The Project Gutenberg EBook of Sapho, by Alphonse Daudet This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Sapho Author: Alphonse Daudet Release Date: October 21, 2004 [EBook #13825] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SAPHO *** This Etext was prepared by Ebooks libres et gratuits and is available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. Alphonse Daudet SAPHO (1884) Table des matieres I II III IV V VI VII VIII IX X XI XII XIII XIV XV I -- Regardez-moi, voyons... J'aime la couleur de vos yeux... -- Comment vous appelez-vous? -- Jean. -- Jean tout court? -- Jean Gaussin. -- Du Midi, j'entends ca... Quel age? -- Vingt et un ans. -- Artiste? -- Non, madame. -- Ah! tant mieux... Ces bouts de phrases, presque inintelligibles au milieu des cris, des rires, des airs de danse d'une fete travestie, s'echangeaient -- une nuit de juin -- entre un _pifferaro_ et une femme fellah dans la serre de palmiers, de fougeres arborescentes, qui faisait le fond de l'atelier de Dechelette. Au pressant interrogatoire de l'Egyptienne, le _pifferaro_ repondait avec l'ingenuite de son age tendre, l'abandon, le soulagement d'un Meridional reste longtemps sans parler. Etranger a tout ce monde de peintres, de sculpteurs, perdu des en entrant dans le bal par l'ami qui l'avait amene, il se morfondait depuis deux heures, promenant sa jolie figure de blond hale et dore par le soleil, les cheveux en frisons serres et courts comme la peau de mouton de son costume; et un succes, dont il ne se doutait guere, se levait et chuchotait autour de lui. Des epaules de danseurs le bousculaient brusquement, des rires de rapins blaguaient la cornemuse qu'il portait tout de travers et sa defroque de montagne, lourde et genante dans cette nuit d'ete. Une Japonaise aux yeux de faubourg, des couteaux d'acier tenant son chignon remonte, fredonnait en l'agacant: _Ah! qu'il est beau, qu'il est beau, le postillon...[1]_; tandis qu'une _novio_ espagnole en blanches dentelles de soie, passant au bras d'un chef apache, lui fourrait violemment sous le nez son bouquet de jasmins blancs. Il ne comprenait rien a ces avances, se croyait extremement ridicule et se refugiait dans l'ombre fraiche de la galerie vitree, bordee d'un large divan sous les verdures. Tout de suite cette femme etait venue s'asseoir pres de lui. Jeune, belle? Il n'aurait su le dire... Du long fourreau de lainage bleu ou sa taille pleine ondulait, sortaient deux bras, ronds et fins, nus jusqu'a l'epaule; et ses petites mains chargees de bagues, ses yeux gris larges ouverts et grandis par les bizarres ornements de fer lui tombant du front, composaient un ensemble harmonieux. Une actrice sans doute. Il en venait beaucoup chez Dechelette; et cette pensee n'etait pas pour le mettre a l'aise, ce genre de personnes lui faisant tres peur. Elle lui parlait de tout pres, un coude au genou, la tete appuyee sur la main, avec une douceur grave, un peu lasse... "Du Midi vraiment?... Et des cheveux de ce blond-la!... Voila une chose extraordinaire." Et elle voulait savoir depuis combien de temps il habitait Paris, si c'etait tres difficile cet examen pour les consulats qu'il preparait, s'il connaissait beaucoup de monde et comment il se trouvait a la soiree de Dechelette, rue de Rome, si loin de son quartier Latin. Quand il dit le nom de l'etudiant qui l'avait amene... "La Gournerie... un parent de l'ecrivain... elle connaissait sans doute..." l'expression de ce visage de femme changea, s'assombrit subitement; mais il n'y prit pas garde, ayant l'age ou les yeux brillent sans rien voir. La Gournerie lui avait promis que son cousin serait la, qu'il le presenterait. "J'aime tant ses vers... je serais si heureux de le connaitre..." Elle eut un sourire de pitie pour sa candeur, un joli resserrement d'epaules, en meme temps qu'elle ecartait de sa main les feuilles legeres d'un bambou et regardait dans le bal si elle ne lui decouvrirait pas son grand homme. La fete a ce moment etincelait et roulait comme une apotheose de feerie. L'atelier, le hall plutot, car on n'y travaillait guere, developpe dans toute la hauteur de l'hotel et n'en faisant qu'une piece immense, recevait sur ses tentures claires, legeres, estivales, ses stores de paille fine ou de gaze, ses paravents de laque, ses verreries multicolores, et sur le buisson de roses jaunes garnissant le foyer d'une haute cheminee Renaissance, l'eclairage varie et bizarre d'innombrables lanternes chinoises, persanes, mauresques, japonaises, les unes en fer ajoure, decoupees d'ogives comme une porte de mosquee, d'autres en papier de couleur pareilles a des fruits, d'autres deployees en eventail, ayant des formes de fleurs, d'ibis, de serpents; et tout a coup de grands jets electriques, rapides et bleuatres, faisaient palir ces mille lumieres et givraient d'un clair de lune les visages et les epaules nues, toute la fantasmagorie d'etoffes, de plumes, de paillons, de rubans qui se froissaient dans le bal, s'etageaient sur l'escalier hollandais a large rampe menant aux galeries du premier que depassaient les manches des contrebasses et la mesure frenetique d'un baton de chef d'orchestre. De sa place, le jeune homme voyait cela a travers un reseau de branches vertes, de lianes fleuries qui se melaient au decor, l'encadraient et, par une illusion d'optique, jetaient au va-et- vient de la danse des guirlandes de glycine sur la traine d'argent d'une robe de princesse, coiffaient d'une feuille de dracaena un minois de bergere Pompadour; et pour lui maintenant l'interet du spectacle se doublait du plaisir d'apprendre par son Egyptienne les noms, tous glorieux, tous connus, que cachaient ces travestis d'une variete, d'une fantaisie si amusantes. Ce valet de chiens, son fouet court en bandouliere, c'etait Jadin; tandis qu'un peu plus loin cette soutane elimee de cure de campagne deguisait le vieil Isabey, grandi par un jeu de cartes dans ses souliers a boucles. Le pere Corot souriait sous l'enorme visiere d'une casquette d'invalide. On lui montrait aussi Thomas Couture en bouledogue, Jundt en argousin, Cham en oiseau des iles. Et quelques costumes historiques et graves, un Murat empanache, un prince Eugene, un Charles Ier, portes par de tout jeunes peintres, marquaient bien la difference entre les deux generations d'artistes; les derniers venus, serieux, froids, des tetes de gens de bourse vieillis de ces rides particulieres que creusent les preoccupations d'argent, les autres bien plus gamins, rapins, bruyants, debrides. Malgre ses cinquante-cinq ans et les palmes de l'Institut, le sculpteur Caoudal en hussard de baraque, les bras nus, ses biceps d'hercule, une palette de peintre battant ses longues jambes en guise de sabretache, tortillait un cavalier seul du temps de la Grande Chaumiere en face du musicien de Potter, en muezzin qui fait la fete, le turban de travers, mimant la danse du ventre et piaillant le "la Allah, il Allah" d'une voix suraigue. On entourait ces joyeux illustres d'un large cercle qui reposait les danseurs; et au premier rang, Dechelette, le maitre du logis, froncait sous un haut bonnet persan ses petits yeux, son nez kalmouck, sa barbe grisonnante, heureux de la gaiete des autres et s'amusant eperdument, sans qu'il y parut. L'ingenieur Dechelette, une figure du Paris artiste d'il y a dix ou douze ans, tres bon, tres riche, avec des velleites d'art et cette libre allure, ce mepris de l'opinion que donnent la vie de voyage et le celibat, avait alors l'entreprise d'une ligne ferree de Tauris a Teheran; et chaque annee, pour se remettre de dix mois de fatigues, de nuits sous la tente, de galopades fievreuses a travers sables et marais, il venait passer les grandes chaleurs dans cet hotel de la rue de Rome, construit sur ses dessins, meuble en palais d'ete, ou il reunissait des gens d'esprit et de jolies filles, demandant a la civilisation de lui donner en quelques semaines l'essence de ce qu'elle a de montant et de savoureux. "Dechelette est arrive." C'etait la nouvelle des ateliers, sitot qu'on avait vu se lever comme un rideau de theatre l'immense store de coutil sur la facade vitree de l'hotel. Cela voulait dire que la fete commencait et qu'on allait en avoir pour deux mois de musiques et festins, danses et bombances, tranchant sur la torpeur silencieuse du quartier de l'Europe a cette epoque des villegiatures et des bains de mer. Personnellement, Dechelette n'etait pour rien dans le bacchanal qui grondait chez lui nuit et jour. Ce noceur infatigable apportait au plaisir une frenesie a froid, un regard vague, souriant, comme hatschische, mais d'une tranquillite, d'une lucidite imperturbables. Tres fidele ami, donnant sans compter, il avait pour les femmes un mepris d'homme d'Orient, fait d'indulgence et de politesse; et de celles qui venaient la, attirees par sa grande fortune et la fantaisie joyeuse du milieu, pas une ne pouvait se vanter d'avoir ete sa maitresse plus d'un jour. "Un bon homme tout de meme..." ajouta l'Egyptienne qui donnait a Gaussin ces renseignements. S'interrompant tout a coup: -- Voila votre poete... -- Ou donc? -- Devant vous... en marie de village... Le jeune homme eut un "Oh!" desappointe. Son poete! Ce gros homme, suant, luisant, etalant des graces lourdes dans le faux-col a deux pointes et le gilet fleuri de Jeannot... Les grands cris desesperes du _Livre de l'Amour_ lui venaient a la memoire, du livre qu'il ne lisait jamais sans un petit battement de fievre; et tout haut, machinalement, il murmurait: _Pour animer le marbre orgueilleux de ton corps,_ _O Sapho, j'ai donne tout le sang de mes veines..._ Elle se retourna vivement, avec le cliquetis de sa parure barbare: -- Que dites-vous la? C'etaient des vers de La Gournerie; il s'etonnait qu'elle ne les connut pas. "Je n'aime pas les vers..." fit-elle d'un ton bref; et elle restait debout, le sourcil fronce, regardant la danse et froissant nerveusement les belles grappes lilas qui pendaient devant elle. Puis, avec l'effort d'une decision qui lui coutait: "Bonsoir..." et elle disparut. Le pauvre _pifferaro_ resta tout saisi. "Qu'est-ce qu'elle a?... Que lui ai-je dit?..." Il chercha, ne trouva rien, sinon qu'il ferait bien d'aller se coucher. Il ramassa melancoliquement sa cornemuse et rentra dans le bal, moins trouble du depart de l'Egyptienne que de toute cette foule qu'il devait traverser pour gagner la porte. Le sentiment de son obscurite parmi tant d'illustrations le rendait plus timide encore. Maintenant on ne dansait plus; quelques couples ca et la, acharnes aux dernieres mesures d'une valse qui mourait, et parmi eux Caoudal, superbe et gigantesque, tourbillonnant la tete haute avec une petite tricoteuse, coiffe au vent, qu'il enlevait sur ses bras roux. Par le grand vitrage du fond large ouvert, entraient des bouffees d'air matinales et blanchissantes, agitant les feuilles des palmiers, couchant les flammes des bougies comme pour les eteindre. Une lanterne en papier prit feu, des bobeches eclaterent, et tout autour de la salle, les domestiques installaient des petites tables rondes comme aux terrasses des cafes. On soupait toujours ainsi par quatre ou cinq chez Dechelette; et les sympathies en ce moment se cherchaient, se groupaient. C'etaient des cris, des appels feroces, le "Pil... ouit" du faubourg repondant au "You you you you" en crecelle des filles d'Orient, et des colloques a voix basse, et des rires voluptueux de femmes qu'on entrainait d'une caresse. Gaussin profitait du tumulte pour se glisser vers la sortie, quand son ami l'etudiant l'arreta, ruisselant, les yeux en boule, une bouteille sous chaque bras: "Mais ou etes-vous donc?... Je vous cherche partout... j'ai une table, des femmes, la petite Bachellery des Bouffes... En Japonaise, savez bien... Elle m'envoie vous chercher. Venez vite..." et il repartit en courant. Le _pifferaro_ avait soif; puis l'ivresse du bal le tentait, et le minois de la petite actrice qui de loin lui faisait des signes. Mais une voix serieuse et douce murmura pres de son oreille: "N'y va pas..." Celle de tout a l'heure etait la, tout contre lui, l'entrainant dehors, et il la suivit sans hesiter. Pourquoi? Ce n'etait pas l'attrait de cette femme; il l'avait a peine regardee, et l'autre la-bas qui l'appelait, dressant les couteaux d'acier de sa chevelure, lui plaisait bien davantage. Mais il obeissait a une volonte superieure a la sienne, a la violence impetueuse d'un desir. N'y va pas!... Et subitement ils se trouverent tous deux sur le trottoir de la rue de Rome. Des fiacres attendaient dans le matin bleme. Des balayeurs, des ouvriers allant au travail regardaient cette maison de fete grondante et debordante, ce couple travesti, un Mardi Gras en plein ete. "Chez vous, ou chez moi?..." demanda-t-elle. Sans bien s'expliquer pourquoi, il pensa que chez lui ce serait mieux, donna son adresse lointaine au cocher; et pendant la route qui fut longue ils parlerent peu. Seulement elle tenait une de ses mains entre les siennes qu'il sentait tres petites et glacees; et, sans le froid de cette etreinte nerveuse, il aurait pu croire qu'elle dormait, renversee au fond du fiacre, avec le reflet glissant du store bleu sur la figure. On s'arreta rue Jacob, devant un hotel d'etudiants. Quatre etages a monter, c'etait haut et dur." Voulez-vous que je vous porte?..." dit-il en riant, mais tout bas, a cause de la maison endormie. Elle l'enveloppa d'un lent regard, meprisant et tendre, un regard d'experience qui le jaugeait et clairement disait: "Pauvre petit..." Alors lui, d'un bel elan, bien de son age et de son Midi, la prit, l'emporta comme un enfant, car il etait solide et decouple avec sa peau blonde de demoiselle, et il monta le premier etage d'une haleine, heureux de ce poids que deux beaux bras, frais et nus, lui nouaient au cou. Le second etage fut plus long, sans agrement. La femme s'abandonnait, se faisait plus lourde a mesure. Le fer de ses pendeloques, qui d'abord le caressait d'un chatouillement, entrait peu a peu et cruellement dans sa chair. Au troisieme, il ralait comme un demenageur de piano; le souffle lui manquait, pendant qu'elle murmurait, ravie, la paupiere allongee: "Oh! m'ami, que c'est bon... qu'on est bien..." Et les dernieres marches, qu'il grimpait une a une, lui semblaient d'un escalier geant dont les murs, la rampe, les etroites fenetres tournaient en une interminable spirale. Ce n'etait plus une femme qu'il portait, mais quelque chose de lourd, d'horrible, qui l'etouffait, et qu'a tout moment il etait tente de lacher, de jeter avec colere, au risque d'un ecrasement brutal. Arrives sur l'etroit palier: "Deja..." dit-elle en ouvrant les yeux. Lui pensait: "Enfin!..." mais n'aurait pu le dire, tres pale, les deux mains sur sa poitrine qui eclatait. Toute leur histoire, cette montee d'escalier dans la grise tristesse du matin. II Il la garda deux jours; puis elle partit, lui laissant une impression de peau douce et de linge fin. Pas d'autre renseignement sur elle que son nom, son adresse et ceci: "Quand vous me voudrez, appelez-moi... je serai toujours prete..." La toute petite carte, elegante, odorante, portait: FANNY LEGRAND _6, rue de l'Arcade_ Il la mit a sa glace entre une invitation au dernier bal des Affaires Etrangeres et le programme enlumine et fantaisiste de la soiree de Dechelette, ses deux seules sorties mondaines de l'annee; et le souvenir de la femme, reste quelques jours autour de la cheminee dans ce delicat et leger parfum, s'evapora en meme temps que lui, sans que Gaussin, serieux, travailleur, se mefiant par-dessus tout des entrainements de Paris, eut eu la fantaisie de renouveler cette amourette d'un soir. L'examen, ministeriel aurait lieu en novembre. Il ne lui restait que trois mois pour le preparer. Apres, viendrait un stage de trois ou quatre ans dans les bureaux du service consulaire; puis il s'en irait quelque part, tres loin. Cette idee d'exil ne l'effrayait pas; car une tradition chez les Gaussin d'Armandy, vieille famille avignonnaise, voulait que l'aine des fils suivit ce qu'on appelle _la carriere_, avec l'exemple, l'encouragement et la protection morale de ceux qui l'y avaient precede. Pour ce provincial, Paris n'etait que la premiere escale d'une tres longue traversee, ce qui l'empechait de nouer aucune liaison serieuse en amour comme en amitie. Une semaine ou deux apres le bal de Dechelette, un soir que Gaussin, la lampe allumee, ses livres prepares sur la table, se mettait au travail, on frappa timidement; et, la porte ouverte, une femme apparut en toilette elegante et claire. Il la reconnut seulement quand elle eut releve sa voilette. -- Vous voyez, c'est moi... je reviens... Puis surprenant le regard inquiet, gene, qu'il jetait sur la besogne en train: -- Oh! je ne vous derangerai pas... je sais ce que c'est... Elle defit son chapeau, prit une livraison du _Tour du monde_, s'installa et ne bougea plus, absorbee en apparence par sa lecture; mais, chaque fois qu'il levait les yeux, il rencontrait son regard. Et vraiment il lui fallait du courage pour ne pas la prendre tout de suite entre ses bras, car elle etait bien tentante et d'un grand charme avec sa toute petite tete au front bas, au nez court, a la levre sensuelle et bonne, et la maturite souple de sa taille dans cette robe d'une correction toute parisienne, moins effrayante pour lui que sa defroque de fille d'Egypte. Partie le lendemain de bonne heure, elle revint plusieurs fois dans la semaine, et toujours elle entrait avec la meme paleur, les memes mains froides et moites, la meme voix serree d'emotion. -- Oh! je sais bien que je t'ennuie, lui disait-elle, que je te fatigue. Je devrais etre plus fiere... Si tu crois!... Tous les matins en m'en allant de chez toi, je jure de ne plus venir; puis ca me reprend, le soir, comme une folie. Il la regardait, amuse, surpris dans son dedain de la femme, par cette persistance amoureuse. Celles qu'il avait connues jusque-la, des filles de brasserie ou de skating, quelquefois jeunes et jolies, lui laissaient toujours le degout de leur rire bete, de leurs mains de cuisinieres, d'une grossierete d'instincts et de propos qui lui faisait ouvrir la fenetre derriere elles. Dans sa croyance d'innocent, il pensait toutes les filles de plaisir pareilles. Aussi s'etonnait-il de trouver en Fanny une douceur, une reserve vraiment femme, avec cette superiorite -- sur les bourgeoises qu'il rencontrait en province chez sa mere -- d'un frottis d'art, d'une connaissance de toutes choses, qui rendaient les causeries interessantes et variees. Puis elle etait musicienne, s'accompagnait au piano et chantait, d'une voix de contralto un peu fatiguee, inegale, mais exercee, quelque romance de Chopin ou de Schumann, des chansons de pays, des airs berrichons, bourguignons ou picards dont elle avait tout un repertoire. Gaussin, fou de musique, cet art de paresse et de plein air ou se plaisent ceux de son pays, s'exaltait par le son aux heures de travail, en bercait son repos delicieusement. Et de Fanny, cela surtout le ravissait. Il s'etonnait qu'elle ne fut pas dans un theatre, et apprit ainsi qu'elle avait chante au Lyrique. -- Mais pas longtemps... Je m'ennuyais trop... En elle effectivement rien de l'etudie, du convenu de la femme de theatre; pas l'ombre de vanite ni de mensonge. Seulement un certain mystere sur sa vie au-dehors, mystere garde meme aux heures de passion, et que son amant n'essayait pas de penetrer, ne se sentant ni jaloux ni curieux, la laissant arriver a l'heure dite sans meme regarder la pendule, ignorant encore la sensation de l'attente, ces grands coups a pleine poitrine qui sonnent le desir et l'impatience. De temps en temps, l'ete etant tres beau cette annee-la, ils s'en allaient a la decouverte de tous ces jolis coins des environs de Paris dont elle savait la carte precise et detaillee. Ils se melaient aux departs nombreux, turbulents, des gares de banlieue, dejeunaient dans quelque cabaret a la lisiere des bois ou des eaux, evitant seulement certains endroits trop courus. Un jour qu'il lui proposait d'aller aux Vaux-de-Cernay. -- Non, non... pas la... il y a trop de peintres... Et cette antipathie des artistes, il se rappela qu'elle avait ete l'initiation de leur amour. Comme il en demandait la raison: -- Ce sont, dit-elle, des detraques, des compliques qui racontent toujours plus de choses qu'il n'y en a... Ils m'ont fait beaucoup de mal... Lui protestait: -- Pourtant, l'art, c'est beau... Rien de tel pour embellir, elargir la vie. -- Vois-tu, m'ami, ce qui est beau, c'est d'etre simple et droit comme toi, d'avoir vingt ans et de bien s'aimer... Vingt ans! on ne lui eut pas donne davantage, a la voir si vivante, toujours prete, riant a tout, trouvant tout bon. Un soir, a Saint-Clair, dans la vallee de Chevreuse, ils arriverent la veille de la fete et ne trouverent pas de chambre. Il etait tard, il fallait une lieue de bois dans la nuit pour rejoindre le prochain village. Enfin on leur offrit un lit de sangle, reste libre au bout d'une grange ou dormaient des macons. -- Allons-y, dit-elle en riant... ca me rappellera mon temps de misere. Elle avait donc connu la misere. Ils se glisserent a tatons entre les lits occupes dans la grande salle crepie a la chaux, ou fumait une veilleuse au fond d'une niche sur la muraille; et toute la nuit serres l'un contre l'autre, ils etouffaient leurs baisers et leurs rires, en entendant ronfler, geindre de fatigue ces compagnons, dont les bourgerons, les lourdes chaussures de travail trainaient tout pres de la robe de soie et des fines bottes de la Parisienne. Au petit jour, une chatiere s'ouvrit au bas du large portail, un rai de lumiere blanche frola la sangle des lits, la terre battue, pendant qu'une voix enrouee criait: "Ohe! la coterie..." Puis il se fit, dans la grange redevenue obscure, un remue-menage penible et lent, des baillees, des etirements, de grosses toux, les tristes bruits humains d'une chambree qui s'eveille; et lourds, silencieux, les Limousins s'en allerent, un par un, sans se douter qu'ils avaient dormi pres d'une belle fille. Derriere eux, elle se leva, mit sa robe a tatons, tordit ses cheveux en hate: "Reste la... je reviens..." Elle rentrait au bout d'un moment avec une enorme brassee de fleurs des champs inondees de rosee. "Maintenant dormons..." dit-elle en eparpillant sur le lit cette odorante fraicheur de la flore matinale qui ravivait l'atmosphere autour d'eux. Et jamais elle ne lui avait paru si jolie qu'a cette entree de grange, riant dans le petit jour, avec ses legers cheveux tout envoles et ses herbes folles. Une autre fois, ils dejeunaient a Ville-d'Avray devant l'etang. Un matin d'automne enveloppait de brume l'eau calme, la rouille des bois en face d'eux; et seuls dans le petit jardin du restaurant, ils s'embrassaient en mangeant des ablettes. Tout a coup, d'un pavillon rustique branche dans le platane au pied duquel leur table etait mise, une voix forte et narquoise appela: "Dites donc, les autres, quand vous aurez fini de vous becoter..." Et la face de lion, la moustache rousse du sculpteur Caoudal se penchait dans l'embrasure en rondins du chalet. -- J'ai bien envie de descendre dejeuner avec vous... Je m'ennuie comme un hibou dans mon arbre... Fanny ne repondait pas, visiblement genee de la rencontre; lui, au contraire, accepta bien vite, curieux de l'artiste celebre, flatte de l'avoir a sa table. Caoudal, tres coquet dans une apparence negligee, mais ou tout etait calcule depuis la cravate en crepe de chine blanc pour eclaircir un teint sabre de rides et de couperoses, jusqu'au veston serre sur la taille encore svelte et les muscles en saillie, Caoudal lui parut plus vieux qu'au bal de Dechelette. Mais ce qui le surprit et meme l'embarrassait un peu, ce fut le ton d'intimite du sculpteur avec sa maitresse. Il l'appelait Fanny, la tutoyait. -- Tu sais, lui disait-il en installant son couvert sur leur nappe, je suis veuf depuis quinze jours. Maria est partie avec Morateur. Ca m'a laisse assez tranquille les premiers temps... Mais ce matin, en entrant a l'atelier, je me suis senti faignant comme tout... Impossible de travailler... Alors j'ai lache mon groupe et je suis venu dejeuner a la campagne. Fichue idee, quand on est seul... Un peu plus je larmoyais dans ma gibelotte... Puis regardant le Provencal dont la barbe follette et les cheveux boucles avaient le ton du sauternes dans les verres: -- Est-ce beau, la jeunesse!... Pas de danger qu'on le lache, celui-la... Et ce qu'il y a de plus fort, c'est que ca se gagne... Elle a l'air aussi jeune que lui... -- Malhonnete!... fit-elle en riant; et son rire sonnait bien la seduction sans age, la jeunesse de la femme qui aime et veut se faire aimer. "Etonnante... Etonnante..." murmurait Caoudal, qui l'examinait tout en mangeant, avec un pli de tristesse et d'envie grimacant au coin de sa bouche. -- Dis donc, Fanny, te rappelles-tu un dejeuner ici... c'est loin, dam!... nous etions Ezano, Dejoie, toute la bande... tu es tombee dans l'etang. On t'a habillee en homme, avec la tunique du garde- peche. Ca t'allait richement bien... -- Rappelle plus... fit-elle froidement, et sans mentir; car ces creatures changeantes et de hasard ne sont jamais qu'a l'heure presente de leur amour. Nulle memoire de ce qui preceda, nulle crainte de ce qui peut venir. Caoudal, au contraire, tout au passe, devidait a coups de sauternes ses exploits de robuste jeunesse, d'amour et de beuverie, parties de campagne, bals a l'Opera, charges d'atelier, batailles et conquetes. Mais, en se tournant vers eux avec l'eclair remonte a ses yeux de toutes les flammes qu'il remuait, il s'apercut qu'ils ne l'ecoutaient guere, occupes a egrener des raisins aux levres l'un de l'autre. -- Est-ce assez rasant ce que je vous raconte la... Mais si, mais si, je vous assomme... Ah! nom d'un chien... C'est bete d'etre vieux... Il se leva, jeta sa serviette -- Pour moi, le dejeuner, pere Langlois... cria-t-il vers le restaurant. Il s'eloigna tristement, trainant les pieds, comme ronge d'un mal incurable. Longtemps les amoureux suivirent sa longue taille qui se voutait sous les feuilles couleur d'or. "Pauvre Caoudal!... c'est vrai qu'il se tasse..." murmura Fanny d'un ton de douce commiseration; et comme Gaussin s'indignait que cette Maria, une fille, un modele, put s'amuser des souffrances d'un Caoudal et preferer au grand artiste... qui?... Morateur, un petit peintre sans talent, n'ayant pour lui que sa jeunesse, elle se mit a rire: "Ah! innocent... innocent..." et lui renversant la tete a deux mains sur ses genoux, elle le humait, le respirait, dans les yeux, dans les cheveux, partout, comme un bouquet. Le soir de ce jour-la, Jean pour la premiere fois coucha chez sa maitresse qui le tourmentait a ce sujet depuis trois mois: -- Mais enfin, pourquoi ne veux-tu pas? -- Je ne sais... ca me gene. -- Puisque je te dis que je suis libre, que je suis seule... Et la fatigue de la partie de campagne aidant, elle l'entraina rue de l'Arcade, tout pres de la gare. A l'entresol d'une maison bourgeoise d'apparence honnete et cossue, une vieille servante en bonnet paysan, l'air reveche, vint leur ouvrir. -- C'est Machaume... Bonjour Machaume... dit Fanny lui sautant au cou. Tu sais, le voila mon aime, mon roi... je l'amene... Vite, allume tout, fais la maison belle... Jean resta seul dans un tout petit salon aux fenetres cintrees et basses, drapees de la meme soie bleue banale qui couvrait les divans et quelques meubles laques. Aux murs trois ou quatre paysages egayaient et aeraient l'etoffe; tous portaient un mot de dedicace: "A Fanny Legrand", "A ma chere Fanny...". Sur la cheminee, un marbre demi-grandeur de la Sapho de Caoudal, dont le bronze est partout, et que Gaussin des sa petite enfance avait vu dans le cabinet de travail de pere. Et a la lueur de l'unique bougie posee pres du socle, il s'apercut de la ressemblance, affinee et comme rajeunissante, de cette oeuvre d'art avec sa maitresse. ces lignes du profil, ce mouvement de taille sous la draperie, cette rondeur filante des bras noues autour des genoux lui etaient connus, intimes; son oeil les savourait avec le souvenir de sensations plus tendres. Fanny, le trouvant en contemplation devant le marbre, lui dit d'un air degage: "Il y a quelque chose de moi, n'est ce pas?... le modele de Caoudal me ressemblait..." Et tout de suite elle l'emmena dans sa chambre, ou Machaume en rechignant installait deux couverts sur un gueridon; tous les flambeaux allumes, jusqu'aux bras de l'armoire a glace, un beau feu de bois, gai comme un premier feu, flambant sous le pare-etincelles, la chambre d'une femme qui s'habille pour le bal. -- J'ai voulu souper la, dit-elle en riant... nous serons plus vite au lit. Jamais Jean n'avait vu d'ameublement aussi coquet. Les lampes Louis XVI, les mousselines claires des chambres de sa mere et de ses soeurs ne donnaient pas la moindre idee de ce nid ouate, capitonne, ou les boiseries se cachaient sous des satins tendres, ou le lit n'etait qu'un divan plus large que les autres, etale au fond sur des fourrures blanches. Delicieuse, cette caresse de lumiere, de chaleur, de reflets bleus allonges dans les glaces biseautees, apres leur course a travers champs, l'ondee qu'ils avaient recue, la boue des chemins creux sous le jour qui tombait. Mais ce qui l'empechait de deguster en vrai provincial ce confort de rencontre, c'etait la mauvaise humeur de la servante, le regard soupconneux dont elle le fixait, au point que Fanny la renvoya d'un mot: "Laisse-nous Machaume... nous nous servirons..." Et comme la paysanne jetait la porte en s'en allant: "N'y fais pas attention, elle m'en veut de trop t'aimer... Elle dit que je perds ma vie... ces gens de campagne, c'est si rapace!... Sa cuisine, par exemple, vaut mieux qu'elle... goute-moi cette terrine de lievre." Elle decoupait le pate, debouchait le champagne, oubliait de se servir pour le regarder manger, faisant a chaque geste remonter jusqu'a l'epaule les manches d'une gandoura d'Alger, de laine souple et blanche, qu'elle portait toujours a la maison. Elle lui rappelait ainsi leur premiere rencontre chez Dechelette; et serres sur le meme fauteuil, mangeant dans la meme assiette, ils parlaient de cette soiree. -- Oh! moi, disait-elle, des que je t'ai vu entrer, j'ai eu envie de toi... J'aurais voulu te prendre, t'emmener tout de suite, pour que les autres ne t'aient pas... Et toi, qu'est-ce que tu pensais, quand tu m'as vue?... D'abord elle lui avait fait peur; puis il s'etait senti plein de confiance, en intimite complete avec elle. -- Au fait, ajouta-t-il, je ne t'ai jamais demande... Pourquoi t'es-tu fachee?... Pour deux vers de La Gournerie?... Elle eut le meme froncement de sourcils qu'au bal, puis un geste de tete: -- Des betises!... n'en parlons plus... Et les bras autour de lui: --C'est que j'avais un peu peur, moi aussi... j'essayais de me sauver, de me reprendre... mais je n'ai pas pu, je ne pourrai jamais... -- Oh! jamais. -- Tu verras. Il se contenta de repondre avec le sourire sceptique de son age, sans s'arreter a l'accent passionne, presque menacant, dont lui fut jete ce "tu verras...". Cette etreinte de femme etait si douce, si soumise; il croyait fermement n'avoir qu'un geste a faire pour se degager... Meme a quoi bon se degager?... Il etait si bien dans le dorlotement de cette chambre voluptueuse, si delicieusement etourdi par cette haleine en caresse sur ses paupieres qui battaient, lourdes de sommeil, pleines de visions fuyantes, bois rouilles, pres, meules ruisselantes, toute leur journee d'amour a la campagne... Au matin, il fut reveille en sursaut par la voix de Machaume criant au pied du lit, sans le moindre mystere: -- Il est la... il veut vous parler... -- Comment! il veut?... Je ne suis donc plus chez moi!... tu l'as donc laisse entrer... Furieuse, elle bondit, s'echappa de la chambre, a moitie nue, la batiste ouverte: -- Ne bouge pas, m'ami... je reviens... Mais il ne l'attendit pas et ne sentit tranquille que lorsqu'il fut leve a son tour, et vetu, ses pieds solides dans ses bottes. Tout en ramassant ses vetements dans la chambre hermetiquement close ou la veilleuse eclairait encore le desordre du petit souper, il entendait le bruit d'un debat terrible etouffe par les tentures du salon. Une voix d'homme, irritee d'abord, puis implorante, dont les eclats s'ecrasaient en sanglots, en larmoyantes faiblesses, alternait avec une autre voix qu'il ne reconnut pas tout de suite, dure et rauque, chargee de haine et de mots ignobles arrivant jusqu'a lui comme d'une dispute de brasserie de filles. Tout ce luxe amoureux en etait souille, degrade d'un eclaboussement de taches sur de la soie; et la femme salie aussi, au niveau d'autres qu'il avait meprisees auparavant. Elle rentra haletante, tordant d'un beau geste sa chevelure repandue: -- Est-ce bete un homme qui pleure!... Puis le voyant debout, habille, elle eut un cri de rage: -- Tu t'es leve!... recouche-toi... tout de suite... Je le veux... Subitement radoucie, et l'enlacant du geste et de la voix: -- Non, non... ne pars pas... tu ne peux pas t'en aller comme ca... D'abord je suis sure que tu ne reviendrais plus. -- Mais si... Pourquoi donc?... -- Jure que tu n'es pas fache, que tu viendras encore... oh! c'est que je te connais. Il jura ce qu'elle voulut, mais ne se recoucha pas malgre ses supplications et l'assurance reiteree qu'elle etait chez elle, libre de sa vie, de ses actes. A la fin elle sembla se resigner a le voir partir, et l'accompagna jusqu'a la porte, n'ayant plus rien de la faunesse en delire, bien humble au contraire, cherchant a se faire pardonner. Une longue et profonde caresse d'adieu les retint dans l'antichambre. "Alors... quand?..." lui demandait-elle, les yeux tout au fond des yeux. Il allait repondre, mentir sans doute, dans sa hate d'etre dehors, quand un coup de sonnette l'arreta. Machaume sortit de sa cuisine, mais Fanny lui fit signe: "Non... n'ouvre pas..." Et ils restaient la, tous les trois, immobiles, sans parler. On entendit une plainte etouffee, puis le froissement d'une lettre glissee sous la porte, et des pas qui descendaient lentement. -- Quand je te disais que j'etais libre... tiens!... Elle passa a son amant la lettre qu'elle venait d'ouvrir, une pauvre lettre d'amour, bien basse, bien lache, crayonnee en hate sur une table de cafe et dans laquelle le malheureux demandait grace pour sa folie du matin, reconnaissait n'avoir aucun droit sur elle que celui qu'elle voudrait bien lui laisser, priait a deux mains jointes qu'on ne l'exilat pas sans retour, promettant d'accepter tout, resigne a tout... mais ne pas la perdre, mon Dieu! ne pas la perdre... "Crois-tu!..." dit-elle avec un mauvais rire; et ce rire acheva de lui barrer le coeur qu'elle voulait conquerir. Jean la trouva cruelle. Il ne savait pas encore que la femme qui aime n'a d'entrailles que pour son amour, toutes ses forces vives de charite, de bonte, de pitie, de devouement absorbees au profit d'un etre, d'un seul. "Tu as bien tort de te moquer... cette lettre est horriblement belle et navrante..." et tout bas, d'une voix grave, en lui tenant les mains: -- Voyons... pourquoi le chasses-tu?... -- Je n'en veux plus... Je ne l'aime pas. -- Pourtant c'etait ton amant... Il t'a fait ce luxe ou tu vis, ou tu as toujours vecu, qui t'est necessaire. -- M'ami, dit-elle avec son accent de franchise, quand je ne te connaissais pas, je trouvais tout cela tres bien... Maintenant c'est une fatigue, une honte; j'en avais le coeur qui me levait... Oh! je sais, tu vas me dire que toi ce n'est pas serieux, que tu ne m'aimes pas... Mais ca, j'en fais mon affaire... Que tu le veuilles ou non, je te forcerai bien de m'aimer. Il ne repondit pas, convint d'un rendez-vous pour le lendemain, et se sauva, laissant quelques louis a Machaume, le fond de sa bourse d'etudiant, en paiement de la terrine. Pour lui, c'etait fini maintenant. De quel droit troubler cette existence de femme, et que pouvait-il lui offrir en echange de ce qu'il lui faisait perdre? Il lui ecrivit cela, le jour meme, aussi doucement, aussi sincerement qu'il put, mais sans lui avouer que de leur liaison, de ce caprice leger et aimable, il avait senti se degager tout a coup quelque chose de violent, de malsain, en entendant apres sa nuit d'amour ces sanglots d'amant trompe qui alternaient avec son rire a elle et ses jurons de blanchisseuse. Dans ce grand garcon, pousse loin de Paris, en pleine garrigue provencale, il y avait un peu de la rudesse paternelle, et toutes les delicatesses, toutes les nervosites de sa mere a laquelle il ressemblait comme un portrait. Et pour le defendre contre les entrainements du plaisir s'ajoutait encore l'exemple d'un frere de son pere, dont les desordres, les folies avaient a demi ruine leur famille et mis l'honneur du nom en peril. L'oncle Cesaire! Rien qu'avec ces deux mots et le drame intime qu'ils evoquaient, on pouvait exiger de Jean des sacrifices autrement terribles que celui de cette amourette a laquelle il n'avait jamais donne d'importance. Pourtant ce fut plus dur a rompre qu'il ne se l'imaginait. Formellement congediee, elle revint sans se decourager de ses refus de la voir, de la porte fermee, des consignes inexorables. "Je n'ai pas d'amour-propre..." lui ecrivait-elle. Elle guettait l'heure de ses repas au restaurant, l'attendait devant le cafe ou il lisait ses journaux. Et pas de larmes, ni de scenes. S'il etait en compagnie, elle se contentait de le suivre, d'epier le moment ou il restait seul. "Veux-tu de moi, ce soir?... Non?... Alors ce sera pour une autre fois." Et elle s'en allait avec la douceur resignee du forain qui reboucle sa balle, lui laissant le remords de ses duretes et l'humiliation du mensonge qu'il balbutiait a chaque rencontre. "L'examen tout proche... le temps qui manquait... Apres, plus tard, si ca la tenait encore..." De fait, il comptait, sitot recu, prendre un mois de vacances dans le Midi et qu'elle l'oublierait pendant ce temps-la. Malheureusement, l'examen passe, Jean tomba malade. Une angine, gagnee dans un couloir de ministere, et qui, negligee, s'envenima. Il ne connaissait personne a Paris, a part quelques etudiants de sa province, que son exigeante liaison avait eloignes et disperses. D'ailleurs il fallait ici plus qu'un devouement ordinaire, et des le premier soir ce fut Fanny Legrand qui s'installa pres de son lit, ne le quittant de dix jours, le soignant sans fatigue, sans peur ni degout, adroite comme une soeur de garde, avec des calineries tendres, qui parfois, aux heures de fievre, le reportaient a une grosse maladie d'enfance, lui faisaient appeler sa tante Divonne, dire "merci, Divonne", quand il sentait les mains de Fanny sur la moiteur de son front. -- Ce n'est pas Divonne... c'est moi... je te veille... Elle le sauvait des soins mercenaires, des feux eteints maladroitement, des tisanes fabriquees dans une loge de concierge; et Jean n'en revenait pas de ce qu'il y avait d'alerte, d'ingenieux, d'expeditif, dans ces mains d'indolence et de volupte. La nuit elle dormait deux heures sur le divan, -- un divan d'hotel du Quartier, moelleux comme la planche d'un poste de police. -- Mais, ma pauvre Fanny, tu ne vas donc jamais chez toi?... lui demandait-il un jour... Je suis mieux a present... Il faudrait rassurer Machaume. Elle se mit a rire. Beau temps qu'elle courait, Machaume, et toute la maison avec. On avait tout vendu, les meubles, la defroque, meme la literie. Il lui restait la robe qu'elle avait sur le dos et un peu de linge fin, sauve par sa bonne... Maintenant s'il la renvoyait, elle serait a la rue. III "Cette fois, je crois que j'ai trouve... Rue d'Amsterdam, vis-a- vis la gare... Trois pieces, et un grand balcon... Si tu veux, nous irons voir, apres ton ministere... c'est haut, cinq etages... mais tu me porteras. C'etait si bon, tu te rappelles..." Et tout amusee de ce souvenir, elle se frolait, se roulait dans son cou, cherchait l'ancienne place, sa place. A deux, dans leur garni d'hotel, avec les moeurs du quartier, ces traineries par l'escalier de filles en filets et en savates, ces cloisons de papier derriere lesquelles grouillaient d'autres menages, cette promiscuite des cles, des bougeoirs, des bottines, la vie devenait intolerable. Non pas a elle certes; avec Jean, le toit, la cave, meme l'egout, tout lui etait bon pour nicher. Mais la delicatesse de l'amant s'effarouchait de certains contacts, auxquels, garcon, il ne pensait guere. Ces menages d'une nuit le genaient, deshonoraient le sien, lui causaient un peu la tristesse et le degout de la cage des singes au Jardin des Plantes, grimacant tous les gestes et les expressions de l'amour humain. Le restaurant aussi l'ennuyait, ce repas qu'il fallait aller chercher deux fois par jour au boulevard Saint-Michel, dans une grande salle encombree d'etudiants, d'eleves des Beaux-Arts, peintres, architectes, qui sans le connaitre avaient l'habitude de sa figure, depuis un an qu'il mangeait la. Il rougissait -- en poussant la porte -- de tous ces yeux tournes vers Fanny, entrait avec la gene agressive des tout jeunes gens qui accompagnent une femme; et il craignait aussi la rencontre d'un de ses chefs du ministere ou de quelqu'un de son pays. Puis la question d'economie. -- Que c'est cher!... disait-elle chaque fois, emportant et commentant la petite note du diner... Si nous etions chez nous, j'aurais fait marcher la maison trois jours pour ce prix-la. -- Eh bien, qui nous empeche?... Et l'on se mit en quete d'une installation. C'est le piege. Tous y sont pris, les meilleurs, les plus honnetes, par cet instinct de proprete, ce gout du "home" qu'ont mis en eux l'education familiale et la tiedeur du foyer. L'appartement de la rue d'Amsterdam fut loue tout de suite et trouve charmant, malgre ses pieces en enfilade qui ouvraient, -- la cuisine et la salle sur une arriere-cour moisie ou montaient d'une taverne anglaise des odeurs de rincure et de chlore, -- la chambre sur la rue en pente et bruyante, secouee jour et nuit aux cahots des fourgons, camions, fiacres, omnibus, aux sifflets d'arrivee et de depart, tout le vacarme de la gare de l'Ouest developpant en face ses toitures en vitrage couleur d'eau sale. L'avantage, c'etait de savoir le train a sa porte, et