques à la tête, je balbutiai même, en les acceptant, quelques mots de reconnaissance. La violence que je me faisais pour ne pas regimber l'induisit peu à peu à se convaincre que j'étais trop vil pour être sensible aux outrages. Mon ignominie le toucha. Il se piqua dès lors de bonté à mon égard. Un jour, après m'avoir accordé une augmentation de dix francs par mois, il ajouta: «Je possède, rue Saint-Louis-en-l'Ile, près du Pont-Rouge, une maison dont le rez-de-chaussée est une véritable non-valeur. Il paraît que c'est inhabitable. Les gens qui consentent à loger là sont de ceux qui payent rarement leurs termes. Si vous pouvez vous en arranger, je vous en donne gratis la jouissance: ça sera toujours autant d'économie.» «Lui-même tendait donc le piège où il devait bientôt venir se prendre. «Vous êtes venu une seule fois dans ce logement, le soir. A la nuit, vous n'avez pu l'apprécier qu'imparfaitement. Vous vous rappelez au moins qu'il était au rez-de-chaussée et ouvrait sur la rue. Les deux chambres contiguës, ménagées dans une porte cochère murée, en étaient nues et sombres. Le plancher, ni carrelé, ni planchéié, rappelait le sol d'une basse-cour dans les temps humides. Ces deux chambres, éclairées d'une part par un vitrage élevé qui voyait sur la rue, de l'autre par une fenêtre donnant sur une cour intérieure, ne communiquaient point avec le reste de la maison. La seule chambre du fond était encore trop spacieuse pour notre dénûment. Trois ou quatre meubles vermoulus y dansaient à l'aise, pendant que des journaux, des papiers, quelques livres, des fioles et divers ustensiles de ménage, le tout entassé pêle-mêle sur des tablettes, y témoignaient des états que j'avais exercés. Somme toute, nous étions chez nous, pouvant entrer et sortir à toute heure de nuit sans éveiller l'attention des voisins. «Les conversations qu'entendirent ces murs dans l'espace des quatre mois que nous vécûmes là ne peuvent pas se raconter. Vous m'avez fait souvent remarquer que Rosalie, entre les mains d'un honnête homme, fut infailliblement devenue une estimable ménagère. Cela est vrai. Entre les miennes, elle devint en peu de temps une compagne digne de moi. Elle ne voyait, n'entendait, ne sentait que par mes sens; elle faisait vraiment partie intégrante de ma chair. Je ne hurlais pas plutôt contre les hommes et contre le ciel qu'elle éclatait à l'octave, quand elle ne renchérissait pas sur mes imprécations. Nous raisonnions le crime à l'instar d'une opération commerciale, et appelions de toutes nos forces l'occasion de nous enrichir à l'aide d'un mauvais coup. Cependant, le jour, me croirez-vous? s'il m'arrivait de manier des billets de banque, j'avais à peine une tentation. Je pouvais risquer d'en cacher un et d'en mettre la perte sur le compte d'une erreur ou d'un accident. Cette seule idée m'étranglait. Ma conscience de Code pénal gardait mieux les billets que n'eût fait une escouade d'agents de police; mais, en revanche, que de fois je me suis dit: «Ah! quand donc me sera-t-il donné de pouvoir impunément violer la loi? quand donc pourrai-je, à la barbe de leurs bourreaux et de leur Dieu, commettre ce qu'ils appellent un crime?» Je ne devais être que trop bien entendu. «Novembre allait venir. Chez Thillard, une catastrophe était imminente. Pour le caissier, la position n'était plus tenable. Il voulut parler à l'agent de change qui le renvoya brutalement à ses livres. Le 30 arriva. Je compris, à l'air du vieux Frédéric, que le moment était venu. Au lieu de nous payer, selon qu'il avait coutume, la veille du premier, il nous pria d'attendre jusqu'au lendemain. Un coup de foudre m'eût moins cruellement ébranlé. Il ne s'agissait sans doute que d'un délai; mais ce délai était pour nous la mort, puisque, faute d'argent, nous n'avions rien pris de tout le jour. «Au dehors, le temps était en harmonie avec les lugubres pensées qui me comblaient. L'atmosphère était obscurcie d'un brouillard à ce point intense, surtout aux abords de la Seine, que, par ordre de police, en vue de prévenir les accidents, outre une chaîne de lampions semés au coin des rues, sur les places, sur les ponts, on avait organisé un service de guides armés de torches. Depuis plusieurs jours, je remarquais précisément la crue incessante des eaux et la submersion totale des berges. Notre quartier était entièrement désert; un silence funèbre nous enveloppait. Voyez-nous accroupis sur notre fumier, ayant faim, pénétrés de froid, et jugez, si la chose est possible, de nos angoisses et de notre désespoir! Ce fut alors que le suicide se présenta à mon esprit comme une ressource suprême. «Par suite de cette même fatalité qui mettait Thillard sur ma route, j'avais entre les mains un agent de destruction, de tous, peut-être, le plus énergique et le plus rapide. Au collège, je m'étais activement occupé de chimie, et mon passage dans le laboratoire du pharmacien n'avait fait que raviver ce goût en moi. Lors de mon séjour chez ce dernier, inspiré uniquement par une curiosité puérile, je m'étais approprié deux fioles contenant, l'une de l'opium, l'autre, en verre noir cacheté, environ 12 grammes d'acide cyanhydrique, le plus actif des poisons connus. Pendant des années, je n'avais vécu que d'expédients; j'avais erré d'hôtel en hôtel, laissant dans celui-ci une malle, dans celui-là des livres, dans cet autre des papiers, et, chose étrange, jamais, dans aucun, je n'avais oublié ces fioles mortelles. Elles m'embarrassaient, m'importunaient; vingt fois je voulus les briser: toujours j'éprouvai une sourde résistance au moment de le faire. Je pourrais dire plus justement qu'elles me suivaient, s'accrochaient à moi, sans que ma volonté y fût pour rien. «Rosalie, à qui je fis part de ma résolution, me répliqua sur-le-champ: «J'y pensais!» La crainte seule de trop souffrir la retenait encore. Je lui affirmai que ce poison produisait un effet analogue à celui de la foudre, que quelques gouttes suffisaient à donner la mort presque instantanément. Elle cessa d'hésiter. Trois ou quatre minutes de plus, et tout était fini. On frappa deux coups à la porte. Nous nous arrêtâmes frappés de stupeur. Peut-être bien nous étions-nous trompés. Mais deux chocs plus forts se renouvelèrent coup sur coup. Je n'avais rien à craindre. Je remis la fiole en place, et j'allai ouvrir. «Un homme poussa la porte entr'ouverte et pénétra sans cérémonie jusqu'à la pièce où était la lumière. Notre stupeur redoubla en reconnaissant Thillard. Il était coiffé d'une casquette et enveloppé d'un ample manteau. Il avait à la main une valise pleine. A la vue de la misère qui suintait, pour ainsi dire, au travers des murailles de notre intérieur, il cacha mal son désappointement et son dégoût. Évidemment, ce qu'il voyait dépassait toutes ses prévisions. Toutefois, il parut faire de nécessité vertu. «J'ai à vous demander un service,» me dit-il. «Et d'abord peut-on rester ici quelques heures sans vous gêner?» «Je m'inclinai en marque d'assentiment. Une émotion extraordinaire m'envahissait et paralysait ma langue. Thillard s'assura de