The Project Gutenberg EBook of Le grand Meaulnes, by Alain-Fournier

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Title: Le grand Meaulnes

Author: Alain-Fournier

Release Date: May, 2004 [EBook #5781]
[Yes, we are more than one year ahead of schedule]
[This file was first posted on July 21, 2003]

Edition: 10

Language: French

Character set encoding: ASCII

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GRAND MEAULNES ***




Produced by Walter Debeuf




Le Grand Meaulnes

By Alain-Fournier.



LE GRAND MEAULNES

Preface.

Henri-Alban Fournier (Alain-Fournier est un demi-pseudonyme) est ne le 3
octobre 1886, a La Chapelle-d'Angillon (Cher). Apres une enfance passee
en Sologne et dans le Bas-Berry, ou ses parents sont instituteurs, il
commence ses etudes secondaires a Paris, puis va preparer a Brest le
concours d'entree a l'Ecole Navale, a quoi il renonce bientot, ayant
compris qu'il ne pourrait jamais vivre loin de ces campagnes de son
enfance qu'il a passionnement aimees. Il revient faire sa philosophie a
Bourges. Puis, ayant choisi la carriere de l'enseignement des Lettres,
il poursuit ses etudes au Lycee Lakanal, a Sceaux, ou il se lie de
profonde amitie avec Jacques Riviere (qui epousera en 1909 se jeune
soeur Isabelle). Tous deux se lancent a la recherche de la verite et de
la beaute dans tous les arts: peinture, musique et surtout litterature,
ou ils seront les premiers a decouvrir, parmi les jeunes ecrivains--
alors incompris et moques--ceux qui deviendront les grands noms de
notre epoque: Claudel, Peguy, Valery, etc. En juin 1905, Henri avait
rencontre celle qui, sous le nom d'Yvonne de Galais sera l'heroine du
Grand Meaulnes. Breve rencontre, unique conversation le long des quais
de la Seine, d'ou est ne en lui, cependant, ce qui sera le grand amour
de sa vie. Il ne retrouvera qu'en 1913, apres huit ans de recherches et
de souffrances, pour une deuxieme courte rencontre, "La Belle Jeune
Fille", alors mariee et mere de deux enfants.

Ses etudes ayant ete interrompues en 1907 par les deux ans de son
service militaire, il ne les avait pas reprises. Il avait tenu alors
quelque temps un Courrier litteraire, publie divers poemes, essais,
contes (reunis plus tard sous le titre Miracles), cependant que
s'elaborait lentement l'oeuvre qui l'a rendu celebre.

Et c'est quelques mois apres la deuxieme rencontre--la derniere--que
parut Le Grand Meaulnes commence presque au lendemain de la premiere,
patiemment bati, remanie, transforme au long de ces huit annees, et qui
est l'histoire, a peine transposee, de tout ce qu'il avait vecu
jusqu'alors, et du grand douloureux amour qui a domine sa vie.

Un an plus tard, il etait tue aux Eparges, le 22 septembre 1914.

Sa soeur Isabelle, a qui est dedie le roman, apres la mort de son mari,
Jacques Riviere, en 1925, publia l'abondante Correspondance des deux
amis; ensuite les Lettres au Petit B. (Rene Bichet, un gentil camarade
de Lakanal) et les Lettres d'Alain-Fournier a sa Famille, puis des
souvenirs sur son frere: Images d'Alain-Fournier, etc.

A ma soeur Isabelle.



PREMIERE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

Le Pensionnaire.

Il arriva chez nous un dimanche de novembre 189...

Je continue a dire "chez nous", bien que la maison ne nous appartienne
plus. Nous avons quitte le pays depuis bientot quinze ans et nous n'y
reviendrons certainement jamais.

Nous habitions les batiments du Cour Superieur de Sainte-Agathe. Mon
pere, que j'appelais M. Seurel, comme les autres eleves, y dirigeait a
la fois le Cours superieur, ou l'on preparait le brevet d'instituteur,
et le Cours moyen. Ma mere faisait la petite classe.

Une longue maison rouge, avec cinq portes vitrees, sous des vignes
vierges, a l'extremite du bourg; une cour immense avec preaux et
buanderie, qui ouvrait en avant sur le village par un grand portail; sur
le cote nord, la route ou donnait une petite grille et qui menait vers
La Gare, a trois kilometres; au sud et par derriere, des champs, des
jardins et des pres qui rejoignaient les faubourgs... tel est le plan
sommaire de cette demeure ou s'ecoulerent les jours les plus tourmentes
et les plus chers de ma vie--demeure d'ou partirent et ou revinrent se
briser, comme des vagues sur un rocher desert, nos aventures.

Le hasard des "changements", une decision d'inspecteur ou de prefet nous
avaient conduits la. Vers la fin des vacances, il y a bien longtemps,
une voiture de paysan, qui precedait notre menage, nous avait deposes,
ma mere et moi, devant la petite grille rouillee. Des gamins qui
volaient des peches dans le jardin s'etaient enfuis silencieusement par
les trous de la haie... Ma mere, que nous appelions Millie, et qui etait
bien la menagere la plus methodique que j'aie jamais connue, etait
entree aussitot dans les pieces remplies de paille poussiereuse, et tout
de suite elle avait constate avec desespoir, comma a chaque
"deplacement", que nos meubles ne tiendraient jamais dans une maison si
mal construite... Elle etait sortie pour me confier sa detresse. Tout en
me parlant, elle avait essuye doucement avec son mouchoir ma figure
d'enfant noircie par le voyage. Puis elle etait rentree faire le compte
de toutes les ouvertures qu'il allait falloir condamner pour rendre le
logement habitable... Quant a moi, coiffe d'un grand chapeau de paille a
rubans, j'etais reste la, sur le gravier de cette cour etrangere, a
attendre, a fureter petitement autour du puits et sous le hangar.

C'est ainsi, du moins, que j'imagine aujourd'hui notre arrivee. Car
aussitot que je veux retrouver le lointain souvenir de cette premiere
soiree d'attente dans notre cour de Sainte-Agathe, deja ce sont d'autres
attentes que je me rappelle; deja, les deux mains appuyees aux barreaux
du portail, je me vois epiant avec anxiete quelqu'un qui va descendre la
grand'rue. Et si j'essaie d'imaginer la premiere nuit que je dus passer
dans ma mansarde, au milieu des greniers du premier etage, deja ce sont
d'autres nuits que je me rappelle; je ne suis plus seul dans cette
chambre; une grande ombre inquiete et amie passe le long des murs et se
promene. Tout ce paysage paisible--l'ecole, le champ du pere Martin,
avec ses trois noyers, le jardin des quatre heures envahi chaque jour
par des femmes en visite--est a jamais, dans ma memoire, agite,
transforme par la presence de celui qui bouleversa toute notre
adolescence et dont la fuite meme ne nous a pas laisse de repos. Nous
etions pourtant depuis dix ans dans ce pays lorsque Meaulnes arriva.

J'avais quinze ans. C'etait un froid dimanche de novembre, le premier
jour d'automne qui fit songer a l'hiver. Toute la journee, Millie avait
attendu une voiture de La Gare qui devait lui apporter un chapeau pour
la mauvaise saison. Le matin, elle avait manque la messe; et jusqu'au
sermon, assis dans le choeur avec les autres enfants, j'avais regarde
anxieusement du cote des cloches, pour la voir entrer avec son chapeau
neuf.

Apres midi, je dus partir seul a vepres.

"D'ailleurs, me dit-elle, pour me consoler, en brossant de sa main mon
costume d'enfant, meme s'il etait arrive, ce chapeau, il aurait bien
fallu sans doute, que je passe mon dimanche a le refaire".

Souvent nos dimanches d'hiver se passaient ainsi. Des le matin, mon pere
s'en allait au loin, sur le bord de quelque etang couvert de brume,
pecher le brochet dans une barque; et ma mere, retiree jusqu'a la nuit
dans sa chambre obscure, rafistolait d'humbles toilettes. Elle
s'enfermait ainsi de crainte qu'une dame de ses amies, aussi pauvre
qu'elle mais aussi fiere, vint la surprendre. Et moi, les vepres finies,
j'attendais, en lisant dans la froide salle a manger, qu'elle ouvrit la
porte pour me montrer comment ca lui allait.

Ce dimanche-la, quelque animation devant l'eglise me retint dehors apres
vepres. Un bapteme, sous le porche, avait attroupe des gamins. Sur la
place, plusieurs hommes du bourg avaient revetu leurs vareuses de
pompiers; et, les faisceaux formes, transis et battant la semelle, ils
ecoutaient Boujardon, le brigadier, s'embrouiller dans la theorie...

Le carillon du bapteme s'arreta soudain, comme une sonnerie de fete qui
se serait trompee de jour et d'endroit; Boujardon et ses hommes, l'arme
en bandouliere emmenerent la pompe au petit trot; et je les vis
disparaitre au premier tournant, suivis de quatre gamins silencieux,
ecrasant de leurs grosses semelles les brindilles de la route givree ou
je n'osais pas les suivre.

Dans le bourg, il n'y eut plus alors de vivant que le cafe Daniel, ou
j'entendais sourdement monter puis s'apaiser les discussions des
buveurs. Et, frolant le mur bas de la grande cour qui isolait notre
maison du village, j'arrivai un peu anxieux de mon retard, a la petite
grille.

Elle etait entr'ouverte et je vis aussitot qu'il se passait quelque
chose d'insolite.

En effet, a la porte de la salle a manger--la plus rapprochee des cinq
portes vitrees qui donnaient sur la cour--une femme aux cheveux gris,
penchee, cherchait a voir au travers des rideaux. Elle etait petite,
coiffee d'une capote de velours noir a l'ancienne mode. Elle avait un
visage maigre et fin, mais ravage par l'inquietude; et je ne sais quelle
apprehension, a sa vue, m'arreta sur la premiere marche, devant la
grille.

"Ou est-il passe? mon Dieu! disait-elle a mi-voix. Il etait avec moi
tout a l'heure. Il a deja fait le tour de la maison. Il s'est peut-etre
sauve..."

Et, entre chaque phrase, elle frappait au carreau trois petits coups a
peine perceptibles.

Personne ne venait ouvrir a la visiteuse inconnue. Millie, sans doute,
avait recu le chapeau de La Gare, et sans rien entendre, au fond de la
chambre rouge, devant un lit seme de vieux rubans et de plumes
defrisees, elle cousait, decousait, rebatissait sa mediocre coiffure...
En effet, lorsque j'eus penetre dans la salle a manger, immediatement
suivi de la visiteuse, ma mere apparut tenant a deux mains sur la tete
des fils de laiton, des rubans et des plumes, qui n'etaient pas encore
parfaitement equilibres... Elle me sourit, de ses yeux bleus fatigues
d'avoir travaille a la chute du jour, et s'ecria:

"Regarde! Je t'attendais pour te montrer..."

Mais, apercevant cette femme assise dans le grand fauteuil, au fond de
la salle, elle s'arreta, deconcertee. Bien vite, elle enleva sa
coiffure, et, durant toute la scene qui suivit, elle la tint contre sa
poitrine, renversee comme un nid dans son bras droit replie.

La femme a la capote, qui gardait, entre ses genoux, un parapluie et un
sac de cuir, avait commence de s'expliquer, en balancant legerement la
tete et en faisant claquer sa langue comme une femme en visite. Elle
avait repris tout son aplomb. Elle eut meme, des qu'elle parla de son
fils, un air superieur et mysterieux qui nous intrigua.

Ils etaient venus tous les deux, en voiture, de La Ferte-d'Angillon, a
quatorze kilometres de Sainte-Agathe. Veuve--et fort riche, a ce
qu'elle nous fit comprendre--elle avait perdu le cadet de ses deux
enfants, Antoine, qui etait mort un soir au retour de l'ecole, pour
s'etre baigne avec son frere dans un etang malsain. Elle avait decide de
mettre l'aine, Augustin, en pension chez nous pour qu'il put suivre le
Cours Superieur.

Et aussitot elle fit l'eloge de ce pensionnaire qu'elle nous amenait. Je
ne reconnaissais plus la femme aux cheveux gris, que j'avais vue courbee
devant la porte, une minute auparavant, avec cet air suppliant et hagard
de poule qui aurait perdu l'oiseau sauvage de sa couvee.

Ce qu'elle contait de son fils avec admiration etait fort surprenant: il
aimait a lui faire plaisir, et parfois il suivait le bord de la riviere,
jambes nues, pendant des kilometres, pour lui rapporter des oeufs de
poules d'eau, de canards sauvages, perdus dans les ajoncs... Il tendait
aussi des nasses... L'autre nuit, il avait decouvert dans le bois une
faisane prise au collet...

Moi qui n'osais plus rentrer a la maison quand j'avais un accroc a ma
blouse, je regardais Millie avec etonnement.

Mais ma mere n'ecoutait plus. Elle fit meme signe a la dame de se taire;
et, deposant avec precaution son "nid" sur la table, elle se leva
silencieusement comme pour aller surprendre quelqu'un...

Au-dessus de nous, en effet, dans un reduit ou s'entassaient les pieces
d'artifice noircies du dernier Quatorze Juillet, un pas inconnu, assure,
allait et venait, ebranlant le plafond, traversait les immenses greniers
tenebreux du premier etage, et se perdait enfin vers les chambres
d'adjoints abandonnees ou l'on mettait secher le tilleul et murir les
pommes.

"Deja, tout a l'heure, j'avais entendu ce bruit dans les chambres du
bas, dit Millie a mi-voix, et je croyais que c'etait toi, Francois, qui
etais rentre..."

Personne ne repondit. Nous etions debout tous les trois, le coeur
battant, lorsque la porte des greniers qui donnait sur l'escalier de la
cuisine s'ouvrit; quelqu'un descendit les marches, traversa la cuisine,
et se presenta dans l'entree obscure de la salle a manger.

"C'est toi, Augustin?" dit la dame.

C'etait un grand garcon de dix-sept ans environ. Je ne vis d'abord de
lui, dans la nuit tombante, que son chapeau de feutre paysan coiffe en
arriere et sa blouse noire sanglee d'une ceinture comme en portent les
ecoliers. Je pus distinguer aussi qu'il souriait...

Il m'apercut, et, avant que personne eut pu lui demander aucune
explication:

"Viens-tu dans la cour?" dit-il.

J'hesitai une seconde. Puis, comme Millie ne me retenait pas, je pris ma
casquette et j'allai vers lui. Nous sortimes par la porte de la cuisine
et nous allames au preau, que l'obscurite envahissait deja. A la lueur
de la fin du jour, je regardais, en marchant, sa face anguleuse au nez
droit, a la levre duvetee.

"Tiens, dit-il, j'ai trouve ca dans ton grenier. Tu n'y avais donc
jamais regarde?"

Il tenait a la main une petite roue en bois noirci; un cordon de fusees
dechiquetees courait tout autour; c'avait du etre le soleil ou la lune
au feu d'artifice du Quatorze Juillet.

"Il y en a deux qui ne sont pas parties: nous allons toujours les
allumer", dit-il d'un ton tranquille et de l'air de quelqu'un qui espere
bien trouver mieux par la suite.

Il jeta son chapeau par terre et je vis qu'il avait les cheveux
completement ras comme un paysan. Il me montra les deux fusees avec
leurs bouts de meche en papier que la flamme avait coupes, noircis, puis
abandonnes. Il planta dans le sable le moyeu de la roue, tira de sa
poche--a mon grand etonnement, car cela nous etait formellement
interdit--une boite d'allumettes. Se baissant avec precaution, il mit
le feu a la meche. Puis, me prenant par la main, il m'entraina vivement
en arriere.

Un instant apres, ma mere qui sortait sur le pas de la porte, avec la
mere de Meaulnes, apres avoir debattu et fixe le prix de pension, vit
jaillir sous le preau, avec un bruit de soufflet, deux gerbes d'etoiles
rouges et blanches; et elle put m'apercevoir, l'espace d'une seconde,
dresse dans la lueur magique, tenant par la main le grand gars nouveau
venu et ne bronchant pas...

Cette fois encore, elle n'osa rien dire.

Et le soir, au diner, il y eut, a la table de famille, un compagnon
silencieux, qui mangeait, la tete basse, sans se soucier de nos trois
regards fixes sur lui.



CHAPITRE II

Apres quatre heures.

Je n'avais guere ete, jusqu'alors, courir dans les rues avec les gamins
du bourg. Une coxalgie, dont j'ai souffert jusque vers cette annee
189... m'avait rendu craintif et malheureux. Je me vois encore
poursuivant les ecoliers alertes dans les ruelles qui entouraient la
maison, en sautillant miserablement sur une jambe...

Aussi ne me laissait-on guere sortir. Et je me rappelle que Millie, qui
etait tres fiere de moi, me ramena plus d'une fois a la maison, avec
force taloches, pour m'avoir ainsi rencontre, sautant a cloche-pied,
avec les garnements du village.

L'arrivee d'Augustin Meaulnes, qui coincida avec ma guerison, fut le
commencement d'une vie nouvelle.

Avant sa venue, lorsque le cours etait fini, a quatre heures, une longue
soiree de solitude commencait pour moi. Mon pere transportait le feu du
poele de la classe dans la cheminee de notre salle a manger; et peu a
peu les derniers gamins attardes abandonnaient l'ecole refroidie ou
roulaient des tourbillons de fumee. Il y avait encore quelques jeux, des
galopades dans la cour; puis la nuit venait; les deux eleves qui avaient
balaye la classe cherchaient sous le hangar leurs capuchons et leurs
pelerines, et ils partaient bien vite, leur panier au bras, en laissant
le grand portail ouvert...

Alors, tant qu'il y avait une lueur de jour, je restais au fond de la
mairie, enferme dans le cabinet des archives plein de mouches mortes,
d'affiches battant au vent, et je lisais assis sur une vieille bascule,
aupres d'une fenetre qui donnait sur le jardin.

Lorsqu'il faisait noir, que les chiens de la ferme voisine commencaient
a hurler et que le carreau de notre petite cuisine s'illuminait, je
rentrais enfin. Ma mere avait commence de preparer le repas. Je montais
trois marches de l'escalier du grenier; je m'asseyais sans rien dire et,
la tete appuyee aux barreaux froids de la rampe, je la regardais allumer
son feu dans l'etroite cuisine ou vacillait la flamme d'une bougie.

Mais quelqu'un est venu qui m'a enleve a tous ces plaisirs d'enfant
paisible. Quelqu'un a souffle la bougie qui eclairait pour moi le doux
visage maternel penche sur le repas du soir. Quelqu'un a eteint la lampe
autour de laquelle nous etions une famille heureuse, a la nuit, lorsque
mon pere avait accroche les volets de bois aux portes vitrees. Et celui-
la, ce fut Augustin Meaulnes, que les autres eleves appelerent bientot
le grand Meaulnes.

Des qu'il fut pensionnaire chez nous, c'est-a-dire des les premiers
jours de decembre, l'ecole cessa d'etre desertee le soir, apres quatre
heures. Malgre le froid de la porte battante, les cris des balayeurs et
leurs seaux d'eau, il y avait toujours, apres le cours, dans la classe,
une vingtaine de grands eleves, tant de la campagne que du bourg, serres
autour de Meaulnes. Et c'etaient de longues discussions, des disputes
interminables, au milieu desquelles je me glissais avec inquietude et
plaisir.

Meaulnes ne disait rien; mais c'etait pour lui qu'a chaque instant l'un
des plus bavards s'avancait au milieu du groupe, et, prenant a temoin
tour a tour chacun de ses compagnons, qui l'approuvaient bruyamment,
racontait quelque longue histoire de maraude, que tous les autres
suivaient, le bec ouvert, en riant silencieusement.

Assis sur un pupitre, en balancant les jambes, Meaulnes reflechissait.
Aux bons moments, il riait aussi, mais doucement, comme s'il eut reserve
ses eclats de rire pour quelque meilleure histoire, connue de lui seul.
Puis, a la nuit tombante, lorsque la lueur des carreaux de la classe
n'eclairait plus le groupe confus de jeunes gens, Meaulnes se levait
soudain et, traversant le cercle presse:

"Allons, en route!" criait-il.

Alors tous le suivaient et l'on entendait leurs cris jusqu'a la nuit
noire, dans le haut du bourg...

Il m'arrivait maintenant de les accompagner. Avec Meaulnes, j'allais a
la porte des ecuries des faubourgs, a l'heure ou l'on trait les
vaches... Nous entrions dans les boutiques, et, du fond de l'obscurite,
entre deux craquements de son metier, le tisserand disait:

"Voila les etudiants!"

Generalement, a l'heur du diner, nous nous trouvions tout pres du Cours,
chez Desnoues, le charron, qui etait aussi marechal. Sa boutique etait
une ancienne auberge, avec de grandes portes a deux battants qu'on
laissait ouvertes. De la rue on entendait grincer le soufflet de la
forge et l'on apercevait a la lueur du brasier, dans ce lieu obscur et
tintant, parfois des gens de campagne qui avaient arrete leur voiture
pour causer un instant, parfois un ecolier comme nous, adosse a une
porte, qui regardait sans rien dire.

Et c'est la que tout commenca, environ huit jours avant Noel.



CHAPITRE III

"Je frequentais la boutique d'un vannier".

La pluie etait tombee tout le jour, pour ne cesser qu'au soir. La
journee avait ete mortellement ennuyeuse. Aux recreations, personne ne
sortait. Et l'on entendait mon pere, M. Seurel, crier a chaque minute,
dans la classe:

"Ne sabotez donc pas comme ca, les gamins!"

Apres la derniere recreation de la journee, ou, comme nous disions,
apres le dernier "quart d'heure", M. Seurel, qui depuis un instant
marchait le long en large pensivement, s'arreta, frappa un grand coup de
regle sur la table, pour faire cesser le bourdonnement confus des fins
de classe ou l'on s'ennuie, et, dans le silence attentif, demanda:

"Qui est-ce qui ira demain en voiture a La Gare avec Francois, pour
chercher M. et Mme Charpentier?"

C'etaient mes grands-parents: grand-pere Charpentier, l'homme au grand
burnous de laine grise, le vieux garde forestier en retraite, avec son
bonnet de poil de lapin qu'il appelait son kepi... Les petits gamins le
connaissaient bien. Les matins, pour se debarbouiller, il tirait un seau
d'eau, dans lequel il barbotait, a la facon des vieux soldats en se
frottant vaguement la barbiche. Un cercle d'enfants, les mains derriere
le dos, l'observaient avec une curiosite respectueuse... Et ils
connaissaient aussi grand'mere Charpentier, la petite paysanne, avec sa
capote tricotee, parce que Millie l'amenait, au moins une fois, dans la
classe des plus petits.

Tous les ans, nous allions les chercher, quelques jours avant Noel, a la
Gare, au train de 4 h 2. Ils avaient, pour nous voir, traverse tout le
departement, charges de ballots de chataignes et de victuailles pour
Noel enveloppees dans des serviettes. Des qu'ils avaient passe, tous les
deux, emmitoufles, souriants et un peu interdits, le seuil de la maison,
nous fermions sur eux toutes les portes, et c'etait une grande semaine
de plaisir qui commencait...

Il fallait, pour conduire avec moi la voiture qui devait les ramener, il
fallait quelqu'un de serieux qui ne nous versat pas dans un fosse, et
d'assez debonnaire aussi, car le grand-pere Charpentier jurait
facilement et la grand-mere etait un peu bavarde.

A la question de M. Seurel, une dizaine de voix repondirent, criant
ensemble:

"Le grand Meaulnes! le grand Meaulnes!"

Mais M. Seurel fit semblant de ne pas entendre.

Alors ils crierent:

"Fromentin!"

D'autres:

"Jasmin Delouche!"

Le plus jeune des Roy, qui allait aux champs monte sur sa truie au
triple galop, criait: "Moi! Moi!" d'une voix percante.

Dutremblay et Moucheboeuf se contentaient de lever timidement la main.

J'aurais voulu que ce fut Meaulnes. Ce petit voyage en voiture a ane
serait devenu un evenement plus important. Il le desirait aussi, mais il
affectait de se taire dedaigneusement. Tous les grands eleves s'etaient
assis comme lui sur la table, a revers, les pieds sur le banc, ainsi que
nous faisions dans les moments de grand repit et de rejouissance.
Coffin, sa blouse relevee et roulee autour de la ceinture, embrassait la
colonne de fer qui soutenait la poutre de la classe et commencait de
grimper en signe d'allegresse. Mais M. Seurel refroidit tout le monde en
disant:

"Allons! Ce sera Moucheboeuf".

Et chacun regagna sa place en silence.

A quatre heures, dans la grande cour glacee, ravinee par la pluie, je me
trouvai seul avec Meaulnes. Tous deux, sans rien dire, nous regardions
le bourg luisant que sechait la bourrasque. Bientot, le petit Coffin, en
capuchon, un morceau de pain a la main, sortit de chez lui et, rasant
les murs, se presenta en sifflant a la porte du charron. Meaulnes ouvrit
le portail, le hela et, tous les trois, un instant apres, nous etions
installes au fond de la boutique rouge et chaude, brusquement traversee
par de glacials coups de vent: Coffin et moi, assis aupres de la forge,
nos pieds boueux dans les copeaux blancs; Meaulnes, les mains aux
poches, silencieux, adosse au battant de la porte d'entree. De temps a
autre, dans la rue, passait une dame de village, la tete baissee a cause
du vent, qui revenait de chez le boucher, et nous levions le nez pour
regarder qui c'etait.

Personne ne disait rien. Le marechal et son ouvrier, l'un soufflant la
forge, l'autre battant le fer, jetaient sur le mur de grandes ombres
brusques... Je me rappelle ce soir-la comme un des grands soirs de mon
adolescence. C'etait en moi un melange de plaisir et d'anxiete: je
craignais que mon compagnon ne m'enlevat cette pauvre joie d'aller a La
Gare en voiture; et pourtant j'attendais de lui, sans oser me l'avouer,
quelque entreprise extraordinaire qui vint tout bouleverser.

De temps a autre, le travail paisible et regulier de la boutique
s'interrompait pour un instant. Le marechal laissait a petits coups
pesants et clairs retomber son marteau sur l'enclume. Il regardait, en
l'approchant de son tablier de cuir, le morceau de fer qu'il avait
travaille. Et, redressant la tete, il nous disait, histoire de souffler
un peu:

"Eh bien, ca va, la jeunesse?"

L'ouvrier restait la main en l'air a la chaine du soufflet, mettait son
poing gauche sur la hanche et nous regardait en riant.

Puis le travail sourd et bruyant reprenait.

Durant une de ces pauses, on apercut, par la porte battante, Millie dans
le grand vent, serree dans un fichu, qui passait chargee de petits
paquets.

Le marechal demanda:

"C'est-il que M. Charpentier va bientot venir?

--Demain, repondis je, avec ma grand'mere, j'irai les chercher en
voiture au train de 4 h 2.

--Dans la voiture a Fromentin, peut-etre?"

Je repondis bien vite:

"Non, dans celle du pere Martin.

--Oh! alors, vous n'etes pas revenus".

Et tous les deux, son ouvrier et lui, se prirent a rire.

L'ouvrier fit remarquer, lentement, pour dire quelque chose:

"Avec la jument de Fromentin on aurait pu aller les chercher a Vierzon.
Il y a une heure d'arret. C'est a quinze kilometres. On aurait ete de
retour avant meme que l'ane a Martin fut attele.

--Ca, dit l'autre, c'est une jument qui marche!...

--Et je crois bien que Fromentin la preterait facilement".

La conversation finit la. De nouveau la boutique fut un endroit plein
d'etincelles et de bruit, ou chacun ne pensa que pour soi.

Mais lorsque l'heure fut venue de partir et que je me levai pour faire
signe au grand Meaulnes, il ne m'apercut pas d'abord. Adosse a la porte
et la tete penchee, il semblait profondement absorbe par ce qui venait
d'etre dit. En le voyant ainsi, perdu dans ses reflexions, regardant,
comme a travers des lieus de brouillard, ces gens paisibles qui
travaillaient, je pensai soudain a cette image de Robinson Crusoe, ou
l'on voit l'adolescent anglais, avant son grand depart, "frequentant la
boutique d'un vannier"...

Et j'y ai souvent repense depuis.



CHAPITRE IV

L'Evasion.

A une heure de l'apres-midi, le lendemain, la classe du Cours superieur
est claire, au milieu du paysage gele, comme une barque sur l'Ocean. On
n'y sent pas la saumure ni le cambouis, comme sur un bateau de peche,
mais les harengs grilles sur le poele et la laine roussie de ceux qui,
en rentrant, se sont chauffes de trop pres.

On a distribue, car la fin de l'annee approche, les cahiers de
compositions. Et, pendant que M. Seurel ecrit au tableau l'enonce des
problemes, un silence imparfait s'etablit, mele de conversations a voix
basse, coupe de petits cris etouffes et de phrases dont on ne dit que
les premiers mots pour effrayer son voisin:

"Monsieur! Un tel me..."

M. Seurel, en copiant ses problemes, pense a autre chose. Il se retourne
de temps a autre, en regardant tout le monde d'un air a la fois severe
et absent. Et ce remue-menage sournois cesse completement, une seconde,
pour reprendre ensuite, tout doucement d'abord, comme un ronronnement.

Seul, au milieu de cette agitation, je me tais. Assis au bout d'une des
tables de la division des plus jeunes, pres des grandes vitres, je n'ai
qu'a me redresser un peu pour apercevoir le jardin, le ruisseau dans le
bas, puis les champs.

De temps a autre, je me souleve sur la pointe des pieds et je regarde
anxieusement du cote de la ferme de la Belle-Etoile. Des le debut de la
classe, je me suis apercu que Meaulnes n'etait pas rentre apres la
recreation de midi. Son voisin de table a bien du s'en apercevoir aussi.
Il n'a rien dit encore, preoccupe par sa composition. Mais, des qu'il
aura leve la tete, la nouvelle courra par toute la classe, et quelqu'un,
comme c'est l'usage, ne manquera par de crier a haute voix les premiers
mots de la phrase:

"Monsieur! Meaulnes..."

Je sais que Meaulnes est parti. Plus exactement, je le soupconne de
s'etre echappe. Sitot le dejeuner termine, il a du sauter le petit mur
et filer a travers champs, en passant le ruisseau a la Vieille-Planche,
jusqu'a la Belle-Etoile. Il aura demande la jument pour aller chercher
M. et Mme Charpentier. Il fait atteler en ce moment.

La Belle-Etoile est, la-bas, de l'autre cote du ruisseau, sur le versant
de la cote, une grande ferme, que les ormes, les chenes de la cour et
les haies vives cachent en ete. Elle est placee sur un petit chemin qui
rejoint d'un cote la route de La Gare, de l'autre un faubourg du pays.
Entouree de hauts murs soutenus par des contreforts dont le pied baigne
dans le fumier, la grande batisse feodale est au mois de juin enfouie
sous les feuilles, et, de l'ecole, on entend seulement, a la tombee de
la nuit, le roulement des charrois et les cris des vachers. Mais
aujourd'hui, j'apercois par la vitre, entre les arbres depouilles, le
haut mur grisatre de la cour, la porte d'entree, puis, entre des
troncons de haie, un bande du chemin blanchi de givre, parallele au
ruisseau, qui mene a la route de La Gare.

Rien ne bouge encore dans ce clair paysage d'hiver. Rien n'est change
encore.

Ici, M. Seurel acheve de copier le deuxieme probleme. Il en donne trois
d'habitude. Si aujourd'hui par hasard, il n'en donnait que deux... Il
remonterait aussitot dans sa chaire et s'apercevait de l'absence de
Meaulnes. Il enverrait pour le chercher a travers le bourg deux gamins
qui parviendraient certainement a le decouvrir avant que la jument ne
soit attelee...

M. Seurel, le deuxieme probleme copie, laisse un instant retomber son
bras fatigue... Puis, a mon grand soulagement, il va a la ligne et
recommence a ecrire en disant:

"Ceci, maintenant, n'est plus qu'un jeu d'enfant!"

... Deux petits traits noirs, qui depassaient le mur de la Belle-Etoile
et qui devaient etre les deux brancards dresses d'une voiture, ont
disparu. Je suis sur maintenant qu'on fait la-bas les preparatifs du
depart de Meaulnes. Voici la jument qui passe la tete et le poitrail
entre les deux pilastres de l'entree, puis s'arrete, tandis qu'on fixe
sans doute, a l'arriere de la voiture un second siege pour les voyageurs
que Meaulnes pretend ramener. Enfin tout l'equipage sort lentement de la
cour, disparait un instant derriere la haie, et repasse avec la meme
lenteur sur le bout de chemin blanc qu'on apercoit entre deux troncons
de la cloture. Je reconnais alors, dans cette forme noire qui tient les
guides, un coude nonchalamment appuye sur le cote de la voiture, a la
facon paysanne, mon compagnon Augustin Meaulnes.

Un instant encore tout disparait derriere la haie. Deux hommes qui sont
restes au portail de la Belle-Etoile, a regarder partir la voiture, se
concertent maintenant avec une animation croissante. L'un d'eux ce
decide enfin a mettre sa main en porte-voix pres de sa bouche et a
appeler Meaulnes, puis a courir quelques pas, dans sa direction, sur le
chemin... Mais alors, dans la voiture qui est lentement arrivee sur la
route de La Gare et que du petit chemin on ne doit plus apercevoir,
Meaulnes change soudain d'attitude. Un pied sur le devant, dresse comme
un conducteur de char romain, secouant a deux mains les guides, il lance
sa bete a fond de train et disparait en un instant de l'autre cote de la
montee. Sur le chemin, l'homme qui appelait s'est repris a courir;
l'autre s'est lance au galop a travers champs et semble venir vers nous.

En quelques minutes, et au moment meme ou M. Seurel, quittant le
tableau, se frotte les mains pour en enlever la craie, au moment ou
trois voix a la fois crient du fond de la classe:

"Monsieur! Le grand Meaulnes est parti!"

L'homme en blouse bleue est a la porte, qu'il ouvre soudain toute
grande, et, levant son chapeau, il demande sur le seuil:

"Excusez-moi, monsieur, c'est-il vous qui avez autorise cet eleve a
demander la voiture pour aller a Vierzon chercher vos parents? Il nous
est venu des soupcons...

--Mais pas du tout!" repond M. Seurel.

Et aussitot c'est dans la classe un desarroi effroyable. Les trois
premiers, pres de la sortie, ordinairement charges de pourchasser a
coups de pierres les chevres ou les porcs qui viennent brouter dans la
cour les corbeilles d'argent, se sont precipites a la porte. Au violent
pietinement de leurs sabots ferres sur les dalles de l'ecole a succede,
dehors, le bruit etouffe de leurs pas precipites qui machent le sable de
la cour et derapent au virage de la petite grille ouverte sur la route.
Tout le reste de la classe s'entasse aux fenetres du jardin. Certains
ont grimpe sur les tables pour mieux voir...

Mais il est trop tard. Le grand Meaulnes s'est evade.

"Tu iras tout de meme a La Gare avec Moucheboeuf, me dit M. Seurel.
Meaulnes ne connait pas le chemin de Vierzon. Il se perdra aux
carrefours. Il ne sera pas au train pour trois heures".

Sur le seuil de la petite classe, Millie tend le cou pour demander:

"Mais qu'y a-t-il donc?"

Dans la rue du bourg, les gens commencent a s'attrouper. Le paysan est
toujours la, immobile, entete, son chapeau a la main, comme quelqu'un
qui demande justice.



CHAPITRE V

La voiture qui revient.

Lorsque j'eus ramene de La Gare les grands-parents, lorsqu'apres le
diner, assis devant la haute cheminee, ils commencerent a raconter par
le menu detail tout ce qui leur etait arrive depuis les dernieres
vacances, je m'apercus bientot que je ne les ecoutais pas.

La petite grille de la cour etait tout pres de la porte de la salle a
manger. Elle grincait en s'ouvrant. D'ordinaire, au debut de la nuit,
pendant nos veillees de campagne, j'attendais secretement ce grincement
de la grille. Il etait suivi d'un bruit de sabots claquant ou s'essuyant
sur le seuil, parfois d'un chuchotement comme de personnes qui se
concertent avant d'entrer. Et l'on frappait. C'etait un voisin, les
institutrices, quelqu'un enfin qui venait nous distraire de la longue
veillee.

Or, ce soir-la, je n'avais plus rien a esperer du dehors, puisque tous
ceux que j'aimais etaient reunis dans notre maison; et pourtant je ne
cessais d'epier tous les bruits de la nuit et d'attendre qu'on ouvrit
notre porte.

Le vieux grand-pere, avec son air broussailleux de grand berger gascon,
ses deux pieds lourdement poses devant lui, son baton entre les jambes,
inclinant l'epaule pour cogner sa pipe contre son soulier, etait la. Il
approuvait de ses yeux mouilles et bons ce que disait la grand'mere, de
son voyage et de ses poules et de ses voisins et des paysans qui
n'avaient pas encore paye leur fermage. Mais je n'etais plus avec eux.

J'imaginais le roulement de voiture qui s'arreterait soudain devant la
porte. Meaulnes sauterait de la carriole et entrerait comme si rien ne
s'etait passe... Ou peut-etre irait-il d'abord reconduire la jument a la
Belle-Etoile; et j'entendrais bientot son pas sonner sur la route et la
grille s'ouvrir...

Mais rien. Le grand-pere regardait fixement devant lui et ses paupieres
en battant s'arretaient longuement sur ses yeux comme a l'approche du
sommeil. La grand'mere repetait avec embarras sa derniere phrase, que
personne n'ecoutait.

"C'est de ce garcon que vous etes en peine?" dit-elle enfin.

A La Gare, en effet, je l'avais questionnee vainement. Elle n'avait vu
personne, a l'arret de Vierzon, qui ressemblat au grand Meaulnes. Mon
compagnon avait du s'attarder en chemin. Sa tentative etait manquee.
Pendant le retour, en voiture, j'avais rumine ma deception, tandis que
ma grand'mere causait avec Moucheboeuf. Sur la route blanchie de givre,
les petits oiseaux tourbillonnaient autour des pieds de l'ane
trottinant. De temps a autre, sur le grand calme de l'apres-midi gele,
montait l'appel lointain d'une bergere ou d'un gamin helant son
compagnon d'un bosquet de sapins a l'autre. Et chaque fois, ce long cri
sur les coteaux deserts me faisait tressaillir, comme si c'eut ete la
voix de Meaulnes me conviant a le suivre au loin...

Tandis que je repassais tout cela dans mon esprit, l'heure arriva de se
coucher. Deja le grand-pere etait entre dans la chambre rouge, la
chambre-salon, tout humide et glacee d'etre close depuis l'autre hiver.
On avait enleve, pour qu'il s'y installat, les tetieres en dentelle des
fauteuils, releve les tapis et mis de cote les objets fragiles. Il avait
pose son baton sur un chaise, ses gros souliers sous un fauteuil; il
venait de souffler sa bougie, et nous etions debout, nous disant
bonsoir, prets a nous separer pour la nuit, lorsqu'un bruit de voitures
nous fit taire.

On eut dit deux equipages se suivant lentement au tres petit trot. Cela
ralentit le pas et finalement vint s'arreter sous la fenetre de la salle
a manger qui donnait sur la route, mais qui etait condamnee.

Mon pere avait pris la lampe et, sans attendre, il ouvrait la porte
qu'on avait deja fermee a clef. Puis, poussant la grille, s'avancant sur
le bord des marches, il leva la lumiere au-dessus de sa tete pour voir
ce qui se passait.

C'etaient bien deux voitures arretees, le cheval de l'une attache
derriere l'autre. Un homme avait saute a terre et hesitait...

"C'est ici la mairie? dit-il en s'approchant? Pourriez-vous m'indiquer
M. Fromentin, metayer a la Belle-Etoile? J'ai trouve sa voiture et sa
jument qui s'en allaient sans conducteur, le long d'un chemin pres de la
route de Saint-Loup-des-Bois. Avec mon falot, j'ai pu voir son nom et
son adresse sur la plaque. Comme c'etait sur mon chemin, j'ai ramene son
attelage par ici, afin d'eviter des accidents, mais ca m'a rudement
retarde quand meme".

Nous etions la, stupefaits. Mon pere s'approcha. Il eclaira la carriole
avec sa lampe.

"Il n'y a aucune trace de voyageur, poursuivit l'homme. Pas meme une
couverture. La bete est fatiguee; elle boitille un peu".

Je m'etais approche jusqu'au premier rang et je regardais avec les
autres cet attelage perdu qui nous revenait, telle une epave qu'eut
ramenee la haute mer--la premiere epave et la derniere, peut-etre, de
l'aventure de Meaulnes.

"Si c'est trop loin, chez Fromentin, dit l'homme, je vais vous laisser
la voiture. J'ai perdu beaucoup de temps et l'on doit s'inquieter, chez
moi".

Mon pere accepta. De cette facon nous pourrions des ce soir reconduire
l'attelage a la Belle-Etoile sans dire ce qui s'etait passe. Ensuite, on
deciderait de ce qu'il faudrait raconter aux gens du pays et ecrire a la
mere de Meaulnes... Et l'homme fouetta sa bete, en refusant le verre de
vin que nous lui offrions.

Du fond de sa chambre ou il avait rallume la bougie, tandis que nous
rentrions sans rien dire et que mon pere conduisait la voiture a la
ferme, mon grand-pere appelait:

"Alors? Est-il rentre, ce voyageur?"

Les femmes se concerterent du regard, une seconde:

"Mais oui, il a ete chez sa mere. Allons, dors. Ne t'inquiete pas!

--Eh bien, tant mieux. C'est bien ce que je pensais", dit-il.

Et, satisfait, il eteignit sa lumiere et se tourna dans son lit pour
dormir.

Ce fut la meme explication que nous donnames aux gens du bourg. Quant a
la mere du fugitif, il fut decide qu'on attendrait pour lui ecrire. Et
nous gardames pour nous seuls notre inquietude qui dura trois grands
jours. Je vois encore mon pere rentrant de la ferme vers onze heures, sa
moustache mouillee par la nuit, discutant avec Millie d'une voix tres
basse, angoissee et colere...



CHAPITRE VI

On frappe au carreau.

Le quatrieme jour fut un des plus froids de cet hiver-la. De grand
matin, les premiers arrives dans la cour se rechauffaient en glissant
autour du puits. Ils attendaient que le poele fut allume dans l'ecole
pour s'y precipiter.

Derriere le portail, nous etions plusieurs a guetter la venue des gars
de la campagne. Ils arrivaient tout eblouis encore d'avoir traverse des
paysages de givre, d'avoir vu les etangs glaces, les taillis ou les
lievres detalent... Il y avait dans leurs blouses un gout de foin et
d'ecurie qui alourdissait l'air de la classe, quand ils se pressaient
autour du poele rouge. Et, ce matin-la, l'un d'eux avait apporte dans un
panier un ecureuil gele qu'il avait decouvert en route. Il essayait, je
me souviens, d'accrocher par ses griffes, au poteau du preau, la longue
bete raidie...

Puis la pesante classe d'hiver commenca...

Un coup brusque au carreau nous fit lever la tete. Dresse contre la
porte, nous apercumes le grand Meaulnes secouant avant d'entrer le givre
de sa blouse, la tete haute et comme ebloui!

Les deux eleves du banc le plus rapproche de la porte se precipiterent
pour l'ouvrir: il y eut a l'entree comme un vague conciliabule, que nous
n'entendimes pas, et le fugitif se decida enfin a penetrer dans l'ecole.

Cette bouffee d'air frais venue de la cour deserte, les brindilles de
paille qu'on voyait accrochees aux habits du grand Meaulnes, et surtout
son air de voyageur fatigue, affame, mais emerveille, tout cela fit
passer en nous un etrange sentiment de plaisir et de curiosite.

M. Seurel etait descendu du petit bureau a deux marches ou il etait en
train de nous faire la dictee, et Meaulnes marchait vers lui d'un air
agressif. Je me rappelle combien je le trouvai beau, a cet instant, le
grand compagnon, malgre son air epuise et ses yeux rougis par les nuits
passees au dehors, sans doute.

Il s'avanca jusqu'a la chaire et dit, du ton tres assure de quelqu'un
qui rapporte un renseignement:

"Je suis rentre, monsieur."

--Je le vois bien, repondit M. Seurel, en le considerant avec
curiosite... Allez vous asseoir a votre place".

Le gars se retourna vers nous, le dos un peu courbe, souriant d'un air
moqueur, comme font les grands eleves indisciplines lorsqu'ils sont
punis, et, saisissant d'une main le bout de la table, il se laissa
glisser sur son banc.

"Vous allez prendre un livre que je vais vous indiquer, dit le maitre--
toutes les tetes etaient alors tournees vers Meaulnes--pendant que vos
camarades finiront la dictee".

Et la classe reprit comme auparavant. De temps a autre le grand Meaulnes
se tournait de mon cote, puis il regardait par les fenetres, d'ou l'on
apercevait le jardin blanc, cotonneux, immobile, et les champs deserts,
ou parfois descendait un corbeau. Dans la classe, la chaleur etait
lourde, aupres du poele rougi. Mon camarade, la tete dans les mains,
s'accouda pour lire: a deux reprises je vis ses paupieres se fermer et
je crus qu'il allait s'endormir.

"Je voudrais aller me coucher, monsieur, dit-il enfin, en levant le bras
a demi. Voici trois nuits que je ne dors pas.

--Allez!" dit M. Seurel, desireux surtout d'eviter un incident.

Toutes les tetes levees, toutes les plumes en l'air, a regret nous le
regardames partir, avec sa blouse fripee dans le dos et ses souliers
terreux.

Que la matinee fut lente a traverser! Aux approches de midi, nous
entendimes la-haut, dans la mansarde, le voyageur s'appreter pour
descendre. Au dejeuner, je le retrouvai assis devant le feu, pres des
grands-parents interdits, pendant qu'aux douze coups de l'horloge, les
grands eleves et les gamins eparpilles dans la cour neigeuse filaient
comme des ombres devant la porte de la salle a manger.

De ce dejeuner je ne me rappelle qu'un grand silence et une grande gene.
Tout etait glace: la toile ciree sans nappe, le vin froid dans les
verres, le carreau rougi sur lequel nous posions les pieds... On avait
decide, pour ne pas le pousser a la revolte, de ne rien demander au
fugitif. Et il profita de cette treve pour ne pas dire un mot.

Enfin, le dessert termine, nous pumes tous les deux bondir dans la cour.
Cour d'ecole, apres midi, ou les sabots avaient enleve la neige... cour
noircie ou le degel faisait degoutter les toits du preau... cour pleine
de jeux et de cris percants! Meaulnes et moi, nous longeames en courant
les batiments. Deja deux ou trois de nos amis du bourg laissaient la
partie et accouraient vers nous en criant de joie, faisant gicler la
boue sous leurs sabots, les mains aux poches, le cache-nez deroule. Mais
mon compagnon se precipita dans la grande classe, ou je le suivis, et
referma la porte vitree juste a temps pour supporter l'assaut de ceux
qui nous poursuivaient. Il y eut un fracas clair et violent de vitres
secouees, de sabots claquant sur le seuil; une poussee qui fit plier la
tige de fer maintenant les deux battants de la porte; mais deja
Meaulnes, au risque de se blesser a son anneau brise, avait tourne la
petite clef qui fermait la serrure.