Saint-cloud, Ville-d'Avray, Saint-Germain, les vertes stations des bords de la Seine presque sous leur terrasse. Car ils avaient une terrasse, large et commode, qui gardait de la munificence des anciens locataires une tente de zinc peinte en coutil raye, ruisselante et triste sous le crepitement des pluies d'hiver, mais ou l'on serait tres bien l'ete pour diner au bon air, comme dans un chalet de montagne. On s'occupa des meubles. Jean ayant fait part chez lui de son projet d'installation, tante Divonne, qui etait comme l'intendante de la maison, envoya l'argent necessaire; et sa lettre annoncait en meme temps le prochain arrivage d'une armoire, d'une commode, et d'un grand fauteuil canne, tires de la "Chambre du vent" a l'intention du Parisien. Cette chambre, qu'il revoyait au fond d'un couloir de Castelet, toujours inhabitee, les volets clos attaches d'une barre, la porte fermee au verrou, etait condamnee, par son exposition aux coups du mistral qui la faisaient craquer comme une chambre de phare. On y entassait des vieilleries, ce que chaque generation d'habitants releguait au passe devant les acquisitions nouvelles. Ah! si Divonne avait su a quelles singulieres siestes servirait le fauteuil canne, et que des jupons de surah, des pantalons a manchettes empliraient les tiroirs de la commode Empire... Mais le remords de Gaussin a ce sujet se trouvait perdu dans les mille petites joies de l'installation. C'etait si amusant, apres le bureau, entre chien et loup, de partir en grandes courses, serres au bras l'un de l'autre, et de s'en aller dans quelque rue de faubourg choisir une salle a manger, -- le buffet, la table et six chaises, ou des rideaux de cretonne a fleurs pour la croisee et le lit. Lui acceptait tout, les yeux fermes; mais Fanny regardait pour deux, essayait les chaises, faisait, glisser les battants de la table, montrait une experience marchandeuse. Elle connaissait les maisons ou l'on avait a prix de fabrique une batterie de cuisine complete pour petit menage, les quatre casseroles en fer, la cinquieme emaillee pour le chocolat du matin; jamais de cuivre, c'est trop long a nettoyer. Six couverts de metal avec la cuillere a potage et deux douzaines d'assiettes en faience anglaise, solide et gaie, tout cela compte, prepare, emballe comme une dinette de poupee. Pour les draps, serviettes, linges de toilette et de table, elle connaissait un marchand, le representant d'une grande fabrique de Roubaix, chez qui on payait a tant par mois; et toujours a guetter les devantures, en quete de ces liquidations, de ces debris de naufrage que Paris amene continuellement dans l'ecume de ses bords, elle decouvrait au boulevard de Clichy l'occasion d'un lit superbe, presque neuf, et large a y coucher en rang les sept demoiselles de l'ogre. Lui aussi, en revenant du bureau, essayait des acquisitions; mais il ne s'entendait a rien, ne sachant dire non, ni s'en aller les mains vides. Entre chez un brocanteur pour acheter un huilier ancien qu'elle lui avait signale, il rapportait en guise de l'objet deja vendu un lustre de salon a pendeloques, bien inutile puisqu'ils n'avaient pas de salon. -- Nous le mettrons dans la veranda... disait Fanny pour le consoler. Et le bonheur de prendre des mesures, les discussions sur la place d'un meuble; et les cris, les rires fous, les bras eperdus au plafond quand on s'apercevait que malgre toutes les precautions, malgre la liste tres complete des achats indispensables, il y avait toujours quelque chose d'oublie. Ainsi la rape a sucre. Concoit-on qu'ils allaient se mettre en menage sans rape a sucre!.... Puis, tout achete et mis en place, les rideaux pendus, une meche a la lampe neuve, quelle bonne soiree que celle de l'installation, la revue minutieuse des trois pieces avant de se coucher, et comme elle riait en l'eclairant pendant qu'il verrouillait la porte: -- Encore un tour, encore... ferme bien... Soyons bien chez nous... Alors ce fut une vie nouvelle, delicieuse. En quittant son travail, il rentrait vite, presse d'etre arrive, en pantoufles au coin de leur feu. Et dans le noir pataugeage de la rue, il se figurait leur chambre allumee et chaude, egayee de ses vieux meubles provinciaux que Fanny traitait par avance de debarras et qui s'etaient trouves de fort jolies anciennes choses; l'armoire surtout, un bijou Louis XVI, avec ses panneaux peints, representant des fetes provencales, des bergers en jaquettes fleuries, des danses au galoubet et au tambourin. La presence, familiere a ses yeux d'enfant, de ces vieilleries demodees lui rappelait la maison paternelle, consacrait son nouvel interieur dont il etait a gouter le bien-etre. Des son coup de sonnette, Fanny arrivait, soignee, coquette, "sur le pont", comme elle disait. Sa robe de laine noire, tres unie, mais taillee sur un patron de bon faiseur, une simplicite de femme qui a eu de la toilette, les manches retroussees, un grand tablier blanc; car elle faisait elle-meme leur cuisine et se contentait d'une femme de menage pour les grosses besognes qui gercent les mains ou les deforment. Elle s'y entendait meme tres bien, savait une foule de recettes, plats du Nord ou du Midi, varies comme son repertoire de chansons populaires que, le diner fini, le tablier blanc accroche derriere la porte refermee de la cuisine, elle entonnait de sa voix de contralto, meurtrie et passionnee. En bas la rue grondait, roulait en torrent. La pluie froide tintait sur le zinc de la veranda; et Gaussin, les pieds au feu, etale dans son fauteuil, regardait en face les vitres de la gare et les employes courbes a ecrire sous la lumiere blanche de grands reflecteurs. Il etait bien, se laissait bercer. Amoureux? Non; mais reconnaissant de l'amour dont on l'enveloppait, de cette tendresse toujours egale. Comment avait-il pu se priver si longtemps de ce bonheur, dans la crainte -- dont il riait maintenant -- d'un acoquinement, d'une entrave quelconque? Est-ce que sa vie n'etait pas plus propre que lorsqu'il allait de fille en fille, risquant sa sante? Aucun danger pour plus tard. Dans trois ans, quand il partirait, la brisure se ferait toute seule et sans secousse. Fanny etait prevenue; ils en parlaient ensemble, comme de la mort, d'une fatalite lointaine, mais ineluctable. Restait le grand chagrin qu'ils auraient chez lui en apprenant qu'il ne vivait pas seul, la colere de son pere si rigide et si prompt. Mais comment pourraient-ils savoir? Jean ne voyait personne a Paris. Son pere, "le consul" comme on disait la-bas, etait retenu toute l'annee par la surveillance du domaine tres considerable qu'il faisait valoir et ses rudes batailles avec la vigne. La mere, impotente, ne pouvait faire sans aide un pas ni un geste, laissant a Divonne la direction de la maison, le soin des deux petites soeurs jumelles, Marthe et Marie, dont la double naissance en surprise avait a tout jamais emporte ses forces actives. Quant a l'oncle Cesaire, le mari de Divonne, c'etait un grand enfant qu'on ne laissait pas voyager seul. Et Fanny maintenant connaissait toute la famille. Lorsqu'il recevait une lettre de Castelet, au bas de laquelle les bessonnes avaient mis quelques lignes de leur grosse ecriture a petits doigts, elle la lisait par-dessus son epaule, s'attendrissait avec lui. De son existence a elle il ne savait rien, ne s'informait pas. Il avait le bel egoisme inconscient de sa jeunesse, aucune jalousie, aucune inquietude. Plein de sa propre vie, il la laissait deborder, pensait tout haut, se livrait, pendant que l'autre restait muette. Ainsi les jours, les semaines s'en allaient dans une heureuse quietude un moment troublee par une circonstance qui les emut beaucoup, mais diversement. Elle se crut enceinte et le lui apprit avec une joie telle qu'il ne put que la partager. Au fond, il avait peur. Un enfant, a son age!... Qu'en ferait-il?... Devait-il le reconnaitre?... Et quel gage entre cette femme et lui, quelle complication d'avenir! Soudainement, la chaine lui apparut, lourde, froide et scellee. La nuit, il ne dormait pas plus qu'elle; et cote a cote dans leur grand lit, ils revaient, les yeux ouverts, a mille lieues l'un de l'autre. Par bonheur, cette fausse alerte ne se renouvela plus, et ils reprirent leur train de vie paisible, exquisement close. Puis l'hiver fini, le vrai soleil enfin revenu, leur case s'embellissait encore, agrandie de la terrasse et de la tente. Le soir, ils dinaient la sous le ciel teinte de vert, que rayait le sifflement en coup d'ongle des hirondelles. La rue envoyait ses bouffees chaudes et tous les bruits des maisons voisines; mais le moindre souffle d'air etait pour eux, et ils s'oubliaient des heures, leurs genoux enlaces, n'y voyant plus. Jean se rappelait des nuits semblables au bord du Rhone, revait de consulats lointains dans des pays tres chauds, de ponts de navires en partance ou la brise aurait cette haleine longue dont fremissait le rideau de la tente. Et lorsqu'une caresse invisible murmurait sur ses levres: "m'aimes-tu?..." il revenait toujours de tres loin pour repondre: "oh! oui, je t'aime..." Voila ce que c'est de les prendre si jeunes; ils ont trop de choses dans la tete. Sur le meme balcon, separe d'eux par une grille en fer enguirlandee de fleurs grimpantes, un autre couple roucoulait, M. et Mme Hettema, des gens maries, tres gros, dont les baisers claquaient comme des gifles. Merveilleusement appareilles, dans une conformite d'age, de gout, de lourdes tournures, c'etait touchant d'entendre ces amoureux a fin de jeunesse chanter en duo tout bas, en s'appuyant a la balustrade, de vieilles romances sentimentales... _Mais je l'entends qui soupire dans l'ombre_ _C'est un beau reve, ah! laissez-moi dormir._ Ils plaisaient a Fanny, elle aurait voulu les connaitre. Quelquefois meme la voisine et elle echangeaient par-dessus le fer noirci de la rampe un sourire de femmes amoureuses et heureuses; mais les hommes comme toujours se tenaient plus raides et l'on ne se parlait pas. Jean revenait du quai d'Orsay, une apres-midi, quand il s'entendit appeler au coin de la rue Royale. Il faisait un jour admirable, une lumiere chaude ou Paris s'epanouissait a ce tournant du boulevard qui par un beau couchant, vers l'heure du Bois, n'a pas son pareil au monde. -- Mettez-vous la, belle jeunesse, et buvez quelque chose... ca m'amuse les yeux de vous regarder. Deux grands bras l'avaient happe, assis sous la tente d'un cafe envahissant le trottoir de ses trois rangs de tables. Il se laissait faire, flatte d'entendre autour de lui ce public de provinciaux, d'etrangers, jaquettes rayees et chapeaux ronds, chuchoter curieusement le nom de Caoudal. Le sculpteur, attable devant une absinthe qui allait avec sa taille militaire et sa rosette d'officier, avait aupres de lui l'ingenieur Dechelette arrive de la veille, toujours le meme, hale et jaune, ses pommettes en saillie remontant ses petits yeux bons, sa narine gourmande qui reniflait Paris. Des que le jeune homme fut assis, Caoudal, le montrant avec une fureur comique: -- Est-il beau, cet animal-la... Dire que j'ai eu cet age et que je frisais comme ca... Oh! la jeunesse, la jeunesse... -- Toujours donc? fit Dechelette saluant d'un sourire la toquade de son ami. -- Mon cher, ne riez pas... Tout ce que j'ai, ce que je suis, les medailles, les croix, l'Institut, le tremblement, je le donnerais pour ces cheveux-la et ce teint de soleil... Puis revenant a Gaussin avec sa brusque allure: -- Et Sapho, qu'est-ce que vous en faites?... On ne la voit plus. Jean arrondissait les yeux, sans comprendre. -- Vous n'etes donc plus avec elle? Et devant son ahurissement, Caoudal ajouta sur un ton d'impatience: -- Sapho, voyons... Fanny Legrand... Ville-d'Avray... -- Oh! c'est fini, il y a longtemps... Comment lui vint ce mensonge? Par une sorte de honte, de malaise, a ce nom de Sapho donne a sa maitresse; la gene de parler d'elle avec d'autres hommes, peut-etre aussi le desir d'apprendre des choses qu'on ne lui aurait pas dites sans cela. -- Tiens! Sapho... Elle roule encore? demanda Dechelette distrait, tout a l'ivresse de revoir l'escalier de la Madeleine, le marche aux fleurs, la longue enfilade des boulevards entre deux rangs de bouquets verts. -- Vous ne vous la rappelez donc pas, chez vous, l'annee derniere!... Elle etait superbe dans sa tunique de fellah... Et le matin de cet automne, ou je l'ai trouvee dejeunant avec ce joli garcon chez Langlois, vous auriez dit une mariee de quinze jours. -- Quel age a-t-elle donc?... Depuis le temps qu'on la connait... Caoudal leva la tete pour chercher: "Quel age?.... quel age?... Voyons, dix-sept ans en 53, quand elle me posait ma figure... nous sommes en 73. Ainsi, comptez." Tout a coup ses yeux s'allumerent: "Ah! si vous l'aviez vue, il y a vingt ans... longue, fine, la bouche en arc, le front solide... Des bras, des epaules encore un peu maigres, mais cela allait bien a la brulure de Sapho... Et la femme, la maitresse!... Ce qu'il y avait dans cette chair a plaisir, ce qu'on tirait de cette pierre a feu, de ce clavier ou ne manquait pas une note... Toute la lyre!... comme disait La Gournerie." Jean, tres pale, demanda: -- Est-ce qu'il a ete son amant, aussi celui-la?... -- La Gournerie?... Je crois bien, j'en ai assez souffert... Quatre ans que nous vivions ensemble comme mari et femme, quatre ans que je la couvais, que je m'epuisais pour suffire a tous ses caprices... maitres de chant, de piano, de cheval, est-ce que je sais?... Et quand je l'ai eu bien polie, patinee, taillee en pierre fine, sortie du ruisseau ou je l'avais ramassee une nuit, devant le bal Ragache, ce bellatre astiqueur de rimes est venu me la prendre chez moi, a la table amie ou il s'asseyait tous les dimanches! Il souffla tres fort, comme pour chasser cette vieille rancune d'amour qui vibrait encore dans sa voix, puis il reprit, plus calme: -- D'ailleurs, sa canaillerie ne lui a pas profite... Leurs trois ans de menage, c'a ete l'enfer. Ce poete aux airs calins etait rat, mechant, maniaque. Ils se peignaient, fallait voir!... Quand on allait chez eux, on la trouvait un bandeau sur l'oeil, lui la figure sabree de griffes... Mais le beau, c'est lorsqu'il a voulu la quitter. Elle s'accrochait comme une teigne, le suivait, crevait sa porte, l'attendait couchee en travers de son paillasson. Une nuit, en plein hiver, elle est restee cinq heures en bas de chez la Farcy ou ils etaient montes toute la bande... Une pitie!... Mais le poete elegiaque demeurait implacable, jusqu'au jour ou pour s'en debarrasser il a fait marcher la police. Ah! un joli monsieur... Et comme fin finale, remerciement a cette belle fille qui lui avait donne le meilleur de sa jeunesse, de son intelligence et de sa chair, il lui a vide sur la tete un volume de vers haineux, baveux, d'imprecations, de lamentations, le _Livre de l'Amour_, son plus beau livre... Immobile, le dos tendu, Gaussin ecoutait, aspirant a tout petits coups par une longue paille la boisson glacee servie devant lui. Quelque poison, bien sur, qu'on lui avait verse la, et qui le gelait du coeur aux entrailles. Il grelottait malgre l'heure splendide, voyait dans une reculee blafarde des ombres qui allaient et venaient, un tonneau d'arrosage arrete devant la Madeleine, et cet entrecroisement de voitures roulant sur la terre molle silencieusement comme sur de la ouate. Plus de bruit dans Paris, plus rien que ce qui se disait a cette table. Maintenant Dechelette parlait, c'est lui qui versait le poison: -- Quelle atroce chose que ces ruptures... Et sa voix tranquille et railleuse prenait une expression de douceur, de pitie infinie... On a vecu des annees ensemble, dormi l'un contre l'autre, confondu ses reves, sa sueur. On s'est tout dit, tout donne. On a pris des habitudes, des facons d'etre, de parler, meme des traits l'un de l'autre. On se tient de la tete aux pieds... Le collage enfin!... Puis brusquement on se quitte, on s'arrache... Comment font-ils? Comment a-t-on ce courage?... Moi, jamais je ne pourrais... Oui, trompe, outrage, sali de ridicule et de boue, la femme pleurerait, me dirait: "Reste..." Je ne m'en irais pas... Et voila pourquoi, quand j'en prends une, ce n'est jamais qu'a la nuit... Pas de lendemain, comme disait la vieille France... ou alors le mariage. C'est definitif et plus propre. -- Pas de lendemain... pas de lendemain... Vous en parlez a votre aise. Il y a des femmes qu'on ne garde pas qu'une nuit... Celle-la par exemple... -- Je ne lui ai pas donne une minute de grace... fit Dechelette avec un placide sourire que le pauvre amant trouva hideux. -- Alors c'est que vous n'etiez pas son type, sans quoi... C'est une fille, quand elle aime, elle se cramponne... Elle a le gout du menage... Du reste, pas de chance dans ses installations. Elle se met avec Dejoie, le romancier; il meurt... Elle passe a Ezano, il se marie... Apres, est venu le beau Flamant, le graveur, l'ancien, modele, -- car elle a toujours eu le beguin du talent ou de la beaute, -- et vous savez son epouvantable aventure... -- Quelle aventure?..." demanda Gaussin, la voix etranglee; et il se remit a tirer sur sa paille, en ecoutant le drame d'amour, qui passionna Paris, il y a quelques annees. Le graveur etait pauvre, fou de cette femme; et de peur d'etre lache, pour lui maintenir son luxe, il fit de faux billets de banque. Decouvert presque aussitot, coffre avec sa maitresse, il en fut quitte pour dix ans de reclusion, elle six mois de prevention a Saint-Lazare, la preuve de son innocence ayant ete faite. Et Caoudal rappelait a Dechelette, -- qui avait suivi le. proces, -- comme elle etait jolie sous son petit bonnet de Saint Lazare, et crane, pas geignarde, fidele a son homme jusqu'au bout... Et sa reponse a ce vieux cornichon de president, et le baiser qu'elle envoyait a Flamant par-dessus les tricornes des gendarmes, en lui criant d'une voix a attendrir les pierres: "T'ennuie pas, m'ami... Les beaux jours reviendront, nous nous aimerons encore!..." Tout de meme, ca l'avait un peu degoutee du menage, la pauvre fille. "Depuis, lancee dans le monde chic, elle a pris des amants au mois, a la semaine, et jamais d'artistes... Oh! les artistes, elle en a une peur... J'etais le seul, je crois bien, qu'elle eut continue a voir... De loin en loin elle venait fumer sa cigarette a l'atelier. Puis j'ai passe des mois sans entendre parler d'elle, jusqu'au jour ou je l'ai retrouvee en train de dejeuner avec ce bel enfant et lui mangeant des raisins sur la bouche. Je me suis dit: voila ma Sapho repincee." Jean ne put en entendre davantage. Il se sentait mourir de tout ce poison absorbe. Apres le froid de tout a l'heure, une brulure lui tordait la poitrine, montait a sa tete bourdonnante et pres d'eclater comme une tole chauffee a blanc. Il traversa la chaussee, en chancelant sous les roues des voitures. Des cochers criaient. A qui en avaient-ils, ces imbeciles? En passant sur le marche de la Madeleine, il fut trouble par une odeur d'heliotrope, l'odeur preferee de sa maitresse. Il pressa le pas pour la fuir, et furieux, dechire, il pensait tout haut: "ma maitresse!... oui, une belle ordure... Sapho, Sapho... Dire que j'ai vecu un an avec ca!..." Il repetait le nom avec rage, se rappelant l'avoir vu sur les petits journaux parmi d'autres sobriquets de filles, dans le grotesque Almanach-Gotha de la galanterie: Sapho, Cora, Caro, Phryne, Jeanne de Poitiers, le Phoque... Et avec les cinq lettres de son nom abominable, toute la vie de cette femme lui passait en fuite d'egout sous les yeux... L'atelier de Caoudal, les trepignees chez La Gournerie, les factions de nuit devant les bouges ou sur le paillasson du poete... Puis le beau graveur, les faux, la cour d'assises... et le petit bonnet du bagne qui lui allait si bien, et le baiser jete a son faussaire: "T'ennuie pas, m'ami..." M'ami! le meme nom, la meme caresse que pour lui... Quelle honte! Ah! il allait joliment te balayer ces saletes-la... Et toujours cette odeur d'heliotrope qui le poursuivait dans un crepuscule du meme lilas pale que la toute petite fleur. Tout a coup, il s'apercut qu'il etait encore a arpenter le marche comme un pont de bateau. Il reprit sa course, arriva d'une traite rue d'Amsterdam, bien decide a chasser cette femme de chez lui, a la jeter sur l'escalier sans explication, en lui crachant l'injure de son nom dans le dos. A la porte il hesita, reflechit, fit quelques pas encore. Elle allait crier, sangloter, lacher par la maison tout son vocabulaire du trottoir, comme la-bas, rue de l'Arcade... Ecrire?... oui, c'est cela, il valait mieux ecrire, lui regler son compte en quatre mots, bien feroces. Il entra dans une taverne anglaise, deserte et morne sous le gaz qu'on allumait, s'assit a une table empoissee, pres de l'unique consommateur, une fille a tete de mort qui devorait du saumon fume, sans boire. Il demanda une pinte d'ale, n'y toucha pas et commenca une lettre. Mais trop de mots se pressaient dans sa tete, qui voulaient sortir a la fois, et que l'encre decomposee et grumeleuse tracait lentement a son gre. Il dechirait deux ou trois commencements, s'en allait enfin sans ecrire, quand tout bas pres de lui une bouche pleine et vorace demanda timidement: "Vous ne buvez pas?... on peut?..." Il fit signe que oui. La fille se jeta sur la pinte et la vida d'une goulee violente qui revelait la detresse de cette malheureuse, ayant tout juste dans sa poche de quoi rassasier sa faim sans l'arroser d'un peu de biere. Une pitie lui vint, qui l'apaisa, l'eclaira subitement sur les miseres d'une vie de femme; et il se mit a juger plus humainement, a raisonner son malheur. Apres tout, elle ne lui avait pas menti; et s'il ne savait rien de sa vie, c'est qu'il ne s'en etait jamais soucie. Que lui reprochait-il?... Son temps a Saint-Lazare?... Mais puisqu'on l'avait acquittee, portee presque en triomphe a la sortie... Alors, quoi? D'autres hommes avant lui?... Est-ce qu'il ne le savait pas?... Quelle raison de lui en vouloir davantage, parce que les noms de ces amants etaient connus, celebres, qu'il pouvait les rencontrer, leur parler, regarder leurs portraits aux devantures? Devait-il lui faire un crime d'avoir prefere ceux-la? Et tout au fond de son etre, se levait une fierte mauvaise, inavouable, de la partager avec ces grands artistes, de se dire qu'ils l'avaient trouvee belle. A son age on n'est jamais sur, on ne sait pas bien. On aime la femme, l'amour; mais les yeux et l'experience manquent, et le jeune amant qui vous montre un portrait de sa maitresse, cherche un regard, une approbation qui le rassurent. La figure de Sapho lui semblait grandie, aureolee, depuis qu'il la savait chantee par La Gournerie, fixee par Caoudal dans le marbre et le bronze. Mais brusquement repris de rage, il quittait le banc ou sa meditation l'avait jete sur un boulevard exterieur, au milieu des cris d'enfants, des commerages de femmes d'ouvriers dans la poudreuse soiree de juin; et il se remettait a marcher, a parler tout haut, furieusement... Joli, le bronze de Sapho... du bronze de commerce, qui a traine partout, banal comme un air d'orgue, comme ce mot de Sapho qui a force de rouler les siecles s'est encrasse de legendes immondes sur sa grace premiere, et d'un nom de deesse est devenu l'etiquette d'une maladie... Quel degout que tout cela, mon Dieu!... Il s'en allait ainsi, tour a tour apaise ou furieux, a ce remous d'idees, de sentiments contraires. Le boulevard s'assombrissait, devenait desert. Une fadeur acre trainait dans l'air chaud; et il reconnaissait la porte du grand cimetiere ou il etait venu l'annee d'avant assister avec toute la jeunesse a l'inauguration d'un buste de Caoudal sur la tombe de Dejoie, le romancier du quartier Latin, l'auteur de Cenderinette. Dejoie, Caoudal! L'etrange accent que ces noms prenaient pour lui depuis deux heures! et comme elle lui semblait menteuse et lugubre, l'histoire de l'etudiante et de son petit menage, maintenant qu'il en savait les tristes dessous, qu'il avait appris par Dechelette l'affreux surnom donne a ces mariages du trottoir. Toute cette ombre, plus noire du voisinage de la mort, l'effrayait. Il revint sur ses pas, frolant des blouses qui rodaient, silencieuses comme des ailes de nuit, des jupes sordides a la porte de bouges dont les vitres depolies decoupaient de grandes lumieres de lanterne magique ou des couples passaient, s'embrassaient... Quelle heure?... Il se sentait brise, comme une recrue a la fin de l'etape; et de sa douleur assourdie, tombee dans ses jambes, il ne lui restait que la courbature. Oh! se coucher, dormir... Puis au reveil, froidement, sans colere, il dirait a la femme: "Voila... je sais qui tu es... Ce n'est pas ta faute ni la mienne; mais nous ne pouvons plus vivre ensemble. Separons-nous..." Et pour se mettre a l'abri de ses poursuites, il irait embrasser sa mere et ses soeurs, secouer au vent du Rhone, au libre et vivifiant mistral, les souillures et l'effroi de son mauvais reve. Elle s'etait couchee, lasse d'attendre, et dormait en plein sous la lampe, un livre ouvert sur le drap devant elle. Son approche ne l'eveilla pas; et debout pres du lit, il la regardait curieusement comme une femme nouvelle, une etrangere qu'il aurait trouvee la. Belle, oh! belle, les bras, la gorge, les epaules, d'un ambre fin, solide, sans tache ni felure. Mais sur ces paupieres rougies, -- peut-etre le roman qu'elle lisait, peut-etre l'inquietude, l'attente, -- sur ces traits detendus dans le repos et que ne soutenait plus l'apre desir de la femme qui veut etre aimee, quelle lassitude, quels aveux! Son age, son histoire, ses bordees, ses caprices, ses collages, et Saint-Lazare, les coups, les larmes, les terreurs, tout se voyait, s'etalait; et les meurtrissures violettes du plaisir et de l'insomnie, et le pli de degout affaissant la levre inferieure, usee, fatiguee comme une margelle ou tout le communal est venu boire, et la bouffissure commencante qui delie les chairs pour les rides de la vieillesse. Cette trahison du sommeil, le silence de mort enveloppant cela, c'etait grand, c'etait sinistre; un champ de bataille a la nuit, avec toute l'horreur qui se montre et celle qu'on devine aux vagues mouvements de l'ombre. Et tout a coup il vint au pauvre enfant une grosse, une etouffante envie de pleurer. IV Ils achevaient de diner, la fenetre ouverte, au long sifflement des hirondelles saluant la tombee de la lumiere. Jean ne parlait pas, mais il allait parler et toujours de la meme cruelle chose qui le hantait, et dont il torturait Fanny, depuis la rencontre avec Caoudal. Elle, voyant ses yeux baisses, l'air faussement indifferent qu'il prenait pour de nouvelles questions, devina et le prevint: -- Ecoute, je sais ce que tu vas me dire... epargne-nous, je t'en prie... on s'epuise a la fin... puisque c'est mort, tout ca, que je n'aime que toi, qu'il n'y a plus que toi au monde... -- Si c'etait mort comme tu dis, tout ce passe... Et il la regardait au fond de ses beaux yeux d'un gris frissonnant et changeant a chaque impression: -- ... Tu ne garderais pas des choses qui te le rappellent... oui, la-haut dans l'armoire... Le gris se velouta d'un noir d'ombre: -- Tu sais donc? Tout ce fatras de lettres d'amour, de portraits, ces archives galantes et glorieuses sauvees de tant de debacles, il allait donc falloir s'en defaire! -- Au moins me croiras-tu apres? Et sur un sourire incredule qui la defiait, elle courut chercher le coffret de laque dont les ferrures ciselees entre les piles delicates de son linge avaient si fort intrigue son amant depuis quelques jours. -- Brule, dechire, c'est a toi... Mais il ne se pressait pas de tourner la petite clef, regardait les cerisiers a fruits de nacre rose et les vols de cigognes incrustes sur le couvercle qu'il fit sauter brusquement... Tous les formats, toutes les ecritures, papiers de couleur aux en-tetes dores, vieux billets jaunis casses aux pliures, griffonnages au crayon sur des feuilles de carnet, des cartes de visite, en tas, sans ordre, comme en un tiroir souvent fouille et bouscule ou lui- meme enfoncait maintenant ses mains tremblantes... -- Passe-les-moi. Je les brulerai sous tes yeux. Elle parlait fievreusement, accroupie devant la cheminee, une bougie allumee par terre, a cote d'elle. -- Donne... Mais lui: -- Non... attends... Et plus bas, comme honteux: -- Je voudrais lire... -- Pourquoi? tu vas te faire mal encore... Elle ne songeait qu'a sa souffrance et non a l'indelicatesse de livrer ainsi les secrets de passion, la confession sur l'oreiller de tous ces hommes qui l'avaient aimee; et se rapprochant, toujours a genoux, elle lisait en meme temps que lui, l'epiait du coin de l'oeil. Dix pages, signees La Gournerie, 1861, d'une ecriture longue et feline, dans lesquelles le poete, envoye en Algerie pour le compte-rendu officiel et lyrique du voyage de l'empereur et de l'imperatrice, faisait a sa maitresse une description eblouissante des fetes. Alger debordant et grouillant, vraie Bagdad des Mille et Une Nuits; toute l'Afrique accourue, entassee autour de la ville, battant ses portes a les rompre, comme un simoun. Caravanes de negres et de chameaux charges de gomme, tentes de poil dressees, une odeur de musc humain sur toute cette singerie qui bivouaquait au bord de la mer, dansait la nuit autour de grands feux, s'ecartait chaque matin devant l'arrivee des chefs du Sud pareils a des Rois Mages avec la pompe orientale, les musiques discordantes, flutes de roseau, petits tambours rauques, le goum entourant l'etendard du Prophete aux trois couleurs; et derriere, menes en laisse par des negres, les chevaux destines en present a l'_Emberour_, vetus de soie, caparaconnes d'argent, secouant a chaque pas des grelots et des broderies... Le genie du poete rendait tout cela vivant et present; les mots brillaient sur la page, comme ces pierres sans monture que jugent les joailliers sur du papier. Vraiment elle pouvait etre fiere, la femme aux genoux de qui l'on jetait ces richesses. Fallait-il qu'elle fut aimee, puisque, malgre la curiosite de ces fetes, le poete ne songeait qu'a elle, mourait de ne pas la voir: -- Oh! cette nuit, j'etais avec toi sur le grand divan de la rue de l'Arcade. Tu etais nue, tu etais folle, tu criais de joie sous mes caresses, quand je me suis reveille en sursaut roule dans un tapis sur ma terrasse, en pleine nuit d'etoiles. Le cri du muezzin montait d'un minaret voisin en claire et limpide fusee voluptueuse plutot que priante, et c'est toi que j'entendais encore en sortant de mon reve... Quelle force mauvaise le poussait donc a continuer sa lecture malgre l'horrible jalousie qui blanchissait ses levres, contractait ses mains? Doucement, calinement, Fanny essayait de lui reprendre la lettre; mais il la lut jusqu'au bout, et apres celle-la une autre, puis une autre, les laissant tomber au fur et a mesure avec un detachement de mepris, d'indifference, sans regarder la flamme qui s'avivait dans la cheminee aux effusions lyriques et passionnees du grand poete. Et quelquefois, dans le debordement de cet amour exagere a la temperature africaine, le lyrisme de l'amant s'entachait de quelque grosse obscenite de corps de garde dont auraient ete surprises et scandalisees les lectrices mondaines du _Livre de l'Amour_, d'un spiritualisme raffine, immacule comme la corne d'argent de la Yungfrau. Miseres du coeur! c'est a ces passages surtout que Jean s'arretait, a ces souillures de la page, sans se douter des tressauts nerveux qui chaque fois agitaient sa figure. Meme il eut le courage de ricaner a ce post-scriptum qui suivait le recit eblouissant d'une fete d'Aissaouas: "Je relis ma lettre... il y a vraiment des choses pas mal; mets-la-moi de cote, je pourrai m'en servir..." -- Un monsieur qui ne laissait rien trainer! fit-il en passant a un autre feuillet de la meme ecriture ou, sur un ton glace d'homme d'affaires, La Gournerie reclamait un recueil de chansons arabes et une paire de babouches en paille de riz. C'etait la liquidation de leur amour. Ah! il avait su s'en aller, il etait fort, celui-la... Et sans s'arreter, Jean continuait a drainer ce marecage d'ou montait une haleine chaude et malsaine. La nuit venue, il avait mis la bougie sur la table, et parcourait des billets tres courts, illisiblement traces comme au poincon par de trop gros doigts qui a tous moments, dans une brusquerie de desir ou de colere, trouaient et dechiraient le papier. Les premiers temps d'une liaison avec Caoudal, rendez-vous, soupers, parties de campagne, puis des brouilles, de suppliants retours, des cris, des injures ignobles et basses d'ouvrier, coupees tout a coup de droleries, de mots cocasses, de reproches sanglotes, toute la faiblesse mise a nu du grand artiste devant la rupture et l'abandon. Le feu prenait cela, allongeait de grands jets rouges ou fumaient et gresillaient la chair, le sang, les larmes d'un homme de genie; mais qu'importait a Fanny, toute au jeune amant qu'elle surveillait, dont l'ardente fievre la brulait a travers leurs vetements. Il venait de trouver un portrait a la plume signe Gavarni, avec cette dedicace: _A mon amie Fanny Legrand, dans une auberge de Dampierre, un jour qu'il pleuvait_. Une tete intelligente et douloureuse, aux yeux caves, quelque chose d'amer et de ravage. -- Qui est-ce? -- Andre Dejoie... J'y tenais a cause de la signature... Il eut un "Garde-le, tu es libre", si contraint, si malheureux, qu'elle prit le dessin, le jeta au feu en chiffon, pendant que lui s'abimait dans la correspondance du romancier, une suite navrante, datee de plages d'hiver, de villes d'eaux, ou l'ecrivain envoye pour sa sante se desesperait de sa detresse physique et morale, se forant le crane pour y trouver une idee loin de Paris, et melait a des demandes de potions, d'ordonnances, a des inquietudes d'argent ou de metier, envois d'epreuves, de billets renouveles, toujours le meme cri de desir et d'adoration vers ce beau corps de Sapho que les medecins lui defendaient. Jean murmurait, enrage et candide: -- Mais qu'est-ce qu'ils avaient donc tous pour etre apres toi comme ca?... C'etait pour lui la seule signification de ces lettres desolees, confessant le desarroi d'une de ces existences glorieuses qu'envient les jeunes gens et dont revent les femmes romanesques... Oui, qu'avaient-ils donc tous? Et que leur faisait- elle boire?... Il eprouvait la souffrance atroce d'un homme qui, garrotte, verrait outrager devant lui la femme qu'il aime; et, pourtant, il ne pouvait se decider a vider d'un coup, les yeux fermes, ce fond de boite. A present, venait le tour du graveur qui, miserable, inconnu, sans autre celebrite que celle de la _Gazette des Tribunaux_, ne devait sa place dans le reliquaire qu'au grand amour qu'on avait eu pour lui. Deshonorantes, ces lettres datees de Mazas, et niaises, gauches, sentimentales comme celles du troupier a sa payse. Mais on y sentait, a travers les poncifs de romance, un accent de sincerite dans la passion, un respect de la femme, un oubli de soi-meme qui le distinguait des autres, ce forcat; ainsi, quand il demandait pardon a Fanny du crime de l'avoir trop aimee, ou quand du greffe du Palais de Justice, tout de suite apres sa condamnation, il ecrivait sa joie de savoir sa maitresse acquittee et libre. Il ne se plaignait de rien; il avait eu pres d'elle, grace a elle, deux ans d'un bonheur si plein, si profond, que le souvenir en suffirait pour remplir sa vie, adoucir l'horreur de son sort, et il terminait par la demande d'un service: "Tu sais que j'ai un enfant au pays, dont la mere est morte depuis longtemps; il vit chez une vieille parente, dans un coin si perdu qu'on n'y saura jamais rien de mon affaire. L'argent qui me restait, je le leur ai envoye, disant que je partais tres loin, en voyage, et c'est sur toi que je compte, ma bonne Nini, pour t'informer de temps en temps de ce petit malheureux et m'envoyer de ses nouvelles..." Comme preuve de l'interet de Fanny, suivait une lettre de remerciements et une autre, toute recente, ayant a peine six mois de date: "Oh! tu es bonne d'etre venue... Que tu etais belle, comme tu sentais bon, en face de ma veste de prisonnier dont j'avais si grand'honte!..." et Jean s'interrompait, furieux: -- Tu as donc continue a le voir? -- De loin en loin, par charite... -- Meme depuis que nous sommes ensemble? -- Oui, une fois, une seule, au parloir... on ne les voit que la. -- Ah! tu es une bonne fille... Cette idee que, malgre leur liaison, elle visitait ce faussaire, l'exasperait plus que tout. Il etait trop fier pour le dire; mais un paquet de lettres, le dernier, noue d'une faveur bleue sur des petits caracteres fins et penches, une ecriture de femme, dechaina toute sa colere. "Je change de tunique apres la course des chars... viens dans ma loge..." -- Non, non... ne lis pas ca... Elle sautait sur lui, arrachait et jetait au feu toute la liasse, sans qu'il eut compris d'abord meme en la voyant a ses genoux, empourpree du reflet de la flamme et de la honte de son aveu: -- J'etais jeune, c'est Caoudal... ce grand fou... Je faisais ce qu'il voulait. Alors seulement il comprit, devint tres pale. -- Ah! oui... Sapho... toute la lyre... Et la repoussant du pied, comme une bete immonde: -- Laisse-moi, ne me touche pas, tu me souleves le coeur... Son cri se perdit dans un effroyable grondement de tonnerre, tout proche et prolonge, en meme temps qu'une lueur vive eclairait la chambre... Le feu!... Elle se dressa epouvantee, prit machinalement la carafe restee sur la table, la vida sur cet amas de papiers dont la flamme embrasait les suies du dernier hiver, puis le pot a l'eau, les cruches, et se voyant impuissante, des flammeches voletant jusqu'au milieu de la chambre, elle courut au balcon en criant: -- Au feu! au feu! Les Hettema arriverent les premiers, ensuite le concierge, les sergents de ville. On criait: -- Baissez la plaque!... montez sur le toit!... De l'eau, de l'eau!... non, une couverture!... Atterres, ils regardaient leur interieur envahi et souille; puis, l'alerte finie, le feu eteint, quand le noir attroupement en bas, sous le gaz de la rue, se fut dissipe, les voisins rassures, rentres chez eux, les deux amants au milieu de ce gachis d'eau, de suie en boue, de meubles renverses et ruisselants, se sentirent ecoeures et laches, sans force pour reprendre la querelle ni faire la chambre propre autour d'eux. Quelque chose de sinistre et de bas venait d'entrer dans leur vie; et, ce soir-la, oubliant leurs repugnances anciennes, ils allerent coucher a l'hotel. Le sacrifice de Fanny ne devait servir a rien. De ces lettres disparues, brulees, des phrases entieres retenues par coeur hantaient la memoire de l'amoureux, lui montaient au visage en coups de sang comme certains passages de mauvais livres. Et ces anciens amants de sa maitresse etaient presque tous des hommes celebres. Les morts se survivaient; les vivants, on voyait leurs portraits et leurs noms partout, on parlait d'eux devant lui, et chaque fois il eprouvait une gene, comme d'un lien de famille douloureusement rompu. Le mal lui affinant l'esprit et les yeux, il arrivait bientot a retrouver chez Fanny la trace des influences premieres, et les mots, les idees, les habitudes qu'elle en avait gardes. cette facon d'avancer le pouce comme pour faconner, petrir l'objet dont elle parlait avec un "Tu vois ca d'ici..." appartenait au sculpteur. A Dejoie, elle avait pris la manie des queues de mots, et les chansons populaires dont il avait publie un recueil, celebre a tous les coins de la France; a La Gournerie, son intonation hautaine et meprisante, la severite de ses jugements sur la litterature moderne. Elle s'etait assimile tout cela, superposant les disparates, par ce meme phenomene de stratification qui permet de connaitre l'age et les revolutions de la terre a ses differentes couches geologiques; et, peut-etre, n'etait-elle pas aussi intelligente qu'elle lui avait semble d'abord. Mais il s'agissait bien d'intelligence; sotte comme pas une, vulgaire et de dix ans plus vieille encore, elle l'eut tenu par la force de son passe, par cette jalousie basse qui le rongeait et dont il ne taisait plus les irritations ni les rancoeurs, eclatant a tout propos contre l'un et l'autre. Les romans de Dejoie ne se vendaient plus, toute l'edition trainait le quai a vingt-cinq centimes. Et ce vieux fou de Caoudal s'entetant a l'amour a son age... -- Tu sais qu'il n'a plus de dents... Je le regardais a ce dejeuner de Ville d'Avray... Il mange comme les chevres, sur le devant de la bouche. Fini aussi le talent. Quel four, sa Faunesse du dernier Salon! "Ca ne tenait pas..." Un mot qui lui venait d'elle, "Ca ne tenait pas..." et qu'elle-meme gardait du sculpteur. Quand il entreprenait ainsi un de ses rivaux du temps passe, Fanny faisait chorus pour lui plaire; et l'on aurait entendu ce gamin ignorant de l'art, de la vie, de tout, et cette fille superficielle, frottee d'un peu d'esprit a ces artistes fameux, les juger de haut, les condamner doctoralement. Mais l'ennemi intime de Gaussin, c'etait Flamant le graveur. De celui-la, il savait seulement qu'il etait tres beau, blond comme lui, qu'on lui disait "m'ami", qu'on allait le voir en cachette, et que lorsqu'il l'attaquait comme les autres, l'appelant "le Forcat sentimental" ou "le Joli reclusionnaire", Fanny detournait la tete sans un mot. Bientot il accusa sa maitresse de garder une indulgence pour ce bandit, et elle dut s'en expliquer doucement, mais avec une certaine fermete. -- Tu sais bien que je ne l'aime plus, Jean, puisque je t'aime... Je ne vais plus la-bas, je ne reponds pas a ses lettres; mais tu ne me feras jamais dire du mal de l'homme qui m'a adoree jusqu'a la folie, jusqu'au crime... A cet accent de franchise, ce qu'il y avait de meilleur en elle, Jean ne protestait pas, mais il souffrait d'une haine jalouse, aiguisee d'inquietude, qui le ramenait parfois rue d'Amsterdam en surprise, au milieu du jour. "Si elle etait allee le voir!" Il la trouvait toujours la, casaniere, inactive dans leur petit logis comme une femme d'Orient, ou bien au piano, donnant une lecon de chant a leur grosse voisine, madame Hettema. On s'etait lie depuis le soir du feu avec ces bonnes gens, placides et plethoriques, vivant dans un perpetuel courant d'air, portes et fenetres ouvertes. Le mari, dessinateur au Musee