la solidité d'une chaise, puis s'assit, disant: «Je suis sur pieds depuis ce matin, je n'en puis plus, et par-dessus le marché, je meurs de soif. Vous n'avez sans doute rien à boire chez vous?» Je fis signe que non. «Il n'est que onze heures,» continua Thillard, «peut-être trouverez-vous encore un marchand de vin ouvert et vous sera-t-il possible de vous procurer du vin et du sucre?» Il fouilla dans sa poche et en tira une pièce de cinq francs qu'il jeta sur la table. «Voyez donc aussi,» ajouta-t-il, «s'il n'y aurait pas moyen de faire un peu de feu, je suis glacé.» Toujours muet, j'indiquai à Rosalie, non moins interdite que moi, une vieille caisse, un tabouret, des fragments de pupitre, et lui fis comprendre par mes gestes qu'elle devait briser cela et y mettre le feu. Je sortis. «Les ténèbres étaient plus profondes que jamais: sous les lanternes mêmes on ne voyait point la lumière du gaz. Je marchai à tâtons le long des murs; je gagnai, au jugé, vraiment, le pont Louis-Philippe; je suivis la rampe du quai, et parvins ainsi jusqu'à la place de Grève. Là, grâce à la profusion des lampions et des torches, à la lueur desquels je voyais ça et là passer quelques silhouettes, je pus mieux m'orienter. Vis-à-vis de l'hôtel de ville, du côté de l'eau, les marchands de vin, encombrés de clients, n'avaient hâte de fermer leurs comptoirs. Je trouvai ce que je cherchais, et je rebroussai chemin. «Cependant, que se passait-il dans ma tête? Il doit se passer quelque chose de semblable dans celle d'un général au plus fort de la bataille. Malgré un froid pénétrant, mon corps brûlait, mon cerveau était en ébullition. Les idées y affluaient avec une impétuosité inconcevable. C'était comme vingt éclairs qui se croisent en même temps sur un ciel noir. Je pensai tout ceci en quelque sorte à la fois: «Thillard est un scélérat; il fuit, il est chargé d'or; nul ne sait qu'il est chez moi. J'ai un poison qui ne laisse aucune trace; lui-même m'offre le moyen de le lui administrer; le quartier est désert, le brouillard impénétrable, la Seine haute; Rosalie est à ma discrétion; l'impunité est certaine, etc, etc.» Jamais je n'eusse cru mon entendement capable d'une opération aussi complexe. J'allai jusqu'à penser qu'il y avait une Providence, que cette Providence était ma complice, qu'elle se servait de ma main pour châtier un criminel, que j'accomplissais un devoir, une mission même. Bien qu'en proie à la fièvre, je rentrai maître de moi. J'appelai Rosalie dans la pièce du devant et lui dis à voix basse, rapidement, d'un accent saccadé: «Ne t'émeus de rien; du sang-froid, de l'audace; obéis-moi en tout; il n'y a rien à craindre; notre fortune est faite.» Je m'aperçus, à son frisson et à son serrement de main, qu'elle m'avait deviné. «A la lumière, dans la chambre du fond, je m'assurai que, pour être pâle comme une morte et tremblante, elle n'était pas moins résolue que moi. Thillard se plaignait toujours de la soif. Plein de sécurité, il faisait face au feu de la cheminée et nous tournait le dos. Pendant que, derrière lui, je préparais le vin sur la table, il me dit en bâillant: «Vous connaissez madame de Tranchant pour avoir été vingt fois chez elle de ma part. J'ai couru tout le jour après elle sans parvenir à la joindre. Je ne puis différer mon départ un moment de plus: je dois être à Londres dans le plus bref délai. J'ai là une lettre et un paquet que je vous prierai de lui remettre sans retard, en mains propres. La chose est tellement urgente et délicate que je n'ai cru pouvoir la confier qu'à vous. Il est bien entendu que, quoi qu'il arrive, vous ne devez pas m'avoir vu. Je crois avoir le droit de compter sur votre discrétion. Je ne partirai pas, au reste, sans vous prouver que je ne marchande pas les services qu'on me rend.» «Je ne l'entendais que vaguement, et je ne songeais guère à lui répondre. La préparation du vin m'absorbait entièrement. Après y avoir fait dissoudre le sucre et y avoir ajouté des rouelles de citron, j'y glissai quelques grains d'opium. Je versai le tout dans une bouilloire et l'approchai du feu. Le liquide ne tarda pas à s'échauffer. Thillard s'impatientait. Je lui présentai un verre du breuvage. A peine fut-il d'une chaleur supportable, qu'il l'avala d'un trait. Il m'en demanda aussitôt un second. En moins de quelques minutes, il but ainsi trois verres pleins. L'effet du narcotique fut rapide. Thillard, déjà harassé, fut saisi d'un besoin irrésistible de sommeil. Il se leva. «C'est singulier,» fit-il, «mes paupières se ferment malgré moi.--Si vous voulez faire un somme sur le lit?» lui dis-je d'une voix ferme. Il hésita: la saleté du lit lui causait de la répugnance. Mais la lassitude triompha bientôt de sa délicatesse. «Au moins,» dit-il en bâillant et en se frottant les yeux, «n'oubliez pas, coûte que coûte, de m'éveiller dans deux heures d'ici. Pour rien au monde je ne voudrais manquer la voiture. Vous m'accompagnerez.» «Rosalie, dont j'entendais les dents claquer, arrangea le lit de son mieux. Thillard le recouvrit encore de son manteau et s'y étendit pour dormir tout de suite d'un lourd sommeil. Des aiguilles dans sa chair ne l'eussent certainement pas éveillé. Je saisis sur-le-champ mon autre fiole, celle où était le poison, j'en brisai le goulot, puis la serrai dans ma main gauche, en appuyant fermement le pouce sur l'ouverture. Rosalie, changée en pierre, me regardait sans comprendre. Je m'approchai de Thillard. Des doigts de ma main libre je lui pinçai doucement les narines et le contraignis peu à peu d'ouvrir la bouche. Dès qu'elle fut béante, je lui versai l'acide dans la gorge. Il avala le contenu de la fiole d'une seule aspiration. En même temps, je me reculai de quelques pas. «Le poison agit avec une promptitude foudroyante. Ce fut d'abord une violente secousse de tout le corps, puis des mouvements convulsifs effrayants. Il entr'ouvrit les yeux, agita les lèvres; mais il ne proféra pas un son. Je redoutais des vomissements: il n'y en eut point. Quatre ou cinq minutes après il ne remuait déjà plus. Je m'approchai. Il était sans pouls et sans respiration; une sueur visqueuse lui couvrait la peau; les muscles de la face étaient affaissés. Je le croyais déjà mort, quand il s'agita de nouveau convulsivement. Mais c'étaient les derniers efforts de son agonie. La rigidité des membres m'avertit bientôt qu'il n'était plus réellement qu'un cadavre. «Avec une terreur combattue par la cupidité, je songeai alors à explorer les vêtements de Thillard. Je m'imaginai, je ne sais pourquoi, que l'argent était dans sa valise. En cherchant la clef de cette valise dans l'un de ses goussets, je mis la main sur une superbe montre et sur un porte-monnaie plein d'or. Je laissai la montre en place et me bornai à soustraire quelques pièces d'or du porte-monnaie. Je procédai à l'inspection de la valise: à mon grand désappointement, elle ne renfermait que du linge. Je dis à Rosalie de la remettre dans l'état où elle était d'abord. Pendant ce temps, je fouillai scrupuleusement les autres poches de ma victime. Celles de côté