Nous avions accoutume de juger tres vexante une pareille conduite. En
ete, ceux qu'on laissait ainsi a la porte couraient au galop dans le
jardin et parvenaient souvent a grimper par une fenetre avant qu'on eut
pu les fermer toutes. Mais nous etions en decembre et tout etait clos.
Un instant on fit au dehors des pesees sur la porte; on nous cria des
injures; puis, un a un, ils tournerent le dos et s'en allerent, la tete
basse, en rajustant leurs cache-nez.

Dans la classe qui sentait les chataignes et la piquette, il n'y avait
que deux balayeurs, qui deplacaient les tables. Je m'approchai du poele
pour m'y chauffer paresseusement en attendant la rentree, tandis
qu'Augustin Meaulnes cherchait dans le bureau du maitre et dans les
pupitres. Il decouvrit bientot un petit atlas, qu'il se mit a etudier
avec passion debout sur l'estrade, les coudes sur le bureau, la tete
entre les mains.

Je me disposais a aller pres de lui; je lui aurais mis la main sur
l'epaule et nous aurions sans doute suivi ensemble sur la carte le
trajet qu'il avait fait, lorsque soudain la porte de communication avec
la petite classe s'ouvrit toute battante sous une violente poussee, et
Jasmin Delouche, suivi d'un gars du bourg et de trois autres de la
campagne, surgit avec un cri de triomphe. Une des fenetres de la petite
classe etait sans doute mal fermee ils avaient du la pousser et sauter
par la.

Jasmin Delouche, encore qu'assez petit, etait l'un des plus ages du
Cours Superieur. Il etait fort jaloux du grand Meaulnes, bien qu'il se
donnait comme son ami. Avant l'arrivee de notre pensionnaire, c'etait
lui, Jasmin, le coq de la classe. Il avait une figure pale, assez fade,
et les cheveux pommades. Fils unique de la veuve Delouche, aubergiste,
il faisait l'homme; il repetait avec vanite ce qu'il entendait dire aux
joueurs de billard, aux buveurs de vermouth.

A son entree, Meaulnes leva la tete et, les sourcils fronces, cria aux
gars qui se precipitaient sur le poele, en se bousculant:

"On ne peut donc pas etre tranquille une minute, ici!"

--Si tu n'es pas content, il fallait rester ou tu etais", repondit, sans
lever la tete, Jasmin Delouche qui se sentait appuye par ses compagnons.

Je pense qu'Augustin etait dans cet etat de fatigue ou la colere monte
et vous surprend sans qu'on puisse la contenir.

"Toi, dit-il, en se redressant et en fermant son livre, un peu pale, tu
vas commencer par sortir d'ici!"

L'autre ricana:

"Oh! cria-t-il. Parce que tu es reste trois jours echappe, tu crois que
tu vas etre le maitre maintenant?"

Et, associant les autres a sa querelle:

"Ce n'est pas toi qui nous fera sortir, tu sais!"

Mais deja Meaulnes etait sur lui. Il y eut d'abord une bousculade; les
manches des blouses craquerent et se decousirent. Seul, Martin, un des
gars de la campagne entres avec Jasmin, s'interposa:

"Tu vas te laisser!" dit-il, les narines gonflees, secouant la tete
comme un belier.

D'une poussee violente, Meaulnes le jeta, titubant, les bras ouverts, au
milieu de la classe; puis, saisissant d'une man Delouche par le cou, de
l'autre ouvrant la porte, il tenta de le jeter dehors. Jasmin
s'agrippait aux tables et trainait les pieds sur les dalles, faisant
crisser ses souliers ferres, tandis que Martin, ayant repris son
equilibre revenait a pas comptes, la tete en avant, furieux. Meaulnes
lacha Delouche pour se colleter avec cet imbecile, et il allait peut-
etre se trouver en mauvaise posture, lorsque la porte des appartements
s'ouvrit a demi. M. Seurel parut la tete tournee vers la cuisine,
terminant, avant d'entrer, une conversation avec quelqu'un...

Aussitot la bataille s'arreta. Les uns se rangerent autour du poele, la
tete basse, ayant evite jusqu'au bout de prendre parti. Meaulnes s'assit
a sa place, le haut de ses manches decousu et defronce. Quant a Jasmin,
tout congestionne, on l'entendit crier durant les quelques secondes qui
precederent le coup de regle du debut de la classe:

"Il ne peut plus rien supporter maintenant. Il fait le malin. Il
s'imagine peut-etre qu'on ne sait pas ou il a ete!"

--Imbecile! Je ne le sais pas moi-meme", repondit Meaulnes, dans le
silence deja grand.

Puis, haussant les epaules, la tete dans les mains, il se mit a
apprendre ses lecons.



CHAPITRE VII

Le gilet de soie.

Notre chambre etait, comme je l'ai dit, une grande mansarde. A moitie
mansarde, a moitie chambre. Il y avait des fenetres aux autres logis
d'adjoints; on ne sait pourquoi celui-ci etait eclaire par une lucarne.
Il etait impossible de fermer completement la porte, qui frottait sur le
plancher. Lorsque nous y montions, le soir, abritant de la main notre
bougie que menacaient tous les courants d'air de la grande demeure,
chaque fois nous essayions de fermer cette porte, chaque fois nous
etions obliges d'y renoncer. Et, toute le nuit, nous sentions autour de
nous, penetrant jusque dans notre chambre, le silence des trois
greniers.

C'est la que nous nous retrouvames, Augustin et moi, le soir de ce meme
jour d'hiver.

Tandis qu'en un tour de main j'avais quitte tous mes vetements et les
avais jetes en tas sur une chaise au chevet de mon lit, mon compagnon,
sans rien dire, commencait lentement a se deshabiller. Du lit de fer aux
rideaux de cretonne decores de pampres, ou j'etais monte deja, je le
regardais faire. Tantot il s'asseyait sur son lit bas et sans rideaux.
Tantot il se levait et marchait de long en large, tout en se devetant.
La bougie, qu'il avait posee sur une petite table d'osier tressee par
des bohemiens, jetait sur le mur son ombre errante et gigantesque.

Tout au contraire de moi, il pliait et rangeait, d'un air distrait et
amer, mais avec soin, ses habits d'ecolier. Je le revois plaquant sur
une chaise sa lourde ceinture; pliant sur le dossier sa blouse noire
extraordinairement fripee et salie; retirant une espece de paletot gros
bleu qu'il avait sous sa blouse, et se penchant en me tournant le dos,
pour l'etaler sur le pied de son lit... Mais lorsqu'il se redressa et se
retourna vers moi, je vis qu'il portait, au lieu du petit gilet a
boutons de cuivre, qui etait d'uniforme sous le paletot, un etrange
gilet de soie, tres ouvert, que fermait dans le bas un rang serre de
petits boutons de nacre.

C'etait un vetement d'une fantaisie charmante, comme devaient en porter
les jeunes gens qui dansaient avec nos grand'meres, dans les bals de mil
huit cent trente.

Je me rappelle, en cet instant, le grand ecolier paysan, nu-tete, car il
avait soigneusement pose sa casquette sur ses autres habits--visage si
jeune, si vaillant et si durci deja. Il avait repris sa marche a travers
la chambre lorsqu'il se mit a deboutonner cette piece mysterieuse d'un
costume qui n'etait pas le sien. Et il etait etrange de le voir, en bras
de chemise, avec son pantalon trop court, ses souliers boueux, mettant
la main sur ce gilet de marquis.

Des qu'il l'eut touche, sortant brusquement de sa reverie il tourna la
tete vers moi et me regarda d'un oeil inquiet. J'avais un peu envie de
rire. Il sourit en meme temps que moi et son visage s'eclaira.

"Oh! dis-moi ce que c'est, fis-je, enhardi, a voix basse. Ou l'as-tu
pris?"

Mais son sourire s'eteignit aussitot. Il passa deux fois sur ses cheveux
ras sa main lourde, et tout soudain, comme quelqu'un qui ne peut plus
resister a son desir, il reendossa sur le fin jabot sa vareuse qu'il
boutonna solidement et sa blouse fripee; puis il hesita un instant, en
me regardant de cote... Finalement, il s'assit sur le bord de son lit,
quitta ses souliers qui tomberent bruyamment sur le plancher; et, tout
habille comme un soldat au cantonnement d'alerte, il s'etendit sur son
lit et souffla la bougie.

Vers le milieu de la nuit je m'eveillai soudain. Meaulnes etait au
milieu de la chambre, debout, sa casquette sur la tete, et il cherchait
au portemanteau quelque chose--une pelerine qu'il se mit sur le dos...
La chambre etait tres obscure. Pas meme la clarte que donne parfois le
reflet de la neige. Un vent noir et glace soufflait dans le jardin mort
et sur le toit.

Je me dressai un peu et je lui criai tout bas:

"Meaulnes! tu repars?"

Il ne repondit pas. Alors, tout a fait affole, je dis:

"Eh bien, je pars avec toi. Il faut que tu m'emmenes".

Et je sautai a bas.

Il s'approcha, me saisit par le bras, me forcant a m'asseoir sur le
rebord du lit, et il me dit:

"Je ne puis pas t'emmener, Francois. Si je connaissais bien mon chemin,
tu m'accompagnerais. Mais il faut d'abord que je le retrouve sur le
plan, et je n'y parviens pas.

--Alors, tu ne peux pas repartir non plus?

--C'est vrai, c'est bien inutile... fit-il avec decouragement. Allons,
recouche-toi. Je te promets de ne par repartir sans toi".

Et il reprit sa promenade de long en large dans la chambre. Je n'osais
plus rien dire. Il marchait, s'arretait, repartait plus vite, comme
quelqu'un qui, dans sa tete, recherche ou repasse des souvenirs, les
confronte, les compare, calcule, et soudain pense avoir trouve; puis de
nouveau lache le fil et recommence a chercher...

Ce ne fut pas la seule nuit ou, reveille par le bruit de ses pas, je le
trouvai ainsi, vers une heure du matin, deambulant a travers la chambre
et les greniers--comme ces marins qui n'ont pu se deshabituer de faire
le quart et qui, au fond de leurs proprietes bretonnes, se levent et
s'habillent a l'heure reglementaire pour surveiller la nuit terrienne.

A deux ou trois reprises, durant le mois de janvier et la premiere
quinzaine de fevrier, je fus ainsi tire de mon sommeil. Le grand
Meaulnes etait la, dresse, tout equipe, sa pelerine sur le dos, pret a
partir, et chaque fois, au bord de ce pays mysterieux ou une fois dja il
s'etait evade, il s'arretait, hesitait. Au moment de lever le loquet de
la porte de l'escalier et de filer par la porte de la cuisine qu'il eut
facilement ouverte sans que personne l'entendit, il reculait une fois
encore... Puis, durant les longues heures du milieu de la nuit,
fievreusement, il arpentait, en reflechissant, les greniers abandonnes.

Enfin une nuit, vers le 15 fevrier, ce fut lui-meme qui m'eveilla en me
posant doucement la main sur l'epaule.

La journee avait ete fort agitee. Meaulnes, qui delaissait completement
tous les jeux de ses anciens camarades, etait reste, durant la derniere
recreation du soir, assis sur son banc, tout occupe a etablir un
mysterieux petit plan, en suivant du doigt, et en calculant longuement,
sur l'atlas du Cher. Un va-et-vient incessant se produisait entre la
cour et la salle de classe. Les sabots claquaient. On se pourchassait de
table en table, franchissant les bancs et l'estrade d'un saut... On
savait qu'il ne faisait pas bon s'approcher de Meaulnes lorsqu'il
travaillait ainsi; cependant, comme la recreation se prolongeait, deux
ou trois gamins du bourg, par maniere de jeu, s'approcherent a pas de
loup et regarderent par-dessus son epaule. L'un d'eux s'enhardit jusqu'a
pousser les autres sur Meaulnes... Il ferma brusquement son atlas, cacha
sa feuille et empoigna le dernier des trois gars, tandis que les deux
autres avaient pu s'echapper.

... C'etait ce hargneux Giraudat, qui prit un ton pleurard, essaya de
donner des coups de pied, et, en fin de compte, fut mis dehors par le
grand Meaulnes, a qui il cria rageusement:

"Grand lache! ca ne m'etonne pas qu'ils sont tous contre toi, qu'ils
veulent te faire la guerre!..." et une foule d'injures auxquelles nous
repondimes, sans avoir bien compris ce qu'il avait voulu dire. C'est moi
qui criais le plus fort, car j'avais pris le parti du grand Meaulnes. Il
y avait maintenant comme un pacte entre nous. La promesse qu'il m'avait
faite de m'emmener avec lui, sans me dire, comme tout le monde, "que je
ne pourrais pas marcher", m'avait lie a lui pour toujours. Et je ne
cessais de penser a son mysterieux voyage. Je m'etais persuade qu'il
avait du rencontrer une jeune fille. Elle etait sans doute infiniment
plus belle que toutes celles du pays, plus belle que Jeanne, qu'on
apercevait dans le jardin des religieuses par le trou de la serrure; et
que Madeleine, la fille du boulanger, toute rose et toute blonde; et que
Jenny, la fille de la chatelaine, qui etait admirable, mais folle et
toujours enfermee. C'est a une jeune fille certainement qu'il pensait la
nuit, comme un heros de roman. Et j'avais decide de lui en parler,
bravement, la premiere fois qu'il m'eveillerait...

Le soir de cette nouvelle bataille, apres quatre heures, nous etions
tous les deux occupes a rentrer des outils du jardin, des pics et des
pelles qui avaient servi a creuser des trous, lorsque nous entendimes
des cris sur la route. C'etait une bande de jeunes gens et de gamins, en
colonne par quatre, au pas gymnastique, evoluant comme une compagnie
parfaitement organisee, conduits par Delouche, Daniel, Giraudat, et un
autre que nous ne connumes point. Ils nous avaient apercus et ils nous
huaient de la belle facon. Ainsi tout le bourg etait contre nous, et
l'on preparait je ne sais quel jeu guerrier dont nous etions exclus.

Meaulnes, sans mot dire, remisa sous le hangar la beche et la pioche
qu'il avait sur l'epaule...

Mais, a minuit, je sentais sa main sur mon bras, et je m'eveillais en
sursaut.

"Leve-toi, dit-il, nous partons.

--Connais-tu maintenant le chemin jusqu'au bout?

--J'en connais une bonne partie. Et il faudra bien que nous trouvions le
reste! repondit-il, les dents serrees.

--Ecoute, Meaulnes, fis-je en me mettant sur mon seant. Ecoute-moi: nous
n'avons qu'une chose a faire; c'est de chercher tous les deux en plein
jour, en nous servant de ton plan, la partie du chemin qui nous manque.

--Mais cette portion-la est tres loin d'ici.

--Eh bien, nous irons en voiture, cet ete, des que les journees seront
longues".

Il y eut un silence prolonge qui voulait dire qu'il acceptait.

"Puisque nous tacherons ensemble de retrouver la jeune fille que tu
aimes, Meaulnes, ajoutai-je enfin, dis-moi qui elle est, parle-moi
d'elle".

Il s'assit sur le pied de mon lit. Je voyais dans l'ombre sa tete
penchee, ses bras croises et ses genoux. Puis il aspira l'air fortement,
comme quelqu'un qui a eu gros coeur longtemps et qui va enfin confier
son secret...



CHAPITRE VIII

L'Aventure.

Mon compagnon ne me conta pas cette nuit-la tout ce qui lui etait arrive
sur la route. Et meme lorsqu'il se fut decide a me tout confier, durant
des jours de detresse dont je reparlerai, ce resta longtemps le grand
secret de nos adolescences. Mais aujourd'hui que tout est fini,
maintenant qu'il ne reste plus que poussiere

de tant de mal, de tant de bien,

je puis raconter son etrange aventure.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. .

A une heure et demie de l'apres-midi, sur la route de Vierzon, par ce
temps glacial, Meaulnes fit marcher la bete bon train car il savait
n'etre pas en avance. Il ne songea d'abord, pour s'en amuser, qu'a notre
surprise a tous, lorsqu'il ramenerait dans la carriole, a quatre heures,
le grand-pere et la grand'-mere Charpentier. Car, a ce moment-la,
certes, il n'avait pas d'autre intention.

Peu a peu, le froid le penetrant, il s'enveloppa les jambes dans une
couverture qu'il avait d'abord refusee et que les gens de la Belle-
Etoile avaient mise de force dans la voiture.

A deux heures, il traversa le bourg de La Motte. Il n'etait jamais passe
dans un petit pays aux heures de classe et s'amusa de voir celui-la
aussi desert, aussi endormi. C'est a peine si, de loin en loin, un
rideau se leva, montrant une tete curieuse de bonne femme.

A la sortie de La Motte, aussitot apres la maison d'ecole, il hesita
entre deux routes et crut se rappeler qu'il fallait tourner a gauche
pour aller a Vierzon Personne n'etait la pour le renseigner. Il remit sa
jument au trot sur la route desormais plus etroite et mal empierree. Il
longea quelque temps un bois de sapins et rencontra enfin un roulier a
qui il demanda, mettant sa main en porte-voix, s'il etait bien la sur la
route de Vierzon. La jument, tirant sur les guides, continuait a
trotter; l'homme ne dut pas comprendre ce qu'on lui demandait; il cria
quelque chose en faisant un geste vague, et, a tout hasard, Meaulnes
poursuivit sa route.

De nouveau se fut la vaste campagne gelee, sans accident ni distraction
aucune; parfois seulement une pie s'envolait, effrayee par la voiture,
pour aller se percher plus loin sur un orme sans tete. Le voyageur avait
enroule autour de ses epaules, comme une cape, sa grande couverture. Les
jambes allongees, accoude sur un cote de la carriole, il dut somnoler un
assez long moment...

... Lorsque, grace au froid, qui traversait maintenant la couverture,
Meaulnes eut repris ses esprits, il s'apercut que le paysage avait
change. Ce n'etaient plus ces horizons lointains, ce grand ciel blanc ou
se perdait le regard, mais de petits pres encore verts avec de hautes
clotures. A droite et a gauche, l'eau des fosses coulait sous la glace.
Tout faisait pressentir l'approche d'une riviere. Et, entre les hautes
haies, la route n'etait plus qu'un etroit chemin defonce.

La jument, depuis un instant, avait cesse de trotter. D'un coup de
fouet, Meaulnes voulut lui faire reprendre sa vive allure, mais elle
continua a marcher au pas avec une extreme lenteur, et le grand ecolier,
regardant de cote, les mains appuyees sur le devant de la voiture,
s'apercut qu'elle boitait d'une jambe de derriere. Aussitot il sauta a
terre, tres inquiet.

"Jamais nous n'arriverons a Vierzon pour le train", dit-il a mi-voix.

Et il n'osait pas s'avouer sa pensee la plus inquietante, a savoir que
peut-etre il s'etait trompe de chemin et qu'il n'etait plus la sur la
route de Vierzon.

Il examina longuement le pied de la bete et n'y decouvrit aucune trace
de blessure. Tres craintive, la jument levait la patte des que Meaulnes
voulait la toucher et grattait le sol de son sabot lourd et maladroit.
Il comprit enfin qu'elle avait tout simplement un caillou dans le sabot.
En gars expert au maniement du betail, il s'accroupit, tenta de lui
saisir le pied droit avec sa main gauche et de le placer entre ses
genoux, mais il fut gene par la voiture. A deux reprises, la jument se
deroba et avanca de quelques metres. Le marchepied vint le frapper a la
tete et la roue le blessa au genou. Il s'obstina et finit par triompher
de la bete peureuse; mais le caillou se trouvait si bien enfonce que
Meaulnes dut sortir son couteau de paysan pour en venir a bout.

Lorsqu'il eut termine sa besogne, et qu'il releva enfin la tete, a demi
etourdit et les yeux troubles, il s'apercut avec stupeur que la nuit
tombait...

Tout autre que Meaulnes eut immediatement rebrousse chemin. C'etait le
seul moyen de ne pas s'egarer davantage. Mais il reflechit qu'il devait
etre maintenant fort loin de la Motte. En outre la jument pouvait avoir
pris un chemin transversal pendant qu'il dormait. Enfin, ce chemin-la
devait bien a la longue mener vers quelque village... Ajoutez a toutes
ces raisons que le grand gars, en remontant sur le marche-pied, tandis
que la bete impatiente tirait deja sur les guides, sentait grandir en
lui le desir exaspere d'aboutir a quelque chose et d'arriver quelque
part, en depit de tous les obstacles!

Il fouetta la jument qui fit un ecart et se remit au grand trot.
L'obscurite croissait. Dans le sentier ravine, il y avait maintenant
tout juste passage pour la voiture. Parfois une branche morte de la haie
se prenait dans la roue et se cassait avec un bruit sec... Lorsqu'il fit
tout a fait noir, Meaulnes songea soudain, avec un serrement de coeur, a
la salle a manger de Sainte-Agathe, ou nous devions, a cette heure, etre
tous reunis. Puis la colere le prit; puis l'orgueil et la joie profonde
de s'etre ainsi evade, sans avoir voulu...



CHAPITRE IX

Une halte.

Soudain, la jument ralentit son allure, comme si son pied avait bute
dans l'ombre; Meaulnes vit sa tete plonger et se relever par deux fois;
puis elle s'arreta net, les naseaux bas, semblant humer quelque chose.
Autour des pieds de la bete, on entendait comme un clapotis d'eau. Un
ruisseau coupait le chemin. En ete, ce devait etre un gue. Mais a cette
epoque le courant etait si fort que la glace n'avait pas pris et qu'il
eut ete dangereux de pousser plus avant.

Meaulnes tira doucement sur les guides, pour reculer de quelques pas et,
tres perplexe, se dressa dans la voiture. C'est alors qu'il apercut,
entre les branches, une lumiere. Deux ou trois pres seulement devaient
la separer du chemin...

L'ecolier descendit de voiture et ramena la jument en arriere, en lui
parlant pour la calmer, pour arreter ses brusques coups de tete
effrayes:

"Allons, ma vieille! Allons! Maintenant nous n'irons pas plus loin. Nous
saurons bientot ou nous sommes arrives".

Et, poussant la barriere entrouverte d'un petit pre qui donnait sur le
chemin, il fit entrer la son equipage. Ses pieds enfoncaient dans
l'herbe molle. La voiture cahotait silencieusement. Sa tete contre celle
de la bete, il sentait sa chaleur et le souffle dur de son haleine... Il
la conduisit tout au bout du pre, lui mit sur le dos la couverture;
puis, ecartant les branches de la cloture du fond, il apercut de nouveau
la lumiere, qui etait celle d'une maison isolee.

Il lui fallut bien, tout de meme, traverser trois pres, sauter un
traitre petit ruisseau, ou il faillit plonger les deux pieds a la
fois... Enfin, apres un dernier saut du haut d'un talus, il se trouva
dans la cour d'une maison campagnarde. Un cochon grognait dans son tet.
Au bruit des pas sur la terre gelee, un chien se mit a aboyer avec
fureur.

Le volet de la porte etait ouvert, et la lueur que Meaulnes avait
apercue etait celle d'un feu de fagots allume dans la cheminee. Il n'y
avait pas d'autre lumiere que celle du feu. Une bonne femme, dans la
maison, se leva et s'approcha de la porte, sans paraitre autrement
effrayee. L'horloge a poids, juste a cet instant, sonna la demie de sept
heures.

"Excusez-moi, ma pauvre dame, dit le grand garcon, je crois bien que
j'ai mis le pied dans vos chrysanthemes".

Arretee, un bol a la main, elle le regardait.

"Il est vrai, dit-elle, qu'il fait noir dans la cour a ne pas s'y
conduire".

Il y eut un silence, pendant lequel Meaulnes, debout, regarda les murs
de la piece tapissee de journaux illustres comme une auberge, et la
table, sur laquelle un chapeau d'homme etait pose.

"Il n'est pas la, le patron? dit-il en s'asseyant.

--Il va revenir, repondit la femme, mise en confiance. Il est alle
chercher un fagot.

--Ce n'est pas que j'aie besoin de lui, poursuivit le jeune homme en
rapprochant sa chaise du feu. Mais nous sommes la plusieurs chasseurs a
l'affut. Je suis venu vous demander de nous ceder un peu de pain".

Il savait, le grand Meaulnes, que chez les gens de campagne, et surtout
dans une ferme isolee, il faut parler avec beaucoup de discretion, de
politique meme, et surtout ne jamais montrer qu'on n'est pas du pays.

"Du pain? dit-elle. Nous ne pourrons guere vous en donner. Le boulanger
qui passe pourtant tous les mardis n'est pas venu aujourd'hui".

Augustin, qui avait espere un instant se trouver a proximite d'un
village, s'effraya.

"Le boulanger de quel pays? demanda-t-il.

--Eh bien, le boulanger du Vieux-Nancay, repondit la femme avec
etonnement.

--C'est a quelle distance d'ici, au juste, Le Vieux-Nancay? poursuivit
Meaulnes tres inquiet.

--Par la route, je ne saurais pas vous dire au juste; mais par la
traverse il y a trois lieues et demie".

Et elle se mit a raconter qu'elle y avait sa fille en place, qu'elle
venait a pied pour la voir tous les premiers dimanches du mois et que
ses patrons...

Mais Meaulnes, completement deroute, l'interrompit pour dire:

"Le Vieux-Nancay serait-il le bourg le plus rapproche d'ici?"

--Non, c'est Les Landes, a cinq kilometres. Mais il n'y a pas de
marchands ni de boulanger. Il y a tout juste une petite assemblee,
chaque annee, a la Saint-Martin".

Meaulnes n'avait jamais entendu parler des Landes. Il se vit a tel point
egare qu'il en fut presque amuse. Mais la femme, qui etait occupee a
laver son bol sur l'evier, se retourna, curieuse a son tour, et elle dit
lentement, en le regardant bien droit:

"C'est-il que vous n'etes pas du pays?..."

A ce moment, un paysan age se presenta a la porte, avec une brassee de
bois, qu'il jeta sur le carreau. La femme lui expliqua, tres fort, comme
s'il eut ete sourd, ce que demandait le jeune homme.

"Eh bien, c'est facile, dit-il simplement. Mais approchez-vous monsieur.
Vous ne vous chauffez pas".

Tous les deux, un instant plus tard, ils etaient installes pres des
chenets: le vieux cassant son bois pour le mettre dans le feu, Meaulnes
mangeant un bol de lait avec du pain qu'on lui avait offert. Notre
voyageur, ravi de se trouver dans cette humble maison apres tant
d'inquietudes, pensant que sa bizarre aventure etait terminee, faisait
deja le projet de revenir plus tard avec des camarades revoir ces braves
gens. Il ne savait pas que c'etait la seulement une halte, et qu'il
allait tout a l'heure reprendre son chemin.

Il demanda bientot qu'on le remit sur la route de La Motte. Et, revenant
peu a peu a la verite, il raconta qu'avec sa voiture il s'etait separe
des autres chasseurs et se trouvait maintenant completement egare.

Alors l'homme et la femme insisterent si longtemps pour qu'il restat
coucher et repartit seulement au grand jour, que Meaulnes finit par
accepter et sortit chercher sa jument pour la rentrer a l'ecurie.

"Vous prendrez garde aux trous de la sente", lui dit l'homme.

Meaulnes n'osa pas avouer qu'il n'etait pas venu par la "sente". Il fut
sur le point de demander au brave homme de l'accompagner. Il hesita une
seconde sur le seuil et si grande etait son indecision qu'il faillit
chanceler. Puis il sortit dans la cour obscure.



CHAPITRE X

La Bergerie.

Pour s'y reconnaitre, il grimpa sur le talus d'ou il avait saute.

Lentement et difficilement, comme a l'aller, il se guida entre les
herbes et les eaux, a travers les clotures de saules, et s'en fut
chercher sa voiture dans le fond du pre ou il l'avait laissee. La
voiture n'y etait plus... Immobile, la tete battante, il s'efforca
d'ecouter tous les bruits de la nuit, croyant a chaque seconde entendre
sonner tout pres le collier de la bete. Rien... Il fit le tour du pre;
la barriere etait a demi ouverte, a demi renversee, comme si une roue de
voiture avait passe dessus. La jument avait du, par la, s'echapper toute
seule.

Remontant le chemin, il fit quelques pas et s'embarrassa les pieds dans
la couverture qui sans doute avait glisse de la jument a terre. Il en
conclut que la bete s'etait enfuie dans cette direction. Il se prit a
courir.

Sans autre idee que la volonte tenace et folle de rattraper sa voiture,
tout le sang au visage, en proie a ce desir panique qui ressemblait a la
peur, il courait... Parfois son pied butait dans les ornieres. Aux
tournants, dans l'obscurite totale, il se jetait contre les clotures,
et, deja trop fatigue pour s'arreter a temps, s'abattait sur les epines,
les bras en avant, se dechirant les mains pour se proteger le visage.
Parfois, il s'arretait, ecoutait--et repartait. Un instant, il crut
entendre un bruit de voiture; mais ce n'etait qu'un tombereau cahotant
qui passait tres loin, sur une route, a gauche...

Vint un moment ou son genou, blesse au marche-pied, lui fit si mal qu'il
dut s'arreter, la jambe raidie. Alors il reflechit que si sa jument ne
n'etait pas sauvee au grand galop, il l'aurait depuis longtemps
rejointe. Il se dit aussi qu'une voiture ne se perdait pas ainsi et que
quelqu'un la retrouverait bien. Enfin il revint sur ses pas, epuise,
colere, se trainant a peine.

A la longue, il crut se retrouver dans les parages qu'il avait quittes
et bientot il apercut la lumiere de la maison qu'il cherchait. Un
sentier profond s'ouvrait dans la haie:

"Voila la sente dont le vieux m'a parle", se dit Augustin.

Et il s'engagea dans ce passage, heureux de n'avoir plus a franchir les
haies et les talus. Au bout d'un instant, le sentier deviant a gauche,
la lumiere parut glisser a droite, et, parvenu a un croisement de
chemins, Meaulnes, dans sa hate a regagner le pauvre logis, suivit sans
reflechir un sentier qui paraissait directement y conduire. Mais a peine
avait-il fait dix pas dans cette direction que la lumiere disparut, soit
qu'elle fut cachee par une haie, soit que les paysans, fatigues
d'attendre, eussent ferme leurs volets. Courageusement, l'ecolier sauta
a travers champs, marcha tout droit dans la direction ou la lumiere
avait brille tout a l'heure. Puis, franchissant encore une cloture, il
retomba dans un nouveau sentier...

Ainsi peu a peu, s'embrouillait la piste du grand Meaulnes et se brisait
le lien qui l'attachait a ceux qu'il avait quittes.

Decourage, presque a bout de forces, il resolut, dans son desespoir, de
suive ce sentier jusqu"au bout.

A cent pas de la, il debouchait dans une grande prairie grise, ou l'on
distinguait de loin en loin des ombres qui devaient etre des genevriers,
et une batisse obscure dans un repli de terrain. Meaulnes s'en approcha.
Ce n'etait la qu'une sorte de grand parc a betail ou de bergerie
abandonnee. La porte ceda avec un gemissement. La lueur de la lune,
quand le grand vent chassait les nuages, passait a travers les fentes
des cloisons. Une odeur de moisi regnait.

Sans chercher plus avant, Meaulnes s'etendit sur la paille humide, le
coude a terre, la tete dans la main. Ayant retire sa ceinture, il se
recroquevilla dans sa blouse, les genoux au ventre. Il songea alors a la
couverture de la jument qu'il avait laissee dans le chemin, et il se
sentit si malheureux, si fache contre lui-meme qu'il lui prit une forte
envie de pleurer...

Aussi s'efforca-t-il de penser a autre chose. Glace jusqu'aux moelles,
il se rappela un reve--une vision plutot, qu'il avait eue tout enfant,
et dont il n'avait jamais parle a personne: un matin, au lieu de
s'eveiller dans sa chambre, ou pendaient ses culottes et ses paletots,
il s'etait trouve dans une longue piece verte, aux tentures pareilles a
des feuillages. En ce lieu coulait une lumiere si douce qu'on eut cru
pouvoir la gouter. Pres de la premiere fenetre, une jeune fille cousait,
le dos tourne, semblant attendre son reveil... Il n'avait pas eu la
force de se glisser hors de son lit pour marcher dans cette demeure
enchantee. Il s'etait rendormi... Mais la prochaine fois, il jurait bien
de se lever. Demain matin, peut-etre!...



CHAPITRE XI

Le domaine mysterieux.

Des le petit jour, il se reprit a marcher. Mais son genou enfle lui
faisait mal; il lui fallait s'arreter et s'asseoir a chaque moment tant
la douleur etait vive. L'endroit ou il se trouvait etait d'ailleurs le
plus desole de la Sologne. De toute la matinee, il ne vit qu'une
bergere, a l'horizon, qui ramenait son troupeau. Il eut beau la heler,
essayer de courir, elle disparut sans l'entendre.

Il continua cependant de marcher dans sa direction, avec une desolante
lenteur... Pas un toit, pas une ame. Pas meme le cri d'un courlis dans
les roseaux des marais. Et, sur cette solitude parfaite, brillait un
soleil de decembre, clair et glacial.

Il pouvait etre trois heures de l'apres-midi lorsqu'il apercut enfin,
au-dessus d'un bois de sapins, la fleche d'une tourelle grise.

"Quelque vieux manoir abandonne, se dit-il, quelque pigeonnier
desert!..."

Et, sans presser le pas, il continua son chemin. Au coin du bois
debouchait, entre deux poteaux blancs, une allee ou Meaulnes s'engagea.
Il y fit quelques pas et s'arreta, plein de surprise, trouble d'une
emotion inexplicable. Il marchait pourtant du meme pas fatigue, le vent
glace lui gercait les levres, le suffoquait par instants; et pourtant un
contentement extra-ordinaire le soulevait, une tranquillite parfaite et
presque enivrante, la certitude que son but etait atteint et qu'il n'y
avait plus maintenant que du bonheur a esperer. C'est ainsi que, jadis,
la veille des grandes fetes d'ete il se sentait defaillir, lorsqu'a la
tombee de la nuit on plantait des sapins dans les rues du bourg et que
la fenetre de sa chambre etait obstruee par les branches.

"Tant de joie, se dit-il, parce que j'arrive a ce vieux pigeonnier,
plein de hiboux et de courants d'air!..."

Et, fache contre lui-meme, il s'arreta, se demandant s'il ne valait pas
mieux rebrousser chemin et continuer jusqu'au prochain village. Il
reflechissait depuis un instant, la tete basse, lorsqu'il s'apercut
soudain que l'allee etait balayee a grands ronds reguliers comme on
faisait chez lui pour les fetes. Il se trouvait dans un chemin pareil a
la grand'rue de La Ferte, le matin de l'Assomption!... Il eut apercu au
detour de l'allee une troupe de gens en fete soulevant la poussiere
comme au mois de juin, qu'il n'eut pas ete surpris davantage.

"Y aurait-il une fete dans cette solitude?" se demanda-t-il.

Avancant jusqu'au premier detour, il entendit un bruit de voix qui
s'approchaient. Il se jeta de cote dans les jeunes sapins touffus,
s'accroupit et ecoute en retenant son souffle. C'etaient des voix
enfantines. Une troupe d'enfants passa tout pres de lui. L'un d'eux,
probablement une petite fille, parlait d'un ton si sage et si entendu
que Meaulnes, bien qu'il ne comprit guere le sens de ses paroles, ne put
s'empecher de sourire.

"Une seule chose m'inquiete, disait-elle, c'est la question des chevaux.
On n'empechera jamais Daniel, par exemple, de monter sur le grand poney
jaune!

--Jamais on ne m'en empechera repondit une voix moqueuse de jeune
garcon. Est-ce que nous n'avons pas toutes les permissions?... Meme
celle de nous faire mal, s'il nous plait..."

Et les voix s'eloignerent, au moment ou s'approchait deja un autre
groupe d'enfants.

"Si la glace est fondue, dit une fillette, demain matin, nous irons en
bateau.

--Mais nous le permettra-t-on? dit une autre.

--Vous savez bien que nous organisons la fete a notre guise.

--Et si Frantz rentrait des ce soir, avec sa fiancee?

--Eh bien, il ferait ce que nous voudrions!..."

"Il s'agit d'une noce, sans doute, se dit Augustin. Mais ce sont les
enfants qui font la loi, ici?... Etrange domaine!"

Il voulut sortir de sa cachette pour leur demander ou l'on trouverait a
boire et a manger. Il se dressa et vit le dernier groupe qui
s'eloignait. C'etaient trois fillettes avec des robes droites qui
s'arretaient aux genoux. Elles avaient de jolis chapeaux a brides. Une
plume blanche leur trainait dans le cou, a toutes les trois. L'une
d'elles, a demi retournee, un peu penchee, ecoutait sa compagne qui lui
donnait de grandes explications, le doigt leve.

"Je leur ferais peur", se dit Meaulnes, en regardant sa blouse paysanne
dechiree et son ceinturon baroque de collegien de Sainte-Agathe.

Craignant que les enfants ne le rencontrassent en revenant par l'allee,
il continua son chemin a travers les sapins dans la direction du
"pigeonnier", sans trop reflechir a ce qu'il pourrait demander la-bas.
Il fut bientot arrete a la lisiere du bois, par un petit mur moussu. De
l'autre cote, entre le mur et les annexes du domaine, c'etait une longue
cour etroite toute remplie de voitures, comme une cour d'auberge un jour
de foire. Il y en avait de tous les genres et de toutes les formes: de
fines petites voitures a quatre places, les brancards en l'air; des
chars a bancs; des bourbonnaises demodees avec des galeries a moulures,
et meme de vieilles berlines dont les glaces etaient levees.

Meaulnes, cache derriere les sapins, de crainte qu'on ne l'apercut,
examinait le desordre du lieu, lorsqu'il avisa, de l'autre cote de la
cour, juste au-dessus du siege d'un haut char a bancs, une fenetre des
annexes a demi ouverte. Deux barreaux de fer, comme on en voit derriere
les domaines aux volets toujours fermes des ecuries, avaient du clore
cette ouverture. Mais le temps les avait descelles.

"Je vais entrer la, se dit l'ecolier, je dormirai dans le foin et je
partirai au petit jour, sans avoir fait peur a ces belles petites
filles".

Il franchit le mur, peniblement, a cause de son genou blesse, et,
passant d'une voiture sur l'autre, du siege d'un char a bancs sur le
toit d'une berline, il arriva a la hauteur de la fenetre, qu'il poussa
sans bruit comme une porte.

Il se trouvait non pas dans un grenier a foin, mais dans une vaste piece
au plafond bas qui devait etre une chambre a coucher. On distinguait,
dans la demi-obscurite du soir d'hiver, que la table, la cheminee et
meme les fauteuils etaient charges de grands vases, d'objets de prix,
d'armes anciennes. Au fond de la piece des rideaux tombaient, qui
devaient cacher une alcove.

Meaulnes avait ferme la fenetre, tant a cause du froid que par crainte
d'etre apercu du dehors. Il alla soulever le rideau du fond et decouvrit
un grand lit bas, couvert de vieux livres dores, de luths aux cordes
cassees et de candelabres jetes pele-mele. Il repoussa toutes ces choses
dans le fond de l'alcove, puis s'etendit sur cette couche pour s'y
reposer et reflechir un peu a l'etrange aventure dans laquelle il
s'etait jete.

Un silence profond regnait sur ce domaine. Par instants seulement on
entendait gemir le grand vent de decembre.

Et Meaulnes, etendu, en venait a se demander si, malgre ces etranges
rencontres, malgre la voix des enfants dans l'allee, malgre les voitures
entassees, ce n'etait pas la simplement, comme il l'avait pense d'abord,
une vieille batisse abandonnee dans la solitude de l'hiver.

Il lui sembla bientot que le vent lui portait le son d'une musique
perdue. C'etait comme un souvenir plein de charme et de regret. Il se
rappela le temps ou sa mere, jeune encore, se mettait au piano l'apres-
midi dans le salon, et lui, sans rien dire, derriere la porte qui
donnait sur le jardin, il l'ecoutait jusqu'a la nuit...

"On dirait que quelqu'un joue du piano quelque part? pensa-t-il.

Mais laissant sa question sans reponse, harasse de fatigue, il ne tarda
pas a s'endormir...



CHAPITRE XII

La chambre de Wellington.

Il faisait nuit, lorsqu'il s'eveilla. Transi de froid, il se tourna et
retourna sur sa couche, fripant et roulant sous lui sa blouse noire. Une
faible clarte glauque baignait les rideaux de l'alcove.

S'asseyant sur le lit, il glissa sa tete entre les rideaux. Quelqu'un
avait ouvert la fenetre et l'on avait attache dans l'embrasure deux
lanternes venitiennes vertes.

Mais a peine Meaulnes avait-il pu jeter un coup d'oeil, qu'il entendit
sur le palier un bruit de pas etouffe et de conversation a voix basse.
Il se rejeta dans l'alcove et ses souliers ferres firent sonner un des
objets de bronze qu'il avait repousses contre le mur. Un instant, tres
inquiet, il retint son souffle. Les pas se rapprocherent et deux ombres
glisserent dans la chambre.

"Ne fais pas de bruit, disait l'un.

--Ah! repondait l'autre, il est toujours bien temps qu'il s'eveille!

--As-tu garni sa chambre?

--Mais oui, comme celles des autres".

Le vent fit battre la fenetre ouverte.

"Tiens, dit le premier, tu n'as pas meme ferme la fenetre. Le vent a
deja eteint une des lanternes. Il va falloir la rallumer.

--Bah! repondit l'autre, pris d'une paresse et d'un decouragement
soudain. A quoi bon ces illuminations du cote de la campagne, du cote du
desert, autant dire? Il n'y a personne pour les voir.

--Personne? Mais il arrivera encore des gens pendant une partie de la
nuit. La-bas, sur la route, dans leurs voitures, ils seront bien
contents d'apercevoir nos lumieres!"

Meaulnes entendit craquer une allumette. Celui qui avait parle le
dernier, et qui paraissait etre le chef, reprit d'une voix trainante, a
la facon d'un fossoyeur de Shakespeare:

"Tu mets des lanternes vertes a la chambre de Wellington. T'en mettrais
aussi bien des rouges... Tu ne t'y connais pas plus que moi!"

Un silence.

"... Wellington, c'etait un Americain? Eh bien, c'est-il une couleur
americaine, le vert? Toi, le comedien qui as voyage, tu devrais savoir
ca.

--O! la la! repondit le "comedien", voyage? Oui, j'ai voyage! Mais je
n'ai rien vu! Que veux-tu voir dans une roulotte?"

Meaulnes avec precaution regarda entre les rideaux.

Celui qui commandait la manoeuvre etait un gros homme nu-tete, enfonce
dans un enorme paletot. Il tenait a la main une longue perche garnie de
lanternes multicolores, et il regardait paisiblement, une jambe croisee
sur l'autre, travailler son compagnon.

Quant au comedien, c'etait le corps le plus lamentable qu'on puisse
imaginer. Grand, maigre, grelottant, ses yeux glauques et louches, sa
moustache retombant sur sa bouche edentee faisaient songer a la face
d'un noye qui ruisselle sur une dalle. Il etait en manches de chemise,
et ses dents claquaient. Il montrait dans ses paroles et ses gestes le
mepris le plus parfait pour sa propre personne.

Apres un moment de reflexion amere et risible a la fois, il s'approcha
de son partenaire et lui confia, les deux bras ecartes:

"Veux-tu que je te dise?... Je ne peux pas comprendre qu'on soit alle
chercher des degoutants comme nous, pour servir dans une fete pareille!
Voila, mon gars!..."

Mais sans prendre garde a ce grand elan du coeur, le gros homme continua
de regarder son travail, les jambes croisees, bailla, renifla
tranquillement, puis, tournant le dos, s'en fut, sa perche sur l'epaule,
en disant:

"Allons, en route! Il est temps de s'habiller pour le diner".

Le bohemien le suivit, mais, en passant devant l'alcove:

"Monsieur l'Endormi, fit-il avec des reverences et des inflexions de
voix gouailleuses, vous n'avez plus qu'a vous eveiller, a vous habiller
en marquis, meme si vous etes un marmiteux comme je suis; et vous
descendrez a la fete costumee, puisque c'est le bon plaisir de ces
petits messieurs et de ces petites demoiselles".

Il ajouta, sur le ton d'un boniment forain, avec une derniere reverence:

"Notre camarade Maloyau, attache aux cuisines, vous presentera le
personnage d'Arlequin, et votre serviteur, celui du grand Pierrot".



CHAPITRE XIII

La fete etrange.

Des qu'ils eurent disparu l'ecolier sortit de sa cachette. Il avait les
pieds glaces, les articulations raides; mais il etait repose et son
genou paraissait gueri.

"Descendre au diner, pensa-t-il, je ne manquerai pas de le faire. Je
serai simplement un invite dont tout le monde a oublie le nom.
D'ailleurs, je ne suis pas un intrus ici. Il est hors de doute que M.
Maloyau et son compagnon m'attendaient..."

Au sortir de l'obscurite totale de l'alcove, il put y voir assez
distinctement dans la chambre eclairee par les lanternes vertes.

Le bohemien l'avait "garnie". Des manteaux etaient accroches aux
pateres. Sur une lourde table a toilette, au marbre brise, on avait
dispose de quoi transformer en muscadin tel garcon qui eut passe la nuit
precedente dans une bergerie abandonnee. Il y avait, sur la cheminee,
des allumettes aupres d'un grand flambeau. Mais on avait omis de cirer
le parquet; et Meaulnes sentit rouler sous ses souliers du sable et des
gravats. De nouveau il eut l'impression d'etre dans une maison depuis
longtemps abandonnee... En allant vers la cheminee, il faillit buter
contre une pile de grands cartons et de petites boites: il etendit le
bras, alluma la bougie, puis souleva les couvercles et se pencha pour
regarder.

C'etaient des costumes de jeunes gens d'il y a longtemps, des redingotes
a hauts cols de velours, de fins gilets tres ouverts, d'interminables
cravates blanches et des souliers vernis du debut de ce siecle. Il
n'osait rien toucher du bout du doigt, mais apres s'etre nettoye en
frissonnant, il endossa sur sa blouse d'ecolier un des grands manteaux
dont il releva le collet plisse, remplaca ses souliers ferres par de
fins escarpins vernis et se prepara a descendre nu-tete.

Il arriva, sans rencontrer personne, au bas d'un escalier de bois, dans
un recoin de cour obscur. L'haleine glacee de la nuit vint lui souffler
au visage et soulever un pan de son manteau.