d'artillerie, apportait de la besogne chez lui, et chaque soir de la semaine, le dimanche toute la journee, on le voyait penche sur sa large table a treteaux, suant, soufflant, en bras de chemise, secouant ses manches pour y faire circuler l'air, de la barbe jusque dans les yeux. Pres de lui, sa grosse femme en camisole s'evaporait aussi, quoiqu'elle ne fit jamais rien; et, pour se rafraichir le sang, ils entamaient de temps en temps un de leurs duos favoris. L'intimite s'etablit vite entre les deux menages. Le matin, vers dix heures, la forte voix d'Hettema criait devant la porte: "Y etes-vous, Gaussin?" Et leurs bureaux se trouvant du meme cote, ils faisaient route ensemble. Bien lourd, bien vulgaire, de quelques degres sociaux plus bas que son jeune compagnon, le dessinateur parlait peu, bredouillait comme s'il avait eu autant de barbe dans la bouche que sur les joues; mais on le sentait brave homme, et le desarroi moral de Jean avait besoin de ce contact-la. Il y tenait surtout a cause de sa maitresse vivant dans une solitude peuplee de souvenirs et de regrets plus dangereux peut-etre que les relations auxquelles elle avait volontairement renonce, et qui trouvait dans madame Hettema, sans cesse preoccupee de son homme, et de la surprise gourmande qu'elle lui ferait pour diner, et de la romance nouvelle qu'elle lui chanterait au dessert, une relation honnete et saine. Pourtant, quand l'amitie se resserra jusqu'a des invitations reciproques, un scrupule lui vint. Ces gens devaient les croire maries, sa conscience se refusait au mensonge, et il chargea Fanny de prevenir la voisine, pour qu'il n'y eut pas de malentendu. Cela la fit beaucoup rire... Pauvre bebe! il n'y avait que lui pour des naivetes pareilles... -- Mais ils ne l'ont pas cru une minute que nous etions maries... Et ce qu'ils s'en moquent!... Si tu savais ou il a ete prendre sa femme... Tout ce que j'ai fait, moi, c'est de la Saint-Jean a cote. Il ne l'a epousee que pour l'avoir a lui tout seul, et tu vois que le passe ne le gene guere... Il n'en revenait pas. Une ancienne, cette bonne mere aux yeux clairs, au petit rire d'enfant sur des traits de chair tendre, aux provincialismes trainards, et pour qui les romances n'etaient jamais assez sentimentales, ni les mots trop distingues; et lui, l'homme, si tranquille, si sur dans son bien-etre amoureux! Il le regardait marcher a son cote, la pipe aux dents, avec de petits souffles de beatitude, pendant que lui-meme songeait toujours, se devorait de rage impuissante. "Ca te passera, m'ami..." lui disait doucement Fanny aux heures ou l'on se dit tout; et elle l'apaisait, tendre et charmante comme au premier jour, mais avec quelque chose d'abandonne, que Jean ne savait definir. C'etait l'allure plus libre et la facon de s'exprimer, une conscience de son pouvoir, des confidences bizarres et qu'il ne lui demandait pas sur sa vie passee, ses debauches anciennes, ses folies de curiosite. Elle ne se privait plus de fumer maintenant, roulant entre ses doigts, posant sur tous les meubles l'eternelle cigarette qui aveulit la journee des filles, et dans leurs discussions elle emettait sur la vie, l'infamie des hommes, la coquinerie des femmes, les theories les plus cyniques. Jusqu'a ses yeux, dont l'expression changeait, alourdis d'une buee d'eau dormante, ou passait l'eclair d'un rire libertin. Et l'intimite de leur tendresse se transformait aussi. D'abord reservee avec la jeunesse de son amant dont elle respectait l'illusion premiere, la femme ne se genait plus apres avoir vu l'effet, sur cet enfant, de son passe de debauche brusquement decouvert, la fievre de marecage dont elle lui avait allume le sang. Et les caresses perverses si longtemps retenues, tous ces mots de delire que ses dents serrees arretaient au passage, elle les lachait a present, s'etalait, se livrait dans son plein de courtisane amoureuse et savante, dans toute la gloire horrible de Sapho. Pudeur, reserve, a quoi bon? Les hommes sont tous pareils, enrages de vice et de corruption, ce petit-la comme les autres. Les appater avec ce qu'ils aiment, c'est encore le meilleur moyen de les tenir. Et ce qu'elle savait, ces depravations du plaisir qu'on lui avait inoculees, Jean les apprenait a son tour pour les passer a d'autres. Ainsi le poison va, se propage, brulure de corps et d'ame, semblable a ces flambeaux dont parle le poete latin, et qui couraient de main en main par le stade. V Dans leur chambre, a cote d'un beau portrait de Fanny par James Tissot, une epave des anciennes splendeurs de la fille, il y avait un paysage du Midi, tout noir et blanc, grossierement rendu sous le soleil par un photographe de campagne. Une cote rocheuse escaladee de vignes, etayee de muretins de pierre, puis en haut, derriere des files de cypres contre le vent du nord, et s'accotant a un petit bois de pins et de myrtes aux clairs reflets, la grande maison blanche, moitie ferme et moitie chateau, large perron, toiture italienne, portes ecussonnees, que continuaient les murailles rousses du _mas_ provencal, les perchoirs pour les paons, la creche aux troupeaux, la baie noire des hangars ouverts sur le luisant des charrues et des herses. La ruine d'anciens remparts, une tour enorme, dechiquetee sur un ciel sans nuage, dominait le tout, avec quelques toits et le clocher roman de Chateauneuf-des-Papes ou les Gaussin d'Armandy avaient habite de tout temps. Castelet, clos et domaine, riche de ses vignobles fameux comme ceux de la Nerte et de l'Ermitage, se transmettait de pere en fils, indivis entre tous les enfants, mais toujours le cadet faisait valoir, par cette tradition familiale d'envoyer l'aine dans les consulats. Malheureusement la nature contrecarre souvent ces projets; et s'il y eut jamais un etre incapable de gerer un domaine, de gerer n'importe quoi, c'etait bien Cesaire Gaussin, a qui incombait a vingt-quatre ans cette lourde responsabilite. Libertin, coureur de tripots et de guilledoux villageois, Cesaire, ou plutot _le Fenat_, le vaurien, le mauvais drole, pour lui garder son surnom de jeunesse, accentuait ce type contradictoire qui apparait de loin en loin dans les familles les plus austeres, dont il est comme la soupape d'echappement. En quelques annees d'incurie, de dilapidations imbeciles, de bouillottes desastreuses aux cercles d'Avignon et d'Orange, le clos fut hypotheque, les caves de reserve mises a sec, les recoltes a venir vendues d'avance; puis un jour, a la veille d'une saisie definitive, le Fenat imita la signature de son frere, fit trois traites payables au consulat de Shang-Hai, persuade qu'avant l'echeance il trouverait l'argent pour les retirer; mais elles arriverent regulierement a l'aine avec une lettre eperdue avouant la ruine et les faux. Le consul accourut a Chateauneuf, remedia a cette situation desesperee, a l'aide de ses economies et de la dot de sa femme, et voyant l'incapacite du Fenat, il renonca a la "carriere" qui s'ouvrait pourtant brillante devant lui et se fit simplement vigneron. Un vrai Gaussin, celui-la, traditionnel jusqu'a la manie, violent et calme, a la facon des volcans eteints qui gardent des menaces et des reserves d'eruption, laborieux avec cela, tres entendu a la culture. Grace a lui, Castelet prospera, s'agrandit de toutes les terres jusqu'au Rhone, et, comme les chances humaines vont toujours par compagnie, le petit Jean fit son apparition sous les myrtes du domaine. Pendant ce temps, le Fenat errait par la maison, aneanti sous le poids de sa faute, osant a peine lever les yeux vers son frere dont le meprisant silence l'accablait; il ne respirait qu'aux champs, a la chasse, a la peche, fatiguant son chagrin a d'ineptes besognes, ramassant des escargots, se taillant des cannes superbes de myrte ou de roseau, et dejeunant tout seul dehors d'une brochette de becs fins qu'il cuisait, sur un feu de souches d'oliviers, au milieu de la garrigue. Le soir, rentre pour diner a la table fraternelle, il ne prononcait pas un mot, malgre l'indulgent sourire de sa belle-soeur, pitoyable au pauvre etre et le fournissant d'argent de poche, en cachette de son mari qui tenait rigueur au Fenat, moins pour ses sottises passees que pour toutes celles a commettre; et en effet la grande incartade reparee, l'orgueil de Gaussin l'aine fut mis a une nouvelle epreuve. Trois fois par semaine, venait en journee de couture, a Castelet, une jolie fille de pecheurs, Divonne Abrieu, nee dans l'oseraie au bord du Rhone, vraie plante fluviale a la tige ondulante et longue. Sous sa _catalane_ a trois pieces enserrant sa petite tete et dont les brides rejetees laissaient admirer l'attache du cou legerement bistre comme le visage, jusqu'aux neves delicats de la gorge et des epaules, elle faisait songer a quelque _done_ des anciennes cours d'amour jadis tenues tout autour de Chateauneuf, a Courthezon, a Vacqueiras, dans ces vieux donjons dont les ruines s'effritent par les collines. Ce souvenir historique n'etait pour rien dans l'amour de Cesaire, ame simple, denuee d'ideal et de lecture; mais, de petite taille, il aimait les femmes grandes et fut pris des le premier jour. Il s'y entendait, le Fenat, a ces aventures villageoises; une contredanse au bal le dimanche, un cadeau de gibier, puis a la premiere rencontre en pleins champs la vive attaque a la renverse, sur la lavande ou le paillis. Il se trouva que Divonne ne dansait pas, qu'elle rapporta le gibier a la cuisine, et que solide comme un de ces peupliers de rive, blancs et flexibles, elle envoya le seducteur rouler a dix pas. Depuis, elle le tint a distance avec la pointe des ciseaux pendus a sa ceinture par un clavier d'acier, le rendit fou d'amour, si bien qu'il parla d'epouser et se confia a sa belle soeur. Celle-ci, connaissant Divonne Abrieu depuis l'enfance, la sachant serieuse et delicate, trouvait dans le fond de son coeur que cette mesalliance serait peut-etre le salut du Fenat; mais la fierte du consul se revoltait a l'idee d'un Gaussin d'Armandy epousant une paysanne: "Si Cesaire fait cela, je ne le revois plus..." et il tint parole. Cesaire marie quitta Castelet, alla vivre au bord du Rhone chez les parents de sa femme, d'une petite rente que lui servait son frere et qu'apportait tous les mois l'indulgente belle-soeur. Le petit Jean accompagnait sa mere dans ses visites, ravi de la cabane des Abrieu, sorte de rotonde enfumee, secouee par la tramontane ou le mistral, et que soutenait une poutre unique et verticale comme un mat. La porte ouverte encadrait le petit mole ou sechaient les filets, ou luisait et fretillait l'argent vif et nacre des ecailles; au bas deux ou trois grosses barques houlant et criant sur leurs amarres, et le grand fleuve joyeux, large, lumineux, tout rebrousse par le vent contre ses iles en touffes d'un vert pale. Et, tout petit, Jean prenait la son gout des lointains voyages, et de la mer qu'il n'avait pas encore vue. Cet exil de l'oncle Cesaire dura deux ou trois ans, n'aurait jamais fini peut-etre sans un evenement familial, la naissance des deux petites bessonnes, Marthe et Marie. La mere tomba malade a la suite de cette double couche, et Cesaire et sa femme eurent la permission de venir la voir. La reconciliation des deux freres suivit, irraisonnee, instinctive, par la toute-puissance du meme sang; le menage habita Castelet, et comme une incurable anemie, compliquee bientot de goutte rhumatismale, immobilisait la pauvre mere, Divonne se trouva chargee de mener la maison, de surveiller la nourriture des petites, le personnel nombreux, d'aller voir Jean deux fois la semaine au lycee d'Avignon, sans compter que le soin de sa malade la reclamait a toute heure. Femme d'ordre et de tete, elle suppleait a l'instruction qui lui manquait, par son intelligence, son aprete paysanne, les lambeaux d'etudes restes dans la cervelle du Fenat dompte et discipline. Le consul se reposait sur elle de toute la depense de la maison, tres lourde avec ses charges accrues et des revenus diminuant d'annee en annee, ronges au pied des vignes par le phylloxera. Toute la plaine etait atteinte, mais le clos resistait encore, et c'etait la preoccupation du consul: sauver le clos a force de recherches et d'experiences. Cette Divonne Abrieu qui restait fidele a ses coiffes, a son clavier d'artisane et se tenait si modestement a sa place d'intendante, de dame de compagnie, garda la maison de la gene, en ces annees de crise, la malade toujours entouree des memes soins couteux, les petites elevees pres de leur mere, en demoiselles, la pension de Jean regulierement payee, d'abord au lycee, puis a Aix ou il faisait son droit, enfin a Paris ou il etait alle l'achever. Par quels miracles d'ordre, de vigilance y arrivait-elle, tous l'ignoraient comme elle-meme. Mais chaque fois que Jean songeait a Castelet, qu'il levait les yeux vers la photographie a reflets pales, effacee de lumiere, la premiere figure evoquee, le premier nom prononce, c'etait Divonne, la paysanne au grand coeur qu'il sentait cachee derriere la gentilhommiere et la tenant debout par l'effort de sa volonte. Depuis quelques jours cependant, depuis qu'il savait ce qu'etait sa maitresse, il evitait de prononcer ce nom venere devant elle, comme celui de sa mere ni d'aucun des siens; meme la photographie le genait a regarder, deplacee, egaree a cette muraille, au-dessus du lit de Sapho. Un jour, en rentrant diner, il fut surpris de voir trois couverts au lieu de deux, plus encore de trouver Fanny en train de jouer aux cartes avec un petit homme qu'il ne reconnut pas d'abord, mais qui en se retournant lui montra les yeux clairs de chevre folle, le grand nez conquerant dans une face halee et poupine, le crane chauve et la barbe de ligueur de l'oncle Cesaire. Au cri de son neveu, il repondit sans lacher les cartes: -- Tu vois, je ne m'ennuie pas, je fais un besigue avec ma niece. Sa niece! Et Jean qui cachait si soigneusement sa liaison a tout le monde. Cette familiarite lui deplut, et les choses que Cesaire lui debitait a voix basse, pendant que Fanny s'occupait du diner... -- Mon compliment, petit... des yeux... des bras... un morceau de roi. Ce fut bien pis, quand a table le Fenat se mit a parler sans aucune reserve des affaires de Castelet, de ce qui l'amenait a Paris. Le pretexte du voyage c'etait de l'argent a toucher, huit mille francs qu'il avait pretes autrefois a son ami Courbebaisse et qu'il ne comptait jamais revoir, quand une lettre du notaire lui avait appris et la mort de Courbebaisse, _pechere_! et le remboursement tout pret de ses huit mille francs. Mais le vrai motif, car on aurait pu lui faire parvenir l'argent: -- Le vrai motif c'est la sante de ta mere, mon pauvre... Depuis quelque temps elle s'affaiblit beaucoup, et des fois qu'il y a, sa tete demenage, elle oublie tout, jusqu'au nom des petites. L'autre soir, ton pere sortait de sa chambre, elle a demande a Divonne qui etait ce bon Monsieur qui venait la voir si souvent. Personne ne s'est encore apercu de cela que ta tante, et elle ne m'en a parle que pour me decider a venir consulter Bouchereau sur l'etat de la pauvre femme qu'il a soignee autrefois. -- Avez-vous eu deja des fous dans votre famille? demanda Fanny, l'air doctoral et grave, son air La Gournerie. -- Jamais... dit le Fenat, ajoutant avec un sourire malin, fronce jusqu'aux tempes, qu'il avait ete un peu toque dans sa jeunesse... mais ma folie ne deplaisait pas aux dames, et l'on n'a pas eu besoin de m'enfermer. Jean les regardait, navre. Au chagrin que lui causait la triste nouvelle, se joignait un oppressant malaise d'entendre cette femme parler de sa mere, de ses infirmites d'age critique, avec le libre langage et l'experience d'une matrone, les coudes sur la nappe, en roulant une cigarette. Et l'autre, bavard, indiscret, s'abandonnait, disait les secrets intimes de la famille. Ah! les vignes... fichues les vignes!... Et le clos lui-meme n'en avait plus pour longtemps; la moitie des cepages etait deja devoree, et l'on ne conservait le reste que par miracle, en soignant chaque grappe, chaque grain comme des enfants malades, avec des drogues qui coutaient cher. Le terrible, c'est que le consul s'entetait a planter toujours de nouveaux ceps que le ver attaquait, au lieu de laisser a la culture des oliviers, des capriers, toute cette bonne terre inutile couverte de pampres lepreux et roussis. Heureusement qu'il avait, lui, Cesaire, quelques hectares au bord du Rhone, qu'il soignait par l'immersion, une decouverte superbe applicable seulement dans les terrains bas. Deja une bonne recolte l'encourageait, d'un petit vin pas tres chaud, "du vin de grenouille", disait le consul dedaigneusement; mais le Fenat s'entetait aussi, et, avec les huit mille francs de Courbebaisse, il allait acheter la Piboulette... -- Tu sais, petit, la premiere ile sur le Rhone, en aval des Abrieu... mais ceci entre nous, il faut que personne a Castelet ne se doute de rien encore... -- Pas meme Divonne, mon oncle? demanda Fanny en souriant... Au nom de sa femme, les yeux du Fenat se mouillerent: -- Oh! Divonne, je ne fais jamais rien sans elle. Elle a foi dans mon idee d'ailleurs, et serait si heureuse que son pauvre Cesaire refit la fortune de Castelet, apres en avoir commence la ruine. Jean fremit; allait-il donc faire sa confession, raconter cette lamentable histoire des faux? Mais le Provencal tout a sa tendresse pour Divonne, s'etait mis a parler d'elle, du bonheur qu'elle lui donnait. Et si belle avec ca, si magnifiquement charpentee: -- Tenez, ma niece, vous qui etes femme, vous devez vous y connaitre. Il lui tendait un portrait-carte, tire de son portefeuille, et qui ne le quittait jamais. A l'accent filial de Jean quand il parlait de sa tante, aux conseils maternels de la paysanne ecrits d'une grande ecriture, un peu tremblee, Fanny se figurait une de ces villageoises a marmotte de Seine-et-Oise, et resta saisie devant ce joli visage aux lignes pures, eclairci par l'etroite coiffe blanche, cette taille elegante et souple d'une femme de trente cinq ans. -- Tres belle en effet... dit-elle en pincant les levres, d'une intonation singuliere. -- Et une charpente! fit l'oncle qui tenait a son image. Puis on passa sur le balcon. Apres une journee chaude dont le zinc de la veranda brulait encore, il tombait, d'un nuage perdu, une fine pluie d'arrosage qui rafraichissait l'air, tintait gaiement sur les toits, eclaboussait les trottoirs. Paris riait sous cette ondee, et le train de la foule, des voitures, toute cette rumeur montante grisait le provincial, remuait dans sa tete vide et mobile comme un grelot, des rappels de jeunesse, et d'un sejour de trois mois qu'il avait fait, quelque trente ans auparavant, chez son ami Courbebaisse. Quelle noce, mes enfants, quelles bordees!... Et leur entree au Prado une nuit de mi-careme, Courbebaisse en chicard, et sa maitresse, la Mornas, en marchande de chansons, un deguisement qui lui avait porte chance puisqu'elle etait devenue une celebrite de cafe-concert. Lui-meme, l'oncle, remorquait un petit chiffon du quartier que l'on appelait Pellicule... Et tout ragaillardi, il riait de la bouche jusqu'aux tempes, fredonnait des airs a danser, saisissait en mesure sa niece par la taille. A minuit, quand il les quitta pour gagner l'hotel Cujas, le seul qu'il connut dans Paris, il chantait a pleine gorge dans l'escalier, envoyait des baisers a sa niece qui l'eclairait, et criait a Jean: -- Tu sais, prends garde a toi!... Des qu'il fut parti, Fanny dont le front gardait un pli preoccupe, passa vivement dans son cabinet de toilette et, par la porte restee entrouverte, pendant que Jean se couchait, elle commencait d'une voix presque insouciante. -- Dis donc, elle est tres jolie, ta tante... ca ne m'etonne plus si tu en parlais si souvent... Vous avez du lui en faire porter a ce pauvre Fenat, une tete a ca du reste... Il protestait de toute son indignation... Divonne! une seconde mere pour lui, qui, tout petit, le soignait, l'habillait... Elle l'avait sauve d'une maladie, de la mort... non, jamais la tentation ne lui serait venue d'une infamie pareille. -- Va donc, va donc, reprenait la voix stridente de la femme, des epingles a coiffer entre les dents, tu ne me feras pas croire qu'avec ces yeux-la et la belle charpente dont parlait cet imbecile, sa Divonne ait pu rester sans desir a cote d'un joli blond a peau de fille comme toi?... Vois-tu, des bords du Rhone ou d'ailleurs, nous sommes toutes les memes... Elle le disait avec conviction, croyant son sexe entier facile a tout caprice et vaincu du premier desir. Lui, se defendait, mais trouble, interrogeant ses souvenirs, se demandant si jamais le frolement d'une innocente caresse avait pu l'avertir d'un danger quelconque; et quoique ne trouvant rien, la candeur de son affection restait atteinte, le pur camee raye d'un coup d'ongle. -- Tiens!... regarde... la coiffe de ton pays... Sur ses beaux cheveux, masses en deux longs bandeaux, elle avait epingle un fichu blanc qui imitait assez bien la catalane, le beguin a trois pieces des filles de Chateauneuf; et, droite devant lui, dans les plis laiteux de sa batiste de nuit, les yeux brulants, elle lui demandait: -- Est-ce que je ressemble a Divonne? Oh! non, pas du tout; elle ne ressemblait qu'a elle-meme sous ce petit bonnet rappelant l'autre, celui de Saint-Lazare, qui la rendait si jolie, disait-on, pendant qu'elle envoyait a son forcat un baiser d'adieu en plein tribunal: -- T'ennuie pas, m'ami, les beaux jours reviendront... Et ce souvenir lui fit tant de mal que, sitot sa maitresse couchee, il eteignit bien vite, pour ne plus la voir. Le lendemain de bonne heure, l'oncle arrivait en casseur, la canne haute, criant: "Ohe! les bebes", avec l'intonation fringante et protegeante qu'avait Courbebaisse autrefois quand il venait le chercher dans les bras de Pellicule. Il paraissait encore plus excite que la veille: l'hotel Cujas, sans doute, et surtout les huit mille francs plies dans son portefeuille. L'argent de la Piboulette, be oui, mais il avait bien le droit d'en distraire quelques louis pour offrir un dejeuner a la campagne a sa niece!... "Et Bouchereau?" observa le neveu, qui ne pouvait manquer son ministere deux jours de suite. Il fut convenu qu'on dejeunerait aux Champs-Elysees et que les deux hommes iraient apres a la consultation. Ce n'etait pas ce que le Fenat avait reve, l'arrivee a Saint Cloud en grande remise, du champagne plein la voiture; mais le repas fut charmant tout de meme sur la terrasse du restaurant ombragee d'acacias et de vernis du Japon, que traversaient les flonflons d'une repetition de jour au voisin cafe-concert. Cesaire, tres bavard, tres galant, mit toutes ses graces a l'air pour eblouir la Parisienne. Il "attrapait" les garcons, complimentait le chef de sa sauce meuniere; et Fanny riait d'un elan bete et force, d'une niaiserie de cabinet particulier, qui fit de la peine a Gaussin, ainsi que l'intimite s'etablissant entre l'oncle et la niece par- dessus sa tete. On eut dit des amis de vingt ans. Le Fenat, devenu sentimental avec les vins de dessert, parlait de Castelet, de Divonne et aussi de son petit Jean; il etait heureux de le savoir avec elle, une femme serieuse qui l'empecherait de faire des sottises. Et sur le caractere un peu ombrageux du jeune homme, la facon de le prendre, il lui donnait des conseils comme a une jeune mariee en lui tapotant les bras, la langue epaisse, l'oeil eteint et mouille. Il se degrisa chez Bouchereau. Deux heures d'attente au premier etage de la place Vendome, dans ses grands salons, hauts et froids, encombres d'une foule silencieuse et angoissee; l'enfer de la douleur dont ils traverserent successivement tous les cercles, passant de piece en piece jusqu'au cabinet de l'illustre savant. Bouchereau, avec sa memoire prodigieuse, se souvint tres bien de Mme Gaussin, etant venu en consultation a Castelet dix ans auparavant au commencement de la maladie; il s'en fit raconter les differentes phases, relut les ordonnances anciennes et, tout de suite, rassura les deux hommes sur les accidents cerebraux qui venaient de se produire et qu'il attribuait a l'emploi de certains medicaments. Pendant qu'immobile, ses gros sourcils baisses sur ses petits yeux aigus et fouilleurs, il ecrivait une longue lettre a son confrere d'Avignon, l'oncle et le neveu ecoutaient, retenant leur souffle, le grincement de cette plume qui couvrait pour eux, a elle seule, toute la rumeur du Paris luxueux; et subitement leur apparaissait la puissance du medecin dans les temps modernes, dernier pretre, croyance supreme, invincible superstition... Cesaire sortit de la, serieux et refroidi: -- Je rentre a l'hotel boucler ma malle, l'air de Paris est mauvais pour moi, vois-tu, petit... si j'y restais, je ferais des betises. Je prendrai ce soir le train de sept heures, excuse-moi pres de ma niece, he? Jean se garda bien de le retenir, effraye de son enfantillage, de sa legerete; et le lendemain, en s'eveillant, il se felicitait de le savoir rentre, sous cle, pres de Divonne, quand on le vit apparaitre, la figure a l'envers, le linge en desordre: -- Bon Dieu! mon oncle, que vous arrive-t-il? Effondre dans un fauteuil, sans voix et sans gestes d'abord, mais s'animant a mesure, l'oncle avoua une rencontre du temps de Courbebaisse, le diner trop copieux, les huit mille francs perdus la nuit dans un tripot... Plus un sou, rien!... Comment rentrer la-bas, raconter ca a Divonne! Et l'achat de la Piboulette... Tout a coup pris d'une sorte de delire, il se mettait les mains sur les yeux, les pouces bouchant les oreilles, et hurlant, sanglotant, dechaine, le Meridional s'invectivait, etalait son remords dans une confession generale de toute sa vie. Il etait la honte et le malheur des siens; des types tels que lui dans les familles on aurait le droit de les abattre comme des loups. Sans la generosite de son frere ou serait-il?... Au bagne avec les voleurs et les faussaires. -- Mon oncle, mon oncle!... disait Gaussin tres malheureux, essayant de l'arreter. Mais l'autre, volontairement aveugle et sourd, se delectait a ce temoignage public de son crime, raconte dans les moindres details, tandis que Fanny le regardait avec une pitie melee d'admiration. Un passionne au moins celui-la, un brule-tout comme elle les aimait; et, remuee dans ses entrailles de bonne fille, elle cherchait un moyen de lui venir en aide. Mais lequel? Elle ne voyait plus personne depuis un an, Jean n'avait aucune relation... Subitement un nom lui vint a l'esprit: Dechelette!... Il devait etre a Paris en ce moment, et c'etait un si bon garcon. -- Mais je le connais a peine... dit Jean. -- J'irai, moi.... -- Comment! tu veux? -- Pourquoi pas? Leurs regards se croiserent et se comprirent. Dechelette aussi avait ete son amant, l'amant d'une nuit qu'elle se rappelait a peine. Mais lui n'en oubliait pas un; ils etaient tous en rang dans sa tete, comme les saints d'un calendrier. -- Si cela t'ennuie... fit-elle un peu genee. Alors Cesaire, qui, pendant ce court debat s'etait interrompu de crier, tres anxieux, tourna vers eux un tel regard de supplication desesperee, que Jean se resigna, consentit entre les dents... Qu'elle leur parut longue cette heure, a tous deux, dechires par des pensees qu'ils ne s'avouaient pas, appuyes au balcon, guettant la rentree de la femme. -- C'est donc bien loin, ce Dechelette?... -- Mais non, rue de Rome... a deux pas, repondait Jean furieux, et trouvant, lui aussi, que Fanny etait bien longue a revenir. Il essayait de se tranquilliser avec la devise amoureuse de l'ingenieur "pas de lendemain", et la facon meprisante dont il l'avait entendu parler de Sapho, comme d'une ancienne de la vie galante; mais sa fierte d'amant se revoltait, et il aurait presque souhaite que Dechelette la trouvat encore belle et desirable. Ah! ce vieux toque de Cesaire avait bien besoin de rouvrir ainsi toutes les plaies. Enfin le mantelet de Fanny tourna l'angle de la rue. Elle, rentrait, rayonnante: -- C'est fait... j'ai l'argent. Les huit mille francs etales devant lui, l'oncle pleurait de joie, voulait faire un recu, fixer les interets, la date du remboursement. -- Inutile, mon oncle... Je n'ai pas prononce votre nom... C'est a moi qu'on a prete cet argent, c'est a moi que vous le devez, et aussi longtemps qu'il vous plaira. -- Des services pareils, mon enfant, repondait Cesaire transporte de reconnaissance, on les paye avec de l'amitie qui ne finit plus... Et dans la gare, ou Gaussin l'accompagnait pour etre assure cette fois de son depart, il repetait les larmes aux yeux: -- Quelle femme, quel tresor!... Il faut la rendre heureuse, vois- tu... Jean resta tres fache de cette aventure, sentant sa chaine, deja si lourde, se river de plus en plus, et se confondre deux choses que sa delicatesse native avait toujours tenues separees et distinctes: la famille et sa liaison. A present, Cesaire mettait la maitresse au courant de ses travaux, de ses plantations, lui donnait des nouvelles de tout Castelet; et Fanny critiquait l'obstination du consul dans l'affaire des vignes, parlait de la sante de la mere, irritait Jean d'une sollicitude ou de conseils deplaces. Jamais d'allusion au service rendu par exemple, ni a l'ancienne aventure du Fenat, a cette tare de la maison d'Armandy, que l'oncle avait livree devant elle. Une seule fois elle s'en faisait une arme de riposte, dans les circonstances que voici: Ils rentraient du theatre, et montaient en voiture, sous la pluie, a une station du boulevard. L'equipage, une de ces guimbardes qui ne roulent qu'apres minuit, fut long a demarrer, l'homme endormi, la bete secouant sa musette. Pendant qu'ils attendaient a couvert dans le fiacre, un vieux cocher, en train de rajuster une meche a son fouet, s'approcha tranquillement de la portiere, son filin entre les dents, et dit a Fanny d'une voix cassee qui puait le vin: -- Bonsoir... Comment qu'a ca va? Tiens, c'est vous? Elle eut un petit tressaut vite reprime et, tout bas, a son amant: -- Mon pere!... Son pere, ce maraudeur a la longue levite d'ancienne livree, souillee de boue, aux boutons de metal arraches, et montrant sous le gaz du trottoir une face bouffie, apoplectisee d'alcool, ou Gaussin croyait retrouver en vulgaire le profil regulier et sensuel de Fanny, ses larges yeux de jouisseuse! Sans se preoccuper de l'homme qui accompagnait sa fille, et comme s'il ne l'eut pas vu, le pere Legrand donnait des nouvelles de la maison. -- La vieille est a Necker depuis quinze jours, elle file un mauvais coton... Va donc la voir un de ces jeudis, ca y donnera du courage... Moi, heureusement, le coffre est solide; toujours bon fouet, bonne meche. Seulement le commerce ne va pas fort... Si t'avais besoin d'un bon cocher au mois, ca ferait joliment mon affaire... Non? tant pis alors, et a la revoyure... Ils se serrerent les mains mollement; le fiacre partit. "Hein? crois-tu..." murmurait Fanny; et tout de suite elle se mit a lui parler longuement de sa famille, ce qu'elle avait toujours evite... "c'etait si laid, si bas..." mais on se connaissait mieux maintenant; on n'avait plus rien a se cacher. Elle etait nee au Moulin-aux-Anglais, dans la banlieue, de ce pere, ancien dragon, qui faisait le service des voitures de Paris a Chatillon, et d'une servante d'auberge, entre deux tournees de comptoir. Elle n'avait pas connu sa mere, morte en couches; seulement les patrons du relais, braves gens, obligerent le pere a reconnaitre sa petite et a payer les mois de nourrice. Il n'osa pas refuser, car il devait gros dans la maison, et quand Fanny eut quatre ans il l'emmenait sur sa voiture comme un petit chien, nichee en haut, sous la bache, amusee de rouler ainsi par les chemins, de voir la lumiere des lanternes courir des deux cotes, fumer et haleter le dos des betes, de s'endormir au noir, a la bise, en entendant sonner les grelots. Mais le pere Legrand se fatigua vite de cette pose a la paternite; si peu que ca coutat, il fallait la nourrir, l'habiller, cette morveuse. Puis elle le genait pour un mariage avec la veuve d'un maraicher dont il guignait les cloches a melon, les choux en carres alignes sur son itineraire. Elle eut alors la sensation tres nette que son pere voulait la perdre; c'etait son idee fixe d'ivrogne, se debarrasser de l'enfant a toute force, et si la veuve elle-meme, la brave mere Machaume, n'avait pris la fillette sous sa protection... -- Au fait tu l'as connue, Machaume, dit Fanny. -- Comment! cette servante que j'ai vue chez toi... -- C'etait ma belle-mere... Elle avait ete si bonne pour moi quand j'etais petite; je la prenais pour l'arracher a son gueux de mari qui, apres lui avoir mange tout son bien, la rouait de coups, l'obligeait a servir une gaupe avec laquelle il vivait... Ah! la pauvre Machaume, elle sait ce que coute un bel homme. Eh bien! quand elle m'a eu quittee, malgre tout ce que j'ai pu lui dire, elle est courue se remettre avec lui et, maintenant, la voila a l'hospice. Comme il se laisse aller sans elle, le vieux gredin! etait-il sale! quelle mine de rouleur! il n'y a que son fouet... as-tu vu comme il le tenait droit?... Meme saoul a tomber, il le porte devant lui comme un cierge, le serre dans sa chambre; il n'a jamais eu que ca de propre... Bon fouet, bonne meche, c'est son mot. Elle en parlait inconsciemment, ainsi que d'un etranger, sans degout ni honte; et Jean s'epouvantait a l'entendre. Ce pere!... cette mere!... en face de la figure severe du consul et de l'angelique sourire de Mme Gaussin!... Et comprenant tout a coup ce qu'il y avait dans le silence de son amant, quelle revolte contre ce gachis social dont il s'eclaboussait aupres d'elle: -- Apres tout, dit Fanny sur un ton philosophe, c'est un peu ca dans toutes les familles, on n'en est pas responsable... moi, j'ai mon pere Legrand; toi, tu as ton oncle Cesaire. VI "Mon cher enfant, je t'ecris encore toute tremblante du gros tourment que nous venons d'avoir; nos bessonnes disparues, parties de Castelet pendant tout un jour, une nuit et la matinee du lendemain!... "C'est dimanche, a l'heure du dejeuner, qu'on s'est apercu que les petites manquaient. Je les avais faites belles pour la messe de huit heures ou le consul devait les conduire, puis je ne m'en etais plus occupee, retenue aupres de la mere plus nerveuse que d'habitude, comme sentant le malheur qui rodait autour de nous. Tu sais qu'elle a toujours eu ca depuis sa maladie, de prevoir ce qui doit arriver; et moins elle peut bouger, plus sa tete travaille. "Ta mere dans sa chambre heureusement, tu nous vois tous a la salle, attendant les petites; on les appelle par le clos, le berger souffle avec sa grosse coquille a ramener les brebis, puis Cesaire d'un cote, moi d'un autre, Rousseline, Tardive, nous voila tous a galoper dans Castelet et, chaque fois, en nous rencontrant: "Eh bien? -- Rien vu." A la fin on n'osait plus demander; le coeur battant, on allait au puits, au bas des hautes fenetres du grenier... Quelle journee!... et il me fallait monter a tout moment pres de ta mere, sourire d'un air tranquille, expliquer l'absence des petites en disant que je les avais envoyees passer le dimanche chez leur tante de Villamuris. Elle avait paru le croire; mais tard dans la soiree, pendant que je la veillais, guettant derriere la vitre les lumieres qui couraient dans la plaine et sur le Rhone a la recherche des enfants, je l'entendis qui pleurait doucement dans son lit; et comme je l'interrogeais: "Je pleure pour quelque chose que l'on me cache, mais que j'ai devine tout de meme...", me repondit-elle de cette voix de petite fille qui lui est revenue a force de souffrance; et sans plus nous parler, nous nous inquietions toutes deux, a part dans notre chagrin... "Enfin, mon cher enfant, pour ne pas faire durer cette penible histoire, le lundi matin nos petites nous furent ramenees par les ouvriers que ton oncle occupe dans l'ile et qui les avaient trouvees sur un tas de sarments, pales de froid et de faim apres cette nuit en plein air, au milieu de l'eau. Et voici ce qu'elles nous ont conte dans l'innocence de leurs petits coeurs. Depuis longtemps l'idee les tourmentait de faire comme leurs patronnes Marthe et Marie dont elles avaient lu l'histoire, de s'en aller dans un bateau sans voiles, ni rames, ni provisions d'aucune sorte, repandre l'Evangile sur le premier rivage ou les pousserait le souffle de Dieu. Dimanche donc apres la messe, detachant une barque a la pecherie et s'agenouillant au fond comme les saintes femmes, tandis que le courant les emportait, elles s'en sont allees doucement, echouer dans les roseaux de la Piboulette, malgre les grandes eaux de la saison, les coups de vent, les _revouluns_... Oui, le bon Dieu les gardait et c'est lui qui nous les a rendues, les jolies! ayant un peu fripe leurs guimpes du dimanche et gate la dorure de leurs paroissiens. On n'a pas eu la force de les gronder, seulement de grands baisers a bras ouverts; mais nous sommes tous restes malades de la peur que nous avons eue. "La plus frappee, c'est ta mere qui, sans que nous lui ayons encore rien raconte, a senti, comme elle dit, passer la mort sur castelet, et garde, elle si tranquille, si gaie d'ordinaire, une tristesse que rien ne peut guerir, malgre que ton pere, moi, tout le monde nous nous serrions tendrement autour d'elle... Et si je te disais, mon Jean, que c'est de toi, surtout, qu'elle languit et s'inquiete. Elle n'ose pas l'avouer devant le pere qui veut qu'on te laisse a ton travail, mais tu n'es pas venu apres ton examen comme tu l'avais promis. Fais-nous la surprise pour les fetes de Noel; que notre malade reprenne son bon sourire. Si tu savais, quand on ne les a plus, ses vieux, comme on regrette de ne pas leur avoir donne plus de temps..." Debout pres de la fenetre ou filtrait un jour paresseux d'hiver sous le brouillard, Jean lisait cette lettre, en savourait le bouquet sauvage, les chers souvenirs de tendresse et de soleil. -- Qu'est-ce que c'est?... fais voir... Fanny venait de s'eveiller a la jaune lueur du rideau ecarte et, toute bouffie de sommeil, allongeait machinalement la main vers le paquet de maryland a demeure sur la table de nuit. Il hesita, sachant la jalousie qu'exasperait en sa maitresse le nom seul de Divonne; mais comment dissimuler le billet dont elle reconnaissait la provenance et le format? D'abord l'escapade des fillettes l'emut gentiment, tandis que, les bras et la gorge a l'air, dressee sur l'oreiller dans le flot de ses cheveux bruns, elle lisait tout en roulant une cigarette; mais la fin l'irrita jusqu'a la fureur, et chiffonnant et jetant la lettre par la chambre: -- Je t'en collerai, moi, des saintes femmes!... Tout ca des inventions pour te faire partir... Son beau neveu lui manque a cette... Il voulut l'arreter, empecher le mot ordurier qu'elle lanca et bien d'autres a la file. Jamais elle ne s'etait encore emportee aussi grossierement devant lui, dans ce debordement de colere fangeuse, d'egout creve lachant sa vase et sa puanteur. Tout l'argot de son passe de fille et de voyou gonflait son cou, detendait sa levre. Pas malin de voir ce qu'ils voulaient tous la-bas... Cesaire avait parle, et l'on combinait ca en famille de rompre leur liaison, de l'attirer au pays avec la belle charpente de la Divonne pour amorce. -- D'abord, tu sais, si tu pars, moi je lui ecris a ton cocu... Je l'avertis... ah mais!... En parlant, elle se ramassait haineusement sur le lit, bleme, la face creuse, les traits grandis, comme une bete mechante prete a bondir. Et Gaussin se rappelait l'avoir vue ainsi rue de l'Arcade; mais c'etait contre lui maintenant, cette haine rugie qui lui donnait la tentation de tomber sur sa maitresse et de la battre, car en ces amours de chair ou l'estime et le respect de l'etre aime sont neant, la brutalite surgit toujours dans la colere ou les caresses. Il eut peur de lui-meme, s'echappa pour son bureau, et tout en marchant il s'indignait contre cette vie qu'il s'etait faite. Ca lui apprendrait a se livrer a une pareille femme!... Que d'infamies, que d'horreurs!... Ses soeurs, sa mere, il y en avait eu pour tout le monde... Quoi! pas meme le droit d'aller voir les siens. Mais dans quel bagne s'etait-il donc enferme? Et toute l'histoire de leur liaison lui apparaissant, il voyait comment les beaux bras nus de l'Egyptienne, noues a son cou le soir du bal, s'etaient cramponnes despotes et forts, l'isolant de ses amis, de sa famille. Maintenant, sa resolution etait prise. Le soir meme et, coute que coute, il partirait pour Castelet. Quelques affaires expediees, son conge obtenu au ministere, il revint chez lui de bonne heure, s'attendant a une scene terrible, pret a tout, meme a la rupture. Mais le bonjour bien doux que Fanny lui dit tout de suite, ses yeux gros, ses joues comme amollies de larmes, lui laisserent a peine le courage d'une volonte. -- Je pars ce soir... fit-il en se raidissant. -- Tu as raison, m'ami... Va voir ta mere, et surtout... Elle se rapprochait calinement... Oublie comme j'ai ete mechante, je t'aime trop, c'est ma folie... Tout le restant du jour, faisant la malle avec de coquettes sollicitudes, ramenee a la douceur des premiers temps, elle garda cette attitude repentie, peut-etre dans l'espoir de le retenir. Pourtant, pas une fois elle ne lui demanda: "Reste..." et lorsque a la derniere minute, tout espoir perdu devant les apprets definitifs, elle se frolait, se serrait contre son amant, tachant de l'impregner d'elle pour toute la duree de la route et de l'absence, son adieu, son baiser ne murmurerent que ceci: -- Dis, Jean, tu ne m'en veux pas?... Oh! l'ivresse, au matin, de s'eveiller dans sa petite chambre d'enfant, le coeur encore chaud des etreintes familiales, des belles effusions de l'arrivee, de retrouver a la meme place, sur la moustiquaire de son lit etroit, la meme barre lumineuse qu'y cherchaient ses reveils passes, d'entendre les cris des paons sur leurs perchoirs, grincer la poulie du puits, le culbutement a pattes pressees du troupeau, et lorsqu'il eut fait claquer ses volets a la muraille, de revoir cette belle lumiere chaude qui entrait par nappes, en tombee d'ecluse, et ce merveilleux horizon de vignes en pente, de cypres, d'oliviers et de miroitants bois de pins, se perdant jusqu'au Rhone sous un ciel profond et pur, sans un duvet de brume