Project Gutenberg's Maudit soit l'Amour, by Hermine Oudinot Lecomte Du Noüy This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Maudit soit l'Amour Author: Hermine Oudinot Lecomte Du Noüy Release Date: December 4, 2010 [EBook #34564] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MAUDIT SOIT L'AMOUR *** Produced by Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
PAR L'AUTEUR
DE
«AMITIÉ AMOUREUSE»
CINQUANTE-HUITIÈME ÉDITION
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3
—
1921
A MON BIEN CHER MAITRE ET AMI
SULLY PRUDHOMME
Ce livre est dédié.
H. L. N.
PREMIÈRE PARTIE I, II, III, IV, V |
DEUXIÈME PARTIE |
TROISIÈME PARTIE |
QUATRIÈME PARTIE |
CINQUIÈME PARTIE |
«Les nœuds les plus solidement faits
se dénouent d'eux-mêmes parce que la
corde s'use—tout s'en va, tout passe, l'eau
coule et le cœur oublie. C'est une grande
misère...»
GUSTAVE FLAUBERT
A M. JULES GOVERNEUR
3, rue Gay-Lussac, Paris.
«Mon ami,
»Je suis enfin installée et vous attends à Yerres, un de ces jours très prochains, demain, par exemple. Si vous prenez l'express de cinq heures, vous avez toute chance de faire le voyage avec Guillaume de Tanis, Jean Biroy, d'autres encore peut-être. Je vous invite tous ce même jour. Mais je compte particulièrement sur vous trois, mes chers fidèles. Ne m'écrivez pas que ceci... que cela... vous retient à Paris. Le cher Abbé sait bien que c'est le premier embarquement qui coûte à sa paresse. Tante Rose, d'ailleurs, me charge de vous dire qu'elle a fait préparer avec amour les chambres du Pavillon, et l'amour de tante Rose mérite le voyage! L'Abbé trouvera à Montgeron la voiture des invalides et pourra, si par grand hasard il est seul, rêver tout à son aise au despotisme tendre de son amie
»MAGDA.»
Lorsque madame Leprince-Mirbel eut achevé d'écrire cette lettre, elle la glissa dans une enveloppe, et, rassemblant d'autres lettres éparses sur son petit bureau, en relut avec soin les adresses.
—Voyons, n'en ai-je pas oublié? Jules Governeur, mon philosophe; Jean Biroy, mon peintre; Guillaume de Tanis, mon romancier; Savines, mon critique; d'Artigues, mon diplomate; Danaris et sa femme, celle-ci ma chère amie; Barjols, mon député; ils y sont bien tous. Bon. Maintenant donnons ces lettres au docteur; il les jettera à la poste en allant porter ses dépêches.
Madame Leprince-Mirbel se leva. C'était une femme de trente-six ans, de tournure élégante. Une grâce enveloppante émanait de tous ses gestes; elle possédait une allure aristocratique, un air «grande dame» qui ne s'acquiert pas. D'une taille souple, fine, en harmonie avec des hanches aux lignes du plus délicieux contour, elle avait aussi un pied mince et cambré, de belles mains, des mains pâles comme une hostie, aux doigts spirituels, retroussés et longs, qui suggéraient l'envie de les saisir et, à leur seul contact, donnaient la sensation troublante de posséder cette femme.
Tanis, en plaisantant, disait:
—Vos mains sont voluptueuses jusqu'à l'inconvenance.
Ses yeux cernés paraissaient d'autant plus grands que le dessus des paupières, estompé d'une teinte brune, ajoutait une étrange profondeur au regard de ses prunelles noires, brillantes comme deux agates dans le blanc nacré de l'œil. Ses cheveux blonds, légers, soyeux, abondants et ondés, ressemblaient à une coulée d'or.
Sans être ni belle, ni jolie, madame Mirbel produisait sur les hommes une impression ineffaçable, tant la finesse satinée de sa chair faisait ressortir la délicatesse de ses traits, tant son élégance accusait une science admirable de la toilette, tant son attitude aristocratique, la fierté exprimée par certains de ses gestes, révélaient la pureté de race et la noblesse d'âme. Elle était harmonieuse et captivante.
Quinze ans auparavant, sa tante, mademoiselle Rose de Presles, l'avait mariée au compositeur de musique Leprince-Mirbel, garçon d'avenir et presque aussi jeune qu'elle. L'union sembla d'abord heureuse. Marie-Magdeleine de Presles, pleine de foi en son mari, pleine d'enthousiasme pour son talent, vécut trois années d'enchantement. Puis, soudain, elle tomba de son ciel en s'apercevant que Mirbel la trompait avec une vieille chanteuse qui lançait ses œuvres.
Cette découverte se fit de la manière la plus banale. Magdeleine entra un jour dans le cabinet de travail de son mari pour examiner, en son absence, les épreuves d'une partition qu'il corrigeait. En prenant les feuillets de musique épars sur la table, afin de juger au piano des changements que le maître apportait à son œuvre, ses regards furent attirés vers un papier ridiculement à la mode et chamarré d'une écriture invraisemblable formée de longs bâtons; machinalement, Magdeleine prit cette lettre; mais dès les premières lignes elle tomba défaillante sur une chaise. Elle en continua la lecture avec de douloureuses palpitations, les mains tremblantes, et, à moitié folle de chagrin, arriva au bout de l'horrible prose, à la fois emphatique et grivoise, de la vieille cabotine.
Madame Mirbel pleura alors comme savent pleurer les femmes quand elles sont seules. Cette première crise fut terrible; cette douleur initiale qui la surprenait en pleine foi, en plein bonheur, lui brisa les nerfs. Elle jeta avec rage les pages de musique sur la table, et, la lettre fatale en main, courut trouver sa tante. Mademoiselle de Presles s'était réservé le rez-de-chaussée de son hôtel dont elle avait abandonné les autres appartements au jeune ménage.
La pauvre vieille fille fut atterrée qu'on pût tromper son enfant pour une «créature». En plein désarroi, elle ne sut quel conseil donner à sa nièce; celle-ci, la première angoisse apaisée, résolut de lutter. Soutenue par la fièvre de la jalousie, elle s'interdit les reproches et refoula les mots amers que lui suggérait l'excès de sa douleur. En une divination géniale, pour contrebalancer ces honteuses amours, elle ne montra pas la blessure de son cœur. Elle se fit coquette, tendre, diverse, et reconquit Leprince-Mirbel, tant cette grâce provocante était irrésistible.
Dans la crainte de compromettre son triomphe, elle entraîna son mari en Italie. Mais cette seconde lune de miel lui sembla bientôt odieuse, s'accomplissant au milieu des ruines de ses illusions, sans l'enthousiasme de ses pensées, de son âme qu'elle sentait agoniser de la blessure reçue.
Un écœurement la prit d'avoir lutté pour reconquérir quoi, mon Dieu? des caresses, vile monnaie de l'amour! Et la première ivresse ne revint pas plus pour elle que ne reviennent les prémices en toutes choses. La douleur a son initiation; on peut s'y accoutumer, mais elle laboure en vain le cœur; les blessures qu'elle y fait, au lieu de le fertiliser, le stérilisent.
Elle pensait: «En m'abandonnant à mon mari, je l'ai trompé. Sans en avoir conscience, j'ai pris une attitude indigne de moi. Pour ne pas perdre les embrassements d'un être que maintenant je méprise, qui n'a rien vu de ce qu'autrefois je lui donnais de beau, de pur, je me suis ravalée au rôle de «fille». Toutes mes qualités de droiture sont les écueils sur lesquels s'est brisée cette nature vulgaire. Ah! comme je lui en veux d'avoir anéanti ma foi! J'ai cessé de lui plaire parce que j'étais naïve et tendre; il s'est lassé de ma candeur et s'est laissé séduire par les honteuses manœuvres d'une femme flétrie qui a couru le monde, éprise de tous les vices. Pourquoi n'ai-je pas eu la vision nette de la bassesse où j'allais tomber en essayant de reprendre Henri à cette femme odieuse?»
Et il lui fallait péniblement conclure: «C'est qu'au moment où j'ai reçu la blessure j'aimais encore, tandis que maintenant l'indifférence me prête toutes ses clartés.»
A jamais déçue, humiliée d'avoir subi le joug d'un si déplorable amour, Magdeleine hâta le retour.
Bientôt après leur arrivée à Paris, et malgré les serments faits à sa jeune femme, Leprince-Mirbel s'adonna plus que jamais, sans honte et sans frein, aux amours faciles, à ce point qu'il ne prenait plus la peine de voiler sa conduite à Magdeleine, lui faisant parfois l'injure d'amener dans sa maison, de lui présenter, même, l'objet de sa passion présente. Son inconscience, sur ce point, atteignait au cynisme. Les yeux une fois dessillés, Magdeleine perdit toute illusion: une à une, ses croyances en son mari tombèrent; elle le vit tel qu'il était: un être léger, sans cœur ni sens moral, vindicatif et vaniteux jusqu'à la folie.
Mademoiselle Rose de Presles faillit mourir de chagrin quand elle constata qu'elle avait perdu la vie de sa nièce en la mariant à Leprince-Mirbel. Restée fille après une douloureuse et pure aventure d'amour, elle souffrit tant de sa situation fausse de vieille fille qu'elle avait coutume de dire: «Mieux vaut être mal mariée que de ne l'être pas.» Maintenant elle se prenait à douter de la vérité de sa formule.
Devant le malheur de Magda, son vieux cœur, qui semblait ne savoir plus souffrir, se mit à saigner de nouveau. Affolée, elle proposa la séparation judiciaire; c'était l'esclandre, la vérité mise sous les yeux de tous.
Avec une grande sagesse, madame Leprince-Mirbel ne se laissa pas influencer. Une explication décisive eut lieu entre elle et son mari; il dut s'incliner devant la volonté de cette femme de vingt-trois ans et accepter les conditions qu'elle lui imposait. Les cinquante mille francs de rente que Magdeleine avait apportés en dot, et qui permettaient au jeune maître d'attendre le succès, la faisaient libre et indépendante envers lui. Ils convinrent qu'ils resteraient unis aux yeux du monde, mais que la séparation n'en existerait pas moins entre eux.
Depuis douze ans que ces événements s'étaient passés, Henry Leprince-Mirbel avait acquis la célébrité, car son talent était réel. Tout en étant des étrangers l'un pour l'autre, sa femme et lui vivaient à Paris sous le même toit, dans l'hôtel de la rue de Monceau. Ils cachaient au public cette situation douloureuse à laquelle, seuls, les amis intimes étaient initiés. Jamais Leprince-Mirbel ne séjournait à Yerres; la campagne l'enthousiasmait pendant deux heures et l'horripilait ensuite. Il lui fallait vivre dans un continuel état de surexcitation cérébrale, entouré d'admirateurs de son talent, pour l'exalter et lui donner la réplique.
Or, à Yerres, dans cette vaste propriété de la Luzière, on faisait silence, comme il disait plaisamment avec sa verve de gamin de Paris, et cela n'était pas pour satisfaire le besoin de mondanité et de succès bruyants indispensables à sa nature.
Madame Mirbel au contraire, plus fine, plus délicate, détestait le bruit; cette propriété était donc devenue son séjour favori. Elle avait su grouper autour d'elle un cercle restreint d'hommes d'une haute valeur, et c'était à la campagne qu'elle aimait le plus à s'en voir entourée. Les cinquante ans de tante Rose lui semblaient un porte-respect suffisant pour arrêter la médisance.
D'ailleurs, depuis la crise irréparable de sa vie, madame Mirbel s'était peu à peu retirée du monde et professait le plus grand dédain pour les calomnies que les jaloux pouvaient inventer sur elle.
Tout d'abord elle s'était attaché à jamais le docteur Fugeret, un savant occupé uniquement de science. Il l'avait connue jeune fille et l'aimait comme son enfant, avec une pointe de tendresse particulière qui lui faisait dire plaisamment: «Ma chère Magda, je vous aime d'un amour à la fois paternel et incestueux». Elle riait, tendait son front aux lèvres du vieil ami qui s'était montré pour elle un véritable père, au moment de sa rupture avec son mari, et tous deux vivaient ainsi, une partie de l'année, dans le cœur à cœur d'une intimité délicieuse.
A Yerres, au bord de la rivière qui longe la propriété de la Luzière, on avait construit pour le docteur un véritable laboratoire; il y passait les mois d'été sans interrompre ses travaux. Puis, un à un, attirés par le délaissement de Magda, retenus par son charme, d'autres amis vinrent se grouper. Le maître incontesté de ce cénacle était Guillaume de Tanis, qu'elle appelait son romancier, son poète, pour lequel elle gardait une sérieuse prédilection; puis, venaient Fugeret, Jules Governeur le critique, Jean Biroy le peintre et, au second plan, Savines le chroniqueur, Danans, l'écrivain plein de souplesse, le psychologue aimé des femmes.
Tous, plus ou moins, lui avaient fait la cour; tous l'aimaient maintenant «doucement», comme elle disait, ayant renoncé à l'espoir de la voir céder à leurs déclarations, et il ne restait de ce passé, entre elle et eux, qu'un air d'amour qui rendait leur amitié charmante.
Magda n'aurait pu vivre sans ses amis; ils lui étaient devenus nécessaires, ils faisaient partie du factice bonheur qu'elle s'était créé. Les voir, les entendre, connaître leurs émotions, leurs luttes, leurs aspirations, leurs triomphes, cela lui semblait aussi utile que l'air qu'elle respirait. Son esprit ouvert et subtil s'élargissait au souffle de leurs génies divers. Elle était, à trente-six ans, la femme forte et fine à laquelle tout homme rêve dans ses jours de défaillance et de doute. Pour ses amis, elle représentait le repos dans une affection intelligente, solide, sûre; le conseil tendre, indulgent et doux, la sœur enfin; mais une sœur coquette un peu, avec des coins d'âme fermés qui les retenaient toujours intrigués et charmés. D'abord légèrement jaloux les uns des autres, Magda avait fini par apaiser leurs susceptibilités; avec un grand art elle sut les faire s'aimer en elle, et ce leur était, maintenant, un plaisir absolu de se retrouver ensemble. Entre ces hommes supérieurs, les conversations prenaient un tour philosophique plein de verve, de trouvailles, leur causant la joie particulière de hautes pensées remuées, une griserie d'esprit, une saoulerie charmante de sensations intellectuelles. Ou bien, animés d'une gaieté de collégiens en vacances, ils appliquaient toutes leurs facultés à organiser des parties de lawn-tennis, avec des raquettes, des balles envoyées directement de Londres. Et, les caisses arrivées, tous ces grands hommes voulaient, dans leur zèle, les déballer eux-mêmes. Aussi, bien souvent, tante Rose s'écriait-elle:
—Vous n'êtes que des enfants!
Mais, pour chacun, la suprême joie consistait à se trouver un moment seul avec Magda. Celui à qui pareille aubaine échéait, soit par hasard soit qu'il l'eût préparée avec un art machiavélique, en profitait pour susciter entre elle et lui un secret, une confidence, un aveu, qui la fît plus sienne qu'elle n'était pour les autres. Cela mettait entre eux une alliance morale et mystérieuse et, comme plus d'une douleur, plus d'une blessure, surgissaient de la situation fausse de la jeune femme, Magda aimait à s'épancher dans ce tête-à-tête. Ainsi, sans pensée de coquetterie, sans esprit d'intrigue, elle faisait d'instinct tout ce qu'il fallait pour les retenir.
Elle vivait auprès d'eux et pourtant séparée d'eux, aimée et respectée, avec toutes les illusions, toutes les douceurs de l'amour sans amour, dans une grande défiance de contacts nouveaux, partant calomniée par ceux dont elle ne se laissait pas approcher.
Chacun de ses amis avait pour elle des câlineries, des tendresses, des jalousies qui lui faisaient voir que sa gracieuse individualité hantait leur pensée d'une façon constante. Elle leur avait donné des surnoms qui les caractérisaient: Guillaume de Tanis était Le Maître, Jules Governeur l'Abbé, le docteur Fugeret Le Docteur, Jean Biroy Petite Flamme. Ces surnoms peignaient l'homme qu'ils désignaient, étaient l'expression absolue de son être moral. D'eux tous, elle conservait avec soin une collection de lettres exquises, continuation des discussions commencées, résumé des pensées effleurées ensemble.
Son désenchantement l'ayant libérée de toute étroite idée de morale, elle se demandait souvent pourquoi aucun de ses amis ne l'avait conquise. Elle connaissait dans le monde tant de femmes heureuses, aimées, respectées de leurs maris, et qui pourtant les trompaient sans scrupule! Une défaillance lui eût semblé permise, à elle qui s'imaginait être hors des lois mesquines du monde, elle, méconnue, trompée, dans le plein rayonnement de sa droiture, de sa jeunesse, de sa beauté, et qui en avait tant souffert!
Guillaume de Tanis, le premier, lui parla d'amour; mais depuis le douloureux réveil provoqué par son mari, elle s'effrayait de l'amour. Douée d'une imagination poétique, une tendresse faite de respect, de vénération, l'aurait peut-être poussée dans les bras de Guillaume; mais il était, lui, un sceptique, un désenchanté; il ne voulait voir dans l'amour autre chose que le rapide échange de deux désirs; il prétendait qu'une amitié forte en découlait. Durant des mois, ce fut, entre eux, une lutte amoureusement tendre; le but que Guillaume poursuivait se dérobait toujours devant l'inflexible droiture de Magda.
Madame Mirbel avait alors vingt-six ans; quand on est jeune, la faute apparaît honteuse, pleine de souillure morale, la vie n'ayant pas encore broyé toutes les croyances sous sa meule implacable. C'est ainsi que, malgré une attirance certaine, Magda luttait contre son désir, ne prévoyant pas qu'à entreprendre cette lutte, bientôt la lassitude, le hasard, qui sont au fond de toutes choses, anéantiraient en elle la volonté d'aimer.
Elle écrivait à Tanis, au lendemain d'une soirée passée en tête-à-tête avec lui et qui n'avait pas été sans un grand charme pour tous deux:
«Mon ami, vous me demandiez, hier, pourquoi j'étais triste? Hélas! tout simplement parce que je pensais: «L'amour est absent.» Lorsque la femme n'est qu'un instrument de plaisir, elle devient une cause d'ennui et d'amoindrissement. Il faut aimer, j'entends jusqu'à la souffrance, pour noyer, dans l'ivresse du sacrifice, le côté douloureux de la faute. Croire que l'amour est uniquement «l'échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes», c'est se tromper grossièrement. Les grands cris des poètes, ceux qui vibrent à travers l'humanité et l'arrachent de sa torpeur, ce sont des cris d'amour. Voyez comme nos aspirations diffèrent...
»Mon pauvre ami, quelle triste amitié sera la nôtre! Beaucoup plus qu'amicale, beaucoup moins qu'amoureuse, juste ce qu'il faut pour s'aiguiser le cœur et souffrir.»
Et, lui, il répondait:
«Ma chère amie, nous parlerons ce soir de l'amour et je vous dirai, je crois, des choses vraies; il ne faut point le confondre avec l'exaltation sentimentale. L'amour moderne n'est, à mon sens, qu'un égoïsme maladif. Les Grecs, plus artistes que nous, le comprenaient tout autrement. Les Romains, nos pères latins, ignoraient notre délire. Nos aînés du XVIIIe siècle ne le connurent pas davantage.
»Puisque vous parlez des poètes, je vous répondrai qu'on n'en cite qu'un, Dante, qui aima avec la frénésie que chantèrent les autres. Mais cet amour fut pour une enfant de douze ans qu'il n'avait vue qu'une fois. L'amour sérieux et vrai doit être une affection profonde et sûre, tenace et raisonnable. Voilà un mot qui vous indignera. Ce doit être une tendresse d'esprit et de corps qui fait se plaire ensemble deux êtres. C'est celui que j'ai pour vous. L'amour qui s'exalte jusqu'au délire n'est qu'une faiblesse.
»GUILLAUME.»
Il lui écrivait encore:
«Mon amie, votre lettre me donne en même temps beaucoup de tristesse et beaucoup de joie. Beaucoup de tristesse parce que vous souffrez et beaucoup de joie parce qu'elle me montre votre cœur.
»Pourquoi ces tortures que votre esprit inquiet vous fait endurer? Pourquoi ne pas croire que je vous aime puisque cela est et que je vous le jure? Vous me trouvez calme et cela vous indigne. J'ai eu, mon amie, bien des jours d'affliction; j'ai mené de front de lourds chagrins et j'ai appris à être un résigné, bien qu'au fond je sois toujours un révolté contre les événements. Croyez-vous que je n'aie pas souvent des exaspérations de cette impossibilité de vous convaincre? Mais je n'y puis rien... Alors, à quoi serviraient les expressions désolées et les manifestations violentes?
»Je saurai attendre puisqu'il faut attendre. Et je vous promets, en attendant, d'être fidèle. Ceci vous paraîtra-t-il une preuve d'amour? Je ne pourrais d'ailleurs, malgré les occasions possibles, faire autrement. Je pense trop à vous pour songer même un instant à une autre femme, pour la désirer même à peine et la pouvoir effleurer d'une seule caresse.
»M'aimerez-vous jamais?
»Je baise respectueusement les dentelles de votre robe.
»GUILLAUME.»
Ils avaient continué d'échanger des lettres. Et voilà qu'à force de découvrir toutes les délicatesses du cœur de Magdeleine, Tanis, qui au fond aimait les amours faciles, avait pris son parti de cette résistance. L'exaltation à laquelle ils s'étaient laissé entraîner un moment, venant par la force des choses à tomber, il ne fut plus question entre eux d'une chute possible. Ravis de se connaître et de s'estimer si complètement, une amitié très tendre les unissait maintenant sans aucune pensée de possession.
Guillaume parlait volontiers de ces jours passés, en disant:
—C'était du temps que j'avais pour vous un grand amour...
A quoi Magdeleine, penchant finement sa tête, interrogeait:
—Vous ne m'aimez plus, Tanis?
—Je vous aime moins et mieux... Je vous respecte; vous êtes la sainte de mon cœur très païen...
Ainsi, avec cet homme supérieur, elle essaya d'aimer, et leurs mutuels efforts n'ayant eu pour résultat qu'une camaraderie tendre, elle s'en tint à cette moitié d'expérience, préservée à jamais par le souvenir de ces joies morales partagées.
Les déclarations de ses autres amis ne furent plus pour elle qu'un jeu. Toujours Tanis les connut, comme si Magda se fût sentie liée à lui, malgré tout, par cet amour indéfinissable et qui n'avait pas abouti. Elle aurait cru le tromper, en faire sa dupe, si elle ne les lui eût laissé deviner. Elle aurait craint qu'il ne la jugeât coquette et ne méconnût son cœur, de même qu'elle avouait aux autres l'avoir aimé moralement.
Cette grande franchise ne permit plus à aucun d'eux de lui faire réellement la cour. Où Tanis reconnaissait avoir échoué, qui n'échouerait? Mais, malgré tout, ils étaient en coquetterie permanente avec elle; une coquetterie fine, légèrement amoureuse, qui faisait soupirer Jules Governeur d'une manière invocatoire si drôlement triste:
—Princesse Magda, hélas! m'aimerez-vous mieux jamais?
Princesse, ils l'appelaient ainsi, ayant décomposé son nom de Leprince, pour éviter de l'appeler madame, mot bien officiel, ou Magdeleine, appellation trop familière; son élégance native, son allure aristocratique lui valurent aussi ce baptême.
Magda riait de l'interrogation et répondait à Governeur:
—Mon pauvre abbé, dénichez cette pensée-là de votre cervelle; je suis une incomparable amie, je serais une déplorable maîtresse. Voyez: Tanis lui-même a préféré y renoncer!
Jean Biroy essaya également de faire sa cour. Mais les années apportaient maintenant au cœur de Magda un scepticisme et une expérience qui lui faisaient accepter ces hommages comme une entrée fatale à toute future amitié entre homme et femme. Elle recevait les déclarations ainsi qu'une préface que tous croyaient devoir lui faire lire, mais qui ne formait pas corps avec le roman affectueusement fraternel qu'elle attendait d'eux.
Elle dit à Barjols et à Savines qu'on lui avait présentés à peu près en même temps et qui, tous deux, glissaient sur la pente fatale:
—Savines, Barjols, aimez-moi bien vite, comme a fait Petite Flamme, et que ce soit fini rapidement, afin que nous puissions commencer notre vie de douce camaraderie.
Et comiquement, elle annonçait aux autres les progrès du mal de «l'atteint», comme ils disaient.
—On ne voit plus Savines, Princesse, qu'est-ce qu'il devient?
—Pauvre Savines! il en est à la phase: «Je ne veux plus la voir!» Mais j'espère que ce ne sera pas plus long que pour vous, Biroy... un mois, il me semble?
—Non, non, Princesse, six semaines... Cristi! Elles valaient bien trois mois, ces semaines-là! Enfin, vous n'avez pas voulu croire... C'est égal, j'irai vous le chercher si vous le permettez... Ça lui fera du bien; on est très malheureux, vous savez, quand ou vous aime!
—Si malheureux que cela?
—Bien plus encore, madame... Ah! princesse, combien de nos cœurs vous faudra-t-il cueillir en passant pour vous tresser un souvenir?
—Il me les faut tous... Mon amitié est une ogresse qui ne s'assouvit que lorsque vous m'entourez.
Magdeleine vivait donc heureuse, repue de jouissances intellectuelles qui donnaient le change aux besoins de son cœur et la laissaient passer, calme, dans le coudoiement continuel de ces hommes.
Or, par cette belle fin d'un jour de printemps, ayant terminé ses mots d'invitation à tous, madame Leprince-Mirbel se leva et, ses lettres à la main, sortit de la maison. Le parc immense, en bordure sur la rivière d'Yerres, s'étend, boisé et luxuriant de fleurs, jusqu'au viaduc du chemin de fer.
Magda traversa la pelouse; sa silhouette élégante disparut bientôt dans les massifs de verdure, et elle arriva au laboratoire au moment où le docteur s'apprêtait à en sortir.
—Ah! vous voilà, mignonne? Je quittais mes bestioles pour vous rejoindre.
—Les avez-vous bien fait souffrir aujourd'hui, cruel?
—Mais non, mais non; j'ai seulement cousu les paupières à trois jeunes chiens; rien du tout, comme vous voyez.
—Docteur, est-ce que les hommes ne nous considèrent pas toutes un peu comme de petites bêtes sur lesquelles ils expérimentent?
—Hum! peut-être. Mais avouez que certaines d'entre vous savent avantageusement renverser la proposition?
—C'est pour moi, cela?... méchant ami! Est-ce que j'inocule de force l'amour à ceux qui m'approchent? Que puis-je faire s'ils s'éprennent? Je ne les tiens pas captifs, je ne leur couds pas les yeux, moi... je n'ai même qu'une pensée quand ils m'aiment... C'est de les voir ne plus m'aimer. Et dites si je ne fais pas tout pour y arriver?
—Magda, vous êtes la plus adorable des femmes, j'ai tort de vous taquiner. Jamais personne ne saura comme moi ce qu'il y a de bon en vous...
Il avait pris son bras et marchait avec elle, à pas lents, le long de l'allée ombragée qui borde la rivière. De temps en temps des petits lapins passaient au loin, s'enfuyant dans les broussailles. Le soleil qui baissait à l'horizon dardait obliquement ses rayons d'or, chauffant encore la terre, tandis que les nuages, au-dessus de leurs têtes, mettaient une fraîcheur reposante sur la feuillée des hauts arbres saturés de chaleur.
—Ma chère Magda, comme vous avez raison! Que toute cette vie, au fond, est creuse! Vous avez pris, peut-être, la meilleure part: vivre en faisant abstraction de son corps, ne s'appliquer qu'au développement et aux jouissances de l'esprit sans s'inquiéter des troubles que l'on cause... Mais vous ne pouvez empêcher qu'à votre vue, auprès de vous, on ne sente la tiédeur de votre présence, cet ensorcellement bizarre que vous exercez sur moi, sur tous, et qui nous laisse des empreintes si étrangement durables... Et cela avec rien, semble-t-il. Avec votre silence, vos jolis gestes lents, votre manière d'écouter, votre façon de marcher, vous tenez nos cœurs dans les plis de votre robe; ah! la délicieuse créature que vous faites, mignonne, pareille à une divinité sereine et indulgente aux pauvres humains! L'imbécile mari qui vous a méconnue, torturée; le niais qui ne sait pas le joyau de jeunesse et d'esprit que vous êtes! Vous me jugez parfois léger; eh bien, c'est faux. Compliqué, défiant des autres, de moi-même surtout, cela est vrai; mais léger, que non pas, et j'en donne pour preuve l'amitié profonde vouée à vous, ma gentille, et que je défie bien le temps de déraciner; amitié faite d'amour perdu, de jalousie inconsciente, de remords, d'envie, un mélange extravagant mais solide, solide comme du granit!
—Cher, cher ami!
—C'est idiot, pas vrai? pourtant c'est ainsi. En dépit de vous, en dépit de moi, je vous aime. J'ai même été le premier à vous aimer. Ah! si je n'avais pas cinquante-deux ans!...
—Qu'est-ce que vous feriez?
—Ce que je ferais?... ce que je ferais?... Comme les autres, pardi! Je serais amoureux et fou de la chère princesse Magda!
—Et vous ne l'êtes pas?... un peu... rien qu'un peu?...
—Eh bien oui, là, je le suis... et c'est si bête... Et dire que nous en sommes tous là autour de vous!
—Docteur, c'est toute ma joie, vos tendresses... cela me berce, me console, endort mon chagrin, le regret de ma vie manquée. Il est si bon de se sentir aimée par des hommes comme vous! Tenez, j'écris aux autres que je les attends; vous finiriez par vous ennuyer tout seul entre moi et tante Rose. Vous allez jeter mes lettres à la poste en portant vos dépêches, n'est-ce pas?
—Ça ne me ravit pas de les voir venir! Enfin, puisque vous le voulez...
Ils étaient arrivés non loin de la maison, vaste bâtiment à l'italienne; une large terrasse formant un perron de cinq marches en longeait toute la façade avec, au milieu, un portique soutenu par six colonnes.
Les appartements luxueux que l'on apercevait au travers des hautes glaces sans tain des portes fenêtres, donnaient la sensation d'un palais de conte de fées, endormi par un enchantement, car nul bruit ne montait des sous-sols où les domestiques avaient ordre de respecter le silence recueilli des maîtres.
Des paons, des faisans, circulaient librement devant la maison, y voletaient; on n'entendait que des bruits d'ailes. Ils se perchaient sur les chaises et les tables d'osier dispersées le long de la terrasse, et se détachaient sur le ton cru de la muraille en des formes bizarres: les uns en boule multicolore, la tête cachée sous l'aile; les autres la queue ouverte rayonnant en panache auréolé autour du corps, hors de proportion avec lui, et dont le plumage, aux tons merveilleux, chatoyait sous les derniers rayons du soleil; leur immobilité achevait de donner un air surnaturel aux choses ambiantes, tandis que l'ombre tombant des arbres s'allongeait en tache sombre sur la pelouse verte et drue parsemée de buissons de lilas mauve.
Magda quitta le bras de Fugeret sur lequel elle s'appuyait, lui mit les lettres dans la main et se dirigea vers la maison. Quand elle eut monté les cinq marches, elle se tourna à demi et fit un geste d'adieu. Du milieu de ce groupe d'oiseaux, dans le fouillis des dentelles blanches de sa robe, elle émergeait, drapée, longue et mince comme une statuette de Tanagra... Le docteur en emporta dans les yeux un éblouissement.
Au salon, tante Rose lisait les journaux. Avec ses cheveux blancs, son nez retroussé, ses lèvres rieuses, sa robe noire à bouquets, enfoncée dans sa bergère Louis XV, elle avait l'air d'une marquise de Lancret. Voyant sa nièce entrer, elle laissa choir le lorgnon de ses yeux et s'exclama:
—Ton mari remporte des succès fous à Vienne, mon enfant. On l'a rappelé six fois sur la scène. Son Roi des Huns est un triomphe. Il va être reçu au Burg... Hein, qu'en dis-tu?
—J'en dis que cela m'est parfaitement indifférent, tante. Un peu moins de gloire autour de son nom, un peu plus de tendresse dans son cœur, voilà ce que j'aurais voulu trouver en lui.
—Oui, oui... et penser que c'est moi...
—Non, tante Rose, pas vous, mais les événements qui ne sont pas toujours plus sages que les hommes, quoi que vous en disiez. N'en parlons plus... Je viens d'écrire à mes fidèles, j'espère donc en voir arriver quelques-uns demain. Le pavillon est prêt?
—Oui, mon enfant.
—Merci, tante, de songer à tout. Demain il faudra que le cocher reprenne son service des trains avec le landau.
—Magda, sais-tu ce que l'on dit au village?
—Non. Et, de plus, cela m'est si égal!...
—Eh bien, on dit que tu n'aimes que la société des hommes, et on appelle ces messieurs «tes hommes».
—Ça, c'est amusant... Mes hommes!... la formule est un peu brutale, mais juste. Eh bien, tante, mes hommes viendront probablement demain et, comme je veux être toute à eux si, par hasard, quelques-uns s'avisent de prendre le train de trois heures, je vais faire aujourd'hui mes deux dernières visites d'arrivée: madame d'Istres et madame Montmaur. Adieu, tante Rose.
Magda quitta le salon, monta dans sa chambre, et, s'étant coiffée d'un grand chapeau, prit son ombrelle, ses longs gants de Saxe, puis redescendit, légère, le vaste escalier de pierre à double évolution. Elle se rendit jusqu'à l'église et eut vite atteint la propriété de madame d'Istres.
C'était une voisine aimable, adorant la jeunesse, et dont la maison ouverte, hospitalière, regorgeait toujours de monde. On venait là jouer au tennis, au cricket; c'était un lieu de réunions brillantes et bruyantes; madame d'Istres avait trois filles, de seize, dix-neuf et vingt et un ans, qui aimaient l'excentricité et les exercices violents.