du pardessus ne contenaient qu'un passeport et des lettres, au nombre desquelles je trouvai celle à madame de Tranchant et le paquet à l'adresse de cette même femme. Je remis le tout dans la poche, à l'exception, de ces deux dernières pièces, dont je voulais prendre connaissance. Il me parut prudent de m'approprier une partie de la monnaie blanche qui garnissait les poches du pantalon. En attendant, je ne trouvais toujours pas ce que je cherchais. Mais, au moment même où je commençais à être effrayé du peu de valeur de mes trouvailles, je sentis sous mes doigts, dans la poche de côté du vêtement de dessous, un portefeuille bourré de papiers. «En guise de rideaux, devant l'ouverture oblongue par où nous venait la lumière, nous avions coutume, le soir d'appendre une partie de nos haillons. Mon premier souci fut de tourner les yeux vers cette sorte de fenêtre et de me convaincre qu'on ne pouvait pas nous apercevoir du dehors. Je posai ensuite le portefeuille sur la table, j'en approchai la chandelle dont j'écartelai la mèche pour y mieux voir, puis je m'assis. Rosalie vint s'asseoir à côté de moi. Il ne semblait pas qu'il fut vain de la mettre en garde contre une émotion trop vive, précaution dont moi-même j'avais grand besoin. J'ouvris le portefeuille. A la première chose que j'en tirai, nous suffoquâmes de joie, ou mieux, nous faillîmes mourir sur le coup; car cette première chose se trouva être une liasse de billets de banque. «Ah! enfin! ah! enfin!» répétâmes-nous pendant dix minutes, d'une voix entrecoupée. «Bientôt plus calmes, nous nous donnâmes la jouissance de compter les billets un à un. Nous n'en finissions pas: il y en avait trois cents, TROIS CENT MILLE FRANCS!... Rosalie était d'avis de tout garder. Cela ne cadrait point avec mes combinaisons. A l'immense convoitise qui m'envahissait se mêlait une certaine prudence. Des trois cents billets, j'en détachai cent que je serrai précieusement dans le portefeuille, lequel portefeuille je replaçai non moins précieusement dans la poche où je l'avais tiré. Je bouclai ensuite la valise.... «Mais qu'allons-nous en faire?» me dit tout à coup Rosalie qui, un moment, avait oublié Thillard. «Sois calme, lui répondis-je. Occupe-toi seulement à mettre en sûreté ces billets dans la doublure de ta robe ou de tes jupons....» «Dans la préméditation du crime, toutes les circonstances qui me favorisaient m'avaient frappé d'un seul coup, et bien avant même de faire un cadavre de l'agent de change, j'avais entrevu combien il me serait facile de m'en débarrasser. Au préalable, je sortis pour tâter les lieux. Le brouillard ne discontinuait pas d'étendre aux alentours son voile impénétrable. J'étais à deux pas du Pont-Rouge. De borne en borne, je me glissai jusqu'à la Seine. J'écoutai. Le silence n'était pas moins profond que les ténèbres n'étaient épaisses. L'eau seule, dans sa course, bruissait et chantait sa psalmodie monotone et sinistre.... «De retour à la maison, après m'être déchaussé, car j'étais résolu à sortir pieds nus, j'enveloppai Thillard et sa valise dans les plis de son manteau. Déjà d'une force herculéenne, surexcité en outre au point d'ébranler une montagne, je soulevai l'agent de change dans mes bras comme j'eusse fait d'un mannequin d'osier. Sur mon ordre, Rosalie éteignit la lumière et alla m'ouvrir la porte.... «Chargé de mon fardeau, je marchai à pas de loup, lentement, sûrement vers le pont. Quoi que j'en eusse, je sentais la sueur ruisseler sur mon visage. Pour surcroît de terreur, je ne fus pas plutôt engagé sur la passerelle, que les oscillations du tablier me firent croire que des gens venaient à ma rencontre. Une telle sensation n'est pas exprimable. J'eus la pensée de retourner sur mes pas.... Dans ma courte halte, le pont cessa de vaciller. Retenant mon souffle, j'avançai alors doucement, mais si doucement que le pont n'oscillait plus; je parvins ainsi jusqu'à l'endroit où le pied de la balustrade est tangent à la courbe des chaînes en fer. Là, je m'arrêtai; puis, je prêtai l'oreille. Des fantômes dansaient dans mes yeux; une harmonie infernale emplissait ma tête. Il me tardait d'avoir fini. J'élevai le corps à hauteur d'homme, je le tins suspendu quelques secondes au-dessus du fleuve, puis je l'y laissai choir. Un bruit sourd retentit; des éclaboussures jaillirent à droite, à gauche, en avant, en arrière. Ce fut tout. En même temps, je devenais un autre homme. Je sentais au dedans de moi-même renaître une assurance imperturbable; ma poitrine n'était déjà plus assez large pour contenir la volupté qui l'envahissait; je me considérais intérieurement avec orgueil, et croisant les bras, je regardais le ciel noir d'un air de défi et de dédain suprême. «Mais que cette exaltation était vaine et qu'il fallait peu de chose pour l'éteindre! Cette nuit même, comme je poussais notre porte, que j'avais recommandé à Rosalie de laisser entr'ouverte, j'éprouvai une résistance imprévue. Par l'entre-bâillement, j'appelai Rosalie à voix basse. Point de réponse. Étouffant d'inquiétude, je réunis toutes mes forces, et je parvins à entrer. A terre, près de la porte, en travers, gisait la malheureuse Rosalie sans connaissance. Elle ne revint à elle que pour battre la campagne et me faire craindre qu'elle ne fût devenue folle. Ce n'était que le délire de la fièvre....» XVI. Remords. Outre qu'il était resté debout jusqu'à ce moment, Clément avait encore joint à son débit une pantomime et un accent parfois très énergiques. Avant d'aller plus loin, il s'assit pour se reposer et reprendre haleine. Max, lui, n'avait pas plus remué qu'un marbre. Le sang s'était retiré de son visage; la sueur mouillait son front; son regard, fiché en terre, avait l'inflexible roideur d'une balle échappée d'un fusil; il semblait que la colonne d'air qui pesait sur ses épaules eût la densité du plomb. Dans son accablement, il ne songea guère à mesurer l'intervalle qui sépara l'instant où Clément s'était arrêté de celui où il reprit: «A présent, rappelez-vous ma feinte misère, ma conversion hypocrite, mon mariage avec Rosalie sous le patronage de la société Saint-François-Régis, ma place, mes travaux, mon aisance progressive, ma préoccupation de la justifier, de la prouver au besoin par mes livres, et vous aurez, en même temps que l'intelligence de ma tactique, l'explication de la plupart des scènes énigmatiques auxquelles vous avez assisté. Ce qui vous reste à savoir, ce que vous n'avez pu que pressentir, c'est ce que j'ai souffert et ce que je souffre encore à cette heure. «Par rapport aux faits, je ne fus trompé dans aucune de mes prévisions: tout se passa pour moi de la manière la plus rassurante. Si la valise et les cent mille francs accusaient chez Thillard un projet de fuite, le corps intact, les cent mille francs même, et, mieux que cela, une lettre adressée à sa femme où il déclarait, en termes ambigus, que «compromis dans des spéculations malheureuses, et impuissant à se relever, il se sentait incapable d'assister au spectacle de sa honte,» parurent autant de témoignages irrécusables de