malgre l'heure matinale, un ciel vert, balaye toute la nuit par le mistral qui remplissait encore l'immense vallee de son souffle allegre et fort. Jean comparait ce reveil a ceux de la-bas sous un ciel boueux comme son amour, et se sentait heureux et libre. Il descendit. La maison blanche de soleil dormait encore, tous ses volets fermes comme des yeux; et il fut heureux d'un moment de solitude pour se reprendre, dans cette convalescence morale qu'il sentait commencer pour lui. Il fit quelques pas sur la terrasse, prit une allee montante du parc, ce qu'on appelait le parc, un bois de pins et de myrtes jetes au hasard dans la cote rude de Castelet, coupee de sentiers inegaux tout glissants d'aiguilles seches. Son chien Miracle, bien vieux et boitant, etait sorti de sa niche, et le suivait silencieusement dans ses talons; ils avaient si souvent fait ensemble cette promenade du matin! A l'entree des vignes, dont les grands cypres de cloture inclinaient leurs cimes pointues, le chien hesita; il savait combien le sol en epaisse couche de sable, -- un nouveau remede au phylloxera que le consul etait en train d'essayer, -- serait difficile a ses vieilles pattes, ainsi que les gradins d'etai de la terrasse. La joie de suivre son maitre le decida pourtant; et c'etaient a chaque obstacle de douloureux efforts, des petits cris peureux, des arrets et des maladresses de crabe sur un rocher. Jean ne le regardait pas, tout occupe de ce nouveau plant d'alicante, dont son pere l'avait longtemps entretenu la veille. Les souches paraissaient d'une belle venue sur le sable uni et luisant. Enfin le pauvre homme allait etre paye de ses peines entetees; le clos de Castelet pourrait revivre, quand la Nerte, l'Ermitage, tous les grands crus du Midi etaient morts! Une petite coiffe blanche se dressa tout a coup devant lui. C'etait Divonne, la premiere levee a la maison; elle avait une serpette dans la main, autre chose aussi qu'elle jeta, et ses joues si mates d'ordinaire s'allumaient d'une rougeur vive: -- C'est toi, Jean?... tu m'as fait peur... J'ai cru que c'etait ton pere... Puis se remettant, elle l'embrassa: -- As-tu bien dormi? -- Tres bien, tante, mais pourquoi craigniez-vous l'arrivee de mon pere?... -- Pourquoi?... Elle ramassa le pied de vigne qu'elle venait d'arracher: -- Le consul t'a dit, n'est-ce pas, que cette fois il etait sur de reussir... Eh bien, te! voila la bete... Jean regardait une petite mousse jaunatre incrustee dans le bois, l'imperceptible moisissure qui, de proche en proche, a ruine des provinces entieres; et c'etait une ironie de la nature, dans cette splendide matinee, sous le soleil vivifiant, que cet infiniment petit, destructeur et indestructible. -- C'est le commencement... Dans trois mois tout le clos sera devore, et ton pere recommencera encore, car il y a mis son orgueil. Ce seront de nouveaux plants, de nouveaux remedes, jusqu'au jour... Un geste desole acheva et souligna sa phrase. -- Vraiment! nous en sommes la? -- Oh! tu connais le consul... Il ne dit jamais rien, me donne le mois comme toujours; mais je le vois preoccupe. Il court a Avignon, a Orange. c'est de l'argent qu'il cherche... -- Et Cesaire? ses immersions? demanda le jeune homme consterne. Grace a Dieu, par la tout allait bien. Ils avaient eu cinquante pieces de petit vin a la derniere recolte; et cet an apporterait le double. Devant ce succes le consul avait cede a son frere toutes les vignes de la plaine, restees jusqu'ici en jachere, en alignements de bois morts comme un cimetiere de campagne; et maintenant elles etaient sous l'eau pour trois mois... Et fiere de l'oeuvre de son homme, de son Fenat, la Provencale montrait a Jean, du lieu eleve ou ils se trouvaient, de grands etangs, des _clairs_, maintenus par des bourrelets de chaux, comme sur les salines. -- Dans deux ans ce cepage donnera; dans deux ans aussi la Piboulette, et encore l'ile de Lamotte que ton oncle a achetee sans le dire... Alors nous serons riches... mais il faut tenir jusque-la, et que chacun y mette du sien et se sacrifie. Elle en parlait gaiement du sacrifice, en femme qu'il n'etonne plus, et avec un si facile entrainement que Jean, traverse d'une idee subite, lui repondit sur le meme ton: -- On se sacrifiera, Divonne... Le jour meme, il ecrivit a Fanny que ses parents ne pouvaient lui continuer sa pension, qu'il serait reduit aux appointements ministeriels et que, dans ces conditions, la vie a deux devenait impossible. C'etait rompre plus tot qu'il n'avait pense, trois ou quatre ans avant le depart prevu; mais il comptait que sa maitresse accepterait ces raisons graves, qu'elle aurait pitie de lui et de sa peine, l'aiderait dans cet accomplissement douloureux d'un devoir. Etait-ce bien un sacrifice? Ne fut-il pas au contraire soulage d'en finir avec une existence qui lui semblait odieuse et malsaine, depuis surtout qu'il etait rendu a la nature, a la famille, aux affections simples et droites?... Sa lettre ecrite sans lutte ni souffrance, il compta, pour le defendre contre une reponse qu'il prevoyait furieuse, pleine de menaces et d'extravagances, sur la tendresse honnete et fidele des braves coeurs qui l'entouraient, l'exemple de ce pere droit et fier entre tous, sur le sourire candide des petites saintes femmes, et aussi sur ces grands horizons paisibles, aux saines emanations de montagnes, ce ciel en hauteur, ce fleuve rapide et entrainant; car en songeant a sa passion, a toutes les vilenies dont elle etait faite, il lui semblait sortir d'une fievre pernicieuse comme on en gagne a la buee des terrains marecageux. Cinq ou six jours se passerent dans le silence du grand coup porte. Matin et soir, Jean allait a la poste et revenait les mains vides, singulierement trouble. Que faisait-elle? Qu'avait-elle decide, et, en tout cas, pourquoi ne pas repondre? Il ne pensait qu'a cela. Et la nuit, tout le monde dormant a Castelet avec le bruit berceur du vent par les longs corridors, ils en causaient, Cesaire et lui, dans sa petite chambre. "Elle est dans le cas d'arriver!..." disait l'oncle; et son inquietude se doublait de ceci, qu'il avait du mettre sous l'enveloppe de la rupture deux billets, a six mois et a un an, reglant sa dette avec les interets. Comment les payerait-il ces billets? Comment expliquer a Divonne?... Il frissonnait rien que d'y penser et faisait peine a son neveu, quand, le nez allonge et secouant sa pipe, la veillee finie, il lui disait tristement: -- Allons, bonsoir... de toute maniere c'est tres bien ce que tu as fait la. Enfin elle arriva cette reponse, et des les premieres lignes: "Mon homme cheri, je ne t'ai pas ecrit plus tot, parce que je tenais a te prouver autrement que par des paroles a quel point je te comprends et je t'aime...", Jean s'arreta, surpris comme un homme qui entend une symphonie a la place de la chamade qu'il redoutait. Il tourna vite la derniere page, ou il lut "... rester jusqu'a la mort ton chien qui t'aime, que tu peux battre, et qui te caresse passionnement...". Elle n'avait donc pas recu sa lettre! Mais, reprise ligne a ligne et les larmes aux yeux, celle-ci etait bien une reponse, disait bien que Fanny s'attendait depuis longtemps a cette mauvaise nouvelle, a la detresse de Castelet amenant l'inevitable separation. Tout de suite elle s'etait misE en quete d'une occupation pour ne plus rester a sa charge, et elle avait trouve la gerance d'un hotel meuble, avenue du Bois-de-Boulogne, au compte d'une dame tres riche. Cent francs par mois, nourrie, logee et la liberte des dimanches... "Tu entends, mon homme, tout un jour par semaine pour nous aimer; car tu voudras bien encore, dis? Tu me recompenseras du grand effort que je fais de travailler pour la premiere fois de ma vie, de cet esclavage de nuit et de jour que j'accepte, avec des humiliations que tu ne peux te figurer et qui seront bien lourdes a ma folie d'independance... Mais j'eprouve un contentement extraordinaire a souffrir par amour de toi. Je te dois tant, tu m'as fait comprendre tant de bonnes et honnetes choses dont personne ne m'avait jamais parle!... Ah! si nous nous etions rencontres plus tot!... Mais tu ne marchais pas encore, que deja je roulais dans les bras des hommes. Pas un de ceux-la, toujours, ne pourra se vanter de m'avoir inspire une resolution pareille pour le garder encore un petit peu... Maintenant, reviens quand tu voudras, l'appartement est libre. J'ai ramasse toutes mes affaires; c'etait ca le plus dur, secouer les tiroirs et les souvenirs. Tu ne trouveras que mon portrait qui ne te coutera rien, lui; seulement les bons regards que je mendie en sa faveur. Ah! m'ami, m'ami... Enfin, si tu me gardes mon dimanche et ma petite place dans ton cou... ma place, tu sais..." Et des tendresses, des calineries, une voluptueuse lecherie de mere chatte, de ces mots de passion qui faisaient l'amant froler son visage au papier satine, comme si la caresse s'en degageait humaine et tiede. -- Elle ne parle pas de mes billets? demanda timidement l'oncle Cesaire. -- Elle vous les renvoie... Vous la rembourserez quand vous serez riche... L'oncle eut un soupir soulage, les tempes froncees de contentement, et avec une gravite prudhommesque, sa forte intonation meridionale: -- Te! veux-tu que je te dise... Cette femme-la, c'est une sainte. Puis, passant a un autre ordre d'idees, par cette mobilite, ce manque de logique et de memoire, une des cocasseries de sa nature: -- Et quelle passion, mon bon, quel feu! J'en ai la bouche seche, comme quand Courbebaisse me lisait la correspondance de la Mornas... Une fois encore, Jean dut subir le premier voyage a Paris, l'hotel Cujas, Pellicule; mais il n'entendait pas, accoude a la fenetre ouverte sur la nuit apaisee, baignee d'une lune pleine, tellement brillante, que les coqs s'y trompaient et la saluaient comme le jour levant. Ainsi donc c'etait vrai cette redemption par l'amour dont parlent les poetes; et il eprouvait une fierte a songer que tous ces grands, ces illustres que Fanny avait aimes avant lui, loin de la regenerer, la depravaient davantage, tandis que lui, par la seule force de son honnetete, la tirerait peut-etre du vice pour toujours. Il lui etait reconnaissant d'avoir trouve ce moyen terme, cette demi-rupture ou elle prendrait les nouvelles habitudes de travail si difficiles a sa nature indolente; et sur un ton paternel, de vieux monsieur, il lui ecrivit le lendemain pour encourager sa reforme, s'inquieter du genre d'hotel qu'elle gerait, du monde qui venait la; car il se mefiait de son indulgence et de sa facilite a dire en se resignant: "Qu'est-ce que tu veux? c'est comme ca..." Courrier par courrier, avec une docilite de petite fille, Fanny lui fit le tableau de son hotel, vraie maison de famille habitee par des etrangers. Au premier, des Peruviens, pere et mere, enfants et domestiques nombreux; au second, des Russes et un riche Hollandais, marchand de corail. Les chambres du troisieme logeaient deux ecuyers de l'Hippodrome, chic anglais, tres comme il faut, et le plus interessant petit menage, Mlle Minna Vogel, cithariste de Stuttgart, avec son frere Leo, un pauvre petit poitrinaire, oblige d'interrompre ses etudes de clarinette au Conservatoire de Paris, et que la grande soeur etait venue soigner, sans autre ressource que le produit de quelques concerts pour payer l'hotel et la pension. "Tout ce qu'on peut imaginer de plus touchant et de plus honorable, comme tu vois, mon homme cheri. Moi-meme, je passe pour veuve, et l'on me montre toutes sortes d'egards. Je ne souffrirais pas d'abord qu'il en fut autrement; il faut que ta femme soit respectee. Quand je dis "ta femme", comprends-moi bien. Je sais que tu t'en iras un jour, que je te perdrai, mais apres il n'y en aura plus d'autre; a jamais je resterai tienne, conservant le gout de tes caresses, et les bons instincts que tu as reveilles en moi... C'est bien drole, n'est-ce pas, Sapho vertueuse!... Oui, vertueuse, quand tu ne seras plus la; mais pour toi je me garde telle que tu m'as aimee, delirante et brulante... je t'adore..." Subitement, Jean fut pris d'une grande tristesse ennuyee. Ces retours de l'enfant prodigue, apres les joies de l'arrivee, l'orgie de veau gras et d'effusions tendres, souffrent toujours des hantises de la vie nomade, du regret des glands amers et du paresseux troupeau a conduire. C'est un desenchantement qui tombe des choses et des etres, tout a coup depouilles et decolores. Les matins de l'hiver provencal n'avaient plus pour lui leur salubre allegresse, ni d'attrait la chasse aux belles loutres mordorees, le long des berges, ni le tir aux macreuses dans le _naye-chien_ du vieil Abrieu. Jean trouvait le vent dur, l'eau reche, et bien monotones les promenades dans les vignes inondees avec l'oncle expliquant son systeme de vannes, martelieres, rigoles d'amenee. Le village qu'il revoyait les premiers jours a travers ses courses joyeuses de gamin, baraques anciennes, quelques-unes abandonnees, sentait la mort et la desolation d'un village italien; et quand il allait a la poste, il lui fallait subir, sur la pierre branlante de chaque porte, le rabachage de tous ces vieux tordus comme des plein-vent, les bras passes dans des morceaux de bas tricotes, de ces vieilles au menton de buis jaune sous leurs coiffes serrees, aux petits yeux luisants et fretillants comme il en brille aux lezardes des vieux murs. Toujours les memes lamentations sur la mort des vignes, la fin de la garance, la maladie des muriers, les sept plaies d'Egypte ruinant ce beau pays de Provence; et pour les eviter, quelquefois il revenait par les ruelles en pente qui longent les anciens murs d'enceinte du chateau des Papes, ruelles desertes encombrees de broussailles, de ces grandes herbes de Saint-Roch pour guerir les dartres, bien a leur place dans ce coin moyen age, ombre de l'enorme ruine dechiquetee en haut du chemin. Alors il rencontrait le cure Malassagne venant de dire sa messe et descendant a grands pas furieux, le rabat de travers, sa soutane relevee a deux mains, a cause des ronces et des teignes. Le pretre s'arretait, tonnait contre l'impiete des paysans, l'infamie du conseil municipal; il jetait sa malediction sur les champs, les betes et les hommes, des malandrins qui ne venaient plus a l'office, qui enterraient leurs morts sans sacrements, se soignaient par le magnetisme, le spiritisme, pour s'epargner le pretre et le medecin: -- Oui, monsieur, le spiritisme!... voila ou ils en arrivent, nos paysans du Comtat... Et vous ne voulez pas que les vignes soient malades!... Jean, qui avait la lettre de Fanny tout ouverte et embrasee dans sa poche, ecoutait, le regard absent, echappait le plus vite possible a l'homelie du pretre, et rentrait a castelet s'abriter dans un creux de roche, ce que les Provencaux appellent un "cagnard", garanti du vent qui souffle tout autour et concentrant le soleil reverbere dans la pierre. Il choisissait le plus perdu, le plus sauvage, envahi par les ronces et les chenes kermes, s'y terrait pour lire sa lettre; et peu a peu de la fine odeur qu'elle exhalait, de la caresse des mots, des images evoquees, lui venait une griserie sensuelle qui activait son pouls, l'hallucinait jusqu'a faire disparaitre comme un decor inutile le fleuve, les iles en bouquets, les villages au creux des Alpilles, toute la courbe de l'immense vallee ou la bourrasque chassait, roulait en flots la poudre du soleil. Il etait la-bas, dans leur chambre, devant la gare aux toits gris, en proie aux caresses folles, a ces desirs furieux qui les cramponnaient l'un a l'autre avec des crispations de noyes... Tout a coup, des pas dans le sentier, des rires clairs: "Il est la!..." Ses soeurs apparaissaient, petites jambes nues dans la lavande, conduites par le vieux Miracle, tout fier d'avoir depiste son maitre et remuant la queue victorieusement; mais Jean le renvoyait d'un coup de pied et rebutait les offres de jouer a cache-cache ou a courir qu'on lui faisait d'un air timide. Il les aimait pourtant, ses petites bessonnes raffolant du grand frere toujours si loin; il s'etait fait enfant pour elles des l'arrivee, s'amusait du contraste de ces jolies creatures nees en meme temps et dissemblables. L'une longue, brune, les cheveux crepeles, a la fois mystique et volontaire; c'est elle qui avait eu l'idee de la barque, exaltee par les lectures du cure Malassagne, et cette petite Marie l'Egyptienne avait entraine la blonde Marthe, un peu molle et douce, ressemblant a sa mere et a son frere. Mais quelle gene odieuse, pendant qu'il etait a remuer ses souvenirs, que ces innocentes calineries d'enfants se frottant au parfum coquet que mettait sur lui la lettre de sa maitresse. -- Non, laissez-moi... il faut que je travaille... Et il rentrait avec l'intention de s'enfermer chez lui, quand la voix de son pere l'appelait au passage. -- C'est toi, Jean... ecoute donc... L'heure du courrier apportait de nouveaux sujets de morosite a cet homme deja sombre de nature, gardant de l'Orient des habitudes de solennite silencieuse, coupee de brusques souvenirs..., "quand j'etais consul a Hong-Kong", qui partaient en eclats de souches au grand feu. Pendant qu'il ecoutait son pere lire et discuter ses journaux du matin, Jean regardait sur la cheminee la Sapho de Caoudal, les bras aux genoux, sa lyre a cote d'elle, TOUTE LA LYRE, un bronze achete il y avait vingt ans, lors des embellissements de Castelet; et ce bronze du commerce, qui l'ecoeurait aux vitrines parisiennes, lui donnait ici, dans son isolement, une emotion amoureuse, l'envie de baiser ces epaules, de delier ces bras froids et polis, de se faire dire: "Sapho pour toi, mais rien que pour toi!" L'image tentatrice se levait quand il sortait, marchait avec lui, doublait le bruit de son pas dans le grand escalier pompeux. C'etait le nom de Sapho que rythmait le balancier de la vieille horloge, que chuchotait le vent par les grands corridors dalles et froids de la demeure estivale, son nom qu'il retrouvait dans tous les livres de cette bibliotheque de campagne, vieux bouquins a tranches rouges conservant entre la brochure des miettes de ses gouters d'enfant. Et cet obsedant souvenir de sa maitresse le poursuivait jusque dans la chambre maternelle, ou Divonne coiffait la malade, relevait ses beaux cheveux blancs sur ce visage reste paisible et rose malgre des tortures variees et perpetuelles. "Ah! voila notre Jean", disait la mere. Mais avec son cou nu, sa petite coiffe, ses manches retroussees pour cette toilette dont elle seule avait la charge, sa tante lui rappelait d'autres reveils, evoquait la maitresse encore, sautant du lit dans le nuage de sa premiere cigarette. Il s'en voulait d'idees pareilles, dans cette chambre surtout! Que faire cependant pour y echapper? -- Notre enfant n'est plus le meme, ma soeur, disait Mme Gaussin tristement... Qu'est-ce qu'il a? Et elles cherchaient ensemble. Divonne torturait son entendement ingenu, elle aurait voulu questionner le jeune homme; mais il semblait la fuir maintenant, eviter d'etre seul avec elle. Une fois, l'ayant guette, elle vint le surprendre au cagnard dans la fievre de ses lettres et de ses mauvais reves. Il se levait, l'oeil sombre... Elle le retint, s'assit pres de lui sur la pierre chaude: -- Tu ne m'aimes donc plus?... je ne suis donc plus ta Divonne a qui tu disais toutes tes peines? -- Mais si, mais si... begayait-il, trouble par sa facon tendre, et detournant les yeux pour qu'elle ne put y retrouver quelque chose de ce qu'il venait de lire, appels d'amour, cris eperdus, le delire de la passion a distance. -- Qu'as-tu?... pourquoi es-tu triste? murmurait Divonne avec des calineries de voix et de mains comme on en a pour les enfants. C'etait un peu son petit, il restait pour elle a dix ans, l'age des petits hommes qu'on emancipe. Lui, deja brulant de sa lecture, s'exaltait au charme troublant de ce beau corps si pres du sien, de cette bouche fraiche au sang avive par le grand air qui derangeait les cheveux, les envolait au-dessus du front en delicats frisons a la mode parisienne. Et les lecons de Sapho: "toutes les femmes sont les memes... en face de l'homme elles n'ont qu'une idee en tete...", lui faisaient trouver provocants l'heureux sourire de la paysanne, son geste pour le retenir au tendre interrogatoire. Tout a coup, il sentit monter le vertige d'une tentation mauvaise; et l'effort qu'il faisait pour y resister le secoua d'un frisson convulsif. Divonne s'effrayait de le voir si pale, les dents claquantes. "Ah! le pauvre... il a la fievre..." D'un geste de tendresse irreflechi elle denouait le grand fichu qui entourait sa taille pour le lui mettre au cou; mais brusquement saisie, enveloppee, elle sentit la brulure d'une caresse folle sur sa nuque, ses epaules, toute la chair etincelante qui venait de jaillir au soleil. Elle n'eut le temps de crier ni de se defendre, peut-etre meme pas le sentiment juste de ce qui venait de se passer. -- Ah! je suis fou... je suis fou... Il se sauvait, deja loin dans la garrigue dont les pierres roulaient sinistrement sous ses pieds. A dejeuner, ce jour-la, Jean annonca qu'il partirait le soir meme, rappele par un ordre du ministre. -- Partir, deja!... tu avais dit... tu ne fais que d'arriver... Et des cris, des supplications. Mais il ne pouvait plus rester avec eux, puisque entre toutes ces tendresses intervenait l'influence agitante et corruptrice de Sapho. D'ailleurs, ne leur avait-il pas fait le plus grand sacrifice en renoncant a la vie a deux? La rupture complete s'acheverait un peu plus tard; et il reviendrait alors aimer sans honte, ni gene, embrasser tous ces braves gens. Il etait nuit, la maison couchee, eteinte, quand Cesaire revint de conduire son neveu au train d'Avignon. L'avoine donnee au cheval, apres avoir scrute le ciel, -- ce regard aux presages du temps, des hommes qui vivent de la terre, -- il allait rentrer quand il vit une forme blanche sur un banc de la terrasse. -- C'est toi, Divonne? -- Oui, je t'attendais... Tres occupee tout le jour, separee de son Fenat qu'elle adorait, ils avaient le soir de ces rendez-vous pour causer, faire un tour de promenade ensemble. Etait-ce la courte scene entre elle et Jean, comprise en y pensant, et plus qu'elle n'eut voulu, ou l'emotion d'avoir vu pleurer la pauvre mere tout le jour silencieusement? Elle avait la voix alteree, une inquietude d'esprit extraordinaire chez cette calme personne de devoir. -- Sais-tu quelque chose? Pourquoi nous a-t-il quittes si vivement?... Elle ne croyait pas a cette histoire de ministere, soupconnant plutot quelque attache mauvaise qui tirait l'enfant loin de sa famille. Tant de dangers, de si fatales rencontres dans ce Paris de perdition! Cesaire, qui ne savait rien lui cacher, avoua qu'il y avait en effet une femme dans la vie de Jean, mais une bonne creature incapable de le detourner des siens; et il parla de son devouement, des lettres touchantes qu'elle ecrivait, vanta surtout la resolution courageuse qu'elle avait prise de travailler, ce qui sembla tout naturel a la paysanne: -- Car enfin, il faut travailler pour vivre. -- Pas ce genre de femmes-la... dit Cesaire. -- C'est donc une rien du tout avec qui Jean vivait!... Et tu es alle la-dedans?... -- Je te jure, Divonne, que depuis qu'elle le connait il n'y a pas de femme plus chaste, plus honnete... L'amour l'a rehabilitee. Mais c'etaient des mots trop longs, Divonne ne comprenait pas. Pour elle, cette dame rentrait dans ce rebut qu'elle appelait "les mauvaises femmes", et la pensee que son Jean etait la proie d'une creature pareille l'indignait. Si le consul se doutait de cela!... Cesaire essayait de la calmer, assurait par tous les plis de sa bonne face un peu grivoise qu'a l'age du garcon on ne pouvait se passer de femme. -- Te, pardi! qu'il se marie, dit elle avec une conviction attendrissante. -- Enfin ils ne sont deja plus ensemble, c'est toujours ca... Et alors, d'un ton grave: -- Ecoute, Cesaire... tu sais comme on dit chez nous: Le malheur dure toujours plus que celui qui l'amene... Si c'est vraiment comme tu racontes, si Jean a tire cette femme de la boue, il s'est peut-etre bien sali a cette triste besogne. Possible qu'il l'ait rendue meilleure et plus honnete, mais qui sait si le mauvais qui etait en elle n'a pas gate notre enfant jusqu'au coeur! Ils revenaient vers la terrasse. Nuit paisible et limpide sur toute la vallee silencieuse ou rien ne vivait que la lumiere glissante de la lune, le fleuve houleux, les _clairs_ en flaques d'argent. On respirait le calme, l'eloignement de tout, le grand repos d'un sommeil sans reves. Soudain le train montant deroula au bord du Rhone sa rumeur sourde a toute vapeur. -- Oh! ce Paris, fit Divonne, montrant le poing vers l'ennemi que la province charge de toutes ses coleres... ce Paris!... ce qu'on lui donne et ce qu'il nous renvoie! VII Il faisait un froid brumeux, une apres-midi sombre a quatre heures, meme sur cette large avenue, des Champs-Elysees ou se hataient les voitures dans un roulement sourd et ouate. C'est a peine si Jean put lire au fond d'un jardinet dont la grille etait ouverte ces lettres dorees, tres hautes, au-dessus de l'entresol d'une maison a l'aspect luxueux et tranquille de cottage: _Appartements meubles, pension de famille_. Un coupe attendait au ras du trottoir. La porte du bureau poussee, Jean la vit tout de suite, celle qu'il cherchait, assise dans le jour de la fenetre, feuilletant un gros livre de comptes en face d'une autre femme, elegante et grande, un mouchoir aux mains et un petit sac de boursicotiere. -- Vous desirer, monsieur?... Fanny le reconnut, se leva, saisie, et passant devant la dame: -- C'est le petit... dit-elle tout bas. L'autre examina Gaussin des pieds a la tete avec le beau sang- froid connaisseur que donne l'experience, et tres haut, sans se gener: -- Embrassez-vous, mes enfants... Je ne vous regarde pas. Puis elle se mit a la place de Fanny, continua a verifier ses chiffres. Ils s'etaient pris les mains, se chuchotaient des phrases betes: -- Comment ca va? -- Pas mal, merci... -- Alors tu es parti hier au soir?... Mais l'alteration de leurs voix donnait aux mots leur vraie signification. Et assis sur le divan, se remettant un peu: -- Tu n'as pas reconnu ma patronne?... disait Fanny a voix basse... tu l'as deja vue pourtant... au bal de Dechelette, en mariee espagnole... Un peu defraichie, la mariee. -- Alors c'est...? -- Rosario Sanches, la femme a de Potter. Cette Rosario, Rosa, de son nom de fete ecrit sur toutes les glaces des restaurants de nuit et toujours souligne de quelque ordure, etait une ancienne "dame des chars" a l'Hippodrome, celebre dans le monde de la noce par son devergondage cynique, ses coups de gueule et de cravache tres recherches des hommes de cercle, qu'elle menait comme ses chevaux. Espagnole d'Oran, elle avait ete plus belle que jolie et tirait encore aux lumieres un certain effet de ses yeux noirs bistres, de ses sourcils rejoints en barre; mais ici, meme dans ce faux jour, elle avait bien ses cinquante ans, marques sur une face plate, dure, a la peau soulevee et jaune comme un limon de son pays. Intime de Fanny Legrand pendant des annees, elle l'avait chaperonnee dans la galanterie, et rien que son nom epouvantait l'amoureux. Fanny, qui comprit le tremblement de son bras, essaya de s'excuser. A qui s'adresser pour trouver un emploi? On etait bien embarrasse. D'ailleurs Rosa maintenant se tenait tranquille; riche, tres riche, vivant dans son hotel avenue de Villiers ou a sa villa d'Enghien, recevant quelques anciens amis, mais un seul amant, toujours le meme, son musicien. -- De Potter? demanda Jean... je le croyais marie. -- Oui... marie, des enfants, il parait meme que sa femme est jolie... ca ne l'a pas empeche de revenir a l'ancienne... et si tu voyais comme elle lui parle, comme elle le traite... Ah! il est bien mordu, celui-la... Elle lui serrait la main avec un tendre reproche. La dame a ce moment interrompit sa lecture et s'adressa a son sac qui sautait au bout de la cordeliere: -- Mais reste donc tranquille, voyons!... Puis, a la gerante, sur un ton de commandement: -- Donne-Moi vite un bout de sucre pour Bichito. Fanny se Leva, apporta le sucre qu'elle approchait de l'ouverture du ridicule avec des petites flatteries, des mots enfantins... "Regarde la jolie bete..." dit-elle a son amant, en lui montrant, tout entoure de ouate, une sorte de gros lezard difforme et grenu, crete, dentele, la tete en capuchon sur une chair grelottante et gelatineuse; un cameleon envoye d'Algerie a Rosa, qui le preservait de l'hiver parisien a force de soins et de chaleur. Elle l'adorait comme jamais elle n'avait aime aucun homme; et Jean demelait bien aux mamours flagorneurs de Fanny la place que l'horrible bete tenait dans la maison. La dame ferma le livre, prete a partir. -- Pas trop mal pour une seconde quinzaine... Seulement veille a la bougie. Elle jeta son regard de patronne autour du petit salon, tenu, range, au meuble de velours frappe, souffla un peu de poussiere sur le yucca du gueridon, constata un accroc dans la guipure des croisees; apres quoi, elle dit aux jeunes gens avec un oeil entendu: "Vous savez, mes petits, pas de betises... la maison est tres convenable..." et rejoignant la voiture qui l'attendait a la porte, elle s'en alla faire son tour de bois. -- Crois-tu que c'est sciant!... dit Fanny. Je les ai sur le dos, elle ou sa mere, deux fois la semaine... La mere est encore plus terrible, plus pingre... Il faut que je t'aime, va, pour durer dans cette baraque... Enfin te voila, je t'ai encore!... J'ai eu si peur... Et elle l'enlaca debout, longuement, levres contre levres, s'assurant bien au tressaillement du baiser qu'il etait encore tout a elle. Mais on allait et venait dans le couloir, il fallait se mefier. Quand on eut apporte la lampe, elle s'assit a sa place habituelle, un petit ouvrage aux doigts; lui, tout pres comme en visite... -- Suis-je changee, hein?... Est-ce assez peu moi?... Elle souriait en montrant son crochet manie avec une gaucherie de petite fille. Toujours elle avait deteste ces travaux d'aiguille; un livre, son piano, sa cigarette, ou les manches retroussees pour la confection d'un petit plat, elle ne s'occupait jamais autrement. Mais ici, que faire? Le piano du salon, elle ne pouvait y songer de tout le jour, obligee de se tenir au bureau... Des romans? Elle savait bien d'autres histoires que celles qu'ils racontaient. A defaut de la cigarette prohibee, elle avait pris cette dentelle qui lui occupait les doigts et la laissait libre de penser, comprenant a cette heure le gout des femmes pour ces menus travaux qu'elle meprisait jadis. Et tandis qu'elle rattrapait son fil avec des maladresses encore, une attention d'inexperience, Jean la regardait, toute reposee dans sa robe simple, son petit col droit, les cheveux bien a plat sur la rondeur antique de sa tete, et l'air si honnete, si raisonnable. Dehors, dans un decor luxueux, roulait continuellement le train des filles a la mode, haut perchees sur leurs phaetons, redescendant vers le Paris bruyant des boulevards; et Fanny ne semblait pas avoir un regret pour ce vice etale et triomphant, dont elle aurait pu prendre sa part, qu'elle avait dedaigne pour lui. Pourvu qu'il consentit a la voir de temps en temps, elle acceptait tres bien sa vie de servitude, y trouvait meme des cotes amusants. Tous les pensionnaires l'adoraient. Les femmes, etrangeres, sans aucun gout, la consultaient pour leurs achats de toilette; elle donnait des lecons de chant le matin a l'ainee des petites Peruviennes, et pour le livre a lire, la piece a voir, elle conseillait ces messieurs qui la traitaient avec toutes sortes d'egards, de prevenances, un surtout, le Hollandais du second. -- Il s'assied la ou tu es, reste en contemplation jusqu'a ce que je lui dise: "Kuyper, vous m'ennuyez." Alors il repond: "_pien_" et il s'en va... C'est lui qui m'a donne cette petite broche en corail... Tu sais, ca vaut cent sous; je l'ai acceptee pour avoir la paix. Un garcon entrait, apportait un plateau charge qu'il posait sur un bout du gueridon en reculant un peu la plante verte. -- C'est la que je mange toute seule, une heure avant la table d'hote. Elle indiqua deux plats du menu assez long et copieux. La gerante n'avait droit qu'a deux plats et au potage. -- Faut-il qu'elle soit chienne, cette Rosario!... Du reste, j'aime mieux manger la; je n'ai pas besoin de parler et je relis tes lettres qui me tiennent compagnie. Elle s'interrompit encore pour atteindre une nappe, des serviettes; a tout moment on la derangeait, un ordre a donner, une armoire a ouvrir, une reclamation a satisfaire. Jean comprit qu'il la generait en restant davantage; puis on installait son diner, et c'etait si pietre, cette petite soupiere d'une portion qui fumait sur la table, leur donnant a tous deux la meme pensee, le meme regret de leurs anciens tete-a-tete! "A dimanche... a dimanche..." murmura-t-elle tout bas, en le renvoyant. Et comme ils ne pouvaient s'embrasser a cause du service, des pensionnaires qui descendaient, elle lui avait pris la main, l'appuyait contre son coeur longuement pour y faire entrer la caresse. Tout le soir, la nuit, il pensa a elle, souffrant de sa servitude humiliee devant cette gueuse et son gros lezard; puis le Hollandais le troublait aussi, et jusqu'au dimanche il ne vecut pas. En realite cette demi-rupture qui devait preparer sans secousse la fin de leur liaison fut pour celle-ci le coup de serpe de l'emondeur dont se ravive l'arbre fatigue. Ils s'ecrivirent, presque chaque jour, de ces billets de tendresse comme en griffonne l'impatience des amoureux; ou bien c'etait, au sortir du ministere, une causerie douce dans le bureau pendant l'heure du travail a l'aiguille. Elle avait dit a l'hotel en parlant de lui: "Un de mes parents..." et sous le couvert de cette vague appellation il put venir quelquefois passer la soiree au salon, a mille lieues de Paris. Il connut la famille peruvienne avec ses innombrables demoiselles, fagotees de couleurs criardes, rangees autour du salon, de vrais aras au perchoir; il entendit la cithare de Mlle Minna Vogel, enguirlandee comme une perche a houblon, et vit son frere, malade, aphone, suivant de la tete avec passion le rythme de la musique et promenant ses doigts sur une clarinette imaginaire, la seule dont il eut permission de jouer. Il fit le whist du Hollandais de Fanny, un gros balourd, chauve, d'aspect sordide, qui avait navigue par tous les oceans du monde, et quand on lui demandait quelques renseignements sur l'Australie ou il venait de passer des mois, repondait avec un roulement d'yeux: "Devinez combien les pommes de terre a Melbourne?..." n'ayant ete frappe que de ce fait unique, la cherte des pommes de terre dans tous les pays ou il allait. Fanny etait l'ame de ces reunions, causait, chantait, jouait la Parisienne informee et mondaine; et ce qu'il restait dans ses facons de la boheme ou de l'atelier echappait a ces exotiques, ou leur semblait le supreme genre. Elle les eblouissait de ses relations avec les personnalites fameuses des arts ou de la litterature, donnait a la dame russe qui raffolait des oeuvres de Dejoie, des renseignements sur la facon d'ecrire du romancier, le nombre de tasses de cafe qu'il absorbait en une nuit, le chiffre exact et derisoire dont les editeurs de _Cenderinette_ avaient paye le chef-d'oeuvre qui faisait leur fortune. Et les succes de sa maitresse rendaient Gaussin si fier qu'il oubliait d'etre jaloux, aurait volontiers certifie sa parole, si quelqu'un l'eut mise en doute. Pendant qu'il l'admirait dans ce paisible salon eclaire de lampes a abat-jour, servant le the, accompagnant les melodies des jeunes filles, leur donnant des conseils de grande soeur, il y avait pour lui un montant singulier a se la figurer tout autre, quand elle arrivait chez lui le dimanche matin, trempee, grelottante, et que sans meme s'approcher du feu qui flambait en son honneur, elle se deshabillait a la hate, et se glissait dans le grand lit, contre l'amant. Alors quelles etreintes, quelles caresses longues ou se vengeaient les contraintes de toute la semaine, cette privation l'un de l'autre qui gardait le desir vivifiant a leur amour. Les heures passaient, s'embrouillaient; on ne bougeait plus du lit jusqu'au soir. Rien ne les tentait que la; nul plaisir, personne a voir, pas meme les Hettema qui, par economie, s'etaient decides a vivre a la campagne. Le petit dejeuner prepare, a cote d'eux, ils entendaient, aneantis, la rumeur du dimanche parisien pataugeant dans la rue, le sifflet des trains, le roulement des fiacres charges; et la pluie en larges gouttes sur le zinc du balcon, avec les battements precipites de leurs poitrines, rythmaient cette absence de la vie, sans notion de l'heure, jusqu'au crepuscule. Le gaz, qu'on allumait en face, glissait alors un pale rayon sur la tenture; il fallait se lever, Fanny devant etre rentree a sept heures. Dans le demi-jour de la chambre, tous ses ennuis, tous ses ecoeurements lui revenaient plus lourds, plus cruels, en remettant ses bottines encore humides de la course a pied, ses jupons, sa robe de la gerance, l'uniforme noir des femmes pauvres. Et ce qui gonflait son chagrin c'etaient ces choses aimees autour d'elle, les meubles, le petit cabinet de toilette des beaux jours... Elle s'arrachait: "Allons!..." et pour rester plus longtemps ensemble, Jean la reconduisait; ils remontaient serres et lents l'avenue des Champs-Elysees dont la double rangee de lampadaires, avec l'Arc de Triomphe en haut, ecarte d'ombre, et deux ou trois etoiles piquant un bout de ciel, figuraient un fond de diorama. Au coin de la rue Pergolese, tout pres de la pension, elle relevait sa voilette pour un dernier baiser, et le laissait desoriente, degoute de son interieur ou il rentrait le plus tard possible, maudissant la misere, en voulant presque a ceux de Castelet du sacrifice qu'il s'imposait pour eux. Ils trainerent deux ou trois mois cette existence devenue vers la fin absolument insupportable, Jean ayant ete oblige de restreindre ses visites a l'hotel a cause d'un bavardage de domestique, et Fanny de plus en plus exasperee par l'avarice de la mere et de la fille Sanches. Elle pensait silencieusement a reprendre leur petit menage et sentait son amant a bout de forces lui aussi, mais elle eut voulu qu'il parlat le premier. Un dimanche d'avril, Fanny arriva plus paree que d'ordinaire, en chapeau rond, en robe de printemps bien simple, -- on n'etait pas riche, -- mais tendue aux graces de son corps. -- Leve-toi vite, nous allons dejeuner a la campagne... -- A la campagne!... -- Oui, a Enghien, chez Rosa... Elle nous invite tous les deux... Il dit non d'abord, mais elle insista. Jamais Rose ne pardonnerait un refus. -- Tu peux bien consentir pour moi... J'en fais assez, il me semble. C'etait au bord du lac d'Enghien, devant une immense pelouse descendant jusqu'a un petit port ou se balancaient quelques yoles et gondoles, un grand chalet, merveilleusement orne et meuble, et dont les plafonds, les panneaux en miroirs refletaient l'etincellement de l'eau, les superbes charmilles d'un parc deja frissonnant de verdures hatives et de lilas en fleurs. Les livrees correctes, les allees ou ne trainait pas une brindille, faisaient honneur a la double surveillance de Rosario et de la vieille Pilar. On etait a table quand ils arriverent, une fausse indication les ayant egares une heure autour du lac, par des ruelles entre de grands murs de jardins. Jean acheva de se decontenancer, au froid accueil de la maitresse de la maison, furieuse qu'on l'eut fait attendre, et a l'aspect extraordinaire des vieilles parques auxquelles Rosa le presentait de sa voix de charretier. Trois "elegantes", comme se designent entre elles les grandes cocottes, trois antiques roulures comptant parmi les gloires du second Empire, aux noms aussi fameux que celui d'un grand poete ou d'un general a victoires, Wilkie Cob, Sombreuse, Clara Desfous. Elegantes, certes elles l'etaient toujours, attifees a la mode nouvelle, aux couleurs du printemps, delicieusement chiffonnees de la collerette aux bottines; mais si fanees, fardees, retapees! Sombreuse sans cils, les yeux morts, la levre detendue, tatonnant autour de son assiette, de sa fourchette, de son verre; la Desfous enorme, couperosee, une boule d'eau chaude aux pieds, etalant sur la nappe ses pauvres doigts goutteux et tordus, aux bagues etincelantes, aussi difficiles, compliquees a entrer et a sortir que les anneaux d'une question romaine. Et Cob toute mince, avec une taille jeunette qui faisait plus hideuse sa tete decharnee de clown malade sous une criniere d'etoupes jaunes. Celle-la, ruinee, saisie, etait allee tenter un dernier coup a Monte-Carlo et en revenait sans un sou, enragee d'amour pour un beau croupier qui n'avait pas voulu d'elle; Rosa, l'ayant recueillie, la nourrissait, s'en faisait gloire. Toutes ces femmes connaissaient Fanny, la saluaient d'un bonjour protecteur: "Comment va, petite?" Le fait est qu'avec sa robe a trois francs le metre, sans un bijou que la broche rouge de Kuyper, elle avait l'air d'une recrue parmi ces epouvantables chevronnees de la galanterie, que ce cadre de luxe, toute la lumiere refletee du lac et du ciel, entrant melee d'odeurs printanieres par les battants de la salle a manger, faisaient plus spectrales encore. Il y avait aussi la vieille mere Pilar, "le _chinge_", comme elle s'appelait elle-meme dans son charabia franco-espagnol, vraie macaque a peau deteinte et rapeuse, d'une malice feroce sur des traits grimacants, coiffee en garcon, les cheveux gris au ras de l'oreille, et sur sa robe de vieux satin noir un grand col bleu de maitre-timonier. -- Et puis M. Bichito... dit Rosa, achevant de presenter ses convives et montrant a Gaussin un tampon d'ouate rose ou le cameleon grelottait sur la nappe. -- Eh bien, et moi, on ne me presente pas? reclama sur un ton de jovialite forcee un grand garcon a moustaches grisonnantes, de tenue correcte, meme un peu raide, dans son veston clair et son col montant. -- C'est vrai... Et Tatave? dirent les femmes en riant. La maitresse de maison lacha son nom avec negligence. Tatave, c'etait de Potter, le savant musicien, l'auteur acclame de _Claudia_, de _Savonarole_; et Jean, qui