Il y avait eu, de tout temps, sympathie entre les deux maisons, à cause peut-être de la vie si différente qu'on y menait. La fusion en formait pour chacune d'elles un élément nouveau, non sans charme, surtout à l'arrière-saison, alors que les journées courtes et les longues soirées deviennent facilement monotones.
Bien qu'on fût à peine aux premiers jours de mai, la maison était déjà occupée par des familles amies. Très loin sous les allées de tilleuls, on entendait des rires et des voix jeunes.
Magda abrégea sa visite malgré les instances de madame d'Istres, puis, reprenant sa course à travers les rues tortueuses et mal pavées du village, elle arriva bientôt devant une propriété riveraine de l'Yerres, appartenant à madame Montmaur, et qui faisait face à celle de mademoiselle de Presles.
Le portier l'annonça par trois coups de timbre, juste le temps de traverser la cour. Un autre domestique apparut et, ouvrant à deux vantaux la porte du vestibule, introduisit Magda dans une vaste pièce qui servait à la fois de salon et d'atelier.
Madame Montmaur était veuve. Son caractère autoritaire n'ayant point rencontré de résistance chez son mari, leur union fut parfaitement calme et parfaitement heureuse. Elle avait un fils, un grand beau garçon, à l'aspect recueilli, presque froid. Admirablement élevé par cette mère, petite femme nerveuse, sèche, à la poigne de fer et qui n'admettait pas qu'à vingt-quatre ans il prît son envolée et cessât de lui être soumis et obéissant comme à dix ans, Philippe subissait, ainsi que son père l'avait subie, son autorité despotique.
Magda n'éprouvait pas une grande sympathie pour madame Montmaur: la rigidité de vie, la médiocrité de bonheur dont avait su se contenter cette femme, à qui l'esprit de domination tenait lieu de tout, lui semblaient par antithèse la critique de sa propre vie. Elle se sentait jugée par madame Montmaur, peut-être sévèrement? tout au moins comme une personne originale, indépendante, un peu excentrique et bizarre.
Puis, une chose choquait Magdeleine: elle ne pouvait comprendre cette existence toute de politesse entre Philippe et sa mère; il lui semblait que si elle avait eu un fils de cet âge, elle l'eût abreuvé de tendresse, se faisant son amie, sa confidente. Elle aurait voulu qu'une communion de pensée les liât constamment, tandis que ce grand garçon devenait tout différent de lui-même lorsque sa mère était avec lui.
Avec des yeux bleu foncé pleins de douceur, hérités de son père, Philippe était grand et aussi noir de cheveux qu'un Arabe; un nez un peu fort, une bouche bien dessinée, aux lèvres rouges, le teint mat et une peau délicate, lui composaient une tête intéressante, belle d'une beauté énergique nullement démentie par un corps d'athlète aux formes nerveuses et sveltes, impeccables. Ce garçon d'une force herculéenne, avec des muscles souples et résistants comme l'acier, possédait dans ses mouvements un charme particulier de grâce et d'élégance.
Tout d'abord Magda l'avait cru un inutile, un esprit sinon creux, du moins obstrué, plein de préjugés mesquins. Un soir qu'il dînait seul chez elle, madame Montmaur ayant été subitement indisposée, elle eut la révélation d'un être jusque-là caché et si différent de ce qu'il paraissait, qu'elle l'écouta bouche bée parler littérature, art, politique et morale.
Lorsque, le lendemain, elle fit part de ses impressions à ses amis, ils la taquinèrent.
—Chère Princesse, vous deviez dormir hier et vous aurez rêvé que vous découvriez tout cela en lui, disait Tanis.
—Eh, eh! ajoutait le docteur Fugeret, Magda vient de faire comme moi: elle croit avoir couvé un œuf de phénix: il en sortira un canard.
—Princesse, donnez-le moi, votre Philippe. Puisque vous vous intéressez à ce jouvenceau, je vais vous le dégourdir, foi de Jean Biroy!
—Mon amie, ils se moquent cruellement, les barbares. Mais, avant de vous croire tout à fait, je voudrais savoir si le beau Philippe a osé parler sans l'autorisation préalable de madame sa mère? demandait ironiquement Jules Governeur.
—Cher Maître, cher Docteur, chère Petite Flamme, cher Abbé, vous êtes tous dans l'erreur. Je vous montrerai un Philippe nouveau, un Philippe inconnu, inédit; seulement pour cela il faut l'avoir sans sa mère qui l'hypnotise. Or, je vais mettre la dernière pierre à la muraille de principes qui s'élève entre madame Montmaur et moi, en invitant son fils, seul, à dîner. Fasse le ciel encore qu'elle lui permette de venir!
Ainsi fut fait. Philippe, mis sans qu'il s'en doutât sur la sellette par ces quatre esprits distingués, fut lui-même, c'est-à-dire simple et vrai. Il étala devant ces sceptiques une telle richesse d'impressions, une telle générosité de sentiments, une telle franchise de nature, que sa verve juvénile les conquit.
Après son départ, ils avouèrent leur défaite et son triomphe. Le Docteur peignit d'un mot la situation:
—Je comprends la sympathie que ce garçon inspire à notre chère Princesse: ils doivent avoir des coins de cœur semblables; c'est par là qu'elle l'aura découvert.
Ceci se passait à l'automne précédent. L'hiver, à Paris, madame Leprince-Mirbel ne vit Philippe que rarement, presque toujours en compagnie de sa mère; il semblait l'éviter. Magda pensa que la conversation du dernier dîner d'automne, de morale un peu libre, pouvait l'avoir effarouché. Elle ne l'avait donc plus invité seul et, depuis les mois de printemps, il n'était pas revenu.
Une fois introduite au salon, Magda se dirigea vers un chevalet sur lequel était posée une étude. Elle la regardait, admirant certains rendus lumineux à côté de notes naïvement maladroites et qui détonnaient, lorsque le bruit d'une porte la tira de sa contemplation; Philippe entrait.
—Ah! bonjour, madame, dit-il. Pardonnez-moi de vous avoir fait attendre; mais je croyais ma mère au salon et l'on vient de m'apprendre qu'elle est sortie.
—Bonjour, Philippe... Savez-vous bien que ce n'est pas très aimable ce que vous me dites là!... Alors, si madame Montmaur eût été chez elle, vous ne veniez pas me dire bonjour?...
Au lieu de répondre, Philippe baisa silencieusement la main que lui tendait Magdeleine, puis s'écria:
—Mon Dieu, vous regardiez ma croûte! Je suis honteux que vous l'ayez vue... C'est horrible!... Vous qui vivez au milieu d'œuvres d'art, détournez vite les yeux, madame.
—Mais ce n'est pas si mauvais que vous voulez bien le dire! Il y a, là, un coin d'eau plein de profondeur transparente d'un effet très vrai... et puis la lumière se joue et irradie bien dans les feuillages... le ciel est un peu lourd, par exemple; mais vos fleurs d'eau du premier plan sont superbes et souplement jetées... C'est très bien, je vous assure, très bien... très bien...
Elle s'était assise sur un pliant devant le chevalet, les mains appuyées à la pomme de l'ombrelle qu'elle tenait droite devant elle, le menton sur ses mains. Elle examinait l'étude avec conscience et pensait réellement ce qu'elle disait.
Philippe, agenouillé pour mettre sa vue au niveau de celle de Magda, suivait des yeux, sur le tableau, ses critiques. Elle tourna vers lui la tête en parlant. Leurs regards se lièrent. Sentant tout à coup une gêne l'envahir, la jeune femme prit un ton enjoué:
—Très bien, monsieur, votre paysage; je vous décerne un gros bon point...
Puis, se levant, elle ajouta:
—Vous devriez montrer ça à Biroy; il vous donnerait son avis qui vaut mieux que le mien et des conseils, voire des trucs, comme ils disent.
—Biroy? vous aimez son talent, madame?
A son tour, Philippe s'était levé.
—Mais oui, je l'aime...
—La facture en est un peu lâchée, pourtant; et puis il a aussi un peu trop de trucs...
Elle fit un petit mouvement de tête, étonnée et comme choquée qu'on attaquât le talent d'un de ses amis. Philippe dit:
—Oh! c'est vrai! Il est votre ami... je vous demande pardon, madame!
Une porte s'ouvrit. Madame Montmaur entra. Elle regarda alternativement le visage de Magda et celui de Philippe, tout en répandant un flux de paroles aimablement sèches. Madame Leprince-Mirbel, à qui n'échappa pas cette nuance, se tourna vers Philippe. Il avait repris son expression morne et froide de beau sphinx, elle ne put lire la pensée qui lui avait dicté son: «Il est votre ami», dit la minute précédente.
La conversation roula, banale, sur quelques voisins et sur les nouvelles transformations de la propriété:
—Oui, chère madame, mon fils m'a tellement tourmentée que je me suis décidée à lui faire construire un atelier au fond du jardin, au bord de la rivière. Voilà pourquoi vous y avez vu cet amas de pierres et de briques. Mon salon me sera rendu: je n'en suis pas fâchée à cause de l'odeur de l'essence... Ah! vous ne savez pas ce que c'est que d'avoir un grand fils comme ça! C'est un maître dans la maison maintenant, car il a vingt-quatre ans!... Vous avez quelques années de plus que lui, n'est-ce pas, chère enfant?
—Quelques? Certes,—dit en riant Magdeleine,—j'en vais avoir trente-six la semaine prochaine... et même à ce propos, si vous voulez bien venir dîner jeudi avec nous pour fêter ce triste anniversaire, vous nous ferez grand plaisir, chère madame.
—J'accepte de tout cœur. Comme le temps passe! Le fait est que Philippe avait quinze ans à peine lorsque nous avons acheté cette propriété. Vous en aviez vingt-sept. Mon Dieu! que vous étiez triste et seule, alors... Mariée si mal! Pauvre enfant! Heureusement vous vous êtes ressaisie et avez arrangé votre vie...
—Que voulez-vous, il faut savoir tirer parti de son malheur... J'ai arrangé ma vie, comme vous dites, et le mieux que j'ai pu. Mais est-ce cela le bonheur? je ne saurais vous le dire.
Magdeleine n'aimait pas ces interrogations voilées; elle se leva et prenait congé, lorsque Philippe lui dit:
—Avez-vous des courses à faire au village, madame? sinon, vous pourriez traverser le jardin et je vous passerais en barque chez vous?
—J'accepte; vous m'épargnerez ainsi la poussière de la route.
Elle serra la main de madame Montmaur et entra avec Philippe dans le jardin.
Magda s'était senti le cœur oppressé tout à l'heure, pendant cette conversation pleine de sous-entendus douloureux. Elle marchait silencieuse, sans se préoccuper de son compagnon. Cette femme qui la connaissait depuis neuf ans, qui, à toute heure du jour, guettait sa vie en plongeant de son jardin des regards indiscrets sur le parc de mademoiselle de Presles, ne venait-elle pas de lui laisser entendre qu'elle avait non pas un, mais des amants? Quelle méchanceté polie sous ses paroles! Pourquoi madame Montmaur la fréquentait-elle, alors, si elle la méprisait? Où donc commençait et finissait cette morale du monde? Et Philippe aussi la croyait sans doute la maîtresse de Fugeret, de Tanis, de Biroy, de Governeur! Pourquoi pas de tous les hommes qui venaient chez elle? Et tante Rose, que faisait-elle là dedans? Pauvre tante qui avait fermé son cœur après la désillusion d'un premier amour...
—Pouah! fit-elle avec dégoût, involontairement tout haut.
—Qu'avez-vous, madame?
—Rien... pardonnez-moi; j'ai aperçu dans l'herbe un crapaud, et j'ai ces bêtes en horreur...
—Il en faut, paraît-il, dans la nature. Je suis comme vous pourtant; ils me sont désagréables à rencontrer.
On arrivait à la rivière. Philippe détacha le petit canot d'acajou qu'une chaîne de cuivre retenait à un pieu. Il y sauta, puis, l'ayant approché des bords moussus de la rive où Magda se tenait droite, il lui tendit la main. Elle la prit, enjamba, légère, le bord de la barque et s'assit. Leurs yeux encore une fois se croisèrent, semblant vouloir fouiller leurs pensées.
Maintenant, Philippe ramait; les muscles de ses bras saillaient et tendaient les manches de sa veste. Tous deux étaient tristes, hantés inconsciemment par les paroles cruellement doucereuses de madame Montmaur. Les rames, d'un mouvement rythmique, entraient dans l'eau, semblaient la couper, lui faire une blessure, et ressortaient égrenant, au-dessus d'elle, les perles brillantes qu'elles y avaient puisées.
Magda suivait des yeux ces choses; tout à coup, elle murmura:
—On dirait des pleurs...
Et sans s'apercevoir de la communion de pensées non exprimées qui l'unissait à Philippe dans une étrange intuition de l'instinct, elle ne s'étonna pas qu'il répondît:
—Ah! comme un rien parfois ensanglante le cœur...
Ils étaient arrivés au coude de la rivière qui forme un lac dans la propriété de mademoiselle de Presles. En passant sous un pont rustique, une liane de pervenches fleuries s'accrocha à l'ombrelle ouverte de la jeune femme. Magda, se levant pour atterrir, ferma son ombrelle: la fleur tomba dans l'embarcation que Philippe retenait près du bord avec sa rame.
Lorsque Magdeleine fut à terre, il se redressa, agita son chapeau et dit: «Adieu!» Elle inclina lentement la tête et le regarda s'éloigner de la rive.
Ce soir-là, sans apparence d'à propos, Magda interrogea ainsi le Docteur:
—Pourquoi un être inférieur à nous comme nature, comme sentiment, comme pensée, peut-il nous faire vibrer douloureusement? Pourquoi le moi supérieur qu'on sent en soi s'impressionne-t-il, malgré le raisonnement, du blâme tacite de cet être à qui nous dénions tout pouvoir non seulement de nous juger, mais encore de nous comprendre?
Et le bon Fugeret en déclina les raisons et fit, à sa jolie amie, sous la pâle clarté des lumières tamisées par les grands abat-jour, dans le salon Louis XV, un cours de philosophie sensationnelle, tandis que tante Rose tricotait tranquillement des chaussons de laine pour ses petits pauvres et que Philippe, seul dans sa chambre, serrait avec recueillement les pervenches glissées de l'ombrelle de Magda.
Le lendemain, le pavillon des amis fut presque entièrement occupé; à l'exception de Jules Governeur, tous ses fidèles avaient accepté l'invitation de Magdeleine. Governeur lui envoya ce billet:
«Princesse exquise,
»J'ai le chagrin de vous annoncer que je ne puis venir au cher ermitage aujourd'hui. Ne comptez sur moi qu'aux alentours de cinq heures, demain, car ce soir je dîne chez d'honnêtes gens que je ne puis décemment pas quitter au dessert.
»Demain, je vous apporterai un livre que je trouve très bien. Je le lirai à vos pieds et cet exercice me sera éminemment agréable... si vous le permettez.
»Je baise, Princesse, le bout de vos doigts avec une piété croissante.
»Dévotement à vous,
»L'ABBÉ.»
Ce billet et l'arrivée de ses amis chassèrent les nuages noirs qui, depuis la veille, enveloppaient les pensées de Magdeleine. Biroy et Tanis s'étaient rencontrés à la gare avec madame Danans, la seule femme qui connût bien le grand cœur de madame Mirbel.
Marie-Anne Danans n'était pas heureuse. En l'épousant, son mari avait cru rencontrer en elle la mondaine inapaisée qu'il eût voulu voir s'agiter autour de lui. Des heurts douloureux la blessèrent; mais la vie manquée, perdue, calomniée de Magda, lui avait été un salutaire exemple. Elle se tut, gardant pour elle ses douleurs et ses larmes, cachant les délicatesses de son âme à son mari qui l'ignorait si étrangement et qualifiait de bourgeoises les aspirations de sa jeune et saine nature.
Elle venait souvent passer des semaines à la Luzière. Son mari l'y entraînait, trouvant un grand plaisir à s'y rencontrer avec ses amis Tanis, Biroy, Governeur, Fugeret, et à jouir du repos de cette délicieuse campagne qu'il pouvait quitter chaque matin pour aller prendre l'air de Paris.
Marie-Anne avait sa chambre près de celle de Magdeleine; aussi c'était entre elles, le soir, lorsque Paul Danans restait à Paris, d'interminables causeries.
Le dîner de première arrivée fut joyeux pour tous. Tante Rose avait ordonné un menu succulent; les artistes sont volontiers gourmets; cette bonne chère, ces vins fins, les préparèrent à être brillants. Vers onze heures, lorsqu'ils se furent retirés pour gagner leur Pavillon sous la conduite de Fugeret, madame Danans s'écria:
—Ah! Magda, comme la Marie de l'Écriture, tu as choisi la meilleure part!
—Crois-tu, chérie? Hélas! j'arrive parfois à en douter, et je t'envie et je t'admire, toi qui, dans la déception de ton cœur, as si bien mené ta vie.
—Je suis moins artiste que toi; mon vieux fond de nature auvergnate n'aurait pas su attirer et retenir auprès de moi ces êtres fantasques et supérieurs qui t'entourent. Où tu as passé intacte, j'aurais laissé mes ailes... car je suis une vraie femme en chair et en os, et non une âme, un cher petit cœur comme toi. Hélas! dirai-je à mon tour, c'est par cela seulement que je retiens mon Paul. Je l'ai tant aimé avant notre mariage et même après!... J'aurais voulu avoir des enfants... me l'attacher par plus d'un lien de chair, puisque c'est là notre mission dans la vie. N'as-tu jamais désiré d'enfants, Magdeleine?
—Non, jamais. Je me fais l'effet d'une plante atrophiée, une de ces monstrueuses fleurs comme les orchidées, froide, presque laide, sans parfum, et que personne n'ose cueillir, la trouvant trop rare, un edelweiss noir, s'il en pouvait exister.
—Les femmes sont ou mères ou amantes; peut-être, à ton insu, serais-tu une grande amoureuse?
—Le sais-je? et qui me le dira? Viens, sortons sur la terrasse, la nuit est douce et belle... il me semble n'avoir jamais vu tant d'étoiles.
Elles étaient montées au premier étage et causaient dans la chambre de Magda; celle-ci alla ouvrir la porte fenêtre donnant sur la terrasse. Cette terrasse isolée et qui s'avançait largement sur le jardin était son lieu de prédilection. Elle y avait des fauteuils d'osier, une table surmontée d'une ombrelle immense et, bien souvent, elle demeurait là à rêver après le coucher du soleil.
—Et, parmi ces hommes qui t'entourent, nul n'a donc su te charmer?
—Si, l'un d'eux m'a bien troublée... Mais nous nous sommes trop écrit. Nous avons fini par dédoubler nos sensations à ce point que je prévoyais les négligences de sa tendresse et, lui, les coquetteries de la mienne. Un beau soir, nous nous sommes regardés en riant... Il n'y avait plus entre nous que la prestidigitation de l'amour, sans amour. Ces mots fatals: «A quoi bon?» sont sortis en même temps de nos lèvres, et nous sommes restés amis. Hors la possession brutale, nous connaissions et avions discuté et analysé tous les replis de nos cœurs. Nous gouvernions notre amour, alors que c'était lui qui aurait dû nous gouverner.
—Pauvre toi, pauvre Tanis!
—Oui, pauvres nous! Nous aurions pu nous aimer. N'avais-je pas le droit d'aimer?
—Certes, Magda. Mais les autres?
—Les autres? Eh bien! ils m'ont tous crue, au commencement, la maîtresse de Guillaume, et, un peu par traîtrise, beaucoup par envie, ils m'ont, en riant, fait la cour. Entre eux et moi, faisant abstraction de l'attirance de tout homme vers toute femme, il faut en revenir à la formule de Governeur: «Princesse, pourquoi n'essayez-vous pas?...» Essayer l'amour! Cela, jamais, jamais, jamais!... Et puis, je n'ai pas de curiosités; mon imagination, très surexcitable, suffit à me donner la perception nette de certaines choses extrêmes, effleurées à peine. Je me suis maintes fois imaginé ce que pourrait être l'amour avec une femme comme moi; j'ai rêvé de tendresses caressantes, d'agenouillements, de prières. Lorsqu'un homme m'a déclaré son amour, je ne sais quelle révolte s'est faite alors en moi; mon idéal, toujours, m'avait transportée plus haut, m'avait plus noblement émue. Je sentais une sourde indignation contre l'amour réel, comme si j'allais tromper avec lui mon rêve... rien que le néant pourtant... Aucun n'a répondu jusqu'ici à mes aspirations... Je repoussais doucement leurs déclarations, n'y sentant pas ce que j'aurais voulu y trouver: la sincérité naïve, naïvement exprimée. Alors, je me suis raillée moi-même, et eux avec moi; on ne me fait plus de déclarations, d'ailleurs; ces hommes qui m'entourent, qui m'ont aimée, se sont dit: «Rien à faire.» Et nous vivons tranquilles, maintenant, côte à côte.
—Et malgré tout, comme tu restes séduisante, exhalant de ton être moral autant que de ton être physique, un charme indéfinissable, ils sont demeurés tes amis... Oui, je comprends. Mais dis-moi alors par quel prodige ils te sont fidèles en amitié, à ce point que tu les as quand tu veux?
—Ça, c'est bien plus simple que tu ne crois. D'abord, et avant tout, il faut renverser la proposition: je ne les ai pas quand je veux, mais ils m'ont quand ils veulent. Puis, pour des cerveaux comme les leurs, comptes-tu pour rien de pouvoir se réunir, discuter, heurter leurs esprits, en faire jaillir des idées et se procurer ainsi un bonheur rare?... Il est encore d'autres raisons de second plan et d'ordre plus matériel; ici, n'ont-ils pas la vie luxueuse et confortable que presque tous ambitionnent? Vois le dîner de ce soir, chacun y trouvait son mets favori, son vin préféré. Tante et moi nous sommes comme deux vieilles gouvernantes occupées à flatter les goûts et les manies de nos maîtres. Demain, je te mènerai visiter leur Pavillon; alors, tu comprendras. Ils ont une salle d'armes, un salon avec un jour d'atelier, une bibliothèque. Fugeret se lève avec le soleil: sa chambre en reçoit les premiers rayons. Tanis, qui se lève à midi, a sa chambre placée au soleil du midi. En commençant les soins par ces menus détails, vois jusqu'où ils peuvent s'étendre! Les fleurs, les cigares qu'ils préfèrent sont dans leur salon; dans leur salle à manger, des en-cas au goût de chacun; et, comme domestique, je fais coucher et demeurer auprès d'eux, François, la perle de ma maison. L'autre jour, Biroy avait l'air inquiet, mal à l'aise. Ma chère, j'en ai cherché le motif pendant vingt-quatre heures et tout à coup cela m'a sauté aux yeux: ses cheveux commencent à blanchir;—il aura bientôt quarante-huit ans,—le jour éclatant des baies du salon le gênait. J'ai donné l'ordre d'entourer le fauteuil qu'il affectionne d'un haut paravent et de tenir les stores baissés à moitié dans le coin qu'il s'est choisi. Regarde-le demain, il est radieux! Bref, j'épie leurs moindres désirs, je flatte leurs goûts et leur vanité... Aussi, comme ils m'aiment!... Tu souris? Je suis très sérieuse, pourtant. Cela est le petit côté de leur grande nature... J'ai fait, non par calcul, mais amoureusement, toutes ces choses pour mon mari, et il ne m'en a pas moins abandonnée... Et pour qui, grands dieux!
—Pauvre chère! Sais-tu bien que tu as le génie de l'amitié?
—Je m'en vante; c'est peut-être ma seule qualité.
Magdeleine s'était levée et se promenait de long en large; elle s'arrêta un moment, s'accouda à la balustrade de pierre du balcon et resta immobile dans une muette contemplation. Marie-Anne la rejoignit; elle entoura de son bras la taille mince et flexible de son amie et lui mit un baiser dans les cheveux. A ce moment, quoique nul souffle de vent ne passât dans l'air, elles virent toutes deux remuer le feuillage d'un massif, à gauche de la pelouse, du côté de la rivière. D'instinct, elles se serrèrent la main.
—Qu'est-ce que cela? interrogea à voix basse madame Danans.
—Le sais-je?
—Peut-être un domestique ou un jardinier? Ou... un voleur?
—Tout est fermé en bas. Pourtant il faut voir. Va chercher mon revolver qui est posé sur la cheminée de ma chambre, à gauche... Ensuite tu sonneras trois coups, tu éteindras les lumières et avertiras Nicolas qui va monter; c'est lui qui répond à cette sonnerie.
—Je te laisse seule?
—Rien à craindre à cette hauteur et puis je guette; mes yeux sont accoutumés à l'obscurité; va, Mie-Anne!
Madame Danans s'éloigna. Le buisson ne bougeait plus. Voyant s'éteindre les lumières derrière elle, madame Mirbel, un peu nerveuse, cria:
—Qui est là?—Répondez, ou je tire!
Entendant la voix de son amie, Marie-Anne accourut et, tremblante, lui donna le revolver. Le buisson s'agita faiblement d'abord, puis d'une grande secousse. Alors Magdeleine leva son arme et fit feu.
Distinctement, on entendit courir sur le gravier de l'allée qui frangeait d'arbres la rivière, puis un bruit d'eau, puis, plus rien.
Nicolas était accouru; il proposa de poursuivre le braconnier, car il croyait que c'en était un; madame Mirbel ne le voulut pas.
—Il suffit de la panique que je lui ai donnée, dit-elle. Au petit jour, allez relever la trace des pas avec le jardinier, et nous avertirons la gendarmerie.
Elle ajouta, une fois le domestique parti:
—Voilà un bon incident pour animer la journée de nos grands hommes, demain, et plus palpitant que leur paume ou leur escrime. Bonsoir, chérie; si tu as peur, laisse la porte de ta chambre ouverte.
Comme Magdeleine l'avait prévu, la journée du lendemain fut mouvementée; les traces laissées étaient des pas d'homme, mais elles indiquaient une chaussure bien faite. On fit une battue dans le parc sans rien découvrir; on convint de veiller la nuit suivante. Enfin, cela occupa très fort tout le monde.
Dans l'après-midi, les trois filles de madame d'Istres vinrent faire une partie de tennis. Le match était commencé quand Philippe Montmaur arriva. Il alla saluer madame Mirbel qui se reposait du jeu en causant avec Tanis et Fugeret et resta un moment debout près d'elle, sur le sable fin, jaune et épais dont la terre battue du jeu était entourée; puis, appelé pour équilibrer les forces, il quitta le groupe.
Sans songer à rien, la jeune femme avait les yeux fixés à terre. Elle ressentit tout à coup un tressaillement nerveux et, se levant, piétina un instant sur place, puis retomba comme lasse sur son fauteuil rustique. Dans l'empreinte laissée sur le sable par le pied de Philippe, Magda avait cru reconnaître la marque des pas relevés dans le parc. Cela lui avait sauté aux yeux dans une vision rapide. Maintenant que la trace en était brouillée, il lui paraissait qu'elle s'était trompée. Avait-elle donc rêvé? Ses traits subitement se vieillirent d'une expression lasse; Tanis s'en aperçut et lui dit:
—Qu'avez-vous, dame jolie?
—Rien. Je me sens un peu fatiguée.
—Voulez-vous mon bras pour rentrer?
—Non, non, restez; je vais chercher un flacon de sels et je reviens.
Elle disparut. Mais, au lieu de se diriger vers la maison, elle se dissimula derrière un massif pour guetter l'impression que ferait sa disparition sur Philippe.
La partie finie, les joueurs s'informèrent de Magda; nul d'entre eux ne parut inquiet. Quant à Philippe, il alla s'étendre nonchalamment sur l'herbe et alluma une cigarette.
—Je me suis trompée,—se dit Magdeleine.—D'ailleurs, quel mobile eût pu le pousser à venir furtivement la nuit dans le parc?... Marie-Anne?... Il sait qu'elle est la plus droite des natures et qu'elle adore son mari... Moi?... Bah! je suis une vieille femme, pour cet enfant! Ce n'était pas lui.
Elle revint alors vers ses amis, du pas rythmé qui rendait sa démarche si gracieuse.
Les jours succédèrent aux jours sans rompre rien de la douce monotonie des habitudes de la Luzière; on y vivait dans une atmosphère d'idées, d'impressions rares, qui effaçait vite tout souci des choses vulgaires.
Un soir que, après le dîner, devisaient au salon Marie-Anne, Tanis, Fugeret, Danans, Governeur, tante Rose et Magda, dans la porte fenêtre laissée grande ouverte, apparut Philippe Montmaur.
Il avait pris l'habitude de venir ainsi maintenant; à peine interrompait-on la conversation pour le recevoir; il devenait du cercle intime. La fréquence de ses rencontres avec ces hommes de valeur l'avait dépouillé de sa timidité de très jeune homme. Bien qu'il s'aperçût, en son grand bon sens, que son esprit était moins pleinement développé que le leur, l'assiduité de ces relations lui avait permis de découvrir les points faibles de certains d'entre eux. Peu à peu, avec une pénétration continue, il les jugea. Moins ébloui que dans les premiers temps, il vit les grands et les petits sentiments de ces âmes d'artistes. Bien souvent, au milieu d'une discussion, armé de sa croyance au bien, au beau, de sa foi juvénile, il balayait, de quelques phrases, toute la poussière d'or des paradoxes scintillants que se plaisaient à jeter, en paroles éclatantes, les amis de madame Leprince-Mirbel.
Jeune, en pleine explosion de sa force, sentant devant lui l'avenir, mot immense à son âge et rempli de promesses, il leur donnait à tous l'impression d'une énergie surabondante qui les charmait, eux, les heurtés, les meurtris, les désillusionnés.
Philippe était leur jeunesse, elle revivait en lui et causait, à ces irréconciliables de la destinée, la sensation d'une oasis dans le désert de la vie. Sa conscience pure leur était contagieuse, et comme c'étaient des êtres puissants, partant justes, ils se prirent à aimer Montmaur de tous leurs grands cœurs.
Lui, attiré vers Magdeleine par l'obscur sentiment d'une douleur voilée, devinait que les événements avaient froissé cette âme. Ce quelque chose de brisé que l'on sentait parfois en elle, le charmait et l'intéressait comme un mystère. Puis aussi, lorsqu'elle était toute vibrante, lorsque les phrases sceptiques, amères, sortaient de ses lèvres, lorsque ses ironies s'exprimaient dans une fièvre de paroles presque méchantes, toute cette dualité le troublait, le ravissait et il ne distinguait pas, le pauvre enfant, quelle Magda il aimait le plus: ou la Magda spirituelle et mordante, ou l'autre, attendrie et douce, alanguie et silencieuse qui lui semblait une femme-fleur.
Les émotions qu'il ressentait auprès d'elle contenaient les enivrements et les désespoirs harmonieux d'un naissant amour. Il se plongeait voluptueusement dans ces douleurs et dans ces joies. Il en aimait la souffrance éperdument et plaçait son idole si haut dans son cœur qu'il désespérait de jamais pouvoir l'atteindre, de jamais oser lui dire:
—Je vous aime...
Il s'étonnait aussi qu'elle ne s'aperçût pas de sa passion. Puis il finit par comprendre que les hommages, les attentions tendres, presque amoureuses, des amis de Magda, avaient posé un voile sur ses yeux.
Que faisait-il de plus qu'eux tous? Rien, moins que rien même; grâce à eux, elle éprouvait des joies d'intelligence et de vanité que jamais il ne pourrait lui donner. Elle devait partir dans un mois pour les eaux de Royat; ne venait-il pas d'entendre ces hommes lui demander comme une grâce la permission d'aller la distraire un peu de la banalité d'une vie d'hôtel? A l'instant où il était entré, Tanis disait:
—Donc, mon amie, c'est convenu: je pars avec vous; Governeur viendra quelques jours après, puis Biroy; mais Fugeret et moi nous ferons vos vingt-huit jours; nous devenons vos réservistes, Princesse.
Ces hommes de haute notoriété, que l'on désigne dans la foule comme les sommités d'une nation, allaient l'entourer exclusivement, régler leur vie sur la sienne. Pourrait-il jamais lui donner de telles joies d'orgueil? pouvait-il même oser penser à elle?
Son grand amour lui apparaissait tout à coup si infime, qu'il se sentait honteux de sa hardiesse et ne se consolait qu'en songeant qu'elle ne le connaîtrait jamais. Il ignorait quelle perle rare il eût pu lui offrir: son cœur candide, ses espérances, sa foi en elle et toute la puissance passionnée de son être, un composé d'ardeur et de calme, de force et de jeunesse.
Il songeait douloureusement dans un coin obscur du salon, repaissant sa vue des moindres gestes de la jeune femme. Elle était, ce soir-là, vêtue d'une robe en crêpe de Chine bleuâtre toute scintillante de perles d'acier bleuté; cela tombait comme une fine pluie brillante autour d'elle et animait chacun de ses mouvements d'un bruit ressemblant au cliquetis atténué d'une armure légère. Deux grosses roses jaune pâle, alourdies et embaumées, fléchissaient à sa ceinture.
—Il y a, cette nuit, une lune admirable, dit madame Danans, rompant le silence. Ne veux-tu pas errer dans le clair-obscur des allées, Magda?
—Ce serait certainement délicieux, Mie-Anne; mais comme je suis très lasse de notre promenade à cheval de cet après-midi, je demande la permission de ne pas vous accompagner.
Ils se levèrent tous et suivirent madame Danans, tandis que tante Rose montait à sa chambre. Le bruit de leurs pas et de leurs voix lentement s'éloigna.
Magdeleine quitta le fauteuil sur lequel elle était assise, s'étendit sur un canapé, bien confortablement blottie et soutenue par de nombreux coussins. D'un geste gracieux, elle jeta sur ses pieds la traîne de sa robe; l'étoffe soyeuse moula son corps dans un enroulement. Une petite table était là, couverte de livres nouvellement parus. Elle en prit un et le parcourut. Autour de la lampe, des phalènes voletaient, se posaient sur les dentelles de l'abat-jour, les agitaient de mouvements courts et hâtifs, y secouant la poussière impalpable de leurs ailes. Un tel parfum de fleurs embaumait l'air du soir, calme et reposé, que Magdeleine abandonna sa lecture; elle leva les yeux et poussa une exclamation en apercevant Philippe debout, immobile, sur le seuil de la porte.