son suicide. On se borna à conjecturer qu'au moment de passer à l'étranger, il avait été assailli par le remords et qu'il s'était tué pour s'y soustraire. Il n'y a donc pas à le contester: habile autant qu'il se peut, favorisé à souhait par les circonstances, mon crime, aux yeux des hommes, n'était vraiment pas; je n'avais à redouter ni soupçon, ni enquête; partant, d'après mes principes, je pouvais gager avec moi-même que rien au monde ne serait capable de troubler ma sécurité. Cependant, je bâtissais sur des mensonges. Au contraire, ce qui eut lieu, l'état où je suis réduit, tout tend à me faire croire que, dans une société purement formaliste, si la certitude de l'impunité y devient une source de scélératesses, cette impunité, la plupart du temps, n'est que fictive, et que le plus insigne scélérat, supposez qu'il soit assez adroit pour échapper au bagne ou à l'échafaud, peut encore trouver en lui-même un châtiment mille fois plus terrible que celui dont il se joue.... «Dans le principe, les bruits que je recueillais de droite et de gauche sur l'agent de change, les plaintes de ceux de ses clients qu'il réduisait à la misère, le désespoir de sa belle-mère et de sa femme, le _tolle_ général contre lui, aidaient amplement à me rassurer, presque à m'absoudre. Sa lettre à madame de Tranchant m'avait révélé une nouvelle et dernière infamie. Il pressait cette femme de tout quitter: mari, enfants, famille; il lui donnait rendez-vous à Londres; il lui recommandait de ne pas oublier ses bijoux et lui faisait passer, dans les feuillets d'un livre, cinq billets de cent francs pour le cas où elle ne pourrait mettre aussi la main sur l'argent. J'ajouterai que la préoccupation de nous envelopper d'une ceinture impénétrable de mensonges, le soin d'organiser notre intérieur, notre assiduité dans les églises, les exigences de mon emploi, les préparatifs de notre mariage, ne nous laissaient guère le temps de songer au repentir. Mais ces jours de calme, qui nous semblaient devoir toujours durer, passèrent pour nous avec plus de rapidité encore que, dans un convoi à toute vapeur, les panoramas ne défilent sous les yeux. «Cette quiétude fut troublée dès les premiers jours de notre mariage. A moins de l'intervention directe d'une puissance occulte, il faut convenir que le hasard se montra ici étrangement intelligent. Si merveilleux que paraisse le fait, vous ne penserez même pas à le mettre en doute, puisque aussi bien vous en avez la preuve vivante en mon fils. Bien des gens, au reste, ne manqueraient pas d'y voir un fait purement physique et physiologique et de l'expliquer rationnellement. Quoi qu'il en soit, je remarquai tout à coup des traces de tristesse sur le visage de Rosalie. Je lui en demandai la raison. Elle éluda de me répondre. Le lendemain et les jours suivants, sa mélancolie ne faisant que croître, je la conjurai de me tirer d'inquiétude. Elle finit par m'avouer une chose qui ne laissa pas que de m'émouvoir au plus haut degré. La première nuit même de nos noces, en mon lieu et place, bien que nous fussions dans l'obscurité, elle avait vu, mais vu, prétendait-elle, comme je vous vois, la figure pâle de l'agent de change. Elle avait épuisé inutilement ses forces à chasser ce qu'elle prenait d'abord pour un simple souvenir: le fantôme n'était sorti de ses yeux qu'aux premières lueurs du crépuscule. De plus, ce qui certes était de nature à justifier son effroi, la même vision l'avait persécutée avec une ténacité analogue plusieurs nuits de suite. Je simulai un profond dédain et tâchai de la convaincre qu'elle avait été dupe tout uniment d'une hallucination. Je compris, au chagrin qui s'empara d'elle et se tourna insensiblement en cette langueur où vous l'avez vue, que je n'avais point réussi à lui inculquer mon sentiment. Une grossesse pénible, agitée, équivalente à une maladie longue et douloureuse, empira encore ce malaise d'esprit; et, si un accouchement heureux, en la comblant de joie, eut une influence salutaire sur son moral, ce fut de bien courte durée. Je me vis contraint, par-dessus cela, de la priver du bonheur d'avoir son enfant auprès d'elle, puisque, par rapport à mes ressources officielles, une nourrice à demeure chez moi eût paru une dépense au-dessus de mes moyens. «Émus de sentiments à figurer dignement dans une pastorale, nous allions voir notre enfant de quinzaine en quinzaine. Rosalie l'aimait jusqu'à la passion, et moi-même, je n'étais pas loin de l'aimer avec frénésie; car, chose singulière, sur les ruines amoncelées en moi, les instincts de la paternité seuls restaient encore debout. Je m'abandonnais à des rêves ineffables; je me promettais de faire donner une éducation solide à mon enfant, de le préserver, s'il était possible, de mes vices, de mes fautes, de mes tortures; il était ma consolation, mon espérance. Quand je dis moi, je parle également de la pauvre Rosalie qui se sentait heureuse rien qu'à l'idée de voir ce fils grandir à ses côtés. Quelles ne furent donc pas nos inquiétudes, notre anxiété, quand, à mesure que l'enfant se développait, nous aperçûmes sur son visage des lignes qui rappelaient de plus en plus celui d'une personne que nous eussions voulu à jamais oublier. Ce ne fut d'abord qu'un doute sur lequel nous gardâmes le silence même vis-à-vis l'un de l'autre. Puis, la physionomie de l'enfant approcha à ce point de celle de Thillard, que Rosalie m'en parla avec épouvante, et que moi-même je ne pus cacher qu'à demi mes cruelles appréhensions. Enfin, la ressemblance nous apparut telle, qu'il nous sembla vraiment que l'agent de change fût rené en notre fils. Le phénomène eût bouleversé un cerveau moins solide que le mien. Trop ferme encore pour avoir peur, je prétendis rester insensible au coup qu'il portait à mon affection paternelle, et faire partager mon indifférence à Rosalie. Je lui soutins qu'il n'y avait là qu'un hasard: j'ajoutai qu'il n'était rien de plus changeant que le visage des enfants, et que, probablement, cette ressemblance s'effacerait avec l'âge; finalement, qu'au pis aller, il nous serait toujours facile de tenir cet enfant à l'écart. J'échouai complètement. Elle s'obstina à voir dans l'identité des deux figures un fait providentiel, le germe d'un châtiment effroyable qui tôt ou tard devait nous écraser, et, sous l'empire de cette conviction, son repos fut pour toujours détruit. «D'autre part, sans parler de l'enfant, quelle était notre vie? Vous avez pu vous-même en observer le trouble permanent, les agitations, les secousses chaque jour plus violentes. Quand toute trace de mon crime avait disparu, quand je n'avais plus rien à craindre absolument des hommes, quand l'opinion sur moi était devenue unanimement favorable, au lieu d'une assurance fondée en raison, je sentais croître mes inquiétudes, mes angoisses, mes terreurs. Je m'inquiétais moi-même avec les fables les plus absurdes; dans le geste, la voix, le regard du premier venu, je voyais une allusion à mon crime. Les allusions m'ont tenu incessamment sur le chevalet du bourreau. Souvenez-vous de cette soirée où