Il fit quelques pas et, grace a la vague clarte du ciel, il put se
rendre compte aussitot de la configuration des lieux. Il etait dans une
petite cour formee par des batiments des dependances. Tout y paraissait
vieux et ruine. Les ouvertures au bas des escaliers etaient beantes, car
les portes depuis longtemps avaient ete enlevees; on n'avait pas non
plus remplace les carreaux des fenetres qui faisaient des trous noirs
dans les murs. Et pourtant toutes ces batisses avaient un mysterieux air
de fete. Une sorte de reflet colore flottait dans les chambres basses ou
l'on avait du allumer aussi, du cote de la campagne, des lanternes. La
terre etait balayee; on avait arrache l'herbe envahissante. Enfin, en
pretant l'oreille, Meaulnes crut entendre comme un chant, comme des voix
d'enfants et de jeunes filles, la-bas, vers les batiments confus ou le
vent secouait des branches devant les ouvertures roses, vertes et bleues
des fenetres.

Il etait la, dans son grand manteau, comme un chasseur, a demi penche,
pretant l'oreille, lorsqu'un extraordinaire petit jeune homme sortit du
batiment voisin, qu'on aurait cru desert.

Il avait un chapeau haut de forme tres cintre qui brillait dans la nuit
comme s'il eut ete d'argent; un habit dont le col lui montait dans les
cheveux, un gilet tres ouvert, un pantalon a sous-pieds... Cet elegant,
qui pouvait avoir quinze ans, marchait sur la pointe des pieds comme
s'il eut ete souleve par les elastiques de son pantalon, mais avec une
rapidite extraordinaire. Il salua Meaulnes au passage sans s'arreter,
profondement, automatiquement, et disparut dans l'obscurite, vers le
batiment central, ferme, chateau ou abbaye, dont la tourelle avait guide
l'ecolier au debut de l'apres-midi.

Apres un instant d'hesitations, notre heros emboita le pas au curieux
petit personnage. Ils traverserent une sorte de grande cour-jardin,
passerent entre des massifs, contournerent un vivier enclos de
palissades, un puits, et se trouverent enfin au seuil de la demeure
centrale.

Une lourde porte de bois, arrondie dans le haut et cloutee comme une
porte de presbytere, etait a demi ouverte. L'elegant s'y engouffra.
Meaulnes le suivit, et, des ses premiers pas dans le corridor, il se
trouva, sans voir personne, entoure de rires, de chants, d'appels et de
poursuites.

Tout au bout de celui-ci passait un couloir transversal. Meaulnes
hesitait s'il allait pousser jusqu'au fond ou bien ouvrir une des portes
derriere lesquelles il entendait un bruit de voix, lorsqu'il vit passer
dans le fond deux fillettes qui se poursuivaient. Il courut pour les
voir et les rattraper, a pas de loup, sur ses escarpins. Un bruit de
portes qui s'ouvrent, deux visages de quinze ans que la fraicheur du
soir et la poursuite ont rendus tout roses, sous de grands cabriolets a
brides, et tout va disparaitre dans un brusque eclat de lumiere.

Une seconde, elles tournent sur elles-memes, par jeu; leurs amples jupes
legeres se soulevent et se gonflent; on apercoit la dentelle de leurs
longs, amusants pantalons; puis, ensemble, apres cette pirouette, elles
bondissent dans la piece et referment la porte.

Meaulnes reste un moment ebloui et titubant dans ce corridor noir. Il
craint maintenant d'etre surpris. Son allure hesitante et gauche le
ferait, sans doute, prendre pour un voleur. Il va s'en retourner
deliberement vers la sortie, lorsque de nouveau il entend dans le fond
du corridor un bruit de pas et des voix d'enfants. Ce sont deux petits
garcons qui s'approcherent en parlant.

"Est-ce qu'on va bientot diner, leur demande Meaulnes avec aplomb.

--Viens avec nous, repond le plus grand, on va t'y conduire".

Et avec cette confiance et ce besoin d'amitie qu'ont les enfants, la
veille d'une grande fete, ils le prennent chacun par la main. Ce sont
probablement deux petits garcons de paysans. On leur a mis leurs plus
beaux habits: de petites culottes coupees a mi-jambe qui laissent voir
leurs gros bas de laine et leurs galoches, un petit justaucorps de
velours bleu, une casquette de meme couleur et un noeud de cravate
blanc.

"La connais-tu, toi? demande l'un des enfants.

--Moi, fait le plus petit, qui a une tete ronde et des yeux naifs, maman
m'a dit qu'elle avait une robe noire et une collerette et qu'elle
ressemblait a un joli pierrot.

--Qui donc? demande Meaulnes.

--Eh bien, la fiancee que Franz est alle chercher..."

Avant que le jeune homme ait rien pu dire, ils sont tous les trois
arrives a la porte d'une grande salle ou flambe un beau feu. Des
planches, en guise de table, ont ete posees sur des treteaux; on a
etendu des nappes blanches, et des gens de toutes sortes dinent avec
ceremonie.



CHAPITRE XIV

La fete etrange (suite).

C'etait, dans une grande salle au plafond bas, un repas comme ceux que
l'on offre, la veille des noces de campagne, aux parents qui sont venus
de tres loin.

Les deux enfants avaient lache les mains de l'ecolier et s'etaient
precipites dans une chambre attenante ou l'on entendait des voix
pueriles et des bruits de cuillers battant les assiettes. Meaulnes, avec
audace et sans s'emouvoir, enjamba un banc et se trouva assis aupres de
deux vieilles paysannes. Il se mit aussitot a manger avec un appetit
feroce; et c'est au bout d'un instant seulement qu'il leva la tete pour
regarder les convives et les ecouter.

On parlait peu, d'ailleurs. Ces gens semblaient a peine se connaitre.
Ils devaient venir, les uns, du fond de la campagne, les autres, de
villes lointaines. Il y avait, epars le long des tables, quelques
vieillards avec des favoris, et d'autres completement rases qui
pouvaient etre d'anciens marins. Pres d'eux dinaient d'autres vieux qui
leur ressemblaient: meme face tannee, memes yeux vifs sous des sourcils
en broussaille, memes cravates etroites comme des cordons de souliers...
Mais il etait aise de voir que ceux-ci n'avaient jamais navigue plus
loin que le bout du canton; et s'ils avaient tangue, roule plus de mille
fois sous les averses et dans le vent, c'etait pour ce dur voyage sans
peril qui consiste a creuser le sillon jusqu'au bout de son champ et a
retourner ensuite la charrue... On voyait peu de femmes; quelques
vieilles paysannes avec de rondes figures ridees comme des pommes, sous
des bonnets tuyautes.

Il n'y avait pas un seul de ces convives avec qui Meaulnes ne se sentit
a l'aise et en confiance. Il expliquait ainsi plus tard cette
impression: quand on a, disait-il, commis quelque lourde faute
impardonnable, on songe parfois, au milieu d'une grande amertume: "Il y
a pourtant par le monde des gens qui me pardonneraient". On imagine de
vieilles gens, des grands-parents pleins d'indulgence, qui sont
persuades a l'avance que tout ce que vous faites est bien fait.
Certainement parmi ces bonnes gens-la les convives de cette salle
avaient ete choisis. Quant aux autres, c'etaient des adolescents et des
enfants...

Cependant, aupres de Meaulnes, les deux vieilles femmes causaient:

"En mettant tout pour le mieux, disait la plus agee, d'une voix cocasse
et suraigue qu'elle cherchait vainement a adoucir, les fiances ne seront
pas la, demain, avant trois heures.

--Tais-toi, tu me ferais mettre en colere", repondait l'autre du ton le
plus tranquille.

Celle-ci portait sur le front une capeline tricotee. 'Comptons! reprit
la premiere sans s'emouvoir. Une heure et demie de chemin de fer de
Bourges a Vierzon, et sept lieues de voiture, de Vierzon jusqu'ici..."

La discussion continua. Meaulnes n'en perdait pas une parole. Grace a
cette paisible prise de bec, la situation s'eclairait faiblement: Frantz
de Galais, le fils du chateau--qui etait etudiant ou marin ou peut-etre
aspirant de marine, on ne savait pas...--etait alle a Bourges pour y
chercher une jeune fille et l'epouser. Chose etrange, ce garcon, qui
devait etre tres jeune et tres fantasque, reglait tout a sa guise dans
le Domaine. Il avait voulu que la maison ou sa fiancee entrerait
ressemblat a un palais en fete. Et pour celebrer la venue de la jeune
fille, il avait invite lui-meme ces enfants et ces vieilles gens
debonnaires. Tels etaient les points que la discussion des deux femmes
precisait. Elles laissaient tout le reste dans le mystere, et
reprenaient sans cesse la question du retour des fiances. L'une tenait
pour le matin du lendemain. L'autre pour l'apres-midi.

"Ma pauvre Moinelle, tu es toujours aussi folle, disait la plus jeune
avec calme.

--Et toi, ma pauvre Adele, toujours aussi entetee. Il y a quatre ans que
je ne t'avais vue, tu n'as pas change", repondait l'autre en haussant
les epaules, mais de sa voix la plus paisible.

Et elles continuaient ainsi a se tenir tete sans la moindre humeur.
Meaulnes intervint dans l'espoir d'en apprendre davantage:

"Est-elle aussi jolie qu'on le dit, la fiancee de Frantz?"

Elles le regarderent, interloquees. Personne d'autre que Frantz n'avait
vu la jeune fille. Lui-meme, en revenant de Toulon, l'avait rencontree
un soir, desolee, dans un de ces jardins de Bourges qu'on appelle les
Marais. Son pere, un tisserand, l'avait chassee de chez lui. Elle etait
fort jolie et Frantz avait decide aussitot de l'epouser. C'etait une
etrange histoire; mais son pere, M. de Galais, et sa soeur Yvonne ne lui
avaient-ils pas toujours tout accorde!...

Meaulnes, avec precaution, allait poser d'autres questions, lorsque
parut a la porte un couple charmant: une enfant de seize ans avec
corsage de velours et jupe a grands volants; un jeune personnage en
habit a haut col et pantalon a elastiques. Ils traverserent la salle,
esquissant un pas de deux; d'autres les suivirent; puis d'autres
passerent en courant, poussant des cris, poursuivis par un grand pierrot
blafard, aux manches trop longues, coiffe d'un bonnet noir et riant
d'une bouche edentee. Il courait a grandes enjambees maladroites, comme
si, a chaque pas, il eut du faire un saut, et il agitait ses longues
manches vides. Les jeunes filles en avaient un peu peur; les jeunges
gens lui serraient la main et il paraissait faire la joie des enfants
qui le poursuivaient avec des cris percants. Au passage il regarda
Meaulnes de ses yeux vitreux, et l'ecolier crut reconnaitre,
completement rase, le compagnon de M. Maloyau, le bohemien qui tout a
l'heure accrochait les lanternes.

Le repas etait termine. Chacun se levait.

Dans les couloirs s'organisaient des rondes et des farandoles. Une
musique, quelque part, jouait un pas de menuet... Meaulnes, la tete a
demi cachee dans le collet de son manteau, comme dans une fraise, se
sentait un autre personnage. Lui aussi, gagne par le plaisir, se mit a
poursuivre le grand pierrot a travers les couloirs du Domaine, comme
dans les coulisses d'un theatre ou la pantomime, de la scene, se fut
partout repandue. Il se trouva ainsi mele jusqu'a la fin de la nuit a
une foule joyeuse aux costumes extravagants. Parfois il ouvrait une
porte, et se trouvait dans une chambre ou l'on montrait la lanterne
magique. Des enfants applaudissaient a grand bruit... Parfois, dans un
coin de salon ou l'on dansait, il engageait conversation avec quelque
dandy et se renseignait hativement sur les costumes que l'on porterait
les jours suivants...

Un peu angoisse a la longue par tout ce plaisir qui s'offrait a lui,
craignant a chaque instant que son manteau entr'ouvert ne laissat voir
sa blousse de collegien, il alla se refugier un instant dans la partie
la plus paisible et la plus obscure de la demeure. On n'y entendait que
le bruit etouffe d'un piano.

Il entra dans une piece silencieuse qui etait une salle a manger
eclairee par une lampe a suspension. La aussi c'etait fete, mais fete
pour les petits enfants.

Les uns, assis sur des poufs, feuilletaient des albums ouverts sur leurs
genoux; d'autres etaient accroupis par terre devant une chaise et,
gravement, ils faisaient sur le siege un etalage d'images; d'autres,
aupres du feu, ne disaient rien, ne faisaient rien, mais ils ecoutaient
au loin, dans l'immense demeure, la rumeur de la fete.

Une porte de cette salle a manger etait grande ouverte. On entendait
dans la piece attenante jouer du piano. Meaulnes avanca curieusement la
tete. C'etait une sorte de petit salon-parloir; une femme ou une jeune
fille, un grand manteau marron jete sur ses epaules, tournait le dos,
jouant tres doucement des airs de rondes ou de chansonnettes. Sur le
divan, tout a cote, six ou sept petits garcons et petites filles ranges
comme sur une image, sages comme le sont les enfants lorsqu'il se fait
tard, ecoutaient. De temps en temps seulement, l'un d'eux, arc-boute sur
les poignets, se soulevait, glissait a terre et passait dans la salle a
manger: un de ceux qui avaient fini de regarder les images venait
prendre sa place.

Apres cette fete ou tout etait charmant, mais fievreux et fou, ou lui-
meme avait si follement poursuivi le grand pierrot, Meaulnes se trouvait
la plonge dans le bonheur le plus calme du monde.

Sans bruit, tandis que la jeune fille continuait a jouer, il retourna
s'asseoir dans la salle a manger, et, ouvrant un des gros livres rouges
epars sur la table, il commenca distraitement a lire.

Presque aussitot un des petits qui etaient par terre s'approcha, se
pendit a son bras et grimpa sur son genou pour regarder en meme temps
que lui; un autre en fit autant de l'autre cote. Alors ce fut un reve
comme son reve de jadis. Il put imaginer longuement qu'il etait dans sa
propre maison, marie, un beau soir, et que cet etre charmant et inconnu
qui jouait du piano, pres de lui, c'etait sa femme...



CHAPITRE XV

La rencontre.

Le lendemain matin, Meaulnes fut pret un des premiers. Comme on le lui
avait conseille, il revetit un simple costume noir, de mode passee, une
jaquette serree a la taille avec des manches bouffant aux epaules, un
gilet croise, un pantalon elargi du bas jusqu'a cacher ses fines
chaussures, et un chapeau haut de forme.

La cour etait deserte encore lorsqu'il descendit. Il fit quelques pas et
se trouva comme transporte dans une journee de printemps. Ce fut en
effet le matin le plus doux de cet hiver-la. Il faisait du soleil comme
aux premiers jours d'avril. Le givre fondait et l'herbe mouillee
brillait comme humectee de rosee. Dans les arbres, plusieurs petits
oiseaux chantaient et de temps a autre une brise tiedie coulait sur le
visage du promeneur.

Il fit comme les invites qui se sont eveilles avant le maitre de la
maison. Il sortit dans la cour du Domaine, pensant a chaque instant
qu'une voix cordiale et joyeuse allait crier derriere lui:

"Deja reveille, Augustin?..."

Mais il se promena longtemps seul a travers le jardin et la cour. La-
bas, dans le batiment principal, rien ne remuait, ni aux fenetres, ni a
la tourelle. On avait ouvert deja, cependant, les deux battants de la
ronde porte de bois. Et, dans une des fenetres du haut, un rayon de
soleil donnait, comme en ete, aux premieres heures du matin.

Meaulnes, pour la premiere fois, regardait en plein jour l'interieur de
la propriete. Les vestiges d'un mur separaient le jardin delabre de la
cour, ou l'on avait, depuis peu, verse du sable et passe le rateau. A
l'extremite des dependances qu'il habitait, c'etaient des ecuries baties
dans un amusant desordre, qui multipliait les recoins garnis
d'arbrisseaux fous et de vigne vierge. Jusque sur le Domaine deferlaient
des bois de sapins qui le cachaient a tout le pays plat, sauf vers
l'est, ou l'on apercevait des collines bleues couvertes de rochers et de
sapins encore.

Un instant, dans le jardin, Meaulnes se pencha sur la branlante barriere
de bois qui entourait le vivier; vers les bords il restait un peu de
glace mince et plissee comme une ecume. Il s'apercut lui-meme reflete
dans l'eau, comme incline sur le ciel, dans son costume d'etudiant
romantique. Et il crut voir un autre Meaulnes; non plus l'ecolier qui
s'etait evade dans une carriole de paysan, mais un etre charmant et
romanesque, au milieu d'un beau livre de prix...

Il se hata vers le batiment principal, car il avait faim. Dans la grande
salle ou il avait dine la veille, une paysanne mettait le couvert. Des
que Meaulnes se fut assis devant un des bols alignes sur la nappe, elle
lui versa le cafe en disant:

"Vous etes le premier, monsieur".

Il ne voulut rien repondre, tant il craignait d'etre soudain reconnu
comme un etranger. Il demanda seulement a quelle heure partirait le
bateau pour la promenade matinale qu'on avait annoncee.

"Pas avant une demi-heure, monsieur: personne n'est descendu encore",
fut la reponse.

Il continua donc d'errer en cherchant le lieu de l'embarcadere, autour
de la longue maison chatelaine aux ailes inegales, comme une eglise.
Lorsqu'il eut contourne l'aile sud, il apercut soudain les roseaux, a
perte de vue, qui formaient tout le paysage. L'eau des etangs venait de
ce cote mouiller le pied des murs, et il y avait, devant plusieurs
portes, de petits balcons de bois qui surplombaient les vagues
clapotantes.

Desoeuvre, le promeneur erra un long moment sur la rive sablee comme un
chemin de halage. Il examinait curieusement les grandes portes aux
vitres poussiereuses qui donnaient sur des pieces delabrees ou
abandonnees, sur des debarras encombres de brouettes, d'outils rouilles
et de pots de fleurs brises, lorsque soudain, a l'autre bout des
batiments, il entendit des pas grincer sur le sable.

C'etaient deux femmes, l'une tres vieille et courbee; l'autre, une jeune
fille, blonde, elancee, dont le charmant costume, apres tous les
deguisements de la veille, parut d'abord a Meaulnes extraordinaire.

Elles s'arreterent un instant pour regarder le paysage, tandis que
Meaulnes se disait, avec un etonnement qui lui parut plus tard bien
grossier:

"Voila sans doute ce qu'on appelle une jeune fille excentrique--peut-
etre une actrice qu'on a mandee pour la fete".

Cependant, les deux femmes passaient pres de lui et Meaulnes, immobile,
regarda la jeune fille. Souvent, plus tard, lorsqu'il s'endormait apres
avoir desesperement essaye de se rappeler le beau visage efface, il
voyait en reve passer des rangees de jeunes femmes qui ressemblaient a
celle-ci. L'une avait un chapeau comme elle et l'autre son air un peu
penche; l'autre son regard si pur; l'autre encore sa taille fine, et
l'autre avait aussi ses yeux bleus: mais aucune de ces femmes n'etait
jamais la grande jeune fille.

Meaulnes eut le temps d'apercevoir, sous une lourde chevelure blonde, un
visage aux traits un peu courts, mais dessines avec une finesse presque
douloureuse. Et comme deja elle etait passee devant lui, il regarda sa
toilette, qui etait bien la plus simple et la plus sage des toilettes...

Perplexe, il se demandait s'il allait les accompagner, lorsque la jeune
fille, se tournant imperceptiblement vers lui, dit a sa compagne:

"Le bateau ne va pas tarder, maintenant, je pense?..."

Et Meaulnes les suivit. La vieille dame, cassee, tremblante, ne cessait
de causer gaiement et de rire. La jeune fille repondait doucement. Et
lorsqu'elles descendirent sur l'embarcadere, elle eut ce meme regard
innocent et grave, qui semblait dire:

"Qui etes-vous? Que faites-vous ici? Je ne vous connais pas. Et pourtant
il me semble que je vous connais".

D'autres invites etaient maintenant epars entre les arbres, attendant.
Et trois bateaux de plaisance accostaient, prets a recevoir les
promeneurs. Un a un, sur le passage des dames, qui paraissaient etre la
chatelaine et sa fille, les jeunes gens saluaient profondement, et les
demoiselles s'inclinaient. Etrange matinee! Etrange partie de plaisir!
Il faisait froid malgre le soleil d'hiver, et les femmes enroulaient
autour de leur cou ces boas de plumes qui etaient alors a la mode...

La vieille dame resta sur la rive, et, sans savoir comment, Meaulnes se
trouva dans le meme yacht que la jeune chatelaine. Il s'accouda sur le
pont, tenant d'une main d'une main son chapeau battu par le grand vent,
et il put regarder a l'aise le jeune fille, qui s'etait assise a l'abri.
Elle aussi le regardait. Elle repondait a ses compagnes, souriait, puis
posait doucement ses yeux bleus sur lui, en tenant sa levre un peu
mordue.

Un grand silence regnait sur les berges prochaines. Le bateau filait
avec un brui calme de machine et d'eau. On eut pu se croire au coeur de
l'ete. On allait aborder, semblait-il, dans le beau jardin de quelque
maison de campagne. La jeune fille s'y promenerait sous une ombrelle
blanche. Jusqu'au soir on entendrait les tourterelles gemir... Mais
soudain une rafale glacee venait rappeler decembre aux invites de cette
etrange fete.

On aborda devant un bois de sapins. Sur le debarcadere, les passages
durent attendre un instant, serres les uns contre les autres, qu'un des
bateliers eut ouvert le cadenas de la barriere... Avec quel emoi
Meaulnes se rappelait dans la suite cette minute ou, sur le bord de
l'etang, il avait eu tres pres du sien le visage desormais perdu de la
jeune fille! Il avait regarde ce profil si pur, de tous ses yeux,
jusqu'a ce qu'ils fussent pres de s'emplir de larmes. Et il se rappelait
avoir vu, comme un secret delicat qu'elle lui eut confie, un peu de
poudre restee sur sa joue...

A terre, tout s'arrangea comme dans un reve. Tandis que les enfants
couraient avec des cris de joie, que des groupes se formaient et
s'eparpillaient a travers bois, Meaulnes s'avanca dans une allee, ou,
dix pas devant lui, marchait la jeune fille. Il se trouva pres d'elle
sans avoir eu le temps de reflechir:

"Vous etes belle", dit-il simplement.

Mais elle hata le pas et, sans repondre, prit une allee transversale.
D'autres promeneurs couraient, jouaient a travers les avenues, chacun
errant a sa guise, conduit seulement par sa libre fantaisie. Le jeune
homme se reprocha vivement ce qu'il appelait sa balourdise, sa
grossierete, sa sottise. Il errait au hasard, persuade qu'il ne
reverrait plus cette gracieuse creature, lorsqu'il l'apercut soudain
venant a sa rencontre et forcee de passer pres de lui dans l'etroit
sentier. Elle ecartait de ses deux mains nues les plis de son grand
manteau. Elle avait des souliers noirs tres decouverts. Ses chevilles
etaient si fines qu'elles pliaient par instants et qu'on craignait de
les voir se briser.

Cette fois, le jeune homme salua, en disant tres bas:

"Voulez-vous me pardonner?

--Je vous pardonne, dit-elle gravement. Mais il faut que je rejoigne les
enfants, puisqu'ils sont les maitres aujourd'hui. Adieu".

Augustin la supplia de rester un instant encore. Il lui parlait avec
gaucherie, mais d'un ton si trouble, si plein de desarroi, qu'elle
marcha plus lentement et l'ecouta.

"Je ne sais meme pas qui vous etes", dit-elle enfin. Elle prononcait
chaque mot d'un ton uniforme, en appuyant de la meme facon sur chacun,
mais en disant plus doucement le dernier... Ensuite elle reprenait son
visage immobile, sa bouche un peu mordue, et ses yeux bleus regardaient
fixement au loin.

"Je ne sais pas non plus votre nom", repondit Meaulnes.

Ils suivaient maintenant un chemin decouvert, et l'on voyait a quelque
distance les invites se presser autour d'une maison isolee dans la
pleine campagne.

"Voici la 'maison de Frantz'", dit la jeune fille; il faut que je vous
quitte..."

Elle hesita, le regarda un instant en souriant et dit:

"Mon nom?... Je suis mademoiselle Yvonne de Galais..."

Et elle s'echappa.

La "maison de Frantz' etait alors inhabitee. Mais Meaulnes la trouva
envahie jusqu'aux greniers par la foule des invites. Il n'eut guere le
loisir d'ailleurs d'examiner le lieu ou il se trouvait: on dejeuna en
hate d'un repas froid emporte dans les bateaux, ce qui etait fort peu de
saison, mais les enfants en avaient decide ainsi, sans doute; et l'on
repartit. Meaulnes s'approcha de Mlle de Galais des qu'il la vit sortir
et, repondant a ce qu'elle avait dit tout a l'heure:

"Le nom que je vous donnais etait plus beau, dit-il.

--Comment? Quel etait ce nom?" fit-elle, toujours avec la meme gravite.

Mais il eut peur d'avoir dit une sottise et ne repondit rien.

"Mon nom a moi est Augustin Meaulnes, continua-t-il, et je suis
etudiant.

--Oh! vous etudiez?" dit-elle. Et ils parlerent un instant encore. Ils
parlerent lentement, avec bonheur,--avec amitie. Puis l'attitude de la
jeune fille changea. Moins hautaine et moins grave, maintenant, elle
parut aussi plus inquiete. On eut dit qu'elle redoutait ce que Meaulnes
allait dire et s'en effarouchait a l'avance. Elle etait aupres de lui
toute fremissante, comme une hirondelle un instant posee a terre et qui
deja tremble du desir de reprendre son vol.

"A quoi bon? A quoi bon?" repondait-elle doucement aux projets que
faisait Meaulnes.

Mais lorsqu'enfin il osa lui demander la permission de revenir un jour
vers ce beau domaine:

"Je vous attendrai", repondit-elle simplement.

Ils arrivaient en vue de l'embarcadere. Elle s'arreta soudain et dit
pensivement:

"Nous sommes deux enfants; nous avons fait une folie. Il ne faut pas que
nous montions cette fois dans le meme bateau. Adieu, ne me suivez pas".

Meaulnes resta un instant interdit, la regardant partir. Puis il se
reprit a marcher. Et alors le jeune fille, dans le lointain, au moment
de se perdre a nouveau dans la foule des invites, s'arreta et, se
tournant vers lui, pour la premiere fois le regarda longuement. Etait-ce
un dernier signe d'adieu? Etait-ce pour lui defendre de l'accompagner?
Ou peut-etre avait-elle quelque chose encore a lui dire?...

Des qu'on fut rentre au Domaine, commenca, derriere la ferme, dans une
grande prairie en pente, la course des poneys. C'etait la derniere
partie de la fete. D'apres toutes les previsions, les fiances devaient
arriver a temps pour y assister et ce serait Frantz qui dirigeait tout.

On dut pourtant commencer sans lui. Les garcons en costumes de jockeys,
les fillettes en ecuyeres, amenaient les uns, de fringants poneys
enrubannes, les autres, de tres vieux chevaux dociles. Au milieu des
cris, des rires enfantins, des paris et des longs coups de cloche, on se
fut cru transporte sur la pelouse verte et taillee de quelque champ de
courses en miniature.

Meaulnes reconnut Daniel et les petites filles aux chapeaux a plumes,
qu'il avait entendus la veille dans l'allee du bois... Le reste du
spectacle lui echappa, tant il etait anxieux de retrouver dans la foule
le gracieux chapeau de roses et le grand manteau marron. Mais Mlle de
Galais ne parut pas. Il la cherchait encore lorsqu'une volee de coups de
cloche et des cris de joie annoncerent la fin des courses. Une petite
fille sur une vieille jument blanche avait remporte la victoire. Elle
passait triomphalement sur sa monture et le panache de son chapeau
flottait au vent.

Puis soudain tout se tut. Les jeux etaient finis et Frantz n'etait pas
de retour. On hesita un instant; on se concerta avec embarras. Enfin,
par groupes, on regagna les appartements, pour attendre, dans
l'inquietude et le silence, le retour des fiances.



CHAPITRE XVI

Frantz de Galais.

La course avait fini trop tot. Il etait quatre heures et demie et il
faisait jour encore, lorsque Meaulnes se retrouva dans sa chambre, la
tete pleine des evenements de son extraordinaire journee. Il s'assit
devant la table, desoeuvre, attendant le diner et la fete qui devait
suivre.

De nouveau soufflait le grand vent du premier soir. On l'entendait
gronder comme un torrent ou passer avec le sifflement appuye d'une chute
d'eau. Le tablier de la cheminee battait de temps a autre.

Pour la premiere fois, Meaulnes sentit en lui cette legere angoisse qui
vous saisit a la fin des trop belles journees. Un instant il pensa a
allumer du feu; mais il essaya vainement de lever le tablier rouille de
la cheminee. Alors il se prit a ranger dans la chambre; il accrocha ses
beaux habits aux portemanteaux, disposa le long du mur les chaises
bouleversees, comme s'il eut tout voulu preparer la pour un long sejour.

Cependant songeant qu'il devait se tenir toujours pret a partir, il plia
soigneusement sur le dossier d'une chaise, comme un costume de voyage,
sa blouse et ses autres vetements de collegien; sous la chaise, il mit
ses souliers ferres pleins de terre encore.

Puis il revint s'asseoir et regarda autour de lui, plus tranquille, sa
demeure qu'il avait mise en ordre.

De temps a autre une goutte de pluie venait rayer la vitre qui donnait
sur la cour aux voitures et sur le bois de sapins. Apaise, depuis qu'il
avait range son appartement, le grand garcon se sentit parfaitement
heureux. Il etait la, mysterieux, etranger, au milieu de ce monde
inconnu, dans la chambre qu'il avait choisie. Ce qu'il avait obtenu
depassait toutes ses esperances. Et il suffisait maintenant a sa joie de
se rappeler ce visage de jeune fille, dans le grand vent, qui se
tournait vers lui...

Durant cette reverie, la nuit etait tombee sans qu'il songeat meme a
allumer les flambeaux. Un coup de vent fit battre la porte de l'arriere-
chambre qui communiquait avec la sienne et dont la fenetre donnait aussi
sur la cour aux voitures. Meaulnes allait la refermer, lorsqu'il apercut
dans cette piece une lueur, comme celle d'une bougie allumee sur la
table. Il avanca la tete dans l'entrebaillement de la porte. Quelqu'un
etait entre la, par la fenetre sans doute, et se promenait de long en
large, a pas silencieux. Autant qu'on pouvait voir, c'etait un tres
jeune homme. Nu-tete, une pelerine de voyage sur les epaules, il
marchait sans arret, comme affole par une douleur insupportable. Le vent
de la fenetre qu'il avait laissee grande ouverte faisait flotter sa
pelerine et, chaque fois qu'il passait pres de la lumiere, on voyait
luire des boutons dores sur sa fine redingote.

Il sifflait quelque chose entre ses dents, une espece d'air marin, comme
en chantent, pour s'egayer le coeur, les matelots et les filles dans les
cabarets des ports...

Un instant, au milieu de sa promenade agitee, il s'arreta et se pencha
sur la table, chercha dans une boite, en sortit plusieurs feuilles de
papier... Meaulnes vit, de profil, dans la lueur de la bougie, un tres
fin, tres aquilin visage sans moustache sous une abondante chevelure que
partageait une raie de cote. Il avait cesse de siffler. Tres pale, les
levres entr'ouvertes, il paraissait a bout de souffle, comme s'il avait
recu au coeur un coup violent.

Meaulnes hesitait s'il allait, par discretion, se retirer, ou s'avancer,
lui mettre doucement, en camarade, la main sur l'epaule, et lui parler.
Mais l'autre leva la tete et l'apercut. Il le considera une seconde,
puis, sans s'etonner, s'approcha et dit, affermissant sa voix:

"Monsieur, je ne vous connais pas. Mais je suis content de vous voir.
Puisque vous voici, c'est a vous que je vais expliquer... Voila!..."

Il paraissait completement desempare. Lorsqu'il eut dit: "Voila", il
prit Meaulnes par le revers de sa jaquette, comme pour fixer son
attention. Puis il tourna la tete vers la fenetre, comme pour reflechir
a ce qu'il allait dire, cligna des yeux--et Meaulnes comprit qu'il
avait une forte envie de pleurer.

Il ravala d'un coup toute cette peine d'enfant, puis, regardant toujours
fixement la fenetre, il reprit d'une voix alteree:

"Eh bien, voila: c'est fini; la fete est finie. Vous pouvez descendre le
leur dire. Je suis rentre tout seul. Ma fiancee ne viendra pas. Par
scrupule, par crainte, par manque de foi... d'ailleurs, monsieur, je
vais vous expliquer..."

Mais il ne put continuer; tout son visage se plissa. Il n'expliqua rien.
Se detournant soudain, il s'en alla dans l'ombre ouvrir et refermer des
tiroirs pleins de vetements et de livres.

"Je vais m'appreter pour repartir, dit-il. Qu'on ne me derange pas".

Il placa sur la table divers objets, un necessaire de toilette, un
pistolet...

Et Meaulnes, plein de desarroi, sortit sans oser lui dire un mot ni lui
serrer la main.

En bas, deja, tout le monde semblait avoir pressenti quelque chose.
Presque toutes les jeunes filles avaient change de robe. Dans le
batiment principal le diner avait commence, mais hativement, dans le
desordre, comme a l'instant d'un depart.

Il se faisait un continuel va-et-vient de cette grande cuisine-salle a
manger aux chambres du haut et aux ecuries. Ceux qui avaient fini
formaient des groupes ou l'on se disait au revoir.

"Que se passe-t-il? demanda Meaulnes a un garcon de campagne, qui se
hatait de terminer son repas, son chapeau de feutre sur la tete et sa
serviette fixee a son gilet.

--Nous partons, repondit-il. Cela s'est decide tout d'un coup. A cinq
heures, nous nous sommes trouves seuls, tous les invites ensemble. Nous
avions attendu jusqu'a la derniere limite. Les fiances ne pouvaient plus
venir? Quelqu'un a dit: "Si nous partions..." Et tout le monde s'est
apprete pour le depart".

Meaulnes ne repondit pas. Il lui etait egal de s'en aller maintenant.
N'avait-il pas ete jusqu'au bout de son aventure?... N'avait-il pas
obtenu cette fois tout ce qu'il desirait? C'est a peine s'il avait eu le
temps de repasser a l'aise dans sa memoire toute la belle conversation
du matin. Pour l'instant, il ne s'agissait que de partir. Et bientot, il
reviendrait--sans tricherie, cette fois...

"Si vous voulez venir avec nous, continua l'autre, qui etait un garcon
de son age, hatez-vous d'aller vous mettre en tenue. Nous attelons dans
un instant".

Il partit au galop, laissant la son repas commence et negligeant de dire
aux invites ce qu'il savait. Le parc, le jardin et la cour etaient
plonges dans une obscurite profonde. Il n'y avait pas, ce soir-la, de
lanternes aux fenetres. Mais comme, apres tout, ce diner ressemblait au
dernier repas des fins de noces, les moins bons de invites, qui peut-
etre avaient bu, s'etaient mis a chanter. A mesure qu'il s'eloignait,
Meaulnes entendait monter leurs airs de cabaret, dans ce parc qui depuis
deux jours avait tenu tant de grace et de merveilles. Et c'etait le
commencement du desarroi et de la devastation. Il passa pres du vivier
ou le matin meme il s'etait mire. Comme tout paraissait change deja...--
avec cette chanson, reprise en choeur, qui arrivait par bribes:

D'ou donc que tu reviens, petite libertine? Ton bonnet est dechire Tu es
bien mal coiffee...

et cet autre encore:

Mes souliers sont rouges... Adieu, mes amours... Mes souliers sont
rouges... Adieu, sans retour!

Comme il arrivait au pied de l'escalier de sa demeure isolee, quelqu'un
en descendait qui le heurta dans l'ombre et lui dit:

"Adieu, monsieur!"

et, s'enveloppant dans sa pelerine comme s'il avait tres froid,
disparut. C'etait Franz Galais.

La bougie que Frantz avait laissee dans sa chambre brulait encore. Rien
n'avait ete derange. Il y avait seulement, ecrits sur une feuille de
papier a lettres placee en evidence, ces mots:

Ma fiancee a disparu, me faisant dire qu'elle ne pouvait pas etre ma
femme; qu'elle etait une couturiere et non pas une princesse. Je ne sais
que devenir. Je m'en vais. Je n'ai plus envie de vivre. Qu'Yvonne me
pardonne si je ne lui dis pas adieu, mais elle ne pourrait rien pour
moi...

C'etait la fin de la bougie, dont la flamme vacilla, rampa une seconde
et s'eteignit. Meaulnes rentra dans sa propre chambre et ferma la porte.
Malgre l'obscurite, il reconnut chacune des choses qu'il avait rangees
en plein jour, en plein bonheur, quelques heures auparavant. Piece par
piece, fidele, il retrouva tout son vieux vetement miserable, depuis ses
godillots jusqu'a sa grossiere ceinture a boucle de cuivre. Il se
deshabilla et se rhabilla vivement, mais, distraitement, deposa sur une
chaise ses habits d'emprunt, se trompant de gilet.

Sous les fenetres, dans la cour aux voitures, un remue-menage avait
commence. On tirait, on appelait, on poussait, chacun voulant defaire sa
voiture de l'inextricable fouillis ou elle etait prise. De temps en
temps un homme grimpait sur le siege d'une charrette, sur la bache d'une
grande carriole et faisait tourner sa lanterne. La lueur du falot venait
frapper la fenetre: un instant, autour de Meaulnes, la chambre
maintenant familiere, ou toutes choses avaient ete pour lui si amicales,
palpitait, revivait... Et c'est ainsi qu'il quitta, refermant
soigneusement la porte, ce mysterieux endroit qu'il ne devait sans doute
jamais revoir.



CHAPITRE XVII

La fete etrange (fin).

Deja, dans la nuit, une file de voitures roulait lentement vers la
grille du bois. En tete, un homme revetu d'une peau de chevre, une
lanterne a la main, conduisait par la bride le cheval du premier
attelage.

Meaulnes avait hate de trouver quelqu'un qui voulut bien se charger de
lui. Il avait hate de partir. Il apprehendait, au fond du coeur, de se
trouver soudain seul dans le Domaine, et que sa supercherie fut
decouverte.

Lorsqu'il arriva devant le batiment principal les conducteurs
equilibraient la charge des dernieres voitures. On faisait lever tous
les voyageurs pour rapprocher ou reculer les sieges, et les jeunes
filles enveloppees dans des fichus se levaient avec embarras, les
couvertures tombaient a leurs pieds et l'on voyait les figures inquietes
de celles qui baissaient leur tete du cote des falots.

Dans un de ces voituriers, Meaulnes reconnut le jeune paysan qui tout a
l'heure avait offert de l'emmener:

"Puis-je monter? lui cria-t-il.

--Ou vas-tu, mon garcon? repondit l'autre qui ne le reconnaissait plus.

--Du cote de Sainte-Agathe.

--Alors il faut demander une place a Maritain" Et voila le grand ecolier
cherchant parmi les voyageurs attardes ce Maritain inconnu. On le lui
indiqua parmi les buveurs qui chantaient dans la cuisine.

"C'est un 'amusard', lui dit-on. Il sera encore la a trois heures du
matin".

Meaulnes songea un instant a la jeune fille inquiete, pleine de fievre
et de chagrin, qui entendrait chanter dans le Domaine, jusqu'au milieu
de la nuit, ces paysans avines. Dans quelle chambre etait-elle? Ou etait
sa fenetre, parmi ces batiments mysterieux? Mais rien ne servirait a
l'ecolier de s'attarder. Il fallut partir. Une fois rentre a Sainte-
Agathe, tout deviendrait plus clair; il cesserait d'etre un ecolier
evade; de nouveau il pourrait songer a la jeune chatelaine.

Une a une, les voitures s'en allaient; les roues grincaient sur le sable
de la grande allee. Et, dans la nuit, on les voyait tourner et
disparaitre, chargees de femmes emmitouflees, d'enfants dans des fichus,
qui deja s'endormaient. Une grande carriole encore; un char a bancs, ou
les femmes etaient serrees epaule contre epaule, passa, laissant
Meaulnes interdit, sur le seuil de la demeure. Il n'allait plus rester
bientot qu'une vieille berline que conduisait un paysan en blouse.

"Vous pouvez monter, repondit-il aux explications d'Augustin, nous
allons dans cette direction".

Peniblement Meaulnes ouvrit la portiere de la vieille guimbarde, dont la
vitre trembla et les gonds crierent. Sur la banquette, dans un coin de
la voiture, deux tout petits enfants, un garcon et une fille, dormaient.
Ils s'eveillerent au bruit et au froid, se detendirent, regarderent
vaguement, puis en frissonnant se renfoncerent dans leur coin et se
rendormirent.

Deja la vieille voiture partait. Meaulnes referma plus doucement la
portiere et s'installa avec precaution dans l'autre coin; puis,
avidement, s'efforca de distinguer a travers la vitre les lieux qu'il
allait quitter et la route par ou il etait venu: il devina, malgre la
nuit, que la voiture traversait la cour et le jardin, passait devant
l'escalier de sa chambre, franchissait la grille et sortait du Domaine
pour entrer dans les bois. Fuyant le long de la vitre, on distinguait
vaguement les troncs des vieux sapins.

"Peut-etre rencontrerons-nous Frantz de Galais", se disait Meaulnes, le
coeur battant.

Brusquement, dans le chemin etroit, la voiture fit un ecart pour ne pas
heurter un obstacle. C'etait, autant qu'on pouvait deviner dans la nuit
a ses formes massives, une roulotte arretee presque au milieu du chemin
et qui avait du rester la, a proximite de la fete, durant ces derniers
jours.

Cet obstacle franchi, les chevaux repartis au trot, Meaulnes commencait
a se fatiguer de regarder a la vitre, s'efforcant vainement de percer
l'obscurite environnante, lorsque soudain, dans la profondeur du bois,
il y eut un eclair, suivi d'une detonation. Les chevaux partirent au
galop et Meaulnes ne sut pas d'abord si le cocher en blouse s'efforcait
de les retenir ou, au contraire, les excitait a fuir. Il voulut ouvrir
la portiere. Comme la poignee se trouvait a l'exterieur, il essaya
vainement de baisser la glace, la secoua... Les enfants, reveilles en
peur, se serraient l'un contre l'autre, sans rien dire. Et tandis qu'il
secouait la vitre, le visage colle au carreau, il apercut, grace a un
coude du chemin, une forme blanche qui courait. C'etait, hagard et
affole, le grand pierrot de la fete, le bohemien en tenue de mascarade,
qui portait dans ses bras un corps humain serre contre sa poitrine. Puis
tout disparut.

Dans la voiture qui fuyait au grand galop a travers la nuit, les deux
enfants s'etaient rendormis. Personne a qui parler des evenements
mysterieux de ces deux jours. Apres avoir longtemps repasse dans son
esprit tout ce qu'il avait vu et entendu, plein de fatigue et le coeur
gros, le jeune homme lui aussi s'abandonna au sommeil, comme un enfant
triste...

Ce n'etait pas encore le petit jour lorsque, la voiture s'etant arretee
sur la route, Meaulnes fut reveille par quelqu'un qui cognait a la
vitre. Le conducteur ouvrit peniblement la portiere et cria, tandis que
le vent froid de la nuit glacait l'ecolier jusqu'aux os:

"Il va falloir descendre ici. Le jour se leve. Nous allons prendre la
traverse. Vous etes tout pres de Sainte-Agathe".

A demi replie, Meaulnes obeit, chercha vaguement, d'un geste
inconscient, sa casquette, qui avait roule sous les pieds des deux
enfants endormis, dans le coin le plus sombre de la voiture, puis il
sortit en se baissant.

"Allons, au revoir, dit l'homme en remontant sur son siege. Vous n'avez
plus que six kilometres a faire. Tenez, la borne est la, au bord du
chemin".

Meaulnes, qui ne s'etait pas encore arrache de son sommeil, marcha
courbe en avant, d'un pas lourd, jusqu'a la borne et s'y assit, les bras
croises, la tete inclinee, comme pour se rendormir.

"Ah! non, cria le voiturier. Il ne faut pas vous endormir la. Il fait
trop froid. Allons, debout, marchez un peu..."

Vacillant comme un homme ivre, le grand garcon, les mains dans ses
poches, les epaules rentrees, s'en alla lentement sur le chemin de
Sainte-Agathe; tandis que, dernier vestige de la fete mysterieuse, la
vieille berline quittait le gravier de la route et s'eloignait, cahotant
en silence, sur l'herbe de la traverse. On ne voyait plus que le chapeau
du conducteur, dansant au-dessus des clotures...



DEUXIEME PARTIE

CHAPITRE PREMIER

Le Grand Jeu.

Le grand vent et le froid, la pluie ou la neige, l'impossibilite ou nous
etions de mener a bien de longues recherches nous empecherent, Meaulnes
et moi de reparler du Pays perdu avant la fin de l'hiver. Nous ne
pouvions rien commencer de serieux, durant ces breves journees de
fevrier, ces jeudis sillonnes de bourrasques, qui finissaient
regulierement vers cinq heures par une morne pluie glacee.

Rien ne nous rappelait l'aventure de Meaulnes sinon ce fait etrange que
depuis l'apres-midi de son retour nous n'avions plus d'amis. Aux
recreations, les memes jeux qu'autrefois s'organisaient, mais Jasmin ne
parlait jamais plus au grand Meaulnes. Le soir, aussitot la classe
balayee, la cour se vidait comme au temps ou j'etais seul, et je voyais
errer mon compagnon, du jardin au hangar et de la cour a la salle a
manger.

Les jeudis matins, chacun de nous installe sur le bureau d'une des deux
salles de classe, nous lisions Rousseau et Paul-Louis Courier que nous
avions deniches dans les placards, entre des methodes d'anglais et des
cahiers de musique finement recopies. L'apres-midi, c'etait quelque
visite qui nous faisait fuir l'appartement; et nous regagnions
l'ecole... Nous entendions parfois des groupes de grands eleves qui
s'arretaient un instant, comme par hasard, devant le grand portail, le
heurtaient en jouant a des jeux militaires incomprehensibles et puis
s'en allaient... Cette triste vie se poursuivit jusqu'a la fin de
fevrier. Je commencais a croire que Meaulnes avait tout oublie,
lorsqu'une aventure, plus etrange que les autres, vint me prouver que je
m'etais trompe et qu'une crise violente se preparait sous la surface
morne de cette vie d'hiver.

Ce fut justement un jeudi soir, vers la fin du mois, que la premiere
nouvelle du Domaine etrange, la premiere vague de cette aventure dont
nous ne reparlions pas arriva jusqu') nous. Nous etions en pleine
veillee. Mes grands-parents repartis, restaient seulement avec nous
Millie et mon pere, qui ne se doutaient nullement de la sourde facherie
par quoi toute la classe etait divisee en deux clans.

A huit heures, Millie qui avait ouvert la porte pour jeter dehors les
miettes du repas fit:

"Ah!"

d'une voix si claire que nous nous approchames pour regarder. Il y avait
sur le seuil une couche de neige... Comme il faisait tres sombre, je
m'avancai de quelques pas dans la cour pour voir si la couche etait
profonde. Je sentis des flocons legers qui me glissaient sur la figure
et fondaient aussitot. On me fit rentrer tres vite et Millie ferma la
porte frileusement.