—Quoi? déjà revenus?... la promenade a été courte!
—La mienne, madame, non la leur, qu'ils continuent en ce moment.
—Quelle idée vous a pris de rentrer?
—Je ne sais pas... Eux, ils vous ont toute la journée, moi je viens passer une heure auprès de vous; pourquoi les aurais-je accompagnés puisque vous ne deviez pas venir?
—Mais pour jouir de leur conversation, de la beauté de la nuit... que sais-je?... N'est-il pas de votre âge, aussi bien que de celui de Marie-Anne, d'aimer les clairs de lune?... C'est égal, je suis touchée de votre intention de vouloir me tenir compagnie. Allons, entrez, et lisez-moi quelques pages de ce livre que Governeur nous a apporté de Paris.
Philippe alla vers elle et s'assit sur un siège bas, à ses pieds. Il prit le livre, le tint quelques minutes sans l'ouvrir, semblant le contempler.
—Pourquoi lire? Parlez encore, madame... J'aime tant le son de votre voix!...
—Quel gamin vous êtes!... il est quelconque, le «son de ma voix», comme vous dites pompeusement. Croirait-on que de pareils enfantillages éclosent dans un cerveau qui paraît si grave, si pondéré, si sage? Allons, soyez obéissant, monsieur; lisez.
—J'obéis.
Il ouvrit alors le livre au milieu, dans un beau dédain de l'ordre voulu par l'auteur, sans se soucier de la page où la jeune femme avait arrêté sa lecture, et, se recueillant un moment, il lut.
C'était une étude de femme, une longue description du charme, des séductions de l'héroïne du roman. Cela montait comme un hymne d'amour, une ardente litanie, en progression passionnée. Magda, les yeux mi-clos, écoutait, bercée.
Lorsqu'il s'arrêta, elle dit:
—Voilà une énumération très intéressante, mais bien invraisemblable; une femme si étrangement charmeuse peut-elle exister?
—Elle le peut; le tout est de savoir découvrir et apprécier sa haute valeur.
—Vous connaissez des femmes qui, même de loin, approchent de cette idéale perfection, à la fois si divine et si humaine?
Alors, avec l'humble et sublime lâcheté de l'amour, il murmura:
—C'est le portrait de celle que j'aime.
Il dit cela très bas, d'une voix émue, la tête inclinée sur le livre dont la couverture jaune pâle paraissait lui brûler les yeux.
Magda, étonnée, se dressa à demi; Philippe était si jeune! Elle n'avait pas encore songé qu'il pût aimer sérieusement.
—Pauvre enfant! dit-elle.
Et elle le regarda. Le visage pâle du jeune homme lui sembla encore plus pâle; ses paupières s'étaient baissées, ses narines vibraient, ses lèvres bien dessinées, fortes et rouges, à peine voilées par une fine moustache noire, se contractaient douloureusement. Il lui apparut si homme tout à coup, qu'elle s'étonna de ne l'avoir pas encore remarqué. Elle se trouva gênée subitement de l'abandon de sa pose, d'être étendue si près de lui. Doucement, en un geste plein de grâce pudique, elle posa ses pieds par terre et se tint debout.
Il se leva, lui aussi, et secouant la torpeur qui l'avait une minute envahi, alla s'asseoir au piano et chanta. Sa voix de baryton, chaude, vibrante, emplit le salon d'une large harmonie. Magda s'en trouva enveloppée comme d'une caresse. Frémissante, et dans une similitude d'émotions, il lui parut que cette vague confidence détruisait la réserve conventionnelle qui existait entre eux. Elle se sentait près du foyer de ce jeune cœur qui allait souffrir comme le sien avait autrefois souffert. Elle s'avança vers Montmaur et, lui posant la main sur l'épaule:
—Philippe, je vous plains... Vous aimez... Comme vous allez souffrir, mon enfant!
Sous la douceur de cette faible pression il frissonna, et, attirant à lui la main caressante, il la baisa. Des larmes coulèrent sur les doigts fins et nerveux de Magda.
Ils restèrent ainsi un moment émus. Elle entendit des pas s'approcher... Délicatement, détachant sa main de la main de Philippe, elle maîtrisa l'émotion qui unissait les battements de leurs cœurs et dit dans un sourire:
—Chut... on vient!... Que personne ne soupçonne votre cher secret!
En effet, tous, l'un après l'autre, rentraient. Le calme de la nuit lumineuse les avait pénétrés; ils semblaient s'écouter vivre. Ils se quittèrent bientôt, n'ayant pu, n'ayant voulu, ni les uns ni les autres, secouer le charme de cette langueur.
Une des roses de la ceinture de Magda était tombée sur les touches blanches du piano; Philippe la prit et, cette nuit-là, son parfum mourant embauma le coin secret du tiroir où il gardait, étendue sur un morceau de moire ancienne, la branche de pervenches glissée de l'ombrelle, dans la barque, le mois passé.
Lorsqu'elle fut remontée dans sa chambre, Magdeleine pensa à la confidence que venait de lui faire Philippe. Qui donc était cette femme qu'il aimait? Peut-être une des filles de madame d'Istres?... Alors, d'où venait qu'il fût malheureux? Jeannine, l'aînée, avait à peine vingt et un ans, lui vingt-quatre; pourquoi ne l'épouserait-il pas?... Riche plus qu'elle ne l'était, cela ferait passer madame d'Istres sur la roture du nom. Aimait-il Gaëte ou Nicole?... L'une avait dix-neuf ans, l'autre seize. Magdeleine ne pouvait trouver d'obstacles à ces mariages. Mais non, aucune de ces jeunes filles ne répondait au portrait si miraculeusement décrit dans le livre et qui, en remuant toutes les fibres du cœur de Philippe, l'avait pour ainsi dire forcé d'en révéler le secret.
Alors?... Une femme mariée, sans doute; mais où pouvait-il la voir, la rencontrer? Il ne quittait que bien rarement Yerres l'été; s'il voyageait, c'était toujours en compagnie de sa mère. Ce remuement de pensées absorbait la jeune femme, lui devenait une obsession. Pour s'en délivrer, elle voulut lire quelques pages avant de s'endormir; songeant à ce livre que, tout à l'heure, Philippe parcourait à ses pieds, elle descendit pour le chercher. Un flambeau en main, elle ouvrit la porte du salon et se dirigea, dans le noir profond, vers le boudoir. Tout à coup elle se vit dans la glace d'un étroit panneau allant jusqu'à terre, et se fit une impression étrange. Dans son peignoir blanc qui flottait autour de son corps mince, avec ses cheveux épars sur le dos et la petite flamme vacillante de la bougie, elle avait l'air d'un fantôme. Elle s'avança vers la glace pour se mieux voir et, peut-être énervée et fatiguée, il lui sembla que son visage avait vieilli: un pli soucieux marquait son front; un cerne bleuâtre altérait ses yeux trop creusés; elle se trouva laide.
—Je n'ai plus que mon sourire, pensa-t-elle. Lui seul est jeune encore, peut-être parce que mes dents sont blanches.
Elle s'éloigna du miroir, prit le livre et remonta dans sa chambre.
Magda s'étendit et commença de lire; mais bientôt elle parcourut rapidement les pages, cherchant le chapitre où se trouvait la description de cette femme dont le portrait moral avait si fort remué Philippe. Elle eut beau feuilleter le volume, elle ne trouva rien; la chose lui parut si bizarre que, s'obstinant, elle le reprit feuille à feuille, et arriva à la fin sans avoir rien découvert.
—Voilà qui est étrange... murmura-t-elle. Quelle hallucination l'a poussé?... Qui dictait ses paroles? Pourquoi s'être ainsi moqué de moi?... Est-ce que?... Mais oui! c'est moi, c'est moi que le pauvre enfant aime... c'est bien un moi idéal qu'il a dépeint... J'étais si loin de croire que pareille chose pût arriver!... Mon Dieu, quelle complication dans ma vie!
Elle chercha depuis quand cette pensée avait pu hanter le cerveau de Philippe et découvrit que cela était impossible à fixer... Si parfaitement impossible que le doute l'envahit; elle finit par conclure, de très bonne foi:
—Ce serait perdre le sens commun, être folle, que de s'arrêter à de pareilles idées. Non... lui si jeune, toujours si discret, si correct, ne songe pas à moi.
Elle s'endormit sur cette pensée en se promettant d'être froide avec Philippe afin d'éviter de nouvelles confidences, comme celle du soir même qui venait de si fort l'impressionner.
Le lendemain était un dimanche.
Au fond du parc s'élevait une petite chapelle où mademoiselle de Presles, fort pieuse, avait obtenu qu'un prêtre vînt dire la messe. Peu d'amis étaient conviés à y assister. Le monument contenait en tout une trentaine de prie-Dieu et de fauteuils, puis quelques bancs de chêne pour les serviteurs. Dans la petite tribune de l'orgue on avait réservé quatre sièges. C'est là que Magda venait se recueillir.
Comme toutes les personnes qui commencent réellement à vivre au coucher du soleil, bien souvent elle n'aurait pas entendu la messe s'il lui eût fallu apparaître déjà toute parée et correctement vêtue à dix heures, heure matinale pour une noctambule. Elle avait choisi ce coin surélevé, loin des profanes, où elle restait après la messe quand elle voulait éviter les conversations amicalement banales de la sortie. Elle venait là dans ses robes de maison, flottantes et enroulées de dentelles, les bras nus cachés sous de longs gants. Parfois elle se mettait à l'orgue et sa prière était une longue série de savantes harmonies qu'elle jouait ou chantait tandis que le prêtre, tout bas, psalmodiait.
Tanis aussi était un admirable musicien. Il ne refusait jamais de monter auprès d'elle et, tandis qu'il tenait l'orgue, la voix mélodieuse de Magda emplissait la chapelle. Toutes ces choses faisaient que les messes de la Luzière étaient fort suivies et que bien des gens tenaient à grand honneur d'en être les rares fidèles privilégiés.
Or, ce dimanche-là, Magda, en se levant se découvrit au cœur une telle paix, qu'elle se promit de chanter à la messe. Elle fit prier Tanis de vouloir bien tenir l'orgue. Comme elle en donnait la commission, sa femme de chambre vint lui dire que M. Leprince-Mirbel était arrivé le matin de bonne heure.
—Monsieur a pris un bain, a déjeuné, puis est parti dans le parc en donnant l'ordre de prévenir madame que monsieur verrait madame à la chapelle à l'heure de la messe. Monsieur a bien recommandé de ne pas déranger madame.
—C'est bien, Pauline; alors qu'on ne demande rien à M. de Tanis.
Sa joie tombait tout à coup. Son mari était là! Que s'était-il donc passé pour qu'il vînt la voir? De temps en temps elle oubliait si bien qu'elle était mariée, tant il lui était indifférent...
Leprince-Mirbel aimait assez ces prises de possession, ne fût-ce que pendant quelques heures, comme s'il voulait montrer à tous que lui seul était le maître de la maison. C'était un homme faux et souple; il eût été ravi de découvrir quelques petites infamies dans la vie des autres, pour contrebalancer les siennes et prendre sa revanche.
Magda, ce matin-là, se trouva particulièrement choquée de cette façon d'agir. Peut-être, pour la première fois, regretta-t-elle de n'avoir pas voulu une séparation judiciaire.
Mirbel, devant ses amis et ses relations, prenait une attitude qui horripilait sa femme: au lieu de rester le mari indifférent, profondément égoïste et détaché qu'il était, ayant presque pour elle la haine conjugale, la plus horrible de toutes les haines, il affectait, à ces retours imprévus, de l'enthousiasme pour l'exquise personne qu'il semblait toutes les fois découvrir en elle: il s'extasiait sur sa beauté, sur son charme, et lui faisait littéralement la cour, lui baisant les mains avec extase; enfin, toutes choses qui pussent faire dire aux naïfs, ignorant les dessous douloureux de la vie de Magda:
«Quel étrange malentendu a pu les diviser? madame Mirbel n'est pas juste. De quelle respectueuse tendresse il l'entoure, comme il semble l'admirer et l'aimer! Après tout, il supporte bien des choses que vous, que moi, n'aimerions pas à supporter; c'est décidément une femme un peu fantasque. Mais lui, quel bon enfant, quel grand artiste! On doit beaucoup pardonner aux grands hommes... Ils n'ont pas le cerveau équilibré comme les nôtres.»
Ah! pauvreté de vos cerveaux équilibrés, en effet, vous aveuglant sur les pires souffrances du cœur! Gens rassis et vulgaires, vous êtes les enrégimentés de toutes les banalités et vos cœurs ne battent qu'à l'abri du code; comment pourriez-vous comprendre les êtres pour qui cette sublime parole du Christ renferme toutes les aspirations: «L'homme ne vit pas seulement de pain...»
Sans se rendre compte bien exactement de ce qu'elle éprouvait, il parut douloureux à Magda, ce matin-là, de voir son mari. Ses pensées, si doucement joyeuses tout à l'heure, se congelaient dans sa tête sous le souffle de cette brutale réalité et semblaient y devenir des glaçons. Elle se déprenait de l'existence. Tous ses bons projets pour ce jour s'en allaient à vau-l'eau.
Lentement, elle s'habilla.
Dix heures sonnaient, lorsque, par un effort de volonté sur l'envahissement de ces sensations pénibles, elle se décida à descendre et se dirigea vers la chapelle.
De l'allée solitaire où elle marchait, elle voyait de loin l'avenue des hauts tilleuls peuplés de gens se rendant à la messe.
Des jeunes filles précédaient leurs mères de quelques pas et causaient avec des jeunes gens. Magda pensait que le Devoir, cette convention humaine qui varie selon les contrées et selon les milieux, les saisirait comme elle, un jour, à la gorge, quitte à les étouffer. Les mères les plus tendres, les plus dignes, les plus chastes, les pousseraient dans les bras d'un homme entr'aperçu dans le monde, dont personne ne connaîtrait la nature intime et vraie. Ils prendraient l'un et l'autre l'assiduité de leurs relations pour de l'amour, et sur ces bases fragiles se fonderait une nouvelle famille. Ah, l'âme étrangère qu'on lie à son âme! Pourquoi, comment arrive-t-on à l'accepter? Magda se souvenait d'amies à elle qui, le jour du mariage, la cérémonie terminée, lui murmuraient, dans un affolement de tout l'être: «J'ai peur... j'ai peur... je t'en supplie, ne me quitte pas... ne me laisse pas seule!»
A ces souvenirs, une mélancolie sans nom faisait dissoudre son cœur dans une immense pitié d'elle-même et des autres. Elle se sentait navrée.
Son mari l'attendait sur un banc, près de la chapelle, causant avec Tanis et Fugeret. Il se leva dès qu'il la vit, et, avec un empressement voulu, se dirigea vers elle.
—Bonjour, Magdeleine!—dit-il en lui baisant la main.—Vous êtes ravissante, éblouissante de jeunesse et de beauté, ma chère! Prenez mon bras et montons à l'orgue ensemble. J'ai promis des flots d'harmonie à tante Rose.
—Ne vous donnez pas cette peine, dit-elle en repoussant l'offre de son bras; j'ai appris à marcher sans soutien... Me direz-vous, Henry, le mobile qui vous a conduit jusqu'ici? Je n'imagine pas que vous vous soyez tout à coup passionné pour la campagne ou que ce soit le plaisir de tenir l'orgue de tante Rose qui vous ait amené?
—Et vous avez raison, madame,—interrompit Tanis, qui voulait faire diversion.—Il s'agit d'un splendide voyage. Henry est appelé en Russie et voudrait vous emmener pour vous faire assister à toutes les fêtes qu'on lui réserve, vous présenter à la cour, où il sera reçu, et se parer ainsi de votre gracieuse présence.
—C'est pour cela que vous êtes venu? dit Magda. En vérité, je ne vous comprends plus... mais nous voici arrivés... nous en reparlerons tout à l'heure.
Ils montèrent l'escalier tournant qui conduisait à la tribune. Magda, accablée, s'agenouilla, voilant son visage de ses mains.
Henry s'était mis à l'orgue, et, sous l'inspiration de son incontestable talent, remplissait d'extase tous les cœurs.
Magdeleine songeait. Elle avait aperçu brusquement le profil de Philippe qui, placé contre une colonne, pouvait se tourner à demi sans être remarqué. Son regard enveloppait la jeune femme. Lentement, elle inclina un peu la tête, et lui, après ce salut furtif, il regarda vers l'autel. Elle ne voyait plus que sa nuque émergeant du col; la petite pointe noire des cheveux coupés ras faisait ressortir la blancheur mate de la chair. Elle admirait la forme de cette tête si jeune dont les pensées, sans doute, se reportaient vers celle qu'il aimait et qu'elle craignait d'être malgré sa volonté de n'y pas croire. Son cœur de femme, broyé, dupé, ce n'était pas cela qu'elle se sentait prête à offrir à Philippe, mais tous les sentiments doux et tendres de maternité qui y sommeillaient. Une prière d'affliction éclosait en son âme, expirait sur ses lèvres:
—Seigneur, quelle joie prenez-vous donc à nous voir meurtris et souffrants? quel crime avais-je commis pour que vous ayez permis que ma vie fût ainsi brisée? Ne voyez-vous pas nos pleurs, n'entendez-vous pas nos cris? La mort n'est pas le châtiment; cette existence misérable que nous traînons en fait une récompense. Vous êtes un Dieu terrifiant et implacable; vous prenez nos âmes et nos corps et les torturez sans merci dans toutes les douleurs qui accablent la pauvre humanité! Si je blasphème, ô Dieu! pardonnez-moi; pénétrez en mon être et voyez de quelle misère morale se composent tous les instants de ma vie...
Elle se sentait prête à pleurer. Elle écarta les mains de son visage; encore une fois le regard de Philippe l'enveloppa. Elle eut un frisson et s'interrogea:
«Serait-ce donc vraiment moi qu'il aime?»
Mais pour la seconde fois elle se convainquit que non. Son âge, d'abord; n'avait-elle pas douze ans de plus que lui... Puis, pourquoi ne le lui eût-il pas dit comme les autres? Les hommes n'ont point tant de délicatesse et laissent voir rapidement le désir qui les pousse. De cela elle était sûre par expérience; les plus fins agissent-ils autrement?
Cette pensée pourtant l'effrayait. Elle qui, tout à l'heure, s'était dit: «Quoi qu'il puisse arriver, je n'accompagnerai pas Mirbel en Russie,» se sentait prête à y aller maintenant, pour fuir cet amour s'il s'adressait à elle.
Leprince-Mirbel, à ce moment, se pencha vers sa femme:
—Magdeleine, voulez-vous chanter mon O Salutaris?
Émue outre mesure par les idées qu'elle venait de remuer, ne sachant plus quel frein mettre au trouble qui l'assaillait, elle se réfugia dans la sensation artistique qui lui était offerte, et, se levant, de sa voix posée, ample et fraîche, elle dit le chant pieux.
Les voûtes de l'église semblèrent vibrer et toutes les têtes se retournèrent. Elle n'en vit qu'une, pourtant, au milieu de toutes: une tête de Christ brun, aux grands yeux noirs, profonds, qui la contemplait avec une expression d'infinie douceur.
La messe s'acheva. Lentement, la chapelle se vidait. Leprince-Mirbel quitta l'orgue et descendit. L'odeur de l'encens s'échappait par la porte grande ouverte sous la tribune. De larges rais de soleil y pénétraient et baignaient les marches de l'autel; le silence se faisait dans l'église; le murmure des voix, dans le parc, allait s'éloignant...
Magda secoua le recueillement qui l'envahissait et descendit à son tour au jardin. Sur un banc madame Danans l'attendait, causant avec Tanis.
—Tu as chanté merveilleusement, chérie, s'écria Marie-Anne en l'apercevant; ton mari vient de le proclamer avec un enthousiasme... amoureux!
—Brrr! Tais-toi, tu me fais frissonner! Ah! le personnage est malin; il veut que j'aille en Russie avec lui et prépare l'entraînement.
—Voulez-vous mon avis, princesse? dit Tanis. Eh bien, je me défie de ce voyage. Quelle mouche le pique de vouloir vous emmener? Il doit y avoir là-dessous une jolie traîtrise.
—Peut-être... ma résolution est de l'accompagner pourtant!
Marie-Anne et Tanis, d'un même élan, se levèrent et dirent:
—Mais si, très sérieux.
—Qui vous y pousse ou vous y entraîne?
—Eh! le sais-je? Ne cherchez pas à comprendre mes raisons, mes amis, sinon je réédite l'aphorisme célèbre: «Le cœur a ses raisons que la raison ne comprend pas.» Vous souriez, Tanis: je ne me reprends pas à aimer mon mari, comme vous m'en avez souvent menacée. J'ai besoin de faire changer d'air à mes idées, j'ai besoin aussi que vous me regrettiez un peu,—dit-elle en souriant.—C'est peut-être une coquetterie... Les coquetteries de cœur ne me sont-elles pas permises avec vous? Enfin j'y suis décidée.
—Et tante Rose? interrogea madame Danans.
—Tante Rose se passera de moi pendant quelques semaines; cela la reposera de sa «fantasque», comme elle m'appelle souvent... Ah, quelle fête au retour, mes amis! Consentez bien vite tous deux à ce départ pour que je n'aie aucun regret, sinon je ne vous aime plus!
Elle se mit entre eux et glissa ses bras sous les leurs, les rapprochant ainsi d'elle en un geste de resserrement câlin.
Marie-Anne et Tanis ne dirent plus rien contre son projet. Ils parlaient d'autre chose en arrivant devant le perron.
Mademoiselle de Presles avait retenu à déjeuner madame Montmaur et son fils. Henry ayant entraîné les hommes à la salle de billard y commençait une partie, faisant mille folies, des plaisanteries de rapin, des farces de clown, qui amenaient des sourires sur les lèvres de ces messieurs.
La cloche du déjeuner sonna. Le repas fut animé, grâce à Mirbel qui raconta d'amusantes histoires de coulisses. Après le déjeuner, chacun se dispersa; alors Magdeleine retint son mari dans la bibliothèque et lui demanda pourquoi il désirait l'emmener en Russie.
—Ma chère, uniquement pour ce que vous a dit Tanis. Vous avez toujours désiré faire ce voyage; on va monter trois de mes œuvres au grand théâtre de Saint-Pétersbourg; je sais les enthousiasmes, les réceptions, les fêtes qui m'y attendent, et c'est par simple courtoisie que je suis venu vous demander de les partager. Et puis, je ne serais pas fâché de vous voir, une fois par hasard, participer à cette gloire dont vous semblez faire fi... Un peu d'orgueil de ma part se mêle à tout cela; je veux que vous arriviez à apprécier l'artiste, peut-être alors arriverez-vous à excuser, à estimer l'homme.
—Cela jamais! dit-elle; vous avez mon admiration comme artiste, mais mon mépris tout entier reste attaché à l'homme.
—Vous êtes dure, ma chère! vous oubliez que l'homme que vous méprisez vous estime assez, lui, faisant une large part à vos entraînements... cérébraux... pour n'avoir jamais douté de vous, malgré ce qu'on a pu lui dire, et qu'il tolère son rôle de mari berné... Ne vous révoltez pas, je vous prie!... La foule pense ainsi et ne se donne pas la peine d'analyser la complexité et le fin des fins d'une nature comme la vôtre. Donc, qu'il ne soit plus question entre nous de mépris, car le mien pourrait vous être tout acquis en voyant, autour de vous, cette cour d'amour.
—Ah! monsieur, taisez-vous!... vous n'avez ni cœur, ni loyauté!... Cette situation, n'est-ce pas vous qui l'avez créée? et cette liberté que vous m'avez rendue pour vous faire plus libre, à quel prix l'ai-je recouvrée?
—Ma chère, si toutes les femmes quittaient leur mari pour cause d'infidélités, même souvent renouvelées, il n'y aurait pas un ménage uni dans le monde. Sur cela le premier devoir d'une femme est de fermer les yeux.
—Oui, si le mari conserve le respect de sa femme. Mais ce n'est point votre cas: les hommes comme vous sont des dissolvants... et puis il ne s'agit pas des autres et de ce qu'ils peuvent penser, il s'agit de vous et de moi... Au reste, votre délicatesse ne saura jamais s'entendre avec la mienne; j'accepte de vous accompagner, c'est là tout ce que vous voulez, je pense? N'en parlons donc plus et continuons de vivre, l'un envers l'autre, comme par le passé.
—Je vous remercie, Magdeleine...
—Ce n'est même pas la peine. Il me plaît de faire ce voyage et vous entrez pour si peu dans ma détermination que, vraiment, vous n'avez pas à m'en remercier.
Leprince-Mirbel lui jeta un terrible regard de haine et sortit.
Magda en fut frappée; ce regard ne correspondait pas aux intentions qu'il venait d'exprimer si doucereusement. Elle se demanda quel mobile l'avait poussé à faire cette démarche auprès d'elle. Un doute lui vint. Certainement, ce n'était pas l'unique désir de lui faire partager ses ovations et sa gloire... Quoi, alors?
Elle sortit de la bibliothèque et, ne voyant personne dans les salons ni sous la haute futaie à droite de la maison, elle se dirigea vers le Pavillon. Arrivée à la porte, elle frappa. Fugeret vint ouvrir. Ils étaient là tous les quatre, lui, Tanis, Governeur, Biroy, occupés à se désoler du départ prochain de leur chère Princesse.
—Vous arrivez bien, mignonne,—dit Fugeret en l'introduisant.—Nous sommes navrés et avons besoin de vous pour nous remonter le moral. Henry est venu nous annoncer triomphalement votre acquiescement à ce départ; puis il a pris le bras de Danans et tous deux s'en sont allés dans le parc, nous laissant ici, où nous poussons plaintes sur plaintes à propos de ce fou consentement.
—Eh bien, mes chers, quoique j'aie dit oui en toute sincérité, je ne suis pas encore partie. Je soupçonne, dans le désir de mon mari de m'emmener en Russie, une intention que je cherche en vain, des dessous que je veux éclaircir. Aussi, est-ce à vous que je m'adresse pour percer ce mystère et vais-je vous répéter mot à mot la scène qui vient de se jouer à la bibliothèque entre Henry et moi.
Après qu'elle l'eut dite, sans oublier le regard haineux que son mari lui avait jeté en la quittant, Tanis se leva et, marchant de long en large dans la vaste pièce, reprit:
—Il y a, certes, quelque chose là-dessous, mais quoi? et sur quelle piste se lancer? Mirbel se défie de nous et le semblant d'amitié qu'il nous témoigne ne nous a jamais fait illusion. Nous l'effrayons même un peu, je crois. Donc, agissons vite et, discrètement, fouillons sa vie; c'est le plus sûr moyen d'arriver au but. Ce que nous allons entreprendre là n'est ni avouable ni joli, mais Vous avant tout. Et d'abord, comme il m'a invité à dîner ce soir avec lui à Paris, j'irai, bien que j'aie refusé. Je vais rattraper habilement cela. Danans aussi peut nous servir, lui qui reste toujours à Paris. Toi, Biroy, tu ne perdras pas de vue le beau sire. Ma chère Princesse, soyez sans inquiétude: nous avons un mois devant nous; d'ici là, vous saurez à quoi vous en tenir.
Magda leur serra tendrement les mains:
—Merci, mes amis... si je ne vous avais pas, que serait ma vie?... Comme vous êtes dévoués et bons, comme je vous aime!
—En bloc! c'est ça le malheur, le point noir de mon horizon!... Bon!... vous souriez! ne me prendrez-vous donc jamais au sérieux?
C'était Jean Biroy qui parlait. Dans un désespoir comique, il saisit son paquet de pinceaux et les lança sur le sol, où ils s'éparpillèrent avec un bruit sec qui se mêla aux rires de tous.
Les nuages avaient disparu du front de leur Princesse; elle sortit avec eux de l'atelier. Après avoir parcouru quelques allées du parc, ils se divisèrent, les uns allant à la recherche de Mirbel et de Danans, les autres accompagnant Magda jusqu'à la maison.
Sous le coup de sa préoccupation, madame Leprince-Mirbel ne songeait plus au souci qui l'avait effleurée à propos de Philippe. Quinze jours s'étaient passés depuis la visite d'Henry à la Luzière. Tanis y était peu venu, tout à sa poursuite du secret à découvrir.
Magda avait profité de l'absence de ses artistes pour inviter ses «gens du monde». Cette existence agitée et vide, forcément distrayante, l'obligea à quitter pour un temps sa manière de vivre «en dedans», de s'analyser, de s'étudier, comme il lui était habituel. C'était le dernier jour de mondanité à outrance, Tanis et Biroy ayant écrit qu'ils avaient découvert une piste, qu'ils allaient l'approfondir et que, dans deux ou trois jours, ils reviendraient à la Luzière reprendre leur bonne vie d'étude et de causerie.
Bien que presque chaque jour Philippe Montmaur passât la soirée avec Fugeret et ces dames, il n'eut plus l'occasion de se trouver en tête-à-tête avec Magda. Elle-même, dans l'énervement où la tenait cette recherche qu'elle avait ordonnée, ne prêtait plus grande attention aux sentiments qui faisaient agir le jeune homme et le dominaient.
Philippe aimait pour la première fois. Il aimait de cet amour qui grise les hommes d'une ivresse d'âme laissant loin derrière elle la seule sensualité. Son cœur juvénile découvrait d'étranges jouissances dans la contrainte qu'il s'imposait; il chérissait son martyre et s'abreuvait des moindres joies jusqu'à l'enivrement.
Aimer, c'est atteindre un certain degré de folie; l'amour, en dehors du désir brutal, donne une exaltation sentimentale qui ne se rencontre guère que chez les êtres jeunes. De trente à cinquante ans les hommes ont acquis une expérience qui leur permet de discuter leurs actions. Dans l'intrigue qu'ils nouent, ils cherchent à se ménager une commodité, des avantages moraux; enfin, ils prévoient. Ils se font honneur de cette prévoyance sans se douter qu'elle paralyse les plus vifs élans de l'amour. Quelle femme ne s'en révolterait, alors que son cœur s'ouvre à cette force inconnue, si douce et si grande, alors que sa chair éveillée aspire à des sensations violentes?
En amour, pour être excusable des troubles que l'on cause, il faut atteindre à une certaine extravagance; il faut s'anéantir, s'abîmer, souffrir, adorer. Ces douloureux états bouleversent délicieusement; c'est un mal qui n'a pas besoin de culture: il naît sans préparation dans les ronces d'une terre abandonnée aussi bien que parmi les fleurs d'un sol fertile; c'est le mal suprême; il est craintif et cependant il enhardit les âmes; il verse les grâces mystérieuses que l'imagination lui demande, pare les êtres et les choses: «Qui aime sait, qui aime vit, qui aime se dévoue, qui aime est heureux, et une goutte d'amour, mise dans la balance avec tout l'univers, l'emporterait...» Et c'est tant pis si les hommes, poursuivant l'amour toute leur vie, ne l'obtiennent jamais que d'une manière imparfaite qui fait saigner leur cœur.
Philippe passait par cette phase magique et le bouleversement qu'elle lui causait l'empêchait de hâter les événements d'un mot, d'un geste. Vivant auprès de son idole il s'abîmait dans ce chaste culte qui ravit le cœur, le caresse, le console, le grandit. Son âme adolescente avait encore ces pudeurs qui font des jeunes hommes, des êtres d'élection dont l'esprit abonde en poésies, en espérances, faibles félicités pour les gens blasés, mais qui recèlent de vrais bonheurs pour les natures simples.
Qu'importait que Philippe se déclarât ou non? il possédait l'irrésistible fluide; sans qu'il en eût conscience, sa seule présence en imprégnait Magda. Pourquoi se fût-il servi du trésor des confidences et eût-il révélé sans pudeur la beauté de son invisible rêve? Chacun des jours écoulés ne lui devenait-il pas un précieux auxiliaire? La seconde jeunesse prête à fleurir en Magdeleine la lui livrait toute, car c'est pour les femmes une éclosion dangereuse, et bien des vertus éprouvées y succombent.
La jeune femme n'avait pas le sentiment de ce danger; peut-être se fût-elle inquiétée de Philippe s'il était resté sans venir, mais elle le sentait près d'elle, en pensée comme en action. Il semblait être entré dans sa vie et, cela, sans l'effort d'intelligence qu'elle avait dû faire pour y entraîner ses autres amis. Tout s'était passé entre elle et lui par instinct, sans qu'une apparente volonté y participât; fidèle, recueilli, presque froid, il était là toujours, et si détaché de tout ce qui n'était pas sa pensée secrète que c'était, pour Magdeleine, un enchantement de l'avoir auprès d'elle.
La veille du jour où Tanis devait apporter le résultat de ses recherches, Fugeret, tante Rose, madame Danans, Philippe et Magda causaient assis sous la haute futaie, tant l'air était chaud, tant la nuit était calme, et ils jouissaient de l'obscurité reposante.
—Philippe, disait Marie-Anne, vous n'avez pas changé depuis votre enfance. Nous étions du même âge et je me souviens que mon cœur de petite fille fut conquis par vous un jour que nos amis, ne voulant pas jouer avec un enfant mal vêtu, vous avez pris sa défense et remis à leur place tous ces bambins dédaigneux. J'avais bien huit ou neuf ans. Vous m'êtes apparu comme un héros bienfaisant et m'avez littéralement extasiée!