M. Durosoir raconta une de ses instructions. Dix années de douleurs lancinantes n'équivaudront jamais à ce que je ressentis au moment où, sortant de la chambre de Rosalie, je me trouvai vis-à-vis du juge qui me regardait au visage. J'étais de verre, il lisait jusqu'au fond de ma poitrine. Un instant, j'entrevis l'échafaud. Rappelez-vous ce dicton: «Il ne faut pas parler de corde dans la maison d'un pendu,» et vingt autres détails de ce genre. C'était un supplice de tous les jours, de toutes les heures, de toutes les secondes. Quoi que j'en eusse, il se faisait dans mon esprit des ravages effrayants. L'état de Rosalie était de beaucoup plus douloureux encore: elle vivait vraiment dans les flammes. La présence de l'enfant dans la maison acheva d'en rendre le séjour intolérable. Incessamment, jour et nuit, nous vécûmes au milieu des scènes les plus cruelles. L'enfant me glaçait d'horreur. Je faillis vingt fois l'étouffer. Outre cela, Rosalie, qui se sentait mourir, qui croyait à la vie future, aux châtiments, aspirait à se réconcilier avec Dieu. Je la raillais, je l'insultais, je menaçais de la battre, j'entrais dans des fureurs à l'assassiner. Elle mourut à temps pour me préserver d'un deuxième crime. Quelle agonie! Elle ne sortira jamais de ma mémoire. «Depuis, je n'ai pas vécu. Je m'étais flatté de n'avoir plus de conscience, de ne jamais connaître le remords, et cette conscience, ces remords grandissent à mes côtés, en chair et en os, sous la forme de mon enfant. Cet enfant, dont, malgré l'imbécillité, je consens à être le gardien et l'esclave, ne cesse de me torturer par son air, ses regards étranges, par la haine instinctive qu'il me porte. N'importe où que j'aille, il me suit pas à pas, il marche ou s'assoit dans mon ombre. La nuit, après une journée de fatigue, je le sens à mes côtés, et son contact suffit à chasser le sommeil de mes yeux ou tout au moins à me troubler de cauchemars. Je crains que tout à coup la raison ne lui vienne, que sa langue ne se délie, qu'il ne parle et ne m'accuse. L'inquisition, dans son génie des tortures, Dante lui-même, dans sa suppliciomanie, n'ont jamais rien imaginé de si épouvantable. J'en deviens monomane. Je me surprends dessinant à la plume la chambre où je commis mon crime; j'écris au bas cette légende: _Dans cette chambre, j'empoisonnai l'agent de change Thillard-Ducornet_, et je signe. C'est ainsi que, dans mes heures de fièvre, j'ai détaillé sur mon journal à peu près mot pour mot tout ce que je vous ai raconté. «Ce n'est pas tout. J'ai réussi à me soustraire au supplice dont les hommes châtient le meurtrier, et voilà que ce supplice se renouvelle pour moi presque chaque nuit. Je sens une main sur mon épaule et j'entends une voix qui murmure à mon oreille: «Assassin!» Je suis mené devant des robes rouges; une pâle figure se dresse devant moi et s'écrie: «Le voilà!» C'est mon fils. Je nie. Mon dessin et mes propres mémoires me sont représentés avec ma signature. Vous le voyez, la réalité se mêle au songe et ajoute à mon épouvante. J'assiste enfin à toutes les péripéties d'un procès criminel. J'entends ma condamnation: «Oui, il est coupable.» On me conduit dans une salle obscure où viennent me joindre le bourreau et ses aides. Je veux fuir, des liens de fer m'arrêtent, et une voix me crie: «Il n'est plus pour toi de miséricorde!» J'éprouve jusqu'à la sensation du froid des ciseaux sur mon cou. Un prêtre prie à mes côtés et m'invite parfois au repentir. Je le repousse avec mille blasphèmes. Demi-mort, je suis cahoté par les mouvements d'une charrette sur le pavé d'une ville; j'entends les murmures de la multitude comparables à ceux des vagues de la mer, et, au-dessus, les imprécations de mille voix. J'arrive en vue de l'échafaud. J'en gravis les degrés. Je ne me réveille que juste à l'heure où le couteau glisse entre les rainures; quand, toutefois, mon rêve ne continue pas, quand je ne suis pas traîné en présence de celui que j'ai voulu nier, de Dieu même, pour y avoir les yeux brûlés par la lumière, pour y plonger dans l'abîme de mes iniquités, pour y être supplicié par le sentiment de ma propre infamie. J'étouffe, la sueur m'inonde, l'horreur comble mon âme. Je ne sais plus combien de fois déjà j'ai subi ce supplice. «J'ai recours à l'opium. Mes douleurs en combattent l'effet, et rien n'est plus atroce que cette lutte de la souffrance contre les fatigues du corps. Et il n'y a pas à prétendre que je puisse me soustraire à cela. Je ne puis pas mourir. Que deviendrait mon enfant? Il me possède, je suis sa proie, sa bête de somme; il tient ferme dans sa main les rênes du mors que j'ai à la bouche, et, par instants, il tire à me faire hurler. En d'autres termes, il me rive à la vie, il cloue mes membres sur cette terre, pour que le remords puisse à l'aise dévorer et redévorer mon coeur, mes entrailles. «Ce n'est rien encore. Au lieu de dormir, souvent je me lève; comme un fantôme, j'erre à travers les rues, je gagne les champs, je vais m'asseoir dans quelque endroit écarté. Les millions d'étoiles qui émergent dans l'espace me semblent autant d'yeux fixés sur moi, et je courbe honteusement la tête: le front dans les mains, en dépit de moi-même, je me recueille, je plonge dans le passé, je reconstruis la chaîne de mes idées et de mes actions. A ces ressouvenirs se mêlent, comme autant de voix qui m'accusent, me maudissent, les bruissements des arbres et des herbes, les hurlements lugubres des chiens. Ces bruits s'enflent graduellement et prennent les proportions d'une tempête. Glacé de terreur, je me dresse; un cercle de spectres hideux dansent autour de moi, remplissent mon oreille de cris sauvage, déchirent ma chair de leurs griffes. Trop robuste pour perdre connaissance, je suis sans force pour fuir, et je dois endurer ce supplice jusqu'à l'heure où l'hallucination m'abandonne, de guerre lasse sans doute. «Voilà mon existence. Vous voyez jusqu'à quel point elle est horrible. Eh bien, je n'aspire qu'à souffrir encore plus. Ah! que je rende vingt yeux pour un oeil, vingt dents pour une dent, mais que je périsse une fois, que mon corps soit la pâture des vers et qu'enfin je connaisse le repos de la mort!...» Clément se tut, il n'ajouta plus rien; un long et funèbre silence eut lieu. Après ce qu'il venait d'entendre, rempli des sentiments les plus douloureux, muet d'ailleurs à force d'épouvante, Destroy n'avait pas un mot à dire. Il se leva et avec une profonde irrésolution que dénotait son pas mal assuré, se dirigea vers la porte. Clément, pleurant et sanglotant pour ainsi dire, sans pleurs ni sanglots, livide et flasque, affaissé sur lui-même, agonisait, en quelque sorte, comme ces condamnés en proie déjà à la mort, avant même que le couteau ait touché leur tête. Au moment de passer le seuil, Max, qui se détourna et vit ce spectacle, ne put se défendre d'un mouvement de pitié. A cet homme, son ami tant d'années, et dont la vue actuellement ne pouvait plus lui causer que de l'horreur, il jeta, avant de disparaître, un long regard de commisération.... Destroy quitta Clément