n'avait fait que l'entrevoir chez Dechelette, s'etonnait de trouver au grand artiste des allures si peu geniales, ce masque en bois dur et regulier, ces yeux deteints scellant une passion folle, incurable, qui depuis des annees l'accrochait a cette gueuse, lui faisait quitter femme et enfants, pour rester commensal de cette maison ou il engloutissait une partie de sa grande fortune, ses gains de theatre, et ou on le traitait plus mal qu'un domestique. Il fallait voir l'air excede de Rosa des qu'il racontait quelque chose, de quel ton meprisant elle lui imposait silence; et rencherissant sur sa fille, Pilar ne manquait jamais d'ajouter d'un accent convaincu: -- _Foute_-nous la paix, mon garcon. Jean l'avait pour voisine, cette Pilar, et ces vieilles babines qui grondaient en mangeant avec un ruminement de bete, ce coup d'oeil inquisiteur dans son assiette, mettaient au supplice le jeune homme deja gene par le ton de patronne de Rosa, plaisantant Fanny sur les soirees musicales de l'hotel et la jobarderie de ces pauvres rastaquoueres qui prenaient la gerante pour une femme du monde tombee dans le malheur. L'ancienne dame des chars, bouffie de graisse malsaine, des cabochons de dix mille francs a chaque oreille, semblait envier a son amie le renouveau de jeunesse et de beaute que lui communiquait cet amant jeune et beau; et Fanny ne se fachait pas, amusait au contraire la table, raillait en rapin les pensionnaires, le Peruvien qui lui avouait, en roulant des yeux blancs, son desir de connaitre une _grande coucoute_, et la cour silencieuse, a souffle de phoque, du Hollandais haletant derriere sa chaise: "Tevinez combien les pommes de terre a Batavia." Gaussin ne riait guere, lui; Pilar non plus, occupee a surveiller l'argenterie de sa fille, ou s'elancant d'un geste brusque, visant sur le couvert devant elle ou la manche de son voisin une mouche qu'elle presentait en baragouinant des mots de tendresse "mange, mi alma; mange, mi corazon" a la hideuse petite bete echouee sur la nappe, fletrie, plissee, informe comme les doigts de la Desfous. Quelquefois, toutes les mouches en deroute, elle en apercevait une contre le dressoir ou la vitre de la porte, se levait, et la raflait triomphalement. ce manege souvent repete impatienta sa fille, decidement tres nerveuse, ce matin-la: -- Ne te leve donc pas a toute minute, c'est fatigant. Avec la meme voix descendue de deux tons dans le charabia, la mere repondit: -- Vous devorez, _bos otros_... pourquoi tu veux pas qu'il mange, _loui_? -- Sors de table, ou tiens-toi tranquille... tu nous embetes... La vieille se rebiffa, et toutes deux commencerent a s'injurier en devotes espagnoles, melant le demon et l'enfer a des invectives de trottoir: "_Hija del demonio_. -- _Cuerno de satanas_. -- _Puta_!... -- _Mi madre_! Jean les regardait epouvante, tandis que les autres convives, habitues a ces scenes de famille, continuaient de manger tranquillement. De Potter seul intervint par egard pour l'etranger: -- Ne vous disputez donc pas, voyons. Mais Rosa, furieuse, se retourna contre lui: -- De quoi te meles-tu, toi?... en voila des manieres!... Est-ce que je ne suis pas libre de parler... Va donc voir un peu chez ta femme, si j'y suis!... J'en ai assez de tes yeux de merlan frit, et des trois cheveux qui te restent... Va les porter a ta dinde, il n'est que temps!... De Potter souriait, un peu pale: -- Et il faut vivre avec ca!... murmurait-il dans sa moustache. -- Ca vaut bien ca... hurla-t-elle, tout le corps en avant sur la table... Et tu sais, la porte est ouverte... file... hop! -- Voyons, Rosa... supplierent les pauvres yeux ternes. Et la mere Pilar, se remettant a manger, dit avec un flegme si comique: "Foute-nous la paix, mon garcon..." que tout le monde eclata de rire, meme Rosa, meme de Potter qui embrassait sa maitresse encore toute grondante et, pour achever de gagner sa grace, attrapait une mouche et la donnait delicatement, par les ailes, a Bichito. Et c'etait de Potter, le compositeur glorieux, la fierte de l'Ecole francaise! Comment cette femme le retenait-elle, par quel sortilege, vieillie de vices, grossiere, avec cette mere qui doublait son infamie, la montrait telle qu'elle serait vingt ans plus tard, comme vue dans une boule etamee?... On servit le cafe au bord du lac, sous une petite grotte en rocaille, revetue a l'interieur de soies claires que moirait le mouvement de l'eau voisine, un de ces delicieux nids a baisers inventes par les contes du dix-huitieme siecle, avec une glace au plafond qui refletait les attitudes des vieilles parques repandues sur le large divan dans une pamoison digerante, et Rosa, les joues allumees sous le fard, s'etirant les bras a la renverse contre son musicien: -- Oh! mon Tatave... mon Tatave!... Mais cette chaleur de tendresse s'evapora avec celle de la chartreuse, et l'idee d'une promenade en bateau etant venue a l'une de ces dames, elle envoya de Potter preparer le canot. -- Le canot, tu entends, pas la norvegienne. -- Si je disais a Desire. -- Desire dejeune.... -- C'est que le canot est plein d'eau; il faut ecoper, c'est tout un travail... -- Jean ira avec vous, de Potter... dit Fanny qui voyait venir encore une scene. Assis en face l'un de l'autre, les jambes ecartees, chacun sur un banc du bateau, ils l'egouttaient activement, sans se parler, sans se regarder, comme hypnotises par le rythme de l'eau jaillie des deux ecopes. Autour d'eux l'ombre d'un grand catalpa tombait en fraicheur odorante et se decoupait sur le lac resplendissant de lumiere. -- Y a-t-il longtemps que vous etes avec Fanny?... demanda tout a coup le musicien s'arretant dans sa besogne. -- Deux ans... repondit Gaussin un peu surpris. -- Seulement deux ans!... Alors ce que vous voyez aujourd'hui pourra peut-etre vous servir. Moi, voila vingt ans que je vis avec Rosa, vingt ans que revenant d'Italie apres mes trois annees de Prix de Rome, je suis entre a l'Hippodrome, un soir, et que je l'ai vue debout dans son petit char au tournant de la piste, m'arrivant dessus, le fouet en l'air, avec son casque a huit fers de lance, et sa cotte d'ecailles d'or, lui serrant la taille jusqu'a mi-cuisse. Ah! si l'on m'avait dit... Et se remettant a vider le bateau, il racontait comment chez lui on n'avait fait que rire d'abord de cette liaison; puis, la chose devenant serieuse, de combien d'efforts, de prieres, de sacrifices, ses parents auraient paye une rupture. Deux ou trois fois la fille etait partie a force d'argent, mais lui la rejoignait toujours. "Essayons du voyage..." avait dit la mere. Il voyagea, revint et la reprit. Alors il s'etait laisse marier; jolie fille, riche dot, la promesse de l'Institut dans la corbeille de noce... Et trois mois apres il lachait le nouveau menage pour l'ancien... -- Ah! jeune homme, jeune homme... Il debitait sa vie d'une voix seche, sans qu'un muscle animat son masque, raide comme le col empese qui le tenait si droit. Et des barques passaient chargees d'etudiants et de filles, debordantes de chansons, de rires de jeunesse et d'ivresse; combien parmi ces inconscients auraient du s'arreter, prendre leur part de l'effroyable lecon!... Dans le kiosque, pendant ce temps, comme si c'etait un mot donne de travailler a leur rupture, les vieilles elegantes prechaient la raison a Fanny Legrand... -- Joli, son petit, mais pas le sou... a quoi ca la menerait- il?... -- Enfin, puisque je l'aime!... Et Rosa levant les epaules: -- Laissez-la donc... elle va encore rater son Hollandais, comme je l'ai vue rater toutes ses belles affaires... Apres son histoire avec Flamant, elle avait pourtant essaye de devenir pratique, mais la voila plus folle que jamais... -- _Ay_! _vellaca_... grogna maman Pilar. L'Anglaise a tete de clown intervint avec l'horrible accent qui, si longtemps, avait fait son succes: -- C'etait tres bien d'aimer l'amour, petite... c'etait tres bonne, l'amour, vous savez... mais vous devez aimer l'argent aussi... moi maintenant, si j'etais riche toujours, est-ce que mon croupier il dirait je suis laide, croyez-vous?... Elle eut un bond de fureur, lui haussant la voix a l'aigu: -- Oh! c'etait pourtant terrible, cette chose... Avoir ete celebre au monde, universelle, connue comme un monument, comme un boulevard... si connue que vous n'avez pas un miserable cocher, quand vous disez "Wilkie Cob!" tout de suite il savait ou c'etait... Avoir eu des princes pour mes pieds dessus, et des rois, si je crachais, ils disaient c'etait joli, le crachement!... Et voila maintenant ce sale voyou qui voulait pas de moi sur cette motive de ma laideur; et je avais pas de quoi seulement me le payer pour une nuit. Et se montant a cette idee qu'on avait pu la trouver laide, elle ouvrit sa robe brusquement: -- La figure, _yes_, je sacrifiais; mais ca, le gorge, les epaules... Est-ce blanc? Est-ce dur?... Elle etalait avec impudeur sa chair de sorciere, restee miraculeusement jeune apres trente ans de fournaise, et que la tete surmontait, fletrie et macabre depuis la ligne du cou. "Mesdames le bateau est pret!..." cria de Potter; et l'Anglaise, agrafant sa robe sur ce qui lui restait de jeunesse, murmura dans un navrement comique: -- _Je_ pouvais pourtant pas aller toute _nioue_ sur les places!... Dans ce decor de Lancret, ou la blancheur coquette des villas eclatait parmi la verdure nouvelle, avec ces terrasses, ces pelouses encadrant le petit lac tout ecaille de soleil, quel embarquement que celui de toute cette vieille Cythere eclopee; l'aveugle Sombreuse et le vieux clown et Desfous la paralytique, laissant dans le sillon de l'eau le parfum musque de leur maquillage! Jean tenait les rames, le dos courbe, honteux et desole qu'on put le voir et lui attribuer quelque basse fonction dans cette sinistre barque allegorique. Heureusement qu'il avait en face de lui, pour rafraichir son coeur et ses yeux, Fanny Legrand assise a l'arriere, pres de la barre que tenait de Potter, Fanny dont le sourire ne lui avait jamais paru si jeune, sans doute par comparaison. "Chante-nous quelque chose, petite..." demanda la Desfous que le printemps amollissait. De sa voix expressive et profonde, Fanny commencait la barcarolle de _Claudia_ que le musicien, remue par ce rappel de son premier grand succes, suivait en imitant a bouche fermee le dessin de l'orchestre, cette ondulation qui fait courir sur la melodie comme une lumiere d'eau dansante. A cette heure, dans ce decor, c'etait delicieux. D'une terrasse voisine on cria bravo; et le Provencal, ramenant en mesure les avirons, avait soif de cette musique divine aux levres de sa maitresse, une tentation de mettre sa bouche a meme la source, et de boire dans le soleil, la tete renversee, toujours. Tout a coup Rosa, furieuse, interrompit la cantilene dont le mariage de voix l'irritait: -- He la-bas, la musique, quand vous aurez fini de vous roucouler dans la figure... Si vous croyez qu'elle nous amuse votre romance d'enterre-morts... En voila assez... d'abord il est tard, il faut que Fanny rentre a la boite... Et d'un geste furibond montrant le plus prochain debarcadere: -- Aborde la... dit-elle a son amant, ils seront plus pres de la gare... C'etait brutal comme conge; mais l'ancienne dame des chars avait habitue son monde a ces facons de faire, et personne n'osa protester. Le couple jete au rivage avec quelques mots de froide politesse au jeune homme, des ordres a Fanny d'une voix sifflante, la barque s'eloigna chargee de cris, d'un train de dispute que termina un insultant eclat de rire apporte aux deux amants par la sonorite de l'eau. -- Tu entends, tu entends, disait Fanny bleme de rage, c'est de nous qu'elle se moque... Et toutes ses humiliations, toutes ses rancoeurs lui remontant a cette derniere injure, elle les enumerait en regagnant la gare, avouait meme des choses qu'elle avait toujours cachees. Rosa ne cherchait qu'a l'eloigner de lui, qu'a faciliter des occasions de le tromper. -- Tout ce qu'elle m'a dit pour me faire prendre ce Hollandais... Encore tout a l'heure elles s'y sont mises toutes... Je t'aime trop, tu comprends, ca la gene pour ses vices, car elle les a tous, les plus bas, les plus monstrueux. Et c'est parce que je ne veux plus... Elle s'arreta, le vit tres pale, les levres tremblantes, comme le soir ou il remuait le fumier aux lettres. -- Oh! ne crains rien, dit-elle... ton amour m'a guerie de toutes ces horreurs... Elle et son cameleon qui empeste, ils me degoutent tous les deux. -- Je ne veux plus que tu restes la, fit l'amant affole de jalousies malsaines... Il y a trop de saletes dans le pain que tu gagnes; tu vas revenir avec moi, nous nous en tirerons toujours. Elle l'attendait, ce cri, l'appelait depuis longtemps. Cependant elle resista, objectant qu'en menage, avec les trois cents francs du ministere, la vie serait bien difficile, qu'il faudrait peut- etre se separer encore... "Et j'ai tant souffert en quittant notre pauvre maison!..." Des bancs s'espacaient sous les acacias qui bordent la route avec les fils du telegraphe charges d'hirondelles; pour mieux causer, ils s'assirent, tres emus tous deux et les bras noues: -- Trois cents francs par mois, disait Jean, mais comment font les Hettema qui n'en ont que deux cent cinquante?... -- Ils vivent a la campagne, a Chaville toute l'annee. -- Eh bien, faisons comme eux, je ne tiens pas a Paris. -- Vrai?... tu veux bien?... ah! m'ami, m'ami!... Du monde passait sur la route, une galopade d'anes emportant un lendemain de noces. Ils ne pouvaient pas s'embrasser, et restaient immobiles, serres l'un a l'autre, revant d'un bonheur rajeuni dans des soirs d'ete qui auraient cette douceur champetre, ce calme tiede qu'egayaient au loin les coups de carabine, les ritournelles d'orgue d'une fete de banlieue. VIII Ils s'installerent a Chaville, entre le haut et le bas pays, le long de cette vieille route forestiere qu'on appelle le Pave des Gardes, dans un ancien rendez-vous de chasse, a la porte du bois: trois pieces guere plus grandes que celles de Paris, toujours leur mobilier de petit menage, le fauteuil canne, l'armoire peinte, et pour orner l'affreux papier vert de leur chambre, rien que le portrait de Fanny, car la photographie de Castelet avait eu son cadre casse pendant le demenagement et se palissait dans les combles. On n'en parlait plus guere, de ce pauvre Castelet, depuis que l'oncle et la niece avaient interrompu leur correspondance. "Un joli lacheur..." disait-elle, se rappelant la facilite du Fenat a proteger la premiere rupture. Les petites, seules, entretenaient leur frere de nouvelles, mais Divonne n'ecrivait plus. Peut-etre gardait-elle encore rancune a son neveu; ou devinait-elle que la mauvaise femme etait revenue pour decacheter et commenter ses pauvres lettres maternelles a gros caracteres paysans. Par moments, ils auraient pu se croire encore rue d'Amsterdam, quand ils se reveillaient avec la romance des Hettema redevenus leurs voisins et le sifflement des trains qui se croisaient continuellement de l'autre cote du chemin, visibles a travers les branches d'un grand parc. Mais, au lieu du vitrage blafard de la gare de l'Ouest, de ses fenetres sans rideaux montrant des silhouettes penchees de bureaucrates, et du fracas ronflant sur la rue en pente ils savouraient l'espace silencieux et vert au-dela de leur petit verger entoure d'autres jardins, de maisonnettes dans des bouquets d'arbres, degringolant jusqu'au bas de la cote. Le matin, avant de partir, Jean dejeunait dans leur petite salle a manger, la croisee ouverte sur cette large route pavee, mangee d'herbe, bordee de haies d'epine blanche aux parfums amers. C'est par la qu'il allait a la gare en dix minutes, longeant le parc bruissant et gazouillant; et, quand il revenait, cette rumeur s'apaisait a mesure que l'ombre sortait des taillis sur la mousse du chemin vert empourpre de couchant, et que les appels des coucous a tous les coins du bois traversaient de trilles de rossignols dans les lierres. Mais voici que la premiere installation faite et la surprise passee de cet apaisement des choses autour de lui, l'amant se reprenait a ses tourments de jalousie sterile et explorante. La brouille de sa maitresse avec Rosa, le depart de l'hotel avaient amene entre les deux femmes une explication a double entente monstrueuse, ravivant ses soupcons, ses plus troublantes inquietudes; et lorsqu'il s'en allait, qu'il apercevait du wagon leur maison basse, en rez-de-chaussee surmonte d'une lucarne ronde, son regard fouillait la muraille. Il se disait: "qui sait?" et cela le poursuivait jusque dans les paperasses de son bureau. Au retour, il lui faisait rendre compte de sa journee, de ses moindres actes, de ses preoccupations, le plus souvent indifferentes, qu'il surprenait d'un "a quoi penses-tu?... tout de suite...", craignant toujours qu'elle regrettat quelque chose ou quelqu'un de cet horrible passe, confesse par elle chaque fois avec la meme indeconcertable franchise. Au moins lorsqu'ils ne se voyaient que le dimanche, avides l'un de l'autre, il ne prenait pas le temps de ces perquisitions morales, outrageantes et minutieuses. Mais rapproches, avec la continuite de la vie a deux, ils se torturaient jusque dans leurs caresses, dans leurs plus intimes etreintes, agites de la sourde colere, du douloureux sentiment de l'irreparable; lui, s'epuisant a vouloir procurer a cette blasee d'amour une commotion qu'elle ignorat encore, elle prete au martyre pour donner une joie, qui n'eut pas ete a dix autres, n'y parvenant pas et pleurant de rage impuissante. Puis une detente se fit en eux; peut-etre la satiete. des sens dans le tiede enveloppement de la nature, ou plus simplement le voisinage des Hettema. C'est que, de tous les menages campes sur la banlieue parisienne, pas un peut-etre ne gouta jamais comme celui-la les libertes campagnardes, la joie de s'en aller vetus de loques, coiffes de chapeaux d'ecorce, madame sans corset, monsieur dans des espadrilles; de porter en sortant de table des croutes aux canards, des epluchures aux lapins, puis sarcler, ratisser, greffer, arroser. Oh! l'arrosage... Les Hettema s'y mettaient sitot que le mari rentre echangeait son costume de bureau contre une veste de Robinson; apres diner, ils s'y reprenaient encore, et la nuit venue depuis longtemps, dans le noir du petit jardin d'ou montait une buee fraiche de terre mouillee, on entendait le grincement de la pompe, les heurts des grands arrosoirs, et d'enormes souffles errant a toutes les plates-bandes avec un ruissellement qui semblait tomber du front des travailleurs dans leurs pommes d'arrosage, puis de temps en temps un cri de triomphe: -- J'en ai mis trente-deux aux pois gourmands!... -- Et moi quatorze aux balsamines!... Des gens qui ne se contentaient pas d'etre heureux, mais se regardaient l'etre, degustaient leur bonheur a vous en faire venir l'eau a la bouche; l'homme surtout, par la facon irresistible dont il racontait les joies de l'hivernage a deux: -- Ce n'est rien maintenant, mais vous verrez en decembre!... On rentre crotte, mouille, avec tous les embetements de Paris sur le dos; on trouve bon feu, bonne lampe, la soupe qui embaume et, sous la table, une paire de sabots remplis de paille. Non, voyez-vous, quand on s'est fourre une platee de choux et de saucisses, un quartier de gruyere tenu au frais sous le linge, quand on a verse la-dessus un litre de ginglard qui n'a pas passe par Bercy, libre de bapteme et d'entree, ce que c'est bon de tirer son fauteuil au coin du feu, d'allumer une pipe, en buvant son cafe arrose d'un caramel a l'eau-de-vie, et de piquer un chien en face l'un de l'autre, pendant que le verglas degouline sur les vitres... Oh! un tout petit chien, le temps de laisser passer le gros de la digestion... Apres on dessine un moment, la femme dessert, fait son petit train-train, la couverture, le moine, et quand elle est couchee, la place chaude, on tombe dans le tas, et ca vous fait par tout le corps une chaleur comme si l'on entrait tout entier dans la paille de ses sabots... Il en devenait presque eloquent de materialite, ce geant velu, a lourde machoire, si timide a l'ordinaire qu'il ne pouvait pas dire deux mots sans rougir et sans begayer. Cette timidite folle, d'un contraste comique avec cette barbe noire et cette envergure de colosse, avait fait son mariage et la tranquillite de sa vie. A vingt-cinq ans, debordant de vigueur et de sante, Hettema ignorait l'amour et la femme, quand un jour, a Nevers, apres un repas de corps, des camarades l'entrainerent a moitie gris dans une maison de filles et l'obligerent a faire son choix. Il sortit de la bouleverse, revint, choisit la meme, toujours, paya ses dettes, l'emmena, et s'effrayant a l'idee qu'on pourrait la lui prendre, qu'il faudrait recommencer une nouvelle conquete, il finit par l'epouser. -- Un menage legitime, mon cher... disait Fanny dans un rire de triomphe a Jean qui l'ecoutait terrifie... Et, de tous ceux que j'ai connus, c'est encore le plus propre, le plus honnete. Elle l'affirmait dans la sincerite de son ignorance, les menages legitimes ou elle avait pu penetrer ne meritant sans doute pas d'autre jugement; et toutes ses notions de la vie etaient aussi fausses et sinceres que celle-la. D'un calmant voisinage ces Hettema, l'humeur toujours egale, capables meme de services pas trop derangeants, ayant surtout l'horreur des scenes, des querelles ou il faut prendre parti, et en general de tout ce qui peut troubler une heureuse digestion. La femme essayait d'initier Fanny a l'elevage des poules et des lapins, aux joies salubres de l'arrosage, mais inutilement. La maitresse de Gaussin, faubourienne passee par les ateliers, n'aimait la campagne qu'en echappees, en parties, comme un endroit ou l'on peut crier, se rouler, se perdre avec son amant. Elle detestait l'effort, le travail; et ses six mois de gerance ayant epuise pour longtemps ses facultes actives, elle s'amollissait dans une torpeur vague, une griserie de bien-etre et de plein air qui lui otait presque la force de s'habiller, de se coiffer, ou meme d'ouvrir son piano. Le soin de leur interieur laisse tout entier a une menagere du pays, quand, le soir venu, elle resumait sa journee pour la raconter a Jean, elle ne trouvait rien qu'une visite a Olympe, des potins par-dessus la cloture, et des cigarettes, des tas de cigarettes dont les debris salissaient le marbre devant la cheminee. Deja six heures!... A peine le temps de passer une robe, de piquer une fleur a son corsage pour aller au-devant de lui par le chemin vert... Mais avec les brouillards, les pluies d'automne, la nuit qui tombait de bonne heure, elle eut plus d'un pretexte pour ne pas sortir; et souvent il la surprenait au retour dans une de ces gandouras de laine blanche a grands plis qu'elle mettait le matin, les cheveux releves comme quand il etait parti. Il la trouvait charmante ainsi, la nuque restee jeune, sa chair tentante et soignee qu'il sentait toute prete, sans entraves. Pourtant cet aveulissement le choquait, l'effrayait comme un danger. Lui-meme, apres un grand effort de travail pour augmenter un peu leurs ressources sans recourir a Castelet, des veillees passees sur des plans, des reproductions de pieces d'artillerie, de caissons, de fusils nouveau modele qu'il dessinait au compte d'Hettema, se sentit envahi tout a coup par cette influence dissolvante de la campagne et de la solitude a laquelle se laissent prendre les plus forts, les plus actifs, et dont sa premiere enfance dans un coin perdu de nature avait mis en lui le germe engourdissant. Et la materialite de leurs gros voisins aidant, se communiquant a eux dans de perpetuelles allees et venues d'une maison a l'autre, avec un peu de leur abaissement moral et de leur appetit monstrueux, Gaussin et sa maitresse en vinrent eux aussi a discuter gravement la question des repas et l'heure du coucher. Cesaire ayant envoye une piece de son vin de grenouille, ils passerent tout un dimanche a le mettre en bouteilles, la porte de leur petit caveau ouverte sur le dernier soleil de l'annee, un ciel bleu ou couraient des nuees roses, d'un rose de bruyere des bois. L'heure n'etait pas loin des sabots remplis de paille chaude, ni du petit somme a deux, de chaque cote d'un feu de souches. Heureusement il leur arriva une distraction. Il la trouva un soir tres emue. Olympe venait de lui raconter l'histoire d'un pauvre petit enfant, eleve au Morvan par une grand-mere. Le pere et la mere a Paris, marchands de bois, n'ecrivaient plus, ne payaient plus depuis des mois. La grand-mere morte subitement, des mariniers avaient ramene le mioche par le canal de l'Yonne pour le remettre a ses parents; mais, plus personne. Le chantier ferme, la mere partie avec un amant, le pere ivrogne, failli, disparu... Ils vont bien les menages legitimes!... Et voila le pauvre petit, six ans, un amour, sans pain ni vetements, a la rue. Elle s'emouvait jusqu'aux larmes, puis tout a coup: -- Si nous le prenions... veux-tu? -- Quelle folie! -- Pourquoi?... Et, de bien pres, le calinant: -- Tu sais comme j'ai desire un enfant de toi; on eleverait celui- la, on l'instruirait. ces petits qu'on ramasse, au bout d'un temps on les aime comme s'ils etaient a vous... Elle invoquait aussi la distraction que ce serait pour elle, seule tout le jour a s'abetir en remuant des tas de vilaines idees. Un enfant, c'est une sauvegarde. Puis, le voyant effraye de la depense: -- Mais ce n'est rien, la depense... Songe donc, a six ans!... on l'habillera avec tes vieux effets... Olympe, qui s'y entend, m'assurait que nous ne nous en apercevrions meme pas. -- Que ne le prend-elle alors! dit Jean avec la mauvaise humeur de l'homme qui se sent vaincu par sa propre faiblesse. Il essaya pourtant de resister, a l'aide de l'argument decisif: -- Et quand je ne serai plus la?... Il en parlait rarement de ce depart pour ne pas attrister Fanny, mais y pensait, s'en rassurait contre les dangers du menage et les tristes confidences de De Potter. -- Quelle complication que cet enfant, quelle charge pour toi dans l'avenir!... Les yeux de Fanny se voilerent: -- Tu te trompes, m'ami, ce serait quelqu'un a qui parler de toi, une consolation, une responsabilite aussi qui me donnerait la force de travailler, de reprendre gout a l'existence... Il reflechit une minute, la vit toute seule, dans la maison vide: -- Ou est-il, ce petit? -- Au Bas-Meudon, chez un marinier qui l'a recueilli pour quelques jours... Apres, c'est l'hospice, l'assistance. -- Eh bien! va le chercher, puisque tu y tiens... Elle lui sauta au cou, et d'une joie d'enfant tout le soir, fit de la musique, chanta, heureuse, exuberante, transfiguree. Le lendemain, en wagon, Jean parla de leur decision au gros Hettema qui paraissait instruit de l'affaire, mais desireux de ne pas s'en meler. Enfonce dans son coin et dans la lecture du _Petit Journal_, il begayait du fond de sa barbe: -- Oui, je sais... ce sont ces dames... ca ne me regarde pas... Et montrant sa tete au-dessus de la feuille depliee: -- Votre femme me parait tres romanesque, dit-il. Romanesque ou non, elle etait le soir consternee, a genoux, une assiette de soupe a la main, essayant d'apprivoiser le petit gars morvandiau, qui debout, dans une pose de recul, la tete basse, une tete enorme aux cheveux de chanvre, refusait energiquement de parler, de manger, meme de montrer sa figure et repetait d'une forte voix etranglee et monotone: -- Voir _menine_, voir _menine_. -- _Menine_, c'est sa grand-mere, je pense... Depuis deux heures, je n'ai pas pu en tirer autre chose. Jean s'y mit aussi a vouloir lui faire avaler sa soupe, mais sans succes. Et ils restaient la, agenouilles tous deux a sa hauteur, tenant l'un l'assiette, l'autre la cuiller, comme devant un agneau malade, a repeter des encouragements, des mots de tendresse pour le decider. -- Mettons-nous a table, peut-etre nous l'intimidons; il mangera si nous ne le regardons plus... Mais il continua a se tenir immobile, ahuri, repetant sa plainte de petit sauvage, "voir menine", qui leur dechirait le coeur, jusqu'a ce qu'il se fut endormi, debout contre le buffet, et si profondement qu'ils purent le deshabiller, le coucher dans la lourde _berce_ campagnarde empruntee a un voisin, sans qu'il ouvrit l'oeil une seconde. "Vois comme il est beau..." disait Fanny tres fiere de son acquisition; et elle forcait Gaussin a admirer ce front tetu, ces traits fins et delicats sous leur hale paysan, cette perfection de petit corps aux reins rables, aux bras pleins, aux jambes de petit faune, longues et nerveuses, deja duvetees dans le bas. Elle s'oubliait a contempler cette beaute d'enfant. "Couvre-le donc, il va avoir froid..." dit Jean dont la voix la fit tressaillir, comme tiree d'un reve; et tandis qu'elle le bordait tendrement, le petit avait de longs soupirs sanglotes, une houle de desespoir malgre le sommeil. La nuit, il se mit a parler tout seul: -- _Guerlaude me_, _menine_... -- Qu'est-ce qu'il dit?... ecoute... Il voulait etre _guerlaude_; mais que signifiait ce mot patois? Jean, a tout hasard, allongea le bras et se mit a remuer la lourde couchette; a mesure l'enfant se calmait et il se rendormit en tenant dans sa grosse petite main rugueuse, la main qu'il croyait etre celle de sa "menine", morte depuis quinze jours. Ce fut comme un chat sauvage dans la maison, qui griffait, mordait, mangeait a part des autres, avec des grondements quand on s'approchait de son ecuelle; les quelques mots qu'on en tirait etaient d'un langage barbare de bucherons morvandiaux, que jamais sans les Hettema, du meme pays que lui, personne n'aurait pu comprendre. Pourtant, a force de bons soins, de douceur, on parvint a l'apprivoiser un peu, "un pso", comme il disait. Il consentit a changer les guenilles dans lesquelles on l'avait amene contre les vetements chauds et propres dont l'approche, les premiers jours, le faisait "querrier" de fureur, en vrai chacal qu'on voudrait affubler d'un manteau de levrette. Il apprit a manger a table, l'usage de la fourchette et de la cuiller, et a repondre, quand on lui demandait son nom, qu'au pays "i li dision Josaph". Quant a lui donner les moindres notions elementaires, il n'y fallait pas songer encore. Eleve en plein bois, sous une hutte de charbonnage, la rumeur d'une nature bruissante et fourmillante hantait sa caboche dure de petit sylvain, comme le bruit de la mer la spirale d'un coquillage; et nul moyen d'y faire entrer autre chose, ni de le garder a la maison, meme par les temps les plus durs. Dans la pluie, la neige, quand les arbres denudes se dressaient en coraux de givre, il s'echappait, battait les buissons, fouillait les terriers avec d'adroites cruautes de furet chasseur, et lorsqu'il rentrait, rabattu par la faim, il y avait toujours dans sa veste de futaine mise en loques, dans la poche de sa petite culotte crottee jusqu'au ventre, quelque bete engourdie ou morte, oiseau, taupe, mulot, ou, a defaut, des betteraves, des pommes de terre arrachees dans les champs. Rien ne pouvait vaincre ces instincts braconniers et chapardeurs, compliques d'une manie paysanne, d'enfouir toutes sortes de menus objets luisants, boutons de cuivre, perles de jais, papier de plomb du chocolat, que Josaph ramassait en fermant la main, emportait vers des cachettes de pie voleuse. Tout ce butin prenait pour lui un nom vague et generique, la denree, qu'il prononcait _denraie_; et ni raisonnements, ni taloches n'auraient pu l'empecher de faire sa _denraie_ aux depens de tout et de tous. Les Hettema seuls y mettaient bon ordre, le dessinateur gardant a portee de sa main, sur sa table autour de laquelle rodait le petit sauvage attire par les compas, les crayons de couleur, un fouet a chien qu'il lui faisait claquer aux jambes. Mais ni Jean ni Fanny n'eussent use de menaces pareilles, quoique le petit se montrat, vis-a-vis d'eux, sournois, mefiant, inapprivoisable meme aux gateries tendres, comme si la _menine_, en mourant, l'eut prive de toute expansion affective. Fanny, "parce qu'elle puait bon", parvenait encore a le garder un moment sur ses genoux, tandis que pour Gaussin, cependant tres doux avec lui, c'etait toujours la bete fauve de l'arrivee, le regard mefiant, les griffes tendues. Cette repulsion invincible et presque instinctive de l'enfant, la malice curieuse de ses petits yeux bleus aux cils d'albinos, et surtout l'aveugle et subite tendresse de Fanny pour cet etranger tout a coup tombe dans leur vie, troublaient l'amant d'un soupcon nouveau. C'etait peut-etre un enfant a elle, eleve en nourrice ou chez sa belle-mere; et la mort de Machaume apprise vers cette epoque semblait une coincidence pour justifier son tourment. Parfois, la nuit, quand il tenait cette petite main cramponnee a la sienne, -- car l'enfant dans le vague du sommeil et du reve croyait toujours la tendre a _menine_, -- il l'interrogeait de tout son trouble interieur et inavoue: "D'ou viens-tu? Qui es-tu?" esperant deviner, communique par la chaleur du petit etre, le mystere de sa naissance. Mais son inquietude tomba, sur un mot du pere Legrand qui venait demander qu'on l'aidat a payer un entourage a sa defunte et criait a sa fille en apercevant la berce de Josaph: -- Tiens! un gosse!... tu dois etre contente!... Toi qui n'as jamais pu en decrocher un. Gaussin fut si heureux, qu'il paya l'entourage, sans demander a voir les devis, et retint le pere Legrand a dejeuner. Employe dans les tramways de Paris a Versailles, injecte de vin et d'apoplexie, mais toujours vert et de belle mine sous son chapeau de cuir bouilli entoure pour la circonstance d'une lourde ganse de crepe qui en faisait un vrai chapeau de croque-mort, le vieux cocher parut enchante de l'accueil du monsieur de sa fille, et revint de temps en temps manger la soupe avec eux. Ses cheveux blancs de polichinelle sur sa face rase et tumefiee, ses airs de pochard majestueux, le respect qu'il portait a son fouet, le posant, le calant dans un coin sur avec des precautions de nourrice, impressionnaient beaucoup l'enfant; et tout de suite le vieux et lui furent en grande intimite. Un jour qu'ils achevaient de diner tous ensemble, les Hettema vinrent les surprendre: "Ah! pardon, vous etes en famille..." fit la femme en minaudant, et le mot frappa Jean au visage, humiliant comme un soufflet. Sa famille!... Cet enfant trouve qui ronflait la tete sur la nappe, ce vieux forban ramolli, la pipe en coin de bouche, la voix poisseuse, expliquant pour la centieme fois que deux sous de fouet lui duraient six mois et que, depuis vingt ans, il n'avait pas change de manche!... Sa famille, allons donc!... pas plus qu'elle n'etait sa femme, cette Fanny Legrand, vieille et fatiguee, avachie sur ses coudes dans la fumee des cigarettes... Avant un an, tout cela disparaitrait de sa vie, avec le vague de rencontres de voyage, de convives de table d'hote. Mais a d'autres moments cette idee de depart qu'il invoquait comme excuse a sa faiblesse, des qu'il se sentait dechoir, tire en bas, cette idee, au lieu de le rassurer, de le soulager, lui faisait sentir les liens multiples serres autour de lui, quel dechirement ce serait que ce depart, non pas une rupture, mais dix ruptures, et qu'il lui en couterait de lacher cette petite main d'enfant qui la nuit s'abandonnait dans la sienne. Jusqu'a La Balue, le loriot sifflant et chantant dans sa cage trop petite qu'on devait toujours lui changer et ou il courbait le dos comme le vieux cardinal dans sa prison de fer; oui, La Balue lui-meme avait pris un petit coin de son coeur, et ce serait une souffrance que l'oter de la. Elle approchait pourtant, cette inevitable separation; et le splendide mois de juin, qui mettait la nature en fete, serait probablement le dernier qu'ils passeraient ensemble. Est-ce cela qui la rendait nerveuse, irritable, ou l'education de Josaph entreprise d'une ardeur subite, au grand ennui du petit Morvandiau qui restait des heures devant ses lettres, sans les voir ni les prononcer, le front ferme d'une barre comme les battants d'une cour de ferme? De jour en jour, ce caractere de femme s'exaltait en violences et en pleurs dans des scenes sans cesse renouvelees, bien que Gaussin s'appliquat a l'indulgence; mais elle etait si injurieuse, il montait de sa colere une telle vase de rancune et de haine contre la jeunesse de son amant, son education, sa famille, l'ecart que la vie allait agrandir entre leurs deux destinees, elle s'entendait si bien a le piquer aux points sensibles, qu'il finissait par s'emporter aussi et repondre. Seulement sa colere a lui gardait une reserve, une pitie d'homme bien eleve, des coups qu'il ne portait pas, comme trop douloureux et faciles, tandis qu'elle se lachait dans ses fureurs de fille, sans responsabilite, ni pudeur, faisait arme de tout, epiant sur le visage de sa victime avec une joie cruelle la contraction de souffrance qu'elle occasionnait, puis tout a coup tombant dans ses bras et implorant son pardon. La physionomie des Hettema, temoins de ces querelles eclatant presque toujours a table, au moment assis et installe de decouvrir la soupiere ou de mettre le couteau dans le roti, etait a peindre. Ils echangeaient par-dessus la table servie un regard de comique effarement. Pourrait-on manger, ou le gigot allait-il voler par le jardin avec le plat, la sauce et l'etuvee de haricots? "Surtout pas de scene!..." disaient-ils a chaque fois qu'il etait question de se reunir; et c'est le mot dont ils accueillaient une offre de dejeuner ensemble en foret, que Fanny leur jetait un dimanche par-dessus le mur... Oh, non! on ne se disputerait pas aujourd'hui, il faisait trop beau!... Et elle courut habiller l'enfant, remplir les paniers. Tout etait pret, on partait, quand le facteur apporta une lettre chargee dont la signature retint Gaussin en arriere. Il rejoignit la bande a l'entree du bois, et tout bas a Fanny: -- C'est de l'oncle... Il est ravi... Une recolte superbe, vendue sur pied... Il renvoie les huit mille francs de Dechelette, avec bien des compliments et remerciements a sa niece. -- Oui, sa niece!... a la mode de Gascogne... Vieille carotte, va... dit Fanny qui ne conservait guere d'illusions sur les oncles du Midi; puis, toute joyeuse: Il va falloir placer cet argent... Il la regarda stupefait, l'ayant toujours connue tres scrupuleuse sur les questions de probite monnayee... -- Placer?... mais ce n'est pas a toi... -- Tiens, au fait, je ne t'ai pas dit... Elle rougit, avec ce regard qui se ternissait a la moindre alteration de la verite... Ce bon enfant de Dechelette ayant appris ce qu'ils faisaient pour Joseph, lui avait ecrit que cet argent les aiderait a elever le petit. -- Puis tu sais, si ca t'ennuie, on les lui rendra, ses huit mille francs; il est a Paris... La voix des Hettema, qui discretement avaient pris l'avance, retentit sous les arbres: -- A droite ou a gauche? -- A droite, a droite... aux Etangs!..." cria Fanny, puis, tournee vers son amant: Voyons, tu ne vas pas recommencer a te devorer pour des betises... nous sommes un vieux menage, que diable!... Elle connaissait cette paleur tremblee de ses levres, ce coup d'oeil au petit, l'interrogeant des pieds a la tete; mais cette fois ce ne fut qu'une velleite de violence jalouse. Il en arrivait maintenant aux lachetes de l'habitude, aux concessions pour la paix. "Quel besoin de me torturer, d'aller au fond des choses?... Si cet enfant est a elle, quoi de plus simple qu'elle l'ait pris, en me cachant la verite, apres toutes les scenes, les interrogatoires que je lui ai fait subir!... Vaut-il pas mieux accepter ce qui est et passer tranquillement les quelques mois qui nous restent?..." Et par les chemins vallonnes du bois il s'en allait portant leur dejeuner de cantine dans son lourd panier drape de blanc, resigne, las, le dos rond d'un vieux jardinier, tandis que devant lui la mere et l'enfant marchaient ensemble, Josaph endimanche et gauche dans un complet de la _Belle-Jardiniere_ qui l'empechait de courir, elle, en peignoir clair, tete et cou nus sous un parasol japonais, la taille epaissie, la marche veule, et dans ses beaux cheveux en torsades, une grande meche blanche qu'elle ne se donnait plus la peine de cacher. En avant et plus bas, se tassait dans la pente de l'allee le couple Hettema, coiffe de gigantesques chapeaux de paille pareils a ceux des cavaliers Touaregs, vetu de flanelle rouge, charge de victuailles, d'engins de peche, filets, balances a ecrevisses, et la femme, pour alleger son mari, portant vaillamment en sautoir sur sa poitrine de colosse le cor de chasse sans lequel il n'y avait pas de promenade en foret possible pour le dessinateur. En marchant, le menage chantait: _J'aime entendre la rame_ _Le soir battre les flots;_ _J'aime le cerf qui brame..._ Le repertoire d'Olympe etait inepuisable de ces sentimentalites de la rue; et quand on se figurait ou elle les avait ramassees, dans quelle demi-ombre honteuse de persiennes closes, a combien d'hommes elle les avait chantees, la serenite du mari accompagnant a la tierce prenait une extraordinaire grandeur. Le mot du grenadier a Waterloo: "Ils sont trop..." devait etre celui de la philosophique indifference de cet homme. Pendant que Gaussin reveur regardait l'enorme couple s'enfoncer dans un creux de vallon ou lui-meme s'engageait a sa suite, un grincement de roues montait l'allee avec une volee de fous rires, de voix enfantines; et tout a coup parut, a quelques pas de lui, un chargement de fillettes, rubans et cheveux flottants dans une charrette anglaise trainee par un petit ane, qu'une jeune fille, guere plus agee que les autres, tirait par la bride sur ce chemin difficile. Il etait aise de voir que Jean faisait partie de la bande dont les tournures heteroclites, la grosse dame surtout, ceinturee d'un cor de chasse, avaient anime le petit monde d'une gaiete inextinguible; aussi la jeune fille essaya-t-elle d'imposer silence aux enfants une minute. Mais ce nouveau chapeau Touareg dechaina plus fort leur folie moqueuse, et en passant devant l'homme qui se rangeait pour laisser de la place a la petite charrette, un joli sourire un peu gene lui demandait grace et s'etonnait naivement de trouver au vieux jardinier une figure si douce et si jeune. Il salua timidement, rougit sans trop savoir de quelle honte; et l'attelage s'arretant en haut de la cote a une