A neuf heures nous nous disposions a monter nous coucher; ma mere avait
deja la lampe a la main, lorsque nous entendimes tres nettement deux
grands coups lances a toute volee dans le portail, a l'autre bout de la
cour. Elle replaca la lampe sur la table et nous restames tous debout,
aux aguets, l'oreille tendue.

Il ne fallait pas songer a aller voir ce qui se passait. Avant d'avoir
traverse seulement la moitie de la cour, la lampe eut ete eteinte et le
verre brise. Il y eut un cour silence et mon pere commencait a dire que
"c'etait sans doute...", lorsque, tout juste sous la fenetre de la salle
a manger, qui donnait, je l'ai dit, sur la route de La Gare, un coup de
sifflet partit, strident et tres prolonge, qui dut s'entendre jusque
dans la rue de l'eglise. Et, immediatement, derriere la fenetre, a peine
voiles par les carreaux, pousses par des gens qui devaient etre montes a
la force des poignets sur l'appui exterieur, eclaterent des cris
percants.

"Amenez-le! Amenez-le!"

A l'autre extremite du batiment, les memes cris repondirent. Ceux-la
avaient du passer par le champ du pere Martin; ils devaient etre grimpes
sur le mur bas qui separait le champ de notre cour.

Puis, vociferes a chaque endroit par huit ou dix inconnus aux voix
deguisees, les cris de: "Amenez-le!" eclaterent successivement--sur le
toit du cellier qu'ils avaient du atteindre en escaladant un tas de
fagots adosse au mur exterieur--sur un petit mur qui joignait le hangar
au portail et dont la crete arrondie permettait de se mettre commodement
a cheval--sur le mur grille de la route de La Gare ou l'on pouvait
facilement monter... Enfin, par derriere, dans le jardin, une troupe
retardataire arriva, qui fit la meme sarabande, criant cette fois:

"A l'abordage!"

Et nous entendions l'echo de leurs cris resonner dans les salles de
classe vides, dont ils avaient ouvert les fenetres.

Nous connaissions si bien, Meaulnes et moi, les detours et les passages
de la grande demeure, que nous voyions tres nettement, comme sur un
plan, tous les points ou ces gens inconnus etaient en train de
l'attaquer.

A vrai dire, ce fut seulement au tout premier instant que nous eumes de
l'effroi. Le coup de sifflet nous fit penser tous les quatre a une
attaque de rodeurs et de bohemiens. Justement il y avait depuis une
quinzaine, sur la place, derriere l'eglise, un grand malandrin et un
jeune garcon a la tete serree dans des bandages. Il y avait aussi, chez
les charrons et les marechaux, des ouvriers qui n'etaient pas du pays.

Mais, des que nous eumes entendu les assaillants crier, nous fumes
persuades que nous avions affaire a des gens--et probablement a des
jeunes gens--du bourg. Il y avait meme certainement des gamins--on
reconnaissait leurs voix suraigues--dans la troupe qui se jetait a
l'assaut de notre demeure comme a l'abordage d'un navire.

"Ah! bien, par exemple..." s'ecria mon pere.

Et Millie demanda a mi-voix:

"Mais qu'est-ce que cela veut dire?" lorsque soudain les voix du portail
et du mur grille--puis celle de la fenetre--s'arreterent. Deux coups
de sifflet partirent derriere la croisee. Les cris des gens grimpes sur
le cellier, comme ceux des assaillants du jardin, decrurent
progressivement, puis cesserent; nous entendimes, le long du mur de la
salle a manger le frolement de toute la troupe qui se retirait en hate
et dont les pas etaient amortis par la neige.

Quelqu'un evidemment les derangeait. A cette heure ou tout dormait, ils
avaient pense mener en paix leur assaut contre cette maison isolee a la
sortie du bourg. Mais voici qu'on troublait leur plan de campagne.

A peine avions-nous eu le temps de nous ressaisir--car l'attaque avait
ete soudaine comme un abordage bien conduit--et nous disposions-nous a
sortir, que nous entendimes une voix connue appeler a la petite grille:

"Monsieur Seurel! Monsieur Seurel!"

C'etait M. Pasquier, le boucher. Le gros petit homme racla ses sabots
sur le seuil, secoua sa courte blouse saupoudree de neige et entra. Il
se donnait l'air finaud et effare de quelqu'un qui a surpris tout le
secret d'une mysterieuse affaire:

"J'etais dans ma cour, qui donne sur la place des Quatre-Routes.
J'allais fermer l'etable des chevaux. Tout d'un coup; dresses sur la
neige, qu'est-ce que je vois: deux grands gars qui semblaient faire
sentinelle ou guetter quelque chose. Ils etaient vers la croix. Je
m'avance: je fais deux pas--Hip! les voila partis au grand galop du
cote de chez vous. Ah! je n'ai pas hesite, j'ai pris mon falot et j'ai
dit: Je vais aller raconter ca a M. Seurel..."

Et le voila qui recommence son histoire:

"J'etais dans la cour derriere chez moi..." Sur ce, on lui offre une
liqueur, qu'il accepte, et on lui demande des details qu'il est
incapable de fournir.

Il n'avait rien vu en arrivant a la maison. Toutes les troupes mises en
eveil par les deux sentinelles qu'il avait derangees s'etaient eclipsees
aussitot. Quant a dire qui ces estafettes pouvaient etre...

"Ca pourrait bien etre des bohemiens, avancait-il. Depuis bientot un
mois qu'ils sont sur la place, a attendre le beau temps pour jouer la
comedie, ils ne sont pas sans avoir organise quelque mauvais coup".

Tout cela ne nous avancait guere et nous restions debout, fort perplexes
tandis que l'homme sirotait la liqueur et de nouveau mimait son
histoire, lorsque Meaulnes, qui avait ecoute jusque-la fort
attentivement, prit par terre le falot du boucher et decida:

"Il faut aller voir!"

Il ouvrit la porte et nous le suivimes, M. Seurel, M. Pasquier et moi.

Millie, deja rassuree, puisque les assaillants etaient partis, et, comme
tous les gens ordonnes et meticuleux, fort peu curieuse de sa nature,
declara:

"Allez-y si vous voulez. Mais fermez la porte et prenez la clef. Moi, je
vais me coucher. Je laisserai la lampe allumee".



CHAPITRE II

Nous tombons dans une embuscade.

Nous partimes sur la neige, dans un silence absolu. Meaulnes marchait en
avant, projetant la lueur en eventail de sa lanterne grillagee... A
peine sortions-nous par le grand portail que, derriere la bascule
municipale, qui s'adossait au mur de notre preau, partirent d'un seul
coup, comme perdreaux surpris, deux individus encapuchonnes. Soit
moquerie, soit plaisir cause par l'etrange jeu qu'ils jouaient la, soit
excitation nerveuse et peur d'etre rejoints, ils dirent en courant deux
ou trois paroles coupees de rires.

Meaulnes laissa tomber sa lanterne dans la neige, en me criant:

"Suis-moi, Francois!..."

Et laissant la les deux hommes ages incapables de soutenir une pareille
course, nous nous lancames a la poursuite des deux ombres, qui, apres
avoir un instant contourne le bas du bourg, en suivant le chemin de la
Vieille-Planche, remonterent deliberement vers l'eglise. Ils couraient
regulierement sans trop de hate et nous n'avions pas de peine a les
suivre. Ils traverserent la rue de l'eglise ou tout etait endormi et
silencieux, et s'engagerent derriere le cimetiere dans un dedale de
petites ruelles et d'impasses.

C'etait la un quartier de journaliers, de couturieres et de tisserands,
qu'on nommait les Petits-Coins. Nous le connaissons assez mal et nous
n'y etions jamais venu la nuit. L'endroit etait desert le jour: les
journaliers absents, les tisserands enfermes; et durant cette nuit de
grand silence il paraissait plus abandonne, plus endormi encore que les
autres quartiers du bourg. Il n'y avait donc aucune chance pour que
quelqu'un survint et nous pretat main-forte.

Je ne connaissais qu'un chemin, entre ces petites maisons posees au
hasard comme des boites en carton, c'etait celui qui menait chez la
couturiere qu'on surnommait "la Muette". On descendait d'abord une pente
assez raide, dallee de place en place, puis apres avoir tourne deux ou
trois fois, entre des petites cours de tisserands ou des ecuries vides,
on arrivait dans une large impasse fermee par une cour de ferme depuis
longtemps abandonnee. Chez la Muette, tandis qu'elle engageait avec ma
mere une conversation silencieuse, les doigts fretillants, coupee
seulement de petits cris d'infirme, je pouvais voir par la croisee le
grand mur de la ferme, qui etait la derniere maison de ce cote du
faubourg, et la barriere toujours fermee de la cour seche, sans paille,
ou jamais rien ne passait plus...

C'est exactement ce chemin que les deux inconnus suivirent. A chaque
tournant nous craignons de les perdre, mais a ma surprise, nous
arrivions toujours au detour de la ruelle suivante avant qu'ils
l'eussent quittee. Je dis: a ma surprise, car le fait n'eut pas ete
possible, tant ces ruelles etaient courtes, s'ils n'avaient pas, chaque
fois, tandis que nous les avions perdus de vue, ralenti leur allure.

Enfin, sans hesiter, ils s'engagerent dans la rue qui menait chez la
Muette, et je criai a Meaulnes:

"Nous les tenons, c'est une impasse!"

A vrai dire, c'etaient eux qui nous tenaient... Ils nous avaient
conduits la ou ils avaient voulu. Arrives au mur, ils se retournerent
vers nous resolument et l'un des deux lanca le meme coup de sifflet que
nous avions deja par deux fois entendu, ce soir-la.

Aussitot une dizaine de gars sortirent de la cour de la ferme abandonnee
ou ils semblaient avoir ete postes pour nous attendre. Ils etaient tous
encapuchonnes, le visage enfonce dans leurs cache-nez...

Qui c'etait, nous le savions d'avance, mais nous etions bien resolus a
n'en rien dire a M. Seurel, que nos affaires ne regardaient pas. Il y
avait Delouche, Denis, Giraudat et tous les autres. Nous reconnumes dans
la lutte leur facon de se battre et leurs voix entrecoupees. Mais un
point demeurait inquietant et semblait presque effrayer Meaulnes: il y
avait la quelqu'un que nous ne connaissons pas et qui paraissait etre le
chef...

Il ne touchait pas Meaulnes: il regardait manoeuvrer ses soldats qui
avaient fort a faire et qui, traines dans la neige, deguenilles du haut
en bas, s'acharnaient contre le grand gars essouffle. Deux d'entre eux
s'etaient occupes de moi, m'avaient immobilise avec peine, car je me
debattais comme un diable. J'etais par terre, les genoux plies, assis
sur les talons; on me tenait les bras joints par derriere, et je
regardais la scene avec une intense curiosite melee d'effroi.

Meaulnes s'etait debarrasse de quatre garcons du Cours qu'il avait
degrafes de sa blouse en tournant vivement sur lui-meme et en les jetant
a toute volee dans la neige... Bien droit sur ses deux jambes, le
personnage inconnu suivait avec interet, mais tres calme, la bataille,
repetant de temps a autre d'une voix nette:

"Allez... Courage... Revenez-y... Go on my boys..."

C'etait evidemment lui qui commandait... D'ou venait-il? Ou et comment
les avait-il entraines a la bataille! Voila qui restait un mystere pour
nous. Il avait, comme les autres, le visage enveloppe dans un cache-nez,
mais lorsque Meaulnes, debarrasse de ses adversaires, s'avanca vers lui,
menacant, le mouvement qu'il fit pour y voir bien clair et faire face a
la situation decouvrit un morceau de linge blanc qui lui enveloppait la
tete a la facon d'un bandage.

C'est a ce moment que je criai a Meaulnes:

"Prends garde par derriere! Il y en a un autre".

Il n'eut pas le temps de se retourner que, de la barriere a laquelle il
tournait le dos, un grand diable avait surgi et, passant habilement son
cache-nez autour du cou de mon ami, le renversait en arriere. Aussitot
les quatre adversaires de Meaulnes qui avaient pique le nez dans la
neige revenaient a la charge pour lui immobiliser bras et jambes, lui
liaient les bras avec une corde, les jambes avec un cache-nez, et le
jeune personnage a la tete bandee fouillait dans ses poches... Le
dernier venu, l'homme au lasso, avait allume une petite bougie qu'il
protegeait de la main, et chaque fois qu'il decouvrait un papier
nouveau, le chef allait aupres de ce lumignon examiner ce qu'il
contenait. Il deplia enfin cette espece de carte couverte d'inscriptions
a laquelle Meaulnes travaillait depuis son retour et s'ecria avec joie:

"Cette fois nous l'avons. Voila le plan! Voila le guide! Nous allons
voir si ce monsieur est bien alle ou je l'imagine..."

Son acolyte eteignit la bougie. Chacun ramassa sa casquette ou sa
ceinture. Et tous disparurent silencieusement comme ils etaient venus,
me laissant libre de delier en hate mon compagnon.

"Il n'ira pas tres loin avec ce plan-la", dit Meaulnes en se levant.

Et nous repartimes lentement, car il boitait un peu. Nous retrouvames
sur le chemin de l'eglise M. Seurel et le pere Pasquier:

"Vous n'avez rien vu? dirent-ils... Nous non plus!"

Grace a la nuit profonde ils ne s'apercurent de rien. Le boucher nous
quitta et M. Seurel rentra bien vite se coucher.

Mais nous deux, dans notre chambre, a la lueur de la lampe que Millie
nous avait laissee, nous restames longtemps a rafistoler nos blouses
decousues, discutant a voix basse sur ce qui nous etait arrive, comme
deux compagnons d'armes le soir d'une bataille perdue...



CHAPITRE III

Le Bohemien a l'ecole.

Le reveil du lendemain fut penible. A huit heures et demie, a l'instant
ou M. Seurel allait donner le signal d'entrer, nous arrivames tout
essouffles pour nous mettre sur les rangs. Comme nous etions en retard,
nous nous glissames n'importe ou, mais d'ordinaire le grand Meaulnes
etait le premier de la longue file d'eleves, coude a coude, charges de
livres, de cahiers et de porte-plume, que M. Seurel inspectait.

Je fus surpris de l'empressement silencieux que l'on mit a nous faire
place vers le milieu de la file; et tandis que M. Seurel, retardant de
quelques secondes l'entree au cours, inspectait le grand Meaulnes,
j'avancai curieusement la tete, regardant a droite et a gauche pour voir
les visages de nos ennemis de la veille.

Le premier que j'apercus etait celui-la meme auquel je ne cessais de
penser, mais le dernier que j'eusse pu m'attendre a voir en ce lieu. Il
etait a la place habituelle de Meaulnes, le premier de tous, un pied sur
la marche de pierre une epaule et le coin du sac qu'il avait sur le dos
accotes au chambranle de la porte. Son visage fin, tres pale, un peu
pique de rousseur, etait penche et tourne vers nous avec une sorte de
curiosite meprisante et amusee. Il avait la tete et tout un cote de la
figure bandes de linge blanc. Je reconnaissais le chef de bande, le
jeune bohemien qui nous avait voles la nuit precedente.

Mais deja nous entrions dans la classe et chacun prenait sa place. Le
nouvel eleve s'assit pres du poteau, a la gauche du long banc dont
Meaulnes occupait, a droite, la premiere place. Giraudat, Delouche et
les trois autres du premier banc s'etaient serres les uns contre les
autres pour lui faire place, comme si tout eut ete convenu d'avance...

Souvent, l'hiver, passaient ainsi parmi nous des eleves de hasard,
mariniers pris par les glaces dans le canal, apprentis, voyageurs
immobilises par la neige. Ils restaient au cours deux jours, un mois,
rarement plus... Objets de curiosite durant la premiere heure, ils
etaient aussitot negliges et disparaissaient bien vite dans la foule des
eleves ordinaires.

ais celui-ci ne devait pas se faire aussitot oublier. Je me rappelle
encore cet etre singulier et tous les tresors etranges apportes dans ce
cartable qu'il s'accrochait au dos. Ce furent d'abord les porte-plume "a
vue" qu'il tira pour ecrire sa dictee. Dans un oeillet du manche, en
fermant un oeil, on voyait apparaitre, trouble et grossie, la basilique
de Lourdes ou quelque monument inconnu. Il en choisit un et les autres
aussitot passerent de main en main. Puis ce fut un plumier chinois
rempli de compas et d'instruments amusants qui s'en allerent par le banc
de gauche, glissant silencieusement, sournoisement, de main en main,
sous les cahiers, pour que M. Seurel ne put rien voir.

Passerent aussi des livres tout neufs, dont j'avais, avec convoitise, lu
les titres derriere la couverture des rares bouquins de notre
bibliotheque: La Teppe aux Merles, La Roche aux Mouettes, Mon ami
Benoist... Les uns feuilletaient d'une main sur leurs genoux ces
volumes, venus on ne savait d'ou, voles peut-etre, et ecrivaient la
dictee de l'autre main. D'autres faisaient tourner le compas au fond de
leurs casiers. D'autres brusquement, tandis que M. Seurel tournant le
dos continuait la dictee en marchant du bureau a la fenetre, fermaient
un oeil et se collaient sur l'autre la vue glauque et trouee de Notre-
Dame de Paris. Et l'eleve etranger, la plume a la main, son fin profil
contre le poteau gris, clignait des yeux, content de tout ce jeu furtif
qui s'organisait autour de lui.

Peu a peu cependant toute la classe s'inquieta: les objets, qu'on
"faisait passer" a mesure, arrivaient l'un apres l'autre dans les mains
du grand Meaulnes qui, negligemment, sans les regarder, les posait
aupres de lui. Il y en eut bientot un tas, mathematique et diversement
colore, comme aux pieds de la femme qui represente la Science, dans les
compositions allegoriques. Fatalement M. Seurel allait decouvrir ce
deballage insolite et s'apercevoir du manege. Il devait songer,
d'ailleurs, a faire une enquete sur les evenements de la nuit. La
presence du bohemien allait faciliter sa besogne...

Bientot, en effet, il s'arretait, surpris, devant le grand Meaulnes.

"A qui appartient tout cela? demanda-t-il en designant "tout cela" du
dos de son livre referme sur son index.

--Je n'en sais rien", repondit Meaulnes d'un ton bourru, sans lever la
tete.

Mais l'ecolier inconnu intervint:

"C'est a moi", dit-il.

Et il ajouta aussitot, avec un geste large et elegant de jeune seigneur
auquel le vieil instituteur ne sut pas resister:

"Mais je les mets a votre disposition, monsieur, si vous voulez
regarder".

Alors, en quelques secondes, sans bruit, comme pour ne pas troubler le
nouvel etat de choses qui venait de se creer, toute la classe se glissa
curieusement autour du maitre qui penchait sur ce tresor sa tete demi-
chauve, demi-frisee, et du jeune personnage bleme qui donnait avec un
air de triomphe tranquille les explications necessaires. Cependant,
silencieux a son banc, completement delaisse, le grand Meaulnes avait
ouvert son cahier de brouillons et, froncant le sourcil, s'absorbait
dans un problee difficile.

Le "quart d'heure" nous surprit dans ces occupations. La dictee n'etait
pas finie et le desordre regnait dans la classe. A vrai dire, depuis le
matin la recreation durait.

A dix heures et demie, donc, lorsque la cour sombre et boueuse fut
envahie par les eleves, on s'apercut bien vite qu'un nouveau maitre
regnait sur les jeux.

De tous les plaisirs nouveaux que le bohemien, des ce matin-la,
introduisit chez nous, je ne me rappelle que le plus sanglant: c'etait
une espece de tournoi ou les chevaux etaient les grands eleves charges
des plus jeunes grimpes sur leurs epaules.

Partages en deux groupes qui partaient des deux bouts de la cour, ils
fondaient les uns sur les autres, cherchant a terrasser l'adversaire par
la violence du choc, et les cavaliers, usant de cache-nez comme de
lassos, ou de leurs bras tendus comme de lances, s'efforcaient de
desarconner leurs rivaux. Il y en eut dont on esquivait le choc et qui,
perdant l'equilibre, allaient s'etaler dans la boue, le cavalier roulant
sous sa monture. Il y eut des ecoliers a moitie desarconnes que le
cheval rattrapait par les jambes et qui, de nouveau acharnes a la lutte,
regrimpaient sur ses epaules. Monte sur le grand Delage qui avait des
membres demesures, le poil roux et les oreilles decollees, le mince
cavalier a la tete bandee excitait les deux troupes rivales et dirigeait
malignement sa monture en riant aux eclats.

Augustin, debout sur le seuil de la classe, regardait d'abord avec
mauvaise humeur s'organiser ces jeux. Et j'etais aupres de lui, indecis.

"C'est un malin, dit-il entre ses dents, les mains dans les poches.
Venir ici, des ce matin, c'etait le seul moyen de n'etre pas soupconne.
Et M. Seurel s'y est laisse prendre!"

Il resta la un long moment, sa tete rase au vent, a maugreer contre ce
comedien qui allait faire assommer tous ces gars dont il avait ete peu
de temps auparavant le capitaine. Et, enfant paisible que j'etais, je ne
manquais pas de l'approuver.

Partout, dans tous les coins, en l'absence du maitre, se poursuivait la
lutte: les plus petits avaient fini par grimper les uns sur les autres;
ils couraient et culbutaient avant meme d'avoir recu le choc de
l'adversaire... Bientot il ne resta plus debout, au milieu de la cour,
qu'un groupe acharne et tourbillonnant d'ou surgissait par moments le
bandeau blanc du nouveau chef.

Alors le grand Meaulnes ne sut plus resister. Il baissa la tete, mit ses
mains sur ces cuisses et me cria:

"Allons-y, Francois!"

Surpris par cette decision soudaine, je sautai pourtant sans hesiter sur
ses epaules et en une seconde nous etions au fort de la melee, tandis
que la plupart des combattants, eperdus, fuyaient en criant:

"Voila Meaulnes! Voila le grand Meaulnes!"

Au milieu de ceux qui restaient il se mit a tourner sur lui-meme en me
disant:

"Etends les bras: empoigne-les comme j'ai fait cette nuit".

Et moi, grise par la bataille, certain du triomphe, j'agrippais au
passage les gamins qui se debattaient, oscillaient un instant sur les
epaules des grands et tombaient dans la boue. En moins de rien il ne
resta debout que le nouveau venu monte sur Delage; mais celui-ci, peu
desireux d'engager la lutte avec Augustin, d'un violent coup de reins en
arriere se redressa et fit descendre le cavalier blanc.

La main a l'epaule de sa monture, comme un capitaine tient le mors de
son cheval, le jeune garcon debout par terre regarda le grand Meaulnes
avec un peu de saisissement et une immense admiration:

"A la bonne heure!" dit-il.

Mais aussitot la cloche sonna, dispersant les eleves qui s'etaient
rassembles autour de nous dans l'attente d'une scene curieuse. Et
Meaulnes, depite de n'avoir pu jeter a terre son ennemi, tourna le dos
en disant, avec mauvaise humeur:

"Ce sera pour une autre fois!"

Jusqu'a midi la classe continua comme a l'approche des vacances, melee
d'intermedes amusants et de conversations dont l'ecolier-comedien etait
le centre.

Il expliquait comment, immobilises par le froid sur la place, ne
songeant pas meme a organiser des representations nocturnes, ou personne
ne viendrait, ils avaient decide que lui-meme irait au cours pour se
distraire pendant la journee, tandis que son compagnon soignerait les
oiseaux des Iles et la chevre savante. Puis il racontait leurs voyages
dans le pays environnant, alors que l'averse tombe sur le mauvais toit
de zinc de la voiture et qu'il faut descendre aux cotes pour pousser a
la roue. Les eleves du fond quittaient leur table pour venir ecouter de
plus pres. Les moins romanesques profitaient de cette occasion pour se
chauffer autour du poele. Mais bientot la curiosite les gagnait et ils
se rapprochaient du groupe bavard en tendant l'oreille, laissant une
main posee sur le couvercle du poele pour y garder leur place.

"Et de quoi vivez-vous?" demanda M. Seurel, qui suivait tout cela avec
sa curiosite un peu puerile de maitre d'ecole et qui posait une foule de
questions.

Le garcon hesita un instant, comme si jamais il ne s'etait inquiete de
ce detail.

"Mais, repondit-il, de ce que nous avons gagne l'automne precedent, je
pense. C'est Ganache qui regle les comptes".

Personne ne lui demanda qui etait Ganache. Mais moi je pensai au grand
diable qui, traitreusement, la veille au soir, avait attaque Meaulnes
par derriere et l'avait renverse...



CHAPITRE IV

Ou il est question du domaine mysterieux.

L'apres-midi ramena les memes plaisirs et, tout le long du cours, le
meme desordre et la meme fraude. Le bohemien avait apporte d'autres
objets precieux, coquillages, jeux, chansons et jusqu'a un petit singe
qui griffait sourdement l'interieur de sa gibeciere... A chaque instant
il fallait que M. Seurel s'interrompit pour examiner ce que le malin
garcon venait de tirer de son sac... Quatre heures arriverent et
Meaulnes etait le seul a avoir fini ses problemes.

Ce fut sans hate que tout le monde sortit. Il n'y avait plus, semblait-
il, entre les heures de cours et de recreation, cette dure demarcation
qui faisait la vie scolaire simple et reglee comme par la succession de
la nuit et du jour. Nous en oubliames meme de designer comme d'ordinaire
a M. Seurel, vers quatre heures moins dix, les deux eleves qui devaient
rester pour balayer la classe. Or, nous n'y manquions jamais car c'etait
une facon d'annoncer et de hater la sortie du cours.

Le hasard voulut que ce fut ce jour-la te tour du grand Meaulnes; et des
le matin j'avais, en causant avec lui, averti le bohemien que les
nouveaux etaient toujours designes d'office pour faire le second
balayeur, le jour de leur arrivee.

Meaulnes revint en classe des qu'il eut ete chercher le pain de son
gouter. Quant au bohemien, il se fit longtemps attendre et arriva le
dernier, en courant, comme la nuit commencait de tomber...

"Tu resteras dans la classe, m'avait dit mon compagnon, et pendant que
je le tiendrai, tu lui reprendras le plan qu'il m'a vole".

Je m'etais donc assis sur une petite table, aupres de la fenetre, lisant
a la derniere lueur du jour, et je les vis tous les deux deplacer en
silence les bancs de l'ecole--le grand Meaulnes, taciturne et l'air
dur, sa blouse noire boutonnee a trois boutons en arriere et sanglee a
la ceinture; l'autre, delicat, nerveux, la tete bandee comme un blesse.
Il etait vetu d'un mauvais paletot, avec des dechirures que je n'avais
pas remarquees pendant le jour. Plein d'une ardeur presque sauvage, il
soulevait et poussait les tables avec une precipitation folle, en
souriant un peu. On eut dit qu'il jouait la quelque jeu extraordinaire
dont nous ne connaissons pas le fin mot.

Ils arriverent ainsi dans le coin le plus obscur de la salle, pour
deplacer la derniere table.

En cet endroit, d'un tour de main, Meaulnes pouvait renverser son
adversaire, sans que personne du dehors eut chance de les apercevoir ou
de les entendre par les fenetres. Je ne comprenais pas qu'il laissat
echapper une pareille occasion. L'autre, revenu pres de la porte, allait
s'enfuir d'un instant a l'autre, pretextant que la besogne etait
terminee, et nous ne le reverrions plus. Le plan et tous les
renseignements que Meaulnes avait mis si longtemps a retrouver, a
concilier, a reunir, seraient perdus pour nous...

A chaque seconde j'attendais de mon camarade un signe, un mouvement, qui
m'annoncat le debut de la bataille, mais le grand garcon ne bronchait
pas. Par instants, seulement, il regardait avec une fixite etrange et
d'un air interrogatif le bandeau du bohemien, qui, dans la penombre de
la tombee de la nuit, paraissait largement tache de noir.

La derniere table fut deplacee sans que rien arrivat.

Mais au moment ou, remontant tous les deux vers le haut de la classe,
ils allaient donner sur le seuil un dernier coup de balai, Meaulnes,
baissant la tete et sans regarder notre ennemi, dit a mi-voix:

"Votre bandeau est rouge de sang et vos habits sont dechires".

L'autre le regarda un instant, non pas surpris de ce qu'il disait, mais
profondement emu de le lui entendre dire.

"Ils ont voulu, repondit-il, m'arracher votre plan tout a l'heure, sur
la place. Quand ils ont su que je voulais revenir ici balayer la classe,
ils ont compris que j'allais faire la paix avec vous, ils se sont
revoltes contre moi. Mais je l'ai tout de meme sauve", ajouta-t-il
fierement, en tendant a Meaulnes le precieux papier plie. Meaulnes se
tourna lentement vers moi:

"Tu entends? dit-il. Il vient de se battre et de se faire blesser pour
nous, tandis que nous lui tendions un piege!"

Puis cessant d'employer ce "vous" insolite chez des ecoliers de Sainte-
Agathe:

"Tu es un vrai camarade", dit-il, et il lui tendit la main.

Le comedien la saisit et demeura sans parole une seconde, tres trouble,
la voix coupee... Mais bientot avec une curiosite ardente il poursuivit:

"Ainsi vous me tendiez un piege! Que c'est amusant! Je l'avais devine et
je me disais: ils vont etre bien etonnes, quand m'ayant repris ce plan,
ils s'apercevront que je l'ai complete...

--Complete?

--Oh! attendez! Pas entierement..."

Quittant ce ton enjoue, il ajouta gravement et lentement, se rapprochant
de nous:

"Meaulnes, il est temps que je vous le dise: moi aussi je suis alle la
ou vous avez ete. J'assistais a cette fete extraordinaire. J'ai bien
pense, quand les garcons du Cours m'ont parle de votre aventure
mysterieuse, qu'il s'agissait du vieux Domaine perdu. Pour m'en assurer
je vous ai vole votre carte... Mais je suis comme vous: j'ignore le nom
de ce chateau; je ne saurais pas y retourner; je ne connais pas en
entier le chemin qui d'ici vous y conduirait".

Avec quel elan, avec quelle intense curiosite, avec quelle amitie nous
nous pressames contre lui! Avidement Meaulnes lui posait des
questions... Il nous semblait a tous deux qu'en insistant ardemment
aupres de notre nouvel ami, nous lui ferions dire cela meme qu'il
pretendait ne pas savoir.

"Vous verrez, vous verrez, repondait le jeune garcon avec un peu d'ennui
et d'embarras, je vous ai mis sur le plan quelques indications que vous
n'aviez pas... C'est tout ce que je pouvais faire".

Puis, nous voyant plein d'admiration et d'enthousiasme:

"Oh! dit-il tristement et fierement, je prefere vous avertir: je ne suis
pas un garcon comme les autres. Il y a trois mois, j'ai voulu me tirer
une balle dans la tete et c'est ce qui vous explique ce bandeau sur le
front, comme un mobile de la Seine, en 1870...

--Et ce soir, en vous battant, la plaie s'est rouverte", dit Meaulnes
avec amitie.

Mais l'autre, sans y prendre garde, poursuivit d'un ton legerement
emphatique:

--Je voulais mourir. Et puisque je n'ai pas reussi, je ne continuerai a
vivre que pour l'amusement, comme un enfant, comme un bohemien. J'ai
tout abandonne. Je n'ai plus ni pere, ni soeur, ni maison, ni amour...
Plus rien, que des compagnons de jeux.

--Ces compagnons-la vous ont deja trahi, dis-je.

--Oui, repondit-il avec animation. C'est la faute d'un certain Delouche.
Il a devine que j'allais faire cause commune avec vous. Il a demoralise
ma troupe qui etait si bien en main. Vous avez vu cet abordage, hier au
soir, comme c'etait conduit, comme ca marchait! Depuis mon enfance, je
n'avais rien organise d'aussi reussi..."

Il resta songeur un instant, et il ajouta pour nous desabuser tout a
fait sur son compte:

"Si je suis venu vers vous deux, ce soir, c'est que--je m'en suis
apercu ce matin--il y a plus de plaisir a prendre avec vous qu'avec la
bande de tous les autres. C'est ce Delouche surtout qui me deplait.
Quelle idee de faire l'homme a dix-sept ans! Rien ne me degoute
davantage... Pensez-vous que nous puissions le repincer?

--Certes, dit Meaulnes. Mais resterez-vous longtemps avec nous?

--Je ne sais. Je le voudrais beaucoup. Je suis terriblement seul. Je
n'ai que Ganache..."

Toute sa fievre, tout son enjouement etaient tombes soudain. Un instant,
il plongea dans ce meme desespoir ou sans doute, un jour, l'idee de se
tuer l'avait surpris.

"Soyez mes amis, dit-il soudain. Voyez: je connais votre secret et je
l'ai defendu contre tous. Je puis vous remettre sur la trace que vous
avez perdue..."

Et il ajouta presque solennellement:

"Soyez mes amis pour le jour ou je serais encore a deux doigts de
l'enfer comme une fois deja... Jurez-moi que vous repondrez quand je
vous appellerai--quand je vous appellerai ainsi... (et il poussa une
sorte de cri etrange: Hou-ou!...) Vous, Meaulnes, jurez d'abord!"

Et nous jurames, car, enfants que nous etions, tout ce qui etait plus
solennel et plus serieux que nature nous seduisait.

"En retour, dit-il, voici maintenant tout ce que je puis vous dire: je
vous indiquerai la maison de Paris ou la jeune fille du chateau avait
l'habitude de passer les fetes: Paques et la Pentecote, le mois de juin
et quelquefois une partie de l'hiver".

A ce moment une voix inconnue appela du grand portail, a plusieurs
reprises, dans la nuit. Nous devinames que c'etait Ganache, le bohemien,
qui n'osait pas ou ne savait comment traverser la cour. D'une voix
pressante, anxieuse, il appelait tantot tres haut, tantot presque bas:

"Hou-ou! Hou-ou!

-Dites! Dites vite!" cria Meaulnes au jeune bohemien qui avait
tressailli et qui rajustait ses habits pour partir.

Le jeune garcon nous donna rapidement une adresse a Paris, que nous
repetames a mi-voix. Puis il courut, dans l'ombre, rejoindre son
compagnon a la grille, nous laissant dans un etat de trouble
inexprimable.



CHAPITRE V

L'Homme aux espadrilles.

Cette nuit-la, vers trois heures du matin, la veuve Delouche,
l'aubergiste, qui habitait dans le milieu du bourg, se leva pour allumer
son feu. Dumas, son beau-frere, qui habitait chez elle, devait partir en
route a quatre heures, et la triste bonne femme, dont la main droite
etait recroquevillee par une brulure ancienne, se hatait dans la cuisine
obscure pour preparer le cafe. Il faisait froid. Elle mit sur sa
camisole un vieux fichu, puis tenant d'une main sa bougie allumee,
abritant la flamme de l'autre main--la mauvaise--avec son tablier
leve, elle traversa la cour encombree de bouteilles vides et de caisses
a savon, ouvrit pour y prendre du petit bois la porte du bucher qui
servait de cabane aux poules... Mais a peine avait-elle pousse la porte
que, d'un coup de casquette si violent qu'il fit ronfler l'air, un
individu surgissant de l'obscurite profonde eteignit la chandelle,
abattit du meme coup la bonne femme et s'enfuit a toutes jambes, tandis
que les poules et les coqs affoles menaient un tapage infernal.

L'homme emportait dans un sac--comme la veuve Delouche retrouvant son
aplomb s'en apercut un instant plus tard--une douzaine de ses poulets
les plus beaux.

Aux cris de sa belle-soeur, Dumas etait accouru. Il constata que le
chenapan, pour entrer, avait du ouvrir avec une fausse clef la porte de
la petite cour et qu'il s'etait enfui, sans la fermer, par le meme
chemin. Aussitot, en homme habitue aux braconniers et aux chapardeurs,
il alluma le falot de sa voiture, et le prenant d'une main, son fusil
charge de l'autre, il s'efforca de suivre la trace du voleur, trace tres
imprecise--l'individu devait etre chausse d'espadrilles--qui le mena
sur la route de La Gare puis se perdit devant la barriere d'un pre.
Force d'arreter la ses recherches, il releva la tete, s'arreta... et
entendit au loin, sur la meme route, le bruit d'une voiture lancee au
grand galop, qui s'enfuyait...

De son cote, Jasmin Delouche, le fils de la veuve, s'etait leve et,
jetant en hate un capuchon sur ses epaules, il etait sorti en chaussons
pour inspecter le bourg. Tout dormait, tout etait plonge dans
l'obscurite et le silence profond qui precedent les premieres lueurs du
jour. Arrive aux Quatre-Routes, il entendit seulement--comme son oncle
--tres loin, sur la colline des Riaudes, le bruit d'une voiture dont le
cheval devait galoper les quatre pieds leves. Garcon malin en fanfaron,
il se dit alors, comme il nous le repeta par la suite avec
l'insupportable grasseyement des faubourgs de Montlucon:

"Ceux-la sont partis vers La Gare, mais il n'est pas dit que je n'en
"chaufferai" pas d'autres, de l'autre cote du bourg".

Et il rebroussa chemin vers l'eglise, dans le meme silence nocturne.

Sur la place, dans la roulotte des bohemiens, il y avait une lumiere.
Quelqu'un de malade sans doute. Il allait s'approcher, pour demander ce
qui etait arrive, lorsqu'une ombre silencieuse, une ombre chaussee
d'espadrilles, deboucha des Petits-Coins et accourut au galop, sans rien
voir, vers le marchepied de la voiture...

Jasmin, qui avait reconnu l'allure de Ganache, s'avanca soudain dans la
lumiere et demanda a mi-voix:

"Eh bien! Qu'y a-t-il?

Hagard, echevele, edente, l'autre s'arreta, le regarda, avec un rictus
miserable cause par l'effroi et la suffocation, et repondit d'une
haleine hachee:

"C'est le compagnon qui est malade... Il s'est battu hier soir et sa
blessure s'est rouverte... Je viens d'aller chercher la soeur".

En effet, comme Jasmin Delouche, fort intrigue, rentrait chez lui pour
se recoucher, il rencontra, vers le milieu du bourg, une religieuse qui
se hatait.

Au matin, plusieurs habitants de Sainte-Agathe sortirent sur le seuil de
leurs portes avec les memes yeux bouffis et meurtris par une nuit sans
sommeil. Ce fut, chez tous, un cri d'indignation et, par le bourg, comme
une trainee de poudre.

Chez Giraudat, on avait entendu, vers deux heures du matin, une carriole
qui s'arretait et dans laquelle on chargeait en hate des paquets qui
tombaient mollement. Il n'y avait, dans la maison, que deux femmes et
elles n'avaient pas ose bouger. Au jour, elles avaient compris, en
ouvrant la basse-cour, que les paquets en question etaient les lapins et
la volaille... Millie, durant la premiere recreation, trouva devant la
porte de la buanderie plusieurs allumettes a demi brulees. On en conclut
qu'ils etaient mal renseignes sur notre demeure et n'avaient pu
entrer... Chez Perreux, chez Boujardon et chez Clement, on crut d'abord
qu'ils avaient vole aussi les cochons, mais on les retrouva dans la
matinee, occupes a deterrer des salades, dans differents jardins. Tout
le troupeau avait profite de l'occasion et de la porte ouverte pour
faire une petite promenade nocturne... Presque partout on avait enleve
la volaille; mais on s'en etait tenu la. Mme Pignot, la boulangere, qui
ne faisait pas d'elevage, cria bien toute la journee qu'on lui avait
vole son battoir et une livre d'indigo, mais le fait ne fut jamais
prouve, ni inscrit sur le proces-verbal...

Cet affolement, cette crainte, ce bavardage durerent tout le matin. En
classe, Jasmin raconta son aventure de la nuit:

"Ah! ils sont malins, disait-il. Mais si mon oncle en avait rencontre
un, il l'a bien dit: Je le fusillais comme un lapin!"

Et il ajoutait en nous regardant:

"C'est heureux qu'il n'ait pas rencontre Ganache, il etait capable de
tirer dessus. C'est tous la meme race, qu'il dit, et Dessaigne le disait
aussi".

Personne cependant ne songeait a inquieter nos nouveaux amis. C'est le
lendemain soir seulement que Jasmin fit remarquer a son oncle que
Ganache, comme leur voleur, etait chausse d'espadrilles. Ils furent
d'accord pour trouver qu'il valait la peine de dire cela aux gendarmes.
Ils deciderent donc, en grand secret, d'aller des leur premier loisir au
chef-lieu de canton prevenir le brigadier de la gendarmerie.

Durant les jours qui suivirent, le jeune bohemien, malade de sa blessure
legerement rouverte, ne parut pas.

Sur la place de l'eglise, le soir, nous allions roder, rien que pour
voir sa lampe derriere le rideau rouge de la voiture. Pleins d'angoisse
et de fievre, nous restions la, sans oser approcher de l'humble bicoque,
qui nous paraissait etre le mysterieux passage et l'anti-chambre du Pays
dont nous avions perdu le chemin.



CHAPITRE VI

Une dispute dans la coulisse.

Tant d'anxietes et de troubles divers, durant ces jours passes, nous
avaient empeches de prendre garde que mars etait venu en que le vent
avait molli. Mais le troisieme jour apres cette aventure, en descendant,
le matin, dans la cour, brusquement je compris que c'etait le printemps.
Une brise delicieuse comme une eau tiedie coulait par-dessus le mur, une
pluie silencieuse avait mouille la nuit les feuilles des pivoines; la
terre remuee du jardin avait un gout puissant, et j'entendais, dans
l'arbre voisin de la fenetre, un oiseau qui essayait d'apprendre la
musique...

Meaulnes, a la premiere recreation, parla d'essayer tout de suite
l'itineraire qu'avait precise l'ecolier-bohemien. A grand peine je lui
persuadai d'attendre que nous eussions revu notre ami, que le temps fut
serieusement au beau... que tous les pruniers de Sainte-Agathe fussent
en fleur. Appuyes contre le mur bas de la petite ruelle, les mains aux
poches et nu-tete, nous parlions et le vent tantot nous faisait
frissonner de froid, tantot, par bouffees de tiedeur, reveillait en nous
je ne sais quel vieil enthousiasme profond. Ah! frere, compagnon,
voyageur, comme nous etions persuades, tous deux, que le bonheur etait
proche, et qu'il allait suffire de se mettre en chemin pour
l'atteindre!...

A midi et demi, pendant le dejeuner, nous entendimes un roulement de
tambour sur la place des Quatre-Routes. En un clin d'oeil, nous etions
sur le seuil de la petite grille, nos serviettes a la main... C'etait
Ganache qui annoncait pour le soir, a huit heures, "vu le beau temps",
une grande representation sur la place de l'eglise. A tout hasard, "pour
se premunir contre la pluie", une tente serait dressee. Suivait un long
programma des attractions, que le vent emporta, mais ou nous pumes
distinguer vaguement "pantomimes... chansons... fantaisies
equestres...", le tout scande par de nouveaux roulements de tambour.

Pendant le diner du soir, la grosse caisse, pour annoncer la seance,
tonna sous nos fenetres et fit trembler les vitres. Bientot apres,
passerent, avec un bourdonnement de conversation, les gens des
faubourgs, par petits groupes, qui s'en allaient vers la place de
l'eglise. Et nous etions la, tous deux, forces de rester a table,
trepignant d'impatience!

Vers neuf heures, enfin, nous entendimes des frottements de pieds et des
rires etouffes a la petite grille: les institutrices venaient nous
chercher. Dans l'obscurite complete nous partimes en bande vers le lieu
de la comedie. Nous apercevions de loin le mur de l'eglise illumine
comme par un grand feu. Deux quinquets allumes devant la porte de la
baraque ondulaient au vent...

A l'interieur, des gradins etaient amenages comme dans un cirque. M.
Seurel, les institutrices, Meaulnes et moi, nous nous installames sur
les bancs les plus bas. Je revois ce lieu, qui devait etre fort etroit,
comme un cirque veritable, avec de grandes nappes d'ombre ou
s'etageaient Mme Pignot, la boulangere, et Fernande, l'epiciere, les
filles du bourg, les ouvriers marechaux, des dames, des gamins, des
paysans, d'autres gens encore.

La representation etait avancee plus qu'a moitie. On voyait sur la piste
une petite chevre savante qui bien docilement mettait ses pieds sur
quatre verres, puis sur deux, puis sur un seul. C'etait Ganache qui la
commandait doucement, a petits coups de baguette, en regardant vers nous
d'un air inquiet, la bouche ouverte les yeux morts.

Assis sur un tabouret pres de deux autres quinquets, a l'endroit ou la
piste communiquait avec la roulotte nous reconnumes, en fin maillot
noir, front bande le meneur de jeu, notre ami.

A peine etions-nous assis que bondissait sur la piste un poney tout
harnache a qui le jeune personnage blesse fit faire plusieurs tours, et
qui s'arretait toujours devant l'un de nous lorsqu'il fallait designer
la personne la plus aimable ou la plus brave de la societe; mais
toujours devant Mme Pignot lorsqu'il s'agissait de decouvrir la plus
menteuse, la plus avare ou "la plus amoureuse..." Et c'etaient autour
d'elle des rires, de cris et des coin-coin, comme dans un troupeau
d'oies que pourchasse un epagneul!...

A l'entracte, le meneur de jeu vint s'entretenir un instant avec M.
Seurel, qui n'eut pas ete plus fier d'avoir parle a Talma ou a Leotard;
et nous, nous ecoutions avec un interet passionne tout ce qu'il disait:
de sa blessure--refermee; de ce spectacle--prepare durant les longues
journees d'hiver; de leur depart--qui ne serait pas avant la fin du
mois, car ils pensaient donner jusque-la des representations variees et
nouvelles.

Le spectacle devait se terminer par une grande pantomime.

Vers la fin de l'entracte, notre ami nous quitta, et, pour regagner
l'entree de la roulotte, fut oblige de traverser un groupe qui avait
envahi la piste et au milieu duquel nous apercumes soudain Jasmin
Delouche. Les femmes et les filles s'ecarterent. Ce costume noir, cet
air blesse, etrange et brave, les avaient toutes seduites. Quant a
Jasmin, qui paraissait revenir a cet instant d'un voyage, et qui
s'entretenait a voix basse mais animee avec Mme Pignot, il etait evident
qu'une cordeliere, un col bas et des pantalons-elephant eussent fait
plus surement sa conquete... Il se tenait les pouces au revers de son
veston, dans une attitude a la fois tres fate et tres genee. Au passage
du bohemien, dans un mouvement de depit, il dit a haute voix a Mme
Pignot quelque chose que je n'entendis pas, mais certainement une
injure, un mot provocant a l'adresse de notre ami. Ce devait etre une
menace grave et inattendue, car le jeune homme ne put s'empecher de se
retourner et de regarder l'autre, qui, pour ne pas perdre contenance,
ricanait, poussait ses voisins du coude, comme pour les mettre de son
cote... Tout ceci se passa d'ailleurs en quelques secondes. Je fus sans
doute le seul de mon banc a m'en apercevoir.