pour ne jamais le revoir. Courbé sous le poids des plus effroyables confidences que puissent ouïr des oreilles humaines, le pauvre Max, marchant devant lui, gagna la campagne et y erra longtemps au hasard. La mélancolie et l'amertume gonflaient sa poitrine; il étouffait, les yeux lui faisaient mal, et la solitude où il cherchait un allégement augmentait encore son malaise. De détours en détours, un besoin instinctif de consolation le conduisit, sans que sa volonté y fût pour rien, jusque chez Mme Thillard. Effrayée, en le voyant tout défait: «Mon Dieu, mon ami, lui demanda celle-ci avec inquiétude, que vous est-il arrivé?» A demi suffoqué, Destroy s'agenouilla aux pieds de son amie et embrassa ses genoux avec fièvre. Puis, levant vers elle un visage baigné de larmes et un oeil étincelant de passion: «Oh! madame, s'écria-t-il, que je vous aime!» A cet élan passionné qui trahissait une incommensurable douleur, Mme Thillard, oubliant même d'être curieuse, sentit, elle aussi, l'émotion l'envahir et les pleurs monter à ses yeux.... XVII. Un homme heureux. La disparition de Clément ne laissa pas que d'être remarquée. Dans le principe, on ne voulait point admettre que Destroy ignorât ce qu'il était devenu: on le harcelait pour en avoir des nouvelles. Bien que fondé à le croire aux États-Unis, il se défendait immuablement de savoir en quel lieu ledit Clément s'était réfugié. Dix années et plus s'écoulèrent. Insensiblement on l'oublia, comme les absents s'oublient. Max lui-même y pensait déjà beaucoup moins; en son souvenir, l'histoire de son ancien ami persistait sans doute, mais comme y eussent persisté les impressions d'un rêve sinistre. Peu s'en fallait qu'il ne prît toutes ces aventures pour les fantaisies d'une sombre imagination. Cependant, il se rencontra chez son ami Rodolphe avec un jeune homme qui venait de parcourir le monde en touriste. Ce jeune homme, bien connu sous le nom de Sosthènes, avait tout uniment cette valeur qu'aux yeux du plus grand nombre donne la fortune. Pour le soustraire à l'influence ruineuse qu'exerçait sur lui une femme entretenue, sa mère l'avait obligé d'entreprendre un long voyage. Trois années de séjour dans l'Amérique du Nord avaient meublé sa mémoire d'une série d'anecdotes plus ou moins dignes d'intérêt. Il avait visité nombre d'endroits, et, en dernier lieu, s'était arrêté assez longtemps dans une petite ville de commerce située sur le lac Ontario. A beau mentir, ou, au moins, a beau parler qui vient de loin. Max et Rodolphe l'écoutaient avec distraction. Il s'interrompit tout à coup. «N'avez-vous pas connu un nommé Clément?» demanda-t-il aux deux amis. Tandis que Rodolphe, dont la curiosité prenait feu, s'empressait de répondre affirmativement, Max tressaillait et regardait Sosthènes avec inquiétude. «Je vous en parle, reprit Sosthènes, parce que, soi-disant, il a vécu ici dans le monde des gens de lettres et des artistes.» Tout ému de la rencontre, Rodolphe, avec son étourderie habituelle, plus soucieux de parler que d'écouter, accumula questions sur questions. Sosthènes, exceptionnellement, fut intéressant parce qu'il avait été intéressé lui-même. Max, contre toute attente, connut, jusque dans les moindres détails, la nouvelle existence d'un homme auquel il ne pouvait penser sans frémir. Le jeune touriste représentait Clément comme un personnage étrange, mystérieux, foncièrement misérable au milieu de la prospérité, et qui, pour peu qu'on l'approchât, éveillait aussitôt chez autrui d'indicibles impressions. Il dépassait de peu la quarantaine, et ses yeux caves, son front chauve, ses joues creuses et livides, la maigreur de son corps courbé, lui donnaient les apparences d'un vieillard, ou mieux, celles d'un cadavre ambulant. Tout en ayant l'humeur la plus douce, il était sombre, taciturne, inaccessible à la gaieté, et dévoré d'une activité fébrile qui achevait de ruiner sa constitution. On ne se rappelait pas l'avoir jamais vu sans son fils, jeune homme pâle, plus étrange encore que son père. Un oeil noir d'une fixité stupide, de longs cheveux bruns naturellement bouclés, rehaussaient encore sa pâleur. Bien qu'il n'eût pas plus de quinze ou seize ans, il en accusait vingt, à cause de ses traits accentués et d'une légère moustache qui estompait déjà sa lèvre supérieure. Sous le rapport des facultés intellectuelles, il n'était pas à la hauteur d'un enfant de six mois; il n'ouvrait la bouche que pour articuler des syllabes dénuées de sens ou pousser des cris rauques. Jamais il ne quittait son père, pas même pour dormir. On les rencontrait fréquemment dans les rues, sur les promenades, bras dessus, bras dessous, le père remorquant le fils, comme le crime traîne à sa suite la honte et la vengeance. C'était la croyance commune qu'un incommensurable malheur empoisonnait l'existence de cet homme. Il avait des moeurs irréprochables, il ne mesurait ses jours que par le travail et les bonnes actions, et n'éveillait partout que des antipathies. Peut-être, sans son fils, fût-on parvenu à les vaincre; mais la vue de ce bel et étrange idiot, qui couchait dans son ombre, soulevait une véritable horreur: on s'en détournait comme on se gare d'un reptile dangereux. Clément semblait tourmenté d'une soif d'argent inextinguible. Se livrant au commerce avec frénésie, d'une hardiesse sans exemple, d'une habileté rare, d'un bonheur proverbial dans toutes ses opérations, il était déjà plus que millionnaire. Cependant qu'il faisait bâtir de vastes hangars, qu'il agrandissait ses chantiers, qu'il étendait le cercle de ses affaires, qu'il multipliait le nombre de ses agents, il vivait avec son fils dans la plus modeste maison de l'endroit, se passait de domestiques et se privait même du luxe de l'aisance. Cette austérité, si peu d'accord non-seulement avec sa fortune, mais encore avec le poids des travaux qu'il accumulait sur lui, surprenait d'autant plus, qu'il était invariablement, à l'égard des malheureux, libéral jusqu'à profusion. Sans parler des aventuriers qui l'exploitaient journellement, toujours impunément, il accordait du travail à qui en voulait, distribuait les aumônes à pleines mains, fondait des écoles, contribuait pour une somme considérable à l'édification d'un hôpital. On l'avait vu sacrifier des intérêts immenses plutôt que d'avoir un procès. Ce n'était rien encore. A toute heure du jour et de nuit, on trouvait Clément prêt à rendre service, à se dévouer, voire à sacrifier sa vie. On eût dit même qu'il ne fût nulle part plus à l'aise qu'au centre des plus grands dangers. Il n'était pas un désastre, dans la ville, auquel ne se rattachât le souvenir de son courage. On citait de lui plus volontiers divers traits qui approchaient réellement de l'héroïsme. Un sinistre, allumé par la foudre, menaçait de dévorer la ville; le vent propageait l'incendie de quartier en quartier avec une rapidité extraordinaire; les habitants, comprenant leur impuissance, restaient plongés dans la terreur et le désespoir. Tout à coup, sur le faîte d'une charpente menaçant ruine, dans un tourbillon de fumée