—Eh bien, je suis resté le même, Mie-Anne. Il ne me faut aucun décor pour juger apprécier, aimer. Je suis «celui dont le cœur ne demande qu'un cœur», et qui ne désire «ni parc à l'anglaise, ni opera seria, ni musique de Mozart, ni tableau de Raphaël, ni éclipse de lune, ni même un clair de lune, ni scènes de roman, ni leur accomplissement», comme dit Jean-Paul. Un grand luxe ne peut augmenter en rien l'infini d'un sentiment pur et abstrait, si je l'éprouve. Ces petites choses mondaines s'anéantissent dans une disproportion telle, étant donné mon état d'âme, que je n'y prête aucune attention.
—Quoi, nulle vanité, nul orgueil de vous ou de vos amis?... interrogea Magda.
—Nulle vanité? peut-être! Je n'ai pas la vanité des choses extérieures, j'ai celle de l'âme. Je ne veux rien de banal pour mon cœur ni pour mon esprit. Mais qu'importe que l'ami supérieur de mon choix monte en omnibus ou en huit-ressorts? Si jamais je regrette qu'il aille en omnibus, ce n'est que pour lui.
—Et l'ambition, jeune homme, cette sorte de vanité et d'orgueil réunis, qu'en faites-vous? s'écria Fugeret.
—L'ambition?... Avec notre vie humaine si misérablement courte, je ne puis lui trouver sa raison d'être. Dans notre siècle, on change de grands hommes et de génies avec une rapidité vertigineuse. La gloire de l'homme célèbre me fait pitié. Je suis un sage, Docteur, grâce peut-être aux quarante mille livres de rente de ma mère. Je n'ai qu'une ambition, non point cérébrale, celle-là, mais toute de cœur. Je voudrais que la femme que j'aime sût voir la grande simplicité de mon âme et la délicatesse, la fidélité, la vénération, le respect avec lesquels je l'aime. Cette ambition seule, entre toutes, est mon désir, ma vanité, mon orgueil... Je suis un sentimental, cher Docteur, non un intellectuel comme vous autres.
—Bigre! mon garçon, comme vous nous traitez! mais moi, j'ai aimé... et d'un amour des plus sublimes, s'il vous plaît! Défiez-vous, Philippe: la raison a parfois la vue bornée par une grande passion; c'est le bandeau symbolique. Un jour, vous découvrirez que vous n'étiez ni ambitieux ni vaniteux, que parce que vous aimiez, et vous deviendrez l'un et l'autre alors que vous n'aimerez plus.
—Docteur, vous ne me persuaderez pas, je suis un simple... hélas! si simple qu'il me manque l'art de persuader et d'exprimer ce qui se passe en moi pour celle que j'aime. Me faudra-t-il abandonner l'espoir de la convaincre? L'amour entre nous surgira peut-être tout à coup raisonnablement, mot terrifiant, mais qui doit vous expliquer que ce sera l'élan secret, sage et fougueux de nos deux âmes. Dans une minute elles fusionneront à l'ardeur de désirs exaspérés, et cela sans que son esprit fin et éclairé puisse y apporter aucune résistance. J'attends, fou d'angoisse, ce jour divin, sans savoir le hâter d'une heure. Au reste, une longue attente est presque une jouissance; cet amour est le moteur de mes actions, et ma vie entière n'est qu'une série d'aspirations vers elle.
—Et vous croyez qu'elle ne voit pas que vous l'aimez, cette femme? dit Marie-Anne.
—Ah! je n'ose vous répondre... si elle m'entendait, ne me trouverait-elle pas plein de lâcheté de montrer ainsi à nu mon cœur, de ne pas réserver pour elle seule ces confidences?... Mais il est des jours, des soirs, où je désespère... Je souffre, je souffre comme un enfant et j'ai besoin de pleurer...
Un sanglot s'étrangla dans sa gorge; il se leva et partit sous l'allée sombre. Tandis que le bruit de ses pas s'éloignait, Marie-Anne prononça:
—Pauvre Philippe, comme il aime!
—Oui, murmura Magda, et l'amour est une joie douloureuse...
—Ah! c'est vivre, cela, s'exclama le Docteur. Avoir son âge et aimer ainsi? mais je donnerais toute ma science et dix ans de ma vie pour prendre sa place. Il devait être bien beau en nous parlant tout à l'heure, le matin!... Et dire que c'est peut-être à la femme de chambre de sa mère que ces mélopées s'adressent!
—Oh! Docteur! s'écrièrent, indignées, les deux femmes.
—Vous voilà bien, mesdames! mais quand une femme de chambre est jolie, elle est femme, pour nous, au même titre que vous. Qu'est-ce qui lui manque?... L'argent? on n'a qu'à lui en donner... avec les meubles. La conversation? On lui dit de se taire... Vous riez, mes belles dames; le fait est que nous voilà loin du sublime et idéal amour de Philippe... Cristi! Demain, je lui donne le conseil de se déclarer, et carrément.
—Vous aurez tort, cher, dit Magda. Sa folie est plus sage que votre sagesse... L'amour qui se tait fait peut-être plus de chemin que l'amour qui parle. Le silence est éloquent, et la joie d'aimer en secret a aussi ses douceurs.
—Quelle amoureuse subtile vous auriez faite!
—Oui... mais je n'ai su être qu'amie... Allons au salon, le thé doit être servi.
Tous trois se dirigèrent vers la maison; ils y retrouvèrent Philippe. Marie-Anne se mit au piano et joua une berceuse de Chopin, pendant que Magda versait le thé dans les tasses. Philippe s'approcha pour lui aider; leurs mains involontairement se frôlèrent. Magda en eut une secousse; Philippe murmura: «Oh pardon!» d'une voix encore émue des confidences qu'il avait faites sous les aulnes.
Confus tous deux du remuement qui se produisait en leurs âmes, ils furent, elle effrayée, lui heureux et troublé par l'éloquence du geste banal commis à leur insu, et du retentissement que mettait cet effleurement en leur cœur.
Le lendemain, Tanis, Governeur, Biroy arrivèrent. Les nouvelles recueillies étaient précises. Leprince-Mirbel avait beaucoup poussé et patronné quelques mois auparavant une jeune Espagnole d'un grand talent, dont il était l'amant, et qui venait, sur ses instances, d'être engagée en Russie pour chanter les œuvres qu'on lui demandait.
Mercédès Dalmaros, qui appartenait à une honorable famille, tenait à garder au moins les apparences d'une tenue irréprochable. Elle attachait une grande importance à ce qu'on la traitât en fille du monde. Partir pour la Russie seule avec sa mère et Leprince-Mirbel, c'était, même avec un but artistique, prêter à la médisance. Puis, arrivée à Pétersbourg, comment empêcher le compositeur, très épris d'elle, de faire des imprudences? Aussi, avec un calme parfait avait-elle décidé que madame Leprince-Mirbel devait accompagner son mari. Le maître, obligé à une tenue plus correcte, sa femme étant là, serait facilement dressable et maniable. Mercédès se voyait déjà, sous ce double patronage, reçue en haut lieu et gardant une auréole favorable à ses projets d'avenir.
Avec une grande finesse, un grand art de comédienne, elle sut faire accepter ce projet à Mirbel qui eût été capable de bien d'autres petites infamies pour satisfaire un moindre caprice. Il ne s'agissait plus que d'obtenir de la jeune femme qu'elle accompagnât son mari.
Il était donc venu à Yerres, puis était rentré à Paris enchanté de la réussite de son ambassade. Mercédès eut une telle joie du succès de sa combinaison que, perdant son habituelle prudence, elle parla plus qu'il n'eût fallu de ce voyage à trois, madame Dalmaros ne comptant que fort peu, accompagnant sa fille à titre de porte-respect, mais sans en imposer beaucoup à la galerie.
Les potins de coulisses sont les plus rapides d'entre tous les potins. Ce ménage désuni des Mirbel, remis à neuf par la maîtresse régnante, provoqua toutes sortes de quolibets d'un goût douteux de la part de mesdames les cantatrices, voire de mesdames du corps de ballet.
Tanis et Biroy, hôtes assidus des deux foyers, furent vite informés de la combinaison Dalmaros. Pour mieux juger la chose et ne s'en pas tenir aux seuls bruits qui couraient, ils se firent présenter à la chanteuse qui joua, pour eux, vis-à-vis du maître, la comédie de l'ingénue calomniée. C'était une superbe créature. Elle voulut les séduire et y parvint à moitié. Mais un jour que Mirbel les avait emmenés dîner chez madame Dalmaros, il feignit, vers minuit, de partir avec eux et s'étendit plus longuement qu'il n'eût fallu sur le «Eh bien! chère enfant, quand vous verrai-je?» ce qui parut un peu louche aux amis de Magda.
Ils se laissèrent conduire par le compositeur jusqu'à leur cercle. Mirbel, les talons à peine tournés, fut habilement suivi par eux. Ils le virent remonter avec prestesse le boulevard Malesherbes et arriver furtivement au petit hôtel que la diva habitait dans une rue avoisinant la place, y rentrer en maître, c'est à-dire sans sonner, mais avec une clef qu'il tira de sa poche.
La preuve était faite. Ils dirent simplement ces choses à Magda. Celle-ci ne se souciant pas de servir de paravent à la belle Mercédès, écrivit à son mari qu'elle renonçait au voyage projeté, se sentant trop souffrante pour l'entreprendre.
Mirbel écuma en lisant cette lettre. Il courut d'un bond chez Tanis qui, prévoyant l'orage, avait eu l'esprit de rentrer à Paris avec ses amis. Du mieux qu'ils purent ils calmèrent le musicien, parlèrent de la santé très délicate de Magdeleine; mais l'autre rugissait:
—C'est honteux! Pour me jouer ce tour infâme, croit-elle donc que Mercédès est ma maîtresse? Pauvre Mercédès... Elle si pure, si chaste!... pas un amant, mon cher!... pas un, vous m'entendez?... pauvre belle chère enfant!
Puis, il courut à Yerres. Entre lui et Magda, une scène terrible eut lieu et se termina par d'injurieuses menaces:
—Vous n'avez pas le droit,—hurlait-il, dans un paroxysme de rage,—de soupçonner cette jeune fille... Elle est pure, je l'affirme... Mais prenez-y garde et veillez sur vous-même: si jamais je découvre la moindre faute dans votre vie, la moindre, entendez-vous? la moindre... Eh bien, je vous tue comme un chien, comme une bête malfaisante et hors nature que vous êtes! J'en ai assez d'être continuellement humilié et bafoué par vous! J'aspire à cette vengeance, je vous le jure!
Les regards fixes, pleins de folie, le visage congestionné, il s'avança la main levée sur Magda; elle jeta un cri et Mirbel sortit en faisant claquer la porte sans avoir accompli son acte de brutalité.
Magda, révolutionnée par cette horrible scène, en devint malade. Marie-Anne, émue comme elle, ne pouvait croire que Leprince-Mirbel fût l'homme grossier dont elle avait, de sa chambre, entendu les injures.
—Divorce, ma chérie, divorce. Certes, en principe, je ne suis pas pour ce mode de liberté reprise, mais devant la canaillerie de ce monsieur, tu n'as que cela à faire.
—Hélas! le puis-je? Tante Rose en mourrait, ce serait un déshonneur dans sa vie. Elle croit en Dieu avec son cœur. Jamais cette pensée de divorce ne pourra pénétrer en elle. Quand j'ai rompu avec mon mari, elle acceptait la séparation, la désirait même. Mais, en outre qu'il me répugne d'étaler devant un tribunal, avec pièces à l'appui, les plaies secrètes de mon âme, serait-ce une solution?... Qu'importent d'ailleurs les menaces de mon mari! ma vie est si pure, «quoi qu'on die»,—ajouta-t-elle en souriant,—qu'il peut me menacer sans que je songe à trembler. Va, tout passe, et nous passons comme tout... Vivons au jour le jour, sans nous tourmenter d'un avenir qui nous appartient si peu.
Plus impressionnée qu'elle ne l'avouait, elle s'isola quelques jours dans sa chambre. Marie-Anne lui fit alors hâter son départ pour Royat.
Un des premiers jours de juillet, Magdeleine, encore mélancolique, partit avec ses amis Tanis et Fugeret, ayant à peine revu Philippe qui, navré de la savoir souffrante, activait lui-même le départ de son amie en faisant ses courses à Paris, pour les préparatifs du voyage.
A peine installée au Grand-Hôtel, Magdeleine se mit à courir les merveilleux environs de la gentille ville accrochée aux flancs de la montagne. Il y avait huit jours qu'elle prenait les eaux et en ressentait déjà l'effet bienfaisant, lorsque Marie-Anne Danans vint habiter sa propriété de Fontana.
Attiré par la présence de Fugeret, de Tanis et de Governeur, celui-ci arrivé la veille, Danans avait consenti à venir y demeurer le mois que durerait la cure de Magda. Dès le matin, il se rendait à Royat à cheval et ne quittait plus les trois hommes. Sans en rien dire, Marie-Anne souffrait de la constante désertion de son mari. Cette souffrance fut devinée par Magda; un jour, elle lui dit:
—Écoute, chérie, je fais presque tout mon traitement le matin, à l'exception d'un verre d'eau que je dois boire dans l'après-midi. Le séjour à l'hôtel, bien que je m'isole de la foule et que nous dînions tous dans une salle réservée, m'excède et m'ennuie. Peux-tu me recevoir chez toi et y loger aussi ces messieurs? Alors nous bouclons nos malles et l'invasion de ton home a lieu dès demain, si tu veux? Pourvu qu'une de tes voitures puisse me mener aux sources le matin, je te sacrifie le verre d'eau de l'après-midi.
Marie-Anne, transportée de joie, serra Magda sur son cœur.
—Ah chère, que tu es bonne et délicate! Tu me combles d'aise en me proposant cela. Si, grâce à toi, Paul pouvait arriver à aimer ma vieille maison de famille! Je bénis ta pensée. Il y a, dans notre grand manoir, quatorze chambres disponibles, viens en choisir pour chacun et que dès demain notre douce vie commence; tous les matins, en une demi-heure à peine, la voiture te mènera à l'établissement thermal, et rien ne sera plus facile que d'y revenir l'après-midi pour ce verre d'eau à reprendre. Comme tu me rends heureuse!
Le lendemain, en effet, le déménagement eut lieu. Ces messieurs se montrèrent enchantés d'un arrangement qui les soustrayait à la curiosité provoquée par leur notoriété. Quant à Danans, il ne comprit rien à la migration, mais remplit avec une grâce parfaite ses devoirs de maître de maison.
Chaque matin à neuf heures, Magda partait avec ceux d'entre eux qui prenaient les eaux. Arrivés au parc, chacun se dispersait, qui pour la douche, qui pour le bain. On se croisait ensuite aux buvettes et, à onze heures et demie, après s'être reposé un moment en écoutant le concert, on remontait en voiture pour arriver vers midi, frais et dispos, à Fontana où chacun prenait place à table dans la vaste salle, de plain-pied avec le jardin.
La maison s'élevait sur un large plateau, et les bois dont elle était environnée dégringolaient la colline d'une façon pittoresque, jusque sur la route descendant au vieux village de Royat. La Tiretaine, cette jolie petite rivière cascadeuse, longeait la propriété. De la fenêtre de sa chambre, Magda apercevait un océan de sombre verdure et, à l'horizon, les plaines immenses de la Limagne, semées de petits villages à l'aspect blanc, tachetés de toits en tuiles rouges. Au milieu, formant un groupe serré, Clermont-Ferrand avec sa cathédrale dominait le paysage et, à gauche, se dressait le Puy-de-Dôme, tout vert, avec les jeunes bois qui l'entourent comme d'une ceinture.
Magda jouissait de cette vue admirable; presque chaque jour après le repas, elle montait pour faire la sieste. Enveloppée d'un peignoir, étendue sur la chaise longue que sa femme de chambre plaçait tout près d'une des fenêtres, elle rêvait là, doucement alanguie, devant l'immense et calme horizon.
Jamais elle ne s'est sentie si heureuse. Sa vie semble prendre à la terre un peu de son recueillement. Aucun bruit humain ne lui arrive; elle peut croire ces villages morts. Seuls, le chant des oiseaux et le tapage du ruisseau chutant et butant contre les pierres et les rochers qui l'enserrent, mettent un sentiment de vie végétative autour de la maison.
Elle reste ainsi des heures et des heures, une pensée s'éveillant de temps en temps dans son esprit, sans enchaînement, sans heurt, suscitée par l'inaperçu des choses. Elle cherche à analyser ce qui ne lui semble plus être elle, mais bien un dédoublement de soi allant jusqu'à l'extériorité complète. Grise de subtilité, comme d'autres sont grises d'éther ou de morphine, cette surexcitation cérébrale l'amène à résoudre, dans le calme de la nature, de hauts problèmes de sentiment. Elle en arrive à mépriser la banalité des existences qui s'agitent là-bas, dans les petites maisons blanches, aux toits rouges, immobiles et immuables parmi la verdure des plaines baignant dans l'infini bleu du ciel.
Elle songe que les actes les plus importants de la vie sont le plus souvent décidés par un hasard; que c'est la coutume qui tient lieu de frein aux instincts; elle pense comme Montaigne: «Quelle vérité est-ce que ces montagnes bornent, mensonge au monde qui se tient au delà?»
Dans cet état très particulier, Magda n'était plus susceptible d'être conquise par la force intellectuelle d'un être; elle l'aurait su déjouer par des raisonnements pleins d'expérience philosophique; mais un amour simple, humain, ne la trouverait-il pas sans défense? Alors qu'elle planait dans d'immatérielles sensations, ne serait-elle pas vaincue par celui qui ne verrait en elle rien autre chose qu'une femme?
Sur ces entrefaites, un matin, au déjeuner, madame Danans annonça l'arrivée de madame Montmaur, de Philippe, ainsi que de madame de Nérans et de sa jeune fille Christiane. Elle s'excusa auprès de ses hôtes de la venue de ces deux dames qui allait rompre fatalement le grand charme de leur intimité. «Mais, leur dit-elle, je ne savais pas que vous viendriez à Fontana et comme chaque année je reçois ces anciennes amies de ma famille, il m'eût été bien difficile de reprendre mon invitation.»
Les excuses de l'aimable femme firent sourire ses amis. Ils convinrent que chacun à tour de rôle se dévouerait pour tenir compagnie à madame Montmaur. Quant à madame de Nérans, sympathique à tous, son séjour à Fontana avec sa fille, radieuse dans ses quinze ans, était plutôt un élément de joie. Il fut décidé que le jour où l'on se sentirait las de sagesse, on en appellerait au dévouement de madame de Nérans en la préposant d'office à la garde de la sévère madame Montmaur, tandis que les autres se réuniraient en cachette, dans le petit salon attenant à la chambre de Magda, pour faire des débauches de sophismes et d'analyse.
Madame Danans alla seule au-devant des voyageurs à la gare de Clermont. Magdeleine, en entendant de sa chambre la voiture s'arrêter devant le perron, se hâta de descendre. Elle trouva madame Montmaur froide envers elle, mais Philippe lui sembla étrangement ému.
—Vous êtes encore pâle, madame; votre traitement vous fatigue peut-être? interrogea-t-il en la voyant.
—Non, je me porte merveilleusement, au contraire. Je suis un peu de la nature de ces femmes qui ont un corps de fer dans une enveloppe d'apparence délicate: fausse malade, fausse maigre, fausse belle! Je suis le roseau de La Fontaine, flexible et résistant. Ces eaux de Royat sont exquises, d'ailleurs; vous verrez quelle joie c'est que le bain...
Mais subitement elle s'arrêta, envahie d'une subtile pudeur, n'osant révéler les sensations délicates que lui procurait le bain. Ne serait-ce pas éveiller l'image de sa nudité que de parler de cette eau qui court et bouillonne autour de son corps, le rend tout rose à fleur d'épiderme, et le recouvre de perles translucides comme celles dont le champagne constelle les grains de raisin plongés dans une coupe?
Elle dit donc:
—Ce traitement est si délicieux, si réconfortant que je me sens une force à soulever des montagnes.
Tous sourirent de cette présomption et ils projetèrent une excursion pour le lendemain, jusqu'au sommet du Puy de Dôme.
Jamais, en effet, Magda n'avait eu tant de vigueur. Elle s'était remise à jouer au tennis avec une ardeur étonnante. Elle semblait redevenir jeune fille et son visage reprenait des rondeurs enfantines.
En réalité la venue de madame Montmaur ne devait gêner qu'une personne: Magdeleine. Cette mère, guidée par un sûr instinct, dès quelle vit naître l'amour de son fils, sentit la tranquillité de leur vie en commun menacée. Ce garçon, si sévèrement élevé, échappait à sa direction depuis qu'un mystère planait entre elle et lui. Madame Montmaur en fut d'autant plus troublée qu'elle perdait un terrain où jusqu'alors elle avait cru ses droits en sûreté; toutefois elle se rendit compte que la volonté de madame Mirbel n'était pour rien dans cette dépossession.
Depuis le jour où elle avait découvert le pourquoi des préoccupations anormales de son fils, la mère eut beau espionner Magda, elle n'aperçut nulle coquetterie, nulle provocation dans sa manière d'être envers Philippe.
Pour la première fois, cette femme résolue eut peur et fut prise d'une sérieuse inquiétude pour les projets arrangés complaisamment dans sa tête, à l'insu de Philippe et sans se soucier de ses aspirations. Elle prit Magda en haine et pourtant elle trembla devant Philippe en constatant qu'elle ne pouvait rien contre les effets de cette grande émancipation par l'amour.
Les mères tendres abdiquent volontiers devant un fils devenu homme et qu'elles sentent en quelque sorte leur être supérieur, non, toutefois, sans qu'une larme s'échappe de leurs yeux à l'idée de perdre si tôt le cher fruit dont vingt années de patience, de tendresse, de dévouement, ont fait leur chef-d'œuvre humain; elles frémissent à l'idée qu'une passion mauvaise pourra entraîner une vie si bien préparée; elles ont la secrète terreur de l'inconnue qui passe et peut, à jamais, ruiner tant de nobles espoirs... Mais elles savent aussi trouver dans leur cœur l'indulgente faiblesse qui leur fait tout comprendre et tout pardonner.
Madame Montmaur se sentit d'autant plus cruellement désappointée, en voyant madame Mirbel installée chez les Danans, qu'elle ne s'attendait pas à cette rencontre. Elle avait compté sur la présence de Christiane de Nérans pour distraire Philippe et contrebalancer une influence qu'elle jugeait néfaste; aussi sa désillusion fut grande et, dès le premier abord, elle ne put se maîtriser au point de dissimuler sa froideur.
Philippe, avec une subtilité d'amoureux, ressentit vivement la sévérité de cet accueil. Dans la crainte que Magda ne s'aperçût de l'attitude hostile de madame Montmaur et ne s'en blessât, il résolut d'avoir un entretien avec sa mère. Le soir même, en l'accompagnant à sa chambre, avec une énergie dont elle ne le croyait pas capable, il aborda nettement le sujet:
—Ma chère mère, je tiens à vous demander de ne pas prendre des airs aussi... pincés... lorsque les hasards de la conversation vous entraînent à parler avec madame Leprince-Mirbel...
—Est-ce une leçon?
—Non, certes, tout au plus un simple conseil.
—Depuis quand une mère en reçoit-elle de son fils?
—Mon Dieu, maman, ne vous perdez pas dans le fâcheux dédale des égards qu'on vous doit! Je vous demande une chose simple, accordez-la-moi simplement et tout sera dit.
—En vérité, cette femme vous a déjà transformé; autrefois vous n'eussiez pas osé me parler ainsi.
—Ma mère, cette femme est mon amie. Je ne saurais souffrir que vous la traitiez avec insolence.
—Vous qualifiez d'insolence le recul d'une honnête femme devant une...
—Eh! êtes-vous le seul qui ignoriez sa vie? madame Mirbel fait parler d'elle, elle a des...
—Taisez-vous, ma mère, taisez-vous!
Il s'était dressé si pâle, qu'effrayée elle se tut. Il reprit, animé d'une sourde colère, en marchant, furieux, à travers la chambre:
—Madame Mirbel est une honnête femme, je vous l'affirme et cette affirmation doit vous suffire. Pourquoi lui faire un crime de ce que je l'aime?... oui, je l'avoue, je l'aime au point de lui sacrifier ma vie... La chère créature ne s'en doute même pas... Jamais, vous entendez, jamais je ne lui ai parlé de mon trouble, de mes souffrances, prévoyant trop bien qu'elle rejetterait mon amour. Ma mère, sachez-le, puisque, avec l'impudeur hardie des mères, vous n'avez pas su feindre d'ignorer: une passion comme la mienne veut à tout prix sa liberté. Si vous ne vous sentez pas la force d'être indifférente envers madame Mirbel,—notez que je ne vous demande que de l'indifférence—vous me perdrez à jamais. Rien au monde ne me retiendra auprès de vous.
—Plaisante menace! que deviendriez-vous sans moi?
—La part qui m'échoit de la fortune de mon père m'aidera à vivre, à poursuivre mes études de peintre. Dorénavant, je veux être libre de mes actes.
—Assez, mon fils!
Madame Montmaur jeta ces mots et, d'un geste impérieux, montra la porte au rebelle.
Alarmée d'une pareille révolte, éperdue à l'idée que Philippe pouvait lui demander des comptes et l'abandonner, ayant tout à coup senti surgir son propre caractère en celui de son fils, elle avait craint de l'exaspérer si la discussion se prolongeait et de créer entre eux une situation irrémédiable.
Philippe s'enfuit sans se retourner, fier de cette première insoumission acceptée, somme toute, assez pacifiquement, heureux d'immoler le respect de la famille à la religion de l'amour.
Le lendemain, madame Montmaur se dit souffrante et ne descendit pas de sa chambre. Philippe comprit que s'il s'attendrissait tout était perdu; il n'alla pas voir sa mère. Cette femme sentit alors qu'elle trouvait son maître, et plia avec d'autant plus de souplesse que, très avare, il lui eût été pénible de rendre ses comptes de tutelle; garder l'argent c'était, dans une certaine mesure, rester maîtresse de la situation.
Et puis, pendant cette journée de solitude, elle réfléchit qu'après tout cet amour était peut-être un mal pour un bien. Madame Mirbel riche, estimée, mariée, obligée par son rang dans le monde à une grande circonspection, et dont elle connaissait mieux que personne la distinction et la délicatesse, entraînerait d'autant moins Philippe à commettre des folies.
Cette mère vit tout à coup la faute où sa jalousie irraisonnée l'avait conduite. Il devint clair à son esprit que son fils ne pouvait mieux choisir, aussi se résolut-elle à fermer les yeux et, pour amener d'une façon plausible une si prompte acceptation des événements, elle étaya son évolution sur la religion. Très pieuse, d'une dévotion étroite, elle s'appuyait volontiers sur les lois de l'Église accommodées au gré de ses besoins. Dans la circonstance, elle souriait perversement en songeant à cette maxime du révérend père Lacordaire: «On ne fait rien sans l'Église et sans le temps.» L'Église allait la tirer tout de suite d'une mauvaise posture; le temps, son second auxiliaire, à intervalle plus long, lui viendrait aussi sûrement en aide.
Le soir elle fit demander Philippe. Il arriva assez anxieux, craignant les résolutions que sa mère pouvait avoir prises, aussi bien celle de lui donner la liberté en se décidant à lui rendre des comptes, que celle de le maintenir dans une tutelle qui jusqu'alors lui avait facilité la vie en le libérant de toute préoccupation d'argent. Malgré sa tentative de révolte, il n'était pas de ces natures indépendantes, exaspérées de tous liens, fût-ce des liens de tendresse, et il fallait qu'on l'eût attaqué dans son amour pour l'amener à cette rébellion; il se l'était reprochée toute la journée comme un crime, tant il resta bouleversé d'avoir osé la manifester. Malgré ses remords, à l'heure présente, quoi que pût lui dire sa mère, quoiqu'il se résignât à accepter, lutte ou pardon, elle avait perdu d'autant plus de son influence qu'il devait rencontrer dans Magda une tendresse, une indulgence quasi maternelles à cause de la différence de leur âge.
Quand on est jeune on aime avec égoïsme; les ans mettent bien de l'abnégation au cœur et si les femmes très jeunes exigent qu'on leur rende un culte, les autres traitent en idole celui qui les aime.
L'explication fut courte entre la mère et le fils:
—Philippe, vous m'avez cruellement blessée hier...
—Ma mère, vous n'aviez aucun droit d'attaquer une femme irréprochable; l'injustice me révolte au point que j'ai perdu toute mesure, j'en conviens, oubliant à qui je parlais et le respect que je vous dois; je m'en excuse aujourd'hui.
—Je vous pardonne. La charité chrétienne m'a montré mon devoir, je ne m'y déroberai pas. Mais si vous aimez madame Mirbel, si vous la respectez autant que vous le dites, ayez donc pitié de cette âme, ne la perdez pas en l'entraînant au crime de l'adultère... Philippe, promettez-moi de ne pas faillir...
—Ma mère...
—Non, non, mon enfant, ne me dites plus jamais rien de ce coupable amour, soyez discret! Si vous continuez d'aimer cette femme, aimez-la purement, ne l'incitez pas à manquer à ses devoirs envers Dieu, envers le monde, à abjurer la pudeur de son sexe. Vous pouvez, avec la grâce de Dieu, faire de cet amour une amitié, vous le devez, mon cher fils. Ne fuyez donc pas madame Mirbel, mais efforcez-vous de transformer votre coupable tendresse pour elle, et ne l'induisez pas au péché... Mon Philippe, vois à quel point j'ai pardonné la faute que ton amour pour cette pauvre femme t'a fait commettre envers moi: je vais prier, implorer Dieu afin qu'il lui donne la force de te résister!
Philippe accepta ingénument cette conclusion, délivré du remords d'avoir été violent, et surtout incapable de soupçonner sa mère d'une telle astuce. Habitué à ces formules plus jésuitiques que vraiment religieuses, pris au piège de cette dévote, il fut bien près de sourire de la naïveté de ses conseils qui tendaient à prouver à ce fils combien la rigide bourgeoise soupçonnait peu ce qu'est l'amour au cœur d'un homme.
Il n'y eut plus jamais, entre eux, d'autre explication; à partir de ce jour, madame Montmaur fut d'une habileté rare dans ses relations avec madame Mirbel. Personne ne remarqua avec quelle savante rouerie la mère prude sut à point fermer les yeux, et Magdeleine, la seule intéressée à découvrir cette tactique, eut l'esprit trop délicieusement distrait pour s'en soucier.
Danans, préoccupé de divertir ses amis, installa pittoresquement un tennis dans un plant de cerisiers. Il sacrifia quelques arbres et, à l'ombre des autres, ceux de ses hôtes qui ne jouaient pas regardaient les longues parties qui, presque chaque jour, s'organisaient soit entre eux, soit avec quelques châtelains des villages environnants et même des baigneurs de Royat connus des uns ou des autres et qui trouvaient toujours un accueil plein de cordialité chez les Danans. Les parties étaient parfois si animées, qu'un jour, en plein jeu, le peigne de Magda tomba, et ses cheveux blond doré et ondés roulèrent en une masse brillante sur ses épaules. C'était son tour d'avoir le service. Dans sa fougue à défendre la partie, elle cria: «Philippe, ramassez mon peigne, gardez-le, je peux jouer ainsi, je ne veux pas couper nos chances»!
Philippe le prit et le serra. En passant alternativement d'un carré dans l'autre, comme il jouait près du filet, il s'approchait des groupes formés des deux côtés du court par leurs amis, et entendait les propos échangés:
—La princesse est étonnante, disait Tanis; elle semble avoir vingt ans sous ce grand chapeau, avec ses cheveux épars. Quelle exquise nature... quelle vitalité, quelle grâce et quelle souplesse de mouvements! Elle joue comme si elle n'était pas tout simplement le plus admirable cerveau que je connaisse. «Diversité», c'est sa devise et son charme. Elle est, à quatre heures, une jeune fille, le soir, un philosophe.
La partie gagnée, Magda alla vers un cerisier, loin des groupes, et commença de relever ses cheveux, tandis que Philippe, à deux mains, du bout des doigts, tenait devant elle sa petite glace en or.
—Hein?... quelle victoire, Philippe! battus, les forts! et par nous deux encore! Aussi j'ai une chaleur et une soif! Donnez-moi des cerises, dites?...
Il abandonna la glace et, d'un bond, ayant atteint une branche, il la fit ployer jusque devant Magda qui en cueillit quelques bouquets. Au moment où il allait lâcher le branchage, elle s'écria: «Oh! cette belle-là encore!» Et le rameau incliné jusqu'à son visage, ses mains étant pleines, elle tendit la bouche et prit le fruit brillant entre ses dents. Mais le bras fatigué de Philippe laissa échapper la branche; la cerise cueillie par les lèvres de Magda, et qu'elle tenait à peine emprisonnée au bord de sa bouche, tomba par terre.
Philippe s'agenouilla, la ramassa sur l'herbe, puis, regardant la jeune femme, lentement il mangea la cerise.
Magda, troublée, ne dit rien, craignant de rompre l'émotion exquise, pleine de jeunesse et de vie, qu'elle sentait en eux.
Le meilleur de l'amour n'est-il pas contenu dans ces puériles joies des plus petites choses?
Elle s'imprégnait de Philippe chaque jour davantage, s'accoutumant à ses furtives tendresses de gestes. Leurs frôlements semblaient si naturels qu'elle n'en ressentait qu'une vive douceur, sans appréhension ni crainte. Dans le cœur resté libre de Magda, l'amour chaste de Philippe s'était doucement insinué et le remplissait tout entier.
Ce séjour en pleine nature devint pour eux une longue série de joies infinies, sans nom. Leurs émotions eurent les enivrements de l'amour sans en avoir les tourments, et comme l'infini est le domaine du cœur, cet amour se développa, saturé de délectables sensations, sans vides et sans bornes, s'y épanouit comme deux fleurs divines nées sous le même souffle, à la même heure. Et Philippe et Magda auraient pu dire: «Une âme est en mon âme.»