Le meneur de jeu rejoignit son compagnon derriere le rideau qui masquait
l'entree de la roulotte. Chacun regagna sa place sur les gradins,
croyant que la deuxieme partie du spectacle allait aussitot commencer,
et un grand silence s'etablit. Alors, derriere le rideau, tandis que
s'apaisaient les dernieres conversations a voix basse, un bruit de
dispute monta. Nous n'entendions pas ce qui etait dit, mais nous
reconnumes les deux voix, celle du grand gars et celle du jeune homme--
la premiere qui expliquait qui se justifiait, l'autre qui gourmandait,
avec indignation et tristesse a la fois:

"Mais malheureux! disait celle-ci, pourquoi ne m'avoir pas dit..."

Et nous ne distinguions pas la suite, bien que tout le monde pretat
l'oreille. Puis tout se tut soudainement. L'altercation se poursuivit a
voix basse; et les gamins des hauts gradins commencerent a crier:

"Les lampions, le rideau!"

et a frapper du pied.



CHAPITRE VII

Le Bohemien enleve son bandeau.

Enfin glissa lentement, entre les rideaux, la face--sillonnee de rides,
tout ecarquillee tantot par la gaiete tantot par la detresse, et semee
de pains a cacheter!--d'un long pierrot en trois pieces mal articulees,
recroqueville sur son ventre come par une colique, marchant sur la
pointe des pieds comme par exces de prudence et de crainte, les mains
empetrees dans des manches trop longues qui balayaient la piste.

Je ne saurais plus reconstituer aujourd'hui le sujet de sa pantomime. Je
me rappelle seulement que des son arrivee dans le cirque, apres s'etre
vainement et desesperement retenu sur les pieds, il tomba. Il eut beau
se relever; c'etait plus fort que lui: il tombait. Il ne cessait pas de
tomber. Il s'embarrassait dans quatre chaises a la fois. Il entrainait
dans sa chute une table enorme qu'on avait apportee sur la piste. Il
finit par aller s'etaler par dela la barriere du cirque jusque sur les
pieds des spectateurs. Deux aides, racoles dans le public a grand'peine,
le tiraient par les pieds et le remettaient debout apres d'inconcevables
efforts. Et chaque fois qu'il tombait, il poussait un petit cri, varie
chaque fois, un petit cri insupportable, ou la detresse et la
satisfaction se melaient a doses egales. Au denouement, grimpe sur un
echafaudage de chaises, il fit une chute immense et tres lente, et son
ululement de triomphe strident et miserable durait aussi longtemps que
sa chute, accompagne par les cris d'effroi des femmes.

Durant la seconde partie de sa pantomime, je revois, sans bien m'en
rappeler la raison, "le pauvre pierrot qui tombe" sortant d'une de ses
manches une petite poupee bourree de son et mimant avec elle toute une
scene tragi-comique. En fin de compte, il lui faisait sortir par la
bouche tout le son qu'elle avait dans le ventre. Puis, avec de petits
cris pitoyables, il la remplissait de bouillie et, au moment de la plus
grande attention, tandis que tous les spectateurs, la levre pendante,
avaient les yeux fixes sur la fille visqueuse et crevee du pauvre
pierrot, il la saisit soudain par un bras et la lanca a toute volee, a
travers les spectateurs, sur la figure de Jasmin Delouche, dont elle ne
fit que mouiller l'oreille, pour aller ensuite s'aplatir sur l'estomac
de Mme Pignot, juste au-dessous du menton. La boulangere poussa un tel
cri, elle se renversa si fort en arriere et toutes ses voisines
l'imiterent si bien que le banc se rompit, et la boulangere, Fernande,
la triste veuve Delouche et vingt autres s'effondrerent, les jambes en
l'air, au milieu des rires, des cris et des applaudissements, tandis que
le grand clown, abattu la face contre terre, se relevait pour saluer et
dire:

"Nous avons, messieurs et mesdames, l'honneur de vous remercier!"

Mais a ce moment meme et au milieu de l'immense brouhaha, le grand
Meaulnes, silencieux depuis le debut de la pantomime et qui semblait
plus absorbe de minute en minute, se leva brusquement, me saisit par le
bras, comme incapable de se contenir, et me cria:

"Regarde le bohemien! Regarde! Je l'ai enfin reconnu".

Avant meme d'avoir regarde, comme si depuis longtemps, inconsciemment,
cette pensee couvait en moi et n'attendait que l'instant d'eclore,
j'avais devine! Debout apres d'un quinquet, a l'entre de la roulotte, le
jeune personnage inconnu avait defait son bandeau et jete sur les
epaules une pelerine. On voyait, dans la lueur fumeuse, comme naguere a
la lumiere de la bougie, dans la chambre du Domaine, un tres fin, tres
aquilin visage sans moustache. Pale, les levres entr'ouvertes, il
feuilletait hativement une sorte de petit album rouge qui devait etre un
atlas de poche. Sauf une cicatrice qui lui barrait la tempe et
disparaissait sous la masse des cheveux, c'etait, tel que me l'avait
decrit minutieusement le grand Meaulnes, le fiance du Domaine inconnu.

Il etait evident qu'il avait enleve son bandage pour etre reconnu de
nous. Mais a peine le grand Meaulnes avait-il fait ce mouvement et
pousse ce cri, que le jeune homme rentrait dans la roulotte, apres nous
avoir jete un coup d'oeil d'entente et nous avoir souri, avec une vague
tristesse, comme il souriait d'ordinaire.

"Et l'autre! disait Meaulnes avec fievre, comment ne l'ai-je pas reconnu
tout de suite! C'est le pierrot de la fete, la-bas..."

Et il descendit les gradins pour aller vers lui. Mais deja Ganache avait
coupe toutes les communications avec la piste; un a un il eteignait les
quatre quinquets du cirque, et nous etions obliges de suivre la foule
qui s'ecoulait tres lentement, canalisee entre les bancs paralleles,
dans l'ombre ou nous pietinions d'impatience.

Des qu'il fut dehors enfin, le grand Meaulnes se precipita vers la
roulotte, escalada le marchepied, frappa a la porte, mais tout etait
clos deja. Deja sans doute, dans la voiture a rideaux, comme dans celle
du poney, de la chevre et des oiseaux savants, tout le monde etait
rentre et commencait a dormir.



CHAPITRE VIII

Les gendarmes!

Il nous fallut rejoindre la troupe de messieurs et de dames qui
revenaient vers le Cours Superieur, par les rues obscures. Cette fois
nous comprenions tout. Cette grande silhouette blanche que Meaulnes
avait vue, le dernier soir de la fete, filer entre les arbres, c'etait
Ganache, qui avait recueilli le fiance desespere et s'etait enfui avec
lui. L'autre avait accepte cette existence sauvage, pleine de risques,
de jeux et d'aventures. Il lui avait semble recommencer son enfance...

Frantz de Galais nous avait jusqu'ici cache son nom et il avait feint
d'ignorer le chemin du Domaine, par peur sans doute d'etre force de
rentrer chez ses parents; mais pourquoi, ce soir-la, lui avait-il plu
soudain de se faire connaitre a nous et de nous laisser deviner la
verite tout entiere?...

Que de projets le grand Meaulnes ne fit-il pas, tandis que la troupe des
spectateurs s'ecoulait lentement a travers le bourg. Il decida que, des
le lendemain matin, qui etait un jeudi, il irait trouver Frantz. Et,
tous les deux, ils partiraient pour la-bas! Quel voyage sur la route
mouillee! Frantz expliquerait tout; tout s'arrangeait, et la
merveilleuse aventure allait reprendre la ou elle s'etait interrompue...

Quant a moi je marchais dans l'obscurite avec un gonflement de coeur
indefinissable. Tout se melait pour contribuer a ma joie, depuis le
faible plaisir que donnait l'attente du jeudi jusqu'a la tres grande
decouverte que nous venions de faire, jusqu'a la tres grande chance qui
nous etait echue. Et je me souviens que, dans ma soudaine generosite de
coeur, je m'approchai de la plus laide des filles du notaire a qui l'on
m'imposait parfois le supplice d'offrir mon bras, et spontanement je lui
donnai la main.

Amers souvenirs! Vains espoirs ecrases!

Le lendemain, des huit heures, lorsque nous debouchames tous les deux
sur la place de l'eglise, avec nos souliers bien cires, nos plaques de
ceinturons bien astiquees et nos casquettes neuves, Meaulnes, qui
jusque-la se retenait de sourire en me regardant, poussa un cri et
s'elanca vers la place vide... Sur l'emplacement de la baraque et des
voitures, il n'y avait plus qu'un pot casse et des chiffons. Les
bohemiens etaient partis...

Un petit vent qui nous parut glace soufflait. Il me semblait qu'a chaque
pas nous allions buter sur le sol caillouteux et dur de la place et que
nous allions tomber. Meaulnes, affole, fit deux fois le mouvement de
s'elancer, d'abord sur la route du Vieux-Nancay, puis sur la route de
Saint-Loup-des-Bois. Il mit sa main au-dessus de ses yeux, esperant un
instant que nos gens venaient seulement de partir. Mais que faire? Dix
traces de voitures s'embrouillaient sur la place, puis s'effacaient sur
la route dure. Il fallut rester la, inertes.

Et tandis que nous revenions, a travers le village ou la matinee du
jeudi commencait, quatre gendarmes a cheval, avertis par Delouche la
veille au soir, deboucherent au galop sur la place et s'eparpillerent a
travers les rues pour garder toutes les issues, comme des dragons qui
font la reconnaissance d'un village... Mais il etait trop tard. Ganache,
le voleur de poulets, avait fuit avec son compagnon. Les gendarmes ne
retrouverent personne, ni lui, ni ceux-la qui chargeaient dans des
voitures les chapons qu'il etranglait. Prevenu a temps par le mot
imprudent de Jasmin, Frantz avait du comprendre soudain de quel metier
son compagnon et lui vivaient, quand la caisse de la roulotte etait
vide; plein de honte et de fureur, il avait arrete aussi-tot un
itineraire et decide de prendre du champ avant l'arrivee des gendarmes.
Mais, ne craignant plus desormais qu'on tentat de le ramener au domaine
de son pere, il avait voulu se montrer a nous sans bandage, avant de
disparaitre.

Un seul point resta toujours obscur: comment Ganache avait-il pu a la
fois devaliser les basses-cours et querir la bonne soeur pour la fievre
de son ami? Mais n'etait-ce pas la toute l'histoire du pauvre diable?
Voleur et chemineau d'un cote, bonne creature de l'autre...



CHAPITRE IX

A la recherche du sentier perdu.

Comme nous rentrions, le soleil dissipait la legere brume du matin; les
menageres sur le seuil des maisons secouaient leurs tapis ou
bavardaient; et, dans les champs et les bois, aux portes du bourg,
commencait la plus radieuse matinee de printemps qui soit restee dans ma
memoire.

Tous les grands eleves du cours devaient arriver vers huit heures, ce
jeudi-la, pour preparer, durant la matinee, les uns le Certificat
d'Etudes Superieurs, les autres le concours de l'Ecole Normale. Lorsque
nous arrivames tous les deux. Meaulnes plein d'un regret et d'une
agitation qui ne lui permettaient pas de rester immobile, moi tres
abattu, l'ecole etait vide... Un rayon de frais soleil glissait sur la
poussiere d'un banc vermoulu, et sur le vernis ecaille d'un planisphere.

Comment rester la, devant un livre, a ruminer notre deception, tandis
que tout nous appelait au-dehors: les poursuites des oiseaux dans les
branches pres des fenetres, la fuite des autres eleves vers les pres et
les bois, et surtout le fievreux desir d'essayer au plus vite
l'itineraire incomplet verifie par le bohemien--derniere ressource de
notre sac presque vide, derniere clef du trousseau, apres avoir essaye
toutes les autres?... Cela etait au-dessus de nos forces! Meaulnes
marchait de long en large, allait aupres des fenetres, regardait dans le
jardin, puis revenait et regardait vers le bourg, comme s'il eut attendu
quelqu'un qui ne viendrait certainement pas.

"J'ai l'idee, me dit-il enfin, j'ai l'idee que ce n'est peut-etre pas
aussi loin que nous l'imaginions... Frantz a supprime sur mon plan toute
une portion de la route que j'avais indiquee. Cela veut dire, peut-etre,
que la jument a fait, pendant mon sommeil, un long detour inutile..."

J'etais a moitie assis sur le coin d'une grande table, un pied par
terre, l'autre ballant, l'air decourage et desoeuvre, la tete basse.

"Pourtant, dis-je, au retour, dans la berline, ton voyage a dure toute
la nuit.

--Nous etions partis a minuit, repondit-il vivement. On m'a depose a
quatre heures du matin, a environ six kilometres a l'ouest de Sainte-
Agathe, tandis que j'etais parti par la route de La Gare a l'est. Il
faut donc compter ces six kilometres en moins entre Sainte-Agathe et le
pays perdu.

"Vraiment, il me semble qu'en sortant du bois des Communaux, on ne doit
pas etre a plus de deux lieues de ce que nous cherchons."

--Ce sont precisement ces deux lieues-la qui manquent sur ta carte.

--C'est vrai. Et la sortie du bois est bien a une lieue et demie d'ici,
mais pour un bon marcheur, cela peut se faire en une matinee..."

A cet instant Moucheboeuf arriva. Il avait une tendance irritante a se
faire passer pour bon eleve, non pas en travaillant mieux que les
autres, mais en se signalant dans des circonstances comme celle-ci.

"Je savais bien, dit-il triomphant, ne trouver que vous deux. Tous les
autres sont partis pour le bois des Communaux. En tete: Jasmin Delouche
qui connait les nids".

Et, voulant faire le bon apotre, il commenca a raconter tout ce qu'ils
avaient dit pour narguer le Cours, M. Seurel et nous, en decidant cette
expedition.

"S'ils sont au bois, je les verrai sans doute en passant, dit Meaulnes,
car je m'en vais aussi. Je serai de retour vers midi et demi".

Moucheboeuf resta ebahi.

"Ne viens-tu pas?" me demanda Augustin, s'arretant une seconde sur le
seuil de la porte entr'ouverte--ce qui fit entrer dans la piece grise,
en une bouffee d'air tiedi par le soleil, un fouillis de cris, d'appels,
de pepiements, le bruit d'un seau sur la margelle du puits et le
claquement d'un fouet au loin.

"Non, dis-je, bien que la tentation fut forte, je ne puis pas, a cause
de M. Seurel. Mais hate-toi. Je t'attendrai avec impatience".

Il fit un geste vague et partit, tres vite, plein d'espoir.

Lorsque M. Seurel arriva, vers dix heures, il avait quitte sa veste
d'alpaga noir, revetu un paletot de pecheur aux vastes poches
boutonnees, un chapeau de paille et de courtes jambieres vernies pour
serrer le bas de son pantalon. Je crois bien qu'il ne fut guere surpris
de ne trouver personne. Il ne voulut pas entendre Moucheboeuf qui lui
repeta trois fois que les gars avaient dit:

"S'il a besoin de nous, qu'il vienne donc nous chercher!"

Et il commanda:

"Serrez vos affaires, prenez vos casquettes, et nous allons les denicher
a notre tour... Pourras-tu marcher jusque-la, Francois?"

J'affirmai que oui et nous partimes.

Il fut entendu que Moucheboeuf conduirait M. Seurel et lui servirait
d'appeau... C'est-a-dire que, connaissant les futaies ou se trouvaient
les denicheurs, il devait de temps a autre crier a toute voix:

"Hop! Hola! Giraudat! Delouche! Ou etes-vous?... Y en a-t-il?... En
avez-vous trouve?..."

Quant a moi, je fus charge, a mon vif plaisir, de suivre la lisiere est
du bois, pour le cas ou les ecoliers fugitifs chercheraient a s'echapper
de ce cote.

Or dans le plan rectifie par le bohemien et que nous avions maintes fois
etudie avec Meaulnes, il semblait qu'un chemin a un trait, un chemin de
terre, partit de cette lisiere du bois pour aller dans la direction du
Domaine. Si j'allais le decouvrir ce matin!... Je commencai a me
persuader que, avant midi, je me trouverais sur le chemin du manoir
perdu...

La merveilleuse promenade!... Des que nous eumes passe le Glacis et
contourne le Moulin, je quittai mes deux compagnons, M. Seurel dont on
eut dit qu'il partait en guerre--je crois bien qu'il avait mis dans sa
poche un vieux pistolet--et ce traitre de Moucheboeuf.

Prenant un chemin de traverse, j'arrivai bientot a la lisiere du bois--
seul a travers la campagne pour la premiere fois de ma vie comme une
patrouille que son caporal a perdue.

Me voici, j'imagine, pres de ce bonheur mysterieux que Meaulnes a
entrevu un jour. Toute la matinee est a moi pour explorer la lisiere du
bois, l'endroit le plus frais et le plus cache du pays, tandis que mon
grand frere aussi est parti a la decouverte. C'est comme un ancien lit
de ruisseau. Je passe sous les basses branches d'arbres dont je ne sais
pas le nom mais qui doivent etre des aulnes. J'ai saute tout a l'heure
un echalier au bout de la sente, et je me suis trouve dans cette grande
voie d'herbe verte qui coule sous les feuilles, foulant par endroits les
orties, ecrasant les hautes valerianes.

Parfois mon pied se pose, durant quelques pas, sur un banc de sable fin.
Et dans le silence, j'entends un oiseau--je m'imagine que c'est un
rossignol, mais sans doute je me trompe, puisqu'ils ne chantent que le
soir--un oiseau qui repete obstinement la meme phrase: voix de la
matinee, parole dite sous l'ombrage, invitation delicieuse au voyage
entre les aulnes. Invisible, entete, il semble m'accompagner sous la
feuille.

Pour la premiere fois me voila, moi aussi, sur le chemin de l'aventure.
Ce ne sont plus des coquilles abandonnees par les eaux que je cherche,
sous la direction de M. Seurel, ni les orchis que le maitre d'ecole ne
connaisse pas, ni meme, comme cela nous arrivait souvent dans le champ
du pere Martin, cette fontaine profonde et tarie, couverte d'un
grillage, enfouie sous tant d'herbes folles qu'il fallait chaque fois
plus de temps pour la retrouver... Je cherche quelque chose de plus
mysterieux encore. C'est le passage dont il est question dans les
livres, l'ancien chemin obstrue, celui dont le prince harasse de fatigue
n'a pu trouver l'entree. Cela se decouvre a l'heure la plus perdue de la
matinee, quand on a depuis longtemps oublie qu'il va etre onze heures,
midi... Et soudain, en ecartant, dans le feuillage profond, les
branches, avec ce geste hesitant des mains a hauteur du visage
inegalement ecartees, on l'apercoit comme une longue avenue sombre dont
la sortie est un rond de lumiere tout petit.

Mais tandis que j'espere et m'enivre ainsi, voici que brusquement je
debouche dans une sorte de clairiere, qui se trouve etre tout simplement
un pre. Je suis arrive sans y penser a l'extremite des Communaux, que
j'avais toujours imaginee infiniment loin. Et voici a ma droite, entre
des piles de bois, toute bourdonnante dans l'ombre, la maison du garde.
Deux paires de bas sechent sur l'appui de la fenetre. Les annees
passees, lorsque nous arrivions a l'entree du bois, nous disions
toujours, en montrant un point de lumiere tout au bout de l'immense
allee noire: "C'est la-bas la maison du garde; la maison de Baladier".
Mais jamais nous n'avions pousse jusque la. Nous entendions dire
quelquefois, comme s'il se fut agi d'une expedition extraordinaire: "Il
a ete jusqu'a la maison du garde!..."

Cette fois, je suis alle jusqu'a la maison de Baladier, et je n'ai rien
trouve.

Je commencais a souffrir de ma jambe fatiguee et de la chaleur que je
n'avais pas sentie jusque-la; je craignais de faire tout seul le chemin
du retour, lorsque j'entendis pres de moi l'appeau de M. Seurel, la voix
de Moucheboeuf, puis d'autres voix qui m'appelaient...

Il y avait la une troupe de six grands gamins, ou, seul, le traitre
Moucheboeuf avait l'air triomphant. C'etait Giraudat, Auberger, Delage
et d'autres... Grace a l'appeau, on avait pris les uns grimpes dans un
merisier isole au milieu d'une clairiere; les autres en train de
denicher des pics-verts. Giraudat, le nigaud aux yeux bouffis, a la
blouse crasseuse, avait cache les petits dans son estomac, entre sa
chemise et sa peau. Deux de leurs compagnons s'etaient enfuis a
l'approche de M. Seurel: ce devait etre Delouche et le petit Coffin. Ils
avaient d'abord repondu par des plaisanteries a l'adresse de
"Mouchevache!", que repetaient les echos des bois, et celui-ci,
maladroitement, se croyant sur de son affaire, avait repondu, vexe:

"Vous n'avez qu'a descendre, vous savez! M. Seurel est la..."

Alors tout s'etait tu subitement; c'avait ete une fuite silencieuse a
travers le bois. Et comme ils le connaissaient a fond, il ne fallait pas
songer a les rejoindre. On ne savait pas non plus ou le grand Meaulnes
etait passe. On n'avait pas entendu sa voix; et l'on dut renoncer a
poursuivre les recherches.

Il etait plus de midi lorsque nous reprimes la route de Sainte-Agathe,
lentement, la tete basse, fatigues, terreux. A la sortie du bois,
lorsque nous eumes frotte et secoue la boue de nos souliers sur la route
seche, le soleil commenca de frapper dur. Deja ce n'etait plus ce matin
de printemps si frais et si luisant. Les bruits de l'apres-midi avaient
commence. De loin en loin un cop criait, cri desole! dans les fermes
desertes aux alentours de la route. A la descente du Glacis, nous nous
arretames un instant pour causer avec des ouvriers des champs qui
avaient repris leur travail apres le dejeuner. Ils etaient accoudes a la
barriere, et M. Seurel leur disait:

"De fameux galopins! Tenez, regardez Giraudat. Il a mis les oisillons
dans sa chemise. Ils ont fait la dedans ce qu'ils ont voulu. C'est du
propre!..."

Il me semblait que c'etait de ma debacle aussi que les ouvriers riaient.
Ils riaient en hochant la tete, mais ils ne donnaient pas tout a fait
tort aux jeunes gars qu'ils connaissaient bien. Ils nous confierent
meme, lorsque M. Seurel eut repris la tete de la colonne:

"Il y en a un autre qui est passe, un grand, vous savez bien... Il a du
rencontrer, en revenant, la voiture des Granges, et on l'a fait monter,
il est descendu, plein de terre, tout dechire, ici, a l'entree du chemin
des Granges! Nous lui avons dit que nous vous avions vus passer ce
matin, mais que vous n'etiez pas de retour encore. Et il a continue tout
doucement sa route vers Sainte-Agathe".

En effet, assis sur une pile du pont des Glacis, nous attendait le grand
Meaulnes, l'air brise de fatigue. Aux questions de M. Seurel, il
repondit que lui aussi etait parti a la recherche des ecoliers
buissonniers. Et a celle que je lui posai tout bas, il dit seulement en
hochant la tete avec decouragement:

"Non! rien! rien qui ressemble a ca".

Apres dejeuner, dans la classe fermee, noire et vide, au milieu du pays
radieux, il s'assit a l'une des grandes tables et, la tete dans les
bras, il dormit longtemps, d'un sommeil triste et lourd. Vers le soir,
apres un long instant de reflexion, comme s'il venait de prendre une
decision importante, il ecrivit une lettre a sa mere. Et c'est tout ce
que je me rappelle de cette morne fin d'un grand jour de defaite.



CHAPITRE X

La lessive.

Nous avions escompte trop tot la venue du printemps.

Le lundi soir, nous voulumes faire nos devoirs aussitot apres quatre
heures comme en plein ete, et pour y voir plus clair nous sortimes deux
grandes tables dans la cour. Mais le temps s'assombrit tout de suite;
une goutte de pluie tomba sur un cahier; nous rentrames en hate. Et de
la grande salle obscurcie, par les larges fenetres, nous regardions
silencieusement dans le ciel gris la deroute des nuages.

Alors Meaulnes, qui regardait comme nous, la main sur une poignee de
croisee, ne put s'empecher de dire, comme s'il eut ete fache de sentir
monter en lui tant de regret:

"Ah! ils filaient autrement que cela les nuages, lorsque j'etais sur la
route, dans la voiture de la Belle-Etoile.

--Sur quelle route?" demanda Jasmin.

Mais Meaulnes ne repondit pas.

"Moi, dis-je, pour faire diversion, j'aurais aime voyager comme cela en
voiture, par la pluie battante, abrite sous un grand parapluie.

--Et lire tout le long du chemin comme dans une maison, ajouta un autre.

--Il ne pleuvait pas et je n'avais pas envie de lire, repondit Meaulnes,
je ne pensais qu'a regarder le pays".

Mais lorsque Giraudat, a son tour, demanda de quel pays il s'agissait,
Meaulnes de nouveau resta muet. Et Jasmin dit:

"Je sais... Toujours la fameuse aventure!..."

Il avait dit ces mots d'un ton conciliant et important, comme s'il eut
ete lui-meme un peu dans le secret. Ce fut peine perdue; ses avances lui
resterent pour compte; et comme la nuit tombait chacun s'en fut au
galop, la blouse relevee sur la tete, sous la froide averse.

Jusqu'au jeudi suivant le temps resta a la pluie. Et ce jeudi-la fut
plus triste encore que le precedent. Toute la campagne etait baignee
dans une sorte de brume glacee comme aux plus mauvais jours de l'hiver.

Millie, trompee par le beau soleil de l'autre semaine, avait fait faire
la lessive, mais il ne fallait pas songer a mettre secher le linge sur
les haies du jardin, ni meme sur des cordes dans le grenier, tant l'air
etait humide et froid.

En discutant avec M. Seurel, il lui vint l'idee d'etendre sa lessive
dans les classes, puisque c'etait jeudi, et de chauffer le poele a
blanc. Pour economiser les feux de la cuisine et de la salle a manger,
on ferait cuire les repas sur le poele et nous nous tiendrions toute la
journee dans la grande salle du Cours.

Au premier instant,--j'etais si jeune encore!--je considerai cette
nouveaute comme une fete.

Morne fete!... Toute la chaleur du poele etait prise par la lessive et
il faisait grand froid. Dans la cour, tombait interminablement et
mollement une petite pluie d'hiver. C'est la pourtant que des neuf
heures du matin, devore d'ennui, je retrouvai le grand Meaulnes. Par les
barreaux du grand portail, ou nous regardames, au haut du bourg, sur les
Quatre-Routes, le cortege d'un enterrement venu du fond de la campagne.
Le cercueil, amene dans une charrette a boeufs, etait decharge et pose
sur une dalle, au pied de la grande croix ou le boucher avait apercu
naguere les sentinelles du bohemien! Ou etait-il maintenant, le jeune
capitaine qui si bien menait l'abordage?... Le cure et les chantres
vinrent comme c'etait l'usage au-devant du cercueil pose la, et les
tristes chants arrivaient jusqu'a nous. Ce serait la, nous le savions,
le seul spectacle de la journee, qui s'ecoulerait tout entiere comme une
eau jaunie dans un caniveau.

"Et maintenant, dit Meaulnes soudain, je vais preparer mon bagage.
Apprends-le, Seurel: j'ai ecrit a ma mere jeudi dernier, pour lui
demander de finir mes etudes a Paris. C'est aujourd'hui que je pars".

Il continuait a regarder vers le bourg, les mains appuyees aux barreaux,
a la hauteur de sa tete. Inutile de demander si sa mere, qui etait riche
et lui passait toutes ses volontes, lui avait passe celle-la. Inutile
aussi de demander pourquoi soudainement il desirait s'en aller a
Paris!...

Mais il y avait en lui, certainement, le regret et la crainte de quitter
ce cher pays de Sainte-Agathe d'ou il etait parti pour son aventure.
Quant a moi, je sentais monter une desolation violente que je n'avais
pas sentie d'abord.

"Paques approche! dit-il pour m'expliquer, avec un soupir.

--Des que tu l'auras trouvee la-bas, tu m'ecriras, n'est-ce pas?
demandai-je.

--C'est promis, bien sur. N'es-tu pas mon compagnon et mon frere?..."

Et il me posa la main sur l'epaule.

Peu a peu je comprenais que c'etait bien fini, puisqu'il voulait
terminer ses etudes a Paris; jamais plus je n'aurais avec moi mon grand
camarade.

Il n'y avait d'espoir, pour nous reunir, qu'en cette maison de Paris ou
devait se retrouver la trace de l'aventure perdue... Mais de voir
Meaulnes lui-meme si triste, quel pauvre espoir c'etait la pour moi!

Mes parents furent avertis: M. Seurel se montra tres etonne, mais se
rendit bien vite aux raisons d'Augustin; Millie, femme d'interieur, se
desola surtout a la pensee que la mere de Meaulnes verrait notre maison
dans un desordre inaccoutume... La malle, helas! fut bientot faite. Nous
cherchames sous l'escalier ses souliers des dimanches; dans l'armoire,
un peu de linge; puis ses papiers et ses livres d'ecole--tout ce qu'un
jeune homme de dix-huit ans possede au monde.

A midi, Mme Meaulnes arrivait avec sa voiture. Elle dejeuna au cafe
Daniel en compagnie d'Augustin, et l'emmena sans donner presque aucune
explication, des que le cheval fut affene et attele. Sur le seuil, nous
leur dimes au revoir; et la voiture disparut au tournant des Quatre-
Routes.

Millie frotta ses souliers devant la porte et rentra dans la froide
salle a manger, remettre en ordre ce qui avait ete derange. Quant a moi,
je me trouvai, pour la premiere fois depuis de longs mois, seul en face
d'une longue soiree de jeudi--avec l'impression que, dans cette vieille
voiture, mon adolescence venait de s'en aller pour toujours.



CHAPITRE XI

Je trahis...

Que faire?

Le temps s'elevait un peu. On eut dit que le soleil allait se montrer.

Une porte claquait dans la grande maison. Puis le silence retombait. De
temps a autre mon pere traversait la cour, pour remplir un seau de
charbon dont il bourrait le poele. J'apercevais les linges blancs pendus
aux cordes et je n'avais aucune envie de rentrer dans le triste endroit
transforme en sechoir, pour m'y trouver en tete-a-tete avec l'examen de
la fin de l'annee, ce concours de l'Ecole Normale qui devait etre
desormais ma seule preoccupation.

Chose etrange: a cet ennui qui me desolait se melait comme une sensation
de liberte. Meaulnes parti, toute cette aventure terminee et manquee, il
me semblait du moins que j'etais libere de cet etrange souci, de cette
occupation mysterieuse, qui ne me permettaient plus d'agir comme tout le
monde. Meaulnes parti, je n'etais plus son compagnon d'aventures, le
frere de ce chasseur de pistes; je redevenais un gamin du bourg pareil
aux autres. Et cela etait facile et je n'avais qu'a suivre pour cela mon
inclination la plus naturelle.

Le cadet des Roy passa dans la rue boueuse, faisant tourner au bout d'un
ficelle, puis lachant en l'air trois marrons attaches qui retomberent
dans la cour. Mon desoeuvrement etait si grand que je pris plaisir a lui
relancer deux ou trois fois ses marrons de l'autre cote du mur.

Soudain je le vis abandonner ce jeu pueril pour courir vers un tombereau
qui venait par le chemin de la Vieille-Planche. Il eut vite fait de
grimper par derriere sans meme que la voiture s'arretat. Je
reconnaissais le petit tombereau de Delouche et son cheval. Jasmin
conduisait; le gros Boujardon etait debout. Ils revenaient du pre.

"Viens avec nous, Francois!" cria Jasmin, qui devait savoir deja que
Meaulnes etait parti.

Ma foi! sans avertir personne, j'escaladai la voiture cahotante et me
tins comme les autres, debout, appuye contre un des montants du
tombereau. Il nous conduisit chez la veuve Delouche...

Nous sommes maintenant dans l'arriere-boutique, chez la bonne femme qui
est en meme temps epiciere et aubergiste. Un rayon de soleil glisse a
travers la fenetre basse sur les boites en fer-blanc et sur les tonneaux
de vinaigre. Le gros Boujardon s'assoit sur l'appui de la fenetre et
tourne vers nous, avec un gros rire d'homme pateux, il mange des
biscuits a la cuiller. A la portee de la main, sur un tonneau, la boite
est ouverte et entamee. Le petit Roy pousse des cris de plaisir. Une
sorte d'intimite de mauvais aloi s'est etablie entre nous. Jasmin et
Boujardon seront maintenant mes camarades, je le vois. Le cours de ma
vie a change tout d'un coup. Il me semble que Meaulnes est parti depuis
tres longtemps et que son aventure est une vieille histoire triste, mais
finie.

Le petit Roy a deniche sous une planche une bouteille de liqueur
entamee. Delouche nous offre a chacun la goutte, mais il n'y a qu'un
verre et nous buvons tous dans le meme. On me sert le premier avec un
peu de condescendance, comme si je n'etais pas habitue a ces moeurs de
chasseurs et de paysans... Cela me gene un peu. Et comme on vient a
parler de Meaulnes, l'envie me prend, pour dissiper cette gene et
retrouver mon aplomb, de montrer que je connais son histoire et de la
raconter un peu. En quoi cela pourrait-il lui nuire puisque tout est
fini maintenant de ses aventures ici?...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. .

Est-ce que je raconte mal cette histoire? Elle ne produit pas l'effet
que j'attendais.

Mes compagnons, en bons villageois que rien n'etonne, ne sont pas
surpris pour si peu.

"C'etait une noce, quoi!" dit Boujardon.

Delouche en a vu une, a Preveranges, qui etait plus curieuse encore.

Le chateau? On trouverait certainement des gens du pays qui en ont
entendu parler.

Le jeune fille? Meaulnes se mariera avec elle quand il aura fait son
annee de service.

"Il aurait du, ajoute l'un d'eux, nous en parler et nous montrer son
plan au lieu de confier cela a un bohemien!..."

Empetre dans mon insucces, je veux profiter de l'occasion pour exciter
leur curiosite: je me decide a expliquer qui etait ce bohemien; d'ou il
venait; son etrange destinee... Boujardon et Delouche ne veulent rien
entendre: "C'est celui-la qui a tout fait. C'est lui qui a rendu
Meaulnes insociable, Meaulnes qui etait un si brave camarade! C'est lui
qui a organise toutes ces sottises d'abordages et d'attaques nocturnes,
apres nous avoir tous embrigades comme un bataillon scolaire..."

"Tu sais, dit Jasmin, en regardant Boujardon, et en secouant la tete a
petits coups, j'ai rudement bien fait de le denoncer aux gendarmes. En
voila un qui a fait du mal au pays et qui en aurait fait encore!..."

Me voici presque de leur avis. Tout aurait sans doute autrement tourne
si nous n'avions pas considere l'affaire d'une facon si mysterieuse et
si tragique. C'est l'influence de ce Frantz qui a tout perdu...

Mais soudain, tandis que je suis absorbe dans ces reflexions, il se fait
du bruit dans la boutique. Jasmin Delouche cache rapidement son flacon
de goutte derriere un tonneau; le gros Boujardon degringole du haut de
sa fenetre, met le pied sur une bouteille vide et poussiereuse qui
roule, et manque deux fois de s'etaler. Le petit Roy les pousse par
derriere, pour sortir plus vite, a demi suffoque de rire.

Sans bien comprendre ce qui se passe je m'enfuis avec eux, nous
traversons la cour et nous grimpons par une echelle dans un grenier a
foin. J'entends une voix de femme qui nous traite de propres-a-rien!...

"Je n'aurais pas cru qu'elle serait rentree si tot", dit Jasmin tout
bas.

Je comprends, maintenant seulement, que nous etions la en fraude, a
voler des gateaux et de la liqueur. Je suis decu comme ce naufrage qui
croyait causer avec un homme et qui reconnut soudain que c'etait un
singe. Je ne songe plus qu'a quitter ce grenier, tant ces aventures-la
me deplaisent. D'ailleurs la nuit tombe... On me fait passer par
derriere, traverser deux jardins, contourner une mare; je me retrouve
dans la rue mouillee, boueuse, ou se reflete la lueur du cafe Daniel.

Je ne suis pas fier de ma soiree. Me voici aux Quatre-Routes. Malgre
moi, tout d'un coup, je revois, au tournant, un visage dur et fraternel
qui me sourit, un dernier signe de la main--et la voiture disparait...

Un vent froid fait claquer ma blouse, pareil au vent de cet hiver qui
etait si tragique et si beau. Deja tout me parait moins facile. Dans la
grande classe ou l'on m'attend pour diner, de brusques courants d'air
traversent la maigre tiedeur que repand le poele. Je grelotte, tandis
qu'on me reproche mon apres-midi de vagabondage. Je n'ai pas meme, pour
rentrer dans la reguliere vie passee, la consolation de prendre place a
table et de retrouver mon siege habituel. On n'a pas mis la table ce
soir-la; chacun dine sur ses genoux, ou il peut, dans la salle de classe
obscure. Je mange silencieusement la galette cuite sur le poele, qui
devait etre la recompense de ce jeudi passe dans l'ecole, et qui a brule
sur les cercles rougis.

Le soir, tout seul dans ma chambre, je me couche bien vite pour etouffer
le remords que je sens monter du fond de ma tristesse. Mais par deux
fois je me suis eveille, au milieu de la nuit, croyant entendre, la
premiere fois, le craquement du lit voisin, ou Meaulnes avait coutume de
se retourner brusquement d'une seule piece, et, l'autre fois, son pas
leger de chasseur aux aguets, a travers les greniers du fond...



CHAPITRE XII

Les trois lettres de Meaulnes.

De toute ma vie je n'ai recu que trois lettres de Meaulnes. Elles ont
encore chez moi dans un tiroir de commode. Je retrouve chaque fois que
je les relis la meme tristesse que naguere.

La premiere m'arriva des le surlendemain de son depart.

"Mon cher Francois,

"Aujourd'hui, des mon arrivee a Paris, je suis alle devant la maison
indiquee. Je n'ai rien vu. Il n'y avait personne. Il n'y aura jamais
personne.

"La maison que disait Frantz est un petit hotel a un etage. La chambre
de Mlle de Galais doit etre au premier. Les fenetres du haut sont les
plus cachees par les arbres. Mais en passant sur le trottoir on les voit
tres bien. Tous les rideaux sont fermes et il faudrait etre fou pour
esperer qu'un jour, entre ces rideaux tires, le visage d'Yvonne de
Galais puisse apparaitre.

"C'est sur un boulevard... Il pleuvait un peu dans les arbres deja
verts. On entendait les cloches claires des tramways qui passaient
indefiniment.

"Pendant pres de deux heures, je me suis promene de long en large sous
les fenetres. Il y a un marchand de vins chez qui je me suis arrete pour
boire, de facon a n'etre pas pris pour un bandit qui veut faire un
mauvais coup. Puis j'ai repris ce guet sans espoir.

"La nuit est venue. Les fenetres se sont allumees un peu partout mais
non pas dans cette maison. Il n'y a certainement personne. Et pourtant
Paques approche.

"Au moment ou j'allais partir une jeune fille, ou une jeune femme--je
ne sais--est venue s'asseoir sur un des bancs mouilles de pluie. Elle
etait vetue de noir avec une petite collerette blanche. Lorsque je suis
parti, elle etait encore la, immobile malgre le froid du soir, a
attendre je ne sais quoi, je ne sais qui. Tu vois que Paris est plein de
fous comme moi.

Augustin"

Le temps passa. Vainement j'attendis un mot d'Augustin le lundi de
Paques et durant tous les jours qui suivirent--jours ou il semble, tant
ils sont calmes apres la grande fievre de Paques, qu'il n'y ait plus
qu'a attendre l'ete. Juin ramena le temps des examens et une terrible
chaleur dont la buee suffocante planait sur le pays sans qu'un souffle
de vent la vint dissiper. La nuit n'apportait aucune fraicheur et par
consequent aucun repit a ce supplice. C'est durant cet insupportable
mois de juin que je recus la deuxieme lettre du grand Meaulnes.

"Juin 189...

"Mon cher ami,

"Cette fois tout espoir est perdu. Je le sais depuis hier soir. La
douleur, que je n'avais presque pas sentie tout de suite, monte depuis
ce temps.

"Tous les soirs j'allais m'asseoir sur ce banc, guettant, reflechissant,
esperant malgre tout.

"Hier apres diner, la nuit etait noire et etouffante. Des gens causaient
sur le trottoir, sous les arbres. Au-dessus des noirs feuillages, verdis
par les lumieres, les appartements des seconds, des troisiemes etages
etaient eclaires. Ca et la, une fenetre que l'ete avait ouverte toute
grande... On voyait la lampe allumee sur la table, refoulant a peine
autour d'elle la chaude obscurite de juin; on voyait presque jusqu'au
fond de la piece... Ah! si la fenetre noire d'Yvonne de Galais s'etait
allumee aussi, j'aurais ose, je crois, monter l'escalier, frapper,
entrer...

"La jeune fille de qui je t'ai parle etait la encore, attendant comme
moi. Je pensai qu'elle devait connaitre la maison et je l'interrogeai:

"--Je sais, a-t-elle dit, qu'autrefois, dans cette maison, une jeune
fille et son frere venaient passer les vacances. Mais j'ai appris que le
frere avait fui le chateau de ses parents sans qu'on puisse jamais le
retrouver, et le jeune fille s'est mariee. C'est ce qui vous explique
que l'appartement soit ferme".

"Je suis parti. Au bout de dix pas mes pieds butaient sur le trottoir et
je manquais tomber. La nuit--c'etait la nuit derniere--lorsqu'enfin
les enfants et les femmes se sont tus, dans les cours, pour me laisser
dormir, j'ai commence d'entendre rouler les fiacres dans la rue. Ils ne
passaient que loin en loin. Mais quand l'un etait passe, malgre moi,
j'attendais l'autre: le grelot, les pas du cheval qui claquaient sur
l'asphalte... Et cela repetait: c'est la ville deserte, ton amour perdu,
la nuit interminable, l'ete, la fievre...

"Seurel, mon ami, je suis dans une grande detresse.

Augustin"

Lettres de peu de confidence quoi qu'il paraisse! Meaulnes ne me disait
ni pourquoi il etait reste si longtemps silencieux, ni ce qu'il comptait
faire maintenant. J'eus l'impression qu'il rompait avec moi, parce que
son aventure etait finie, comme il rompait avec son passe. J'eus beau
lui ecrire, en effet, je ne recus plus de reponse. Un mot de
felicitations seulement, lorsque j'obtins mon Brevet Simple. En
septembre je sus par un camarade d'ecole qu'il etait venu en vacances
chez sa mere a La Ferte-d'Angillon. Mais nous dumes, cette annee la,
invites par mon oncle Florentin du Vieux-Nancay, passer chez lui les
vacances. Et Meaulnes repartit pour Paris sans que j'eusse pu le voir.

A la rentree, exactement vers la fin de novembre, tandis que je m'etais
remis avec une morne ardeur a preparer le Brevet Superieur, dans
l'espoir d'etre nomme instituteur l'annee suivante, sans passer par
l'Ecole Normale de Bourges, je recus la derniere des trois lettres que
j'aie jamais recues d'Augustin:

"Je passe encore sous cette fenetre, ecrivait-il. J'attends encore, sans
le moindre espoir, par folie. A la fin de ces froids dimanches
d'automne, au moment ou il va faire nuit, je ne puis me decider a
rentrer, a fermer les volets de ma chambre, sans etre retourne la-bas,
dans la rue gelee.

"Je suis comme cette folle de Sainte-Agathe qui sortait a chaque minute
sur le pas de la porte et regardait, la main sur les yeux, du cote de La
Gare, pour voir si son fils qui etait mort ne venait pas.

"Assis sur le banc, grelottant, miserable, je me plais a imaginer que
quelqu'un va me prendre doucement par le bras... Je me retournerais. Ce
serait-elle. "Je me suis un peu attardee", dirait-elle simplement. Et
toute peine et toute demence s'evanouissent. Nous entrons dans notre
maison. Ses fourrures sont toutes glacees, sa voilette mouillee; elle
apporte avec elle le gout de brume du dehors; et tandis qu'elle
s'approche du feu, je vois ses cheveux blonds givres, son beau profil au
dessin si doux penche vers la flamme...

"Helas! la vitre reste blanchie par le rideau qui est derriere. Et la
jeune fille du Domaine perdu l'ouvrirait-elle, que je n'ai maintenant
plus rien a lui dire.

"Notre aventure est finie. L'hiver de cette annee est mort comme la
tombe. Peut-etre quand nous mourrons, peut-etre la mort seule nous
donnera la clef et la suite et la fin de cette aventure manquee.

"Seurel, je te demandais l'autre jour de penser a moi. Maintenant, au
contraire, il vaut mieux m'oublier. Il vaudrait mieux tout oublier.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. .

A.M."

Et ce fut un nouvel hiver, aussi mort que le precedent avait ete vivant
d'une mysterieuse vie: la place de l'eglise sans bohemiens; la cour
d'ecole que les gamins desertaient a quatre heures... la salle de classe
ou j'etudiais seul et sans gout... En fevrier, pour la premiere fois de
l'hiver, la neige tomba, ensevelissant definitivement notre roman
d'aventures de l'an passe, brouillant toute piste, effacant les
dernieres traces. Et je m'efforcai, comme Meaulnes me l'avait demande
dans sa lettre, de tout oublier.





TROISIEME PARTIE

CHAPITRE PREMIER

La baignade.

Fumer la cigarette, se mettre de l'eau sucree sur les cheveux pour
qu'ils frisent, embrasser les filles du Cours Complementaire dans les
chemins et crier "A la cornette!" derriere la haie pour narguer la
religieuse qui passe, c'etait la joie de tous les mauvais droles du
pays. A vingt ans, d'ailleurs, les mauvais droles de cette espece
peuvent tres bien s'amender et deviennent parfois des jeunes gens fort
sensibles. Le cas est plus grave lorsque le drole en question a la
figure deja vieillotte et fanee, lorsqu'il s'occupe des histoires
louches des femmes du pays, lorsqu'il dit de Gilberte Poquelin mille
betises pour faire rire les autres. Mais enfin le cas n'est pas encore
desespere...

C'etait le cas de Jasmin Delouche. Il continuait, je ne sais pourquoi,
mais certainement sans aucun desir de passer les examens, a suivre le
Cour Superieur que tout le monde aurait voulu lui voir abandonner. Entre
temps, il apprenait avec son oncle Dumas le metier de platrier. Et
bientot ce Jasmin Delouche, avec Boujardon et un autre garcon tres doux,
le fils de l'adjoint qui s'appelait Denis, furent les seuls grands
eleves que j'aimasse a frequenter, parce qu'ils etaient "du temps de
Meaulnes".

Il y avait d'ailleurs, chez Delouche, un desir tres sincere d'etre mon
ami. Pour tout dire, lui qui avait ete l'ennemi du grand Meaulnes, il
eut voulu devenir le grand Meaulnes de l'ecole: tout au moins
regrettait-il peut-etre de n'avoir pas ete son lieutenant. Moins lourd
que Boujardon, il avait senti, je pense, tout ce que Meaulnes avait
apporte, dans notre vie, d'extraordinaire. Et souvent je l'entendais
repeter:

"Il le disait bien, le grand Meaulnes..." ou encore: "Ah! disait le
grand Meaulnes..."