rougeâtre, était apparu Clément la hache à la main. Au risque d'être vingt fois englouti sous les décombres, frappant à droite et à gauche avec une vigueur surhumaine, il était parvenu à faire ce qu'on appelle la part du feu et à préserver ainsi de la ruine une foule d'artisans et d'industriels. Quelque six mois auparavant, par un temps effroyable, pour sauver quatre malheureux que l'orage avait surpris, il s'était bravement, sans hésitation, exposé sur le lac à un péril peut-être plus grand encore. En présence du ciel noir sillonné d'éclairs, du vent furieux qui bouleversait l'Ontario et y soulevait des montagnes, les hommes les plus intrépides manquaient de courage. Il eût fallu, à leur avis, être frappé de démence pour oser affronter un pareil ouragan. Aussi fût-ce avec une indicible épouvante qu'on vit Clément s'élancer dans une barque et s'abandonner aux vagues. On le considéra sur-le-champ comme perdu. Toutefois, il n'avait pas seulement échappé à une mort certaine, il avait encore eu l'incroyable bonheur de voir son audace couronnée d'un plein succès. Enfin, on ne se souvenait pas sans le plus vif enthousiasme du dévouement vraiment sublime qu'il avait déployé durant une épidémie. La population était plus que décimée; les riches, les prêtres, les médecins eux-mêmes, du moins ceux qui n'avaient pas succombé, s'étaient enfuis; on ne voyait que morts et mourants; à l'aspect du drapeau noir flottant sur les églises et la maison commune, ceux que la contagion épargnait agonisaient de peur. Clément parut se jouer d'un fléau qui répandait l'alarme à dix lieues aux alentours. Non content de ne pas émigrer, il parcourait les rues, relevait le courage des uns, contraignait les autres à l'action, soignait les malades, enterrait les morts. Outre qu'il sauva nombre de gens par l'intrépidité de son exemple, à force d'énergie il préserva de la peste une ville déjà dépeuplée par l'épidémie. Cependant, le fléau passa sur sa tête et celle de son fils sans même y toucher. Il semblait décidément que cet homme qui méprisait si profondément la mort fût également méprisé d'elle. En dépit de tels services, la reconnaissance à son égard se bornait à une sorte d'admiration superstitieuse. Il donnait lieu à trop de marques singulières et inquiétantes. Les remercîments ne lui causaient que de la gêne. Le contact de ses semblables le rendait tout honteux. Sa tristesse, son abnégation, sa témérité, ressemblaient aux effets du remords. De plus, il était notoire que de sa maison, la nuit, s'échappaient parfois des hurlements sauvages à croire que le père et l'enfant se prenaient de querelle et se ruaient l'un sur l'autre. Comment ne l'eût-on pas fui, quand déjà son extérieur, sa taciturnité, la vue de son fils, suffisaient et au delà à éteindre aussitôt dans tous les esprits jusqu'à la velléité de le connaître intimement? Sosthènes occupait le premier étage d'une maison située non loin du domicile de Clément. Les contradictions étaient évidentes dans quelques-uns des bruits dont celui-ci était l'objet. On pouvait d'ailleurs les avoir inventés, ou du moins singulièrement exagérés. En définitive, il n'était personne qui ne tînt ce Français pour le plus inoffensif et le meilleur des hommes. Sosthènes s'était décidé à lui rendre visite. Il n'avait qu'à se louer de l'accueil qu'il en avait reçu. Les apparences étaient loin de répondre aux commérages en circulation. Au premier abord, Sosthènes se félicita d'avoir fait ses réserves. C'était trop se hâter. Insensiblement, il se livra à des observations du caractère le plus attristant. Clément se pliait en esclave à tous les caprices de son fils; il semblait l'idolâtrer et se complaire à lui obéir. Mais l'enfant n'était touché ni de cette affection, ni de ces complaisances; il avait à peine ce qu'il exigeait impérieusement par des cris, qu'il redevenait impassible. Il repoussait en hurlant les caresses paternelles et avait le privilège étrange, avec sa pâleur morne, son oeil dur, l'inflexibilité de sa bouche, son mutisme, de remplir son père lui-même de terreur. Quel effet ne devait-il pas produire sur les étrangers? Sans y être provoqué, Clément avait fait quelques confidences à son compatriote. «Tout me réussit,» avait-il dit, «je ne comprends rien à mon bonheur.» La plus désastreuse entreprise devenait excellente dès qu'il s'en mêlait. On disait effectivement dans le pays: «Heureux comme M. Clément.» En moins de onze ans, il avait amassé une brillante fortune. Cela ne lui suffisait pas. Il voulait avoir des millions avant de retourner en Europe. Son intention était d'y fonder des établissements utiles. Encouragé par cette confiance, Sosthènes s'était hasardé à le questionner sur son incurable mélancolie. Clément eut l'air embarrassé, «J'ai perdu une femme que j'adorais,» dit-il enfin en détournant la tête. «Je comptais passer mes vieux jours avec elle. Sa mort m'a laissé entièrement seul, puisque aussi bien, comme vous voyez, mon fils est innocent. Depuis cette perte, je n'ai pas goûté une heure de repos. Ma douleur croît même avec le temps.» Sosthènes se rappelait encore ces paroles: «Je n'ai jamais ni faim ni soif, je ne dors presque pas, quand le travail auquel je m'assujettis briserait l'organisation la plus robuste. Au milieu des plus rudes fatigues, je ne puis trouver l'oubli: mon esprit reste libre et travaille de son côté. Quand je suis prêt à tomber d'épuisement, je le suis aussi à succomber sous le poids de mes souvenirs. J'ignore comment je puis vivre ainsi. Il faut que la vie tienne au corps d'une étrange façon.» Et comme Sosthènes s'étonnait d'une douleur aussi persistante: «Oh! reprit Clément d'un accent et d'un air à tirer les larmes des yeux, j'ai aussi une maladie cruelle qui exerce son influence sur moi. Je fais tout au monde pour me distraire, pour chasser les noires tristesses qui m'accablent, mais sans y réussir.» Clément et son fils n'avaient pas tardé à faire naître chez Sosthènes ce sentiment de répulsion que finissait toujours par causer leur présence. Celui-ci s'était hâté de quitter le pays pour ne plus les voir. XVIII. Conclusion. Une dernière épreuve attendait Destroy. Les inquiétudes qu'occasionnait en lui le fait seul d'avoir été lié avec Clément ne devaient pas même cesser à la mort de ce dernier. Cinq ou six ans plus tard, en même temps que les journaux lui apprenaient cette mort, il avait le chagrin d'y entendre mêler son nom. Clément comprit enfin que son dernier jour approchait. L'idée de revoir son pays une dernière fois s'empara de lui avec une telle passion, qu'il capitalisa à la hâte sa fortune et prit passage avec son fils sur un navire qui faisait voile pour l'Europe. La traversée fut longue et incidentée de fréquents orages; de mémoire de marin, jamais peut-être l'atmosphère n'avait présenté le spectacle d'autant de brusques variations. Exténué, déchiré de douleurs atroces, Clément était hors d'état de supporter une mer incessamment battue par des vents contrariés; ses jours n'étaient plus qu'une véritable agonie; on s'attendait d'heure en heure à lui voir