Nul ne s'était aperçu de cette nouvelle tendresse qui éclosait sous les pas de la jeune femme, tant chacun était habitué à la traiter d'une façon câline et aimante. Une seule fois, Tanis lui dit:
—Princesse, je ne vous ai jamais vue être aussi femme; que se passe-t-il qui vous change et, par instants, m'affole? Ah! Magda, si vous aviez voulu...
Ce fut la seule remarque qui eût pu mettre Magdeleine en garde contre le nouveau sentiment qui l'envahissait, encore le pouvait-elle?
Sa vie continuait donc d'être douce et tranquille. Marie-Anne, en habile maîtresse de maison, savait, pour chacun, varier et multiplier les distractions. Une châtelaine voisine lui aidait à renouveler les parties en attirant aussi chez elle ses invités. Madame de Barjols avait sa propriété à trois quarts d'heure à peine de Fontana. On y arrivait par un chemin de montagne tracé en plein bois. La route était si jolie, qu'on la faisait volontiers deux ou trois fois par semaine; son lawn-tennis devint presque aussi suivi que celui de Fontana. Un jour qu'on devait s'y réunir, Magdeleine s'étant attardée à écrire, avait prié qu'on ne l'attendît pas pour partir.
Seule dans sa chambre, son courrier terminé et craignant d'arriver trop en retard, elle se hâta de quitter sa robe de foulard pour revêtir le costume de flanelle et les souliers plats des joueurs de tennis. Fugeret s'était chargé de sa raquette. Vive et rapide, elle descendit les escaliers et resta tout étonnée de voir le sol détrempé; une pluie d'orage était tombée sans qu'elle s'en aperçût.
—Je vis donc dans les nuages maintenant? comment n'ai-je rien vu ni entendu?
Plus elle avançait dans le chemin sous bois, plus tout ruisselait d'eau. Les mousses en étaient gonflées. Chaque brin d'herbe ployait sous la goutte de diamant irisée par les rayons de soleil qui transperçaient la haute futaie. La pimprenelle parfumait l'air et, parfois, d'un arbre à fruits sauvages encore sans feuilles, épuisé par tant d'eau, neigeaient des pétales blanc rosé sur la terre. Les écureuils sautaient dans les branches hautes, les oiseaux chantaient. Magda jouissait de ces choses. Elle sentait son cœur se dilater et eût voulu prolonger sa promenade solitaire.
En arrivant dans la propriété de madame de Barjols, surprise de ne voir personne au tennis, elle se dirigea vers la maison et entra au salon, cherchant des yeux les raquettes. Elles étaient alignées sur la table, près d'une fenêtre.
—Personne? murmura Magda, et une flambée dans la cheminée pour sécher les promeneurs au retour, sans doute... Mais où peuvent-ils donc être tous?
Elle s'avançait vers les raquettes, lorsque, en approchant, elle vit la sienne couverte de merveilleuses roses-thé. Prenant les fleurs dans ses mains elle respira avec ivresse leur senteur pénétrante. En se retournant pour s'en aller, Philippe lui apparut, debout, au fond de la pièce.
—Ah! fit-elle, vous étiez là?
—Oui. Je vous attendais. Les autres ont préféré faire une promenade, l'averse de tantôt ayant rendu le sol du tennis impraticable. Je suis resté pour vous prévenir et vous conduire vers eux... à moins que... Ah! madame, madame, je vous en conjure, écoutez-moi!
Alors, prenant ses mains, la forçant de s'asseoir sur le canapé près du feu, d'une voix basse, il dit son grand amour.
Elle écoutait, tremblante; de temps en temps elle niait les choses qu'il disait:
—Vous croyez m'aimer... C'est folie! Je suis plus âgée que vous de douze ans... Je suis vieille, Philippe, croyez-moi, c'est un caprice d'enfant... Une fois de retour à Paris, vous n'y songerez plus.
Mais il ne l'écoutait pas. Il racontait la tendresse que, depuis deux ans, il éprouvait pour elle; comment cela était né en lui doucement, au point qu'il ne voyait plus qu'elle au monde, et comme elle lui paraissait fine, intelligente et belle...
—Vous m'avez formé l'esprit et le cœur sans vous en douter. Je ne me plais que là où vous êtes. J'ai besoin de vous voir, de vous sentir près de moi pour être heureux. Je ne suis pas digne de vous, pourtant, j'en ai conscience. Qu'importent nos âges, qu'importe tout!... je vous aime, madame, je vous adore... Le moindre de vos gestes m'emplit le cœur d'amour... que faut-il dire pour vous convaincre... hélas, je suis un enfant... Eh bien, lisez dans ces yeux d'enfant, lisez dans cette âme d'enfant, le grand amour de l'homme, et ne me laissez plus si abominablement, si cruellement souffrir...
Il était à genoux et lui entourait la taille de ses bras; son visage, renversé en arrière, se montrait dans toute sa beauté d'homme rebelle à la douleur d'aimer. Pâle, les yeux cernés et comme noyés de larmes, la bouche crispée, les lèvres entr'ouvertes et laissant voir la blancheur des dents, tout haletant d'un désir fou, il enserrait doucement Magda et se soulevait insensiblement vers sa bouche.
Elle, le cœur battant, effarée, folle d'une ivresse montante faite de désirs contenus, de tentation et de surprise, ferma les yeux, ne sachant plus se défendre, et laissa les lèvres de Philippe se poser sur les siennes.
Ce fut un long baiser qui les brisa tous deux.
Philippe, suffoquant d'émotion à la réalisation de son rêve, éclata en sanglots. S'arrachant de Magda, il roula sa tête sur les genoux de la jeune femme et, enfoui dans les plis de sa robe, tout bas, il pleura.
Peut-être Magdeleine aurait-elle eu la force de sortir triomphante de cette crise aiguë si elle s'était terminée dans une manifestation différente. Le chagrin de ce jeune homme, ses pleurs que, dans leur affolement à tous deux, elle ne songea pas à discuter, firent plus pour lui que tous les savants propos qu'il aurait pu tenir.
D'un geste doux et lent, elle releva le visage de Philippe, lui mit sur le front un long baiser plein de maternelle tendresse, et dit:
—Ne pleurez plus, Philippe... je vous aime!...
Il se redressa triomphant, et ne vit pas, dans l'attitude et le regard mélancolique de son amie, la douloureuse et muette interrogation que son cœur, son pauvre cœur meurtri déjà et qui reprenait vie, jetait désespérément à l'avenir.
Magda s'était jusqu'ici trouvée si forte contre toute tentation! Certes, elle avait vu des hommes à ses pieds; elle avait senti de rudes désirs l'effleurer; mais, impassible, elle était restée rebelle à des passions autrement éloquentes que celle-ci. Sa force morale l'abandonnait. L'ayant crue énergique pour la lutte, tout à coup elle la sentait bornée. Une cause extérieure invisible, matérielle peut-être et qui restait insaisissable à son raisonnement le plus serré, surpassait cette force, infiniment. Elle souffrait et il lui paraissait délicieux de souffrir cette souffrance.
Philippe, assis auprès d'elle maintenant, l'ayant sentie conquise, en un geste câlin posa sa tête sur l'épaule de son amie.
Le soir était venu. Un grand calme pénétrait du dehors jusqu'à eux. Ni l'un ni l'autre n'osait bouger, de peur de rompre le charme dont ils se sentaient envahis.
Tout bas, comme un enfant interroge sa mère, Philippe murmurait, la bouche sur le cou de Magda:
—Chérie, chérie adorée, vous m'aimez, n'est-ce pas?
Et le rythme de son souffle emplissait Magda de frissons qui se perdaient dans ses cheveux.
Des voix, lointaines encore, se firent entendre. La troupe joyeuse revenait.
Ils se levèrent rapidement, gênés de se trouver dans l'obscurité, honteux de leur attitude langoureuse de tout à l'heure.
Lui surtout, dans la peur d'une surprise, se redressa avec un arrachement d'elle qui serra le cœur de la jeune femme. Ils n'échangèrent ni un baiser, ni une étreinte Philippe passa la main dans ses cheveux pour leur redonner le pli habituel, lissa sa fine moustache et, ayant ainsi secoué l'émotion, la tendresse ambiante qui les unissait et semblait fondre en une leurs âmes, il se trouva correct et prêt à recevoir ceux qui rentraient.
Magda, le cœur engourdi d'amour, incapable d'une force semblable, le regardait surprise et triste. Elle eut l'intuition nette et rapide qu'il en serait ainsi toute leur vie: une tendresse à heures spéciales et, le reste du temps, une froideur de maintien bien douloureuse à accepter et qui ferait Philippe libre d'allures avec toutes, à l'exception d'elle.
Alors, la joie douce ressentie en cette minute suprême d'affolement s'évapora, lui laissant au cœur un grand vide. Tout était fini pour elle... Elle ne se sentait pas capable de se reprendre; le baiser qu'elle avait accepté de Philippe et qu'elle lui avait rendu, la faisait sienne irrémédiablement. Et dans cette détresse d'âme, que Philippe ne vit ni ne comprit, des larmes coulèrent, silencieuses, de ses yeux.
De quelle blessure son cœur saignait-il?
Elle n'aurait su le dire, pourtant sa pensée était écrasée par ce court désespoir.
On entra. Ce fut un léger tumulte d'arrivée, des allumettes craquées pour sortir de la demi-obscurité, des exclamations de les trouver là tous deux, qui donnèrent à madame Leprince-Mirbel le temps de se remettre.
Et lorsque les lumières eurent été apportées, nul n'aurait pu voir que deux vies venaient de se heurter, de s'accrocher, de se souder l'une à l'autre, pour le partage des douleurs plus encore que pour celui des joies.
Les conversations s'entre-croisèrent. Devant tout ce monde, Philippe osa se rapprocher de Magda. Elle s'était levée et se tenait debout devant la cheminée, présentant un de ses pieds à la chaleur du feu renaissant. Elle était charmante d'attitude et semblait recueillie.
La virulente jeunesse de Montmaur ne lui mettait pas au cœur les langoureuses pensées que ressentait son amie; plein d'amour, jouissant de son triomphe, heureux à avoir envie de crier son bonheur à tous, il s'approcha d'elle et, prenant le prétexte d'arranger le feu, il s'agenouilla.
Pendant une minute, il tint le petit pied de Magda dans ses mains puis, levant les yeux vers elle, il sourit et tendit amoureusement ses lèvres en forme de baiser.
Elle fut heureuse de cette prise de possession devant tous, et découvrit avec étonnement la soumission tendre de son être pour celui qu'elle aimait et qui, bien involontairement, l'avait déjà fait souffrir.
L'heure du départ arriva. Une pluie fine tombait maintenant. Dehors, grâce aux nuages orageux, il faisait presque noir. La lune, déjà levée, jetait l'ombre nette des arbres sur le sable des allées, et des perles de pluie scintillaient dans l'herbe des pelouses.
Deux voitures attendaient devant le perron. Marie-Anne monta dans la première, un landau, avec madame Montmaur, Tanis et Fugeret; elle voulait y entraîner Magda, mais Philippe, d'autorité, déclara qu'elle préférait la Victoria.
Ils laissèrent donc passer cette première voiture, et Magda s'engouffra sous la capote baissée de la seconde.
Philippe, profitant de l'obscurité et sous le prétexte d'installer la couverture sur les pieds de la jeune femme, chercha à l'étreindre. Magdeleine eut honte de cette caresse furtive et murmura:
—Non, cher!—d'une voix si harmonieuse que Philippe en fut remué jusqu'aux moelles.
Il demanda:
—Puis-je me mettre entre vous et Paul Danans? je me ferai bien petit, ou préférez-vous que je rentre à pied par la forêt, madame?
—Montez, dit Magda.
Paul arrivait auprès d'eux. Ils se blottirent tous trois dans la capote, Philippe, ravi de sentir Magda si près de lui, elle encore sous l'empire d'une émotion contenue qui l'anéantissait.
Depuis l'échange du baiser qui avait uni leurs vies, Magda ne cherchait plus à lutter contre l'envahissement de cet amour. Dans un entraînement de folie, elle jouissait de la présence de Philippe, des mots qu'il lui disait, de la tendresse ardente qu'il lui témoignait lorsqu'ils se trouvaient un instant seuls. Elle ne songeait pas au dénouement de cette situation. Tout entière au bonheur d'aimer, d'être aimée, elle entrait dans la phase délectable des désirs encore chastes et des enivrements qu'ils causent.
La vie lui paraissait bonne, tout lui devenait joie; elle s'épanouissait comme une fleur, et ses amis plus que jamais sous son charme, éblouis de cette transformation, n'en cherchaient pas la cause.
Elle n'était plus seulement la charmante, mais l'affolante Magda. Elle n'avait plus trente-six ans, mais vingt ans; son sang fluide courait sous la pâleur de sa chair et lui rendait l'éclat de la jeunesse; ses yeux semblaient mouillés, attendris de désirs réprimés; elle devenait belle de la beauté païenne, tentatrice, et comme elle avait une âme haute, le mélange de ces deux forces la rendait irrésistiblement séduisante.
Marie-Anne lui disait:
—Qu'as-tu? Tu es si belle, si au-dessus de nous toutes, si charmante, si enchanteresse, que j'en arrive à chercher tes ailes?
Magda s'était détournée et, tout bas, murmurait à Philippe:
—Vous êtes mes ailes...
L'heure du bain lui était particulièrement agréable. Dans la petite cabine, seule, alanguie et reposée par cette eau qui courait tiède autour de son corps, la tête appuyée sur le bord en marbre de la baignoire, elle n'entendait que le son lointain de la musique du parc se mêlant aux gloussements de l'eau courante, et songeait à Philippe, à son amour, sans craindre qu'un regard devinât le secret de sa pensée.
—Pourquoi l'aimer?... Pourquoi? Parce que... Oh! quelle douceur d'aimer! Ai-je bien pu vivre avant cela? Je ne sais ce que j'étais... Je ne retrouve rien en moi de la Magda d'autrefois. Tout ce que j'ai souffert est oublié... J'aime... j'aime... mon cœur éclate... j'étouffe d'une joie inconnue, immense, sublime... Et j'ai nié l'amour! Mais il n'y a que cela au monde! sans amour il faut mourir.
Les vers de Métastase lui revenaient à l'esprit:
Sentirsi, oh Dei morir |
E non poter mai dir |
Morir mi sento! |
Elle les transformait et murmurait: «O Dieu! se sentir vivre et n'oser dire: Je me sens vivre!»
Les élans de leurs cœurs lui causaient une volupté secrète qu'elle eût voulu révéler au monde entier, dans un triomphe de son être; hors son amour, tout lui semblait néant. En un tel transport, l'idée de la chute s'évanouissait, perdue dans un brouillard de tendresse. D'ailleurs, chaste absolument, elle n'y songeait pas. Deux fois Philippe, se trouvant seul avec elle, l'amena au sentiment de la réalité brutale de l'amour; mais ces baisers dérobés fondirent si bien leurs deux âmes, que cette ivresse les entraîna hors de toute matérialité. Philippe, d'ailleurs, était un délicat; il ne voulait pas compromettre la sublimité de leurs joies par une solution hâtive. Quelques jours restaient encore avant le retour à Yerres; il les considérait utiles à leurs fiançailles, craignant malgré lui que Magda ne se dérobât.
Tout s'arrangea de telle sorte que Philippe fut obligé de quitter Fontana avant Magdeleine. Il dut s'incliner devant la volonté de madame Montmaur. Puisque cette volonté avait ployé devant la sienne, il ne voulut pas résister, craignant des représailles qui eussent pu éveiller les soupçons de leurs amis et compromettre Magda.
L'heure des adieux approchait. Magda fut étonnée de se sentir si lâche devant ce léger chagrin. Courir le bois à cheval avec Philippe, sentir le frôlement de son corps, se parer des roses données par lui, entendre sa voix, écouter vibrer son cœur, ces bonheurs qui n'étaient rien et qui étaient tout, allaient donc lui être ravis?
Elle ne sut pas résister à la prière de Philippe, la veille de son départ, qui implorait d'entrer le soir chez elle pour convenir de ce qu'ils décideraient l'un et l'autre au sujet de leur future rencontre, et se dire un adieu moins banal et moins froid que celui qu'ils se devraient faire devant tous.
Lorsque Magda rentra dans sa chambre elle dut, pour ne pas éveiller les soupçons de sa femme de chambre, se dévêtir de sa robe du soir; mais, prétextant des lettres à écrire, elle demanda son peignoir, une longue robe de crêpe mauve, où la mousseline de soie mettait autour du col ouvert et des manches courtes l'envolement de nuages transparents. Ses mules passées aux pieds, le verrou de la porte laissé ouvert, elle alla s'étendre sur sa chaise longue et attendit.
Enserré par la soie souple et mate, son corps gracile se détachait élégant dans la pénombre de la chambre. Sa tête blonde, posée sur un coussin de velours vert pâle, en recevait les reflets adoucis qui donnaient à son visage des carnations bizarres. Toute enveloppée de grâce, elle avait l'air d'une Willis amoureuse attendant l'être surnaturel qui l'avait charmée.
La jeune femme écoutait les bruits de la maison s'apaiser; peu à peu le silence se fit. Sa respiration courte lui sembla alors si bruyante qu'elle essaya de l'atténuer en aspirant l'air à longs traits. Son corps frissonnait d'une ardeur contenue qui la faisait pâlir. Enfin un bruit imperceptible vint jusqu'à elle, la porte s'ouvrit, Philippe parut.
En le voyant entrer, Magda s'était redressée. Elle ouvrit lentement les bras, Philippe vint s'y blottir et tomba à genoux.
D'abord ils ne parlèrent pas; puis des mots sans suite expirèrent sur leurs lèvres. Affolé d'amour, grisé du parfum de Magda, Philippe, près de s'évanouir sous l'intensité de son désir, se tenait tout contre elle. Peu à peu ils se calmèrent et Magda, tout bas, murmura: «Je vous aime!»
Ses lèvres effleuraient l'oreille du jeune homme; il tourna doucement la tête et reçut sur le front, sur les yeux, sur tout le visage, cette caresse parlée: «Je vous aime...»
Lorsque ces mouvements eurent amené les lèvres de Philippe près des lèvres de l'aimée, ils restèrent ainsi un long temps mêlant leur souffle, s'effleurant à peine, âme contre âme, cœur contre cœur, désir contre désir.
Magda s'arracha la première à cette ivresse; elle passa sa main sur les cheveux coupés court du jeune homme; leur frottement soyeux lui donna un frémissement; elle pensa: «Tout m'est caresse, venant de lui.»
Ils convinrent de s'écrire. Puis, Magdeleine promit de revenir à Yerres huit jours après le départ de Montmaur. Celui-ci, insinuant, demanda:
—Et après?
—Après?... Eh bien! nous nous verrons tous les jours à Yerres, vous viendrez peindre des coins du parc pour que nous soyons de plus longues heures ensemble.
—Et après?
—Après?... Nous passerons nos soirées à lire, à faire de la musique, à philosopher avec nos amis.
—Et après?...
—Après?... Mais je ne sais plus... et puis, monsieur est-ce à moi de le dire?...
—Ah! chère, chère femme adorée!... Après, un jour vous viendrez avec moi, chez moi; vous y respirerez une telle atmosphère d'amour, vous y sentirez tant de respect, tant de dévouement amassé pour vous, qu'après...
Mais à son tour il s'était arrêté. Finement, Magda interrogea:
—Après?
—Après?... Ah! je ne sais plus... je deviens fou! Eh puis, madame, est-ce à moi de le dire?
Magda lui ferma la bouche avec sa main, qu'il baisa. Ils passèrent ainsi deux heures énervantes, brèves, infinies, et se quittèrent dans un arrachement de tout l'être, alanguis d'émotion et de volupté.
Le matin, vers cinq heures, la voiture partit qui emportait à la gare de Clermont, Philippe et sa mère; Magdeleine se leva, mit son peignoir encore tout froissé des étreintes de son ami, et se plaça au balcon pour qu'il l'aperçût. La route passait au loin, devant les fenêtres.
Madame Montmaur était dans le coupé. Philippe, sur le siège, conduisait. En apercevant Magda, il ôta son chapeau et l'agita en signe d'adieu. La voiture disparut au tournant du chemin. Magdeleine, tristement émue, continua de regarder l'horizon. L'humidité de la nuit baignait encore les feuilles des châtaigniers, et les hautes tiges noires des sapins restaient enveloppées de brouillard; le jour était blafard et triste. Elle rentra dans sa chambre qui lui parut vaste, désolée; son chagrin la reprit. Mais comme c'est un des miracles de l'amour de faire trouver des joies aux souffrances qu'il impose, elle éprouva un plaisir secret à voir le sentiment de son existence n'être plus qu'un sentiment d'aspiration vers Philippe.
Les huit jours qui la séparaient de son ami lui auraient paru plus longs s'il ne lui eût écrit tous les jours, d'autant qu'elle ne devait laisser voir à personne qu'il manquait à sa vie. Ces lettres l'aidèrent à garder l'humeur charmante qu'on lui voyait les jours précédents.
Dans la première, datée du lendemain de son arrivée à Paris, Philippe disait:
«Hier, je n'ai pas voulu vous écrire; j'étais trop malheureux, ma lettre vous eût attristée... Je ne cesse de vous voir à votre balcon, où vous avez eu la bonté de vous montrer pour que mes derniers regards s'arrêtassent sur votre être bien-aimé. Un serrement de cœur m'étouffait lorsque la maison a disparu derrière les arbres, sans que j'aie pu vous dire encore adieu. Si vous saviez comme je vous aime et combien je souffre, vous reviendriez vite. Par moments, je crois sentir la brume d'or de vos cheveux effleurer mon visage, je crois contempler votre tendre regard; j'étends les bras pour vous enlacer, ils se referment à vide, la vision chérie s'évanouit et je reste seul, si seul! Ce mot est terrible. Pour la première fois il frappe mon oreille d'un bruit douloureux, sans écho. C'est que je vous aime de toute mon âme, c'est que vous êtes toute ma vie. Revenez, revenez, chère tant aimée, ne prolongez pas ce supplice...»
Magda mit dans sa réponse toute son âme, sa grande et douce âme. Elle coupa une longue boucle de ses cheveux et envoya ainsi un peu d'elle à son ami.
Elle se dit, se souriant à elle-même:
—Comme je suis vieux jeu... Oh, les éternels recommencements des mêmes choses banales et délicieuses!
Philippe répondit à cet envoi:
«Merci, merci mille fois; je n'aurais jamais osé vous demander de détacher un rayon de l'auréole d'or qui entoure votre tête, si chère à mes yeux, à mon cœur. Je vous aime, Magdeleine, ma Magdeleine, et je rage d'être loin de vous. Mon impuissance à vous dépeindre mon amour tel que je le sens, m'exaspère. Ne jugez pas mon âme sur la gaucherie de mon style, considérez mon cœur comme un pauvre muet très dévoué et qui n'est qu'à vous seule, n'a jamais été qu'à vous. Si vous y pouviez voir, vous trouveriez votre image, vous, rien que vous, toujours vous.
»PHILIPPE.»
«Non certes,—écrivait Magdeleine à son tour,—votre cœur n'est pas un pauvre muet, mon ami, mais bien au contraire un cœur très éloquent, très pur, un cœur auquel je crois et que je sens tout plein de moi.
»Mon Philippe, je vous aime. Je vous aime avec l'entraînement, le recueillement, l'ivresse d'un grand, d'un unique amour. Des joies divines nous sont réservées; j'ai senti tout mon être vibrer d'une étrange sorte sous la chaleur de vos baisers.
»Vous m'avez fait oublier, par l'amour, les douleurs de ma vie. Cher, je vous en conjure, que ce sentiment soit grave et fort; c'est sa durée qui, seule, à mes propres yeux peut m'absoudre. Maintenant que vous m'avez révélé cette chose ineffable, je ne pourrais vivre sans vous aimer, sans être aimée de vous. Ce douloureux départ m'a montré que, pas plus que moi, vous n'êtes libre. Il faut donc nous créer un bonheur plein de réserves et de sacrifices; il faut que nous soyons heureux malgré les empêchements, malgré nos amis qui nous guettent, malgré le monde et ses cruelles lois, malgré tous, malgré tout.
»MAGDA.»
Les lettres de Philippe, empreintes d'une ardeur vivement ressentie et naïvement exprimée, faisaient tressaillir de joie le cœur de Magdeleine. A certaines heures, pourtant, elle éprouvait des remords. N'aurait-elle pas dû lutter contre l'envahissement de cette tendresse? Elle s'effrayait de s'en voir imprégnée tout entière, au point de n'être plus maîtresse des mouvements de son âme. Au gré de sa passion elle devenait le fétu de paille emporté par une trombe; son habituelle énergie faiblissait dans la tourmente des espoirs fous et des amères désespérances.
Et, malgré tout, consciente du peu de belles années qui lui restaient à vivre, cette femme bondissait vers le radieux hasard qui plaçait un amour si jeune et si passionné sous ses pas, et elle se donnait dans un de ces élans magnifiques que, seuls, peuvent prodiguer les êtres d'exception, car la vie s'y brûle.
Madame Mirbel persuada donc Tanis et Fugeret de hâter leur retour, et cinq jours après le départ des Montmaur elle arrivait à Yerres. En chemin, ses amis lui proposèrent de l'y accompagner; mais elle exigea qu'ils reprissent leur liberté et qu'ils continuassent leur route vers Paris, la laissant à la station de Brunoy.
Sa joie fut vive, au sortir du wagon, de voir Philippe qui l'attendait. Une charrette était là pour emporter les bagages; elle monta dans le dog-car de son ami et, rapide, le cheval partit au grand trot.
Cette rentrée à la Luzière par les bois, les routes désertes, les ravit; ils se retrouvaient plus tendrement unis que lorsqu'ils s'étaient quittés. Ils discutèrent, dans la tranquillité d'un sentiment partagé, l'organisation de leur vie. Philippe appelait Magdeleine: «Ma femme bien-aimée.» Cela mit un souci au front de Magda qui soupira:
—Songez-vous à l'incomparable bonheur de nous aimer comme nous nous aimons, mais loyalement et le front haut? Hélas! ce bonheur n'est point fait pour nous.
—Qui sait, chérie?
—Même si j'étais libre, n'ai-je pas douze ans de plus que vous, mon beau Philippe?
—Ne dites pas cela! Vous êtes jeune, merveilleusement jeune, tandis que, grâce à mes cheveux aile de corbeau, je parais plus âgé de cinq ans. J'ai donc trente ans, la distance n'est plus si grande.
—Puisque vous m'aimez telle que je suis, je ne regrette rien; soyons heureux, vous l'avril de ma vie, moi l'automne de la vôtre, et jouissons de l'heure présente qui nous est si douce.
Leurs yeux plongeaient dans leurs yeux; ils en restaient extasiés, avec dans le cœur une joie inénarrable.
Philippe avait loué à Paris un rez-de-chaussée: un vestibule, un petit salon précédant une grande chambre et un cabinet de toilette. Il fit tendre le tout de soie mauve, pour garder à jamais le souvenir de la robe que portait Magda le soir de leurs premières intimes tendresses, la nuit des adieux à Fontana.
Philippe expliqua ces choses gravement, en s'excusant, presque confus, car il avait le respect de son idole.
Mais la jeunesse de Magdeleine prête à s'enfuir et qu'elle eût voulu prolonger depuis qu'elle aimait, la poussait à accepter la rapide éclosion d'un amour sensuel; elle se serra câlinement contre lui et, tout bas, demanda:
—Quand verrai-je les folies faites par mon ami?
—Ah! que vous êtes bonne, comme je vous aime. Magda, voulez-vous... demain?
—Demain? c'est bien tôt pour que j'aie le prétexte de me rendre à Paris. Pauvre tante Rose! Je vais la tromper... j'en ai une honte douloureuse... et pourtant le bonheur immense que je ressens d'être aimée me fait tout oublier... Eh bien, voyons, nous sommes aujourd'hui lundi... Voulez-vous jeudi?
—Pas mercredi, Magda?
—Eh bien, non, non, jeudi... c'est convenu. Vous mettrez un peu d'esprit dans la disposition des meubles... ce sera charmant; vous verrez quel gentil coin... il y a un piano, nous ferons de la musique, ce sera délicieux, vous verrez, vous verrez!
Il parlait avec vivacité pour distraire Magdeleine que la pensée de cet arrangement brutal de leurs tendresses, à heures et jours déterminés, avait tout à coup rendue songeuse.
C'est la douleur des âmes délicates ces joies prévues de l'adultère, discutées par avance, prises hâtivement, avec une crainte affolante de tout: d'être malade le jour convenu, ou reconnue en entrant furtivement sous une porte; de s'arracher des bras de l'aimé et de se retrouver tout à coup seule dans la foule de la rue, alors qu'il eût été si bon de rester encore ces instants-là ensemble, marchant unis dans la vie au grand jour comme on est unis dans la vie secrète.
Magdeleine secoua sa tristesse, ne voulant voir que la joie d'être aimée. La volubilité de la phrase dite par son ami lui avait montré qu'il sentait la cause de cette tristesse. Ces compréhensions de pensées non exprimées centuplent l'amour des êtres fins; c'est la pierre de touche des cœurs pareils.
Ils arrivaient à la Luzière. Tante Rose avait fait une surprise qui devait être infiniment agréable à sa nièce: les Montmaur dînaient chez elle.
A peine descendue de voiture, madame Leprince-Mirbel monta dans sa chambre. Depuis qu'elle aimait et qu'elle était aimée, elle mettait encore plus de recherche dans l'arrangement de ses toilettes. Elle reparut bientôt vêtue d'une robe d'un bleu si pâle que ses yeux bleus en semblaient foncés; si collante et si savamment unie qu'elle dessinait toutes les rondeurs de son corps mince. Magda n'avait que l'âge de Philippe dans cette toilette exquise de simplicité. Madame Montmaur et mademoiselle de Presles ne purent retenir une exclamation en la voyant entrer, tant elle était charmante et jeune; quant à Philippe, il resta ce qu'il était toujours, froid en apparence, mais intérieurement ébloui et profondément ému.
Ces deux journées qui séparaient Magda de la visite au «logis» passèrent rapidement pour elle. A Yerres, elle voyait Philippe pendant de longues heures, et ils purent, sous l'ombre des arbres séculaires du parc, retrouver les chastes extases des journées et des soirées de Fontana.
Jules Governeur, déjà réinstallé au pavillon, avait, ainsi que Jean Biroy, replongé Magdeleine dans le courant intellectuel dont elle n'aurait su se passer. Cette vie double de l'esprit et du cœur lui donnait un rayonnement que remarquèrent ses amis.
Le jeudi, Biroy devant aller à Paris après le déjeuner, Magdeleine convint qu'ils partiraient ensemble, et s'arrangea pour que l'on crût qu'elle dînerait avec lui et que tous deux reviendraient par le dernier train.
Vers quatre heures, elle arriva à l'appartement dans une toilette sombre, le visage voilé. Philippe, qui guettait toutes les voitures depuis une heure, se précipita au-devant d'elle et la fit entrer avant que personne ait pu l'apercevoir. Le cœur de Magda battait; émue, pâle, elle se dégagea des bras de Philippe et, presque sèche et brusque à force d'émotion contenue, elle examina l'appartement. Lui, très troublé aussi, semblait froid. Ils parlèrent de choses indifférentes comme si leur grand amour, tout à coup, était mort.
Lentement pourtant, ils reprirent possession d'eux-mêmes. Sur la cheminée du salon, des roses s'épanouissaient dans des vases de cristal. Le jour, tamisé par des rideaux et des stores, arrivait très doux sur la tenture mauve. Ce n'était pas le logis banal, loué en hâte pour des caresses de passage, mais l'appartement encore un peu nu d'un jeune ménage, avec quelques menus et jolis bibelots qui semblaient des présents faits aux jeunes époux. Une lampe d'argent, trop petite pour le couvert déjà dressé qu'elle devait éclairer plus tard, était sur une table en un coin du salon.
De nombreux coussins juxtaposés, semblables de forme et de dimension à ceux dont s'entourait Magdeleine chez elle, couvraient pêle-mêle le canapé. Cette attention gentille la fit sourire et brisa la gêne entre eux. Magda tendit la main à Philippe et dit en lui désignant les coussins:
—Ils sont les mêmes, exactement, que les miens.
—Je crois bien, je les ai dessinés un à un en cachette, dit Philippe, souriant d'une manière un peu contrainte.
—Mais alors... personne, personne au monde ne doit entrer ici: cela seul suffirait à me faire soupçonner.
—Quelles pensées avez-vous, Magda? Ce logis est à vous, bien à vous, nul ne saura qu'il existe et hors vous et moi jamais personne n'y entrera, je le jure.
Philippe prit une des mains de la jeune femme dans les siennes; ils étaient debout l'un devant l'autre; Magda posa sa tête sur la poitrine de son ami et murmura:
—Mon Philippe!
Éperdu, il la serra dans ses bras et lui mit d'ardents baisers sur les cheveux.
Elle tomba assise sur le canapé, et, à ses pieds, il osait maintenant lui dire ses litanies d'amour.
L'ayant débarrassée de son vêtement, de son chapeau, il la déganta et baisa ses mains; tout son bonheur était revenu.
Il demanda:
—Continuez-vous l'inventaire de votre logis?
Elle se leva, Philippe la prit par la taille et ce fut ainsi, tendrement enlacés, qu'ils pénétrèrent dans la chambre éclairée par les candélabres de la cheminée.
Les volets et les grands rideaux des fenêtres étaient clos; partout se répétait la même tenture de soie mauve; mais les draperies du lit, doublées d'une étoffe japonaise à peine rosée, brodée d'oiseaux et de branchages d'or, rompaient la monotonie de ce ton uniforme. Épandues sur le lit, des gerbes de fleurs pâles s'épanouissaient... c'était une jonchée fraîche et immaculée exhalant ses parfums.
Magda se serra contre Philippe dans un transport d'amour.
Lui, trop ému pour parler, la fit asseoir et la tint longtemps appuyée contre son cœur; ils étaient retombés dans l'extase.