Outre que Jasmin etait plus homme que nous, le vieux petit gars
disposait de tresors d'amusements qui consacraient sur nous sa
superiorite: un chien de race melee, aux longs poils blancs, qui
repondait au nom agacant de Becali et rapportait les pierres qu'on
lancait au loin, sans avoir d'aptitude bien nette pour aucun autre
sport; une vieille bicyclette achetee d'occasion et sur quoi Jasmin nous
faisait quelquefois monter, le soir apres le cours, mais avec laquelle
il preferait exercer les filles du pays; enfin et surtout un ane blanc
et aveugle qui pouvait s'atteler a tous les vehicules.

C'etait l'ane de Dumas, mais il le pretait a Jasmin quand nous allions
nous baigner au Cher, en ete. Sa mere, a cette occasion, donnait une
bouteille de limonade que nous mettions sous le siege, parmi les
calecons de bains desseches. Et nous partions, huit ou dix grands eleves
du Cours, accompagnes de M. Seurel, les uns a pied, les autres grimpes
dans la voiture a ane, qu'on laissait a la ferme de Grand'Fons, au
moment ou le chemin du Cher devenait trop ravine.

J'ai lieu de me rappeler jusqu'en ses moindres details une promenade de
ce genre, ou l'ane de Jasmin conduisit au Cher nos calecons, nos
bagages, la limonade et M. Seurel, tandis que nous suivions a pied par
derriere. On etait au mois d'aout. Nous venions de passer les examens.
Delivres de ce souci, il nous semblait que tout l'ete, tout le bonheur
nous appartenait, et nous marchions sur la route en chantant, sans
savoir quoi ni pourquoi, au debut d'un bel apres-midi de jeudi.

Il n'y eut, a l'aller, qu'une ombre a ce tableau innocent. Nous
apercumes, marchant devant nous, Gilberte Poquelin. Elle avait la taille
bien prise, une jupe demi-longue, des souliers hauts, l'air doux et
effronte d'une gamine qui devient jeune fille. Elle quitta la route et
prit un chemin detourne, pour aller chercher du lait sans doute. Le
petit Coffin proposa aussitot a Jasmin de la suivre.

"Ce ne serait pas la premiere fois que j'irais l'embrasser...", dit
l'autre.

Et il se mit a raconter sur elle et ses amies plusieurs histoires
grivoises, tandis que toute la troupe, par fanfaronnade, s'engageait
dans le chemin, laissant M. Seurel continuer en avant, sur la route,
dans la voiture a ane. Une fois la, pourtant, la bande commenca a
s'egrener. Delouche lui-meme paraissait peu soucieux de s'attaquer
devant nous a la gamine qui filait, et il ne l'approcha pas a plus de
cinquante metres. Il y eut quelques cris de coqs et de poules, des
petits coups de sifflet galants, puis nous rebroussames chemin, un peu
mal a l'aise, abandonnant la partie. Sur la route, en plein soleil, il
fallut courir. Nous ne chantions plus.

Nous nous deshabillames et rhabillames dans les saulaies arides qui
bordent le Cher. Les saules nous abritaient des regards, mais non pas du
soleil. Les pieds dans le sable et la vase dessechee, nous ne pensions
qu'a la bouteille de limonade de la veuve Delouche, qui fraichissait
dans la fontaine de Grand'Fons, une fontaine creusee dans la rive meme
du Cher. Il y avait toujours, dans le fond, des herbes glauques et deux
ou trois betes pareilles a des cloportes; mais l'eau etait si claire, si
transparente, que les pecheurs n'hesitaient pas a s'agenouiller, les
deux mains sur chaque bord, pour y boire.

Helas! ce fut ce jour-la comme les autres fois...

Lorsque, tous habilles, nous nous mettions en rond, les jambes croisees
en tailleur, pour nous partager, dans deux gros verres sans pied, la
limonade rafraichie, il ne revenait guere a chacun, lorsqu'on avait prie
M. Seurel de prendre sa part, qu'un peu de mousse qui piquait le gosier
et ne faisait qu'irriter la soif. Alors, a tour de role, nous allions a
la fontaine que nous avions d'abord meprisee, et nous approchions
lentement le visage de la surface de l'eau pure. Mais tous n'etaient pas
habitues a ces moeurs d'hommes des champs. Beaucoup, comme moi,
n'arrivaient pas a se desalterer: les uns, parce qu'ils n'aimaient pas
l'eau, d'autres, parce qu'ils avaient le gosier serre par la peur
d'avaler un cloporte, d'autres, trompes par la grande transparence de
l'eau immobile et n'en sachant pas calculer exactement la surface, s'y
baignaient la moitie du visage en meme temps que la bouche et aspiraient
acrement par le nez une eau qui leur semblait brulante, d'autres enfin
pour toutes ces raisons a la fois... N'importe! il nous semblait, sur
ces bords arides du Cher, que toute la fraicheur terrestre etait enclose
en ce lieu. Et maintenant encore, au seul mot de fontaine, prononce
n'importe ou, c'est a celle-la, pendant longtemps, que je pense.

Le retour se fit a la brune, avec insouciance d'abord, comme l'aller. Le
chemin de Grand'Fons, qui remontait vers la route, etait un ruisseau
l'hiver et, l'ete, un ravin impraticable, coupe de trous et de grosses
racines, qui montait dans l'ombre entre de grandes haies d'arbres. Une
partie des baigneurs s'y engagea par jeu. Mais nous suivimes, avec M.
Seurel, Jasmin et plusieurs camarades, un sentier doux et sablonneux,
parallele a celui-la, qui longeait la terre voisine. Nous entendions
causer et rire les autres, pres de nous, au-dessous de nous, invisibles
dans l'ombre, tandis que Delouche racontait ses histoires d'homme... Au
faite des arbres de la grande haie gresillaient les insectes du soir
qu'on voyait, sur le clair du ciel, remuer tout autour de la dentelle
des feuillages. Parfois il en degringolait un, brusquement, dont le
bourdonnement grincait tout a coup.--Beau soir d'ete calme!... Retour,
sans espoir mais sans desir, d'une pauvre partie de campagne... Ce fut
encore Jasmin, sans le vouloir, qui vint troubler cette quietude...

Au moment ou nous arrivions au sommet de la cote, a l'endroit ou il
reste deux grosse vieilles pierres qu'on dit etre les vestiges d'un
chateau fort, il en vint a parler des domaines qu'il avait visites et
specialement d'un domaine a demi abandonne aux environs du Vieux-Nancay:
le domaine des Sablonnieres. Avec cet accent de l'Allier qui arrondit
vaniteusement certains mots et abrege avec precocite les autres, il
racontait avoir vu quelques annees auparavant, dans la chapelle en ruine
de cette vieille propriete, une pierre tombale sur laquelle etaient
graves ces mots:

Ci-git le chevalier Galois Fidele a son Dieu, a son Roi, a sa Belle

"Ah! Bah! Tiens!" disait M. Seurel, avec un leger haussement d'epaules,
un peu gene du ton que prenait la conversation, mais desireux cependant
de nous laisser parler comme des hommes.

Alors Jasmin continua de decrire ce chateau, comme s'il y avait passe sa
vie.

Plusieurs fois, en revenant du Vieux-Nancay, Dumas et lui avaient ete
intrigues par la vieille tourelle grise qu'on apercevait au-dessus des
sapins. Il y avait la, au milieu des bois, tout un dedale de batiments
ruines que l'on pouvait visiter en l'absence des maitres. Un jour, un
garde de l'endroit, qu'ils avaient fait monter dans leur voiture, les
avait conduits dans le domaine etrange. Mais depuis lors on avait fait
tout abattre; il ne restait plus guere, disait-on, que la ferme et une
petite maison de plaisance. Les habitants etaient toujours les memes: un
vieil officier retraite, demi-ruine, et sa fille.

Il parlait... Il parlait... J'ecoutai attentivement, sentant sans m'en
rendre compte qu'il s'agissait la d'une chose bien connue de moi,
lorsque soudain, tout simplement, comme se font les choses
extraordinaires, Jasmin se tourna vers moi et, me touchant le bras,
frappe d'une idee qui ne lui etait jamais venue:

Tiens, mais, j'y pense, dit-il, c'est la que Meaulnes--tu sais, le
grand Meaulnes?--avait du aller.

"Mais oui, ajouta-t-il, car je ne repondais pas, et je me rappelle que
le garde parlait du fils de la maison, un excentrique, qui avait des
idees extraordinaires..."

Je ne l'ecoutais plus, persuade des le debut qu'il avait devine juste et
que devant moi, loin de Meaulnes, loin de tout espoir, venait de
s'ouvrir, net et facile comme une route familiere, le chemin du Domaine
sans nom.



CHAPITRE II

Chez Florentin.

Autant j'avais ete un enfant malheureux et reveur et ferme, autant je
devins resolu et, comme on dit chez nous, "decide", lorsque je sentis
que dependait de moi l'issue de cette grave aventure.

Ce fut, je crois bien, a dater de ce soir-la que mon genou cessa
definitivement de me faire mal.

Au Vieux-Nancay, qui etait la commune du domaine des Sablonnieres,
habitait toute la famille de M. Seurel et en particulier mon oncle
Florentin, un commercant chez qui nous passions quelquefois la fin de
septembre. Libere de tout examen, je ne voulus pas attendre et j'obtins
d'aller immediatement voir mon oncle. Mais je decidai de ne rien faire
savoir a Meaulnes aussi longtemps que je ne serais pas certain de
pouvoir lui annoncer quelque bonne nouvelle. A quoi bon en effet
l'arracher a son desespoir pour l'y replonger ensuite plus profondement
peut-etre?

Le Vieux-Nancay fut pendant tres longtemps le lieu du monde que je
preferais, le pays des fins de vacances, ou nous n'allions que bien
rarement, lorsqu'il se trouvait une voiture a louer pour nous y
conduire. Il y avait eu, jadis, quelque brouille avec la branche de la
famille qui habitait la-bas, et c'est pourquoi sans doute Millie se
faisait tant prier chaque fois pour monter en voiture. Mais moi, je me
souciais bien de ces facheries!... Et sitot arrive, je me perdais et
m'ebattais parmi les oncles, les cousines et les cousins, dans une
existence faite de mille occupations amusantes et de plaisirs qui me
ravissaient.

Nous descendions chez l'oncle Florentin et la tante Julie, qui avaient
un garcon de mon age, le cousin Firmin, et huit filles, dont les ainees,
Marie-Louise, Charlotte, pouvaient avoir dix-sept et quinze ans. Ils
tenaient un tres grand magasin a l'une des entrees de ce bourg de
Sologne, devant l'eglise--un magasin universel, auquel
s'approvisionnaient tous les chatelains-chasseurs de la region, isoles
dans la contree perdue, a trente kilometres de toute gare.

Ce magasin, avec ses comptoirs d'epicerie et de rouennerie, donnait par
de nombreuses fenetres sur la route et, par la porte vitree, sur la
grande place de l'eglise. Mais, chose etrange, quoiqu'assez ordinaire
dans ce pays pauvre, la terre battue dans toute la boutique tenait lieu
de plancher.

Par derriere c'etaient six chambres, chacune remplie d'une seule et meme
marchandise: la chambre aux chapeaux, la chambre au jardinage, la
chambre aux lampes... que sais-je? Il me semblait, lorsque j'etais
enfant et que je traversais ce dedale d'objets de bazar, que je n'en
epuiserais jamais du regard toutes les merveilles. Et, a cette epoque
encore, je trouvais qu'il n'y avait de vraies vacances que passees en ce
lieu.

La famille vivait dans une grande cuisine dont la porte s'ouvrait sur le
magasin--cuisine ou brillaient aux fins de septembre de grandes
flambees de cheminee, ou les chasseurs et les braconniers qui vendaient
du gibier a Florentin venaient de grand matin se faire servir a boire,
tandis que les petites filles, deja levees, couraient, criaient, se
passaient les unes aux autres du "sent-y-bon" sur leurs cheveux lisses.
Aux murs, de vieilles photographies, de vieux groupes scolaires jaunis
montraient mon pere--on mettait longtemps a le reconnaitre en uniforme
--au milieu de ses camarades d'Ecole Normale...

C'est la que se passaient nos matinees; et aussi dans la cour ou
Florentin faisait pousser des dahlias et elevait des pintades; ou l'on
torrefiait le cafe, assis sur des boites a savon; ou nous deballions des
caisses remplies d'objets divers precieusement enveloppes et dont nous
ne savions pas toujours le nom...

Toute la journee, le magasin etait envahi par des paysans ou par les
cochers des chateaux voisins. A la porte vitree s'arretaient et
s'egouttaient, dans le brouillard de septembre, des charrettes, venues
du fond de la campagne. Et de la cuisine nous ecoutions ce que disaient
les paysannes, curieux de toutes leurs histoires...

Mais le soir, apres huit heures, lorsqu'avec des lanternes on portait le
foin aux chevaux dont la peau fumait dans l'ecurie--tout le magasin
nous appartenait!

Marie-Louise, qui etait l'ainee de mes cousines mais une des plus
petites, achevait de plier et de ranger les piles de drap dans la
boutique; elle nous encourageait a venir la distraire. Alors, Firmin et
moi avec toutes les filles, nous faisions irruption dans la grande
boutique, sous les lampes d'auberge, tournant les moulins a cafe,
faisant des tours de force sur les comptoirs; et parfois Firmin allait
chercher dans les greniers, car la terre battue invitait a la danse,
quelque vieux trombone plein de vert-de-gris...

Je rougis encore a l'idee que, les annees precedentes, Mlle de Galais
eut pu venir a cette heure et nous surprendre au milieu de ces
enfantillages... Mais ce fut un peu avant la tombee de la nuit, un soir
de ce mois d'aout, tandis que je causais tranquillement avec Marie-
Louise et Firmin, que je la vis pour la premiere fois...

Des le soir de mon arrivee au Vieux-Nancay, j'avais interroge mon oncle
Firmin sur le Domaine des Sablonnieres.

"Ce n'est plus un Domaine, avait-il dit. On a tout vendu, et les
acquereurs, des chasseurs, ont fait abattre les vieux batiments pour
agrandir leurs terrains de chasse; la cour d'honneur n'est plus
maintenant qu'une lande de bruyeres et d'ajoncs. Les anciens possesseurs
n'ont garde qu'une petite maison d'un etage et la ferme. Tu auras bien
l'occasion de voir ici mademoiselle de Galais; c'est elle-meme qui vient
faire ses provisions, tantot en selle, tantot en voiture, mais toujours
avec le meme cheval, le vieux Belisaire... C'est un drole d'equipage!"

J'etais si trouble que je ne savais plus quelle question poser pour en
apprendre davantage.

"Ils etaient riches, pourtant?"

--Oui, Monsieur de Galais donnait des fetes pour amuser son fils, un
garcon etrange, plein d'idees extraordinaires. Pour le distraire, il
imaginait ce qu'il pouvait. On faisait venir des Parisiennes... des gars
de Paris et d'ailleurs...

"Toutes les Sablonnieres etaient en ruine, madame de Galais pres de sa
fin, qu'ils cherchaient encore a l'amuser et lui passaient toutes ses
fantaisies. C'est l'hiver dernier--non, l'autre hiver, qu'ils ont fait
leur plus grande fete costumee. Ils avaient invite moitie gens de Paris
et moitie gens de campagne. Ils avaient achete ou loue des quantites
d'habits merveilleux, des jeux, des chevaux, des bateaux. Toujours pour
amuser Frantz de Galais. On disait qu'il allait se marier et qu'on
fetait la ses fiancailles. Mais il etait bien trop jeune. Et tout a
casse d'un coup; il s'est sauve; on ne l'a jamais revu... La chatelaine
morte, mademoiselle de Galais est restee soudain toute seule avec son
pere, le vieux capitaine de vaisseau.

--N'est-elle pas mariee? demandai-je enfin.

--Non, dit-il, je n'ai entendu parler de rien. Serais-tu un pretendant?"

Tout deconcerte, je lui avouai aussi brievement, aussi discretement que
possible, que mon meilleur ami, Augustin Meaulnes, peut-etre, en serait
un.

"Ah! dit Florentin, en souriant, s'il ne tient pas a la fortune, c'est
un joli parti... Faudra-t-il que j'en parle a monsieur de Galais? Il
vient encore quelquefois jusqu'ici chercher du petit plomb pour la
chasse. Je lui fais toujours gouter ma vieille eau-de-vie de marc".

Mais je le priai bien vite de n'en rien faire, d'attendre. Et moi-meme
je ne me hatai pas de prevenir Meaulnes. Tant d'heureuses chances
accumulees m'inquietaient un peu. Et cette inquietude me commandait de
ne rien annoncer a Meaulnes que je n'eusse au moins vu la jeune fille.

Je n'attendis pas longtemps. Le lendemain, un peu avant le diner, la
nuit commencait a tomber; une brume fraiche, plutot de septembre que
d'aout, descendait avec la nuit. Firmin et moi, pressentant le magasin
vide d'acheteurs un instant, nous etions venus voir Marie-Louise et
Charlotte. Je leur avais confie le secret qui m'amenait au Vieux-Nancay
a cette date prematuree. Accoudes sur le comptoir ou assis les deux
mains a plat sur le bois cire, nous nous racontions mutuellement ce que
nous savions de la mysterieuse jeune fille--et cela se reduisait a fort
peu de chose--lorsqu'un bruit de roues nous fit tourner la tete.

"La voici, c'est elle", dirent-ils a voix basse.

Quelques secondes apres, devant la porte vitree, s'arretait l'etrange
equipage. Une vieille voiture de ferme, aux panneaux arrondis, avec de
petites galeries moulees, comme nous n'en avons jamais vu dans cette
contree; un vieux cheval blanc qui semblait toujours vouloir brouter
quelque herbe sur la route, tant il baissait la tete pour marcher; et
sur le siege--je le dis dans la simplicite de mon coeur, mais sachant
bien ce que je dis--la jeune fille la plus belle qu'il y ait peut-etre
jamais eu au monde.

Jamais je ne vis tant de grace s'unir a tant de gravite. Son costume lui
faisait la taille si mince qu'elle semblait fragile. Un grand manteau
marron, qu'elle enleva en entrant, etait jete sur ses epaules. C'etait
la plus grave des jeunes filles, la plus frele des femmes. Une lourde
chevelure blonde pesait sur son front et sur son visage, delicatement
dessine, finement modele. Sur son teint tres pur, l'ete avait pose deux
taches de rousseur... Je ne remarquai qu'un defaut a tant de beaute: aux
moments de tristesse, de decouragement ou seulement de reflexion
profonde, ce visage si pur se marbrait legerement de rouge, comme il
arrive chez certains malades gravement atteints sans qu'on le sache.
Alors toute l'admiration de celui qui la regardait faisait place a une
sorte de pitie d'autant plus dechirante qu'elle surprenait davantage.

Voila du moins ce que je decouvrais, tandis qu'elle descendait lentement
de voiture et qu'enfin Marie-Louise, me presentant avec aisance a la
jeune fille, m'engageait a lui parler.

On lui avanca une chaise ciree et elle s'assit, adossee au comptoir,
tandis que nous restions debout. Elle paraissait bien connaitre et aimer
le magasin. Ma tante Julie, aussitot prevenue, arriva, et, le temps
quelle parla, sagement, les mains croisees sur son ventre, hochant
doucement sa tete de paysanne-commercante coiffee d'un bonnet blanc,
retarda le moment--qui me faisait trembler un peu--ou la conversation
s'engagerait avec moi...

Ce fut tres simple.

"Ainsi, dit Mlle de Galais, vous serez bientot instituteur?"

Ma tante allumait au-dessus de nos tetes la lampe de porcelaine qui
eclairait faiblement le magasin. Je voyais le doux visage enfantin de la
jeune fille, ses yeux bleus si ingenus, et j'etais d'autant plus surpris
de sa voix si nette, si serieuse. Lorsqu'elle cessait de parler, ses
yeux se fixaient ailleurs, ne bougeaient plus en attendant la reponse,
et elle tenait sa levre un peu mordue.

"J'enseignerais, moi aussi, dit-elle, si M. de Galais voulait!
J'enseignerais les petits garcons, comme votre mere..."

Et elle sourit, montrant ainsi que mes cousins lui avaient parle de moi.

"C'est, continua-t-elle, que les villageois sont toujours avec moi
polis, doux et serviables. Et je les aime beaucoup. Mais aussi quel
merite ai-je a les aimer?...

"Tandis qu'avec l'institutrice, ils sont, n'est-ce pas? chicaniers et
avares. Il y a sans cesse des histoires de porte-plume perdus, de
cahiers trop chers ou d'enfants qui n'apprennent pas... Eh bien, je me
debattrais avec eux et ils m'aimeraient tout de meme. Ce serait beaucoup
plus difficile..."

Et, sans sourire, elle reprit sa pose songeuse et enfantine, son regard
bleu, immobile.

Nous etions genes tous les trois par cette aisance a parler des choses
delicates, de ce qui est secret, subtil, et dont on ne parle bien que
dans les livres. Il y eut un instant de silence; et lentement une
discussion s'engagea...

Mais avec une sorte de regret et d'animosite contre je ne sais quoi de
mysterieux dans sa vie, la jeune demoiselle poursuivit:

"Et puis j'apprendrais aux garcons a etre sages, d'une sagesse que je
sais. Je ne leur donnerais pas le desir de courir le monde, comme vous
le ferez sans doute, monsieur Seurel, quand vous serez sous-maitre. Je
leur enseignerais a trouver le bonheur qui est tout pres d'eux et qui
n'en a pas l'air..."

Marie-Louise et Firmin etaient interdits comme moi. Nous restions sans
mot dire. Elle sentit notre gene et s'arreta, se mordit la levre, baissa
la tete et puis elle sourit comme si elle se moquait de nous:

"Ainsi, dit-elle, il y a peut-etre quelque grand jeune homme fou qui me
cherche au bout du monde, pendant que je suis ici, dans le magasin de
madame Florentin, sous cette lampe, et que mon vieux cheval m'attend a
la porte. Si ce jeune homme me voyait, il ne voudrait pas y croire, sans
doute?..."

De la voir sourire, l'audace me prit et je sentis qu'il etait temps de
dire, en riant aussi:

"Et peut-etre que ce grand jeune homme fou, je le connais, moi?"

Elle me regardait vivement.

A ce moment le timbre de la porte sonna, deux bonnes femmes entrerent
avec des paniers:

"Venez dans la 'salle a manger', vous serez en paix", nous dit ma tante
en poussant la porte de la cuisine.

Et comme Mlle de Galais refusait et voulait partir aussitot, ma tante
ajouta:

"Monsieur de Galais est ici et cause avec Florentin, aupres du feu".

Il y avait toujours, meme au mois d'aout, dans la grande cuisine, un
eternel fagot de sapins qui flambait et craquait. La aussi une lampe de
porcelaine etait allumee et un vieillard au doux visage, creuse et rase,
presque toujours silencieux comme un homme accable par l'age et les
souvenirs, etait assis aupres de Florentin devant deux verres de marc.

Florentin salua:

"Francois! cria-t-il de sa forte voix de marchand forain, comme s'il y
avait eu entre nous une riviere ou plusieurs hectares de terrain, je
viens d'organiser un apres-midi de plaisir au bord du Cher pour jeudi
prochain. Les uns chasseront, les autres pecheront, les autres
danseront, les autres se baigneront!... Mademoiselle, vous viendrez a
cheval; c'est entendu avec monsieur de Galais. J'ai tout arrange...

"Et, Francois! ajouta-t-il comme s'il y eut seulement pense, tu pourras
amener ton ami, monsieur Meaulnes... C'est bien Meaulnes qu'il
s'appelle?"

Mlle de Galais s'etait levee, soudain devenue tres pale. Et, a ce moment
precis, je me rappelai que Meaulnes, autrefois, dans le Domaine
singulier, pres de l'etang, lui avait dit son nom...

Lorsqu'elle me tendit la main, pour partir, il y avait entre nous, plus
clairement que si nous avions dit beaucoup de paroles, une entente
secrete que la mort seule devait briser et une amitie plus pathetique
qu'un grand amour.

... A quatre heures, le lendemain matin, Firmin frappait a la porte de
la petite chambre que j'habitais dans la cour aux pintades. Il faisait
nuit encore et j'eus grand'peine a retrouver mes affaires sur la table
encombree de chandeliers de cuivre et de statuettes de bons saints
toutes neuves, choisies au magasin pour meubler mon logis la veille de
mon arrivee. Dans la cour, j'entendais Firmin gonfler ma bicyclette, et
ma tante dans la cuisine souffler le feu. Le soleil se levait a peine
lorsque je partis. Mais ma journee devait etre longue: j'allais d'abord
dejeuner a Sainte-Agathe pour expliquer mon absence prolongee et,
poursuivant ma course, je devais arriver avant le soir a la Ferte-
d'Angillon, chez mon ami Augustin Meaulnes.



CHAPITRE III

Une apparition.

Je n'avais jamais fait de longue course a bicyclette. Celle-ci etait la
premiere. Mais, depuis longtemps, malgre mon mauvais genou, en cachette,
Jasmin m'avait appris a monter. Si deja pour un jeune homme ordinaire la
bicyclette est un instrument bien amusant, que ne devait-elle pas
sembler a un pauvre garcon comme moi, qui naguere encore trainais
miserablement la jambe, trempe de sueur, des le quatrieme kilometre!...
Du haut des cotes, descendre et s'enfoncer dans le creux des paysages;
decouvrir comme a coups d'ailes les lointains de la route qui s'ecartent
et fleurissent a votre approche, traverser un village dans l'espace d'un
instant et l'emporter tout entier d'un coup d'oeil... En reve seulement
j'avais connu jusque-la course aussi charmante, aussi legere. Les cotes
memes me trouvaient plein d'entrain. Car c'etait, il faut le dire, le
chemin du pays de Meaulnes que je buvais ainsi...

"Un peu avant l'entree du bourg, me disait Meaulnes, lorsque jadis il
decrivait son village, on voit une grande roue a palettes que le vent
fait tourner..." Il ne savait pas a quoi elle servait, ou peut-etre
feignait-il de n'en rien savoir pour piquer ma curiosite davantage.

C'est seulement au declin de cette journee de fin d'aout que j'apercus,
tournant au vent dans une immense prairie, la grande roue qui devait
monter l'eau pour une metairie voisine. Derriere les peupliers du pre se
decouvraient deja les premiers faubourgs. A mesure que je suivais le
grand detour que faisait la route pour contourner le ruisseau, le
paysage s'epanouissait et s'ouvrait... Arrive sur le pont, je decouvris
enfin la grand'rue du village.

Des vaches paissaient, cachees dans les roseaux de la prairie et
j'entendais leurs cloches, tandis que, descendu de bicyclette, les deux
mains sur mon guidon, je regardais le pays ou j'allais porter une si
grave nouvelle. Les maisons, ou l'on entrait en passant sur un petit
pont de bois, etaient toutes alignees au bord d'un fosse qui descendait
la rue, comme autant de barques, voiles carguees, amarrees dans le calme
du soir. C'etait l'heure ou dans chaque cuisine on allume un feu.

Alors la crainte et je ne sais quel obscur regret de venir troubler tant
de paix commencerent a m'enlever tout courage. A point pour aggraver ma
soudaine faiblesse, je me rappelai que la tante Moinel habitait la, sur
une petite place de La Ferte-d'Angillon.

C'etait une de mes grand'tantes. Tous ses enfants etaient morts et
j'avais bien connu Ernest, le dernier de tous, un grand garcon qui
allait etre instituteur. Mon grand-oncle Moinel, le vieux greffier,
l'avait suivi de pres. Et ma tante etait restee toute seule dans sa
bizarre petite maison ou les tapis etaient faits d'echantillons cousus,
les tables couvertes de coqs, de poules et de chats en papier--mais ou
les murs etaient tapisses de vieux diplomes, de portraits de defunts, de
medaillons en boucles de cheveux morts.

Avec tant de regrets et de deuil, elle etait la bizarrerie et la bonne
humeur memes. Lorsque j'eus decouvert la petite place ou se tenait sa
maison, je l'appelai bien fort par la porte entr'ouverte, et je
l'entendis tout au bout des trois pieces en enfilade pousser un petit
cri suraigu:

"Eh la! Mon Dieu!"

Elle renversa son cafe dans le feu--a cette heure-la comment pouvait-
elle faire du cafe?--et elle apparut... Tres cambree en arriere, elle
portait une sorte de chapeau-capote-capeline sur le faite de la tete,
tout en haut de son front immense et cabosse ou il y avait de la femme
mongole et de la Hottentote; et elle riait a petits coups, montrant le
reste de ses dents tres fines.

Mais tandis que je l'embrassais, elle me prit maladroitement,
hativement, une main que j'avais derriere le dos. Avec un mystere
parfaitement inutile puisque nous etions tous les deux seuls, elle me
glissa une petite piece que je n'osai pas regarder et qui devait etre de
un franc... Puis comme je faisais mine de demander des explications ou
de la remercier, elle me donna une bourrade en criant:

"Va donc! Ah! je sais bien ce que c'est!"

Elle avait toujours ete pauvre, toujours empruntant, toujours depensant.

"J'ai toujours ete bete et toujours malheureuse", disait-elle sans
amertume mais de sa voix de fausset.

Persuadee que les sous me preoccupaient comme elle, la brave femme
n'attendait pas que j'eusse souffle pour me cacher dans la main ses tres
minces economies de la journee. Et par la suite c'est toujours ainsi
qu'elle m'accueillit.

Le diner fut aussi etrange--a la fois triste et bizarre--que l'avait
ete la reception. Toujours une bougie a portee de la main, tantot elle
l'enlevait, me laissant dans l'ombre, et tantot la posait sur la petite
table couverte de plats et de vases ebreches ou fendus.

"Celui-la, disait-elle, les Prussiens lui ont casse les anses, en
soixante-dix, parce qu'ils ne pouvaient pas l'emporter".

Je me rappelai seulement alors, en revoyant ce grand vase a la tragique
histoire, que nous avions dine et couche la jadis. Mon pere m'emmenait
dans l'Yonne, chez un specialiste qui devait guerir mon genou. Il
fallait prendre un grand express qui passait avant le jour... Je me
souvins du triste diner de jadis, de toutes les histoires du vieux
greffier accoude devant sa bouteille de boisson rose.

Et je me souvenais aussi de mes terreurs... Apres le diner, assise
devant le feu, ma grand'tante avait pris mon pere a part pour lui
raconter une histoire de revenants: "Je me retourne... Ah! mon pauvre
Louis, qu'est-ce que je vois, une petite femme grise..." Elle passait
pour avoir la tete farcie de ces sornettes terrifiantes.

Et voici que ce soir-la, le diner fini, lorsque, fatigue par la
bicyclette, je fus couche dans la grande chambre avec une cheminee de
nuit a carreaux de l'oncle Moinel, elle vint s'asseoir a mon chevet et
commenca de sa voix la plus mysterieuse et la plus pointue:

"Mon pauvre Francois, il faut que je te raconte a toi ce que je n'ai
jamais dit a personne..."

Je pensai:

"Mon affaire est bonne, me voila terrorise pour toute la nuit, comme il
y a dix ans!..."

Et j'ecoutai. Elle hochait la tete, regardant droit devant soi comme si
elle se fut raconte l'histoire a elle-meme:

"Je revenais d'une fete avec Moinel. C'etait le premier mariage ou nous
allions tous les deux, depuis la mort de notre pauvre Ernest; et j'y
avais rencontre ma soeur Adele que je n'avais pas vue depuis quatre ans!
Un vieil ami de Moinel, tres riche, l'avait invite a la noce de son
fils, au domaine des Sablonnieres. Nous avions loue une voiture. Cela
nous avait coute bien cher. Nous revenions sur la route vers sept heures
du matin, en plein hiver. Le soleil se levait. Il n'y avait absolument
personne. Qu'est-ce que je vois tout d'un coup devant nous, sur la
route? Un petit homme, un petit jeune homme arrete, beau comme le jour,
qui ne bougeait pas, qui nous regardait venir. A mesure que nous
approchions, nous distinguions sa jolie figure, si blanche, si jolie que
cela faisait peur!...

"Je prends le bras de Moinel; je tremblais comme la feuille; je croyais
que c'etait le Bon Dieu!... Je lui dis:

"--Regarde! C'est une apparition!

"Il me repond tout bas, furieux:

"--Je l'ai bien vu! Tais-toi donc, vieille bavarde..."

"Il ne savait que faire; lorsque le cheval s'est arrete... De pres, cela
avait une figure pale, le front en sueur, un beret sale et un pantalon
long. Nous entendimes sa voix, qui disait:

"--Je ne suis pas un homme, je suis une jeune fille. Je me suis sauvee
et je n'en puis plus. Voulez-vous bien me prendre dans votre voiture,
monsieur et madame?"

"Aussitot nous l'avons fait monter. A peine assise, elle a perdu
connaissance. Et devines-tu a qui nous avions affaire? C'etait la
fiancee du jeune homme des Sablonnieres, Frantz de Galais, chez qui nous
etions invites aux noces!

--Mais il n'y a pas eu de noces, dis-je, puisque la fiancee s'est
sauvee!

--Eh bien, non, fit-elle toute penaude en me regardant. Il n'y a pas eu
de noces. Puisque cette pauvre folle s'etait mis dans la tete mille
folies qu'elle nous a expliquees. C'etait une des filles d'un pauvre
tisserand. Elle etait persuadee que tant de bonheur etait impossible,
que le jeune homme etait trop jeune pour elle; que toutes les merveilles
qu'il lui decrivait etaient imaginaires, et lorsqu'enfin Frantz est venu
la chercher, Valentine a pris peur. Il se promenait avec elle et sa
soeur dans le jardin de l'Archeveche a Bourges, malgre le froid et le
grand vent. Le jeune homme, par delicatesse certainement en parce qu'il
aimait la cadette, etait plein d'attentions pour l'ainee. Alors ma folle
s'est imagine je ne sais quoi; elle a dit qu'elle allait chercher un
fichu a la maison; et la, pour etre sure de n'etre pas suivie, elle a
revetu des habits d'homme et s'est enfuie a pied sur la route de Paris.

"Son fiance a recu d'elle une lettre ou elle lui declarait qu'elle
allait rejoindre un jeune homme qu'elle aimait. Et ce n'etait pas
vrai...

"--Je suis plus heureuse de mon sacrifice, me disait-elle, que si
j'etais sa femme". Oui, mon imbecile, mais en attendant, il n'avait pas
du tout l'idee d'epouser sa soeur: il s'est tire une balle de pistolet;
on a vu le sang dans le bois; mais on n'a jamais retrouve son corps.

--Et qu'avez-vous fait de cette malheureuse fille?

--Nous lui avons fait boire une goutte, d'abord. Puis nous lui avons
donne a manger et elle a dormi aupres du feu quand nous avons ete de
retour. Elle est restee chez nous une bonne partie de l'hiver. Tout le
jour, tant qu'il faisait clair, elle taillait, cousait des robes,
arrangeait des chapeaux et nettoyait la maison avec rage. C'est elle qui
a recolle toute la tapisserie que tu vois la. Et depuis son passage les
hirondelles nichent dehors. Mais, le soir, a la tombee de la nuit, son
ouvrage fini, elle trouvait toujours un pretexte pour aller dans la
cour, dans le jardin, ou sur le devant de la porte, meme quand il gelait
a pierre fendre. Et on la decouvrait la, debout, pleurant de tout son
coeur.

"--Eh bien, qu'avez-vous encore? Voyons?

"--Rien, madame Moinel!"

"--Et elle rentrait.

"Les voisins disaient:

"--Vous avez trouve un bien petit jolie petite bonne, madame Moinel.

"Malgre nos supplications, elle a voulu continuer son chemin sur Paris,
au mois de mars; je lui ai donne des robes qu'elle a retaillees, Moinel
lui a pris son billet a la gare et donne un peu d'argent.

"Elle ne nous a pas oublies; elle est couturiere a Paris aupres de
Notre-Dame; elle nous ecrit encore pour nous demander si nous ne savons
rien des Sablonnieres. Une bonne fois, pour la delivrer de cette idee,
je lui ai repondu que le domaine etait vendu, abattu, le jeune homme
disparu pour toujours et la jeune fille mariee. Tout cela doit etre
vrai, je pense. Depuis ce temps ma Valentine ecrit bien moins
souvent..."

Ce n'etait pas une histoire de revenants que racontait la tante Moinel
de sa petite voix stridente si bien faite pour les raconter. J'etais
cependant au comble du malaise. C'est que nous avions jure a Frantz le
bohemien de le servir comme des freres et voici que l'occasion m'en
etait donnee...

Or, etait-ce le moment de gater la joie que j'allais porter a Meaulnes
le lendemain matin, et de lui dire ce que je venais d'apprendre? A quoi
bon le lancer dans une entreprise mille fois impossible? Nous avions en
effet l'adresse de la jeune fille; mais ou chercher le bohemien qui
courait le monde?... Laissons les fous avec les fous, pensai-je.
Delouche et Boujardon n'avaient pas tort. Que de mal nous a fait ce
Frantz romanesque! Et je resolus de ne rien dire tant que je n'aurais
pas vu maries Augustin Meaulnes et Mlle de Galais.

Cette resolution prise, il me restait encore l'impression penible d'un
mauvais presage--impression absurde que je chassai bien vite.

La chandelle etait presque au bout; un moustique vibrait; mais la tante
Moinel, la tete penchee sous sa capote de velours qu'elle ne quittait
que pour dormir, les coudes appuyes sur ses genoux, recommencait son
histoire... Par moments elle relevait brusquement la tete et me
regardait pour connaitre mes impressions, ou peut-etre pour voir si je
ne m'endormais pas. A la fin, sournoisement, la tete sur l'oreiller, je
fermai les yeux, faisant semblant de m'assoupir.

"Allons! tu dors...", fit-elle d'un ton plus sourd et un peu decu.

J'eus pitie d'elle et je protestai:

"Mais non, ma tante, je vous assure...

--Mais si! dit-elle. Je comprends bien d'ailleurs que tout cela ne
t'interesse guere. Je te parle la de gens que tu n'as pas connus..."

Et lachement, cette fois, je ne repondis pas.



CHAPITRE IV

La grande nouvelle.

Il faisait, le lendemain matin, quand j'arrivai dans la grand'rue, un si
beau temps de vacances, un si grand calme, et sur tout le bourg
passaient des bruits si paisibles, si familiers, que j'avais retrouve
toute la joyeuse assurance d'un porteur de bonne nouvelle...

Augustin et sa mere habitaient l'ancienne maison d'ecole. A la mort de
son pere, retraite depuis longtemps, et qu'un heritage avait enrichi,
Meaulnes avait voulu qu'on achetat l'ecole ou le vieil instituteur avait
enseigne pendant vingt annees, ou lui-meme avait appris a lire. Non pas
qu'elle fut d'aspect fort aimable: c'etait une grosse maison carree
comme une mairie qu'elle avait ete; les fenetres du rez-de-chaussee qui
donnaient sur la rue etaient si hautes que personne n'y regardait
jamais; et la cour de derriere, ou il n'y avait pas un arbre et dont un
haut preau barrait la vue sur la campagne, etait bien la plus seche et
la plus desolee cour d'ecole abandonnee que j'aie jamais vue...

Dans le couloir complique ou se trouvaient quatre portes, je trouvai la
mere de Meaulnes rapportant du jardin un gros paquet de linge, qu'elle
avait du mettre secher des la premiere heure de cette longue matinee de
vacances. Ses cheveux gris etaient a demi defaits; des meches lui
battaient la figure; son visage regulier sous sa coiffure ancienne etait
bouffi et fatigue, comme par une nuit de veille; et elle baissait
tristement la tete d'un air songeur.

Mais, m'apercevant soudain, elle me reconnut et sourit:

"Vous arrivez a temps, dit-elle. Voyez, je rentre le linge que j'ai fait
secher pour le depart d'Augustin. J'ai passe la nuit a regler ses
comptes et a preparer ses affaires. Le train part a cinq heures, mais
nous arriverons a tout appreter..."

On eut dit, tant elle montrait d'assurance, qu'elle-meme avait pris
cette decision. Or, sans doute ignorait-elle meme ou Meaulnes devait
aller.

"Montez, dit-elle, vous le trouverez dans la mairie en train d'ecrire".

En hate je grimpai l'escalier, ouvris la porte de droite ou l'on avait
laisse l'ecriteau Mairie, et me trouvait dans une grande salle a quatre
fenetres, deux sur le bourg, deux sur la campagne, ornee aux murs des
portraits jaunis des presidents Grevy et Carnot. Sur une longue estrade
qui tenait tout le fond de la salle, il y avait encore, devant une table
a tapis vert, les chaises des conseillers municipaux. Au centre, assis
sur un vieux fauteuil qui etait celui du maire, Meaulnes ecrivait,
trempant sa plume au fond d'un encrier de faience demode, en forme de
coeur. Dans ce lieu qui semblait fait pour quelque rentier de village,
Meaulnes se retirait, quand il ne battait pas la contree, durant les
longues vacances...

Il se leva, des qu'il m'eut reconnu, mais non pas avec la precipitation
que j'avais imaginee:

"Seurel!" dit-il seulement, d'un air de profond etonnement.

C'etait le meme grand gars au visage osseux, a la tete rasee. Une
moustache inculte commencait a lui trainer sur les levres. Toujours ce
meme regard loyal... Mais sur l'ardeur des annees passees on croyait
voir comme une voile de brume, que par instants sa grande passion de
jadis dissipait...

Il paraissait tres trouble de me voir. D'un bond j'etais monte sur
l'estrade. Mais, chose etrange a dire, il ne songea pas meme a me tendre
la main. Il s'etait tourne vers moi, les mains derriere le dos, appuye
contre la table, renverse en arriere, et l'air profondement gene. Deja,
me regardant sans me voir, il etait absorbe par ce qu'il allait me dire.
Comme autrefois et comme toujours, homme lent a commencer de parler,
ainsi que sont les solitaires, les chasseurs et les hommes d'aventures,
il avait pris une decision sans se soucier des mots qu'il faudrait pour
l'expliquer. Et maintenant que j'etais devant lui, il commencait
seulement a ruminer peniblement les paroles necessaires.

Cependant, je lui racontais avec gaiete comment j'etais venu, ou j'avais
passe la nuit et que j'avais ete bien surpris de voir Mme Meaulnes
preparer le depart de son fils...

"Ah! elle t'a dit?... demanda-t-il.

--Oui. Ce n'est pas, je pense, pour un long voyage?

--Si, un tres long voyage".

Un instant decontenance, sentant que j'allais tout a l'heure, d'un mot,
reduire a neant cette decision que je ne comprenais pas, je n'osais plus
rien dire et ne savais pas par ou commencer ma mission.

Mais lui-meme parla enfin, comme quelqu'un qui veut se justifier.

"Seurel! dit-il, tu sais ce qu'etait pour moi mon etrange aventure de
Sainte-Agathe. C'etait ma raison de vivre et d'avoir de l'espoir. Cet
espoir-la perdu, que pouvais-je devenir?... Comment vivre a la facon de
tout le monde!

"Eh bien j'ai essaye de vivre la-bas, a Paris, quand j'ai vu que tout
etait fini et qu'il ne valait plus meme la peine de chercher le Domaine
perdu... Mais un homme qui a fait une fois un bond dans le paradis,
comment pourrait-il s'accommoder ensuite de la vie de tout le monde? Ce
qui est le bonheur des autres m'a paru derision. Et lorsque,
sincerement, deliberement, j'ai decide un jour de faire comme les
autres, ce jour-la j'ai amasse du remords pour longtemps..."

Assis sur une chaise de l'estrade, la tete basse, l'ecoutant sans le
regarder je ne savais que penser de ces explications obscures:

"Enfin, dis-je, Meaulnes, explique-toi mieux! Pourquoi ce long voyage?
As-tu quelque faute a reparer? Une promesse a tenir?

--Eh bien, oui, repondit-il. Tu te souviens de cette promesse que
j'avais faite a Frantz?...

--Ah! fis-je soulage, il ne s'agit que de cela?...

--De cela. Et peut-etre aussi d'une faute a reparer. Les deux en meme
temps..."

Suivit un moment de silence pendant lequel je decidai de commencer a
parler et preparai mes mots.

"Il n'y a qu'une explication a laquelle je croie, dit-il encore. Certes,
j'aurais voulu revoir une fois mademoiselle de Galais, seulement la
revoir... Mais, j'en suis persuade maintenant, lorsque j'avais decouvert
le Domaine sans nom, j'etais a une hauteur, a un degre de perfection et
de purete que je n'atteindrai jamais plus. Dans la mort seulement, comme
je te l'ecrivais un jour, je retrouverai peut-etre la beaute de ce
temps-la..."

Il changea de ton pour reprendre avec une animation etrange, en se
rapprochant de moi:

"Mais, ecoute, Seurel! Cette intrigue nouvelle et ce grand voyage, cette
faute que j'ai commise et qu'il faut reparer, c'est, en un sens, mon
ancienne aventure qui se poursuit..."

Un temps, pendant lequel peniblement il essaya de ressaisir ses
souvenirs. J'avais manque l'occasion precedente. Je ne voulais pour rien
au monde laisser passer celle-ci; et, cette fois, je parlai--trop vite,
car je regrettai amerement plus tard, de n'avoir pas attendu ses aveux.

Je prononcai donc ma phrase, qui etait preparee pour l'instant d'avant,
mais qu'il n'allait plus maintenant. Je dis, sans un geste, a peine en
soulevant un peu la tete:

"Et si je venais t'annoncer que tout espoir n'est pas perdu?..."

Il me regarda, puis, detournant brusquement les yeux, rougit comme je
n'ai jamais vu quelqu'un rougir: une montee de sang qui devait lui
cogner a grands coups dans les tempes...

"Que veux-tu dire?" demanda-t-il enfin, a peine distinctement.

Alors, tout d'un trait, je racontai ce que je savais, ce que j'avais
fait, et comment, la face des choses ayant tourne, il semblait presque
que ce fut Yvonne de Galais qui m'envoyait vers lui.

Il etait maintenant affreusement pale.

Durant tout ce recit, qu'il ecoutait en silence, la tete un peu rentree,
dans l'attitude de quelqu'un qu'on a surpris et qui ne sait comment se
defendre, se cacher ou s'enfuir, il ne m'interrompit, je me rappelle,
qu'une seule fois. Je lui racontais, en passant, que toutes les
Sablonnieres avaient ete demolies et que le Domaine d'autrefois
n'existait plus:

"Ah! dit-il, tu vois... (comme s'il eut guette une occasion de justifier
sa conduite et le desespoir ou il avait sombre) tu vois: il n'y a plus
rien..."

Pour terminer, persuade qu'enfin l'assurance de tant de facilite
emporterait le reste de sa peine, je lui racontai qu'une partie de
campagne etait organisee par mon oncle Florentin, que Mlle de Galais
devait y venir a cheval et que lui-meme etait invite... Mais il
paraissait completement desempare et continuait a ne rien repondre.

"Il faut tout de suite decommander ton voyage, dis-je avec impatience.
Allons avertir ta mere..."