croiserie de chemins, avec un ramage de petites voix qui lisaient tout haut les noms du poteau indicateur a demi-effaces par les pluies... _Route des Etangs_, _Chene du grand veneur_, _Fausses reposes_, _Chemin de_ _Velizy_..., Jean se retourna pour voir disparaitre dans l'allee verte etoilee de soleil et tapissee de mousse, ou les roues filaient sur du velours, ce tourbillon de blonde jeunesse, cette charretee de bonheur aux couleurs du printemps, aux rires en fusees sous les branches. La trompe d'Hettema, furieuse, le tira brusquement de son reve. Ils etaient installes au bord de l'etang, en train de deballer les provisions; et de loin on voyait refletees par l'eau claire la nappe blanche sur l'herbe rase, et les vareuses de flanelle rouge eclatant dans la verdure comme des vestes de piqueur. "Arrivez donc... c'est vous qui avez le homard", criait le gros homme; et la voix nerveuse de Fanny: -- C'est la petite Bouchereau qui t'a arrete en route?... Jean tressaillit a ce nom de Bouchereau qui le ramenait a Castelet, pres du lit de sa mere malade. -- Mais oui, dit le dessinateur lui prenant le panier des mains... la grande, celle qui conduisait, c'est la niece du medecin... Une fille de son frere qu'il a prise chez lui. Ils habitent Velizy pendant l'ete... Elle est jolie. -- Oh! jolie... l'air effronte, surtout... Et Fanny, coupant le pain, epiait son amant, inquiete de ses yeux distraits. Mme Hettema, tres grave, deballant le jambon, blamait fort cette facon de laisser des jeunes filles courir les bois en liberte. -- Vous me direz que c'est le genre anglais, et que celle-ci a ete elevee a Londres..., mais c'est egal, ca n'est vraiment pas convenable. -- Non, mais tres commode pour les aventures! -- Oh! Fanny... -- Pardon, j'oubliais... Monsieur croit aux innocentes... -- Voyons, si l'on dejeunait... fit Hettema qui commencait a s'effrayer. Mais il fallait qu'elle lachat tout ce qu'elle savait des jeunes filles du monde. Elle avait de belles histoires la dessus..., les couvents, les pensionnats, c'etait du propre... Elles sortaient de la epuisees, fletries, avec le degout de l'homme; pas meme capables de faire des enfants. -- Et c'est alors qu'on vous les donne, tas de jobards... Une ingenue!... Comme s'il y avait des ingenues; comme si du monde ou pas du monde, toutes les filles ne savaient pas, de naissance, de quoi il retourne... Moi, d'abord, a douze ans, je n'avais plus rien a apprendre... vous non plus, n'est-ce pas, Olympe? -- ... naturellement... dit Mme Hettema avec un haussement d'epaules; mais le sort du dejeuner la preoccupait surtout, en entendant Gaussin qui se montait, declarer qu'il y avait jeunes filles et jeunes filles, et qu'on trouverait encore dans les familles... -- Ah! oui, la famille, ripostait sa maitresse d'un air de mepris, parlons-en...; surtout de la tienne. -- Tais-toi... Je te defends... -- Bourgeois! -- Drolesse!... Heureusement ca va finir... Je n'en ai plus pour longtemps a vivre avec toi... -- Va, va, file, c'est moi qui serai contente... Ils s'injuriaient en pleine figure, devant la curiosite mauvaise de l'enfant a plat ventre dans l'herbe, quand une effroyable sonnerie de trompe, centuplee en echo par l'etang, les masses etagees du bois, couvrit tout a coup leur querelle. "En avez-vous assez?... En voulez-vous encore?" et rouge, le cou gonfle, le gros Hettema, n'ayant trouve que ce moyen de les faire taire, attendait, l'embouchure aux levres, le pavillon menacant. IX D'habitude leurs facheries ne duraient guere, fondues a un peu de musique, aux calines effusions de Fanny; mais, cette fois, il lui en voulut serieusement, et plusieurs jours de suite garda le meme pli au front, le meme silence de rancune, s'installant a dessiner sitot les repas, se refusant a toute sortie avec elle. C'etait comme une honte subite de l'abjection ou il vivait, la crainte de rencontrer encore la petite charrette montant l'allee et ce limpide sourire de jeunesse auquel il songeait constamment. Puis, avec un brouillement de reve qui s'en va, de decor qui se casse pour les changements a vue d'une feerie, l'apparition devint confuse, se perdit dans son lointain de bois, et Jean ne la revit plus. Seulement il lui resta un fond de tristesse dont Fanny crut savoir la cause, et resolut d'avoir raison.... -- C'est fait, lui dit-elle un jour toute joyeuse... J'ai vu Dechelette... Je lui ai rendu l'argent... Il trouve, comme toi, que c'est plus convenable ainsi; je me demande pourquoi, par exemple... Enfin, ca y est... Plus tard, quand je serai seule, il pensera au petit... Es-tu content?... M'en veux-tu toujours? Et elle lui raconta sa visite rue de Rome, son etonnement de trouver au lieu du caravanserail bruyant et fou, traverse de bandes en delire, une maison bourgeoise paisible, gardee d'une consigne tres severe. Plus de galas, plus de bals masques; et l'explication de ce changement, dans ces mots a la craie que quelque parasite econduit et furieux avait ecrits sur la petite entree de l'atelier: _Ferme pour cause de collage_. -- Et c'est la verite, mon cher... Dechelette en arrivant s'est toque d'une fille de skating, Alice Dore; il l'a prise avec lui depuis un mois, en menage, absolument en menage... Une petite femme bien gentille, bien douce, un joli mouton... Ils ne font guere de bruit a eux deux... J'ai promis que nous irions les voir; ca nous changera un peu du cor de chasse et des barcarolles... C'est egal, dis donc, le philosophe avec ses theories... Pas de lendemain, pas de collage... Ah! je l'ai joliment blague! Jean se laissa conduire chez Dechelette qu'il n'avait pas revu depuis leur rencontre a la Madeleine. On l'eut bien surpris alors, en lui disant qu'il en arriverait a frequenter sans degout ce cynique et dedaigneux amant de sa maitresse, a devenir presque son ami. Des la premiere visite, lui-meme s'etonnait de se sentir si a l'aise, charme par la douceur de cet homme au bon rire d'enfant dans sa barbe de cosaque, et d'une serenite d'humeur que n'alteraient pas les cruelles crises de foie qui plombaient son teint, le tour de ses yeux. Et comme on comprenait bien la tendresse qu'il inspirait a cette Alice Dore, aux longues mains molles et blanches, a l'insignifiante beaute blonde, que relevait l'eclat de sa chair de Flamande, aussi doree que son nom; de l'or dans les cheveux, dans les prunelles, frangeant les cils, pailletant la peau jusque sous les ongles. Ramassee par Dechelette sur l'asphalte du skating, parmi les grossieretes, les brutalites de la traite, les tourbillons de fumee que l'homme crache, avec un chiffre, dans le maquillage de la fille, la politesse de celui-ci l'avait attendrie et surprise. Elle se retrouva femme, de pauvre betail a plaisir qu'elle etait, et quand il voulut la renvoyer au matin, conformement a ses principes, avec un bon dejeuner et quelques louis, elle eut le coeur si gros, lui demanda si doucement, si desirement "garde-moi encore..." qu'il ne se sentit pas le courage de refuser. Depuis, moitie respect humain, moitie lassitude, il tenait sa porte close sur cette lune de miel de hasard, qu'il passait au frais et au calme de son palais d'ete si bien amenage pour le confortable; et ils vivaient ainsi tres heureux, elle de ces egards tendres qu'elle n'avait jamais connus, lui du bonheur qu'il donnait a ce pauvre etre et de sa reconnaissance naive, subissant aussi sans qu'il s'en rendit compte, et pour la premiere fois, le charme penetrant d'une intimite de femme, le mysterieux sortilege de la vie a deux, dans une conformite de bonte et de douceur. Pour Gaussin, l'atelier de la rue de Rome fut une diversion au milieu bas et mesquin ou trainait sa vie de petit employe en faux menage; il aimait la conversation de ce savant aux gouts d'artiste, de ce philosophe en robe persane, legere et lache comme sa doctrine, ces recits de voyages que Dechelette esquissait avec le moins de mots possible, et si bien a leur place parmi les tentures orientales, les Bouddhas dores, les chimeres de bronze, le luxe exotique de ce hall immense ou le jour tombait d'un haut vitrage, vraie lumiere de fond de parc, remuee par le feuillage grele des bambous, les palmes decoupees des fougeres arborescentes, et les enormes feuilles des strilligias melees a des philodendrons aux minces flexibilites de plantes d'eau, cherchant l'ombre et l'humide. Le dimanche surtout, avec cette large baie sur une rue deserte du Paris d'ete, le frisson des feuilles, l'odeur de terre fraiche au pied des plantes, c'etait la campagne et le sous-bois presque autant qu'a Chaville, moins la promiscuite et la trompe des Hettema. Il ne venait jamais de monde; une fois pourtant Gaussin et sa maitresse, arrivant pour diner, entendirent des l'entree l'animation de plusieurs voix. Le jour baissait, on prenait le raki dans la serre, et la discussion semblait vive: -- Et moi je trouve que cinq ans de Mazas, le nom perdu, la vie detruite, c'est assez payer cher un coup de passion et de folie... Je signerai votre petition, Dechelette. -- C'est Caoudal... dit Fanny tout bas, en tressaillant. Quelqu'un repondait avec la secheresse cassante d'un refus: -- Moi, je ne signe rien, n'acceptant aucune solidarite avec ce drole... -- La Gournerie, maintenant... Et Fanny, serree contre son amant, murmurait: -- Allons-nous-en, si ca t'ennuie de les voir... -- Pourquoi donc! mais pas du tout... En realite, il ne se rendait pas bien compte de l'impression qu'il aurait a se trouver en face de ces hommes, mais il ne voulait pas reculer devant l'epreuve, desireux peut-etre de savoir le degre actuel de cette jalousie qui avait fait son miserable amour. "Allons!" dit-il, et ils se montrerent dans une lumiere rose de fin de jour, eclairant les cranes chauves, les barbes grisonnantes des amis de Dechelette jetes sur les divans bas, autour d'une table d'Orient en escabeau ou tremblait, dans cinq ou six verres, la liqueur anisee et laiteuse qu'Alice etait en train de verser. Les femmes s'embrasserent: -- Vous connaissez ces messieurs, Gaussin? demanda Dechelette, au mouvement berceur de son fauteuil a bascule. S'il les connaissait!... Deux au moins lui etaient familiers a force d'avoir devisage pendant des heures leurs portraits aux vitrines de celebrites. Comme ils l'avaient fait souffrir, quelle haine il s'etait sentie contre eux, une haine de succession, une rage a sauter dessus, a leur manger la figure, lorsqu'il les rencontrait dans la rue!... Mais Fanny disait bien que cela lui passerait; maintenant c'etait pour lui des visages de connaissance, presque des parents, des oncles lointains qu'il retrouvait. "Toujours beau, le petit!..." dit Caoudal, allonge de toute sa taille geante et tenant un ecran au-dessus de ses paupieres pour les garantir du vitrage. "Et Fanny, voyons?..." Il se leva sur le coude, cligna ses yeux d'expert: -- La figure tient encore; mais la taille, tu fais bien de la ficeler... enfin, console-toi, ma fille, La Gournerie est encore plus gros que toi. Le poete pinca dedaigneusement ses levres minces. Assis a la turque sur une pile de coussins -- depuis son voyage en Algerie il pretendait ne pouvoir se tenir autrement --, enorme, empate, n'ayant plus d'intelligent que son front solide sous une foret blanche, et son dur regard de negrier, il affectait avec Fanny une reserve mondaine, une politesse exageree, comme pour donner une lecon a Caoudal. Deux paysagistes a tetes halees et rustiques completaient la reunion; eux aussi connaissaient la maitresse de Jean, et le plus jeune lui dit dans un serrement de main: -- Dechelette nous a conte l'histoire de l'enfant, c'est tres gentil ce que vous avez fait la, ma chere. -- Oui, fit Caoudal a Gaussin, oui, tres chic, l'adoption... Pas province du tout. Elle semblait embarrassee de ces eloges, quand on buta contre un meuble dans l'atelier obscur, et une voix, demanda: -- Personne? Dechelette dit: -- Voila Ezano. Celui-la, Jean ne l'avait jamais vu; mais il savait quelle place ce boheme, ce fantaisiste, aujourd'hui range, marie, chef de division aux Beaux-Arts, avait tenue dans l'existence de Fanny Legrand, et il se souvenait d'un paquet de lettres passionnees et charmantes. Un petit homme s'avanca, creuse, desseche, la demarche raide, qui donnait la main de loin, tenait les gens a distance par une habitude d'estrade, de figuration administrative. Il parut tres surpris de voir Fanny, surtout de la retrouver belle apres tant d'annees: "Tiens!... Sapho..." et une rougeur furtive egaya ses pommettes. Ce nom de Sapho qui la rendait au passe, la rapprochait de tous ses anciens, causa une certaine gene. "Et M. d'Armandy qui nous l'a amenee..." fit Dechelette vivement pour prevenir le nouveau venu. Ezano salua; on se mit a causer. Fanny rassuree de voir comme son amant prenait les choses, et fiere de lui, de sa beaute, de sa jeunesse, devant des artistes, des connaisseurs, se montra tres gaie, tres en verve. Toute a sa passion presente, a peine se souvenait-elle de ses liaisons avec ces hommes; des annees de cohabitation pourtant, de vie en commun ou l'empreinte se fait d'habitudes, de manies, gagnees a un contact et lui survivant, jusqu'a cette facon de rouler les cigarettes qu'elle tenait d'Ezano comme sa preference du Job et du maryland. Jean constatait sans le moindre trouble ce petit detail qui l'eut exaspere jadis, eprouvant a se trouver aussi calme, la joie d'un prisonnier qui a lime sa chaine, et sent que le moindre effort lui suffira pour l'evasion. -- Hein! ma pauvre Fanny, disait Caoudal d'un ton blagueur en lui montrant les autres... quel dechet!... sont-ils vieux, sont-ils raplatis!... il n'y a que nous deux, vois-tu, qui tenions le coup. Fanny se mit a rire: -- Ah! pardon, colonel -- on l'appelait quelquefois ainsi a cause de ses moustaches --, ce n'est pas tout a fait la meme chose... je suis d'une autre promotion... -- Caoudal oublie toujours qu'il est un ancetre, dit La Gournerie; et sur un mouvement du sculpteur qu'il savait toucher au vif: Medaille de 1840, cria-t-il de sa voix stridente, c'est une date, mon bon!... Il restait entre ces deux anciens amis un ton agressif, une sourde antipathie qui ne les avait jamais separes, mais eclatait dans leurs regards, leurs moindres paroles, et cela depuis vingt ans, du jour ou le poete enlevait sa maitresse au sculpteur. Fanny ne comptait plus pour eux, ils avaient l'un et l'autre couru d'autres joies, d'autres deboires, mais la rancune subsistait, creusee plus profonde avec les annees. -- Regardez-nous donc tous les deux, et dites franchement si c'est moi qui suis l'ancetre!... Serre dans le veston qui faisait saillir ses muscles, Caoudal se campait debout, la poitrine cambree, secouant sa criniere flamboyante ou ne se voyait pas un poil blanc: -- Medaille de 1840... cinquante-huit ans dans trois mois... Et puis, qu'est-ce que ca prouve?... Est-ce l'age qui fait les vieux?... Il n'y a qu'a la Comedie-Francaise et au Conservatoire que les hommes bafouillent a la soixantaine, en branlant la tete, et petonnent, le dos rond, les jambes molles, avec des accidents seniles. A soixante ans, sacrebleu! on marche plus droit qu'a trente, parce qu'on se surveille; et la femme vous gobe encore pourvu que le coeur reste jeune, et chauffe, et remonte toute la carcasse... -- Crois-tu? fit La Gournerie qui regardait Fanny en ricanant. Et Dechelette, avec son bon sourire: -- Pourtant tu dis toujours qu'il n'y a que la jeunesse, tu en rabaches... -- C'est ma petite Cousinard qui m'a fait changer d'idee... Cousinard, mon nouveau modele... Dix-huit ans, des ronds, des fossettes partout, un Clodion... Et si bon enfant, si peuple, du Paris de la Halle ou sa mere vend de la volaille... Elle vous a de ces mots betes a l'embrasser, de ces mots... L'autre jour, dans l'atelier, elle trouve un roman de Dejoie, regarde le titre: _Therese_, et le rejette avec sa jolie moue: "Si ca s'etait appele Pauv' Therese, je l'aurais lu toute la nuit!..." J'en suis fou, je vous dis. -- Du coup te voila en menage?... Et dans six mois encore une rupture, des larmes comme le poing, le degout du travail, des coleres a tout tuer... Le front de Caoudal s'assombrit: -- C'est vrai que rien ne dure... On se prend, on se quitte... -- Alors pourquoi se prendre? -- Eh bien, et toi?... Crois-tu donc que tu en as pour la vie avec ta Flamande!... -- Oh! nous autres, nous ne sommes pas en menage... pas vrai, Alice? -- Certainement, repondit d'une voix douce et distraite la jeune femme montee sur une chaise, en train de cueillir des glycines et des verdures pour un bouquet de table. Dechelette continua: -- Il n'y aura pas de rupture entre nous, a peine une quitterie... Nous avons fait un bail de deux mois a passer ensemble; le dernier jour on se separera sans desespoir et sans surprise... Moi je retournerai a Ispahan -- je viens de retenir mon _sleeping_ -- et Alice rentrera dans son petit appartement de la rue Labruyere qu'elle a toujours garde. -- Troisieme au-dessus de l'entresol, tout ce qu'il y a de plus commode pour se fiche par la fenetre! En disant cela, la jeune femme souriait, rousse et lumineuse dans le jour tombant, sa lourde grappe de fleurs mauves a la main; mais l'accent de sa parole etait si profond, si grave, que personne ne repondit. Le vent fraichissait, les maisons d'en face semblaient plus hautes. -- Allons nous mettre a table, cria le colonel... Et disons des choses folatres... -- Oui, c'est cela, _gaudeamus_ _igitur_... amusons-nous pendant que nous sommes jeunes, n'est-ce pas, Caoudal?... dit La Gournerie avec un rire qui sonnait faux. Jean, quelques jours apres, passait de nouveau rue de Rome, il trouvait l'atelier ferme, le grand rideau de coutil descendu sur la vitre, un silence morne des caves jusqu'a la toiture en terrasse. Dechelette etait parti, a l'heure indiquee, le bail fini. Et lui pensait: -- C'est beau de faire ce qu'on veut dans l'existence, de gouverner sa raison et son coeur... Aurai-je jamais ce courage?... Une main se posa sur son epaule: -- Bonjour, Gaussin!... Dechelette, l'air fatigue, plus jaune et plus fronce que d'habitude, lui expliqua qu'il ne partait pas encore, retenu a Paris par quelques affaires, et qu'il habitait le Grand-Hotel, l'atelier lui faisant horreur depuis cette histoire epouvantable... -- Quoi donc? -- C'est vrai, vous ne savez pas... Alice est morte... Elle s'est tuee... Attendez-moi, que je regarde si j'ai des lettres... Il revint presque aussitot, et tout en faisant sauter des bandes de journaux d'un doigt nerveux, il parlait sourdement, comme un somnambule, sans regarder Gaussin qui marchait pres de lui: -- Oui, tuee, jetee par la fenetre, comme elle l'avait dit le soir ou vous etiez la... Qu'est-ce que vous voulez?... moi, je ne savais pas, je ne pouvais pas me douter... Le jour ou je devais partir, elle me dit d'un air tranquille: "Emmene-moi, Dechelette... ne me laisse pas seule... je ne pourrai plus vivre sans toi..." Ca me faisait rire. Me voyez-vous avec une femme, la- bas, chez ces Kurdes... Le desert, les fievres, les nuits de bivouac... A diner, elle me repetait encore: "Je ne te generai pas, tu verras comme je serai gentille..." Puis, voyant qu'elle me faisait de la peine, elle n'a plus insiste... Apres, nous sommes alles aux Varietes dans une baignoire... tout cela convenu d'avance... Elle paraissait contente, me tenait la main tout le temps et murmurait: "Je suis bien..." Comme je partais dans la nuit, je la ramenai chez elle en voiture; mais nous etions tristes tous deux, sans parler. Elle ne me dit meme pas merci pour un petit paquet que je lui glissai dans la poche, de quoi vivre tranquille un an ou deux. Arrives rue Labruyere, elle me demande de monter... Je ne voulais pas. "Je t'en prie... jusqu'a la porte seulement." Mais la je tins bon, je n'entrai pas. Ma place etait retenue, mon sac fait, puis j'avais trop dit que je partirais... En descendant, le coeur un peu gros, j'entendais qu'elle me criait quelque chose comme "... plus vite que toi..." mais je ne compris qu'en bas, dans la rue... Oh!... Il s'arreta, les yeux a terre, devant l'horrible vision que le trottoir lui presentait maintenant a chaque pas, cette masse inerte et noire qui ralait... -- Elle est morte deux heures apres, sans un mot, sans une plainte, me fixant de ses prunelles d'or. Souffrait-elle? m'a-t- elle reconnu? Nous l'avions couchee sur son lit, tout habillee, une grande mantille de dentelle enveloppant la tete d'un cote, pour cacher la blessure du crane. Tres pale, avec un peu de sang sur la tempe, elle etait encore jolie, si douce... Mais comme je me penchais pour essuyer cette goutte de sang qui revenait toujours, inepuisable -- son regard m'a semble prendre une expression indignee et terrible... Une malediction muette que la pauvre fille me jetait... Aussi qu'est-ce que ca me faisait de rester quelque temps encore ou de l'emmener avec moi, prete a tout, si peu genante?... Non, l'orgueil, l'entetement d'une parole dite... Eh bien, je n'ai pas cede, et elle est morte, morte de moi qui l'aimais pourtant... Il se montait, parlait tout haut, suivi de l'etonnement des gens qu'il coudoyait en descendant la rue d'Amsterdam; et Gaussin, passant devant son ancien logis dont il apercevait le balcon, la veranda, faisait un retour vers Fanny et leur propre histoire, se sentait pris d'un frisson, pendant que Dechelette continuait: -- Je l'ai conduite a Montparnasse, sans amis, sans famille... J'ai voulu etre seul a m'occuper d'elle... Et depuis, je suis la, pensant toujours a la meme chose, ne pouvant me decider a partir avec cette idee obsedante, et fuyant ma maison ou j'ai passe deux mois si heureux a cote d'elle... Je vis dehors, je cours, j'essaye de me distraire, d'echapper a cet oeil de morte qui m'accuse sous un filet de sang... Et s'arretant, bute a ce remords, avec deux grosses larmes qui glissaient sur son petit nez camard si bon, si epris de la vie, il disait: -- Voyons, mon ami; je ne suis pourtant pas mechant... C'est un peu fort tout de meme que j'aie fait ca... Jean essayait de le consoler, rejetant tout sur un hasard, un mauvais sort; mais Dechelette repetait en secouant la tete, les dents serrees: -- Non, non... Je ne me pardonnerai jamais... Je voudrais me punir... Ce desir d'une expiation ne cessa de le hanter, il en parlait a tous ses amis, a Gaussin qu'il venait prendre a la sortie du bureau. "Allez-vous-en donc, Dechelette... Voyagez, travaillez, ca vous distraira..." lui repetaient Caoudal et les autres, un peu inquiets de son idee fixe, de cet acharnement a leur faire repeter qu'il n'etait pas mechant. Enfin un soir, soit qu'il eut voulu revoir l'atelier avant de partir, ou qu'un projet tres arrete d'en finir avec sa peine l'y eut amene, il rentra chez lui et au matin des ouvriers descendant des faubourgs a leur travail le ramasserent, le crane en deux, sur le trottoir devant sa porte, mort du meme suicide que la femme, avec les memes affres, le meme fracassement d'un desespoir jete a la rue. Dans l'atelier en demi-jour, une foule se pressait, d'artistes, de modeles, de femmes de theatre, tous les danseurs, tous les soupeurs des dernieres fetes. C'etait un bruit pietine, chuchote, une rumeur de chapelle sous la flamme courte des cierges. On regardait a travers les lianes, les feuillages, le corps expose dans une etoffe de soie ramagee de fleurs d'or, coiffe en turban pour la hideuse plaie de la tete, et tout de son long etendu, les mains blanches en avant qui disaient l'abandon, le deliement supreme, sur le divan bas ombrage de glycines ou Gaussin et sa maitresse s'etaient connus la nuit du bal. X On en meurt donc quelquefois de ces ruptures!... Maintenant, quand ils se disputaient, Jean n'osait plus parler de son depart, il ne criait plus, exaspere: -- Heureusement, ca va finir. Elle n'aurait eu qu'a repondre: -- C'est bien, va-t'en... moi, je me tuerai, je ferai comme l'autre... Et cette menace qu'il croyait comprendre dans la melancolie de ses regards et des airs qu'elle chantait, dans la songerie de ses silences, le troublait jusqu'a l'epouvante. Cependant il avait passe l'examen de classement qui termine, pour les attaches consulaires, le stage ministeriel; recu dans un bon rang, on allait le designer pour un des premiers postes libres, ce n'etait plus qu'une affaire de semaines, de jours!... Et autour d'eux, dans cette fin de saison aux soleils de plus en plus brefs, tout se hatait aussi vers les changements de l'hiver. Un matin, Fanny, ouvrant la fenetre devant le premier brouillard, s'ecriait: -- Tiens, les hirondelles sont parties... L'une apres l'autre, les maisons bourgeoises du pays fermaient leurs persiennes; sur la route de Versailles, des voitures de demenagement se succedaient, de grands omnibus de campagne charges de paquets, avec des panaches de plantes vertes sur la plate- forme, pendant que les feuilles s'en allaient par tourbillons, roulaient comme les nuages en fuite sous le ciel bas, et que les meules montaient dans les champs degarnis. Derriere le verger, depouille, rapetisse par le manque de verdure, les chalets fermes, les sechoirs des blanchisseries aux toits rouges se massaient en paysage triste, et de l'autre cote de la maison, la voie ferree mise a nu deroulait tout le long des bois en grisaille sa noire ligne voyageuse. Quelle cruaute de la laisser la toute seule dans cette tristesse des choses! Il sentait son coeur defaillir d'avance; jamais il n'aurait le courage de l'adieu. C'etait bien la-dessus qu'elle comptait, l'attendant a cette minute supreme, et jusque-la tranquille, ne parlant de rien, fidele a sa promesse de ne pas mettre d'entraves a ce depart de tout temps prevu et consenti. Un jour, il rentra avec cette nouvelle: -- Je suis nomme... -- Ah!... et ou donc?... Elle questionnait, l'air indifferent, mais les levres et les yeux decolores, une telle crispation sur tout le visage qu'il ne la fit pas plus longtemps attendre: -- Non, non... pas encore... J'ai cede mon tour a Hedouin... ca nous donne au moins six mois. Ce fut un debordement de larmes, de rires, de baisers fous qui balbutiaient: -- Merci, merci... Quelle bonne vie je vais te faire maintenant!... C'etait ca, vois-tu, qui me rendait mechante, cette idee de depart... Elle allait s'y preparer mieux, s'y resigner petit a petit. Et puis, dans six mois, ce ne serait plus l'automne, avec le contre- coup de ces histoires de mort. Elle tint parole. Plus de nerfs, plus de querelles; et meme, pour eviter les ennuis causes par l'enfant, elle se decidait a le mettre en pension a Versailles. Il ne sortait que le dimanche, et si ce nouveau regime ne modifiait pas encore sa nature rebelle et sauvage, du moins il lui apprenait l'hypocrisie. On vivait au calme, les diners avec les Hettema savoures sans orage, et le piano rouvert pour les partitions favorites. Mais au fond, Jean restait plus trouble, plus perplexe que jamais, se demandant ou le menerait sa faiblesse, songeant parfois a renoncer aux consulats, a passer dans le service des bureaux. C'etait Paris, le bail du menage indefiniment renouvele; mais tout le reve de sa jeunesse a bas, et le desespoir des siens, la brouille certaine avec son pere qui ne lui pardonnerait pas cet abandon, surtout lorsqu'il en saurait les causes. Et pour qui?... Pour une creature vieillie, fanee, qu'il n'aimait plus, il en avait eu la preuve en face de ses amants... Quel malefice tenait donc, dans cette vie a deux? Comme il montait en wagon, un matin, aux derniers jours d'octobre, un regard de jeune fille leve vers le sien lui rappela tout a coup sa rencontre du bois, cette grace radieuse de femme-enfant, dont le souvenir l'avait poursuivi pendant des mois. Elle portait la meme robe claire que le soleil tachait si joliment sous les branches, mais recouverte d'un grand manteau de voyage; et dans le wagon, des livres, un petit sac, un bouquet de grands roseaux, et des dernieres fleurs disaient le retour vers Paris, la fin de la villegiature. Elle aussi l'avait reconnu, d'un demi-sourire frissonnant sur la limpidite d'eau de source de ses yeux; et ce fut, pendant une seconde, l'entente inexprimee de la meme pensee chez ces deux etres. "Comment va votre mere, M. d'Armandy?" demanda tout a coup le vieux Bouchereau que Jean, ebloui, n'avait pas vu d'abord dans son coin, enfoui et lisant, sa pale figure inclinee. Jean donna des nouvelles, tres touche qu'on se souvint des siens et de lui, bien plus emu encore, quand la jeune fille s'informa des deux petites bessonnes qui avaient ecrit a son oncle une si gentille lettre pour le remercier des soins donnes a leur mere... Elle les connaissait!... cela le remplit de joie; puis comme il etait, parait-il, d'une sensibilite extraordinaire ce matin-la, il devint triste aussitot, en apprenant qu'ils rentraient a Paris, que Bouchereau allait prendre son cours de semestre a l'Ecole de Medecine. Il n'aurait plus la chance de la revoir... Et les champs filant aux portieres, splendides tout a l'heure, lui semblaient lugubres, eclaires d'une lumiere d'eclipse. Le train siffla longuement; on arrivait. Il salua, les perdit, mais a la sortie de la gare ils se retrouverent, et Bouchereau dans le tumulte de la presse l'avertit qu'a partir du jeudi suivant il restait chez lui, place Vendome... si le coeur lui disait d'une tasse de the... Elle donnait le bras a son oncle, et il sembla a Jean que c'etait elle qui l'invitait sans rien dire. Apres avoir decide plusieurs fois qu'il irait chez Bouchereau, puis qu'il n'irait pas -- car a quoi bon se donner des regrets inutiles? -- il prevint pourtant chez lui qu'il y aurait bientot une grande soiree au ministere a laquelle il lui faudrait assister. Fanny visitait son habit, lui faisait repasser des cravates blanches; et brusquement, le jeudi soir, il n'eut plus la moindre envie de sortir. Mais sa maitresse le raisonnait sur la necessite de cette corvee, se reprochant de l'avoir trop absorbe, garde pour elle en egoiste, et elle le decidait, achevait de l'habiller avec des jeux tendres, retouchait le noeud de sa cravate, le pli de ses cheveux, riait parce que ses doigts sentaient la cigarette qu'elle reprenait et posait sur la cheminee a toute minute, et que cela ferait faire la grimace aux danseuses. Et de la voir tres gaie et tres bonne, il avait le remords de son mensonge, serait volontiers reste pres d'elle au coin du feu, si Fanny ne l'eut force: "Je veux... il le faut", tendrement pousse dehors dans la nuit du chemin. Il etait tard quand il rentra; elle dormait, et la lampe allumee sur ce sommeil de fatigue lui rappela une rentree pareille, trois ans passes deja, apres les revelations terribles qu'on venait de lui faire. Comme il s'etait montre lache alors! Par quelle aberration ce qui devait briser sa chaine l'avait-il rivee plus solidement?... Une nausee lui monta aux levres, de degout. La chambre, le lit, la femme lui faisaient egalement horreur; il prit la lumiere, l'emporta dans la piece a cote, doucement. Il desirait tant etre seul pour songer a ce qui lui arrivait... oh! rien, presque rien..... Il aimait. Il y a dans certains mots que nous employons ordinairement un ressort cache qui tout a coup les ouvre jusqu'au fond, nous les explique dans leur intimite exceptionnelle; puis le mot se replie, reprend sa forme banale et roule insignifiant, use par l'habitude et le machinal. L'amour est un de ces mots-la; ceux pour qui sa clarte s'est une fois traduite entiere, comprendront l'angoisse delicieuse ou vivait Jean depuis une heure, sans bien se rendre compte d'abord de ce qu'il eprouvait. La-bas, place Vendome, dans ce coin de salon ou ils etaient restes longtemps a causer ensemble, il ne sentait rien qu'un grand bien- etre, un charme doux qui l'enveloppait. Ce n'est qu'une fois dehors, la porte retombee sur lui, qu'il avait ete saisi d'une allegresse folle, puis d'une defaillance a croire que toutes ses veines s'ouvraient: "Qu'est-ce que j'ai, mon Dieu?..." Et le Paris qu'il traversait pour revenir lui paraissait tout nouveau, feerique, elargi, radieux. Oui, a cette heure ou les betes de nuit sont lachees et circulent, ou la vase des egouts remonte, s'etale, grouille sous le gaz jaune, lui l'amant de Sapho, curieux de toutes les debauches, le Paris que peut voir la jeune fille revenant du bal avec des airs de valse plein la tete qu'elle redit aux etoiles sous les blancheurs de sa parure, ce Paris chaste baigne de lune claire ou s'eclosent les ames vierges, c'est ce Paris qu'il avait vu!... Et tout a coup, comme il montait le large escalier de la gare, si pres du retour vers le mauvais gite, il se surprenait a dire tout haut: "Mais je l'aime... je l'aime..." et c'est ainsi qu'il l'avait appris. -- Tu es la, Jean?... Que fais-tu donc? Fanny s'eveille en sursaut, effrayee de ne pas le sentir a cote d'elle. Il faut venir l'embrasser, mentir, raconter le bal du ministere, dire s'il y avait de jolies toilettes et avec qui il a danse; mais pour echapper a cette inquisition, surtout aux caresses qu'il redoute, tout impregne du souvenir de l'autre, il invente un travail presse, les dessins d'Hettema. -- Il n'y a plus de feu; tu vas avoir froid. -- Non, non... -- Au moins laisse la porte ouverte, que je voie ta lampe... Il doit jouer son mensonge jusqu'au bout, installer la table, les epures; puis assis, immobile, retenant son souffle, il songe, il se rappelle, et, pour fixer son reve, le raconte a Cesaire dans une longue lettre, pendant que le vent de nuit remue les branches qui craquent sans un froissement de feuilles, que les trains se succedent en grondant et que La Balue, trouble par la lumiere, s'agite dans sa petite cage, sautille d'un perchoir a l'autre avec des cris hesitants. Il dit tout, la rencontre dans les bois, le wagon, son emotion singuliere a l'entree de ces salons qu'il avait vus si lugubres et tragiques le jour de la consultation, des chuchotements furtifs dans les portes, de tristes regards echanges de chaise a chaise, et qui, ce soir, s'ouvraient animes et bruyants en une longue enfilade lumineuse. Bouchereau lui-meme n'avait plus sa physionomie dure, cet oeil noir, fouilleur et deconcertant sous ses gros sourcils d'etoupe, mais une expression reposee et paternelle de bonhomme qui consent a ce que l'on s'amuse chez lui. "Tout a coup elle est venue vers moi et je n'ai plus rien vu... Mon ami, elle s'appelle Irene, elle est jolie, l'air bon, les cheveux de ce brun dore des Anglaises, une bouche d'enfant toujours prete a rire... Oh! pas ce rire sans gaiete, qui agace chez tant de femmes; une vraie expansion de jeunesse et de bonheur... Elle est nee a Londres; mais son pere etait Francais et elle n'a pas d'accent du tout, seulement une adorable facon de prononcer certains mots, de dire "uncle" qui chaque fois met une caresse dans les yeux du vieux Bouchereau. Il l'a prise avec lui pour soulager la famille de son frere qui est nombreuse, et remplacer la soeur d'Irene, l'ainee, mariee depuis deux ans a son chef de clinique. Mais elle, voila, les medecins ne lui vont guere... Comme elle m'a amuse avec la betise de ce jeune savant exigeant de sa fiancee, sur toute chose, un engagement formel et solennel de leguer leur deux corps a la Societe d'anthropologie! ... Elle, c'est un oiseau voyageur. Elle aime les bateaux, la mer; la vue d'un beaupre tourne au large lui prend le coeur... Elle me disait tout cela librement, en camarade, bien _miss_ d'allures, malgre sa grace parisienne, et je l'ecoutais ravi de sa voix, de son rire, de la conformite de nos gouts, d'une certitude intime que le bonheur de ma vie etait la, a cote de ma main, et que je n'avais qu'a le saisir, l'emporter loin, bien loin, ou m'enverrait la carriere aventureuse..." -- Viens donc te coucher, m'ami... Il tressaute, s'arrete, cache instinctivement la lettre qu'il est en train d'ecrire! -- Tout a l'heure... Dors, dors... Il lui parle avec colere et, le dos tendu, ecoute le sommeil revenir dans cette respiration de femme, car ils sont tres pres l'un de l'autre, et si loin! "... Quoi qu'il arrive, ce sera la delivrance que cette rencontre et cet amour. Tu connais ma vie; tu as compris, sans que nous en parlions jamais, qu'elle est la meme qu'autrefois, que je n'ai pas pu m'affranchir. Mais ce que tu ne sais pas, c'est que j'etais pret a sacrifier fortune, avenir, tout, a cette habitude fatale ou je m'enlisais un peu plus chaque jour. Maintenant, j'ai trouve le ressort, le point d'appui qui me manquait; et pour ne plus laisser de recours a ma faiblesse, je me suis jure de ne retourner la-bas que libre et separe... A demain l'evasion..." Ce ne fut ni le lendemain ni le jour suivant. Il fallait un moyen pour s'evader, un pretexte, le denouement d'une querelle ou l'on crie: "Je m'en vais", pour ne plus revenir; et Fanny se montrait douce et gaie comme aux premiers temps illusionnes du menage. Ecrire "c'est fini" sans plus d'explications?... Mais cette violente ne se resignerait pas ainsi, le relancerait, s'acharnerait jusqu'a la porte de son hotel, de son bureau. Non, mieux vaudrait l'attaquer de face, la convaincre de l'irrevocable, du definitif de cette rupture, et sans colere comme sans pitie, lui en enumerer les causes. Mais avec ces reflexions, une peur lui revint du suicide d'Alice Dore. Il y avait devant chez eux, de l'autre cote du pave, une ruelle en pente conduisant a la voie et fermee d'une barriere; les voisins prenaient par la, les jours de presse, pour suivre les rails jusqu'a la gare. Et l'imagination du Meridional voyait, apres leur scene de rupture, sa maitresse s'echapper sur la route, joindre la traverse, se jeter sous les roues du train qui l'emportait. Cette crainte l'obsedait au point que la seule pensee de cette barriere battante, entre deux murs charges de lierre, lui faisait reculer l'explication. Encore s'il avait eu la un ami, quelqu'un pour la garder, l'assister a cette premiere crise; mais, terres dans leur collage comme des marmottes, ils ne connaissaient personne, et ce n'etait pas les Hettema, ces monstrueux egoistes luisants et noyes de graisse, bestialises encore par l'approche de leur hivernage d'Esquimaux, que la malheureuse aurait pu appeler au secours de son desespoir et de son abandon. Il fallait rompre, pourtant, et rompre vite. Malgre sa promesse a lui-meme, Jean etait retourne deux ou trois fois place Vendome, de plus en plus epris; et quoiqu'il n'eut rien dit encore, l'accueil a bras ouverts du vieux Bouchereau, l'attitude d'Irene ou se melaient dans la reserve une tendresse, une indulgence, et comme l'attente emue de la declaration, tout l'avertissait de ne plus tarder. Puis le supplice de mentir, les pretextes qu'il inventait pour Fanny, et l'espece de sacrilege d'aller des baisers de Sapho a la cour discrete, balbutiante... XI Au milieu de ces alternatives, il trouvait au ministere, sur sa table, la carte d'un monsieur venu deja deux fois dans la matinee, disait l'huissier avec un certain respect de la nomenclature suivante: C. GAUSSIN D'ARMANDY President des Submersionnistes de la Vallee du Rhone, Membre du Comite central d'etude et de vigilance, Delegue departemental, etc., etc. L'oncle Cesaire a Paris!... Le Fenat delegue, membre d'un comite de vigilance!... Sa stupeur durait encore, quand l'oncle parut, toujours brun comme une pomme de pin, ses yeux fous, son rire au coin des tempes, sa barbe du temps de la Ligue, mais au lieu de l'eternelle veste de futaine a cotes, une redingote en drap neuf bridant sur le ventre et donnant au petit homme une majeste vraiment presidentielle. Ce qui l'amenait a Paris? L'achat d'une machine elevatoire pour l'immersion de ses nouvelles vignes -- il prononcait le mot "elevatoire" avec une conviction qui le grandissait a ses propres yeux --, puis la commande de son buste que ses collegues lui demandaient pour orner la salle du conseil. -- Tu as vu, ajouta-t-il d'un air modeste, ils m'ont nomme president... Mon idee de submersion bouleverse le Midi... Et dire que c'est moi, le Fenat, qui suis en train de sauver les vins de France!... Il n'y a que les toques, vois-tu. Mais le but principal de son voyage, c'etait la rupture avec Fanny. Comprenant que l'affaire trainait en longueur, il venait donner un coup de main. -- Je m'y connais, tu penses... Quand courbebaisse a lache la sienne pour se marier... Avant d'attaquer son histoire, il s'arreta et, deboutonnant sa redingote, il en tira un petit portefeuille rondement tendu: -- D'abord, debarrasse-moi de ceci... Be oui! l'argent... la liberation du territoire... Il se trompa au geste de son neveu, comprit qu'il refusait par discretion: -- Prends donc! prends donc!... C'est ma fierte de pouvoir rendre au fils un peu de ce que le pere a fait pour moi... D'ailleurs, Divonne le veut ainsi. Elle est au courant de l'affaire, et si contente que tu penses a te marier, a secouer ton vieux crampon! Dans la bouche de Cesaire, apres le service que sa maitresse lui avait rendu, Jean trouva "vieux crampon" un peu injuste, et c'est avec une pointe d'amertume qu'il repondit: -- Reprenez votre portefeuille, mon oncle... vous savez mieux que personne combien ces questions sont indifferentes a Fanny. -- Oui, c'etait une bonne fille... dit l'oncle en oraison funebre, et il ajouta, clignant sa patte d'oie: Garde toujours l'argent... Avec les tentations de Paris, je l'aime mieux entre tes mains que dans les miennes; et puis il en faut pour les ruptures comme pour les duels... Il se leva la-dessus, declarant qu'il mourait de faim et que cette grosse question se discuterait mieux, la fourchette a la main, en dejeunant. Toujours la legerete gouailleuse du Meridional a traiter les affaires de femme. -- Entre nous, petit... Ils etaient attables dans un restaurant de la rue de Bourgogne, et l'oncle s'epanouissait, la serviette au menton, tandis que Jean grignotait du bout des dents, l'estomac serre. -- ... Je trouve que tu prends la chose trop au tragique. Je sais bien que le premier coup est dur, l'explication ennuyeuse; mais, si cela te coute trop, ne dis rien, fais comme Courbebaisse. Jusqu'au matin du mariage, la Mornas a tout ignore. Le soir, en sortant de chez sa future, il allait chercher la chanteuse a son beuglant, et la reconduisait chez elle. Tu me diras que ca n'est pas tres regulier ni bien loyal non plus. Mais quand on n'aime pas les scenes, et avec des femmes terribles comme Paola Mornas!... Il y avait pres de dix ans que ce grand beau garcon tremblait devant cette petite moricaude. Pour le decrochage, il fallait ruser, manoeuvrer... Et voici comme il s'y etait pris. La veille du mariage, un Quinze Aout, le jour de la fete, Cesaire proposa a la petite d'aller pecher une friture dans l'Yvette. Courbebaisse devait venir les rejoindre pour diner; et l'on s'en retournerait tous trois le lendemain soir, quand Paris aurait evapore son odeur de poussiere, de carcasses de fusees et d'huile a lampions. Ca va. Les voila tous deux etendus dans l'herbe au bord de cette petite riviere qui fretille et luit entre ses berges basses, fait les prairies si vertes et les saules si feuillus. Apres la peche, le bain. Ce n'etait pas la premiere fois qu'il leur arrivait de nager ensemble, Paola et lui, en bons garcons, en camarades; mais ce jour-la, cette petite Mornas, les bras, les jambes nues, son corps de maugrabine fait au moule, que la mouillure du costume plaquait de partout... peut-etre aussi l'idee que Courbebaisse lui avait donne carte blanche... Ah! la matine... Elle se retourna, le regarda dans les yeux, durement. -- Vous savez, Cesaire, n'y revenez plus. Il n'insista pas, de peur de gater son affaire, et se dit: "Ce sera pour apres diner." Tres gai, le diner, sur le balcon en bois de l'auberge, entre les deux drapeaux que le patron avait arbores en l'honneur du Quinze Aout. Il faisait chaud, les foins sentaient bon, et l'on entendait les tambours, les petards, la musique de l'orpheon qui courait les rues. -- Est-il embetant, ce Courbebaisse, de n'arriver que demain, disait la Mornas, qui s'etirait les bras avec un coup de champagne dans les yeux..., j'ai envie de m'amuser, moi, ce soir. -- Et moi, donc! Il etait venu s'appuyer a cote d'elle sur la rampe du balcon, encore brulante du soleil de la journee, et sournoisement, en sondeur, il passait le bras autour de sa taille: -- Oh! Paola... Paola... Cette fois, au lieu de se facher, la chanteuse se mit a rire, mais si fort, de si bon coeur qu'il finit par en faire autant. Meme tentative repoussee de la meme facon, le soir, en rentrant de la fete ou ils avaient danse, tire des macarons; et comme leurs chambres etaient voisines, elle lui chantait a travers la cloison: _T'es trop p'tit, t'es trop p'tit_..., avec toutes sortes de comparaisons desobligeantes entre lui et Courbebaisse. Il se tenait pour ne pas lui repondre, l'appeler la veuve Mornas; mais c'etait encore trop tot. Le lendemain, par exemple, en s'installant devant un bon dejeuner, pendant que Paola s'impatientait et s'inquietait, a la fin, de ne pas voir arriver son homme, ce fut avec une certaine satisfaction qu'il tira sa montre et dit solennellement: -- Midi, c'est fait... -- Quoi donc? -- Il est marie. -- Qui? -- Courbebaisse. Vlan! -- Ah! mon ami, quelle gifle... Dans toutes mes aventures galantes je n'ai jamais rien recu de pareil. Et, tout de suite, la voila qui veut partir... Mais, pas de train avant quatre heures... Et pendant ce temps l'infidele brulait les rails du P.