rendre l'âme. Ses douleurs lui arrachaient des plaintes navrantes; il suppliait qu'on le jetât à la mer, ou tout au moins qu'on le déposât sur un rivage quelconque. Le capitaine en eut pitié. Il supposa que deux ou trois heures de terre calmeraient un peu les souffrances de ce misérable. On relâcha à la hauteur d'une île inculte, de facile abord, qui sépare l'espace compris entre le nouveau monde et l'Europe en deux longueurs à peu près égales. Des rameurs conduisirent le capitaine et Clément au rivage. Ces deux derniers mirent pied à terre et s'avancèrent dans l'île en gravissant lentement la rampe d'un monticule à l'ombre duquel ils disparurent bientôt. Deux heures environ s'écoulèrent. Le soleil se couchait déjà, qu'ils n'étaient pas encore de retour. Ceux qui les avaient amenés jugeaient prudent d'aller à leur rencontre. La silhouette du capitaine se dessina tout à coup sur le disque du soleil couchant. Il était seul. Il courait. En deux enjambées il rejoignit ses hommes. Clément venait de mourir subitement comme s'il eût été frappé de la foudre. Le capitaine fit dresser un procès-verbal de cette mort et des circonstances qui l'avaient accompagnée. Clément était d'une faiblesse extrême; il pouvait à peine se soutenir. Une agitation fébrile, analogue à celle du délire, se manifesta soudainement en lui. Il jeta des regards effarés sur le paysage. Devant les yeux se déroulait une plaine aride, légèrement ondulée, sans arbres, sans végétation d'aucune sorte. A l'horizon, s'étendait la mer dont la surface présentait une série infinie de losanges alternativement sombres et lumineux. Le murmure confus, monotone des vagues, remplissait l'âme de tristesse. Un vent glacial, un ciel gris, traversé au couchant de quelques bandes d'un rouge sinistre, achevaient de faire de cet endroit l'un des plus affreux et des plus désolants qu'on pût imaginer. Clément en fit la remarque. Il ajouta en portant la main à ses yeux avec émotion: «Voilà, monsieur, l'image de ma vie: l'aridité, l'horreur, le désespoir.» Peu après, il reprit d'un air égaré: «N'entendez-vous rien? Il me semble que des voix appellent.» Le bruissement de la mer pouvait en effet produire cette illusion. Clément fit encore quelques pas et dit: «Asseyons-nous, monsieur, je me trouve mal.» Il n'était pas assis depuis quelques secondes, qu'il se dressa d'un bond. «Allons-nous-en!» s'écria-t-il. Ses forces le trahirent, il s'arrêta. «C'est singulier, fit-il d'une voix éteinte, je n'y vois plus.» Il suffoquait. «J'étouffe, secourez-moi!» Le capitaine, qui l'observait avec inquiétude, courut à lui. Il arriva trop tard pour le soutenir. Clément venait de crouler à terre comme une masse inerte. Il avait cessé de vivre. Il eut l'Océan pour tombeau. On trouva sur lui, parmi ses papiers, un projet informe de testament olographe par lequel il instituait formellement Destroy son légataire universel. La plupart de ses autres volontés étaient exprimées avec beaucoup moins de précision. On devinait que le temps lui avait fait défaut. Un homme qui le connaissait bien pouvait toutefois les pénétrer aisément. La moitié de son avoir, qui constituait une somme triple de celle dont il avait dépouillé l'agent de change, devait être remise à madame Thillard; sur l'autre moitié serait prélevé le capital d'une pension viagère suffisante pour que son fils fût l'objet des plus grands soins dans une maison de santé. Une note spéciale, rédigée bien avant ce testament, montrait combien profondément il aimait cet enfant et avec quelle persistante énergie il se préoccupait de son avenir. Enfin, on utiliserait le reste de sa fortune à créer des lits dans un hospice de vieillards et à doter divers autres établissements de bienfaisance. A l'occasion d'un service célébré en son honneur, quelques paroles furent prononcées qui roulaient sur ce thème: _Pertransivit benefaciendo_. C'était un fait. Il vivait en faisant le bien, il accumulait bonne action sur bonne action, il s'efforçait de se rendre agréable aux hommes; de gagner leur estime, de mériter leur admiration. Ebranlé dans son scepticisme, effrayé, sinon repentant, il se flattait sans doute, à force de générosité et de dévouement, d'apaiser ses grandissantes et atroces terreurs. On a vu jusqu'à quel point était profonde son illusion. Échappé d'un milieu qui ne reconnaît rien en dehors de lui, d'un milieu où la légalité est la souveraine moralité, il tombait pourtant en proie à des tortures inouïes dont on essayerait vainement de contester la source. Les années, loin d'éteindre en lui de dévorants souvenirs, en redoublaient la vivacité, et tout porte à croire qu'il désespérait de trouver, même dans la mort, un terme à son supplice. Son memento contenait du moins cet aveu précis qu'il y formulait d'une main tremblante quelques jours avant de mourir: «Non, quoi qu'on puisse prétendre, ce qu'on appelle conscience n'est pas uniquement le fruit de l'éducation. Il est même des crimes que ni le repentir, ni la douleur, ni le sacrifice perpétuel de soi ne sauraient racheter, des crimes qui outragent essentiellement la nature, qui excluent fatalement l'homme du milieu des hommes.» Telles furent sa vie et sa fin. Si quelque chose pouvait consoler de ce qu'elles ont d'horrible, ce serait à coup sûr la bonne aventure de Destroy. On se rappelle que, pour lui, la douleur était comme le sel de l'âme, et que la pauvreté et l'obstacle, loin de lui souffler des sentiments de révolte, lui semblaient un mal utile, un stimulant contre l'engourdissement des facultés. Il devait recueillir le fruit de sa patience, de son courage, de ses idées justes. Une haute fortune, en effet, comblait son ambition juste à l'heure où Clément, épuisé par de longues et indicibles tortures, mourait loin de son pays, en proie au remords et au désespoir. FIN. * * * * * TABLE DES MATIÈRES. I. Deux amis 1 II. Profil du héros 7 III. Sur la mort d'un agent de change 15 IV. Intérieur de Clément 24 V. Ses confidences 33 VI. Son portrait en pied 42 VII. Mme Thillard chez Clément 51 VIII. Singulières préoccupations de Rosalie 60 IX. A la campagne 71 X. Soirée musicale 77 XI. Étrange intermède 88 XII. L'enfant terrible 102 XIII. Mort de Rosalie 115 XIV. Quantum mutatus ab illo! 124 XV. Aveux complets 131 XVI. Remords 149 XVII. Un homme heureux 162 XVIII. Conclusion 172 FIN DE LA TABLE. * * * * * TYPOGRAPHIE DE CH. LAHURE ET Cie Imprimeurs du Sénat et de la Cour de Cassation Paris, rue de Vaugirard, 9 * * * * * FIN End of Project Gutenberg's L'assassinat du pont-rouge, by Charles Barbara *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ASSASSINAT DU PONT-ROUGE *** ***** This file should be named 13808-0.txt or 13808-0.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/3/8/0/13808/ Produced by Carlo Traverso, Mireille Harmelin and Distributed Proofreaders Europe. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.net/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.net), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.net This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.