"Cette partie de campagne?... me demanda-t-il avec hesitation. Alors,
vraiment, il faut que j'y aille?...

--Mais voyons, repliquai-je, cela ne se demande pas".

Il avait l'air de quelqu'un qu'on pousse par les epaules.

En bas, Augustin avertit Mme Meaulnes que je dejeunerais avec eux,
dinerais, coucherais la et que, le lendemain, lui-meme louerait une
bicyclette et me suivrait au Vieux-Nancay.

"Ah! tres bien", fit-elle, en hochant la tete, comme si ces nouvelles
eussent confirme toutes ses previsions.

Je m'assis dans la petite salle a manger, sous les calendriers
illustres, les poignards ornementes et les outres soudanaises qu'un
frere de M. Meaulnes, ancien soldat d'infanterie de marine, avait
rapportes de ses lointains voyages.

Augustin me laissa la un instant, avant le repas, et, dans la chambre
voisine, ou sa mere avait prepare ses bagages, je l'entendis qui lui
disait, en baissant un peu la voix, de ne pas defaire sa malle,--car
son voyage pouvait etre seulement retarde...



CHAPITRE V

La partie de plaisir.

J'eus peine a suivre Augustin sur la route du Vieux-Nancay. Il allait
comme un coureur de bicyclette. Il ne descendait pas aux cotes. A son
inexplicable hesitation de la veille avaient succede une fievre, une
nervosite, un desir d'arriver au plus vite, qui ne laissaient pas de
m'effrayer un peu. Chez mon oncle il montra la meme impatience, il parut
incapable de s'interesser a rien jusqu'au moment ou nous fumes tous
installes en voiture, vers dix heures, le lendemain matin, et prets a
partir pour les bords de la riviere.

On etait a la fin du mois d'aout, au declin de l'ete. Deja les fourreaux
vides des chataigniers jaunis commencaient a joncher les routes
blanches. Le trajet n'etait pas long; la ferme des Aubiers, pres du Cher
ou nous allions, ne se trouvait guere qu'a deux kilometres au dela des
Sablonnieres. De loin en loin, nous rencontrions d'autres invites en
voiture, et meme des jeunes gens a cheval, que Florentin avait convies
audacieusement au nom de M. de Galais... On s'etait efforce comme jadis
de meler riches et pauvres, chatelains et paysans. C'est ainsi que nous
vimes arriver a bicyclette Jasmin Delouche, qui, grace au garde
Baladier, avait fait naguere la connaissance de mon oncle.

"Et voila, dit Meaulnes en l'apercevant, celui qui tenait la clef de
tout, pendant que nous cherchions jusqu'a Paris. C'est a desesperer!"

Chaque fois qu'il le regardait sa rancune en etait augmentee. L'autre,
qui s'imaginait au contraire avoir droit a toute notre reconnaissance,
escorta notre voiture de tres pres, jusqu'au bout. On voyait qu'il avait
fait, miserablement, sans grand resultat, des frais de toilette, et les
pans de sa jaquette elimee battaient le garde crotte de son
velocipede...

Malgre la contrainte qu'il s'imposait pour etre aimable, sa figure
vieillotte ne parvenait pas a plaire. Il m'inspirait plutot a moi une
vague pitie. Mais de qui n'aurais-je pas eu pitie durant cette journee-
la?...

Je ne me rappelle jamais cette partie de plaisir sans un obscur regret,
comme une sorte d'etouffement. Je m'etais fait de ce jour tant de joie a
l'avance! Tout paraissait si parfaitement concerte pour que nous soyons
heureux. Et nous l'avons ete si peu!...

Que les bords du Cher etaient beaux, pourtant! Sur la rive ou l'on
s'arreta, le coteau venait finir en pente douce et la terre se divisait
en petits pres verts, en saulaies separees par des clotures, comme
autant de jardins minuscules. De l'autre cote de la riviere les bords
etaient formes de collines grises, abruptes, rocheuses; et sur les plus
lointaines on decouvrait, parmi les sapins, de petits chateaux
romantiques avec une tourelle. Au loin, par instants, on entendait
aboyer la meute du chateau de Preveranges.

Nous etions arrives en ce lieu par un dedale de petits chemins, tantot
herisses de cailloux blancs, tantot remplis de sable--chemins qu'aux
abords de la riviere les sources vives transformaient en ruisseaux. Au
passage, les branches des groseilliers sauvages nous agrippaient par la
manche. Et tantot nous etions plonges dans la fraiche obscurite des
fonds de ravins, tantot au contraire, les haies interrompues, nous
baignions dans la claire lumiere de toute la vallee. Au loin sur l'autre
rive, quand nous approchames, un homme accroche aux rocs, d'un geste
lent, tendait des cordes a poissons. Qu'il faisait beau, mon Dieu!

Nous nous installames sur une pelouse, dans le retrait que formait un
taillis de bouleaux. C'etait une grande pelouse rase, ou il semblait
qu'il y eut place pour des jeux sans fin.

Les voitures furent detelees; les chevaux conduits a la ferme des
Aubiers. On commenca a deballer les provisions dans le bois, et a
dresser sur la prairie de petites tables pliantes que mon oncle avait
apportees.

Il fallut, a ce moment, des gens de bonne volonte, pour aller a l'entree
du grand chemin voisin guetter les derniers arrivants et leur indiquer
ou nous etions. Je m'offris aussitot; Meaulnes me suivit, et nous
allames nous poster pres du pont suspendu, au carrefour de plusieurs
sentiers et du chemin qui venait des Sablonnieres.

Marchant de long en large, parlant du passe, tachant tant bien que mal
de nous distraire, nous attendions. Il arriva encore une voiture du
Vieux-Nancay, des paysans inconnus avec une grande fille enrubannee.
Puis plus rien. Si, trois enfants dans une voiture a ane, les enfants de
l'ancien jardinier des Sablonnieres.

"Il me semble que je les reconnais, dit Meaulnes. Ce sont eux, je crois
bien, qui m'ont pris par la main jadis, le premier soir de la fete, et
m'ont conduit au diner..."

Mais a ce moment, l'ane ne voulant plus marcher, les enfants
descendirent pour le piquer, le tirer, cogner sur lui tant qu'ils
purent; alors Meaulnes, decu, pretendit s'etre trompe...

Je leur demandai s'ils avaient rencontre sur la route M. et Mlle de
Galais. L'un d'eux repondit qu'il ne savait pas; l'autre: "Je pense que
oui, monsieur". Et nous ne fumes pas plus avances. Ils descendirent
enfin vers la pelouse, les uns tirant l'anon par la bride, les autres
poussant derriere la voiture. Nous reprimes notre attente. Meaulnes
regardait fixement le detour du chemin des Sablonnieres, guettant avec
une sorte d'effroi la venue de la jeune fille qu'il avait tant cherchee
jadis. Un enervement bizarre et presque comique, qu'il passait sur
Jasmin, s'etait empare de lui. Du petit talus ou nous etions grimpes
pour voir au loin le chemin, nous apercevions sur la pelouse, en
contrebas, un groupe d'invites ou Delouche essayait de faire bonne
figure.

"Regarde-le perorer, cet imbecile", me disait Meaulnes.

Et je lui repondais:

"Mais laisse-le. Il fait ce qu'il peut, le pauvre garcon".

Augustin ne desarmait pas. La-bas, un lievre ou un ecureuil avait du
deboucher d'un fourre. Jasmin, pour assurer sa contenance, fit mine de
le poursuivre:

"Allons, bon! Il court, maintenant...", fit Meaulnes, comme si vraiment
cette audace-la depassait toutes les autres!

Et cette fois je ne pus m'empecher de rire. Meaulnes aussi; mais ce ne
fut qu'un eclair.

Apres un nouveau quart d'heure:

"Si elle ne venait pas?..." dit-il.

Je repondis:

"Mais puisqu'elle a promis. Sois donc plus patient!"

Il recommenca de guetter. Mais, a la fin, incapable de supporter plus
longtemps cette attente intolerable:

"Ecoute-moi, dit-il. Je redescends avec les autres. Je ne sais ce qu'il
y a maintenant contre moi: mais si je reste la, je sens qu'elle ne
viendra jamais--qu'il est impossible qu'au bout de ce chemin, tout a
l'heure, elle apparaisse".

Et il s'en alla vers la pelouse, me laissant tout seul. Je fis quelque
cent metres sur la petite route, pour passer le temps. Et au premier
detour j'apercus Yvonne de Galais, montee en amazone sur son vieux
cheval blanc, si fringant ce matin-la qu'elle etait obligee de tirer sur
les renes pour l'empecher de trotter. A la tete du cheval, peniblement,
en silence, marchait M. de Galais. Sans doute ils avaient du se relayer
sur la route, chacun a tour de role se servant de la vieille monture.

Quand la jeune fille me vit tout seul, elle sourit, sauta prestement a
terre, et confiant les renes a son pere se dirigea vers moi qui
accourais:

"Je suis bien heureuse, dit-elle, de vous trouver seul. Car je ne veux
montrer a personne qu'a vous le vieux Belisaire, ni le mettre avec les
autres chevaux. Il est trop laid et trop vieux d'abord; puis je crains
toujours qu'il ne soit blesse par un autre. Or, je n'ose monter que lui,
et, quand il sera mort, je n'irai plus a cheval".

Chez Mlle de Galais, comme chez Meaulnes, je sentais sous cette
animation charmante, sous cette grace en apparence si paisible, de
l'impatience et presque de l'anxiete. Elle parlait plus vite qu'a
l'ordinaire. Malgre ses joues et ses pommettes roses, il y avait autour
de ses yeux, a son front, par endroits, une paleur violente ou se lisait
tout son trouble.

Nous convinmes d'attacher Belisaire a un arbre dans un petit bois,
proche de la route. Le vieux M. de Galais, sans mot dire comme toujours,
sortit le licol des fontes et attacha la bete--un peu bas a ce qu'il me
sembla. De la ferme je promis d'envoyer tout a l'heure du foin, de
l'avoine, de la paille...

Et Mlle de Galais arriva sur la pelouse comme jadis, je l'imagine, elle
descendit vers la berge du lac, lorsque Meaulnes l'apercut pour la
premiere fois.

Donnant le bras a son pere, ecartant de sa main gauche le pan du grand
manteau leger qui l'enveloppait, elle s'avancait vers les invites, de
son air a la fois si serieux et si enfantin. Je marchais aupres d'elle.
Tous les invites eparpilles ou jouant au loin s'etaient dresses et
rassembles pour l'accueillir; il y eut un bref instant de silence
pendant lequel chacun la regarda s'approcher.

Meaulnes s'etait mele au groupe des jeunes hommes et rien ne pouvait le
distinguer de ses compagnons, sinon sa haute taille: encore y avait-il
la des jeunes gens presque aussi grands que lui. Il ne fit rien qui put
le designer a l'attention, pas un geste ni un pas en avant. Je le
voyais, vetu de gris, immobile, regardant fixement, comme tous les
autres, la si belle jeune fille qui venait. A la fin, pourtant, d'un
mouvement inconscient et gene, il avait passe sa main sur sa tete nue,
comme pour cacher, au milieu de ses compagnons aux cheveux bien peignes,
sa rude tete rasee de paysan.

Puis le groupe entoura Mlle de Galais. On lui presenta les jeunes filles
et les jeunes gens qu'elle ne connaissait pas... Le tour allait venir de
mon compagnon; et je me sentais aussi anxieux qu'il pouvait l'etre. Je
me disposais a faire moi-meme cette presentation.

Mais avant que j'eusse pu rien dire, la jeune fille s'avancait vers lui
avec une decision et une gravite surprenantes:

"Je reconnais Augustin Meaulnes", dit-elle.

Et elle lui tendit la main.



CHAPITRE VI

La partie de plaisir (fin).

De nouveaux venus s'approcherent presque aussitot pour saluer Yvonne de
Galais, et les deux jeunes gens se trouverent separes. Un malheureux
hasard voulut qu'ils ne fussent point reunis pour le dejeuner a la meme
petite table. Mais Meaulnes semblait avoir repris confiance et courage.
A plusieurs reprises, comme je me trouvais isole entre Delouche et M. de
Galais, je vis de loin mon compagnon qui me faisait, de la main, un
signe d'amitie.

C'est vers la fin de la soiree seulement, lorsque les jeux, la baignade,
les conversations, les promenades en bateau dans l'etang voisin se
furent un peu partout organises, que Meaulnes, de nouveau, se trouva en
presence de la jeune fille. Nous etions a causer avec Delouche, assis
sur des chaises de jardin que nous avions apportees lorsque, quittant
deliberement un groupe de jeune gens ou elle paraissait s'ennuyer, Mlle
de Galais s'approcha de nous. Elle nous demanda, je me rappelle pourquoi
nous ne canotions pas sur le lac des Aubiers, comme les autres.

"Nous avions fait quelques tours cet apres-midi, repondis-je. Mais cela
est bien monotone et nous avons ete vite fatigues.

--Eh bien, pourquoi n'iriez-vous pas sur la riviere? dit-elle.

--Le courant est trop fort, nous risquerions d'etre emportes.

--Il nous faudrait, dit Meaulnes, un canot a petrole ou un bateau a
vapeur comme celui d'autrefois.

--Nous ne l'avons plus, dit-elle presque a voix basse, nous l'avons
vendu".

Et il se fit un silence gene.

Jasmin en profita pour annoncer qu'il allait rejoindre M. de Galais.

"Je saurai bien, dit-il, ou le trouver".

Bizarrerie du hasard! Ces deux etres si parfaitement dissemblables
s'etaient plu et depuis le matin ne se quittaient guere. M. de Galais
m'avait pris a part un instant, au debut de la soiree, pour me dire que
j'avais la un ami plein de tact, de deference et de qualites. Peut-etre
meme avait-il ete jusqu'a lui confier le secret de l'existence de
Belisaire et le lieu de sa cachette.

Je pensai moi aussi a m'eloigner, mais je sentais les deux jeunes gens
si genes, si anxieux l'un en face de l'autre, que je jugeai prudent de
ne pas le faire...

Tant de discretion de la part de Jasmin, tant de precaution de la mienne
servirent a peu de chose. Ils parlerent. Mais invariablement, avec un
entetement dont il ne se rendait certainement pas compte, Meaulnes en
revenait a toutes les merveilles de jadis. Et chaque fois la jeune fille
au supplice devait lui repeter que tout etait disparu: la vieille
demeure si etrange et si compliquee, abattue; le grand etang, asseche,
comble; et disperses, les enfants aux charmants costumes...

"Ah!" faisait simplement Meaulnes avec desespoir et comme si chacune de
ces disparitions lui eut donne raison contre la jeune fille ou contre
moi...

Nous marchions cote a cote... Vainement j'essayais de faire diversion a
la tristesse qui nous gagnait tous les trois. D'une question abrupte,
Meaulnes, de nouveau, cedait a son idee fixe. Il demandait des
renseignements sur tout ce qu'il avait vu autrefois: les petites filles,
le conducteur de la vieille berline, les poneys de la course. "Les
poneys sont vendus aussi? Il n'y a plus de chevaux au Domaine?..."

Elle repondit qu'il n'y en avait plus. Elle ne parla pas de Belisaire.

Alors il evoqua les objets de sa chambre: les candelabres, la grande
glace, le vieux luth brise... Il s'enquerait de tout cela, avec une
passion insolite, comme s'il eut voulu se persuader que rien ne
subsistait de sa belle aventure, que la jeune fille ne lui rapporterait
pas une epave capable de prouver qu'ils n'avaient pas reve tous les
deux, comme le plongeur rapporte du fond de l'eau un caillou et des
algues.

Mlle de Galais et moi, nous ne pumes nous empecher de sourire
tristement: elle se decida a lui expliquer:

"Vous ne reverrez pas le beau chateau que nous avions arrange, monsieur
de Galais et moi, pour le pauvre Frantz. "Nous passions notre vie a
faire ce qu'il demandait. C'etait un etre si etrange, si charmant! Mais
tout a disparu avec lui le soir de ses fiancailles manquees. "Deja
monsieur de Galais etait ruine sans que nous le sachions. Frantz avait
fait des dettes et ses anciens camarades--apprenant sa disparition--
ont aussitot reclame aupres de nous. Nous sommes devenus pauvres; madame
de Galais est morte et nous avons perdu tous nos amis en quelques jours.
"Que Frantz revienne, s'il n'est pas mort. Qu'il retrouve ses amis et sa
fiancee; que la noce interrompue se fasse et peut-etre tout reviendra-t-
il comme c'etait autrefois. Mais le passe peut-il renaitre?

--Qui sait!" dit Meaulnes pensif. Et il ne demanda plus rien.

Sur l'herbe courte et legerement jaune deja, nous marchions tous les
trois sans bruit: Augustin avait a sa droite pres de lui la jeune fille
qu'il avait crue perdue pour toujours. Lorsqu'il posait une de ces dures
questions, elle tournait vers lui lentement, pour lui repondre, son
charmant visage inquiet; et une fois, en lui parlant, elle avait pose
doucement sa main sur son bras, d'un geste plein de confiance et de
faiblesse. Pourquoi le grand Meaulnes etait-il la comme un etranger,
comme quelqu'un qui n'a pas trouve ce qu'il cherchait et que rien
d'autre ne peut interesser? Ce bonheur-la, trois ans plus tot, il n'eut
pu le supporter sans effroi, sans folie, peut-etre. D'ou venait donc ce
vide, cet eloignement, cette impuissance a etre heureux, qu'il y avait
en lui, a cette heure?

Nous approchions du petit bois ou le matin M. de Galais avait attache
Belisaire; le soleil vers son declin allongeait nos ombres sur l'herbe;
a l'autre bout de la pelouse, nous entendions, assourdis par
l'eloignement, comme un bourdonnement heureux, les voix des joueurs et
des fillettes, et nous restions silencieux dans ce calme admirable,
lorsque nous entendimes chanter de l'autre cote du bois, dans la
direction des Aubiers, la ferme du bord de l'eau. C'etait la voix jeune
et lointaine de quelqu'un qui mene ses betes a l'abreuvoir, un air
rythme comme un air de danse, mais que l'homme etirait et alanguissait
comme une vieille ballade triste:

Mes souliers sont rouges... Adieu, mes amours... Mes souliers sont
rouges... Adieu, sans retour!...

Meaulnes avait leve la tete et ecoutait. Ce n'etait rien qu'un de ces
airs que chantaient les paysans attardes, au Domaine sans nom, le
dernier soir de la fete, quand deja tout s'etait ecroule... Rien qu'un
souvenir--le plus miserable--de ces beaux jours qui ne reviendraient
plus.

"Mais vous l'entendez? dit Meaulnes a mi-voix. Oh! je vais aller voir
qui c'est". Et, tout de suite, il s'engagea dans le petit bois. Presque
aussitot la voix se tut; on entendit encore une seconde l'homme siffler
ses betes en s'eloignant; puis plus rien...

Je regardai la jeune fille. Pensive et accablee, elle avait les yeux
fixes sur le taillis ou Meaulnes venait de disparaitre. Que de fois,
plus tard, elle devait regarder ainsi, pensivement, le passage par ou
s'en irait a jamais le grand Meaulnes!

Elle se tourna vers moi:

"Il n'est pas heureux", dit-elle douloureusement.

Elle ajouta:

"Et peut-etre que je ne puis rien pour lui?..."

J'hesitais a repondre, craignant que Meaulnes, qui devait d'un saut
avoir gagne la ferme et qui maintenant revenait par le bois, ne surprit
notre conversation. Mais j'allais l'encourager cependant; lui dire de ne
pas craindre de brusquer le grand gars; qu'un secret sans doute le
desesperait et que jamais de lui-meme il ne se confierait a elle ni a
personne--lorsque soudain, de l'autre cote du bois, partit un cri; puis
nous entendimes un pietinement comme d'un cheval qui petarade et le
bruit d'une dispute a voix entrecoupees... Je compris tout de suite
qu'il etait arrive un accident au vieux Belisaire et je courus vers
l'endroit d'ou venait tout le tapage. Mlle de Galais me suivit de loin.
Du fond de la pelouse on avait du remarquer notre mouvement, car
j'entendis, au moment ou j'entrai dans le taillis, les cris des gens qui
accouraient.

Le vieux Belisaire, attache trop bas, s'etait pris une patte de devant
dans sa longe; il n'avait pas bouge jusqu'au moment ou M. de Galais et
Delouche, au cours de leur promenade, s'etaient approches de lui;
effraye, excite par l'avoine insolite qu'on lui avait donnee, il s'etait
debattu furieusement; les deux hommes avaient essaye de le delivrer,
mais si maladroitement qu'ils avaient reussi a l'empetrer davantage,
tout en risquant d'essuyer de dangereux coups de sabots. C'est a ce
moment que par hasard Meaulnes, revenant des Aubiers, etait tombe sur le
groupe. Furieux de tant de gaucherie, il avait bouscule les deux hommes
au risque de les envoyer rouler dans le buisson. Avec precaution mais en
un tour de main il avait delivre Belisaire. Trop tard, car le mal etait
deja fait; le cheval devait avoir un nerf foule, quelque chose de brise
peut-etre, car il se tenait piteusement la tete basse, sa selle a demi
dessanglee sur le dos, une patte repliee sous son ventre et toute
tremblante. Meaulnes, penche, le tatait et l'examinait sans rien dire.

Lorsqu'il releva la tete, presque tout le monde etait la rassemble, mais
il ne vit personne. Il etait fache rouge.

"Je me demande, cria-t-il, qui a bien pu l'attacher de la sorte! Et lui
laisser sa selle sur le dos toute la journee? Et qui a eu l'audace de
seller ce vieux cheval, bon tout au plus pour une carriole".

Delouche voulut dire quelque chose--tout prendre sur lui.

"Tais-toi donc! C'est ta faute encore. Je t'ai vu tirer betement sur sa
longe pour le degager".

Et se baissant de nouveau, il se remit a frotter le jarret du cheval
avec le plat de la main.

M. de Galais, qui n'avait rien dit encore, eut le tort de vouloir sortir
de sa reserve. Il begaya:

"Les officiers de marine ont l'habitude... Mon cheval...

--Ah! il est a vous?" dit Meaulnes un peu calme, tres rouge, en tournant
la tete de cote vers le vieillard.

Je crus qu'il allait changer de ton, faire des excuses. Il souffla un
instant. Et je vis alors qu'il prenait un plaisir amer et desespere a
aggraver la situation, a tout briser a jamais, en disant avec insolence:

"Eh bien je ne vous fais pas mon compliment".

Quelqu'un suggera:

"Peut-etre que de l'eau fraiche... En le baignant dans le gue...

--Il faut, dit Meaulnes sans repondre, emmener tout de suite ce vieux
cheval, pendant qu'il peut encore marcher,--et il n'y a pas de temps a
perdre!--le mettre a l'ecurie et ne jamais plus l'en sortir".

Plusieurs jeunes gens s'offrirent aussitot. Mais Mlle de Galais les
remercia vivement. Le visage en feu, prete a fondre en larmes, elle dit
au revoir a tout le monde, et meme a Meaulnes decontenance, qui n'osa
pas la regarder. Elle prit la bete par les renes, comme on donne a
quelqu'un la main, plutot pour s'approcher d'elle davantage que pour la
conduire... Le vent de cette fin d'ete etait si tiede sur le chemin des
Sablonnieres qu'on se serait cru au mois de mai, et les feuilles des
haies tremblaient a la brise du sud... Nous la vimes partir ainsi, son
bras a demi sorti du manteau, tenant dans sa main etroite la grosse-rene
de cuir. Son pere marchait peniblement a cote d'elle...

Triste fin de soiree! Peu a peu, chacun ramassa ses paquets, ses
couverts; on plia les chaises, on demonta les tables; une a une, les
voitures chargees de bagages et de gens partirent, avec des chapeaux
leves et des mouchoirs agites. Les derniers nous restames sur le terrain
avec mon oncle Florentin, qui ruminait comme nous, sans rien dire, ses
regrets et sa grosse deception.

Nous aussi, nous partimes, emportes vivement, dans notre voiture bien
suspendue, par notre beau cheval alezan. La roue grinca au tournant dans
le sable et bientot, Meaulnes et moi, qui etions assis sur le siege de
derriere, nous vimes disparaitre sur la petite route l'entree du chemin
de traverse que le vieux Belisaire et ses maitres avaient pris...

Mais alors mon compagnon--l'etre que je sache au monde le plus
incapable de pleurer--tourna soudain vers moi son visage bouleverse par
une irresistible montee de larmes.

"Arretez, voulez-vous? dit-il en mettant la main sur l'epaule de
Florentin. Ne vous occupez pas de moi? Je reviendrai tout seul, a pied".

Et d'un bond, la main au garde-boue de la voiture, il sauta a terre. A
notre stupefaction, rebroussant chemin, il se prit a courir, et courut
jusqu'au petit chemin que nous venions de passer, les chemin des
Sablonnieres. Il dut arriver au Domaine par cette allee de sapins qu'il
avait suivie jadis, ou il avait entendu, vagabond cache dans les basses
branches, la conversation mysterieuse des beaux enfants inconnus...

Et c'est ce soir-la, avec des sanglots, qu'il demanda en mariage Mlle de
Galais.



CHAPITRE VII

Le jour des noces.

C'est un jeudi, au commencement de fevrier, un beau jeudi soir glace, ou
le grand vent souffle. Il est trois heures et demie, quatre heures...
Sur les haies, aupres des bourgs, les lessives sont etendues depuis midi
et sechent a la bourrasque. Dans chaque maison, le feu de la salle a
manger fait luire tout un reposoir de joujoux vernis. Fatigue de jouer,
l'enfant s'est assis aupres de sa mere et il lui fait raconter la
journee de son mariage...

Pour celui qui ne veut pas etre heureux, il n'a qu'a monter dans son
grenier et il entendra, jusqu'au soir, siffler et gemir les naufrages;
il n'a qu'a s'en aller dehors, sur la route, et le vent lui rabattra son
foulard sur la bouche comme un chaud baiser soudain qui le fera pleurer.
Mais pour celui qui aime le bonheur, il y a, au bord d'un chemin boueux,
la maison des Sablonnieres, ou mon ami Meaulnes est rentre avec Yvonne
de Galais, qui est sa femme depuis midi.

Les fiancailles ont dure cinq mois. Elles ont ete paisibles, aussi
paisibles que la premiere entrevue avait ete mouvementee. Meaulnes est
venu tres souvent aux Sablonnieres, a bicyclette ou en voiture. Plus de
deux fois par semaine, cousant ou lisant pres de la grande fenetre qui
donne sur la lande et les sapins, Mlle de Galais a vu tout d'un coup sa
haute silhouette rapide passer derriere le rideau, car il vient toujours
par l'allee detournee qu'il a prise autrefois. Mais c'est la seule
allusion--tacite--qu'il fasse au passe. Le bonheur semble avoir
endormi son etrange tourment.

De petits evenements ont fait date pendant ces cinq calmes mois. On m'a
nomme instituteur au hameau de Saint-Benoist-des-Champs. Saint-Benoist
n'est pas un village. Ce sont des fermes disseminees a travers la
campagne, et la maison d'ecole est completement isolee sur une cote au
bord de la route. Je mene une vie bien solitaire; mais, en passant par
les champs, il ne faut que trois quarts d'heure de marche pour gagner
les Sablonnieres.

Delouche est maintenant chez son oncle, qui est entrepreneur de
maconnerie au Vieux-Nancay. Ce sera bientot lui le patron. Il vient
souvent me voir. Meaulnes, sur la priere de Mlle de Galais, est
maintenant tres aimable avec lui.

Et ceci explique comment nous sommes la tous deux a roder, vers quatre
heures de l'apres-midi, alors que les gens de la noce sont deja tous
repartis.

Le mariage s'est fait a midi, avec le plus de silence possible, dans
l'ancienne chapelle des Sablonnieres qu'on n'a pas abattue et que les
sapins cachent a moitie sur le versant de la cote prochaine. Apres un
dejeuner rapide, la mere de Meaulnes, M. Seurel et Millie, Florentin et
les autres sont remontes en voiture. Il n'est reste que Jasmin et moi...

Nous errons a la lisiere des bois qui sont derriere la maison des
Sablonnieres, au bord du grand terrain en friche, emplacement ancien du
Domaine aujourd'hui abattu. Sans vouloir l'avouer et sans savoir
pourquoi, nous sommes remplis d'inquietude. En vain nous essayons de
distraire nos pensees et de tromper notre angoisse en nous montrant, au
cours de notre promenade errante, les bauges des lievres et les petits
sillons de sable ou les lapins ont gratte fraichement... un collet
tendu... la trace d'un braconnier... Mais sans cesse nous revenons a ce
bord du taillis, d'ou l'on decouvre la maison silencieuse et fermee...

Au bas de la grande croisee qui donne sur les sapins, il y a un balcon
de bois, envahi par les herbes folles, que couche le vent. Une lueur
comme d'un feu allume se reflete sur les carreaux de la fenetre. De
temps a autre, une ombre passe. Tout autour, dans les champs
environnants, dans le potager, dans le seule ferme qui reste des
anciennes dependances, silence et solitude. Les metayers sont partis au
bourg pour feter le bonheur de leurs maitres.

De temps a autre, le vent charge d'une buee qui est presque de la pluie
nous mouille la figure et nous apporte la parole perdue d'un piano. La-
bas, dans la maison fermee, quelqu'un joue. Je m'arrete un instant pour
ecouter en silence. C'est d'abord comme une voix tremblante qui, de tres
loin, ose a peine chanter sa joie... C'est comme le rire d'une petite
fille qui, dans sa chambre, a ete chercher tous ses jouets et les repand
devant son ami. Je pense aussi a la joie craintive encore d'une femme
qui a ete mettre une belle robe et qui vient la montrer et ne sait pas
si elle plaira... Cet air que je ne connais pas, c'est aussi une priere,
une supplication au bonheur de ne pas etre trop cruel, un salut et comme
un agenouillement devant le bonheur...

Je pense: "Ils sont heureux enfin. Meaulnes est la-bas pres d'elle..."

Et savoir cela, en etre sur, suffit au contentement parfait du brave
enfant que je suis.

A ce moment, tout absorbe, le visage mouille par le vent de la plaine
comme par l'embrun de la mer, je sens qu'on me touche l'epaule:

"Ecoute!" dit Jasmin tout bas.

Je le regarde. Il me fait signe de ne pas bouger; et, lui-meme, la tete
inclinee, le sourcil fronce, il ecoute...



CHAPITRE VIII

L'appel de Frantz.

"Hou-ou!"

Cette fois, j'ai entendu. C'est un signal, un appel sur deux notes,
haute et basse, que j'ai deja entendu jadis... Ah! je me souviens: c'est
le cri du grand comedien lorsqu'il helait son jeune compagnon a la
grille de l'ecole. C'est l'appel a quoi Frantz nous avait fait jurer de
nous rendre, n'importe ou et n'importe quand. Mais que demande-t-il ici,
aujourd'hui, celui-la?

"Cela vient de la grande sapiniere a gauche, dis-je a mi-voix. C'est un
braconnier sans doute".

Jasmin secoua la tete:

"Tu sais bien que non", dit-il?

Puis, plus bas:

"Ils sont dans le pays, tous les deux, depuis ce matin. J'ai surpris
Ganache a onze heures en train de guetter dans un champ aupres de la
chapelle. Il a detale en m'apercevant. Ils sont venus de loin peut-etre
a bicyclette, car il etait couvert de boue jusqu'au milieu du dos...

--Mais que cherchent-ils?

--Je n'en sais rien. Mais a coup sur il faut que nous les chassions. Il
ne faut pas les laisser roder aux alentours. Ou bien toutes les folies
vont recommencer..."

Je suis de cet avis, sans l'avouer.

"Le mieux, dis-je, serait de les joindre, de voir ce qu'ils veulent et
de leur faire entendre raison..."

Lentement, silencieusement, nous nous glissons donc en nous baissant a
travers le taillis jusqu'a la grande sapiniere, d'ou part, a intervalles
reguliers, ce cri prolonge qui n'est pas en soi plus triste qu'autre
chose, mais qui nous semble a tous les deux de sinistre augure.

Il est difficile, dans cette partie du bois de sapins, ou le regard
s'enfonce entre les troncs regulierement plantes, de surprendre
quelqu'un et de s'avancer sans etre vu. Nous n'essayons meme pas. Je me
poste a l'angle du bois. Jasmin va ce placer a l'angle oppose, de facon
a commander comme moi, de l'exterieur, deux des cotes du rectangle et a
ne pas laisser fuir l'un des bohemiens sans le heler. Ces dispositions
prises, je commence a jouer mon role d'eclaireur pacifique et j'appelle:

"Frantz!...

"...Frantz! Ne craignez rien. C'est moi, Seurel; je voudrais vous
parler..."

Un instant de silence; je vais me decider a crier encore, lorsque, au
coeur meme de la sapiniere, ou mon regard n'atteint pas tout a fait, une
voix commande:

"Restez ou vous etes: il va venir vous trouver".

Peu a peu, entre les grands sapins que l'eloignement fait paraitre
serres, je distingue la silhouette du jeune homme qui s'approche. Il
parait couvert de boue et mal vetu; des epingles de bicyclette serrent
le bas de son pantalon, une vieille casquette a ancre est plaquee sur
ses cheveux trop longs; je vois maintenant sa figure amaigrie. Il semble
avoir pleure.

S'approchant de moi, resolument:

"Que voulez-vous? demande-t-il d'un air tres insolent.

--Et vous-meme, Frantz, que faites-vous ici? Pourquoi venez-vous
troubler ceux qui sont heureux? Qu'avez-vous a demander? Dites-le".

Ainsi interroge directement, il rougit un peu, balbutie, repond
seulement:

"Je suis malheureux, moi, je suis malheureux".

Puis, la tete dans le bras, appuye a un tronc d'arbre, il se prend a
sangloter amerement. Nous avons fait quelques pas dans la sapiniere.
L'endroit est parfaitement silencieux. Pas meme la voix du vent que les
grands sapins de la lisiere arretent. Entre les troncs reguliers se
repete et s'eteint le bruit des sanglots etouffes du jeune homme.
J'attendis que cette crise s'apaise et je dis, en lui mettant la main
sur l'epaule:

"Frantz, vous viendrez avec moi. Je vous menerai aupres d'eux. Ils vous
accueilleront comme un enfant perdu qu'on a retrouve et toute sera
fini".

Mais il ne voulait rien entendre. D'une voix assourdie par les larmes,
malheureux, entete, colere, il reprenait:

"Ainsi Meaulnes ne s'occupe plus de moi? Pourquoi ne repond-il pas quand
je l'appelle? Pourquoi ne tient-il pas sa promesse?

--Voyons, Frantz, repondis-je, le temps des fantasmagories et des
enfantillages est passe. Ne troublez pas avec des folies le bonheur de
ceux que vous aimez; de votre soeur et d'Augustin Meaulnes.

--Mais lui seul peut me sauver, vous le savez bien. Lui seul est capable
de retrouver la trace que je cherche. Voila bientot trois ans que
Ganache et moi nous battons toute la France sans resultat. Je n'avais
plus confiance qu'en votre ami. Et voici qu'il ne repond plus. Il a
trouve son amour, lui. Pourquoi maintenant, ne pense-t-il pas a moi? Il
faut qu'il se mette en route. Yvonne le laissera bien partir... Elle ne
m'a jamais rien refuse".

Il me montrait un visage ou, dans la poussiere et la boue, les larmes
avaient trace des sillons sales, un visage de vieux gamin epuise et
battu. Ses yeux etaient cernes de taches de rousseur; son menton, mal
rase; ses cheveux trop longs trainaient sur son col sale. Les mains dans
les poches, il grelottait. Ce n'etait plus ce royal enfant en guenilles
des annees passees. De coeur, sans doute, il etait plus enfant que
jamais: imperieux, fantasque et tout de suite desespere. Mais cet
enfantillage etait penible a supporter chez ce garcon deja legerement
vieilli... Naguere, il y avait en lui tant d'orgueilleuse jeunesse que
toute folie au monde lui paraissait permise. A present, on etait d'abord
tente de le plaindre pour n'avoir pas reussi sa vie; puis de lui
reprocher ce role absurde de jeune heros romantique ou je le voyais
s'enteter... Et enfin je pensais malgre moi que notre beau Frantz aux
belles amours avait du se mettre a voler pour vivre, tout comme son
compagnon Ganache... Tant d'orgueil avait abouti a cela!

"Si je vous promets, dis-je enfin, apres avoir reflechi, que dans
quelques jours Meaulnes se mettra en campagne pour vous, rien que pour
vous?...

--Il reussira, n'est-ce pas? Vous en etes sur? me demanda-t-il en
claquant des dents.

--Je le pense. Tout devient possible avec lui!

--Et comment le saurai-je? Qui me le dira?

--Vous reviendrez ici dans un an exactement, a cette meme heure: vous
trouverez la jeune fille que vous aimez".

Et, en disant ceci, je pensais non pas troubler les nouveaux epoux, mais
m'enquerir aupres de la tante Moinel et faire diligence moi-meme pour
trouver la jeune fille.

Le bohemien me regardait dans les yeux avec une volonte de confiance
vraiment admirable. Quinze ans, il avait encore et tout de meme quinze
ans!--l'age que nous avions a Sainte-Agathe, le soir du balayage des
classes, quand nous fimes tous les trois ce terrible serment enfantin.

Le desespoir le reprit lorsqu'il fut oblige de dire:

"Eh bien, nous allons partir".

Il regarda, certainement avec un grand serrement de coeur, tous ces bois
d'alentour qu'il allait de nouveau quitter.

"Nous serons dans trois jours, dit-il, sur les routes d'Allemagne. Nous
avons laisse nos voitures au loin. Et depuis trente heures, nous
marchions sans arret. Nous pensions arriver a temps pour emmener
Meaulnes avant le mariage et chercher avec lui ma fiancee, comme il a
cherche le Domaine des Sablonnieres".

Puis, repris par sa terrible puerilite:

"Appelez votre Delouche, dit-il en s'en allant, parce que si je le
rencontrais ce serait affreux".

Peu a peu, entre les sapins, je vis disparaitre sa silhouette grise.
J'appelai Jasmin et nous allames reprendre notre faction. Mais presque
aussitot, nous apercumes, la-bas, Augustin qui fermait les volets de la
maison et nous fumes frappes par l'etrangete de son allure.



CHAPITRE IX

Les gens heureux.

Plus tard, j'ai su par le menu detail tout ce qui s'etait passe la-
bas...

Dans le salon des Sablonnieres, des le debut de l'apres-midi, Meaulnes
et sa femme, que j'appelle encore Mlle de Galais, sont restes
completement seuls. Tous les invites partis, le vieux M. de Galais a
ouvert la porte, laissant une seconde le grand vent penetrer dans la
maison et gemir; puis il s'est dirige vers le Vieux-Nancais et ne
reviendra qu'a l'heure du diner, pour fermer tout a clef et donner des
ordres a la metairie. Aucun bruit du dehors n'arrive plus maintenant
jusqu'aux jeunes gens. Il y a tout juste une branche de rosier sans
feuilles qui cogne la vitre, du cote de la lande. Comme deux passagers
dans un bateau a la derive, ils sont, dans le grand vent d'hiver, deux
amants enfermes avec le bonheur.

"Le feu menace de s'eteindre" dit Mlle de Galais, et elle voulut prendre
une buche dans le coffre.

Mais Meaulnes se precipita et placa lui-meme le bois dans le feu.

Puis il prit la main tendue de la jeune fille et ils resterent la,
debout, l'un devant l'autre, etouffes comme par une grande nouvelle qui
ne pouvait pas se dire.

Le vent roulait avec le bruit d'une riviere debordee. De temps a autre
une goutte d'eau, diagonalement, comme sur la portiere d'un train,
rayait la vitre.

Alors la jeune fille s'echappa. Elle ouvrit la porte du couloir et
disparut avec un sourire mysterieux. Un instant, dans la demi-obscurite,
Augustin resta seul... Le tic tac d'une petite pendule faisait penser a
la salle a manger de Sainte-Agathe... Il songea sans doute: "C'est donc
ici la maison tant cherchee, le couloir jadis plein de chuchotements et
de passages etranges..."

C'est a ce moment qu'il dut entendre--Mlle de Galais me dit plus tard
l'avoir entendu aussi--le premier cri de Frantz, tout pres de la
maison.

La jeune femme, alors, eut beau lui montrer les choses merveilleuses
dont elle etait chargee: ses jouets de petite fille, toutes ses
photographies d'enfant: elle en cantiniere, elle et Frantz sur les
genoux de leur mere, qui etait si jolie... puis tout ce qui restait de
ses sages petites robes de jadis: "jusqu'a celle-ci que je portais,
voyez, vers le temps ou vous alliez bientot me connaitre, ou vous
arriviez, je crois, au cours de Sainte-Agathe...", Meaulnes ne voyait
plus rien et n'entendait plus rien.

Un instant pourtant il parut ressaisi par la pensee de son
extraordinaire, inimaginable bonheur:

"Vous etes la--dit-il sourdement, comme si le dire seulement donnait le
vertige--vous passez aupres de la table et votre main s'y pose un
instant..."

Et encore:

"Ma mere, lorsqu'elle etait jeune femme, penchait ainsi legerement son
buste sur sa taille pour me parler... Et quand elle se mettait au
piano..."

Alors Mlle de Galais proposa de jouer avant que la nuit ne vint. Mais il
faisait sombre dans ce coin du salon et l'on fut oblige d'allumer une
bougie. L'abat-jour rose, sur le visage de la jeune fille, augmentait ce
rouge dont elle etait marquee aux pommettes et qui etait le signe d'une
grande anxiete.

La-bas, a la lisiere du bois, je commencai d'entendre cette chanson
tremblante que nous apportait le vent, coupee bientot par le second cri
des deux fous, qui s'etaient rapproches de nous dans les sapins.

Longtemps Meaulnes ecouta la jeune fille en regardant silencieusement
par une fenetre. Plusieurs fois il se tourna vers le doux visage plein
de faiblesse et d'angoisse. Puis il s'approcha d'Yvonne et, tres
legerement, il mit sa main sur son epaule. Elle sentit doucement peser
aupres de son cou cette caresse a laquelle il aurait fallu savoir
repondre.

"Le jour tombe, dit-il enfin. Je vais fermer les volets. Mais ne cessez
pas de jouer..."

Que se passe-t-il alors dans ce coeur obscur et sauvage? Je me le suis
souvent demande et je ne l'ai su que lorsqu'il fut trop tard. Remords
ignores? Regrets inexplicables? Peur de voir s'evanouir bientot entre
ses mains ce bonheur inoui qu'il tenait si serre? Et alors tentation
terrible de jeter irremediablement a terre, tout de suite, cette
merveille qu'il avait conquise?

Il sortit lentement, silencieusement apres avoir regarde sa jeune femme
une fois encore. Nous le vimes, de la lisiere du bois, fermer d'abord
avec hesitation un volet, puis regarder vaguement vers nous, en fermer
un autre, et soudain s'enfuir a toutes jambes dans notre direction. Il
arriva pres de nous avant que nous eussions pu songer a nous dissimuler
davantage. Il nous apercut, comme il allait franchir une petite haie
recemment plantee et qui formait la limite d'un pre. Il fit un ecart. Je
me rappelle son allure hagarde, son air de bete traquee... Il fit mine
de revenir sur ses pas pour franchir la haie du cote du petit ruisseau.

Je l'appelai.

"Meaulnes!... Augustin!..."

Mais il ne tournait pas meme la tete. Alors, persuade que cela seulement
pourrait le retenir:

"Frantz est la, criai-je. Arrete!"

Il s'arreta enfin. Haletant et sans me laisser le temps de preparer ce
que je pourrais dire:

"Il est la! dit-il. Que reclame-t-il?

--Il est malheureux, repondis-je. Il venait te demander de l'aide, pour
retrouver ce qu'il a perdu.

--Ah! fit-il, baissant la tete. Je m'en doutais bien. J'avais beau
essayer d'endormir cette pensee-la... Mais ou est-il? Raconte vite".

Je dis que Frantz venait de partir et que certainement on ne le
rejoindrait plus maintenant. Ce fut pour Meaulnes une grande deception.
Il hesita, fit deux ou trois pas, s'arreta. Il paraissait au comble de
l'indecision et du chagrin. Je lui racontai ce que j'avais promis en son
nom au jeune homme. Je dis que je lui avais donne rendez-vous dans un an
a la meme place.

Augustin, si calme en general, etait maintenant dans un etat de
nervosite et d'impatience extraordinaires:

"Ah! pourquoi avoir fait cela! dit-il. Mais oui, sans doute, je puis le
sauver. Mais il faut que ce soit tout de suite. Il faut que je le voie,
que je lui parle, qu'il me pardonne et que je repare tout... Autrement
je ne peux plus me presenter la-bas..."

Et il se tourna vers la maison des Sablonnieres.

"Ainsi, dis-je, pour une promesse enfantine que tu lui as faite, tu es
en train de detruire ton bonheur.

--Ah! si ce n'etait que cette promesse", fit-il. Et ainsi je connus
qu'autre chose liait les deux jeunes hommes, mais sans pouvoir deviner
quoi.

"En tout cas, dis-je, il n'est plus temps de courir. Ils sont maintenant
en route pour l'Allemagne".

Il allait repondre, lorsqu'une figure echevelee, hagarde, se dressa
entre nous. C'etait Mlle de Galais. Elle avait du courir, car elle avait
le visage baigne de sueur. Elle avait du tomber et se blesser, car elle
avait le front ecorche au-dessus de l'oeil droit et du sang fige dans
les cheveux.

Il m'est arrive, dans les quartiers pauvres de Paris, de voir soudain,
descendue dans la rue, separe par des agents intervenus dans la
bataille, un menage qu'on croyait heureux, uni, honnete. Le scandale a
eclate tout d'un coup, n'importe quand, a l'instant de se mettre a
table, le dimanche avant de sortir, au moment de souhaiter la fete du
petit garcon.... et maintenant tout est oublie, saccage. L'homme et la
femme, au milieu du tumulte, ne sont plus que deux demons pitoyables et
les enfants en larmes se jettent contre eux, les embrassent etroitement,
les supplient de se taire et de ne plus se battre.

Mlle de Galais, quand elle arriva pres de Meaulnes, me fit penser a un
de ces enfants-la, a un de ces pauvres enfants affoles. Je crois que
tous ses amis, tout un village, tout un monde l'eut regardee, qu'elle
fut accourue tout de meme, qu'elle fut tombee de la meme facon,
echevelee, pleurante, salie.

Mais quand elle eut compris que Meaulnes etait bien la, que cette fois
du moins, il ne l'abandonnerait pas, alors elles passa son bras sous le
sien, puis elle ne put s'empecher de rire au milieu de ses larmes comme
un petit enfant. Ils ne dirent rient ni l'un ni l'autre. Mais, comme
elle avait tire son mouchoir, Meaulnes le lui prit doucement des mains:
avec precaution et application, il essuya le sang qui tachait la
chevelure de la jeune fille.

"Il faut rentrer, maintenant, dit-il.