-L.-M. vers l'Italie avec sa femme. Alors, dans sa rage, elle repique, m'abime de coups et de griffes; -- cette chance!... moi qui nous avais enfermes a clef; -- puis elle s'en prend a la vaisselle et tombe enfin dans une crise de nerfs epouvantable. A cinq, on la porte sur son lit, on la maintient, tandis que tout erafle, comme si je sortais d'un buisson de ronces, je cours pour trouver le medecin d'Orsay... Dans ces affaires-la, c'est comme sur le terrain, il faudrait toujours avoir un medecin avec soi. Me vois-tu, par les routes, a jeun, et un soleil!... Il faisait nuit quand je le ramenai... Tout a coup, en approchant de l'auberge, une rumeur de foule, un rassemblement sous les fenetres... Ah! mon Dieu, elle s'est suicidee? Elle a tue quelqu'un? Avec la Mornas c'etait plus vraisemblable... Je me precipite, et qu'est-ce que je vois?... Le balcon charge de lanternes venitiennes et la chanteuse debout, consolee et superbe, enroulee dans un des drapeaux et gueulant la _Marseillaise_, en pleine fete imperiale, au-dessus du peuple qui acclamait. Et voila, mon petit, comment s'est terminee la liaison de Courbebaisse; je ne te dirai pas que tout a ete fini d'une fois. Apres dix ans de fers, il faut toujours compter un peu de surveillance. Mais enfin, le plus fort s'etait passe sur moi; et j'en recevrai bien autant de la tienne, si tu veux. -- Ah! mon oncle, ce n'est pas le meme genre de femme. -- Va donc, dit Cesaire decachetant une boite de cigares qu'il approchait de son oreille pour s'assurer s'ils etaient secs, tu n'es pas le premier qui la quitte... -- C'est pourtant vrai... Et Jean se rattrapait avec bonheur a ce mot qui l'eut navre quelques mois auparavant. Au fond, l'oncle et son histoire comique le rassuraient un peu, mais ce qu'il n'admettait pas, c'etait le mensonge en partie double pendant des mois, cette hypocrisie, ce partage, il ne pourrait jamais s'y resoudre et n'avait que trop attendu. -- Alors, comment veux-tu faire?... Pendant que le jeune homme se debattait dans ces incertitudes, le membre du conseil de vigilance lissait sa barbe, essayait des sourires, des effets, des ports de tete, puis d'un air negligent: -- C'est loin d'ici qu'il demeure? -- Qui donc? -- Mais cet artiste, ce Caoudal dont tu m'as parle pour mon buste... On pourrait aller voir ses prix, pendant qu'on est ensemble... Caoudal, bien que celebre, grand mangeur d'argent, occupait toujours rue d'Assas l'atelier de ses premiers succes. Cesaire, tout en allant, s'informait de sa valeur artistique; il y mettrait le prix, certainement, mais ces messieurs du comite tenaient a une oeuvre de premier ordre. -- Oh! ne craignez rien, mon oncle, si Caoudal veut bien s'en charger... Et il lui enumerait les titres du sculpteur, membre de l'Institut, commandeur de la Legion d'honneur et d'une foule d'ordres etrangers. Le Fenat ouvrait de grands yeux. -- Et vous etes amis? -- Tres amis. -- Ce Paris, pas moins!... comme on y fait de belles connaissances. Gaussin aurait eu pourtant quelque honte a avouer que Caoudal etait un ancien amant de Fanny, et qu'elle les avait mis en relation. Mais on eut dit que Cesaire y pensait: -- C'est lui l'auteur de cette Sapho que nous avons a Castelet?... Alors il connait ta maitresse, et pourrait t'aider peut-etre a la rupture. L'Institut, la Legion d'honneur, ca impressionne toujours une femme... Jean ne repondit pas, songeant aussi peut-etre a utiliser l'influence du premier amant. Et l'oncle continuait d'un bon rire: -- A propos, tu sais, le bronze n'est plus chez ton pere... Quand Divonne a su, quand j'ai eu le malheur de lui dire que ca representait ta maitresse, elle n'a plus voulu qu'il fut la... Avec les manies du consul, ses difficultes au moindre changement, ce n'etait pas commode, surtout sans laisser soupconner le motif... Oh! les femmes... Elle a si bien manoeuvre qu'a cette heure M. Thiers preside sur la cheminee de ton pere, et la pauvre Sapho se ronge de poussiere dans la chambre du vent, avec les vieux chenets et les meubles hors d'usage; meme qu'elle a recu un atout dans le transport, le chignon casse et sa lyre qui ne tient plus. La rancune de Divonne, sans doute, qui lui aura porte malheur. Ils arrivaient rue d'Assas. Devant l'aspect modeste et travailleur de cette cite d'artistes, ces ateliers aux portes de remises numerotees, s'ouvrant de chaque cote d'une longue cour que terminent les batiments vulgaires d'une ecole communale aux perpetuelles melopees de lecture, le president des submersionnistes eut de nouveaux doutes sur le talent d'un homme aussi mediocrement loge; mais sitot entre chez Caoudal, il sut a quoi s'en tenir: "Pas pour cent mille francs, pas pour un million!..." hurlait le sculpteur au premier mot de Gaussin; et soulevant a mesure son grand corps du divan ou il s'allongeait dans le desordre et l'abandon de l'atelier: "Un buste!... Ah bien! oui... mais regardez donc la-bas cet ecrasement de platre en mille miettes... ma figure du prochain Salon que je viens de demolir a coups de maillet... Voila le cas que j'en fais, de la sculpture, et si tentante que soit la binette du monsieur... -- Gaussin d'Armandy... president... L'oncle rassemblait tous ses titres, mais il y en avait trop, Cadoual l'interrompit, et tourne vers le jeune homme: -- Vous me regardez, Gaussin... Vous me trouvez vieilli?..." C'est vrai qu'il avait bien son age dans ce jour tombe d'en haut sur les balafres, les creux et meurtrissures de sa tete viveuse et surmenee, sa criniere de lion montrant des rapes de vieux tapis, ses bajoues pendantes et flasques, et sa moustache aux tons de metal dedore qu'il ne se donnait plus la peine de friser ni de teindre... A quoi bon?... Cousinard, le petit modele, venait de partir. -- Oui, mon cher, avec mon mouleur, un sauvage, une brute, mais vingt ans!... L'intonation rageuse et ironique, il arpentait l'atelier, bousculant d'un coup de botte l'escabeau qui le genait au passage. Tout a coup, arrete devant le miroir enguirlande de cuivre au- dessus du divan, il se regardait avec une affreuse grimace: -- Suis-je assez laid, assez demoli, en voila des cordes, des fanons de vieille vache!... Il prenait son cou a poignee, puis dans un accent lamentable et comique, une prevoyance de vieux beau qui se pleure: -- Et dire que je regretterai ca, l'an prochain!... L'oncle restait effare. Cet academicien qui se tirait la langue racontait ses basses amours! Il y avait donc des toques partout, meme a l'Institut; et son admiration pour le grand homme s'amoindrissait de la sympathie qu'il ressentait pour ses faiblesses. -- Comment va Fanny?... Etes-vous toujours a Chaville?... fit Caoudal subitement apaise et venant s'asseoir a cote de Gaussin dont il tapotait familierement l'epaule. -- Ah! la pauvre Fanny, nous n'avons plus longtemps a vivre ensemble... -- Vous partez? -- Oui, bientot... et je me marie avant... Il faut que je la quitte. Le sculpteur eut un rire feroce: -- Bravo! Je suis content... Venge-nous, mon petit, venge-nous de ces coquines-la. Lache-les, trompe-les, et qu'elles pleurent, les miserables! Tu ne leur feras jamais autant de mal qu'elles en ont fait aux autres. L'oncle Cesaire triomphait: -- Tu vois, monsieur ne prend pas les choses aussi tragiquement que toi... Comprenez-vous cet innocent... ce qui le retient de s'en aller, c'est la peur qu'elle se tue! Jean avoua tres simplement l'impression que lui avait faite le suicide d'Alice Dore. -- Mais ce n'est pas la meme chose, dit Caoudal vivement... Celle- la, c'etait une triste, une molle aux mains tombantes... une pauvre poupee qui manquait de son... Dechelette a eu tort de croire qu'elle mourait pour lui... Un suicide par fatigue et ennui de vivre. Tandis que Sapho... ah! ouiche, se tuer... Elle aime bien trop l'amour et brulera jusqu'au bout, jusqu'aux bobeches. Elle est de la race des jeunes premiers qui ne changent jamais de role, et finissent sans dents, sans cils, dans leur peau de jeunes premiers... Regardez-moi donc... Est-ce que je me tue?... J'ai beau avoir du chagrin, je sais bien que, celle-la partie, j'en prendrai une autre, qu'il m'en faudra toujours... Votre maitresse fera comme moi, comme elle a deja fait... Seulement, elle n'est plus jeune, et ce sera plus difficile. L'oncle continuait a triompher: -- Te voila rassure, hein? Jean ne disait rien, mais ses scrupules etaient vaincus et sa resolution bien prise. Ils partaient, quand le sculpteur les rappela pour leur montrer une photographie ramassee sur la poussiere de sa table et qu'il essuyait d'un revers de manche. -- Tenez, la voila!... Est-elle jolie, la coquine... a se mettre a genoux devant... Ces jambes, cette gorge! Et c'etait terrible le contraste de ces yeux ardents, de cette voix passionnee avec le tremblement senile des gros doigts en spatule ou grelottait l'image souriante, aux charmes capitonnes de fossettes, de Cousinard le petit modele. XII -- C'est toi?... Comme tu viens de bonne heure!... Elle arrivait du fond du jardin, sa robe pleine de pommes tombees, et montait le perron tres vite, un peu inquiete de la mine a la fois genee et volontaire de son amant. -- Qu'y a-t-il donc? -- Rien, rien... c'est ce temps, ce soleil... J'ai voulu profiter du dernier beau jour pour faire un tour en foret, nous deux... Veux-tu? Elle eut son cri d'enfant de la rue, qui lui revenait chaque fois qu'elle etait contente: -- Oh! veine... Plus d'un mois qu'ils n'etaient sortis, bloques par les pluies, les bourrasques de novembre. On ne s'amusait pas toujours a la campagne; autant vivre dans l'arche avec les bestiaux de Noe... Elle avait quelques recommandations a faire a la cuisine, a cause des Hettema qui venaient diner; et pendant qu'il l'attendait dehors, sur le Pave des Gardes, Jean regardait la petite maison rechauffee de cette lumiere douce d'arriere-ete, la rue de campagne aux larges dalles moussues, avec cet adieu de nos yeux, etreignant et doue de memoire, aux endroits que nous allons quitter. La fenetre de la salle, grande ouverte, laissait echapper les vocalises du loriot, alternant avec les ordres de Fanny a la femme de service: -- Surtout n'oubliez pas, pour six heures et demie... Vous servirez d'abord la pintade... Ah! que je vous donne du linge... Sa voix sonnait, claire, heureuse, parmi des gresillements de cuisine et les petits cris de l'oiseau s'egosillant au soleil. Et lui qui savait que leur menage n'avait plus que deux heures a vivre, ces preparatifs de fete lui serraient le coeur. Il eut envie de rentrer, de tout lui dire, la, d'un coup; mais il eut peur de ses cris, de la scene epouvantable que le voisinage entendrait, d'un scandale a ameuter le haut et le bas Chaville. Il savait que dechainee, rien ne comptait plus pour elle, et s'en tint a son idee de la conduire en foret. -- Voila... j'y suis... Legere, elle prit son bras, l'avertissant de parler bas et de marcher vite en passant devant chez leurs voisins, dans la crainte qu'Olympe voulut les accompagner et gener leur bonne partie. Elle ne fut tranquille que le pave franchi et la voute du chemin de fer, lorsqu'ils eurent tourne a gauche dans le bois. Il faisait un temps doux, rayonnant, un soleil tamise d'une brume argentee et flottante, qui baignait toute l'atmosphere, s'accrochait aux taillis ou quelques arbres, entre leurs feuilles dorees tenant encore, gardaient des nids de pies, des paquets de gui vert a de grandes hauteurs. On entendait un cri d'oiseau, continu, en bruit de lime, et ces coups de bec sur le bois qui repondent au bucheron dans les coupes. Ils allaient lentement, marquant leurs pas sur la terre amollie par les pluies de l'automne. Elle avait chaud d'etre venue si vite, les joues allumees, les yeux brillants, s'arreta pour enlever la grande mantille de blonde, un cadeau de Rosa, dont elle s'etait garantie la tete en sortant, le reste fragile et couteux des splendeurs passees. La robe qu'elle portait, une pauvre robe en soie noire, craquee sous les bras, a la taille, il la lui connaissait depuis trois ans; et quand elle la relevait, en passant devant lui, a cause de quelque flaque, il voyait les talons de ses bottines qui se tournaient. Comme elle avait pris gaiement cette demi-misere, sans regret ni plainte, occupee de lui, de son bien-etre, jamais plus heureuse que lorsqu'elle le frolait, les deux mains croisees sur son bras. Et Jean se demandait en la regardant toute rajeunie de ce renouveau de soleil et d'amour, quelle poussee de seve il y avait dans une creature pareille, quelle merveilleuse faculte d'oubli et de pardon, pour garder tant de gaiete, d'insouciance, apres une vie de passions, de traverses et de larmes, tout cela marque sur son visage, mais s'effacant au moindre epanouissement de gaiete. -- C'est un cepe, je te dis que c'est un cepe... Elle entrait sous bois, enfoncait jusqu'aux genoux dans les feuilles mortes, revenait toute decoiffee et fripee par les ronces, et lui montrait ce petit reseau sur le pied du champignon qui distingue le vrai cepe du faux: -- Tu vois, il a le tulle!... Et elle triomphait. Lui n'ecoutait pas, distrait, s'interrogeant: -- Est-ce le moment?... Faut-il?... Mais le courage lui manquait, elle riait trop, ou l'endroit n'etait pas favorable; et il l'entrainait toujours plus loin, comme un assassin qui medite son coup. Il allait se decider, quand au tournant d'une allee, quelqu'un apparut et les derangea, le garde de ce peuplement, Hochecorne, qu'ils rencontraient quelquefois. Pauvre diable qui avait successivement perdu, dans la petite maison forestiere que l'Etat lui allouait au bord de l'etang, deux enfants, puis sa femme, et toujours des memes fievres pernicieuses. Des le premier deces, le medecin declarait le logement insalubre, trop pres de l'eau et de ses emanations; et malgre les certificats, les apostilles, on l'avait laisse la deux ans, trois ans, le temps de voir mourir tous les siens, a l'exception d'une petite fille avec qui il venait enfin de s'installer dans un logis neuf a l'entree du bois. Hochecorne, face de Breton tetu, aux yeux clairs et courageux, au front fuyant sous sa casquette d'uniforme, vrai type de fidelite, de superstition a toutes les consignes, avait la bricole de son fusil sur une epaule, sur l'autre la tete endormie de son enfant, qu'il portait. -- Comment va-t-elle? demanda Fanny souriant a cette fillette de quatre ans, palie et diminuee par la fievre, qui s'eveillait, ouvrait de grands yeux cercles de rose. Le garde soupira: -- Pas bien... J'ai beau la mener partout avec moi... voila qu'elle ne mange plus, qu'elle n'a de gout a rien; faut croire que c'etait trop tard quand on a change d'air et qu'elle a deja pris le mal... Elle est si legere, voyez, madame, on dirait une feuille... Un de ces jours elle va fiche le camp comme les autres... Bon Dieu!... Ce "bon Dieu!" tout bas, dans la moustache, c'etait toute sa revolte contre la cruaute des bureaux et des paperassiers. -- Elle tremble, on dirait qu'elle a froid. -- c'est la fievre, madame. -- Attendez, nous allons la rechauffer... Elle prit la mantille qui pendait sur son bras, en entoura la petite: -- Si, si, laissez donc... ce sera son voile de mariee, plus tard... Le pere eut un sourire navre, et remuant la menotte de l'enfant qui se rendormait, bleme dans tout ce blanc comme une petite morte, il lui faisait dire merci a la dame, puis s'eloignait avec un "bon Dieu!" perdu dans le craquement des branches sous ses pieds. Fanny n'etait plus gaie, serree contre lui de toute cette tendresse craintive de la femme que son emotion, tristesse ou joie, rapproche de celui qu'elle aime. Jean se disait: "Quelle bonne fille...", mais sans faiblir dans ses decisions, s'y affermissant au contraire, car sur la pente de l'allee ou ils entraient se levait l'image d'Irene, le souvenir du rayonnant sourire rencontre la et qui l'avait pris tout de suite, avant meme qu'il en connut le charme profond, la source intime de douceur intelligente. Il songea qu'il avait attendu jusqu'au dernier moment, que c'etait aujourd'hui jeudi... "Allons, il le faut..." et visant un rond-point a quelque distance, il se le donna comme derniere limite. Une eclaircie dans une coupe de bois, des arbres couches au milieu de copeaux, de sanglants debris d'ecorce, et des fagots, des trous de charbonnage... Un peu plus bas on voyait l'etang d'ou montait une buee blanche, et sur le bord la petite maison abandonnee, au toit tombant, aux fenetres cassees, ouvertes, le lazaret des Hochecorne. Apres, les bois remontaient vers Velizy, un grand coteau de toisons rousses, de haute futaie serree et triste... Il s'arreta brusquement: -- Si l'on se reposait un peu? Ils s'assirent sur une longue charpente jetee a terre, un ancien chene dont se comptaient les branches aux blessures de la hache. L'endroit etait tiede, egaye d'une pale reverberation lumineuse, et d'un parfum de violettes perdues. -- Comme il fait bon!... dit-elle, alanguie sur son epaule et cherchant la place d'un baiser dans son cou. Il se recula un peu, lui prit la main. Alors, devant l'expression subitement durcie de son visage, elle s'effraya: -- Quoi donc? Qu'y a-t-il? -- Une mauvaise nouvelle, ma pauvre amie... Hedouin, tu sais, celui qui est parti a ma place... Il parlait peniblement, avec une voix rauque dont le son l'etonnait lui-meme, mais qui se raffermissait vers la fin de l'histoire preparee d'avance... Hedouin tombe malade en arrivant a son poste, et lui, designe d'office pour aller le remplacer. Il avait trouve cela plus facile a dire, moins cruel que la verite. Elle l'ecouta jusqu'au bout sans l'interrompre, la face d'une paleur grise, l'oeil fixe. -- Quand pars-tu? demanda-t-elle, en retirant sa main. -- Mais ce soir... cette nuit... Et la voix fausse et dolente, il ajouta: -- Je compte passer vingt-quatre heures a Castelet, puis m'embarquer a Marseille... -- Assez, ne mens plus, cria-t-elle dans une explosion farouche qui la mit debout, ne mens plus, tu ne sais pas!... Le vrai, c'est que tu te maries... Il y a assez longtemps que ta famille te travaille... Ils ont tellement peur que je te retienne, que je t'empeche d'aller chercher le typhus ou la fievre jaune... Enfin les voila satisfaits... La demoiselle a ton gout, il faut croire... Et quand je pense aux noeuds de cravate que je te faisais, le jeudi!... Etais-je assez bete, hein? Elle riait d'un rire douloureux, atroce, qui tordait sa bouche, montrait l'ecart que faisait sur le cote la cassure toute recente sans doute, car il ne l'avait pas vue encore, d'une de ses belles dents nacrees dont elle etait si fiere; et cela, cette dent manquante dans cette figure terreuse, creusee, bouleversee, fit a Gaussin une peine horrible. -- Ecoute-moi, dit-il la reprenant, l'asseyant de force contre lui... Eh bien, oui, je me marie... Mon pere y tenait, tu sais bien; mais qu'est-ce que cela peut te faire puisque je dois partir?... Elle se degagea, voulant garder sa colere: -- Et c'est pour m'apprendre ca, que tu m'as fait faire une lieue a travers bois... Tu t'es dit: Au moins on ne l'entendra pas, si elle crie... Non, tu vois... pas un eclat, pas une larme. D'abord, j'en ai plein le dos du joli garcon que tu es... tu peux t'en aller, ce n'est pas moi qui te ferai revenir... Sauve toi donc dans les Iles avec ta femme, ta petite, comme on dit chez toi... Elle doit etre propre, la petite... laide comme un gorille, ou alors enceinte a pleine ceinture... car tu es aussi jobard que ceux qui te l'ont choisie. Elle ne se retenait plus, lancee dans un debordement d'injures, d'infamies, jusqu'a ne pouvoir begayer a la fin que des mots "lache... menteur... lache..." sous son nez, en provocation, comme on montre le poing. C'etait au tour de Jean de l'ecouter sans rien dire, sans aucun effort pour l'arreter. Il l'aimait mieux ainsi, insultante, ignoble, la vraie fille du pere Legrand; la separation serait moins cruelle... En eut-elle conscience? Mais elle se tut tout a coup, tomba, la tete et le buste en avant, dans les genoux de son amant, avec un grand sanglot qui la secouait toute, et d'ou sortait une plainte entrecoupee: -- Pardon, grace... je t'aime, je n'ai que toi... Mon amour, ma vie, ne fais pas ca... ne me laisse pas... qu'est-ce que tu veux que je devienne? L'emotion le gagnait... Oh! voila ce qu'il avait redoute... Les larmes montaient d'elle a lui, et il renversait la tete en arriere pour les garder dans ses yeux debordants, essayant de l'apaiser par des mots betes, et toujours cet argument raisonnable: -- Mais puisque je devais partir... Elle se redressa avec ce cri qui devoilait tout son espoir: -- Eh! tu ne serais pas parti. Je t'aurais dit: Attends, laisse- toi aimer encore... Crois-tu que cela se retrouve deux fois d'etre aime comme je t'aime?... Tu as le temps de te marier, tu es si jeune... moi, bientot, je serai finie... je ne pourrai plus, et alors nous nous quitterons naturellement. Il voulut se lever; il eut ce courage, et de lui dire que tout ce qu'elle faisait etait inutile; mais s'accrochant a lui, se trainant agenouillee dans la boue restee a ce creux de vallon, elle le forcait a reprendre sa place, et devant lui, dans ses jambes, avec le souffle de ses levres, la voluptueuse etreinte de ses yeux, et des caresses enfantines, les mains a plat sur cette figure qui se raidissait, les doigts dans ses cheveux, dans sa bouche, elle essayait de tisonner les cendres froides de leur amour, lui redisait tout bas les delices passes, les reveils sans force, l'enlacement aneanti de leurs apres-midi du dimanche. Tout cela n'etait rien aupres de ce qu'elle lui donnerait encore; elle savait d'autres baisers, d'autres ivresses, elle en inventerait pour lui... Et pendant qu'elle lui chuchotait de ces mots comme les hommes en entendent a la porte des bouges, elle avait de grosses larmes ruisselant sur une expression d'agonie et de terreur, se debattait, criait d'une voix de reve: -- Oh! que ca ne soit pas... dis que ce n'est pas vrai que tu me quittes... Et des sanglots encore, des gemissements, des appels au secours, comme si elle lui voyait un couteau dans les mains. Le bourreau n'etait guere plus vaillant que la victime. Sa colere, il ne la craignait pas plus que ses caresses; mais il restait sans defense contre ce desespoir, cette bramee qui remplissait le bois, allait s'eteindre sur l'eau morte et fievreuse ou descendait un triste soleil rouge... Il pensait bien souffrir, mais pas a cette acuite; et il lui fallait tout l'eblouissement du nouvel amour pour resister a la relever des deux mains, lui dire: -- Je reste, tais-toi, je reste... Depuis combien de temps s'epuisaient-ils ainsi tous deux?... Le soleil n'etait plus qu'une barre toujours plus etroite au couchant; l'etang se teignait d'un gris d'ardoise, et l'on eut dit que sa vapeur malsaine envahissait la lande et le bois, les coteaux en face. Dans l'ombre qui les gagnait, il ne voyait plus que cette figure pale, levee vers lui, cette bouche ouverte, clamant d'une intarissable plainte. Un peu apres, la nuit venue, les cris s'apaiserent. Maintenant, c'etait un bruit de larmes a flots, sans fin, une de ces longues pluies installees sur le grand fracas de l'orage, et de temps en temps un "Oh!..." profond et sourd comme devant quelque chose d'horrible qu'elle chassait et revoyait toujours. Puis, plus rien. C'est fini, la bete est morte... Une bise froide se leve, froisse les branches, apportant l'echo d'une heure lointaine. -- Allons, viens, ne reste pas la. Il la souleve doucement, la sent molle dans ses mains, obeissante comme un enfant et convulsionnee de gros soupirs. Il semble qu'elle garde une peur, un respect de l'homme qui vient de se montrer si fort. Elle marche a cote de lui, de son pas, mais timidement, sans lui donner le bras; et a les voir ainsi, chancelants et mornes, par les allees ou les guide le reflet jaune du terrain, on dirait un couple de paysans, qui rentre harasse d'une longue fatigue en plein air. A la lisiere, une lueur apparait, la porte ouverte d'Hochecorne, eclairant la silhouette arretee de deux hommes: -- Est-ce vous, Gaussin? demande la voix d'Hettema qui s'approche avec le garde. Ils commencaient a etre inquiets de ne pas les voir revenir, et de ces gemissements qu'on entendait a travers bois. Hochecorne allait prendre son fusil, se mettre a leur recherche... -- Bonsoir, monsieur, madame... c'est la petite qui est contente de son chale... A fallu que je la couche, avec..." Leur derniere action en commun, cette charite de tout a l'heure, leurs mains une derniere fois liees autour de ce petit corps moribond. -- Adieu, adieu, pere Hochecorne. Et ils se hatent tous trois vers la maison, Hettema toujours tres intrigue de ces clameurs qui remplissaient le bois. -- Ca montait, descendait, on aurait dit une bete qu'on egorge... Mais comment n'avez-vous rien entendu? Ni l'un ni l'autre ne repondent. Au coin du Pave des Gardes, Jean hesite. -- Reste diner... lui dit-elle tout bas, suppliante... Ton train est passe... tu prendras celui de neuf heures. Il rentre avec eux. Que peut-il craindre? On ne recommence pas deux fois une scene pareille, et c'est bien le moins qu'il lui donne cette petite consolation. La salle est chaude, la lampe eclaire bien, et le bruit de leurs pas dans la traverse a prevenu la servante, qui apporte la soupe sur la table. "Enfin, vous voila!..." dit Olympe deja installee, la serviette remontee sous ses bras courts. Elle decouvre la soupiere et s'arrete tout a coup avec un cri: -- Mon Dieu, ma chere!... Have, de dix ans plus vieille, les paupieres gonflees et sanglantes, de la boue sur sa robe, jusque dans ses cheveux, le desordre effare d'une pierreuse qui sort d'une chasse de police, c'est Fanny. Elle respire un moment, ses pauvres yeux brules clignotent a la lumiere, et peu a peu la chaleur de la petite maison, cette table gaiement servie, provoquent le souvenir des bons jours, un nouveau rappel de larmes ou se distinguent ces mots: -- Il me quitte... Il se marie. Hettema, sa femme, la paysanne qui les sert se regardent, regardent Gaussin. "Enfin, dinons toujours", dit le gros homme qu'on sent furieux; et le bruit des cuillerees voraces se mele a un ruissellement d'eau dans la chambre voisine, ou Fanny est en train d'eponger son visage. Quand elle revient toute bleuie de poudre, en blanc peignoir de laine, les Hettema l'epient avec angoisse, s'attendant a quelque nouvelle explosion, et sont tres etonnes de la voir, sans un mot, se jeter sur les plats gloutonnement, comme un naufrage, combler le creusement de son chagrin et le gouffre de ses cris de tout ce qu'elle trouve a portee, le pain, les choux, une aile de pintade, des pommes. Elle mange, elle mange... On cause d'abord d'un air contraint, puis plus librement, et comme avec les Hettema ce n'est que de choses bien plates et materielles, la facon d'accommoder les crepes aux confitures, ou si le crin vaut mieux que la plume pour dormir, on arrive sans encombre au cafe, que le gros menage agremente d'un petit caramel savoure lentement, les coudes sur la table. C'est plaisir de voir le bon regard confiant et tranquille qu'echangent ces lourds compagnons de creche et de litiere. Ils n'ont pas envie de se quitter, ceux-la. Jean surprend ce regard et, dans l'intimite de la salle pleine de souvenirs, d'habitudes tapies a tous les coins, une torpeur de fatigue, de digestion, de bien-etre l'envahit. Fanny qui le surveille a rapproche doucement sa chaise, coule ses jambes, glisse son bras sous le sien. -- Ecoute, dit-il brusquement... Neuf heures... vite, adieu... Je t'ecrirai. Il est debout, dehors, la rue franchie, tate dans l'ombre pour ouvrir la barriere du passage. Deux bras l'etreignent a plein corps: -- Embrasse-moi au moins... Il se sent pris sous le peignoir ouvert ou elle est nue, penetre de cette odeur, de cette chaleur de chair de femme, bouleverse de ce baiser d'adieu qui lui laisse dans la bouche un gout de fievre et de larmes; et elle, tout bas, le sentant faible: -- Encore une nuit, plus qu'une... Un signal sur la voie... C'est le train!... Comment eut-il la force de se degager, de bondir jusqu'a la gare dont les fanaux luisaient a travers les branches defeuillees? Il s'en etonnait encore, tout haletant dans un coin de wagon, guettant par la portiere les fenetres allumees de la maisonnette, une forme blanche contre la barriere... -- Adieu! adieu!... Et ce cri rassurait la terreur silencieuse qu'il venait d'avoir a ce tournant des rails, en apercevant sa maitresse a la place occupee par son reve de mort. La tete dehors, il voyait fuir et diminuer et rouler dans le pelotonnement des terrains leur petit pavillon, dont la lueur n'etait plus qu'une etoile egaree. Tout a coup il sentit une joie, un soulagement enormes. Comme on respirait, que c'etait beau toute cette vallee de Meudon et ces grands coteaux noirs degageant au loin un triangle etincelant d'innombrables lumieres, egrenees vers la Seine en cordons reguliers! Irene l'attendait la, et il allait a elle de toute la vitesse du train, de tout son desir d'amoureux, de tout son elan vers l'honnete et jeune vie... Paris!... Il arretait une voiture pour se faire conduire place Vendome. Mais, sous le gaz, il apercut ses vetements, ses souliers couverts de boue, une boue lourde, epaisse, tout son passe qui le tenait encore pesamment et salement. "Oh! non, pas ce soir..." Et il rentra a son ancien hotel, rue Jacob, ou le Fenat lui avait retenu une chambre pres de la sienne. XIII Le lendemain, Cesaire, qui s'etait charge de la commission delicate d'aller a Chaville reprendre les effets, les livres de son neveu, consommer la rupture par le demenagement, revint fort tard, alors que Gaussin commencait a se fatiguer de toutes sortes de suppositions folles ou sinistres. Enfin un fiacre a galerie, lourd comme un corbillard, tourna le coin de la rue Jacob, charge de caisses ficelees et d'une enorme malle qu'il reconnut pour la sienne, et l'oncle rentra mysterieux et navre: -- J'ai ete long, pour ramasser le tout en une fois et n'etre pas oblige d'y revenir... Puis, montrant les colis que deux garcons rangeaient par la chambre: -- Ici le linge, les vetements, la tes papiers, tes livres... Il ne manque que tes lettres; elle m'a supplie de les lui laisser encore pour les relire, avoir quelque chose de toi. J'ai pense que ca n'offrait pas de danger... C'est une si bonne fille... Il souffla longuement, assis sur la malle, et s'epongeant le front avec son mouchoir de soie ecrue, large comme une serviette. Jean n'osait demander des details, dans quelles dispositions il l'avait trouvee; l'autre n'en donnait pas, de peur de l'attrister. Et ils remplirent ce silence, difficile, gros de choses inexprimees, par des remarques sur le temps change brusquement depuis la veille, tourne au froid, sur l'aspect lamentable de cette banlieue de Paris deserte et denudee, plantee de cheminees d'usines et de ces enormes cylindres de fonte, reservoirs des maraichers. Puis au bout d'un moment: -- Elle ne vous a rien donne pour moi, mon oncle? -- Non... tu peux etre tranquille... Elle ne t'embetera pas, elle a pris son parti avec beaucoup de resolution et de dignite... Pourquoi Jean vit-il dans ce peu de mots une intention de blame, un reproche de sa rigueur? -- C'est egal, corvee pour corvee, reprenait l'oncle, j'aimais mieux encore les griffes de la Mornas que le desespoir de cette malheureuse. -- Elle a beaucoup pleure? -- Ah! mon ami... Et si bien, d'un tel coeur, que je sanglotais moi-meme en face d'elle sans la force de... Il s'ebroua, secoua son emotion d'un coup de tete de vieille chevre: -- Enfin, que veux-tu? ce n'est pas ta faute... tu ne pouvais passer toute ta vie la... Les choses sont tres convenablement faites, tu lui laisses de l'argent, un mobilier... Et maintenant, voguent les amours! Tache de nous mener ton mariage rondement... Des affaires trop serieuses pour moi, par exemple... Il faudra que le consul s'en mele... Moi, je suis pour les liquidations de la main gauche... Et brusquement repris d'un acces melancolique, le front a la vitre, regardant le ciel bas qui ruisselait entre les toits: -- C'est egal, le monde devient triste... De mon temps on se separait plus gaiement que ca. Le Fenat parti, suivi de sa machine elevatoire, Jean, prive de cette bonne humeur remuante et bavarde, eut une longue semaine a passer, une impression de vide et de solitude, tout le noir desorientement d'un veuvage. En pareil cas, meme sans le regret d'une passion, on cherche son double, il vous manque; car l'existence a deux, la cohabitation de la table et du lit, creent un tissu de liens invisibles et subtils, dont la solidite ne se revele qu'a la douleur, a l'effort de la brisure. L'influence du contact et de l'habitude est si miraculeusement penetrante que deux etres vivant de la meme vie en arrivent a se ressembler. Ses cinq ans de Sapho n'avaient pu le petrir encore a ce point; mais son corps gardait pourtant les marques de la chaine, en subissait le lourd entrainement. Et de meme que, plusieurs fois, ses pas l'auraient tout seuls dirige vers Chaville au sortir de son bureau, il lui arrivait le matin de chercher a cote de lui sur l'oreiller les cheveux noirs en nappes lourdes, demordus de leur peigne, ou tombait son premier baiser. Les soirees surtout lui semblaient interminables, dans cette chambre d'hotel qui lui rappelait les premiers temps de leur liaison, la presence d'une autre maitresse delicate et silencieuse, dont la petite carte embaumait la glace d'un parfum d'alcove et du mystere de son nom: Fanny Legrand. Alors il s'en allait se fatiguer, marcher, s'etourdir aux flonflons et aux lumieres de quelque petit theatre, jusqu'au moment ou le vieux Bouchereau lui donnait le droit de passer trois soirees par semaine aupres de sa fiancee. On s'etait enfin entendu. Irene l'aimait, _Uncle_ voulait bien; ce serait pour les premiers jours d'avril, a la fin du cours. Trois mois d'hiver a se voir, a s'apprendre, se desirer, faire la paraphrase aimante et charmante du premier regard qui lie les ames et du premier aveu qui les trouble. Le soir des accordailles, en rentrant chez lui sans la moindre envie de dormir, Jean eprouva le desir de faire sa chambre ordonnee et laborieuse, par cet instinct naturel de mettre notre vie en rapport avec nos idees. Il installa sa table et ses livres non encore deficeles, tasses au fond d'une de ces caisses faites a la hate, les codes entre une pile de mouchoirs et une vareuse de jardin. De l'entrebaillement d'un dictionnaire de Droit commercial, le plus frequemment feuillete, tombait alors une lettre sans enveloppe, a l'ecriture de la maitresse. Fanny l'avait confiee au hasard de travaux futurs, se mefiant de l'attendrissement trop court de Cesaire, pensant qu'elle arriverait plus surement ainsi. Il se defendait d'abord de l'ouvrir, mais cedait aux premiers mots bien doux, bien raisonnables, dont l'agitation se sentait seulement au tremble de la plume, a l'inegale conduite des lignes. Elle ne demandait qu'une grace, une seule, qu'il revint de temps a autre. Elle ne dirait rien, ne reprocherait rien, ni le mariage, ni cette separation qu'elle savait absolue et definitive. Mais le voir!... "Songe que c'est pour moi un coup terrible et si inattendu, si brusque... Je suis comme apres une mort ou un incendie, ne sachant a quoi me prendre. Je pleure, j'attends, je regarde la place de mon bonheur. Il n'y aurait que toi pour m'acclimater a cette situation nouvelle... C'est une charite, viens me voir, que je ne me sente pas si seule... j'ai peur de moi..." Ces plaintes, ce suppliant appel couraient tout le long de la lettre, se reprenaient chaque fois au meme mot: "Viens, viens..." Il pouvait se croire dans la clairiere au milieu des bois avec Fanny a ses pieds, et sous la cendre violette du soir, cette pauvre figure levee vers lui, toute fripee et molle de larmes, cette bouche ouverte qui s'emplissait d'ombre a crier. C'est cela qui le poursuivit toute la nuit, cela qui troubla son sommeil, et non l'heureuse ivresse qu'il avait rapportee de la-bas. C'est cette figure vieillie, fletrie, qu'il revoyait, malgre tous ses efforts pour mettre entre lui et elle le visage aux purs contours, a la pulpe d'oeillet en fleur, que l'aveu de l'amour teintait de petites flammes roses sous les yeux. Cette lettre avait huit jours de date; huit jours que la malheureuse attendait un mot, ou une visite, l'encouragement a la resignation qu'elle demandait. Mais comment n'avait-elle pas recrit depuis? Peut-etre etait-elle malade; et d'anciennes craintes lui revenaient. Il pensa qu'Hettema pourrait lui donner des nouvelles, et, confiant dans la regularite de ses habitudes, alla l'attendre devant le Comite d'artillerie. Le dernier coup de dix heures sonnait a Saint-Thomas d'Aquin lorsque le gros homme tourna le coin de la petite place, le collet retrousse, la pipe aux dents, qu'il tenait a deux mains pour se chauffer les doigts. Jean le regardait venir de loin, tres emu de tout ce qu'il lui rappelait; mais Hettema l'accueillit d'un mouvement d'humeur a peine contraint. -- Vous voila!... Je ne sais pas si nous vous avons maudit cette semaine!... nous qui sommes alles a la campagne pour vivre au calme... Et sur la porte, en finissant sa pipe, il lui raconta que le dimanche precedent ils avaient invite Fanny a diner chez eux avec l'enfant dont c'etait le jour de sortie, histoire de la distraire un peu de ses vilaines idees. En effet, on avait mange assez gaiement, meme elle leur chantait un morceau de musique au dessert; puis on se separait vers dix heures, et ils s'appretaient a se mettre au lit delicieusement, quand tout a coup on frappe aux volets et la voix du petit Joseph appelle effaree: -- Venez vite, maman veut s'empoisonner... Hettema se precipite, arrive a temps pour lui arracher de force le flacon de laudanum. Il avait fallu se battre, la prendre a bras- le-corps, la maintenir et se defendre, contre les coups de tete, les coups de peigne dont elle lui abimait la figure. Dans la lutte, la fiole se brisait, le laudanum repandu partout, et il n'en avait pas ete autre chose que des vetements taches et empestes de poison. -- Mais vous comprenez bien que des scenes pareilles, tout ce drame de faits-divers, pour des gens tranquilles... Aussi c'est fini, j'ai donne conge, le mois prochain je demenage... Il remit sa pipe dans l'etui, et avec un adieu bien paisible disparut sous les arcades basses d'une petite cour, laissant Gaussin tout bouleverse de ce qu'il venait d'entendre. Il se representait la scene dans cette chambre qui avait ete leur chambre, l'effroi du petit appelant au secours, la lutte brutale avec le gros homme, et il croyait sentir le gout opiace, l'amertume somnolente du laudanum repandu. L'epouvante lui en resta tout le jour, aggravee de l'isolement ou elle allait se trouver. Les Hettema partis, qui lui retiendrait la main a la nouvelle tentative? Une lettre vint le rassurer un peu. Fanny le remerciait de n'etre pas si dur qu'il voulait le paraitre, puisqu'il prenait encore quelque interet a la pauvre abandonnee: "On t'a dit, n'est-ce pas?... J'ai voulu mourir... c'etait de me sentir si seule!... J'ai essaye, je n'ai pas pu, on m'a arretee, ma main tremblait peut-etre... la peur de souffrir, de devenir