A peine dînèrent-ils; une grande émotion les étreignait. Ils rentrèrent dans la chambre. Magda, surprise de son trouble, se sentit prête à se moquer d'elle-même et essaya vainement d'être gaie. Ils avaient soif, l'émotion leur brûlait la gorge.
Philippe, un instant, s'éloigna pour aller chercher une coupe de champagne. Pendant sa courte absence Magda s'était levée; elle vint jusqu'à la psyché, s'y regarda machinalement et se trouva laide. Son costume noir faisait tache dans la douceur des tons effacés de la tenture du logis. Tristement elle pensa:
«Ceci représente bien ta situation, pauvre femme! Tu viens en deuil de tes désirs morts, de tes rêves évanouis, en deuil des beautés de ton corps, des trésors de ton cœur déjà vieux, dans une maison parée pour l'amour. Tu viens t'offrir à un être plein d'espérance, de jeunesse et de beauté; va, pauvre folle! Regarde ce deuil de ta robe, qui sera peut-être l'image de ta vie amoureuse!»
Et des larmes coulèrent sur ses joues.
Philippe rentra. En la voyant immobile et triste devant la glace, il devina ses pensées et, l'arrachant par un baiser à sa contemplation, il dit:
—Chère, la robe que vous portez n'est point celle qui vous convient ici. Il y a là un peignoir fait pour vous.
Il lui présenta une longue robe de satin blanc garnie d'une dentelle ancienne. Magda, extasiée, s'étonna qu'il eût ainsi, dans un génie de tendresse, pensé à tout.
—Ma bien-aimée, murmura Philippe, permettez-vous que je sois votre femme de chambre?...
Elle n'eut pas la force de répondre.
Alors, avec une habileté qu'elle ne s'expliquait pas, doucement il la dévêtit et lui passa la robe.
Magda, brisée d'émotion, se blottit contre Philippe. Chaque minute qui s'écoulait leur semblait contenir une dose d'ivresse capable de les faire mourir de joie, et dans ce grand silence de leurs lèvres ils entendaient le bruit des battements de leur cœur...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ce furent d'inoubliables heures. Il se trouva que Magda était l'absolu rêve de Philippe, comme Philippe était l'absolu rêve de Magda; rien de discord entre eux: ils étaient l'un pour l'autre la chair de leur chair, l'âme de leur âme.
Magda, au lieu du remords qu'elle s'attendait à ressentir, ne songeait à rien, tant il y avait harmonie entre leurs deux êtres. Pas un geste, pas un mot, pas une pensée, durant ces heures d'amour, n'avaient rompu le charme dont tous deux s'étaient sentis enveloppés.
Philippe semblait encore plus heureux que Magda. Il avait déjà tenté d'aimer, et jamais aucune femme ne lui avait donné une pareille plénitude de sensations. Il trouvait en elle une pudeur, un abandon, une passion qui centuplaient ses joies. Ils venaient de faire un mariage de cœur, avec une telle conformité d'émotions passionnelles que, par rare exception, le fait se trouva plus merveilleux que l'idée, le plaisir plus puissant que le désir. Cette fois, la possession fortifia l'amour. L'exaltation d'âme de Magda absolvait sa chute. Tout l'art d'aimer de Philippe procédait de son cœur, non de son cerveau. Des baisers en fleurs étaient sur leurs lèvres, un désir toujours renaissant les étreignait, leur sang semblait avoir rompu ses artères pour couler en flux houleux à travers leur corps.
Ils s'éveillèrent inassouvis et leurs yeux, en plongeant dans leurs yeux, eurent des éblouissements de joie.
En s'apprêtant pour partir, Magda fut surprise de se trouver étrangement belle Avec un culte païen pour son corps qui venait de se révéler si puissamment séducteur, et qu'elle sentait avoir une part égale à celle de son cœur dans la conquête de Philippe, elle répandit des parfums sur elle et s'en imprégna toute.
Surtout étonnée de l'expression de ses yeux, elle songeait:
—«L'amour m'a rendu la jeunesse.»
Elle rentra au salon où l'attendait Philippe. Il avait groupé quelques-unes des fleurs épandues sur le lit et les serrait dans un petit meuble de forme frêle.
—Ceci, Magda, est le tabernacle; ces fleurs s'y faneront et y demeureront en souvenir de la chère nuit d'amour.
Il se retourna vers Magda, la vit transfigurée; alors s'agenouillant à ses pieds:
—Vous êtes belle, ma bien-aimée, si belle que je me trouve indigne de vous. Ah! je vous aime... je vous aime et c'est pour la vie, je le sens.
Elle le releva, le baisa doucement au front et dit:
—Moi aussi, mon Philippe, je vous aime.
Le son de sa voix emplit de béatitude le cœur du jeune homme; ils se serrèrent l'un contre l'autre et durent se faire violence pour s'arracher à ces tendresses...
Dehors, le ciel était sombre, sans lune, mais parsemé d'étoiles. Ils marchèrent quelque temps l'un auprès de l'autre avant de trouver une voiture. Magdeleine y monta seule et rejoignit, à la gare, Biroy qui l'attendait au dernier train. Ils gagnèrent rapidement le quai, montèrent en wagon et ne virent point arriver, quelques instants plus tard, Philippe qui, par prudence, ne les chercha pas.
Blottie en un coin du wagon, une fois le train en marche, Magdeleine regarda défiler les taches blanches que mettaient les maisons dans la nuit. Elle songeait, délicieusement oppressée, inquiète un peu aussi: était-elle dans la pensée de Philippe ce que Philippe était dans la sienne? Si elle avait eu l'expérience que donne à certaines femmes l'habitude renouvelée d'aimer, elle aurait su que son jeune amant lui était attaché par les liens multiples de la chair et du cœur, de l'esprit et de l'orgueil, de la beauté et de la vanité: un mélange compliqué d'impressions morales et d'impressions sensuelles.
La vie, pour l'un et pour l'autre, en les effleurant de ses rudes coups d'ailes, n'avait pas aigri leurs cœurs, détruit leurs espérances par des ressouvenirs trop douloureux. Philippe avait eu des maîtresses, mais nulle, jamais, ne prit assez d'empire sur lui pour que son cœur saignât de la rupture ou de l'abandon.
Ce lui fut donc, aussi bien que pour Magda, une existence de rêve; chaque jour ils se voyaient, passaient ensemble des heures, joie presque aussi vive pour eux que leurs réunions au logis, le «là-bas» où venait aboutir leur tendresse renaissante. Magda vivait dans une surexcitation joyeuse; elle acceptait tous les projets, toutes les combinaisons qu'inventait son ami, ne détruisait aucun de ses enthousiasmes par la peur de sa réputation à sauvegarder, s'en remettant à lui pour veiller sur son honneur.
Dans cette parfaite entente, aucune imprudence de geste ou de parole n'était commise. Lorsqu'ils voulaient être seuls, un rendez-vous les réunissait au logis.
Mais bientôt un besoin bizarre les entraîna à commettre des imprudences: vêtue d'une robe que personne ne lui avait vu porter, enveloppée d'un grand manteau, le visage dissimulé sous un voile épais, Magda pouvait presque impunément courir tous les théâtres au bras de son ami; on n'eût point reconnu en elle la femme correcte qu'était madame Leprince-Mirbel.
Ainsi, de temps en temps, ils secouaient la monotonie de leur existence par quelque escapade; ils allaient au cabaret, commandaient un dîner drôle, composé de mets bizarres qui leur plaisaient, sans aucun souci d'un menu bien ordonné. Chacun prenait des choses différentes, et c'étaient alors des partages amusants, une vraie dînette coupée de rires, de baisers envoyés du bout des lèvres dans l'espace, par-dessus la table. Toute la jeunesse de Magda renaissait, s'épanouissait avec des gaietés de pensionnaire. A son esprit positif elle imposait pour un temps silence. Elle voulait jouir de sa vie d'amoureuse et, dans l'exubérance de l'enthousiasme qu'elle y mettait, elle croyait arriver à s'affranchir de son douloureux esprit d'analyse. Comme grisée par l'amour jeune de Philippe et trouvant cette griserie délicieuse, elle appliquait tous ses soins à la prolonger.
Un soir qu'ils étaient au théâtre, cachés derrière les grillages d'une baignoire, Philippe sortit à un entr'acte pour voir si personne, dans la salle, ne les connaissait. Peu après il revint et dit à Magda que dans une première loge, presque au-dessus d'eux, se trouvait Leprince-Mirbel avec mademoiselle Mercédès.
Ce danger frôlé n'effraya pas Magda. La vengeance probable suscitée par la vanité offensée de son mari, s'il venait à la découvrir seule avec Philippe, effaçait ses scrupules. Elle sourit, amusée de cette coïncidence, avec un vague sentiment de satisfaction pour la revanche qu'elle prenait enfin.
Quatre années s'écoulèrent ainsi, inénarrablement bonnes pour Magda. Son entourage, vaguement, devina un élément nouveau dans sa vie; mais comme, avec un grand art, elle ne transforma aucune de ses habitudes, personne ne chercha à découvrir quelles préoccupations nouvelles, parfois, l'assiégeaient.
Pourtant la fièvre d'aimer, l'exaltation où elle vécut pendant ces quatre ans, lentement, tombèrent. Elle avait été jeune autant que Philippe, l'instinct l'ayant poussée et entraînée, un instinct qui, doucement, par la longue et toujours sûre possession, s'effaçait; elle acquérait maintenant le sentiment réel de ce que, fatalement, deviendrait sa vie par rapport à celle de Philippe. Il lui semblait mieux voir la situation. Se reprenant à réfléchir, elle se reprit à souffrir. A quarante ans, pleine d'amour grandissant, redoutant la ride, l'effroyable ride dont rien ne la préserverait et qui détacherait d'elle son amant, elle ne put demeurer insouciante et tranquille.
Si Montmaur retardait d'un jour leur rendez-vous, Magda en ressentait une douleur poignante; son esprit torturé lui créait mille chimères. Pourtant il n'y avait au fond de tout cela que des nuances d'âme, d'une âme inquiète et douloureuse.
La ligne de conduite à suivre lui échappait. Quand il s'agissait de Philippe elle perdait toute puissance pour diriger sa vie. Sa grande passion n'était pas de la même qualité ni de la même intensité que celle du jeune homme. Il l'aimait avec toute la jeunesse de son être, elle l'aimait avec toute l'inquiétude du sien. Si, pendant un éloignement de quelques jours, elle recevait de Philippe une lettre un peu détachée et froide, elle éprouvait l'envie de lui crier une douloureuse réponse.
Quelle torture pour elle de faire, alors, large part à ce certain contraire qui demeure en toute âme humaine! Quel néant quand, le cœur tout vibrant de doutes, il lui fallait écrire une réponse calme, douce, confiante.
Pour arriver à cette sagesse dans la passion, elle se rappelait les sentiments exprimés devant elle par ses amis, l'exaspération où les mettaient des plaintes semblables à celles qu'elle aurait voulu faire, venant des femmes qu'ils aimaient ou avaient aimées, et tout le désenchantement, toute la lassitude qu'ils ressentaient à cette pensée: «Elle ne me croit pas» et leur conclusion: «A quoi bon, alors?» lui revenait à l'esprit.
Elle se souvenait encore des heures qu'ils venaient passer auprès d'elle, l'indulgente amie, plutôt que d'encourir les ennuis d'une soirée de récriminations chez leurs maîtresses, et aussi des boutades de Tanis, disant entre deux bouffées de cigare:
—«On devrait faire un plan d'éducation enseignant aux femmes qu'il faut tendre à s'aimer confortablement, et doser la passion comme un poison.»
Alors, avec toute sa science d'amoureuse, elle composait une lettre gaie, croyante, les larmes aux yeux, le cœur broyé. Parfois, la réponse arrivait telle qu'elle l'avait rêvée, telle qu'elle les aurait voulues toutes, apportant de la joie pour chacune de ses heures, pendant des jours. Mais quel supplice si la lettre ne contenait que de menus faits juvéniles sans saveur pour un esprit de son âge! Bien que Magda y trouvât, à la fin, des formules d'amour, son cœur, son vieux cœur, en demeurait angoissé.
L'expérience de la vie avait détruit, sans qu'elle s'en aperçût, la simplicité de ses sentiments. Être simple, avoir la foi, combien cela était difficile et torturant pour une expérimentée comme elle! Ce détraquement moral, qui peut devenir une séduction pour un esprit mûr, est presque un épouvantail pour un jeune amant.
Il lui fallait donc avoir l'âme double et agir sous le coup de cette dualité que Dante a oubliée dans son enfer: rester calme alors que son cœur succombait d'inquiétude, croire avec enthousiasme ce qui lui semblait un leurre, tant elle en sentait l'invraisemblance et l'inanité, et tout cela sans fausseté ni mensonge, mais par charité pour Philippe, par pitié pour elle qui s'était dit: «La longue durée de notre amour sera l'excuse de ma faute.»
Elle devait arriver à cette dépravation d'intelligence pour répondre au cœur naïf de son ami qui l'aimait si simplement, si absolument peut-être, qu'il lui donnait à peine la sensation d'être aimée, elle dont le cœur était brûlé et ravagé d'amour.
Enfin, la fêlure fatale se produisit.
Un soir d'hiver, Magdeleine attendait Philippe dans le salon qui précédait sa chambre et lui semblait plus à elle que le salon de réception du rez-de-chaussée. Un luxe de fleurs l'enveloppait d'une atmosphère parfumée; cette solitude augmentait le recueillement de sa pensée tout occupée de Philippe. Chaque voiture qui passait devant l'hôtel faisait battre son cœur; dans le silence de la nuit, elle les entendait venir du bout de la rue. Combien de fois pensa-t-elle: «C'est lui!» combien de fois son espérance fut-elle déçue? Le bruit sourd des roues, le martellement du trot des chevaux sur le pavé sonore, emplissait d'abord faiblement son oreille, puis grandissait, et de nouveau se perdait en s'enfuyant. D'abord abandonnant son livre, elle s'était levée pour les voir passer, fantômes noirs aux yeux brillants, emportant dans leur course inconnue quelques vibrations de son cœur. Puis, lasse à mourir et revenant s'asseoir sur le canapé bas tout proche de la cheminée, elle s'inquiétait. Pourquoi, lui ayant promis cette soirée, n'était-il pas là? Pourquoi n'avait-il pas téléphoné, envoyé une dépêche? Une angoisse lui venait de cette attente. Elle regarda tout à coup le thé préparé sur une petite table, un tête-à-tête en argent pareil à celui qu'ils avaient au «logis», et une sensibilité nerveuse la gagnant, elle pleura.
A ce moment, la porte du salon s'ouvrit; Magda se leva brusquement et poussa une exclamation: «Enfin!» Mais elle retomba atterrée: le docteur Fugeret se trouvait devant elle.
—Ma pauvre amie,—murmura-t-il, confus, en s'approchant—pardonnez-moi... je ne savais pas vous causer cette émotion; vous l'attendiez, n'est-ce pas? Ah! Magda, j'ai surpris votre cher secret ces temps derniers en vous voyant triste si souvent... mais ce secret est bien gardé, mon enfant... et si j'en ai souffert, avouez que je l'ai vaillamment dissimulé.
Magda sanglotait; dans un geste d'abandon, elle appuya sa tête sur la poitrine de Fugeret et se serra sur son cœur comme pour y puiser la force de réagir.
—Mon ami, mon ami, pardonnez-moi... Docteur, j'ai été bien heureuse pendant quatre ans... oui, bien heureuse. Mais maintenant quelles tortures! Je souffre et toutes mes souffrances viennent de moi, émanent de moi seule, non de lui. Qu'ai-je à lui reprocher?... rien... rien que des négligences. Peut-être même les a-t-il toujours eues?... mais pendant ces quatre ans j'ai été folle, ivre d'amour; puis tout à coup, devant les années venues, un doute terrible m'a prise... alors j'ai analysé chacun de ses actes par rapport à moi... Ah! c'est le châtiment!... Docteur, un mot de foi, un mot de paix, qui donne à mon cerveau, à mon cœur, la sensation bienfaisante d'une âme qui me comprenne mieux que moi-même et me guérisse de moi!... Oui, oui, prenez ma tête entre vos mains, c'est elle qui me torture, car mon cœur aime simplement et il croit, lui!
—Mon enfant, j'aurais voulu vous voir continuer de vivre parmi nous sans amour, parce que vous êtes de ces êtres d'une intelligence qui domine tout instinct. Votre foi dans l'amour devait fatalement s'éteindre et vous laisser désenchantée. Je prévoyais les douleurs de votre esprit reprenant le dessus sur ce principe sensuel qui était en vous, à votre insu, et que Philippe, seul, a eu le pouvoir d'éveiller, non à cause de son mérite transcendant, mais parce qu'il est le mâle jeune, poussé stupidement, peut-être sublimement, par l'instinct, cet imbécile instinct, notre maître à tous, qui fait que nous nous accouplons comme des bêtes et perpétuons ainsi une race abâtardie, décadente, impuissante bientôt, si les grands mouvements sociaux ne viennent y mettre à temps bon ordre. Mais puisque vous voilà dans ce stupide engrenage, que le mal est fait, il faut en tirer parti. Tâchez d'accepter la situation sans révolte de tout votre être et prenez une décision. Voulez-vous rompre?
—Rompre? mais... mais... j'aime, docteur, j'aime Philippe par-dessus tout...
—Lui? Mais il m'aime aussi de toute son âme.
—Alors quoi?
—Quoi?... rien! Et c'est bien cela qui est horrible. Je sens ma vie murée, barrée par mon mariage, par ma réputation que je dois garder intacte aux yeux du monde. Cela m'entrave et fait que mon amant m'échappe. Et puis je vieillis et il reste jeune, superbement jeune. Je me sens jalouse, inquiète, sans avoir une preuve contre lui; parfois, je lis dans son attitude un brisement, un ennui, une accoutumance de moi qui laisse son cœur et son esprit libres... Alors, j'appréhende l'abandon prochain, fatal, et je sens que j'aime encore trop violemment pour pouvoir l'accepter.
—Diable!... que faire? quel conseil vous donner? Voyons, mon enfant, voulez-vous que, très délicatement, je sonde le cœur de Philippe? S'il vous aime toujours comme autrefois, vous n'aurez aucune raison de continuer à souffrir. Si au contraire... eh bien, il faudra aviser au moyen de vous guérir, ma chère Princesse! Dans tous les cas, comptez sur mon dévouement absolu.
—Merci, merci, mon ami... mais dites-moi, Tanis, Biroy, Governeur, ont-ils comme vous surpris mon secret?
—Non; je suis sûr que non. Vous oubliez qu'il entrait pour moitié au moins d'amour paternel dans mon amour pour vous; cet amour-là m'a révélé votre situation vis-à-vis de Philippe. C'est certainement le plus clairvoyant des amours et aussi le plus sérieux, le plus durable. Mon enfant, reprenez courage, confiez-moi vos peines, elles vous accableront moins, et mettez mon dévouement à toute épreuve.
—Merci, mon ami. Ah! vous m'avez déjà un peu consolée; je me sens moins triste depuis que vous êtes là, moins malheureuse. Prenons le thé, voulez-vous?
Elle se leva et prépara la chaude boisson. Calmée, apaisée, tout son charme d'autrefois s'irradiait d'une grâce de plus: la langoureuse expression d'un cœur souffrant.
Cette soirée s'acheva paisible; Magda reprit courage. Le matin, à son réveil, une lettre d'excuses très tendres de Philippe acheva de la consoler; il lui demandait de le rejoindre au logis dans la journée. Elle y alla; Philippe qui se sentait un peu coupable de sa désertion de la veille, fut plein de tendresse et d'amour, amour qu'il ressentait d'ailleurs. Magda, malgré ses quarante ans, était encore remplie de séductions. Tandis que la pauvre tourmentée se débattait contre ses doutes, contre ses frémissements avant-coureurs de la souffrance, Philippe se disait que jamais il ne trouverait dans aucun cœur une si délicate entente de la tendresse. Il s'étonnait même, tenant ce corps souple et encore si jeune entre ses bras, d'avoir pu chercher à s'affranchir de son joug. Il se demandait pourquoi il ne se laissait pas tout simplement aller à cet amour dans lequel il trouvait des bonheurs qu'aucune femme jusqu'ici, si jeune et si belle qu'elle fût, n'avait eu le pouvoir de lui faire oublier. La parité de sentiments, de pensée, d'entente, qui était entre elle et lui, nulle autre ne la lui donnerait. Alors pourquoi la tromper, pourquoi?
Quelque chose qui n'était pas encore l'indifférence mais qui pourtant n'était plus l'amour s'insinuait en lui. Deux âmes fines comme les leurs étaient seules aptes à sentir cette nuance qui transformait peu à peu leur amour en habitude; encore ne le formulaient-ils ni l'un ni l'autre, et dans tous ces sentiments étrangement subtils, l'âge de Magda, ces douze ans qui les séparaient, l'opinion du monde sur les unions mal assorties, lentement creusaient un abîme.
Et Philippe, malgré tout, ne pouvait se détacher d'elle. Il s'abandonnait volontairement à des griseries d'amours faciles, croyant ainsi secouer l'enveloppante tendresse dans laquelle le tenait Magda; mais chaque fois, il sortait écœuré de ces débauches, avec une grande honte de lui, tout prêt à en faire le cruel aveu à son amie, se sentant si irrémédiablement uni à elle qu'il redevenait fidèle pour un temps.
Puis, peu à peu, un travail occulte reprenait sa pensée; les banalités que le monde murmure s'emparaient de son esprit, il se disait:
«Ma vie sera perdue, mon avenir sera gâché; plus je retarde la rupture, plus difficile elle deviendra. Magda, pourtant, est encore si séduisante, si délicieusement femme et d'un esprit si élevé! Jamais je n'ai rencontré ni ne rencontrerai un amour aussi vigilant, une tendresse aussi dévouée... et puis si elle allait en mourir?»
Avec la divination que donnent les souffrances du cœur, madame Leprince-Mirbel comprit l'état d'âme de Philippe. Mais au lieu de s'abandonner à ses angoisses, elle voulut lutter contre elles. Depuis des années elle ne recevait plus qu'à de très longs intervalles la foule de ses relations mondaines; elle annonça qu'elle allait donner une fête et, au grand étonnement de son studieux cénacle, sembla prendre plaisir à l'organiser. Pendant quinze jours, les préparatifs en amusèrent Philippe qui se dépensa en courses de toutes sortes, ce qui le ramenait constamment auprès de Magda afin de prendre ses instructions ou lui rendre compte de ses démarches.
Elle vit là une mine à exploiter pour le retenir. Mais ces grands raoûts ayant fini par la fatiguer et l'ennuyer, elle eut chaque vendredi des réunions intimes où n'étaient admis que des hommes supérieurs. Ce furent des soirées exquises: les mondains coudoyaient les artistes, chacun dépensait son esprit ou sa science; quelques femmes jeunes, jolies, élégantes y mettaient une note gracieuse. En voyant combien ces réunions étaient recherchées, Philippe s'enorgueillit de Magda avec une fierté juvénile qui emplit de joie le cœur de celle-ci. Bientôt ses réceptions ne lui suffirent plus, elle les fit précéder d'un dîner. Elle eut, pour occuper l'attention du monde, mille inventions charmantes, mit à la mode le menu russe, le menu italien, le menu hongrois, le menu grec, et fit venir des mets recherchés de chacun de ces pays. Le chef de tante Rose se multiplia et lui fut même disputé.
Un soir, malgré tous ces raffinements, Philippe parut soucieux au sortir de table; Fugeret, qui suivait cette lutte avec inquiétude, ayant surpris l'anxiété de Magda, s'approcha d'elle et lui dit:
—Qu'avez-vous? Ce dîner russe a été merveilleux et vous semblez préoccupée, pourtant?
—Ah! docteur, regardez-le... il a l'air ennuyé, triste... je donnerais mes cheveux pour qu'il ait seulement trouvé le café bon!
—Eh bien, cette fois vous vous égarez, ma chère! il est jaloux, votre beau Philippe, tout simplement.
—Jaloux, jaloux?... je meurs de joie... mais de qui, mon Dieu, de qui peut-il être jaloux?
—Du premier secrétaire de votre ambassadeur d'Espagne, ce jeune marquis avec sa figure de Maure; ses yeux ne vous ont pas quittée une minute tout le temps du dîner et Marie-Anne Danans, sans malice, tout à l'heure signala cet hypnotisme à Philippe. Son café eût été de la chicorée pure, il ne s'en serait pas aperçu. Voyez comme il guette l'Espagnol! Voulez-vous suivre mon conseil?... Allez vers la gerbe de roses que vous a envoyée Tanis et, sans avoir l'air de rien, dépiquez sa carte qui est restée épinglée sur les rubans, rapprochez-vous ensuite de la cheminée comme pour l'y jeter... je vous offre une discrétion si Philippe ne quitte pas la conversation très intéressante de Biroy pour vous rejoindre.
—Ah, docteur, quel petit moyen!
—Bah, chère enfant, tous les moyens sont bons pour garder un cœur dont on ne peut se passer.
Magda hésita un instant, puis un sourire illumina son visage et, d'un geste résolu, elle rejeta sa tête en arrière et se dirigea lentement à travers les groupes, la traîne de sa robe en brocart d'argent frôlant lourdement le tapis, vers la gerbe embaumée. Avec une dernière hésitation involontaire, mais qui rendait sa démarche encore plus concluante pour un amoureux, elle détacha la carte, la tint cachée dans sa main parmi les dentelles de son mouchoir et, sans oser regarder Philippe, s'approcha de la cheminée. Il y arriva en même temps qu'elle. La pauvre femme sentait son cœur battre à lui briser la poitrine; elle rougit et regarda le jeune homme dont les yeux étaient ardents, presque durs. Il murmura:
—De qui sont ces fleurs?
—Quel air étrange vous avez... elles m'ont été envoyées par Tanis...
—Ah?... Voulez-vous me donner cette carte?
Magda fit le geste de la jeter au feu, puis comme se ravisant, dit froidement:
—La voici, monsieur.
A peine y eut-il jeté les yeux que pris de honte pour l'action qu'il venait de commettre, et, avec dans la voix un tremblement dont tressaillit son amie:
—Pardon... pardon, Magda... mais je souffrais... je vous aime tant!
Leurs regards se rencontrèrent, se fondirent; ils y lurent la même aspiration qui les étreignait d'une ivresse semblable à celle des premiers jours de leur amour, et restèrent ainsi un moment, muets, heureux.
Philippe demanda:
—Demain de bonne heure au logis, dites? je vous attendrai et, si vous voulez, nous y déjeunerons.
Magda répondit oui de la tête, trop joyeusement émue pour parler; puis, reprenant sa marche à travers le salon, elle rejoignit Fugeret qui s'était réfugié dans l'embrasure d'une fenêtre. Radieuse, elle murmura:
—C'est moi qui ai perdu, ami. Ah! je suis heureuse, bien heureuse grâce à vous... tenez, je lui tourne le dos, n'est-ce pas? eh bien, son regard m'enveloppe, je le sens, il me brûle de la tête aux pieds, j'en frissonne...
—Princesse, princesse, vous avez de ces joies et elles ne vous rendent pas plus sage pour supporter vos souffrances? Ah, mon enfant, de quoi vous plaignez-vous? Mais aimer et être aimée comme cela pendant un mois seulement et mourir après si l'on veut!
—Oui, mourir... mais vivre sans cela après avoir connu cela... c'est plus douloureux que la mort...
Ils furent interrompus par Jules Governeur:
—Eh bien, vous avez des idées gaies, vous deux! C'est le caviar et les truites de la Néva qui vous amènent à ces dissertations lugubres? J'ai la digestion moins amère, moi!
—L'abbé, dit Magda, ne vous moquez pas; nous parlions de choses du cœur et comme vous n'avez pas de cœur...
—Pardon, pardon, dites que je n'en ai plus... J'en avais un, je vous l'ai offert, madame, vous n'en avez eu nulle souciance; mais par esprit économique, sans doute, vous l'avez gardé... et vous avez bien fait de le garder; qu'est-ce que j'en ferais, je vous prie? Et il est si bien chez vous! Mais alors, princesse exquise, princesse de pourpre et d'or, soyez logique, quoique femme, et ne me reprochez pas de n'en point avoir!
Magdeleine, souriante, lui prit le bras et ils allèrent s'asseoir sur un canapé. Philippe quelques instants après s'installa derrière eux; elle sentait son souffle l'effleurer, un énervement très doux l'enivrait.
C'est ainsi que, de loin en loin, la chaîne des renaissantes voluptés les rivait de nouveau l'un à l'autre, et, tous deux, en s'arrachant à l'engourdissement où ces heures d'infinie tendresse les plongeaient, se contemplaient étonnés, Magda, d'avoir douté de Philippe, Philippe, d'avoir cherché l'amour loin de Magda.
Madame Leprince-Mirbel entra alors dans une phase de relative sagesse, confiante en son pouvoir, sentant que jamais Philippe ne se détacherait d'elle.
Toutes ses facultés furent appliquées à varier à l'infini la félicité de leurs deux vies, et, guidée par son cœur, elle accomplit des merveilles. Depuis la tenue de sa maison jusqu'au choix de ses relations et la composition savante de ses toilettes, tout fut d'un art, d'une science à éblouir les plus raffinés.
Grande, mince, sa taille, sa démarche, lui donnaient une allure jeune. Pour augmenter l'éclat de ses yeux, pour tendre sa peau, où quelques rides se dessinaient, elle prit chaque jour des gouttes d'arsenic. L'expérience lui ayant démontré qu'elle vieillirait plus vite en se livrant à l'inquiétude, elle essaya de la bannir de sa pensée et s'appliqua à n'être ni trop aimante, ni trop dévouée, surtout point exigeante. Elle voulut être calme, malgré les tourments de son cœur, pour demeurer belle. Luttant contre la vie qui dégradait chaque jour son œuvre, elle parvint à rester la séduisante, l'irrésistible Princesse de ses amis.
Fugeret, avec un dévouement de cœur admirable, l'entretenait dans ses idées de défense contre les ravages du temps. Son amitié enthousiaste et vaillante ranimait les efforts continus de Magda pour conserver son amant.
Pourtant, quelque chose était entre eux, Philippe en avait conscience. Il n'aimait pas moins, il aimait autrement; c'était un besoin de câlinerie, de tendresse presque filiale, qui l'attachait maintenant. Magdeleine était le refuge, l'amie consolante dont il n'aurait su se passer.
Celle-ci plaçait toute sa dignité, tout l'honneur chancelant de sa vie, dans la durée de son amour. Rien ne la détournait de ce but; elle voulait surtout qu'il restât unique dans le cœur du jeune homme. Son ineffable joie était de se sentir haut placée dans l'âme de son ami. Sur lui, elle concentrait tout son bonheur, toutes ses joies, toutes les ressources de son esprit, et faisait de l'existence de Philippe une suavité.
Toujours et fatalement, il retournait à elle. Parfois, pourtant, il se révoltait en lui-même contre ce «collage», terme de cruauté brutal et vulgaire qui, seul, dépeint exactement ces situations. Alors, pour secouer le joug, il voyageait. Mais constamment il revenait chercher cette atmosphère spéciale dont Magda l'entourait et hors de laquelle il ne vivait pas bien, tant est grande, sur certains esprits, la force de l'accoutumance.
Très fine, Magda avait deviné, senti, ces tentatives d'arrachement. Par une volonté puissante, elle cherchait à s'habituer à être mal dans l'âme de Philippe. Elle en était arrivée à cette surexcitation cérébrale qui enfante des chimères et combat la réelle souffrance.
Madame Mirbel mit en pratique cette maxime de Montaigne: «Que pour le proufit des hommes il est souvent besoing de les piper.» Elle ne montra plus ses vraies jalousies, sachant que tout grand sentiment douloureux choque et blesse celui qui l'a fait naître. Avec une coquetterie voulue qui la rendait charmante, elle simulait des scènes de jalousie à faux et lorsque, flatté, Philippe souriait de cette inquiétude qui n'entravait pas sa liberté, Magda se laissait persuader de l'innocence de son amant et jouissait de la tendresse infinie qu'il mettait à la convaincre.
Une grande sagesse l'induisait à s'attendre aux désillusionnants accueils qu'il pourrait faire à toutes les joies qu'elle lui préparait. Depuis la robe dont elle se vêtait parce qu'il en avait aimé la nuance, jusqu'à l'arrangement de ses cheveux, la forme de ses souliers, la délicatesse du parfum qu'elle vaporisait sur elle et autour d'elle, tout lui était matière à le combler de soins et d'amour.
Lorsque, anxieuse, elle l'attendait à dîner, elle pensait:
«Il ne verra rien de ces choses faites pour lui, il entrera et regrettera de n'être pas ici ou là, ailleurs, assurément.»
Et quand, arrivé, Philippe jouissait de ce décor et l'en félicitait, elle se sentait heureuse. Elle savait que les impressions tiennent à un rien chez un artiste, qu'un grain de sable, souvent, détruit l'équilibre de son humeur; il est malheureux, souffre et fait souffrir pour un tabouret contre lequel il se heurte en entrant, pour une mouche qui se pose obstinément sur le livre qu'il lit, pour un bruit discordant qu'il perçoit, car ses désirs vont toujours au delà de la réalité des choses.
Guidée par sa passion, Magda arrivait donc à faire ce qui était utile à l'intérêt de son amour. Elle lisait dans le cœur de Philippe, devinait s'il avait l'âme émue, si elle pouvait lui dire des mots tendres, ou si, au contraire, elle devait rester silencieuse. Chaque fait, se dressant dans sa vie par rapport à son ami, lui devenait un sujet d'analyse et d'étude. Elle était aux écoutes de ses impressions à lui, gaie s'il était gai, triste s'il était triste, et allait se subtilisant de plus en plus.
Lorsque l'attitude de Montmaur le montrait confiant, subissant comme autrefois son charme, Magda, rassurée, lui donnait alors de si précieux enchantements, l'enlaçait de voluptés si diverses, qu'il restait des jours, des mois, imprégné d'elle et repris tout entier par son amour.