laide... Oh! cette petite Dore, comment a-t-elle eu le courage?... Apres la premiere honte de m'etre manquee, c'a ete une joie de penser que je pourrais t'ecrire, t'aimer de loin, te voir encore; car je ne perds pas l'espoir que tu viendras une fois, comme on vient chez une amie malheureuse, dans une maison en deuil, par pitie, seulement par pitie." Des lors il arriva de Chaville tous les deux ou trois jours une capricieuse correspondance, longue, courte, un journal de douleur qu'il n'eut pas la force de renvoyer et qui agrandit dans ce coeur tendre la place a vif d'une pitie sans amour, non plus pour la maitresse, mais pour l'etre humain souffrant a cause de lui. Un jour c'etait le depart de ses voisins, ces temoins de son bonheur passe qui lui emportaient tant de souvenirs. A present elle n'avait plus pour les lui rappeler que les meubles, les murs de leur petite maison, et la femme de service, pauvre bete sauvage, aussi peu interessee aux choses que le loriot, tout frileux de l'hiver, tristement ebouriffe dans un coin de sa cage. Un autre jour, un pale rayon egayant la vitre, elle se reveillait toute joyeuse dans cette persuasion: il viendra aujourd'hui!... Pourquoi?... rien, une idee... Tout de suite elle se mettait a faire la maison belle, et la femme coquette avec sa robe des dimanches et la coiffure qu'il aimait; puis jusqu'au soir, jusqu'a la derniere goutte de lumiere, elle comptait les trains a la fenetre de la salle, l'ecoutait venir par le Pave des Gardes... Fallait-il etre folle! Quelquefois rien qu'une ligne: "Il pleut, il fait noir... je suis seule et je te pleure..." Ou bien elle se contentait de mettre sous enveloppe une pauvre fleur toute trempee et raide de frimas, la derniere de leur petit jardin. Mieux que toutes les plaintes, cette fleur ramassee sous la neige, disait l'hiver, la solitude, l'abandon; il voyait la place, au bout de l'allee, et contre les plates-bandes, une jupe de femme mouillee jusqu'a l'ourlet, allant et revenant dans une solitaire promenade. Cette pitie qui lui angoissait le coeur le faisait vivre encore avec Fanny, malgre la rupture. Il y songeait, se la figurait a toute heure; mais par une singuliere defaillance de sa memoire, quoiqu'il n'y eut guere plus de cinq ou six semaines depuis leur separation, et que les moindres details de leur interieur lui fussent encore presents, la cage de La Balue en face d'un coucou en bois gagne a une fete de campagne, jusqu'aux branches du noisetier qui battaient au moindre vent la vitre de leur cabinet de toilette, la femme elle-meme ne lui apparaissait plus distinctement. Il la voyait dans un reculement de brume avec un seul detail de sa figure, accentue et penible, la bouche deformee, le sourire troue par cette dent qui manquait. Ainsi vieillie, qu'allait-elle devenir, la pauvre creature contre qui il avait dormi si longtemps? L'argent fini qu'il lui avait laisse, ou irait-elle, jusque vers quel bas-fond? Et tout a coup se dressait dans son souvenir, la triste raccrocheuse, rencontree le soir dans une taverne anglaise, mourant de soif devant sa tranche de saumon fume. Elle deviendrait cela, celle dont il avait si longtemps accepte les soins, la tendresse passionnee et fidele. Et cette idee le desesperait... Cependant, que faire? Parce qu'il avait eu le malheur de rencontrer cette femme, de vivre quelque temps avec elle, etait-il condamne a la garder toujours, a lui sacrifier son bonheur? Pourquoi lui et pas les autres? Au nom de quelle justice? Tout en s'interdisant de la revoir, il lui ecrivait; et ses lettres a dessein positives et seches laissaient deviner son emotion sous des conseils de sagesse et d'apaisement. Il l'engageait a retirer Joseph de pension, a le reprendre pour s'occuper, se distraire; mais Fanny refusait. A quoi bon mettre cet enfant en presence de sa douleur, de son decouragement? c'etait bien assez du dimanche ou le petit rodait de chaise en chaise, errait de la salle au jardin, devinant qu'un grand malheur avait attriste la maison, et n'osant plus demander des nouvelles de "papa Jean" depuis qu'on lui avait dit avec des sanglots qu'il etait parti, qu'il ne reviendrait plus: -- Tous mes papas s'en vont, alors! Et ce mot du petit abandonne, tombant d'une lettre navrante, restait lourd sur le coeur de Gaussin. Bientot, cette pensee de la savoir a Chaville devint une oppression telle, qu'il lui conseilla de rentrer dans Paris, de voir du monde. Avec sa triste experience des hommes et des ruptures, Fanny ne vit dans cette offre qu'un affreux egoisme, l'envie de se debarrasser d'elle a jamais, par un de ces brusques beguins dont elle etait familiere; et elle s'en expliqua avec sincerite: "Tu sais ce que je t'ai dit autrefois... Je resterai ta femme malgre tout, ta femme aimante et fidele. Notre petite maison m'enveloppe de toi, et je ne voudrais la quitter pour rien au monde... Que ferais-je a Paris? J'ai le degout de mon passe qui t'eloigne; et puis, songe a quoi tu nous exposes... Tu te crois donc bien fort? Viens, alors, mechant... une fois, rien qu'une..." Il n'y alla pas; mais, un dimanche, l'apres-midi, seul et travaillant, il entendit frapper deux petits coups a sa porte. Il tressaillit, reconnut sa facon vive de s'annoncer comme autrefois. Craignant de trouver en bas quelque consigne, elle etait montee d'une haleine, sans rien demander. Il s'approcha, les pas enfonces dans le tapis, entendant son souffle par la feuillure: -- Jean, es-tu la?... Oh! cette voix humble et brisee... Encore une fois, pas bien fort: "Jean!..." puis une plainte soupiree, le froissement d'une lettre, et la caresse et l'adieu d'un baiser jete. L'escalier descendu marche a marche, lentement, comme si elle attendait un rappel, Jean, seulement alors, ramassa la lettre et l'ouvrit. On avait enterre le matin la petite Hochecorne a l'hospice des Enfants-Malades. Elle etait venue avec le pere et quelques personnes de Chaville, et n'avait pu se defendre de monter pour le voir ou laisser ces lignes ecrites d'avance. "... Quand je te le disais!... si j'habitais Paris, on ne verrait que moi dans ton escalier... Adieu, m'ami, je rentre chez nous..." Et en lisant, les yeux brouilles de larmes, il se rappelait la meme scene rue de l'Arcade, la douleur de l'amant congedie, la lettre glissee sous la porte, et le rire sans coeur de Fanny. Elle l'aimait donc plus qu'il n'aimait Irene! Ou bien est-ce que l'homme, plus mele que la femme au combat des affaires et de la vie, n'a pas comme elle l'exclusivisme de l'amour, l'oubli et l'indifference de tout ce qui n'est pas sa passion, absorbante et unique? Cette torture, ce mal de pitie dont il souffrait, ne s'apaisait qu'aupres d'Irene. Ici seulement l'angoisse se desserrait, fondait sous le doux rayon bleu de ses regards. Il ne lui restait plus qu'une grande lassitude, une tentation de mettre la tete sur son epaule et de rester la, sans parler, sans bouger, a l'abri. -- Qu'avez-vous, lui disait-elle... Est-ce que vous n'etes pas heureux? Si, bien heureux. Mais pourquoi son bonheur etait-il fait de tant de tristesse et de larmes? Et par moments il aurait voulu tout lui dire, comme a une amie intelligente et bonne; sans songer, pauvre fou, au trouble que de pareilles confidences agitent dans les ames toutes neuves, aux inguerissables blessures qu'elles peuvent faire a la confiance d'une affection. Ah! s'il avait pu l'emporter, fuir avec elle! il sentait que ce serait la fin des tourments; mais le vieux Bouchereau ne voulait pas faire grace d'une heure sur le temps fixe: -- Je suis vieux, je suis malade... Je ne verrai plus mon enfant, ne me privez pas de ces derniers jours... Sous son air dur, c'etait le meilleur des hommes que ce grand homme. Condamne sans remission par la maladie de coeur dont il suivait et constatait lui-meme les progres, il en parlait avec un sang-froid admirable, continuait ses cours en suffoquant, auscultait des malades moins atteints que lui. Une seule faiblesse dans ce vaste esprit, et marquant bien l'origine paysanne du Tourangeau: son respect pour les titres, la noblesse. Et le souvenir des petites tourelles de Castelet, le vieux nom d'Armandy n'avaient pas ete etrangers a sa facilite d'agreer Jean comme mari de sa niece. Le mariage se ferait a la gentilhommiere, ce qui eviterait de deplacer la pauvre maman qui envoyait tous les huit jours a sa future fille une bonne lettre bien tendre, dictee a Divonne ou a l'une des petites de Bethanie. Et c'etait une joie douce pour lui de parler avec Irene de ses gens, de retrouver Castelet place Vendome, toutes ses affections serrees autour de sa chere fiancee. Seulement il s'effrayait de se sentir si vieux, si las en face d'elle, de la voir prendre un plaisir d'enfant a des choses qui ne l'amusaient plus, a des joies de la vie commune, deja escomptees par lui. Ainsi la liste a dresser de tout ce qu'il leur faudrait emporter au Consulat, meubles, etoffes a choisir, liste au milieu de laquelle il s'arretait un soir, la plume hesitante, epouvante du retour qu'il faisait vers son installation de la rue d'Amsterdam, et du recommencement inevitable de tant de jolis bonheurs uses, finis par ces cinq ans aupres d'une femme, dans un travestissement de mariage et de menage. XIV -- Oui, mon cher, mort cette nuit dans les bras de Rosa... Je viens de le porter chez l'empailleur. De Potter, le musicien, que Jean rencontrait sortant d'un magasin de la rue du Bac, s'accrochait a lui avec un besoin d'effusion qui n'allait guere a ses traits impassibles et durs d'homme d'affaires, et lui racontait le martyre du pauvre Bichito tue par l'hiver parisien, ratatine de froid malgre les tampons d'ouate, la meche d'esprit-de-vin allumee depuis deux mois sous sa petite niche, comme on fait aux enfants venus avant terme. Rien n'avait pu l'empecher de grelotter, et la nuit d'avant, pendant qu'ils etaient tous autour de lui, un dernier frisson le secouant de la tete a la queue, il etait mort en bon chretien, grace aux flots d'eau benite que sur sa peau grenue, ou la vie s'evanouissait en moires changeantes, en mouvements de prisme, maman Pilar repandait en disant, les yeux au ciel: "_Dios loui pardonne_!" -- J'en ris, mais j'ai le coeur gros tout de meme; surtout quand je pense au chagrin de ma pauvre Rosa que j'ai laissee en larmes... Heureusement Fanny etait pres d'elle... -- Fanny?... -- Oui, voila des temps que nous ne l'avions vue... Elle est arrivee ce matin juste au milieu du drame, et cette bonne fille est restee consoler son amie. Il ajouta, sans s'apercevoir de l'impression causee par ses paroles: -- C'est donc fini? Vous n'etes plus ensemble?... Vous rappelez- vous notre conversation au lac d'Enghien? Au moins, vous profitez des lecons qu'on vous donne... Et il percait une pointe d'envie dans son approbation. Gaussin, le front plisse, eprouvait un veritable malaise a songer que Fanny etait retournee chez Rosario; mais il s'en voulait de cette faiblesse, n'ayant plus apres tout ni droit, ni responsabilite sur cette existence. Devant une maison de la rue de Beaune, une tres ancienne rue du Paris aristocratique d'autrefois ou ils venaient de s'engager, de Potter s'arreta. C'est la qu'il demeurait ou qu'il etait cense demeurer pour les convenances, pour le monde, car reellement son temps se passait avenue de Villiers ou a Enghien, et il ne faisait que des apparitions au domicile conjugal, pour empecher que sa femme et son enfant n'eussent l'air trop abandonnes. Jean suivait sa route, esquissant deja un adieu, mais l'autre lui retint la main dans ses longues mains dures de briseur de clavier et, sans le moindre embarras, comme un homme que son vice ne gene plus: -- Rendez-moi donc un service... montez avec moi. Je devais diner chez ma femme aujourd'hui, mais je ne peux vraiment pas laisser ma pauvre Rosa toute seule a son desespoir... Vous servirez de pretexte a ma sortie et m'eviterez une explication ennuyeuse. Le cabinet du musicien, dans un superbe et froid appartement bourgeois du second etage, sentait l'abandon de la piece ou l'on ne travaille pas. Tout y etait trop net, sans rien du desordre, de l'active petite fievre qui gagne les objets et les meubles. Pas un livre, pas un feuillet sur la table qu'encombrait majestueusement un enorme encrier de bronze a sec et reluisant comme dans une devanture; ni la moindre partition au vieux piano a forme d'epinette dont s'etaient inspirees les premieres oeuvres. Et un buste en marbre blanc, le buste d'une jeune femme aux traits delicats, a l'expression de douceur, tout pale dans le jour qui tombait, faisait plus froide encore la cheminee sans feu et drapee, semblait regarder tristement les murs charges de couronnes dorees, enrubannees, de medailles, de cadres commemoratifs, toute une defroque glorieuse et vaniteuse genereusement laissee a la femme en compensation, et qu'elle entretenait comme les ornements de tombe de son bonheur. A peine etaient-ils entres, la porte du cabinet se rouvrit, et Mme de Potter parut: -- C'est toi, Gustave? Elle le croyait seul, s'arreta devant la figure inconnue, avec une visible inquietude. Elegante et jolie, d'une recherche de mise intelligente, elle paraissait plus affinee que son buste, la douce physionomie changee en une resolution courageuse et nerveuse. Dans le monde, les avis se partageaient sur ce caractere de femme. Les uns la blamaient de supporter le dedain affiche du mari, ce menage en ville, connu, installe; d'autres admiraient au contraire sa resignation silencieuse. Et l'opinion generale la tenait pour une tranquille personne aimant son repos par-dessus tout, trouvant des compensations suffisantes a son veuvage dans les caresses d'un bel enfant et la joie de porter le nom d'un grand homme. Mais pendant que le musicien presentait son compagnon et debitait n'importe quel mensonge pour se debarrasser du diner de famille, au tressaillement de ce jeune visage feminin, a la fixite de ce regard qui ne voyait plus, n'ecoutait plus, comme absorbe de souffrance, Jean pouvait se rendre compte que sous ces dehors mondains une grande douleur s'enterrait vivante. Elle parut accepter cette histoire qu'elle ne croyait pas, se contenta de dire doucement: -- Raymond va pleurer, je lui avais promis que nous dinerions pres de son lit. -- Comment est-il? demanda de Potter, distrait, impatient. -- Mieux, mais il tousse toujours... Tu ne viens pas le voir? Il bredouilla quelques mots dans sa moustache, en feignant de chercher autour de la piece: -- Pas maintenant... tres presse... rendez-vous au club pour six heures... Ce qu'il voulait eviter, c'etait d'etre seul avec elle. "Adieu alors", fit la jeune femme subitement apaisee, les traits en place, refermee comme une eau pure que vient de troubler une pierre jusqu'au fond. Elle salua, disparut. -- Filons!... Et de Potter delivre entraina Gaussin qui regardait descendre devant lui, raide et correct dans son long pardessus serre de coupe anglaise, ce sinistre passionne, tellement emu quand il portait a empailler le cameleon de sa maitresse, et s'en allant sans embrasser son enfant malade. -- Tout ca, mon cher, fit le musicien comme en reponse a la pensee de son ami, c'est la faute de ceux qui m'ont marie. Un vrai service qu'ils m'ont rendu la et a cette pauvre femme... Quelle folie de vouloir faire de moi un mari et un pere!... J'etais l'amant de Rosa, je le suis reste, je le resterai jusqu'a ce que l'un de nous creve... Un vice qui vous a pris au bon moment, qui vous tient bien, est-ce qu'on s'en degage jamais?... Et vous-meme, etes-vous sur que si Fanny avait voulu?... Il hela un fiacre vide qui passait, et en montant: -- A propos de Fanny, vous savez la nouvelle?... Flamant est gracie, sorti de Mazas... C'est la petition de Dechelette... Pauvre Dechelette! il aura fait du bien meme apres sa mort. Immobile, avec une envie folle de courir, de rattraper ces roues qui cahotaient a fond de train dans la rue sombre ou le gaz s'allumait, Gaussin s'etonnait de se sentir si emu. -- Flamant gracie... sorti de Mazas... Il redisait ces mots tout bas, y voyant la raison du silence de Fanny depuis quelques jours, de ses lamentations brusquement interrompues, tombees sous les caresses d'un consolateur; car la premiere pensee du miserable enfin libre avait du etre pour elle. Il se rappelait la correspondance amoureuse datee de la prison, l'obstination de sa maitresse a defendre celui-la seul, quand elle faisait si bon marche des autres; et au lieu de se feliciter d'une aventure qui logiquement le dechargeait de toute inquietude, de tout remords, une angoisse indefinissable le tint eveille et fievreux une partie de la nuit. Pourquoi? Il ne l'aimait plus; seulement il songeait a ses lettres restees aux mains de cette femme, qu'elle lirait peut-etre a l'autre, et dont -- qui sait? -- sous une influence mauvaise, elle pourrait se servir un jour pour troubler son repos, son bonheur. Vraie ou fausse, ou cachant sans qu'il s'en doutat un souci d'autre genre, cette preoccupation de ses lettres le decida a une demarche imprudente, la visite a Chaville qu'il avait toujours obstinement refusee. Mais a qui confier une mission aussi intime et delicate?... Un matin de fevrier, il prit le train de dix heures, tres calme d'esprit et de coeur, avec la seule crainte de trouver la maison fermee, la femme disparue deja a la suite de son bandit. Des la courbe de la voie, les persiennes ouvertes, les rideaux aux fenetres du pavillon le rassurerent; et se souvenant de son emotion, lorsqu'il voyait fuir derriere lui la petite lumiere mouchetant l'ombre, il se raillait lui-meme et la fragilite de ses impressions. Ce n'etait plus le meme homme qui passait la, et certainement il ne trouverait plus la meme femme. Il n'y avait pourtant que deux mois depuis. Les bois que longeait le train n'avaient pas pris de nouvelles feuilles, gardaient les memes lepres de rouille que le jour de la rupture, et de sa clameur aux echos. Il descendit seul a la station, par ce brouillard penetrant et froid, prit le petit chemin de campagne tout glissant de neige durcie, la voute du chemin de fer, ne rencontra personne avant le Pave des Gardes, au tournant duquel apparurent un homme et un enfant suivis d'un employe de la gare poussant sa brouette chargee de malles. L'enfant, tout emmitoufle d'un cache-nez, la casquette jusqu'aux oreilles, retint un cri en passant pres de lui. "Mais c'est Joseph..." se dit-il, un peu etonne et triste de cette ingratitude du petit; et s'etant retourne il rencontra le regard de l'homme qui accompagnait l'enfant par la main. Cette figure intelligente et fine, palie par la claustration, ces vetements de confection achetes de la veille, cette barbe blonde a fleur de menton, qui n'avait pas eu le temps de repousser depuis Mazas... Flamant, parbleu! Et Joseph etait son fils... Ce fut une revelation dans un eclair. Il revit, comprit tout, depuis la lettre du coffret ou le beau graveur confiait a sa maitresse un enfant qu'il avait en province, jusqu'a l'arrivee mysterieuse du petit, et la mine genee d'Hettema pour parler de cette adoption, et les regards de Fanny a Olympe; car ils s'etaient tous entendus pour lui faire nourrir le fils du faussaire. Oh! le joli niais, et comme ils avaient du rire!... Un degout lui en vint de tout ce passe de honte, une envie de fuir bien loin; mais des choses le troublaient qu'il aurait voulu savoir. L'homme et l'enfant partis, pourquoi pas elle? Et puis ses lettres, il lui fallait ses lettres, ne rien laisser de lui dans ce coin de souillure et de malheur. -- Madame?... Voila monsieur!... -- Qui, monsieur?... demanda naivement une voix du fond de la chambre. -- Moi... On entendit un cri, un bond precipite, puis: -- Attends, je me leve... je viens... Encore au lit a midi passe! Jean se doutait bien pourquoi, il connaissait les causes de ces lendemains brises, harasses; et pendant qu'il l'attendait dans la salle aux moindres objets familiers, le sifflet du train montant, le "me" grelottant d'une chevre dans un jardinet voisin, les couverts epars sur la table le reportaient aux matins d'autrefois, le petit dejeuner en hate avant le depart. Fanny entra avec un elan vers lui, puis, s'arretant devant sa froideur, ils resterent une seconde etonnes, hesitants, comme lorsqu'on se retrouve apres ces intimites brisees, de chaque cote d'un pont rompu, d'une distance de rive a rive, et entre soi l'espace immense des flots roulants et engloutissants. -- Bonjour... dit-elle tout bas, sans bouger. Elle le trouvait change, pali. Lui s'etonnait de la revoir si jeune, un peu grossie seulement, moins grande qu'il ne se la figurait, mais baignee de ce rayonnement special, cet eclat du teint et des yeux, cette douceur de pelouse fraiche que lui laissaient les nuits de grandes caresses. Elle etait donc restee dans le bois, au fond du ravin encombre de feuilles mortes, celle dont le souvenir le rongeait de pitie. -- On se leve tard a la campagne... fit-il d'un accent ironique. Elle s'excusait, pretextait une migraine, et, comme lui, employait des formes impersonnelles, ne sachant dire ni toi, ni vous; puis a l'interrogation muette qui lui montrait le repas desservi: -- C'est l'enfant... il a dejeune la ce matin avant de s'en aller... -- S'en aller?... Ou donc? Il affectait une supreme indifference du bout des levres, mais l'eclair de ses yeux le trahissait. Et Fanny: -- Le pere a reparu... il est venu le reprendre... -- En sortant de Mazas, n'est-ce pas? Elle tressaillit, mais n'essaya pas de mentir. -- Eh bien, oui... J'avais promis, je l'ai fait... Que de fois l'envie me tenait de te le dire, mais je n'osais pas, j'avais peur que tu le renvoies, le pauvre petit... Et elle ajouta timidement: -- Tu etais si jaloux... Il eut un beau rire de dedain. Jaloux, lui, de ce forcat... allons donc!... Et sentant monter sa colere il coupa court, dit vivement ce qui l'amenait. Ses lettres!... Pourquoi ne les avait-elle pas donnees a Cesaire, cela leur eut evite une entrevue penible pour tous deux. -- C'est vrai, dit-elle, toujours tres douce, mais je vais te les rendre, elles sont la... Il la suivit dans la chambre, apercut le lit defait, recouvert en hate sur les deux oreillers, respira cette odeur de cigarettes brulees melee a des parfums de toilette de femme, qu'il reconnaissait comme le petit coffret nacre pose sur la table. Et la meme pensee leur venant a tous deux: -- Il n'y en a pas lourd, dit-elle en ouvrant la boite... nous ne risquerions pas de mettre le feu... Il se taisait, trouble, la bouche seche, hesitant a se rapprocher de ce lit saccage, devant lequel elle feuilletait les lettres une derniere fois, la tete penchee, la nuque solide et blanche sous la torsade relevee de ses cheveux, et dans le flottant vetement de laine la taille epaissie et molle, a l'abandon... -- Voila!... Elles y sont toutes. Le paquet pris, mis brusquement dans sa poche, car ses preoccupations avaient change, Jean demanda: -- Alors il emmene son enfant?... Ou vont-ils?... -- Au Morvan, dans son pays, pour se cacher, faire sa gravure qu'il enverra a Paris sous un faux nom. -- Et toi?... Est-ce que tu comptes rester ici?... Elle detourna les yeux pour lui echapper, balbutiant que ce serait bien triste. Aussi elle pensait... elle partirait peut-etre bientot... un petit voyage. -- Dans le Morvan, sans doute?... En famille!... Et lachant sa fureur jalouse: -- Dis donc tout de suite que tu rejoindras ton voleur, que vous allez vous mettre en menage... Il y a assez longtemps que tu en as envie... Allons. Retourne a ta bauge... Fille et faussaire ca va ensemble, j'etais bien bon de vouloir te tirer de cette boue. Elle gardait son mutisme immobile, un eclair de triomphe filtrant entre ses cils baisses. Et plus il la cinglait d'une ironie feroce, outrageante, plus elle semblait fiere, et s'accentuait le frisson au coin de sa bouche. Maintenant il parlait de son bonheur a lui, l'amour honnete et jeune, le seul amour. Oh! le doux oreiller pour dormir qu'un coeur d'honnete femme... Puis, brusquement, la voix baissee, comme s'il avait honte: -- Je viens de le rencontrer, ton Flamant, il a passe la nuit ici? -- Oui, il etait tard, il neigeait... On lui a fait un lit sur le divan. -- Tu mens, il a couche la... il n'y a qu'a voir le lit, qu'a te regarder. -- Et apres? Elle approchait son visage du sien, ses grands yeux gris eclaires de flammes libertines... -- Est-ce que je savais que tu viendrais?... Et toi perdu, qu'est- ce que ca pouvait me faire, tout le reste? J'etais triste, seule, degoutee... -- Et puis le bouquet du bagne!... Depuis le temps que tu vivais avec un honnete homme... ca t'a semble bon, hein?... Avez-vous du vous en fourrer de ces caresses... Ah! salete!... tiens... Elle vit venir le coup sans l'eviter, le recut en pleine figure, puis avec un grondement sourd de douleur, de joie, de victoire, elle sauta sur lui, l'empoigna a pleins bras: "M'ami, m'ami... tu m'aimes encore..." et ils roulerent ensemble sur le lit. Le passage a grand fracas d'un express le reveilla en sursaut vers le soir; et les yeux ouverts, il resta quelques instants sans se reconnaitre, tout seul au fond de ce grand lit ou ses membres rompus comme par une marche excessive semblaient poses les uns a cote des autres, sans attaches ni ressorts. L'apres-midi, il etait tombe beaucoup de neige. Dans un silence de desert, on l'entendait fondre, ruisseler contre les murs, le long des vitres, s'egoutter dans les combles du toit, et, par moments, sur le feu de coke de la cheminee qu'elle eclaboussait. Ou etait-il? Que faisait-il la? Peu a peu, dans la reverberation du petit jardin, la chambre lui apparaissait toute blanche, eclairee d'en bas, le grand portrait de Fanny dresse en face de lui, et le souvenir lui revenait de sa chute, sans le moindre etonnement. Des en entrant, devant ce lit, il s'etait senti repris, perdu; ces draps l'attiraient comme un gouffre, et il se disait: "Si j'y tombe, ce sera sans remission et pour toujours." C'etait fait; et sous le triste degout de sa lachete, il y avait comme un soulagement a l'idee qu'il ne sortirait plus de cette fange, le pitoyable bien-etre du blesse qui, perdant son sang, trainant sa plaie, s'est etendu sur un tas de fumier pour y mourir, et las de souffrir, de lutter, toutes les veines ouvertes, s'enfonce delicieusement dans la tiedeur molle et fetide. Ce qui lui restait a faire maintenant etait horrible, mais tres simple. Retourner a Irene apres cette trahison, risquer un menage a la de Potter?... Si bas qu'il fut tombe, il n'en etait pas encore la... Il allait ecrire a Bouchereau, au grand physiologiste qui le premier a etudie et decrit les maladies de la volonte, lui en soumettre un cas terrible, l'histoire de sa vie depuis la premiere rencontre avec cette femme quand elle lui avait pose sa main sur le bras, jusqu'au jour ou, se croyant sauve, en plein bonheur, en pleine ivresse, elle le ressaisissait par la magie du passe, cet horrible passe ou l'amour tenait si peu de place, seulement la lache habitude et le vice entre dans les os... La porte s'ouvrit. Fanny marchait tout doucement dans la chambre pour ne pas le reveiller. Entre ses paupieres closes, il la regardait, alerte et forte, rajeunie, chauffant au foyer ses pieds trempes de la neige du jardin, et de temps en temps tournee vers lui avec le petit sourire qu'elle avait le matin, dans la dispute. Elle vint prendre le paquet de maryland a sa place habituelle, roula une cigarette et s'en allait, mais il la retint. -- Tu ne dors donc pas? -- Non... assieds-toi la... et causons. Elle resta au bord du lit, un peu surprise de cette gravite. -- Fanny... Nous allons partir. Elle crut d'abord qu'il plaisantait pour l'eprouver. Mais les details tres precis qu'il donnait la detromperent vite. Il y avait un poste vacant, celui d'Arica; il le demanderait. C'etait l'affaire d'une quinzaine de jours, le temps de preparer les malles... -- Et ton mariage? -- Plus un mot la-dessus... Ce que j'ai fait est irreparable... Je vois bien que c'est fini, je ne pourrai plus me separer de toi. -- Pauvre bebe! fit-elle avec une douceur triste, un peu meprisante. Puis, apres avoir tire deux ou trois bouffees: -- C'est loin, ce pays que tu dis? -- Arica?... tres loin, au Perou... Et tout bas: -- Flamant ne pourra pas te rejoindre... Elle resta songeuse et mysterieuse dans son nuage de tabac. Lui, tenait toujours sa main, frolait son bras nu, et berce par le degoulinement de l'eau tout autour de la petite maison, il fermait les yeux, s'enfoncait dans la vase doucement. XV Nerveux, trepidant, sous vapeur, deja parti comme tous ceux qui s'appretent au depart, Gaussin est depuis deux jours a Marseille ou Fanny doit venir le rejoindre et s'embarquer avec lui. Tout est pret, les places retenues, deux cabines de premiere pour le vice- consul d'Arica voyageant avec sa belle soeur; et le voila qui arpente le carreau derougi de la chambre d'hotel, dans la double attente fievreuse de sa maitresse et de l'appareillage. Il faut qu'il marche et s'agite sur place, puisqu'il n'ose sortir. La rue le gene comme un criminel, comme un deserteur, la rue marseillaise melee et grouillante ou il lui semble qu'a chaque tournant son pere, le vieux Bouchereau vont se montrer, lui mettre la main sur l'epaule pour le reprendre et le ramener. Il s'enferme, mange la sans meme descendre a la table d'hote, lit sans fixer ses yeux, se jette sur son lit, distrayant ses vagues siestes avec le Naufrage de La Perouse, la Mort du capitaine Cook pendus aux murs, piquetes de mouches, et des heures entieres s'accoude au balcon en bois vermoulu, abrite d'un store jaune aussi rapiece que la voile d'un bateau de peche. Son hotel, l'"hotel du Jeune Anacharsis", dont le nom pris au hasard sur le Bottin l'a tente quand il convenait du rendez-vous avec Fanny, est une vieille auberge point luxueuse ni meme tres propre, mais qui donne sur le port, en pleine marine, en plein voyage. Sous ses fenetres, des perruches, des cacatoes, des oiseaux des iles au doux ramage interminable, tout l'etalage en plein air d'un oiselier dont les cages empilees saluent le jour levant d'une rumeur de foret vierge, couverte et dominee, a mesure que la journee s'avance, par les bruyants travaux du port, regles au bourdon de Notre Dame-de-la-Garde. C'est une confusion de jurons dans toutes les langues, de cris de bateliers, de portefaix, de marchands de coquillages, entre les coups de marteau du bassin de radoub, le grincement des grues, le heurt sonore des "romaines" rebondissant sur le pave, cloches de bords, sifflets de machines, bruits rythmes de pompes, de cabestans, eaux de cale qu'on degorge, vapeur qui s'echappe, tout ce fracas double et repercute par le tremplin de la mer voisine, d'ou monte de loin en loin le mugissement rauque, l'haleine de monstre marin d'un grand transatlantique qui prend le large. Et les odeurs aussi evoquent des pays lointains, des quais plus ensoleilles et chauds encore que celui-ci; les bois de santal, de campeche qu'on decharge, les limons, les oranges, pistaches, feves, arachides, dont l'acre senteur se degage, monte avec des tourbillons de poussieres exotiques dans une atmosphere saturee d'eau saumatre, d'herbes brulees, des graisses fumeuses des _Cook- house_. Le soir venu, ces rumeurs s'apaisent, ces epaisseurs de l'air retombent et s'evaporent; et tandis que Jean, rassure par l'ombre, le store releve, regarde le port endormi et noir sous l'entre- croisement en hachures des mats, des vergues, des beaupres, quand le silence n'est traverse que du clapotis d'une rame, de l'aboi lointain d'un chien de bord, au large, tout au large, le phare de Planier projette en tournant une longue flamme rouge ou blanche qui dechire l'ombre, montre en un clignotement d'eclair des silhouettes d'iles, de forts, de roches. Et ce regard lumineux guidant des milliers de vies a l'horizon, c'est encore le voyage, qui l'invite et lui fait signe, l'appelle dans la voix d'un vent, les houles de la pleine mer, et la rauque clameur d'un _steamboat_ qui rale et souffle toujours a quelque point de la rade. Encore vingt-quatre heures d'attente; Fanny ne doit le rejoindre que dimanche. Ces trois jours trop tot au rendez-vous, il devait les passer pres des siens, les donner aux bien-aimes qu'il ne reverra de plusieurs annees, qu'il ne retrouvera plus peut-etre; mais des le soir de son arrivee a Castelet, quand son pere a su que le mariage etait rompu et qu'il en a devine les causes, une explication a eu lieu, violente, terrible. Que sommes-nous donc, que sont nos affections les plus tendres, les plus pres de notre coeur, pour qu'une colere qui passe entre deux etres de meme chair, de meme sang, arrache, torde, emporte leur tendresse, les sentiments de nature aux racines si profondes et si fines, avec la violence aveugle, irresistible, d'un de ces typhons des mers de Chine dont les plus durs marins n'osent se souvenir et disent en palissant: -- Ne parlons pas de ca... Il n'en parlera jamais, mais il s'en souviendra toute sa vie de cette horrible scene sur la terrasse de Castelet ou s'est passee son enfance heureuse, devant cet horizon splendide et calme, ces pins, ces myrtes, ces cypres qui se serraient immobiles et frissonnants autour de la malediction paternelle. Toujours il reverra ce grand vieillard, aux joues convulsees et remuantes, marchant sur lui avec cette bouche de haine, ce regard de haine, proferant les paroles qu'on ne pardonne pas, le chassant de la maison et de l'honneur: -- Va-t'en, pars avec ta gueuse, tu es mort pour nous!... Et les petites bessonnes criant, se trainant a genoux sur le perron, demandant grace pour le grand frere, et la paleur de Divonne, sans un regard, sans un adieu, pendant que la-haut, derriere la vitre, le doux et anxieux visage de la malade demandait pourquoi tout ce bruit et son Jean s'en allant si vite et sans l'embrasser. Cette idee qu'il n'avait pas embrasse sa mere l'a fait revenir a mi-route d'Avignon; il a laisse Cesaire avec la voiture au bas du pays, pris la traverse et penetre dans Castelet par le clos, comme un voleur. La nuit etait sombre; ses pas s'empetraient dans la vigne morte, et meme il finissait par ne plus pouvoir s'orienter, cherchant sa maison dans les tenebres, deja etranger chez lui. La blancheur des murs crepis le guidait enfin d'un reflet vague; mais la porte du perron etait fermee, les fenetres partout eteintes. Sonner, appeler? Il n'osait, par crainte de son pere. Deux ou trois fois il a fait le tour du logis, esperant trouver l'issue d'un volet mal clos. Partout la lanterne de Divonne avait passe comme chaque soir; et apres un long regard a la chambre de sa mere, l'adieu de tout son coeur a sa maison d'enfance qui le repousse elle aussi, il s'est enfui desespere avec un remords qui ne le quitte plus. D'ordinaire, pour ces absences de duree, ces traversees aux dangereux hasards de la mer et du vent, les parents, les amis, prolongent les adieux jusqu'a l'embarquement definitif; on passe la derniere journee ensemble, on visite le bateau, la cabine du partant afin de mieux le suivre dans sa route. Plusieurs fois par jour, Jean voit passer devant l'hotel de ces affectueuses reconduites, parfois nombreuses et bruyantes; mais il s'emeut surtout d'un groupe familial a l'etage au-dessous du sien. Un vieux, une vieille, des gens de campagne a tournure aisee, en veste de drap et cambresine jaune, sont venus accompagner leur garcon, l'assistent jusqu'au depart du paquebot; et penches a leur fenetre, dans le desoeuvrement de l'attente, on les voit tous les trois, se tenant par le bras, le matelot au milieu, bien serres. Ils ne parlent pas, ils s'etreignent. Jean songe en les regardant au beau depart qu'il aurait eu... Son pere, ses petites soeurs, et, s'appuyant sur lui d'une douce main fremissante, celle dont les beaupres au large entrainaient le vif esprit et l'ame aventureuse... Regrets steriles. Le crime est accompli, son destin sur les rails, il n'a qu'a partir et a oublier... Qu'elles lui semblerent lentes et cruelles les heures de la derniere nuit! Il se tournait, se retournait dans son lit d'auberge, guettait le jour sur la vitre aux decroissements lents du noir au gris, puis au blanc d'aube que le phare piquait encore d'une etincelle rouge effacee au soleil levant. Alors seulement il s'endormit, reveille tout a coup par un eclaboussement de rayons dans sa chambre, les cris confondus des cages de l'oiselier avec les innombrables carillons du dimanche de Marseille, repandus par les quais elargis, toutes machines au repos, des oriflammes flottant aux mats... Deja dix heures! Et l'express de Paris arrive a midi, vite il s'habille pour aller au- devant de sa maitresse; ils dejeuneront en face de la mer, puis on portera les bagages a bord et a cinq heures, le signal. Un jour merveilleux, un ciel profond ou les mouettes passent en taches blanches, la mer d'un bleu plus fonce, d'un bleu mineral, sur lequel, a l'horizon, des voiles, des fumees, tout est visible, tout miroite et tout danse; et comme le chant naturel de ces rives de soleil aux transparences d'atmosphere et d'eau, des harpes sonnent sous les croisees de l'hotel, un air italien d'une facilite divine, mais dont la note pincee et trainee sur les cordes emeut cruellement les nerfs. C'est plus que de la musique, c'est la traduction ailee de ces allegresses du Midi, ces plenitudes de vie et d'amour gonflees jusqu'aux larmes. Et le souvenir d'Irene passe dans la melodie, vibrant et pleurant. Comme c'est loin!... Quel beau pays perdu, quel regret pour toujours des choses brisees, irreparables! Allons! Sur le seuil, en sortant, Jean rencontre un garcon! -- Une lettre pour M. le consul... Elle est arrivee le matin, mais M. le consul dormait si profondement! Les voyageurs de distinction sont rares a l'hotel du _Jeune Anacharsis_; aussi les braves Marseillais font-ils sonner a tout propos le titre de leur pensionnaire... Qui peut lui ecrire? Personne ne connait son adresse, a moins que Fanny... Et regardant mieux l'enveloppe, il s'epouvante, il a compris. "Eh bien, non! je ne pars pas; c'est une trop grande folie dont je ne me sens pas la force. Pour des coups pareils, mon pauvre ami, il faut la jeunesse que je n'ai plus, ou l'aveuglement d'une passion folle qui nous manque a l'un comme a l'autre. Il y a cinq ans, aux beaux jours, un signe de toi m'aurait fait te suivre de l'autre cote de la terre, car tu ne peux nier que je t'aie aime passionnement. Je t'ai donne tout ce que j'avais; et lorsqu'il a fallu m'arracher de toi j'ai souffert, comme jamais pour aucun homme. Mais ca use, vois-tu, un amour pareil... Te sentir si beau, si jeune, toujours trembler, tant de choses a defendre!... Maintenant je n'en peux plus, tu m'as trop fait vivre, trop fait souffrir, je suis a bout. "Dans ces conditions, la perspective de ce grand voyage, de ce demenagement d'existence, me fait peur. Moi qui aime tant ne pas bouger et qui ne suis jamais allee plus loin que Saint-Germain, tu penses! Et puis les femmes vieillissent trop vite au soleil, et tu n'aurais pas encore trente ans que je serais jaunie et fripee comme maman Pilar; c'est pour le coup que tu m'en voudrais de ton sacrifice et que la pauvre Fanny payerait pour tout le monde. Ecoute, il y a un pays d'Orient, j'ai lu ca dans un de tes _Tour du Monde_, ou, quand une femme trompe son mari, on la coud vivante avec un chat, en une peau de bete toute fraiche, puis on lache le paquet sur la plage hurlant et bondissant en plein soleil. La femme miaule, le chat griffe, tous deux s'entre-devorent pendant que la peau se racornit, se resserre sur cette horrible bataille de captifs, jusqu'au dernier rale, jusqu'a la derniere palpitation du sac. c'est un peu le supplice qui nous attendait ensemble..." Il s'arreta une minute, ecrase, stupide. A perte de vue le bleu de la mer etincelait. _Addio_... chantaient les harpes auxquelles s'etait jointe une voix chaude et passionnee comme elles... _Addio_... Et le neant de sa vie detruite, ravagee, toute de debris et de larmes, lui apparut, le champ ras, les moissons faites sans espoir de retour, et pour cette femme qui lui echappait... "J'aurais du te dire cela plus tot, mais je n'osais pas, te voyant si monte, si resolu. Ton exaltation me gagnait; puis la vanite de la femme, la fierte bien naturelle de t'avoir reconquis apres la rupture. Seulement, tout au fond de moi, je sentais que ca n'y etait plus, quelque chose de fini, de craque. Comment veux-tu? apres des secousses pareilles... Et ne te figure pas que ce soit a cause de ce malheureux Flamant. Pour lui comme pour toi et tous les autres, c'est fini, mon coeur est mort; mais il reste cet enfant dont je ne peux plus me passer et qui me ramene aupres du pere, pauvre homme qui s'est perdu par amour et m'est revenu de Mazas aussi fervent et tendre qu'a notre premiere rencontre. Figure-toi que, lorsque nous nous sommes revus, il a passe toute la nuit a pleurer sur mon epaule; tu vois qu'il n'y avait guere de quoi te monter la tete... "Je te l'ai dit, mon cher enfant, j'ai trop aime, je suis rompue. A present j'ai besoin qu'on m'aime a mon tour, qu'on me choie, et m'admire, et me berce. Celui-la sera a genoux, ne me verra jamais de rides ni de cheveux blancs; et s'il m'epouse, comme il en a l'intention, c'est moi qui lui ferai une grace. Compare... Surtout pas de folies. Mes precautions sont prises pour que tu ne puisses me retrouver. Du petit cafe de la gare d'ou je t'ecris, je vois a travers les arbres la maison ou nous avons eu de si bons et de si cruels moments, et l'ecriteau qui se balance sur la porte, attendant de nouveaux hotes... Te voila libre, tu n'entendras plus jamais parler de moi... Adieu, un baiser, le dernier, dans le cou..., m'ami..." [1] _Le postillon de Longjumeau_ est un opera de Adam qui comporte un air tres connu, du temps de Daudet, sur le beau postillon... [Note de l'editeur] End of the Project Gutenberg EBook of Sapho, by Alphonse Daudet *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SAPHO *** ***** This file should be named 13825.txt or 13825.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/3/8/2/13825/ This Etext was prepared by Ebooks libres et gratuits and is available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.net This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.