Elle devenait alors nécessaire à sa vie, et cela aurait été un arrachement de tout son être si, à ce moment, il lui eût fallu la perdre. Il avait des remords de la tromper, et pourtant il la trompait. Pourquoi cette misérable obligation du mensonge? Comment lui expliquer qu'il l'aimait, qu'il n'aimait qu'elle, uniquement elle, mais que d'autres curiosités lui étaient venues? Un appétit insatisfait d'une multitude de sensations et de jouissances le poussait, l'entraînait malgré lui. Quelles raisons eût-il pu donner à Magda de cet état d'âme? Aucune... et cela le désespérait.
Il éprouvait le besoin d'une vie amoureuse plus active: emmener sa maîtresse souper avec des camarades, s'en parer devant eux, cela était agréable à Philippe. Tant que sa grande jeunesse l'avait laissé craintif de cette existence libre au grand jour, toute de fêtes, Magda avait été pour lui la maîtresse rêvée. Maintenant, il lui devenait pénible de la quitter à l'instant même où il aurait voulu lui faire vivre sa vie. Ces heures d'amour choisies par avance, dont le moindre motif, une visite, un malaise, empêchaient la réalisation, l'obligation de se réunir dans le jour pour ne pas éveiller les soupçons de leur entourage, tout cela l'énervait. Bien des fois, étendu aux pieds de son amie, il lui avait demandé:
—Magda, restez! il sera temps de nous quitter demain...
La pauvre femme souffrait de ces séparations plus encore que lui peut-être. Les motifs qui les obligeaient à se mettre en garde contre les curiosités ou les médisances possibles, devenaient, à la longue, une cause de refroidissement entre eux.
Un jour, elle dit:
—Nous avons l'air d'être condamnés à l'amour!
Et des larmes perlèrent, au bord de ses yeux.
Certains soirs où, chez Magdeleine, restés seuls dans le salon, ils causaient, les pieds sur les chenets, échangeant leurs pensées dans l'intimité du tête-à-tête, enveloppés d'une même alanguissante et parfaite entente d'esprit et de cœur, et qu'il leur eût été infiniment doux de prolonger ces heures jusqu'à l'éclosion de tendresses inconsciemment convoitées, il fallait cependant que Philippe s'éloignât, emportant le trouble d'un désir éveillé par Magda et qu'il allait peut-être reporter à une autre.
Qu'importe demain? L'heure ajournée pourrait-elle reparaître telle qu'ils la laissaient? Demain?... hélas... les sensations se dissipent, s'effacent, se perdent et ne renaissent jamais semblables. Qu'importe l'an, le mois, le jour, l'heure? C'est la minute, l'unique minute, celle qui détient le bonheur, qu'il faut savoir vivre, qu'il faut avoir le courage de saisir, où qu'elle se présente, en dût-on mourir.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Insensiblement, Philippe s'était donc laissé entraîner; la pensée que Magda, seule, possédait son cœur, calmait ses remords. D'abord, il avait passé des heures charmantes avec des femmes de rencontre, puis peu à peu il s'était lassé de leur ignorance, de leur sottise ou de leur cabotinisme, des prétentions et de la vanité de celles d'entre elles qui étaient instruites ou intelligentes. Il cherchait autre chose, s'écœurait des sourires qui se paient et revenait toujours à Magdeleine, un peu navré et honteux de constater que sa vieille maîtresse, dont il ne pouvait s'empêcher de se sentir las de temps en temps, restait malgré tout la dispensatrice de cette rare et merveilleuse plénitude de sensations: l'ivresse des sens jointe à l'ivresse de l'âme.
En toute sincérité il lui disait:
—Vous êtes en moi comme mon sang; rien ne peut m'arracher de vous.
Magda, victime de son inextinguible tendresse, fut longtemps sans découvrir le grand détachement d'elle qui s'opérait en Philippe. Aveuglée par sa foi, sans se défier de lui, à l'exemple des mères elle voyait mal ces transformations morales, et ne s'apercevait pas que son amour, qui, pendant un temps, avait garanti de toute corruption l'âme du jeune homme, devenait impuissant à le détourner des curiosités inhérentes à son âge, curiosités d'abord insatisfaites ou endormies, dont elle avait retardé l'éclosion. Mais l'enfant s'était fait homme, et, de cet esprit pur, occupé seulement de son amour et de son art, surgissait tout à coup l'être repris par la vie, ramené à ses égoïsmes, au souci de son avenir, ambitieux de fortune et d'honneurs, préoccupations qui, lentement, tuent toutes les probités, tous les élans généreux.
Il était devenu celui dont le cœur demande plus qu'un cœur et ses désirs se multipliaient. La pauvre femme commençait à cruellement souffrir. L'idée d'un partage possible la faisait tressaillir de dégoût, elle n'y voulait pas croire, elle n'y croyait pas; et pourtant Philippe lui échappait. Elle se persuada, alors, qu'il n'était occupé que de son avenir, de son travail, et se fit ambitieuse pour lui, attirant chez elle les maîtres peintres, les choyant, s'intéressant à leurs œuvres. Avec un soin infatigable, une préoccupation constante du bonheur de son amant, avec une finesse, une intelligence, un génie maternels, elle le poussa à l'étude. Elle fit faire discrètement et par les pairs de Philippe, du bruit autour de son nom, préparant ainsi sa célébrité. Parfois, il venait lui redire tel propos tenu à son sujet par tel chef d'école, et Magda y retrouvait l'expression de la pensée suscitée par elle. Avec une ruse charmante, elle s'extasiait, ravie vraiment de sentir son amour servir de marchepied à Philippe pour son avenir.
Il exposa, il vendit même. En dehors de son talent très réel, il fut bien lancé. Le public s'accoutuma à son nom, et bientôt il se vit classé parmi les jeunes «arrivés», à la suite d'un Salon où il avait présenté un très beau portrait de sa mère.
Magda triomphait en lui, il était son œuvre d'amour. Mais le succès de son ami devint pour elle une source de douleur. Philippe, recherché, attiré, courtisé, lui appartenait moins. Pour le voir plus souvent, elle alla dans le monde. Presque chaque jour, le jeune homme arrivait chez elle, le soir, vers dix heures, causait, prenait le thé, la quittait, puis la rejoignait soit en soirée, soit au bal. Ces minutes, pendant lesquelles Magda le contemplait éprise de tout lui, le trouvait beau, le sentant bien à elle, la ravissaient.
Une nuit qu'en toilette pour le bal ils attendaient l'heure de se quitter et l'heure de se rejoindre, Magda eut une joie délirante en entendant Philippe dire:
—Que vous êtes belle, ce soir! Je ne veux pas que d'autres vous voient... si nous n'allions pas à cette fête?
Afin de ne pas laisser voir son bonheur elle répondit coquettement:
—Pourquoi? si je suis belle, c'est l'instant de me montrer. Partons vite au contraire.
—Non, je vous veux à moi seul, pour moi seul. Allons là-bas, dites, Magda?
Elle fit quelques faibles objections, car elle avait l'art de se faire désirer toujours, de ne pas saisir le caprice au vol afin qu'il devînt plus qu'un caprice, mais ce fut juste le temps voulu pour donner à leur escapade le charme d'un plaisir ardemment attendu.
S'enveloppant de sa longue pelisse doublée de chinchilla, elle la serra frileusement contre elle, et sembla toute juvénile et délicatement mince dans les reflets pâles et chatoyants de cette sortie de bal. Le trajet, dans le coupé de cercle de Philippe, lui parut un enchantement; il l'avait prise dans ses bras et la tenait blottie sur son cœur.
Ces recrudescences de tendresse plongeaient Magda plus avant dans ses illusions, qu'elle maintenait contre tous les sages conseils de sa raison. Elle avait alors quarante-six ans. Bien qu'en réalité elle ne parût pas son âge, elle était trop intelligente pour ne pas voir toutes les imperceptibles flétrissures qui, lentement, la faisaient vieille.
A trente-quatre ans, un homme est superbement jeune. La différence d'âge entre Philippe et elle s'accentuait et lui devenait terrible à supporter. Un jour, tante Rose ayant à lui parler entra chez elle au moment où, aidée de sa femme de chambre, elle achevait les infinis soins de toilette qu'elle avait coutume de prendre.
—Mais, Magdeleine,—s'écria tout à coup sa tante,—tu es folle de ton corps! ce n'est pas aux pieds du Christ que tu répandrais les parfums, mais sur toi-même.
Folle, oui, elle l'était... mais de lui, de son bien-aimé Philippe.
Elle se sentait si heureuse lorsqu'il aimait son parfum, lorsqu'il s'apercevait qu'une robe, un chapeau lui seyaient bien; et pourtant cela lui démontrait cruellement la différence de leur amour. Elle l'aimait, lui, en dehors de toutes recherches de coquetterie, elle aurait accepté qu'il fût considéré comme étant sans talent et laid, et que personne, hors elle, ne s'aperçût de sa valeur morale, de sa beauté physique. Elle l'aimait en dehors de toutes conventions, de toutes lois sociales et humaines, avec un dévouement absolu, une entière abnégation, puisque, ignoré, il eût été plus à elle, et que malgré cela elle employait tout son génie de femme, toutes ses influences, toutes les séductions de sa vie luxueuse, à le pousser vers la fortune et la gloire.
Magda demeura dans cette phase sinon heureuse, du moins supportable, pendant trois ans. Sans que rien semblât changé dans l'attitude de Montmaur, ses quarante-neuf ans la faisaient anxieuse de l'avenir. Un chagrin la hantait; elle avait des tristesses accablantes. Il lui semblait voir flotter dans l'air, autour d'elle, l'implacable sentence: «Tu vieillis!» Elle étudiait chacune de ses rides, les moindres flétrissures de sa chair.
Un soir qu'ils devaient se rejoindre dans un bal donné par madame de Nérans, Magda se sentit découragée. Les nombreuses lumières de son cabinet de toilette, le jeu savant des glaces, lui montraient un visage si douloureux qu'elle désespéra d'y amener l'éclat factice que sa volonté conquérait encore sur lui parfois. Tout près du miroir, elle regardait son front que deux rides creusaient, elle comptait les plis légers des commissures de ses yeux; l'air las répandu sur son visage la vieillissait peut-être plus encore que les rides; mais la pensée de voir Philippe l'emporta sur ces décevantes investigations. Usant d'artifices, avec un art surprenant, elle se fit le visage; l'œil, allongé par un peu de noir bleuté, se détacha brillant sur le ton mat de la poudre de riz habilement étendue sur la peau. Pour dissimuler les rides du front, elle ébouriffa ses cheveux en une masse vaporeuse et sortit de ce travail si délicieusement fraîche que sa femme de chambre s'en extasia.
Lorsque, prête à partir, madame Mirbel se regarda, elle sourit: ses épaules, ses bras, qui étaient restés beaux, complétaient l'illusion de cette jeunesse factice. Ses lèvres rougies donnaient de l'éclat à ses dents; ayant la volonté d'être belle, elle l'était.
En entrant au bal, elle aperçut Philippe qui valsait. Quand il passa devant elle tenant enlacée une jeune fille, son supplice recommença; une jalousie terrible lui étreignit le cœur; ce couple si jeune la faisait se trouver si vieille! Que lui importaient les éloges recueillis à l'instant sur son passage? Sa vie se disjoignait de la vie de Philippe de toute la différence de leur âge. Sans songer que l'amour du jeune homme s'adressait à son cœur, à sa grande valeur morale et intellectuelle, au prix de son esprit elle eût voulu avoir vingt ans avec les gaucheries, les naïvetés des petits êtres tournoyants qui se remuaient devant elle, d'où les rires partaient comme des fusées, sans motif, pour un rien: une lame d'éventail brisée, une chaise bousculée, une fleur tombée d'un corsage. Ces choses et bien d'autres encore n'eussent pas mis un sourire sur ses lèvres, à elle! Ces fillettes, qu'elle aurait voulu dédaigner, lui paraissaient séduisantes et, malgré sa droiture, une sourde convoitise les lui faisait envier, si fraîches entre les bras de leurs valseurs.
Elle alla se dissimuler dans un petit salon presque obscur, séparé de la salle de danse par une simple draperie. Governeur et Tanis, rencontrés là, l'y suivirent. Leur amusante conversation dissipa pour un temps sa tristesse, mais ils la quittèrent. Se renversant alors dans un fauteuil, elle songea, la pensée bercée par le rythme des danses. Une voix de tête dont elle ne connaissait pas le timbre, la tira de sa rêverie en prononçant son nom.
—Tiens, où est donc madame Leprince-Mirbel?
—Elle a dû quitter ce salon...
Cette fois, Magda reconnut la voix de Philippe. Ils se reposaient un moment lui et sa danseuse, avant de se mêler aux autres couples. Magda prêta involontairement l'oreille et entendit la jeune fille demander:
—Cette disparition ne vous inquiète pas plus, monsieur?
—Pourquoi m'inquièterait-elle, mademoiselle?
—Je ne sais pas, moi... mes amies d'Istres m'ont dit que vous étiez un grand ami de cette dame.
—Oui, un grand ami bien humble parmi tous les grands amis qui l'entourent.
—Bien humble, mais bien cher... les d'Istres m'ont encore dit qu'elle vous aime beaucoup... oh! comme un fils, par exemple, ajouta-t-elle en voyant l'imperceptible mouvement qu'avait fait malgré lui Philippe, car elle est bien plus âgée que vous, n'est-ce pas?
—A peine de quelques années, mademoiselle...
—Ah?... je la croyais plus vieille... on dit qu'elle est très séduisante, qu'elle a beaucoup de charme; les femmes ne l'aiment pas, vous savez, parce que les hommes chantent ses louanges... Moi, je la trouve très bien... oh! on sent qu'elle lutte... Ainsi, les dentelles, le tulle dont elle s'enveloppe toujours, sont d'un art!... c'est drôle que presque tous les jeunes hommes aiment les vieilles femmes!
—Les hommes, mademoiselle, n'aiment pas la «vieille femme» en aimant madame Leprince-Mirbel; ils aiment un esprit élevé, un cœur, une âme, au-dessus de tous et de toutes, un être doué d'une intelligence si supérieure que je renonce à vous la dépeindre, votre jeunesse un peu... inexpérimentée ne saurait me comprendre.
—Vous me croyez donc bien sotte, monsieur?
—Sotte, que non pas! quoique la sottise soit, à tout prendre, meilleure à rencontrer que la malveillance.
—Vous me trouvez méchante, alors?
—Mon Dieu, mademoiselle, puisque vous m'avez fait l'honneur de me confier vos petites appréciations, je veux bien vous dire que je ne vous trouve ni méchante ni... rien enfin, seulement jeune... très jeune. La jeunesse devrait être naïve et bonne... la vôtre est peut-être un peu avancée pour son âge. Méditez ceci, mademoiselle: il faut être une grande personne très experte pour jouer impunément avec le feu... car il brûle.
Sa voix avait pris un ton dur; ils s'éloignèrent.
Magda se leva et ayant, d'une main un peu tremblante, écarté légèrement la tenture, vit Philippe reconduire la jeune fille à sa place. La pauvrette paraissait toute confuse; c'est à peine si elle répondit au profond salut que lui fit son danseur en la quittant.
Tout ce que le monde cache de haine sourde, de jalousie basse, de méchanceté hypocrite, surgissait tout à coup aux yeux de Magda. Ainsi flagellée par les propos de cette enfant, certainement inconsciente du mal qu'elle venait de faire, la pauvre femme, le cœur défaillant, aurait voulu fuir; elle avait chaud et des frissons la secouaient.
La misère de sa vie lui apparut. Aimer et vieillir, n'est-ce pas un supplice toujours renaissant? elle sentait qu'il lui fallait se détacher de cette pensée pour éviter la fatigue et la ruine complète de son corps, et, par une coïncidence douloureuse, tout l'y ramenait dès qu'elle tentait d'y échapper.
Rentrée dans son hôtel, elle passa la nuit à remuer ces tristesses et ne put s'endormir qu'à l'aide de l'éther. Avant que le sommeil vînt, dans la demi-hallucination de cette subtile ivresse qui donne la conception de problèmes facilement résolus, elle se demanda pourquoi elle persistait à aimer. Puisque son corps se flétrissait, il fallait s'en dépouiller, ne le compter pour rien, ne donner à Philippe que la pureté d'une tendresse d'âme. Rien ne la ferait plus souffrir alors. Philippe serait vraiment et chastement la joie de sa vie. Elle s'endormit ayant pris la résolution de se conformer à cette ligne de conduite.
Le matin au réveil, elle retrouva une à une ses pensées de la nuit et fut étonnée du calme relatif où elles la laissaient. Oui, elle se détacherait de Philippe, ne voulant pas qu'il la précédât dans ce renoncement. Cette jeune fille, en critiquant son âge, lui avait donné la peur horrible d'un dégoût possible venant de son amant. Ne lui faudrait-il pas, tôt ou tard, renoncer à ses caresses? Il était donc de toute habileté d'aller au-devant de cette phase et, avec toute la grâce, toutes les séductions encore en son pouvoir, de transformer leur amour en amitié.
Cela lui déchirait le cœur, mais cette abnégation étant la seule manière de conserver Philippe, Magdeleine s'y résolut.
Toute sa journée se passa, à méditer, à retourner en tous sens ce douloureux projet.
On était au printemps, cette jolie saison fraîche et ensoleillée, qui nous fait vivre dans des contrastes charmants de fleurs cueillies en pleins parterres et transportées au salon, où le feu adoucit l'âpreté de l'atmosphère.
Vers cinq heures, madame Mirbel monta dans sa victoria et donna l'ordre d'aller au Bois. Il avait plu la veille; les arbres d'un vert cru presque uniforme, lavés de la moindre poussière, ne présentaient pas ces aspects divers de tons jaunes et mourants qu'ils revêtent à l'automne comme un manteau de mélancolie; la nature était jeune, uniformément jeune. Magdeleine dans une sorte de fantasmagorie voyait défiler la longue série des voitures. Quelques saluts échangés lui firent désirer d'être hors de cette foule; elle jeta l'ordre au cocher de la conduire dans les allées désertes qui avoisinent les lacs et Auteuil. Le bercement de la voiture engourdit sa pensée, la détacha des choses ambiantes dans un envolement lointain.
En proie à une exaltation étrange donnant à son esprit une lucidité qui lui permettait d'embrasser toute sa vie passée, de revivre toutes les joies, toutes les espérances, toutes les douleurs déjà vécues, elle devint non plus actrice, mais spectatrice de ces événements. Elle fut le juge sage et désolé du néant qu'avaient amené l'un après l'autre les battements de son cœur. Ses souvenirs d'enfance lui apparaissaient; ce temps était la période la meilleure qu'elle eût connue. Elle se revoyait petite fille, dans le parc de la Luzière, avec ses fleurs, ses arbustes qu'elle instruisait, leur apprenant ses leçons; elle leur parlait, les aimait, ils lui semblaient des êtres pensants et souffrants comme elle. Pendant bien des années elle n'avait pu cueillir une rose ou une branche de lilas sans avoir peur de blesser la plante, vaguement craintive d'y voir couler du sang comme d'une blessure humaine. Les massifs fleuris, dans le frôlement doux et frais de leur feuillage, lui avaient, les premiers, donné la sensation d'une caresse. Quand l'automne les dépouillait de leurs feuilles, son âme d'enfant délicate et nerveuse s'en effrayait comme d'une maladie ou d'une mort. Pour ne pas les perdre tout entiers jusqu'au printemps prochain, chaque année elle recueillait dans un album la première et la dernière feuille de ses arbres. Et Magdeleine revoyait jusqu'aux inscriptions de l'écriture un peu tremblée, grosse, irrégulière et ronde, de sa main d'enfant: «Mon lilas blanc de l'allée des mauves.» La date suivait, et cela lui semblait, en ce temps-là, des reliques aussi sacrées que celles des mères conservant les premiers longs cheveux de leurs enfants.
Puis, en grandissant, d'autres joies succédèrent à ces mystérieuses tendresses, à ce temps béni où elle jouait avec les fleurs. L'exaltation pieuse de sa première communion la faisait tressaillir, lui prouvant ainsi, après tant d'années, que son cerveau vibrait encore à la poésie de la Foi.
Qu'importe alors la sagesse des pensées? Qu'importe de chercher à connaître les causes par leurs effets? Qu'importent les conclusions sceptiques et désenchantées qui en résultent? Magdeleine se souvenait de la froideur, des mystères, des replis décevants de certaines âmes et se sentait prête à pleurer sur le néant de tout, comme, enfant, elle pleurait sur les dernières feuilles brusquement emportées par le vent.
Se mettre au-dessus des événements, accepter la relativité des joies de la vie, à commencer par celles de l'amour, s'efforcer de n'en pas souffrir, son esprit lui dictait cette philosophie pour son bonheur propre autant que pour celui de Philippe... mais son cœur, son lâche cœur, se révoltait: l'idée qu'une autre femme prendrait sa place auprès de l'aimé, l'anéantissait.
Et elle était malade de ses pensées comme on est malade de son corps... et l'idée du repos par la mort pénétrait lentement en son cerveau.
Le Bois, peu à peu, devenait désert. Descendue de voiture, et assez éloignée de la route, Magdeleine jouissait d'un calme grandissant. Le soleil, tout rouge comme un globe enflammé, s'apercevait très bas dans le ciel au travers du feuillage qu'il dorait d'un ton chaud succédant au vert éclatant du plein jour. Les oiseaux s'étaient tus, le vent s'apaisait, un silence profond montait de la terre. Un peu réconfortée par cette paix de la nature, Magda marchait parmi les herbes hautes qui fouettaient avec un bruissement monotone et sec le bas de sa robe soyeuse; elle allait droit devant elle, plongée dans la mélancolie de ses pensées. C'était l'heure langoureuse qui enveloppe les bois à la tombée du jour, l'heure pleine d'harmonieux murmures. Une singulière vigueur animait maintenant Magda. Au milieu de ce silence relatif son âme se tranquillisait. Oui, elle serait l'amie indulgente; dans un élan d'abnégation misérable et sublime, elle se promettait de fermer les yeux sur les écarts éventuels de Philippe, de l'aimer désormais maternellement. Son cœur s'ouvrait à ce sacrifice comme il s'était ouvert à la vie d'amour que lui avait révélée son amant. Il s'épanouissait, déployait ses ailes, volait vers la souffrance avec l'enthousiasme et la magie du martyre.
La pauvre femme croyait ses résolutions des faits accomplis.
Pour la première fois elle formula:
—«Quel bonheur d'être riche!» ne voulant pas voir la douloureuse bassesse de pensée qui lui faisait sentir que son luxe la protégeait, dans la lutte qu'elle entreprenait de vouloir garder Philippe en n'étant plus pour lui qu'une amie.
C'est une chose cruelle entre toutes de se voir obligé de renoncer à l'être sur lequel on a placé toutes ses espérances. Magdeleine essaya bien de reprendre une existence active, n'ayant plus seulement Philippe pour but unique de ses actions; mais cela lui fit découvrir que sa vie ne lui appartenait plus, qu'elle n'était que le reflet de celle de son ami, que tous ses sentiments se rapportaient à lui, tristes s'il était triste, gais s'ils était gai. Elle vécut alors machinalement; son cœur devint fertile en souffrances, surtout lorsqu'elle vit le jeune homme accepter sans révolte la situation nouvelle, comme si lui-même passait par la même crise. C'était tacitement avouer que l'amour, entre eux, était mort.
Magda s'aperçut avec honte et terreur que depuis deux ans déjà, c'était presque toujours elle qui suscitait avec une délicate habileté leurs rendez-vous au «logis». Fouillant sa mémoire, mettant son cœur à la torture, elle se retrouvait provoquant ces rencontres, non Philippe.
Comment n'avait-elle pas senti cela plus tôt? C'est que Philippe, en vérité, ne la désirait plus peut-être, mais aimait sa tendresse prévoyante; qu'il était distrait d'elle, mais non détaché. La honte de cette situation dont elle s'accablait devenait la preuve de son charme qui demeurait par delà sa jeunesse.
Alors commença une vie de désenchantement: les jours, les heures succédaient aux jours, aux heures, sans apporter de consolation à la pauvre créature; il ne s'agissait plus de s'étourdir du mourant amour de son amant, mais bien d'elle-même, des souffrances qu'elle se créait.
Il y avait deux mois que Magda avait pris sa résolution quand, un soir, Philippe lui dit:
—Chère, n'oubliez-vous pas un peu le chemin du logis?
Elle eut le cœur transporté d'une joie folle et il lui fallut se contraindre jusqu'à manquer de souffle, tant son effort fut violent, pour ne pas se jeter au cou de Philippe.
Elle murmura, la voix tremblante:
—Bah! tant que cela, croyez-vous? Mon cher, cher Philippe, il me semble que notre amour a été si grand qu'il importe peu maintenant, ce détail de nos réunions là-bas...
—Détail? Mon aimée en parle à son aise! Ce n'est un détail que pour ceux qui n'aiment pas. Pouvez-vous venir demain?
Magda était étonnée qu'il ne se fût pas aperçu de sa nouvelle attitude; comme il fallait qu'il l'aimât moins maintenant! Elle eut pourtant le courage de dire tranquillement:
—Non, pas demain, je sors tout le jour avec tante Rose.
—Après-demain, alors?
—Non plus; cette fois, j'ai promis de faire des visites, puis un tour au Bois avec Marie-Anne.
—Ah! voilà bien des contretemps, voulez-vous...
Elle posa sa main délicatement sur les lèvres du jeune homme, n'en pouvant plus du désir de dire oui, de prendre rendez-vous et, cela, pour rien au monde, elle ne le voulait.
Tandis que Philippe lui baisait la main, elle balbutia:
—D'ailleurs, je vous verrai ces deux jours, nous en reparlerons; je n'aime pas les projets à long terme.
Philippe n'insista plus. Il ne s'apercevait pas des efforts tentés par Magdeleine pour se détacher de lui; sa vie d'art et de mondanité était trop absorbante pour qu'il ne fût pas fatalement distrait de cette préoccupation. Et puis lorsque déçu, triste, il avait besoin de se réfugier dans la tendresse d'un cœur, Magda n'était-elle pas là, toujours? la foi qu'elle avait en lui rendait le courage à Philippe, chassait ses défaillances; entré chez elle démoralisé, il en sortait vaillant. Son amour pour madame Mirbel n'était plus autre chose qu'une succession de besoins délicats, de cette indulgence maternelle qu'il n'avait jamais trouvée chez sa mère, et rien ne l'attachait plus à son amie que l'unique nécessité de cette tendresse imposée si doucement par l'amour.
Madame Mirbel essaya de faire sa vie hors de Philippe; mais elle s'agita sans se distraire, ayant vécu trop occupée de son sourire, de sa parole, pour trouver le moindre intérêt à ce qui n'était pas lui.
L'idée sera toujours plus violente que le fait, le désir plus grand que le plaisir, plus puissant aussi puisqu'il l'engendre. La pauvre femme s'aperçut vite que rien, excepté son amour, ne l'intéressait.
Fugeret assistait, inquiet, à cet arrachement du cœur de son amie; souvent il l'interrogeait:
—Eh bien, ça va?... Vous sortez beaucoup, vous êtes très mondaine? vous faites bien, il faut réagir, vous amuser...
—Oui, oui, répondait-elle tristement, je m'amuse beaucoup à voir combien de temps je vivrai de cette vie avant d'en mourir.
Cette situation de son cœur imprima quelque chose de grandiose à son esprit. On ne la vit bientôt plus nulle part; elle vécut dans une sorte de retraite, attendant les visites de Philippe comme seule et suprême distraction.
Devant l'effondrement de son existence amoureuse, elle se demandait quels scrupules puérils l'avaient empêchée d'être plus à lui, toute à lui, autrefois, alors qu'il l'aimait si violemment, dans ce temps lointain où c'était elle qui espaçait leurs rencontres... Ah, revivre ces heures-là!
Elle considérait maintenant son amour comme la vraie, la seule raison qu'elle avait eue d'exister. Puis, par un ressaut de son esprit, elle rejetait au loin sa chimère, et l'aride formule: «Rien n'est», de nouveau la hantait, portant le désarroi jusque dans sa vie physique. Combien, cependant il lui était cher, ce lointain passé! Elle découvrait que toute la sentimentalité dont elle s'était sentie envahie au début de sa passion, avait encore été la meilleure chose qui fût survenue en sa vie. Oui, l'amour avait été le soleil de son âme; son misérable cœur se trouvait maintenant en lutte avec ses sages et forts raisonnements et restait le vainqueur. Pouvait-elle dire vainqueur? Non... mais tout torturé, tout pantelant qu'il fût, c'était lui encore qui l'emportait sur les meilleurs arguments.
—Je souffre... j'aime... et je ne compte plus, je suis vieille, vieille!
Elle ne pouvait secouer l'accablement où la plongeait cette triste évidence.
En un besoin de consolation elle se disait: «L'amour n'existe pas, c'est un instinct qui tient une place indécise entre les besoins du cœur et les besoins du corps... J'aime, pourtant, et rien ne me guérira; cet amour est en moi comme les fibres de ma chair, comme la moelle de mes os; je perds mon individualité, je ne suis rien autre chose qu'amante. L'existence courante et banale ne m'entraîne plus, je la subis et j'en souffre. Que m'importe d'être une femme renommée pour mon esprit, mon élégance, mes fêtes? C'est pour le monde, c'est pour sa joie propre que je suis cela, non pour moi. Que font ces choses à mon bonheur? rien. J'arrive à rester des jours entiers sans percevoir la minute qui me fera vibrer et me donnera la force de supporter les jours qui doivent suivre. Il me semble que ma tête, mon cœur, mon âme, manquent d'aliment. Oui, «rien n'est», hors lui, hors mon Philippe. Il est des femmes qui sont à la fois et toutes les heures de leur vie, épouses, mères, amantes, femmes du monde. Moi j'ai une pensée unique, un but unique, rien ne m'en peut guérir, sauf la mort... la mort?
Et, douloureuse, elle allait ainsi se torturant sans arriver à une conclusion pratique, et ce long martyre qu'elle ne cessait d'évoquer la faisait souffrir et changer effroyablement. Il eût fallu lui faire subir l'exérèse: arracher son cœur, nuisible au calme de sa vie.
Un soir, Magda et Philippe convinrent d'aller entendre le lendemain, seuls dans la loge de mademoiselle de Presles, un opéra nouveau qu'ils avaient jusque-là écouté distraitement. Ils aimaient ces recherches de sensations artistiques: rester silencieux au fond de la loge, lui, étendu sur l'étroit canapé du salon, elle, assise sur un fauteuil auprès de lui.
Madame Mirbel arriva de bonne heure à l'Opéra, afin de ne rencontrer personne de ses relations sous le portique ou dans l'escalier. Elle espérait trouver Philippe déjà installé dans la loge. Dissimulée par le rideau de séparation, lentement elle se dévêtit de sa pelisse. Le premier acte s'acheva sans que Philippe parût. Inquiète, angoissée, la pauvre femme n'entendit pas une note du second acte, les yeux fixés sur la porte qu'elle s'attendait toujours à voir ouvrir; mais, l'acte fini, Philippe ne vint pas.
Les pensées les plus navrantes hantèrent alors le cerveau de Magda, puis, dans un ressaut brusque lui étreignant le cœur, elle supposa qu'il avait oublié leur rendez-vous ou préféré quelque partie de plaisir avec des amis. Ainsi, même leurs rencontres pour les seules jouissances de l'esprit lui échappaient...
Les actes, les entr'actes se passèrent sans que Philippe entrât. Désemparée, lasse à crier, Magdeleine ne voyait, n'entendait plus rien; un vide douloureux se faisait en son cerveau; elle avait à peine conscience du lieu où elle était.
Elle fut tirée de cette sorte de léthargie en entendant prononcer son nom par une voix d'homme dans la loge voisine.
—Il est rare que la loge de mademoiselle de Presles reste ainsi vide; lorsque ces dames ne l'occupent pas elles l'offrent à des amis.
—Dis donc, ça dure toujours la liaison de madame Mirbel avec Montmaur?
—Mais oui. Sans vouloir être méchant, c'est même assez drôle de voir ce jeune homme aux trousses de cette vieille femme.
—Pas si vieille, reprit une troisième voix. Et encore rudement séduisante!
—Eh bien, qu'est-ce qu'il te faut? Elle a au moins cinquante ans.
—Jamais, tu exagères!
—Bah! laissez donc, Montmaur y trouve son profit.
—Oh! oh! c'est raide ce que vous dites là!
—Entre nous, je ne crois pas que ce soit avec ce que lui rapporte sa peinture qu'il puisse avoir des chevaux aussi beaux que les siens.
—Mon cher, il a une fortune personnelle très officielle...
—Et puis celle de madame Mirbel, ça fait deux fortunes!
—Quels potiniers vous êtes, s'exclama la voix bienveillante; puisque je vous dis que Montmaur a au moins quarante mille livres de rente, sans compter sa peinture; et, vous le savez, il vend beaucoup; il a du talent!
—Ne le défends donc pas parce qu'il est de ton club, mon vieux! Cette chose-là n'arrive pas seulement à lui. Et puis, je ne saurais lui en vouloir: quand l'un d'entre nous est sans le sou et qu'il épouse une femme riche, n'est-ce pas à peu près la même chose? Seulement je constate que la commère est un peu mûre!...
Les rires discrets, puis les voix s'éteignirent.
Madame Mirbel accablée, défaillante, crut étouffer. Elle s'effondra sur le divan et tout bas sanglota.
—Mon amour le déshonore, pensait-elle; parce que je l'ai aimé quand j'étais jeune et belle, je n'ai même plus le droit d'être son amie. Pauvre cher Philippe, pauvre noble enfant, je le déshonore, je le déshonore!...
Elle haletait, le visage enfoui dans son mouchoir.
L'affront que ces jeunes hommes lui avaient infligé était peu de chose, mais toucher à Philippe, le salir si abominablement, cela, elle ne le pouvait supporter. Où donc était la justice du monde qui ne voyait pas quels liens purs, maintenant, les unissaient?
Elle se disait: «Je me suis dévouée à lui, je lui ai donné mon âme, mon esprit, mon corps, toutes les tendresses de mon cœur et jusqu'à ma réputation. Quel sacrifice faut-il faire encore pour avoir le droit de rester son amie? Quelle morale guide la foule cruelle? On nous absoudrait si notre amour avait été un caprice, on nous accable parce qu'il a résisté au temps. Ah, jeunesse sans pitié! je suis la vieille maîtresse... Quelle honte... Et ces hommes, ne sachant rien des bonheurs que nos cœurs ont eus l'un par l'autre ni de quelles sollicitudes j'ai enveloppé sa vie, me méprisent et me condamnent, moi qui ai peut-être aidé au développement de son talent qu'ils admirent!»
Un juste orgueil lui venait à cette idée et, la tête appuyée et roulante contre la paroi de la loge, elle gémissait:
—Les cruels! Les cruels! S'ils savaient quel cœur ils profanent!
Magdeleine secoua enfin sa torpeur et, pendant le dernier acte, profitant du désert des couloirs, elle s'enfuit, son pauvre visage meurtri de larmes dissimulé par les dentelles de sa mantille.
Le roulement sourd de son coupé l'engourdit, laissant pour un instant son cerveau sans pensées; mais, rentrée dans sa chambre, de nouveau elle pleura. Elle allait songer à perte de vue à cet incident douloureux, lorsqu'elle aperçut sur la cheminée une lettre de Philippe. Prise de remords avant même de savoir ce que l'enveloppe contenait, elle l'ouvrit hâtivement. Philippe s'excusait de ne pouvoir l'accompagner à l'Opéra, malade qu'il était d'une violente névralgie. Câlinement il regrettait qu'elle ne pût venir le soigner, le guérir. L'adieu en était si doucement tendre que la pauvre femme éclata en sanglots, baisant mille fois les mots qui lui rendaient le courage, en lui montrant sa raison d'être dans la vie.
Maintenant toutes sortes de sensations flottaient autour d'elle, de tristes, de consolantes; elle ne voulait plus s'inquiéter, mais songer uniquement à Philippe, et elle s'endormit dans cette résolution.
Le lendemain, elle s'éveilla tard et brisée. Mademoiselle de Presles étant partie depuis quelques jours pour faire une retraite au couvent des Ursulines, madame Mirbel ne voulut pas rester inactive, absorbée dans ses rêveries, et résolut de faire un pèlerinage au «logis».
Depuis des mois elle n'y était allée. Ils avaient tous deux gardé le culte de leur «home» et de temps en temps s'y réunissaient pour causer librement en toute intimité de cœur. Jamais Magda ne s'y était trouvée seule, mais, après son émoi de la veille et ne voulant pas en parler à Philippe, cette visite lui parut nécessaire pour recouvrer la paix de son esprit. Elle allait chercher, dans ces témoins muets d'un passé d'amour, la force de réagir contre tous les endolorissements de son cœur.
Jamais elle n'avait eu la clef du logis; Philippe s'y trouvait toujours le premier pour l'introduire; cela ne la fit pas renoncer à son projet; arrivée à la porte derrière laquelle elle comptait retrouver le calme, presque la joie de vivre, comme elle s'apprêtait à donner au concierge de vagues explications, il la reconnut et lui ouvrit.
Les volets fermés, à travers lesquels venaient buter des rais de soleil, mettaient un jour doux et vague de chapelle sur tous les objets. Magdeleine s'assit sur le divan. Elle revivait sa première entrée, tous les souvenirs des heures divines qu'elle avait passées là. Oui, cela la calmait; oui, oui, elle avait été aimée, elle avait aimé! Qu'importait donc sa souffrance?... ici, il s'était tant de fois agenouillé; là, tant de fois il avait proclamé, de sa voix chaude et grave, les beautés de son âme, les beautés de son corps et subi le charme de son esprit... Elle l'avait enveloppé d'amour comme une mère enveloppe de caresses légères le nouveau-né. Elle ne pouvait se lasser de respirer à longs traits l'air de ce salon où, ensemble, ils avaient respiré.
Une ivresse lui vint au souvenir de ces joies; elle se trouva ingrate, et répéta tout bas ce nom qui était le principe même de sa vie:
—Philippe... Philippe... mon Philippe!
Elle se leva, entra dans la chambre, voulut revoir et toucher son peignoir de soie blanche, remplacé souvent, mais toujours refait semblable au premier. En ouvrant l'armoire où elle avait coutume de le prendre elle ne le trouva pas; inquiète de cette disparition, elle chercha dans le cabinet de toilette et l'y découvrit, affalé sur une chaise. Le vêtement avait l'aspect vide, mort. Magda le ramassa et, soigneusement, s'apprêtait à le remettre en place lorsqu'elle aperçut un long bout de point de Venise, arraché. Elle chercha dans sa mémoire la dernière fois qu'elle l'avait porté, ne se souvenant pas de l'avoir déchiré jamais; cela d'ailleurs remontait si loin qu'une vague tristesse l'envahit. Hâtivement elle rangea la robe. Sa joie faite de souvenirs, et si douce tout à l'heure, s'évanouit. Elle voulut secouer cette mélancolie et retourna au salon. Elle allait ouvrir le piano quand elle aperçut une feuille de papier; elle la prit, la tourna machinalement entre ses doigts et y découvrit une petite étiquette bleue, glacée, avec en lettres d'or le nom d'un fleuriste à la mode.
Des fleurs avaient été apportées là, non pour elle! Comme elle froissait le papier un pétale de rose tomba, encore frais, à ses pieds.
Un grand frisson la secoua toute; cette fois elle atteignait au paroxysme de la douleur.
Nettement, son cerveau reconstitua ce qui s'était passé: une autre était venue... Peut-être même la veille au soir, quand, anxieuse, elle attendait Philippe à l'Opéra... On avait profané sa robe, cette blancheur nuptiale qu'elle ne revoyait jamais sans une sensation fine de bonheur caché. Et Philippe avait permis ces choses!... il avait pu voir une femme vêtue de sa robe à elle?...
Ah! l'horrible fin de tout!
Qu'il la trompât, elle y était résignée. Depuis longtemps déjà, elle étouffait dans son cœur toute jalousie basse... mais cela, mais cela?... Un grand dégoût la prit; pas une larme ne coulait de ses yeux; on l'eût tuée sur place plutôt que de la faire se lever du fauteuil où elle était clouée, comme paralysée par la douleur.
Une sueur froide perla sur son front, elle s'évanouit.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Lorsque Magda revint à soi, elle ne sentit plus qu'une grande lassitude et un besoin de s'enfuir; elle eut pourtant le courage d'ouvrir le petit meuble où les fleurs de sa première nuit d'amour avaient été pieusement enfermées par Philippe. Quelles profanations avaient-elles subies aussi?... Non, on les avait sans doute oubliées, elles étaient encore là, jaunies, séchées par le temps. Magda voulut les reprendre, elles se cassèrent, s'effritèrent entre ses doigts avec un bruit sec. La pauvre femme eut un sourire amer et dit: «Vous me ressemblez, pauvres fleurs vieilles et flétries!»
Quand elle se retrouva dans la rue, Magda n'eut plus qu'une pensée: rentrer en hâte. Elle avisa un fiacre, y monta ahurie, ayant à peine la force de dire son adresse au cocher. Enfin, elle arriva à l'hôtel, paya cette course avec une pièce d'or dont elle n'attendit pas la monnaie, et, comme en état de somnambulisme, elle souleva le heurtoir de la porte cochère, entra, gagna sa chambre. Là, n'en pouvant plus, elle s'affaissa.
Alors, elle s'aperçut que son courageux renoncement avait été un décevant sacrifice, une longue agonie, et elle appela la mort.
Peu après pourtant, avec courage, elle tâcha de secouer ses pensées, de se reprendre, de raisonner cette nouvelle crise; mais le sentiment de douleur qui l'absorbait était plus puissant que toutes les combinaisons de son cerveau, elle ne pouvait s'en affranchir.
Le néant de ce pourquoi elle souffrait lui apparaissait avec évidence. Elle se disait: «Malgré tout, je souffre», et ne pouvait s'arracher à cette souffrance.
Elle se sentait plus haute et meilleure, détachée de la vie, emportée par un effort puissant vers l'idéal. A cette minute, si elle avait eu la foi religieuse, elle aurait cru à une inspiration divine, à quelque muet appel de Dieu. Elle jugeait la vie, sa vie à elle, non pas sévèrement, mais, ce qui est pire, justement, et restait effrayée du vide qu'elle y découvrait. Lentement se dressaient dans ses souvenirs mille blessures reçues, des riens qui lui montraient que Philippe, depuis longtemps, avait cessé de l'aimer. Elle semblait lire dans l'âme absente de son amant... Il ne l'aimait plus... ces mots-là résumaient la détresse de Magda.
Poussant les choses à l'extrême, elle se demandait même si les demi-confidences de Philippe à ses amis de club ne lui avaient pas valu l'injure de la veille à l'Opéra. Mais alors, qu'était ce semblant d'affection, de soins tendres qu'il lui prodiguait encore?... Une charité d'amour? douloureuse honte! L'idée d'une tyrannie morale, involontairement imposée par elle à son amant, surgit de son esprit:
—Je l'aime, il doit m'aimer, voilà donc le bandeau qui m'aveuglait!
Pour Philippe, son amour était-il autre chose qu'une succession de besoins nés d'une tendresse continue? Le mal dont elle agonisait en remuant ces pensées la faisait se résoudre à une idée d'arrachement brutal, à la mort.
Un foudroyant chagrin l'envahit; elle se sentit tout à coup terrassée. Elle songea à cette cause médiocre qui venait de décider de son sort, à ces commérages murmurés par des indifférents, entendus par hasard et dont les effets se révélaient effroyables.
Elle se souvint du désenchantement de sa visite chez Philippe, plus cruel encore. Si un événement futile l'avait empêchée d'aller la veille au théâtre, elle n'aurait pas eu l'idée de se rendre au «logis» pour y retremper son courage, et n'eût pas vu de ses yeux, touché de ses mains, la preuve flagrante du peu de respect de son amant pour leur tendresse passée. Sa vie était perdue, finie, elle le sentait, et dans son exaltation en arrivait à éprouver un sentiment de dégoût pour la faiblesse de Philippe, laquelle, sans amour, le ramenait à ses pieds de vieille femme. Elle ne voyait plus que le mensonge de leur pauvre et grand amour, la fausseté de leurs plaisirs et de leurs joies anciennes.
Pouvait-il se faire que, aveugle, elle n'eût pas compris plus tôt combien Philippe était rassasié d'elle? Être chaste ou être «fille», voilà le dilemme. Ces deux états lui semblaient la seule raison d'être des femmes, le terme moyen ne pouvant exister: dupes dans le mariage, dupes dans le bonheur qu'elles essaient de se tailler hors du droit chemin, voilà le sort des honnêtes femmes.
Cinq heures sonnaient: Magdeleine se leva, alluma les bougies de sa psyché et fut effrayée de se voir ainsi défigurée par la douleur. Elle n'avait plus quarante-neuf ans, mais soixante. Ses traits s'étaient creusés sous l'âpreté de la souffrance; ses yeux semblaient enfoncés, les coins de sa bouche tombaient, des plis creusaient ses joues, et la malheureuse femme sentait une sueur froide la couvrir. Elle murmura:
—C'est fini!
Oui, tout était fini pour elle; son cœur, son esprit, animés par son amour, accoutumés à un noble emploi de leurs sensations, ne pourraient s'astreindre à pratiquer la vie banale des femmes de sa condition. Puisqu'elle existait par Philippe et pour Philippe uniquement, puisque les événements, les mouvements de sa vie n'avaient que lui pour objet et pour but, puisqu'il était sa seule raison d'être, oui, tout était fini. Ravagée d'amour et de désillusion, il fallait mourir: c'était la délivrance, l'éternel repos.
Magdeleine s'étonna de l'égoïsme soudain qui lui faisait compter pour rien la douleur qu'éprouverait sa tante; mais sa tante était pieuse, elle rapportait tout à Dieu, à la volonté de Dieu, et sa foi ardente la consolait de tout.
Par une combinaison étrange de son esprit, Magda qui voulait mourir pour le bien de son amant autant que pour se soustraire à sa propre misère morale, qui voulait, par sa disparition, épargner à Philippe les soucis, les hontes, les mensonges, dans lesquels il allait tomber, ne songea pas un instant que ce suicide pouvait planer sur la vie du jeune homme comme un remords. Peut-être même la pensée inconsciente du chagrin qu'il en ressentirait lui devenait-elle l'infime consolation de son sacrifice. Et résolue, elle marcha à la mort.
Dans l'absence de mademoiselle de Presles, absence si favorable à ses projets, Magda vit une complicité du hasard; elle voulut choisir le moyen le plus pratique de se tuer sûrement et vite.
Absorber du chloroforme?... Avant d'en respirer assez pour mourir, elle serait endormie. Alors, qu'imaginer, pour que, à l'instant où le sommeil l'envahirait, les linges, sous lesquels son visage serait caché, fussent réimprégnés du liquide mortel?
Se noyer?... elle nageait admirablement. L'instinct de la conservation ne serait-il pas plus fort que sa volonté? Puis, l'idée de la Morgue, où elle serait transportée, la pauvreté cynique du décor et la nudité du cadavre, révoltaient ses élégances et sa pudeur.
Le revolver?... Oui; un coup et c'était fait.
Elle alla résolument vers le meuble où l'arme était enfermée. En passant devant la glace elle demeura surprise de l'aspect hagard de son visage. Elle se regarda avidement, non plus comme tout à l'heure mais dans l'ensemble, comme si, pour la première fois, elle se voyait. Son chapeau de jais noir posé sur l'embroussaillement de ses cheveux blonds, demeurés si beaux avec leurs reflets soyeux de coulée d'or, était tout de travers. Dans sa préoccupation, elle n'avait pas même pensé à l'enlever. Son regard fixe, sa bouche douloureusement crispée, sa pâleur, tout en elle lui parut odieux et ridicule. Alors elle ôta son chapeau, reconquit l'expression de ses yeux et, se regardant de nouveau, ne vit plus que la trace des ravages émanant de son cœur désespéré.
Elle prit le revolver, posa le canon sur sa tempe. Le froid de l'acier la fit tressaillir; sa main tremblait. Elle essaya de reprendre du calme, revint devant la glace... mais le tremblement persistait, s'accentuait même, devenu maladif, nerveux.
—Je veux mourir, pourtant, dit-elle.
Elle se sentait secouée si violemment par ce malaise qu'elle s'étendit sur la chaise longue; lentement elle se calma. Ses idées d'abord bourdonnantes et affolées s'apaisèrent. Elle fut étonnée que sa pensée de suicide éloignât jusqu'au souvenir de Philippe. Il lui apparut très loin, non plus comme la raison même de sa mort, mais à peine simple cause déterminante. Doucement une paix l'envahit; elle éprouva une tranquillité enivrante. L'idée de mourir n'était plus le résultat d'une douleur exacerbée, mais la pensée réfléchie d'un être qui aspire à la suprême délivrance. Elle retrouvait en cet instant toute la philosophie de sa nature; elle estimait son roman à sa juste valeur, c'est-à-dire le néant qu'il avait été et le néant où il la ramenait. Qu'était cette humanité? rien. Qu'importent ses progrès, où mènent-ils? Quelle sotte et inutile comédie nous jouons dans l'univers!
Et elle refoulait par ses raisonnements cet instinct qui, tout à l'heure, la faisait trembler devant l'inconnu de l'éternité.
Magdeleine, apaisée maintenant, se leva, reprit son arme et se plaça devant la glace. Sa main se remit à trembler et encore une fois elle s'exaspéra devant la lâcheté de la bête vivante, tenant à cette vie que son esprit repoussait. Quitte à se manquer, elle approchait de sa tempe le canon du revolver, quand tout à coup une pensée l'arrêta... elle venait de songer que son mari pouvait la tuer; il ne la manquerait pas, lui! Ne l'en avait-il pas menacée souvent si jamais il apprenait qu'elle le trompât? et cela non par amour, car l'amour pardonne, mais par vanité, par vengeance. Plus d'une fois elle avait senti surgir entre eux ce sentiment de haine profonde.
Tout un plan germa, rapide, dans sa tête. Elle regarda la pendule, étonnée qu'il ne fût encore que sept heures. Elle s'assit à sa table et, arrachant une page d'un large cahier de notes, elle écrivit de la main gauche une lettre anonyme à son mari. Elle disait que «profitant de l'absence de mademoiselle de Presles, madame Mirbel faisait venir son amant chez elle, ce soir même à onze heures. Le mari bafoué pourrait les surprendre à moins qu'il ne préférât subir les railleries de ses amis et continuer de jouer le rôle ridicule que sa femme lui assignait dans la vie».
Magda plia la lettre, la mit sous enveloppe, jeta un vêtement sur ses épaules et descendit dans la rue. Puis, arrêtant un fiacre, elle fit porter la lettre par le cocher à l'appartement de garçon qu'occupait Leprince-Mirbel, rue des Mathurins, depuis la scène qu'ils avaient eue au sujet du voyage de Russie.
Elle rentra et de nouveau s'enferma dans sa chambre. Elle ne doutait plus de sa mort maintenant. Un grand calme succédait à la surexcitation de tout à l'heure. Elle n'accusait plus Philippe; même une tendresse allait de son cœur vers lui; il lui avait donné de si ineffables joies! De cela seul elle voulait se souvenir. Elle découvrait que ses qualités d'excessive sensibilité avaient été ses ennemies. Elle aurait dû vivre en cet amour banalement, au jour le jour, sans rien chercher ni prévoir et sans souffrir, au lieu de porter tous ses sentiments à l'extrême.
Un coup frappé à la porte la tira de sa rêverie; le maître d'hôtel venait annoncer que le dîner était servi. Magda avait si pleinement renoncé à l'existence qu'elle fut toute surprise de ce rappel aux actes accoutumés. Elle pensa:
—Ah! oui, il faut dîner...
La fixité des actions dans les heures l'étonna. Sous la tension douloureuse de son esprit, la régularité des besoins de la vie lui sembla chose puérile.
Elle descendit pourtant à la salle à manger afin de n'éveiller aucun soupçon dans l'esprit de ses gens. En entrant, elle fut surprise de l'aspect luxueux de la vaste pièce; les flambeaux, sur la table, faisaient briller et étinceler les argents et les ors des objets du service.
Elle marchait maintenant comme dans un rêve, surexcitée par cette idée: «Dans quatre heures, cinq au plus, je serai morte.» Elle s'étonnait que rien ne transpirât de ses pensées, de son attitude, qui fît deviner aux gens de service le drame de son cœur. Elle eût voulu sentir sa fièvre d'attente se communiquer aux objets qui l'entouraient. Elle touchait son verre de cristal gravé aux armes de mademoiselle de Presles, avec l'écusson en losange ainsi qu'il se fait pour les vieilles filles, et songeait:
—«Demain, tout à l'heure, je serai morte et ce cristal si fin, si fragile, demeurera... demain, il y aura encore de la sève, de la beauté, de l'éclat dans les fleurs de cette corbeille et je serai morte... défigurée peut-être?... sûrement morte!»
Magda s'émotionnait sur elle-même, ne voyait plus qu'elle dans sa vie si courte, prise d'un égoïsme bizarre, prête à se dire: «Je vais me perdre!»
Sa gorge se serrait, elle ne pouvait manger et ne prenait pas une parcelle de nourriture sans être obligée de boire quelques gorgées d'eau. Sa vie d'amour si douloureuse avait durci son cœur contre les autres, mais non contre elle-même. Se préparant à mourir, elle se plaignait, et restait surprise des mesquines raisons qui la poussaient au suicide; et pourtant, cette petitesse des choses humaines lui faisait plus fermement souhaiter la mort.
Quel chaos, quelle sagesse, quelle folie étaient en elle? elle s'étonnait seulement de sa persistance dans la volonté de mourir:
—«Je meurs parce que j'ai cherché le bonheur par l'amour: l'amour dans le mariage où une première déception a failli me briser, puis l'amour hors du mariage, et, de cette nouvelle déception, je vais mourir... Maudit soit le cœur!...»
L'erreur d'aimer lui apparut alors comme un mystère cruel. Elle découvrait la dérision qui l'avait poussée à exiger de son esprit une raison de cette désillusion immense: où, par deux fois, elle croyait trouver la vie, pourquoi trouvait-elle la mort?
Elle se leva. Le domestique, derrière elle, éloigna sa chaise; elle suivit avec intérêt ce lent mouvement, et pensa:
«Je ne m'assiérai plus à cette table.»
En se retournant, ses yeux surprirent le regard inquiet du vieux serviteur. Magda voulut qu'il conservât le souvenir d'une dernière bonne parole, et dit:
—Merci, mon bon François, merci.
Sa voix, qu'elle réentendait depuis des heures de silence et d'angoisse, lui parut changée, douce, basse et pourtant si bourdonnante, que ses oreilles furent remplies d'une sonorité inaccoutumée. Le silence lui sembla ensuite plus profond. Le domestique, inquiet de la voir si triste, si absorbée, hocha lentement la tête tandis qu'elle passait devant lui.
Magda remonta dans sa chambre. Neuf heures sonnèrent... Comme le temps lui paraissait long! Elle rangea autour d'elle; puis, ayant défait son lit dans un désordre voulu, elle s'y jeta tout habillée, le cœur brisé d'émoi, fascinée, étourdie par cette pensée: «Je vais mourir.»
Songeant tout à coup qu'il fallait se préparer à cette mort et donner quelque vraisemblance au prétexte dont elle s'était servi en écrivant à son mari, elle passa dans son cabinet de toilette, se dévêtit, plia ses vêtements, s'enveloppa d'un peignoir de nuit en batiste si fine que sa chair apparaissait en transparence; puis, ayant déroulé ses cheveux, cette dernière beauté de la femme, elle se dirigea vers la glace, et, après les avoir brossés et parfumés, s'armant de ciseaux, elle les empoigna près de la nuque et commença de les couper.
L'acier mordait mal l'épaisse torsade; Magda s'acharnait. Le bruit soyeux que les cheveux rendaient, cédant à la morsure des ciseaux, se rythmait sous l'effort de ses doigts. Enfin, la masse lui resta dans la main et, au dernier coup de ciseau, s'épanouit en gerbe d'or et la recouvrit sous une torsion qui sembla le spasme de mort de sa belle chevelure.
Magda dit:
«Je commence à mourir.»
Elle détacha un des longs rubans de satin pâle qui nouaient son peignoir et lia cette superbe dépouille. Puis, ayant mis le tout dans un carton qu'elle ficela et cacheta, elle écrivit l'adresse de Philippe Montmaur. Alors, s'étant assise devant le petit bureau d'où si souvent étaient partis de tendres billets pour son ami, les yeux voilés de larmes, elle lui envoya cet adieu:
«Mon bien-aimé, volontairement je vais mourir. Cher, vous m'avez donné des joies inoubliables, des fêtes pour mon cœur et mon esprit. Cependant me voici bientôt si vieille que, par dignité pour vous, pour moi, pour notre amour, il faut me détacher de vous. Je vous aime trop ardemment, mon Philippe, et ne pourrais me résigner à cette séparation sans la rendre irrémédiable, éternelle. Triste et faible cœur qui ne sait pas vieillir! J'ai pourtant bien essayé de me séparer de vous; ai-je jamais murmuré lorsque vous-même, mon cher bien-aimé cherchiez à secouer cet étrange joug de nos chairs et de nos âmes, en espaçant vos visites, en voyageant? Ne me reveniez-vous pas toujours sinon aussi fidèle, du moins aussi épris? Comme je pardonne à celles qui vous détournaient de moi si peu et si mal! Je suis pour vous l'unique, comme vous êtes pour moi l'unique; quoi que nous essayions, rien ne nous arrachera l'un de l'autre; après chaque tentative de séparation, ne restons-nous pas plus étroitement unis? Nous avons rencontré «l'amour fort comme la mort» dont parle l'Écriture. Mon Philippe, bientôt il ne restera du moi que j'ai été qu'un moi misérable et décrépit qui, au yeux du monde, compromettrait la pureté de votre vie.
«Je vous aime, Philippe, je vous aime pour votre bonheur, non pour le mien, et je vous sais le même dévouement envers moi. Mais notre amour s'avilirait dans une plus longue durée: Je deviens vieille... Songez à la douleur que ce mot renferme!
»Ne vous étonnez pas, mon doux aimé, de la disparition des fleurs séchées qui, lentement, se sont flétries sur notre lit le premier soir où je suis devenue votre femme; je les ai reprises tantôt et veux qu'on les ensevelisse avec moi.
»Veillez aussi, avec Marie-Anne, à ce que l'on me revête, dans mon cercueil, du peignoir mauve que je portais à Fontana et au travers duquel j'ai ressenti vos premières timides étreintes.
»Je vous envoie mes cheveux «cette mousse soyeuse, cette coulée d'or», comme vous disiez et que vos mains, que vos lèvres, ont si souvent fait tressaillir. C'est de moi ce qui reste de jeune et de beau. Ne pleurez pas sur eux en souvenir de celle qui vous les donne. Votre amour lui a causé des bonheurs surhumains. Que cette pensée vous soit une consolation et apaise votre douleur, mon cher, cher bien-aimé.
»Adieu... Hélas, je ne saurais sans émotion quitter ce papier que vous toucherez, que vous lirez, et où je puis encore vous dire: «Je vous aime». Adieu, adieu mon Philippe. Je baise vos lèvres et je meurs de tendresse dans une dernière ardente étreinte.
»MAGDA.»
Après avoir écrit cette lettre, Magda sonna, enveloppa sa tête d'une dentelle afin que la femme de chambre ne la vît point dépouillée de ses cheveux, et alla l'attendre dans le petit salon qui précédait sa chambre. Quand la servante fut venue:
—J'ai une violente névralgie ce soir, Pauline, je vais me jeter sur mon lit. Je vous donne congé... Vous pouvez passer la soirée chez votre sœur; mais auparavant, portez ce carton et cette lettre chez M. Montmaur... Dites aussi à tous les gens qu'ils ont leur soirée libre, mais qu'on tienne les portes ouvertes et que le portier laisse monter M. Mirbel. Il m'a écrit qu'il viendrait me parler ce soir vers onze heures.
Magdeleine savait Philippe à une «première» en compagnie de Jean Biroy et de Tanis. Il devait, au sortir de la représentation, aller au bal chez madame d'Istres où ils avaient projeté de se retrouver. Oui, elle se souvenait d'avoir, avant-hier, dans la journée—lointain passé pour elle—combiné leur réunion vers une heure du matin chez les d'Istres. Qu'était-il donc survenu pour interrompre le cours de sa résignation, de ses renoncements?... Rien: une conversation surprise, une retraite profanée, un bout de dentelle déchirée, un papier vide des fleurs qu'il avait contenues et qui ne furent pas apportées pour elle.
Sa misère morale amenait son désespoir; la mort allait effacer l'erreur de sa vie.
Magda, les ordres donnés, rentra dans sa chambre, rejeta les dentelles dont elle s'était enveloppée et, assise au coin du feu, attendit.
Les heures lui paraissaient sans fin. Elle ne pensait plus, elle était lasse, la tête vide, avec des idées courtes, vagues, s'entre-croisant, se donnant la chasse dans une confusion monstre; elle n'avait plus d'énergie, elle attendait la mort.
Onze heures sonnèrent; elle se redressa, nerveuse, haletante. Il ne s'agissait plus d'attendre passive, résignée. C'était elle qui avait commandé sa mort en exaspérant l'amour-propre de son mari. Effrayée d'avoir si peu pensé à la mise en scène de son appartement, dans une hâte fébrile elle courut pousser les verrous des portes, et fermer solidement celle qui donnait sur le couloir; puis, ferma aussi à clef la porte à deux vantaux qui s'ouvrait du petit salon dans sa chambre, mais en ayant soin de baisser l'armature de fer du haut et de lever celle du bas de façon que, sous une forte secousse, elle pût céder. En effet, il était à prévoir que Leprince-Mirbel s'étant heurté inutilement à la porte du couloir, courrait, exaspéré, à celle du salon pour surprendre sa femme avec son amant.
Magda jeta au hasard ses jupons soyeux sur la chaise longue et mit du désordre dans la chambre, laissant traîner sur le tapis la courte-pointe du lit, heurtant du poing les oreillers qui prirent des poses effarées dans leur fouillis de guipure. Ces préparatifs achevés, n'en pouvant plus d'angoisse, elle attendit.
Les bruits de la rue s'apaisaient; quelques voitures passèrent, mais aucune ne s'arrêta.
Magda s'effraya alors de la possibilité que son mari ne vînt pas, qu'il n'eût point reçu la lettre ou qu'il dédaignât de se venger.
Quel sentiment pouvait armer sa main? l'amour?... mais depuis si longtemps il ne l'aimait plus!... la haine?... Elle en ressentait si peu pour lui qu'elle l'avait déchargé de la justice humaine en s'accusant de sa mort dans une lettre, à lui adressée, qu'elle venait de poser sur la cheminée.
Elle fut atterrée de découvrir que seuls, le respect humain, la vanité blessée, l'orgueil, pouvaient entraîner cet homme jusqu'à l'assassinat. Sa mort dépendait de cet imperceptible point de folie humaine.
Dans cette attente, une exaspération la prenait et elle n'était plus défaillante. Absorbée par le désir croissant d'en finir, elle ne tenait plus en place. Prise d'une rage contre l'homme qui retardait sa délivrance, elle criait, étendue sur son lit, la tête enfouie dans les oreillers:
—Le lâche, le lâche, il ne viendra pas; non, non. Ah, je veux mourir, je veux mourir!
Sa voix s'entrecoupait de sanglots haletants et sans larmes, étouffés comme une plainte d'amour.
Tout à coup elle entendit des pas précipités, la serrure grinça... la porte qui donnait sur le couloir fut ébranlée violemment et, du dehors, la voix de Leprince-Mirbel cria, terrible:
—Ouvrez, Magdeleine, ouvrez... je vous l'ordonne... mais ouvrez donc!
Elle se dressa, pâle, et murmura: «Enfin!» bien que son cœur se prît à battre à lui faire perdre le souffle.
Mirbel s'acharnait à la porte... Magdeleine, rapidement, se leva, ferma brusquement le cabinet de toilette; ce bruit redoubla l'exaspération de son mari; il hurla:
—Ah! il s'enfuit, le misérable!
Puis un silence se fit.
Magda comprit que son mari, suivant de point en point la tactique qu'elle avait prévue, se dirigeait vers le salon. Alors, il se passa en elle quelque chose de bizarre: prise d'une peur instinctive, prête à défaillir, elle courut s'enfermer dans le cabinet de toilette.
La porte donnant sur le salon retentit de coups précipités, et dans un choc, céda. A ce bruit qu'elle guettait, Magda retrouva sa force de volonté. Elle sortit du cabinet de toilette et se trouva en face de Mirbel qui, voyant comme dans un éclair le désordre de la chambre, sa femme en robe de nuit froissée, ouverte sur la poitrine, le visage défait, avec l'étrange aspect que lui donnaient ses cheveux coupés; convaincu de sa trahison, l'ayant vue refermer rapidement la porte et sembler en vouloir défendre l'entrée en la couvrant de son corps, les bras étendus, Mirbel, fou de rage, tira sur elle presque à bout portant deux coups de revolver. Des gouttes de sang perlèrent sous le sein gauche de Magda et tachèrent la valencienne et la batiste de son peignoir. Elle fit quelques pas, s'affaissa à genoux sans un cri. Son corps mince et souple tomba, inerte, sur la fourrure blanche de la descente de lit.
Elle était morte.
Mirbel se précipita dans le cabinet de toilette à la recherche de l'amant et resta atterré devant l'ordre qui y régnait, faisant contraste avec le désordre de la chambre. Nulle possibilité ni trace d'évasion. Les triples rideaux de soie des fenêtres avaient, en leurs plis, l'immobilité rigide et chaste d'une nappe d'autel; nulle porte, nul recoin pour s'enfuir ou se cacher. Terrifié, il rentra dans la chambre. Ses yeux hagards, à force d'interroger les objets, aperçurent une grande enveloppe sur la cheminée avec cette suscription:
«A monsieur Leprince-Mirbel.»
Il se précipita; ses mains tremblaient. Il brisa le cachet et lut:
«Ne vous accusez pas de ma mort, je me suis tuée volontairement, dégoûtée de la vie, n'ayant plus la force ni le courage de la subir. C'est moi qui vous ai écrit la lettre qui arma votre main. Pardonnez-moi, comme je vous pardonne, le mal que nos natures si différentes se sont fait, et vivez sans remords: vous n'êtes pour rien dans la suprême détermination que j'ai prise.
»MAGDELEINE.»
Leprince-Mirbel resta un temps les yeux fixés sur la lettre, reconstituant les péripéties de ce drame. Puis, ayant vaguement compris, il s'approcha de Magdeleine, la souleva avec effort, la posa doucement sur le lit et la contempla. Le sang qui fluait en mince filet des lèvres de la morte, immobilisées comme dans un sourire, s'échappa tout à coup avec plus d'abondance. Mirbel voulut l'étancher; ce geste l'ayant mis en contact avec la chair tiède de sa femme, il se jeta en sanglotant sur le lit où, pâle, redevenue jeune et belle dans le calme de la mort, Magda semblait dormir.
FIN
PARIS.—IMPRIMERIE CHAIX.—128-1-21.—(Encre Lorilleux).
End of the Project Gutenberg EBook of Maudit soit l'Amour, by Hermine Oudinot Lecomte Du Noüy *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MAUDIT SOIT L'AMOUR *** ***** This file should be named 34564-h.htm or 34564-h.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/3/4/5/6/34564/ Produced by Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.