Et je les lassai retourner tous les deux, dans le beau grand vent du
soir d'hiver qui leur fouettait le visage,--lui, l'aidant de la main
aux passages difficiles; elle, souriant et se hatant--vers leur demeure
pour un instant abandonnee.



CHAPITRE X

La "Maison de Frantz".

Mal rassure, en proie a une sourde inquietude, que l'heureux denouement
du tumulte de la veille n'avait pas suffi a dissiper, il me fallut
rester enferme dans l'ecole pendant toute la journee du lendemain. Sitot
apres l'heure "d'etude" qui suit la classe du soir, je pris le chemin
des Sablonnieres. La nuit tombait quand j'arrivai dans l'allee de sapins
qui menait a la maison. Tous les volets etaient deja clos. Je craignis
d'etre importun, en me presentant a cette heure tardive, le lendemain
d'un mariage. Je restai fort tard a roder sur la lisiere du jardin et
dans les terres avoisinantes, esperant toujours voir sortir quelqu'un de
la maison fermee... Mais mon espoir fut decu. Dans la metairie voisine
elle-meme, rien ne bougeait. Et je dus rentrer chez moi, hante par les
imaginations les plus sombres.

Le lendemain samedi, memes incertitudes. Le soir, je pris en hate ma
pelerine, mon baton, un morceau de pain, pour manger en route, et
j'arrivai, quand la nuit tombait deja, pour trouver tout ferme aux
Sablonnieres, comme la veille... Un peu de lumiere au premier etage;
mais aucun bruit; pas un mouvement... Pourtant, de la cour de la
metairie je vis cette fois la porte de la ferme ouverte, le feu allume
dans la grande cuisine et j'entendis le bruit habituel des voix et des
pas a l'heure de la soupe. Ceci me rassura sans me renseigner. Je ne
pouvais rien dire ni rien demander a ces gens. Et je retournai guetter
encore, attendre en vain, pensant toujours voir la porte s'ouvrir et
surgir enfin la haute silhouette d'Augustin.

C'est le dimanche seulement, dans l'apres-midi, que je resolus de sonner
a la porte des Sablonnieres. Tandis que je grimpais les coteaux denudes,
j'entendais sonner au loin les vepres du dimanche d'hiver. Je me sentais
solitaire et desole. Je ne sais quel pressentiment triste m'envahissait.
Et je ne fus qu'a demi surpris lorsque, a mon coup de sonnette, je vis
M. de Galais tout seul paraitre et me parler a voix basse: Yvonne de
Galais etait alitee, avec une fievre violente; Meaulnes avait du partir
des vendredi matin pour un long voyage; on ne sait quand il
reviendrait...

Et comme le vieillard, tres embarrasse, tres triste, ne m'offrait pas
d'entrer, je pris aussitot conge de lui. La porte refermee, je restai un
instant sur le perron, le coeur serre, dans un desarroi absolu, a
regarder sans savoir pourquoi une branche de glycine dessechee que le
vent balancait tristement dans un rayon de soleil.

Ainsi ce remords secret que Meaulnes portait depuis son sejour a Paris
avait fini par etre le plus fort. Il avait fallu que mon grand compagnon
echappat a la fin a son bonheur tenace...

Chaque jeudi et chaque dimanche, je vins demander des nouvelles d'Yvonne
de Galais, jusqu'au soir ou, convalescente enfin, elle me fit prier
d'entrer. Je la trouvai, assise aupres du feu, dans le salon dont la
grande fenetre basse donnait sur la terre et les bois. Elle n'etait
point pale comme je l'avais imagine, mais tout enfievree, au contraire,
avec de vives taches rouges sous les yeux, et dans un etat d'agitation
extreme. Bien qu'elle parut tres faible encore, elle s'etait habillee
comme pour sortir. Elle parlait peu, mais elle disait chaque phrase avec
une animation extraordinaire, comme si elle eut voulu se persuader a
elle-meme que le bonheur n'etait pas evanoui encore... Je n'ai pas garde
le souvenir de ce que nous avons dit. Je me rappelle seulement que j'en
vins a demander avec hesitation quand Meaulnes serait de retour.

"Je ne sais pas quand il reviendra", repondit-elle vivement.

Il y avait une supplication dans ses yeux, et je me gardai d'en demander
davantage.

Souvent, je revins la voir. Sauvent je causai avec elle aupres du feu,
dans ce salon bas ou la nuit venait plus vite que partout ailleurs.
Jamais elle ne parlait d'elle-meme ni de sa peine cachee. Mais elle ne
se lassait pas de me faire conter par le detail notre existence
d'ecoliers de Sainte-Agathe.

Elle ecoutait gravement, tendrement, avec un interet quasi maternel, le
recit de nos miseres de grands enfants. Elle ne paraissait jamais
surprise, pas meme de nos enfantillages les plus audacieux, les plus
dangereux. Cette tendresse attentive qu'elle tenait de M. de Galais, les
aventures deplorables de son frere ne l'avaient point lassee. Le seul
regret que lui inspirat le passe, c'etait, je pense, de n'avoir point
encore ete pour son frere une confidente assez intime, puisque, au
moment de sa grande debacle, il n'avait rien ose lui dire non plus qu'a
personne et s'etait juge perdu sans recours. Et c'etait la, quand j'y
songe, une lourde tache qu'avait assumee la jeune femme--tache
perilleuse, de seconder un esprit follement chimerique comme son frere;
tache ecrasante, quand il s'agissait de lier partie avec ce coeur
aventureux qu'etait mon ami le grand Meaulnes.

De cette foi qu'elle gardait dans les reves enfantins de son frere, de
ce soin qu'elle apportait a lui conserver au moins des bribes de ce reve
dans lequel il avait vecu jusqu'a vingt ans, elle me donna un jour la
preuve la plus touchante et je dirai presque la plus mysterieuse.

Ce fut par une soiree d'avril desolee comme une fin d'automne. Depuis
pres d'un mois nous vivions dans un doux printemps premature, et la
jeune femme avait repris en compagnie de M. de Galais les longues
promenades qu'elle aimait. Mais ce jour-la, se vieillard se trouvant
fatigue et moi-meme libre, elle me demanda de l'accompagner malgre le
temps menacant. A plus d'une demi-lieue des Sablonnieres, en longeant
l'etang, l'orage, la pluie, la grele nous surprirent. Sous le hangar ou
nous nous etions abrites contre l'averse interminable, le vent nous
glacait, debout l'un pres de l'autre, pensifs, devant le paysage noirci.
Je la revois, dans sa douce robe severe, toute palie, toute tourmentee.

"Il faut rentrer, disait-elle. Nous sommes partis depuis si longtemps.
Qu'a-t-il pu se passer?"

Mais, a mon etonnement, lorsqu'il nous fut possible enfin de quitter
notre abri, la jeune femme, au lieu de revenir vers les Sablonnieres,
continua son chemin et me demanda de la suivre. Nous arrivames, apres
avoir longtemps marche, devant une maison que je ne connaissais pas,
isolee, au bord d'un chemin defonce qui devait aller vers Preveranges.
C'etait une petite maison bourgeoise, couverte en ardoise, et que rien
ne distinguait du type usuel dans ce pays, sinon son eloignement et son
isolement.

A voir Yvonne de Galais, on eut dit que cette maison nous appartenait et
que nous l'avions abandonnee durant un long voyage. Elle ouvrit, en se
penchant, une petite grille, et se hata d'inspecter avec inquietude le
lieu solitaire. Une grande cour herbeuse, ou des enfants avaient du
venir jouer pendant les longues et lentes soirees de la fin de l'hiver,
etait ravinee par l'orage. Un cerceau trempait dans une flaque d'eau.
Dans les jardinets ou les enfants avaient seme des fleurs et des pois,
la grande pluie n'avait laisse que des trainees de gravier blanc. Et
enfin nous decouvrimes, blottie contre le seuil d'une des portes
mouillees, toute une couvee de poussins transpercee par l'averse.
Presque tous etaient morts sous les ailes raidies et les plumes fripees
de la mere.

A ce spectacle pitoyable, le jeune femme eut un cri etouffe. Elle se
pencha et, sans souci de l'eau ni de la boue, triant les poussins
vivants d'entre les morts, elle les mit dans un pan de son manteau. Puis
nous entrames dans la maison dont elle avait la clef. Quatre portes
ouvraient sur un etroit couloir ou le vent s'engouffra en sifflant.
Yvonne de Galais ouvrit la premiere a notre droite et me fit penetrer
dans une chambre sombre, ou je distinguai, apres un moment d'hesitation,
une grande glace et un petit lit recouvert, a la mode campagnarde, d'un
edredon de soie rouge. Quant a elle, apres avoir cherche un instant dans
le reste de l'appartement, elle revint, portant la couvee malade dans
une corbeille garnie de duvet, qu'elle glissa precieusement sous
l'edredon. Et, tandis qu'un rayon de soleil languissant, le premier et
le dernier de la journee, faisait plus pales nos visages et plus obscure
la tombee de la nuit, nous etions la, debout, glaces et tourmentes, dans
la maison etrange!

D'instant en instant, elle allait regarder dans le nid fievreux, enlever
un nouveau poussin mort pour l'empecher de faire mourir les autres. Et
chaque fois il nous semblait que quelque chose comme un grand vent par
les carreaux casses du grenier, comme un chagrin mysterieux d'enfants
inconnus, se lamentait silencieusement.

"C'etait ici, me dit enfin ma compagne, la maison de Frantz quand il
etait petit. Il avait voulu une maison pour lui tout seul, loin de tout
le monde, dans laquelle il put aller jouer, s'amuser et vivre quand cela
lui plairait. Mon pere avait trouve cette fantaisie si extraordinaire,
si drole, qu'il n'avait pas refuse. Et quand cela lui plaisait, un
jeudi, un dimanche, n'importe quand, Frantz partait habiter dans sa
maison comme un homme. Les enfants des fermes d'alentour venaient jouer
avec lui, l'aider a faire son menage, travailler dans le jardin. C'etait
un jeu merveilleux! Et le soir venu, il n'avait pas peur de coucher tout
seul. Quant a nous, nous l'admirions tellement que nous ne pensions pas
meme a etre inquiets.

"Maintenant et depuis longtemps, poursuivit-elle avec un soupir, la
maison est vide. Monsieur de Galais, frappe par l'age et le chagrin, n'a
jamais rien fait pour retrouver ni rappeler mon frere. Et que pourrait-
il tenter?

"Moi je passe ici bien souvent. Les petits paysans des environs viennent
jouer dans la cour comme autrefois. Et je me plais a imaginer que ce
sont les anciens amis de Frantz; que lui-meme est encore un enfant et
qu'il va revenir bientot avec la fiancee qu'il s'etait choisie.

"Ces enfants-la me connaissent bien. Je joue avec eux. Cette couvee de
petits poulets etait a nous..."

Tout ce grand chagrin dont elle n'avait jamais rien dit, ce grand regret
d'avoir perdu son frere si fou, si charmant et si admire, il avait fallu
cette averse et cette debacle enfantine pour qu'elle me les confiat. Et
je l'ecoutais sans rien repondre, le coeur tout gonfle de sanglots....

Les portes et la grille refermees, les poussins remis dans la cabane en
planches qu'il y avait derriere la maison, elle reprit tristement mon
bras et je la reconduisis.

Des semaines, des mois passerent. Epoque passee! Bonheur perdu! De celle
qui avait ete la fee, la princesse et l'amour mysterieux de toute notre
adolescence, c'est a moi qu'il etait echu de prendre le bras et de dire
ce qu'il fallait pour adoucir son chagrin, tandis que mon compagnon
avait fui. De cette epoque, de ces conversations, le soir, apres la
classe que je faisais sur la cote de Saint-Benoist-des-Champs, de ces
promenades ou la seule chose dont il eut fallu parler etait la seule sur
laquelle nous etions decides a nous taire, que pourrais-je dire a
present? Je n'ai pas garde d'autre souvenir que celui, a demi efface
deja, d'un beau visage amaigri, de deux yeux dont les paupieres
s'abaissent lentement tandis qu'ils me regardent, comme pour deja ne
plus voir qu'un monde interieur.

Et je suis demeure son compagnon fidele--compagnon d'une attente dont
nous ne parlions pas--durant tout un printemps et tout un ete comme il
n'y en aura jamais plus. Plusieurs fois, nous retournames, l'apres-midi,
a la maison de Frantz. Elle ouvrait les portes pour donner de l'air,
pour que rien ne fut moisi quand le jeune menage reviendrait. Elle
s'occupait de la volaille a demi sauvage qui gitait dans la basse-cour.
Et le jeudi ou le dimanche, nous encouragions les jeux des petits
campagnards d'alentour, dont les cris et les rires, dans le site
solitaire, faisaient paraitre plus deserte et plus vide encore la petite
maison abandonnee.



CHAPITRE XI

Conversation sous la pluie.

Le mois d'aout, epoque des vacances, m'eloigna des Sablonnieres et de la
jeune femme. Je dus aller passer a Sainte-Agathe mes deux mois de conge.
Je revis la grande cour seche, le preau, la classe vide... Tout parlait
du grand Meaulnes. Tout etait rempli des souvenirs de notre adolescence
deja finie. Pendant ces longues journees jaunies, je m'enfermais comme
jadis, avant la venue de Meaulnes, dans le cabinet des archives, dans
les classes desertes. Je lisais, j'ecrivais, je me souvenais... Mon pere
etait a la peche au loin. Millie dans le salon cousait ou jouait du
piano comme jadis... Et dans le silence absolu de la classe, ou les
couronnes de papier vert dechirees, les enveloppes des livres de prix,
les tableaux eponges, tout disait que l'annee etait finie, les
recompenses distribuees, tout attendais l'automne, la rentree d'octobre
et le nouvel effort--je pensais de meme que notre jeunesse etait finie
et le bonheur manque; moi aussi j'attendais la rentree aux Sablonnieres
et le retour d'Augustin qui peut-etre ne reviendrait jamais...

Il y avait cependant une nouvelle heureuse que j'annoncai a Millie,
lorsqu'elle se decida a m'interroger sur la nouvelle mariee. Je
redoutais ses questions, sa facon a la fois tres innocente et tres
maligne de vous plonger soudain dans l'embarras, en mettant le doigt sur
votre pensee la plus secrete. Je coupai court a tout en annoncant que la
jeune femme de mon ami Meaulnes serait mere au mois d'octobre.

A part moi, je me rappelai le jour ou Yvonne de Galais m'avait fait
comprendre cette grande nouvelle. Il y avait eut un silence; de ma part,
un leger embarras de jeune homme. Et j'avais dit tout de suite,
inconsiderement, pour le dissiper--songeant trop tard a tout le drame
que je remuais ainsi:

"Vous devez etre bien heureuse?"

Mais elle, sans arriere-pensee, sans regret, ni remords, ni rancune,
elle avait repondu avec un beau sourire de bonheur:

"Oui, bien heureuse".

Durant cette derniere semaine des vacances, qui est en general la plus
belle et la plus romantique, semaine de grandes pluies, semaine ou l'on
commence a allumer les feux, et que je passais d'ordinaire a chasser
dans les sapins noirs et mouilles du Vieux-Nancay, je fis mes
preparatifs pour rentrer directement a Saint-Benoist-des-Champs. Firmin,
ma tante Julie et mes cousines du Vieux-Nancay m'eussent pose trop de
questions auxquelles je ne voulais pas repondre. Je renoncai pour cette
fois a mener durant huit jours la vie enivrante de chasseur campagnard
et je regagnai ma maison d'ecole quatre jours avant la rentree des
classes.

J'arrivai avant la nuit dans la cour deja tapissee de feuilles jaunies.
Le voiturier parti, je deballai tristement dans la salle a manger,
sonore et "renfermee" le paquet de provisions que m'avait fait maman...
Apres un leger repas du bout des dents, impatient, anxieux, je mis ma
pelerine et partis pour une fievreuse promenade qui me mena tout droit
aux abords des Sablonnieres.

Je ne voulus pas m'y introduire en intrus des le premier soir de mon
arrivee. Cependant, plus hardi qu'en fevrier, apres avoir tourne tout
autour du Domaine ou brillait seule la fenetre de la jeune femme, je
franchis, derriere la maison, la cloture du jardin et m'assis sur un
banc, contre la haie, dans l'ombre commencante, heureux simplement
d'etre la, tout pres de ce qui me passionnait et m'inquietait le plus au
monde.

La nuit venait. Une pluie fine commencait a tomber. La tete basse, je
regardais, sans y songer, mes souliers se mouiller peu a peu et luire
d'eau. L'ombre m'entourait lentement et la fraicheur me gagnait sans
troubler ma reverie. Tendrement, tristement, je revais aux chemins
boueux de Sainte-Agathe, par ce meme soir de septembre; j'imaginais la
place pleine de brume, le garcon boucher qui siffle en allant a la
pompe, le cafe illumine, la joyeuse voituree avec sa carapace de
parapluies ouverts qui arrivait avant la fin des vacances, chez l'oncle
Florentin... Et je me disais tristement: "Qu'importe tout ce bonheur,
puisque Meaulnes, mon compagnon, ne peut pas y etre, ni sa jeune
femme..."

C'est alors que, levant la tete, je la vis a deux pas de moi. Ses
souliers, dans le sable, faisaient un bruit leger que j'avais confondu
avec celui des gouttes d'eau de la haie. Elle avait sur la tete et les
epaules un grand fichu de laine noire, et la pluie fine poudrait sur son
front ses cheveux. Sans doute, de sa chambre, m'avait-elle apercu par la
fenetre qui donnait sur le jardin. Et elle venait vers moi. Ainsi ma
mere, autrefois, s'inquietait et me cherchait pour me dire: "Il faut
rentrer", mais ayant pris gout a cette promenade sous la pluie et dans
la nuit, elle disait seulement avec douceur: "Tu vas prendre froid!" et
restait en ma compagnie a causer longuement...

Yvonne de Galais me tendit une main brulante, et, renoncant a me faire
entrer aux Sablonnieres, elle s'assit sur le banc moussu et vert-de-
grise, du cote le moins mouille, tandis que debout, appuye du genou a ce
meme banc, je me penchais vers elle pour l'entendre.

Elle me gronda d'abord amicalement pour avoir ainsi ecourte mes
vacances:

"Il fallait bien, repondis-je, que je vinsse au plus tot pour vout tenir
compagnie.

--Il est vrai, dit-elle presque tout bas avec un soupir, je suis seule
encore. Augustin n'est pas revenu..."

Prenant ce soupir pour un regret, un reproche etouffe, je commencais a
dire lentement:

"Tant de folies dans une si noble tete! Peut-etre le gout des aventures
plus fort que tout..."

Mais la jeune femme m'interrompit. Et ce fut en ce lieu, ce soir-la, que
pour la premiere et la derniere fois, elle me parla de Meaulnes.

"Ne parlez pas ainsi, dit-elle doucement, Francois Seurel, mon ami. Il
n'y a que nous--il n'y a que moi de coupable. Songez a ce que nous
avons fait...

"Nous lui avons dit: "Voici le bonheur, voici ce que tu as cherche
pendant toute ta jeunesse, voici le jeune fille qui etait a la fin de
tous tes reves!"

"Comment celui que nous poussions ainsi par les epaules n'aurait-il pas
ete saisi d'hesitation, puis de crainte, puis d'epouvante, et n'aurait-
il pas cede a la tentation de s'enfuir!

--Yvonne, dis-je tout bas, vous saviez bien que vous etiez ce bonheur-
la, cette jeune fille-la.

--Ah! soupira-t-elle. Comment ai-je pu un instant avoir cette pensee
orgueilleuse. C'est cette pensee-la qui est cause de tout.

"Je vous disais: "Peut-etre que je ne puis rien faire pour lui". Et au
fond de moi, je pensais: Puisqu'il m'a tant cherchee et puisque je
l'aime il faudra bien que je fasse son bonheur". Mais quand je l'ai vu
pres de moi, avec toute sa fievre, son inquietude, son remords
mysterieux, j'ai compris que je n'etais qu'une pauvre femme comme les
autres...

"--Je ne suis pas digne de vous", repetait-il, quand ce fut le petit
jour et la fin de la nuit de nos noces.

"Et j'essayais de le consoler, de le rassurer. Rien ne calmait son
angoisse. Alors j'ai dit: "S'il faut que vous partiez, si je suis venue
vers vous au moment ou rien ne pouvait vous rendre heureux, s'il faut
que vous m'abandonniez un temps pour ensuite revenir apaise pres de moi,
c'est moi qui vous demande de partir..."

Dans l'ombre je vis qu'elle avait leve les yeux sur moi. C'etait comme
une confession qu'elle m'avait faite, et elle attendait, anxieusement,
que je l'approuve ou la condamne. Mais que pouvais-je dire? Certes, au
fond de moi, je revoyais le grand Meaulnes de jadis, gauche et sauvage,
qui se faisait toujours punir plutot que de s'excuser ou de demander une
permission qu'on lui eut certainement accordee. Sans doute aurait-il
fallu qu'Yvonne de Galais lui fit violence, et lui prenant la tete entre
ses mains, lui dit: "Qu'importe ce que vous avez fait; je vous aime;
tous les hommes ne sont-ils pas des pecheurs?" Sans doute avait-elle eu
grand tort, par generosite, par esprit de sacrifice, de le rejeter ainsi
sur la route des aventures... Mais comment aurais-je pu desapprouver
tant de bonte, tant d'amour!...

Il y eut un long moment de silence, pendant lequel, troubles jusques au
fond du coeur, nous entendions la pluie froide degoutter dans les haies
et sous les branches des arbres.

"Il est donc parti au matin, poursuivit-elle. Plus rien ne nous separait
desormais. Et il m'a embrassee, simplement, comme un mari qui laisse sa
jeune femme, avant un long voyage..."

Elle se levait. Je pris dans la mienne sa main fievreuse, puis son bras,
et nous remontames l'allee dans l'obscurite profonde.

"Pourtant il ne vous a jamais ecrit? demandai-je.

--Jamais", repondit-elle.

Et alors, la pensee nous venant a tous deux de la vie aventureuse qu'il
menait a cette heure sur les routes de France ou d'Allemagne, nous
commencames a parler de lui comme nous ne l'avions jamais fait. Details
oublies, impressions anciennes nous revenaient en memoire, tandis que
lentement nous regagnions la maison, faisant a chaque pas de longues
stations pour mieux echanger nos souvenirs... Longtemps--jusqu'aux
barrieres du jardin--dans l'ombre, j'entendis la precieuse voix basse
de la jeune femme; et moi, repris par mon vieil enthousiasme, je lui
parlais sans me lasser, avec une amitie profonde, de celui qui nous
avait abandonnes...



CHAPITRE XII

Le fardeau.

La classe devait commencer le lundi. Le samedi soir, vers cinq heures,
une femme du Domaine entra dans la cour de l'ecole ou j'etais occupe a
scier du bois pour l'hiver. Elle venait m'annoncer qu'une petite fille
etait nee aux Sablonnieres. L'accouchement avait ete difficile. A neuf
heures du soir il avait fallu demander la sage-femme de Preveranges. A
minuit, on avait attele de nouveau pour aller chercher le medecin de
Vierzon. Il avait du appliquer les fers. La petite fille avait la tete
blessee et criait beaucoup mais elle paraissait bien en vie. Yvonne de
Galais etait maintenant tres affaissee , mais elle avait souffert et
resiste avec une vaillance extraordinaire.

Je laissai la mon travail, courus revetir un autre paletot, et content,
en somme, de ces nouvelles, je suivis la bonne femme jusqu'aux
Sablonnieres. Avec precaution, de crainte que l'une des deux blessees ne
fut endormie, je montai par l'etroit escalier de bois qui menait au
premier etage. Et la, M. de Galais, le visage fatigue mais heureux me
fit entrer dans la chambre ou l'on avait provisoirement installe le
berceau entoure de rideaux.

Je n'etais jamais entre dans une maison ou fut ne le jour meme un petit
enfant. Que cela me paraissait bizarre et mysterieux et bon! Il faisait
un soir si beau--un veritable soir d'ete--que M. de Galais n'avait pas
craint d'ouvrir la fenetre qui donnait sur la cour. Accoude pres de moi
sur l'appui de la croisee, il me racontait, avec epuisement et bonheur,
le drame de la nuit; et moi qui l'ecoutais, je sentais obscurement que
quelqu'un d'etranger etait maintenant avec nous dans la chambre...

Sous les rideaux, cela se mit a crier, un petit cri aigre et prolonge...
Alors M. de Galais me dit a demi-voix:

"C'est cette blessure a la tete qui la fait crier".

Machinalement--on sentait qu'il faisait cela depuis le matin et que
deja il en avait pris l'habitude--il se mit a bercer le petit paquet de
rideaux.

"Elle a ri deja, dit-il, et elle prend le doigt. Mais vous ne l'avez pas
vue?"

Il ouvrit les rideaux et je vis une rouge petite figure bouffie, un
petit crane allonge et deforme par les fers:

"Ce n'est rien, dit M. de Galais, le medecin a dit que tout cela
s'arrangerait de soi-meme... Donnez-lui votre doigt, elle va le serrer".

Je decouvrais la comme un monde ignore. Je me sentais le coeur gonfle
d'une joie etrange que je ne connaissais pas auparavant...

M. de Galais entr'ouvrit avec precaution la porte de la chambre de la
jeune femme. Elle ne dormait pas.

"Vous pouvez entrer", dit-il.

Elle etait etendue, le visage enfievre, au milieu de ses cheveux blonds
epars. Elle me tendit la main en souriant d'un air las. Je lui fis
compliment de sa fille. D'une voix un peu rauque, et avec une rudesse
inaccoutumee--la rudesse de quelqu'un qui revient du combat:

"Oui, mais on me l'a abimee", dit-elle en souriant.

Il fallut bientot partir pour ne pas la fatiguer.

Le lendemain dimanche, dans l'apres-midi, je me rendis avec une hate
presque joyeuse aux Sablonnieres. A la porte, un ecriteau fixe avec des
epingles arreta le geste que je faisais deja:

Priere de ne pas sonner

Je ne devinai pas de quoi il s'agissait. Je frappai assez fort.
J'entendis dans l'interieur des pas etouffes qui accouraient. Quelqu'un
que je ne connaissais pas--et qui etait le medecin de Vierzon--
m'ouvrit:

"Eh bien, qu'y a-t-il? fis-je vivement.

--Chut! chut!--me repondit-il tout bas, l'air fache. La petite fille a
failli mourir cette nuit. Et la mere est tres mal".

Completement deconcerte, je le suivis sur la pointe des pieds jusqu'au
premier etage. La petite fille endormie dans son berceau etait toute
pale, toute blanche, comme un petit enfant mort. Le medecin pensait la
sauver. Quant a la mere, il m'affirmait rien... Il me donna de longues
explications comme au seul ami de la famille. Il parla de congestion
pulmonaire, d'embolie. Il hesitait, il n'etait pas sur... M. de Galais
entra, affreusement vieilli en deux jours, hagard et tremblant.

Il m'emmena dans la chambre sans trop savoir ce qu'il faisait:

"Il faut, me dit-il, tout bas, qu'elle ne soit pas effrayee; il faut, a
ordonne le medecin, lui persuader que cela va bien".

Tout le sang a la figure, Yvonne de Galais etait etendue, la tete
renversee comme la veille. Les joues et le front rouge sombre, les yeux
par instants revulses, comme quelqu'un qui etouffe, elle se defendait
contre la mort avec un courage et une douceur indicibles.

Elle ne pouvait parler, mais elle me tendit sa main en feu, avec tant
d'amitie que je faillis eclater en sanglots.

"Eh bien, eh bien, dit M. de Galais tres fort, avec un enjouement
affreux, qui semblait de folie, vous voyez que pour une malade elle n'a
pas trop mauvaise mine!"

Et je ne savais que repondre, mais je gardais dans la mienne la main
horriblement chaude de la jeune femme mourante...

Elle voulut faire un effort pour me dire quelque chose, me demander je
ne sais quoi; elle tourna les yeux vers moi, puis vers la fenetre, comme
pour me faire signe d'aller dehors chercher Quelqu'un... Mais alors une
affreuse crise d'etouffement la saisit: ses beaux yeux bleus qui, un
instant, m'avaient appele si tragiquement, se revulserent; ses joues et
son front noircirent, et elle se debattit doucement cherchant a contenir
jusqu'a la fin son epouvante et son desespoir. On se precipita--le
medecin et les femmes--avec un ballon d'oxygene, des serviettes, des
flacons; tandis que le vieillard penche sur elle criait--criait comme
si deja elle eut ete loin de lui, de sa voix rude et tremblante:

"N'aie pas peur, Yvonne. Ce ne sera rien. Tu n'as pas besoin d'avoir
peur!"

Puis la crise s'apaisa. Elle put souffler un peu, mais elle continua a
suffoquer a demi, les yeux blancs, la tete renversee, luttant toujours,
mais incapable, fut-ce un instant, pour me regarder et me parler, de
sortir du gouffre ou elle etait deja plongee.

... Et comme je n'etais utile a rien, je dus me decider a partir. Sans
doute, j'aurais pu rester un instant encore; et a cette pensee je me
sens etreint par un affreux regret. Mais quoi? J'esperais encore. Je me
persuadais que tout n'etait pas si proche.

En arrivant a la lisiere des sapins, derriere la maison, songeant au
regard de la jeune femme tourne vers la fenetre, j'examinai avec
l'attention d'une sentinelle ou d'un chasseur d'hommes la profondeur de
ce bois par ou Augustin etait venu jadis et par ou il avait fui l'hiver
precedent. Helas! Rien de bougea. Pas une ombre suspecte; pas une
branche qui remue. Mais, a la longue, la-bas, vers l'allee qui venait de
Preveranges, j'entendis le son tres fin d'une clochette; bientot parut
au detour du sentier un enfant avec une calotte rouge et une blouse
d'ecolier que suivait un pretre... Et je partis, devorant mes larmes.

Le lendemain etait le jour de la rentree des classes. A sept heures, il
y avait deja deux ou trois gamins dans la cour. J'hesitai longuement a
descendre, a me montrer. Et lorsque je parus enfin, tournant la clef de
la classe moisie, qui etait fermee depuis deux mois, ce que je redoutais
le plus au monde arriva: je vis le plus grand des ecoliers se detacher
du groupe qui jouait sous le preau et s'approcher de moi. Il venait me
dire que "le jeune dame des Sablonnieres etait morte hier a la tombee de
la nuit".

Tout se mele pour moi, tout se confond dans cette douleur. Il me semble
maintenant que jamais plus je n'aurai le courage de recommencer la
classe. Rien que traverser la cour aride de l'ecole c'est une fatigue
qui va me briser les genoux. Tout est penible, tout est amer puisqu'elle
est morte. Le monde est vide, les vacances sont finies. Finies, les
longues courses perdues en voiture; finie, la fete mysterieuse... Tout
redevient la peine que c'etait.

J'ai dit aux enfants qu'il n'y aurait pas de classe ce matin. Ils s'en
vont, par petits groupes, porter cette nouvelle aux autres a travers la
campagne. Quant a moi, je prends mon chapeau noir, une jaquette bordee
que j'ai, et je m'en vais miserablement vers les Sablonnieres...

... Me voici devant la maison que nous avions tant cherchee il y a trois
ans! C'est dans cette maison qu'Yvonne de Galais, la femme d'Augustin
Meaulnes, est morte hier soir. Un etranger la prendrait pour une
chapelle, tant il s'est fait de silence depuis hier dans ce lieu desole.

Voila donc ce que nous reservait ce beau matin de rentree, ce perfide
soleil d'automne qui glisse sous les branches. Comment lutterais-je
contre cette affreuse revolte, cette suffocante montee de larmes! Nous
avions retrouve la belle jeune fille. Nous l'avions conquise. Elle etait
la femme de mon compagnon et moi je l'aimais de cette amitie profonde et
secrete qui ne se dit jamais. Je la regardais et j'etais content, comme
un petit enfant. J'aurais un jour peut-etre epouse une autre jeune
fille, et c'est a elle la premiere que j'aurais confie la grande
nouvelle secrete...

Pres de la sonnette, au coin de la porte, on a laisse l'ecriteau d'hier.
On a deja apporte le cercueil dans le vestibule, en bas. Dans la chambre
du premier, c'est la nourrice de l'enfant qui m'accueille, qui me
raconte la fin et qui entr'ouvre doucement la porte... La voici. Plus de
fievre ni de combats. Plus de rougeur, ni d'attente... Rien que le
silence, et, entoure d'ouate, un dur visage insensible et blanc, un
front mort d'ou sortent les cheveux drus et durs.

M. de Galais, accroupi dans un coin, nous tournant le dos, est en
chaussettes, sans souliers, et il fouille avec une terrible obstination
dans des tiroirs en desordre, arraches d'une armoire. Il en sort de
temps a autre, avec une crise de sanglots qui lui secoue les epaules
comme une crise de rire, une photographie ancienne, deja jaunie, de sa
fille.

L'enterrement est pour midi. Le medecin craint la decomposition rapide,
qui suit parfois les embolies. C'est pourquoi le visage, comme tout le
corps d'ailleurs, est entoure d'ouate imbibee de phenol.

L'habillage termine--on lui a mis son admirable robe de velours bleu
sombre, semee par endroits de petites etoiles d'argent, mais il a fallu
aplatir et friper les belles manches a gigot maintenant demodees--au
moment de faire monter le cercueil, on s'est apercu qu'il ne pourrait
pas tourner dans le couloir trop etroit. Il faudrait avec une corde le
hisser dehors par la fenetre et de la meme facon le faire descendre
ensuite... Mais M. de Galais, toujours penche sur de vieilles choses
parmi lesquelles il cherche on ne sait quels souvenirs perdus,
intervient alors avec une vehemence terrible.

"Plutot, dit-il d'une voix coupee par les larmes et la colere, plutot
que de laisser faire une chose aussi affreuse, c'est moi qui la prendrai
et la descendrai dans mes bras..."

Et il ferait ainsi, au risque de tomber en faiblesse, a mi-chemin, et de
s'ecrouler avec elle!

Mais alors je m'avance, je prends le seul parti possible: avec l'aide du
medecin et d'une femme, passant un bras sous le dos de la morte etendue,
l'autre sous ses jambes, je la charge contre ma poitrine. Assise sur mon
bras gauche, les epaules appuyees contre mon bras droit, sa tete
retombante retournee sous mon menton, elle pese terriblement sur mon
coeur. Je descends lentement, marche par marche, le long escalier raide,
tandis qu'en bas on apprete tout.

J'ai bientot les deux bras casses par la fatigue. A chaque marche, avec
ce poids sur la poitrine, je suis un peu essouffle. Agrippe au corps
inerte et pesant, je baisse la tete sur la tete de celle que j'emporte,
je respire fortement et ses cheveux blonds aspires m'entrent dans la
bouche--des cheveux morts qui ont un gout de terre. Ce gout de terre et
de mort, ce poids sur le coeur, c'est tout ce qui reste pour moi de la
grande aventure, et de vous, Yvonne de Galais, jeune femme tant cherchee
--tant aimee...



CHAPITRE XIII

Le cahier de devoirs mensuels.

Dans la maison pleine de tristes souvenirs, ou des femmes, tout le jour,
bercaient et consolaient un tout petit enfant malade, le vieux M. de
Galais ne tarda pas a s'aliter. Aux premiers grands froids de l'hiver il
s'eteignit paisiblement et je ne pus me tenir de verser des larmes au
chevet de ce vieil homme charmant, dont la pensee indulgente et la
fantaisie alliee a celle de son fils avaient ete la cause de toute notre
aventure. Il mourut, fort heureusement, dans une incomprehension
complete de tout ce qui s'etait passe et, d'ailleurs, dans un silence
presque absolu. Comme il n'avait plus depuis longtemps ni parents ni
amis dans cette region de la France, il m'institua par testament son
legataire universel jusqu'au retour de Meaulnes, a qui je devais rendre
compte de tout, s'il revenait jamais... Et c'est au Sablonnieres
desormais que j'habitai. Je n'allais plus a Saint-Benoist que pour y
faire la classe, partant le matin de bonne heure, dejeunant a midi d'un
repas prepare au Domaine, que je faisais chauffer sur le poele, et
rentrant le soir aussitot apres l'etude. Ainsi je pus garder pres de moi
l'enfant que les servantes de la ferme soignaient. Surtout j'augmentais
mes chances de rencontrer Augustin, s'il rentrait un jour aux
Sablonnieres.

Je ne desesperais pas, d'ailleurs, de decouvrir a la longue dans les
meubles, dans les tiroirs de la maison, quelque papier, quelque indice
qui me permit de connaitre l'emploi de son temps, durant le long silence
des annees precedentes--et peut-etre ainsi de saisir les raisons de sa
fuite ou tout au moins de retrouver sa trace... J'avais deja vainement
inspecte je ne sais combien de placards et d'armoires, ouvert, dans les
cabinets de debarras, une quantite d'anciens cartons de toutes formes,
qui se trouvaient tantot remplis de liasses de vieilles lettres et de
photographies jaunies de la famille de Galais, tantot bondes de fleurs
artificielles, de plumes, d'aigrettes et d'oiseaux demodes. Il
s'echappait de ces boites je ne sais quelle odeur fanee, quel parfum
eteint, qui, soudain, reveillaient en moi pour tout un jour les
souvenirs, les regrets, et arretaient mes recherches...

Un jour de conge, enfin, j'avisai au grenier une vieille petite malle
longue et basse, couverte de poils de porc a demi ronges, et que je
reconnus pour etre la malle d'ecolier d'Augustin. Je me reprochai de
n'avoir point commence par la mes recherches. J'en fis sauter facilement
la serrure rouillee. La malle etait pleine jusqu'au bord des cahiers et
des livres de Sainte-Agathe. Arithmetiques, litteratures, cahiers de
problemes, que sais-je?... Avec attendrissement plutot que par
curiosite, je me mis a fouiller dans tout cela, relisant les dictees que
je savais encore par coeur, tant de fois nous les avions recopiees!
"L'Aqueduc" de Rousseau, "Une aventure en Calabre" de P.L. Courier,
"Lettre de George Sand a son fils"...

Il y avait aussi un "Cahier de Devoirs Mensuels". J'en fus surpris, car
ces cahiers restaient au Cours et les eleves ne les emportaient jamais
au dehors. C'etait un cahier vert tout jauni sur les bords. Le nom de
l'eleve, Augustin Meaulnes, etait ecrit sur la couverture en ronde
magnifique. Je l'ouvris. A la date des devoirs, avril 189... je reconnus
que Meaulnes l'avait commence peu de jours avant de quitter Sainte-
Agathe. Les premieres pages etaient tenues avec le soin religieux qui
etait de regle lorsqu'on travaillait sur ce cahier de compositions. Mais
il n'y avait pas plus de trois pages ecrites, le reste etait blanc et
voila pourquoi Meaulnes l'avait emporte.

Tout en reflechissant, agenouille par terre, a ces coutumes, a ces
regles pueriles qui avaient tenu tant de place dans notre adolescence,
je faisais tourner sous mon pouce le bord des pages du cahier inacheve.
Et c'est ainsi que je decouvris de l'ecriture sur d'autres feuillets.
Apres quatre pages laissees en blanc on avait recommence a ecrire.

C'etait encore l'ecriture de Meaulnes, mais rapide, mal formee, a peine
lisible; de petits paragraphes de largeurs inegales, separes par des
lignes blanches. Parfois ce n'etait qu'une phrase inachevee. Quelquefois
une date. Des la premiere ligne, je jugeai qu'il pouvait y avoir la des
renseignements sur la vie passee de Meaulnes a Paris, des indices sur la
piste que je cherchais, et je descendis dans la salle a manger pour
parcourir a loisir, a la lumiere du jour, l'etrange document. Il faisait
un jour d'hiver clair et agite. Tantot le soleil vif dessinait les croix
des carreaux sur les rideaux blancs de la fenetre, tantot un vent
brusque jetait aux vitres une averse glacee. Et c'est devant cette
fenetre, aupres du feu, que je lus ces lignes qui m'expliquerent tant de
choses et dont voici la copie tres exacte...



CHAPITRE XIV

Le secret.

Je suis passe une fois encore sous la fenetre. La vitre est toujours
poussiereuse et blanchie par le double rideau qui est derriere. Yvonne
de Galais l'ouvrirait-elle que je n'aurais rien a lui dire puisqu'elle
est mariee... Que faire, maintenant? Comment vivre?...

Samedi 13 fevrier.--J'ai rencontre, sur le quai, cette jeune fille qui
m'avait renseigne au mois de juin, qui attendait comme moi devant la
maison fermee... Je lui ai parle. Tandis qu'elle marchait, je regardais
de cote les legers defauts de son visage: une petite ride au coin des
levres, un peu d'affaissement aux joues, et de la poudre accumulee aux
ailes du nez. Elle c'est retournee tout d'un coup et me regardant bien
en face, peut-etre parce qu'elle est plus belle de face que de profil,
elle m'a dit d'une voix breve:

"Vous m'amusez beaucoup. Vous me rappelez un jeune homme qui me faisait
la cour, autrefois, a Bourges. Il etait meme mon fiance..."

Cependant a la nuit pleine, sur le trottoir desert et mouille qui
reflete la lueur d'un bec de gaz, elle s'est approchee de moi tout d'un
coup, pour me demander de l'emmener ce soir au theatre avec sa soeur. Je
remarque pour la premiere fois qu'elle est habillee de deuil, avec un
chapeau de dame trop vieux pour sa jeune figure, un haut parapluie fin,
pareil a une canne. Et comme je suis tout pres d'elle, quand je fais un
geste mes ongles griffent le crepe de son corsage... Je fais des
difficultes pour accorder ce qu'elle demande. Fachee, elle veut partir
tout de suite. Et c'est moi, maintenant qui la retiens et la prie. Alors
un ouvrier qui passe dans l'obscurite plaisante a mi-voix:

"N'y va pas, ma petite, il te ferait mal!"

Et nous sommes restes, tous les deux, interdits.

Au theatre.--Les deux jeunes filles, mon amie qui s'appelle Valentine
Blondeau et sa soeur, sont arrivees avec de pauvres echarpes.

Valentine est placee devant moi. A chaque instant elle se retourne,
inquiete, comme se demandant ce que je lui veux. Et moi, je me sens pres
d'elle, presque heureux; je lui reponds chaque fois par un sourire.

Tout autour de nous, il y avait des femmes trop decolletees. Et nous
plaisantions. Elle souriait d'abord, puis elle dit: "Il ne faut pas que
je rie. Moi aussi je suis trop decolletee". Et elle s'est enveloppee
dans son echarpe. En effet sous le carre de dentelle noire, on voyait
que, dans sa hate a changer de toilette, elle avait refoule le haut de
sa simple chemise montante.

Il y a en elle je ne sais quoi de pauvre et de pueril; il y a dans son
regard je ne sais quel air souffrant et hasardeux qui m'attire. Pres
d'elle, le seul etre au monde qui ait pu me renseigner sur les gens du
Domaine, je ne cesse de penser a mon etrange aventure de jadis... J'ai
voulu l'interroger de nouveau sur le petit hotel du boulevard. Mais a
son tour, elle m'a pose des questions si genantes que je n'ai su rien
repondre. Je sens que desormais nous serons, tous les deux, muets sur ce
sujet. Et pourtant je sais aussi que je la reverrai. A quoi bon? Et
pourquoi?... Suis-je condamne maintenant a suivre a la trace tout etre
qui portera en soi le plus vague, le plus lointain relent de mon
aventure manquee?...

A minuit, seul, dans la rue deserte, je me demande ce que me veut cette
nouvelle et bizarre histoire? Je marche le long des maisons pareilles a
des boites en carton alignees, dans lesquelles tout un peuple dort. Et
je me souviens tout a coup d'une decision que j'avais prise l'autre
mois: j'avais resolu d'aller la-bas en pleine nuit, vers une heure du
matin, de contourner l'hotel, d'ouvrir la porte du jardin, d'entrer
comme un voleur et de chercher un indice quelconque qui me permit de
retrouver le Domaine perdu, pour la revoir, seulement la revoir... Mais
je suis fatigue. J'ai faim. Moi aussi je me suis hate de changer de
costume, avant le theatre, et je n'ai pas dine... Agite, inquiet
pourtant, je reste longtemps assis sur le bord de mon lit, avant de me
coucher, en proie a un vague remords. Pourquoi?

Je note encore ceci: elles n'ont pas voulu ni que je les reconduise, ni
me dire ou elles demeuraient. Mais je les ai suivies aussi longtemps que
j'ai pu. Je sais qu'elles habitent une petite rue qui tourne aux
environs de Notre-Dame. Mais a quel numero?... J'ai devine qu'elles
etaient couturieres ou modistes.

En se cachant de sa soeur, Valentine m'a donne rendez-vous pour jeudi, a
quatre heures, devant le meme theatre ou nous sommes alles.

"Si je n'etais pas la jeudi, a-t-elle dit, revenez vendredi a la meme
heure, puis samedi, et ainsi de suite, tous les jours".

Jeudi 18 fevrier.--Je suis parti pour l'attendre dans le grand vent qui
charrie de la pluie. On se disait a chaque instant: il va finir par
pleuvoir...

Je marche dans la demi-obscurite des rues, un poids sur le coeur. Il
tombe une goutte d'eau. Je crains qu'il ne pleuve: une averse peut
l'empecher de venir. Mais le vent se reprend a souffler et la pluie ne
tombe pas cette fois encore. La-haut, dans le gris apres-midi du ciel--
tantot gris et tantot eclatant--un grand nuage a du ceder au vent. Et
je suis ici terre dans une attente miserable...

Devant le theatre.--Au bout d'un quart d'heure je suis certain qu'elle
ne viendra pas. Du quai ou je suis, je surveille au loin, sur le pont
par lequel elle aurait du venir, le defile des gens qui passent.
J'accompagne du regard toutes les jeunes femmes en deuil que je vois
venir et je me sens presque de la reconnaissance pour celles qui, le
plus longtemps, le plus pres de moi, lui ont ressemble et m'ont fait
esperer...

Une heure d'attente.--Je suis las. A la tombee de la nuit, un gardien
de la paix traine au poste voisin un voyou qui lui jette d'une voix
etouffee toutes les injures, toutes les ordures qu'il sait. L'agent est
furieux, pale, muet... Des le couloir il commence a cogner, puis il
referme sur eux la porte pour battre le miserable tout a l'aise... Il me
vient cette pensee affreuse que j'ai renonce au paradis et que je suis
en train de pietiner aux portes de l'enfer.

De guerre lasse, je quitte l'endroit et je gagne cette rue etroite et
basse, entre la Seine et Notre-Dame, ou je connais a peu pres la place
de leur maison. Tout seul, je vais et viens. De temps a autre une bonne
ou une menagere sort sous la petite pluie pour faire avant la nuit ses
emplettes... Il n'y a rien, ici, pour moi, et je m'en vais... Je
repasse, dans la pluie claire qui retarde la nuit, sur la place ou nous
devions nous attendre. Il y a plus de monde que tout a l'heure--une
foule noire...

Suppositions--Desespoir--Fatigue. Je me raccroche a cette pensee:
demain. Demain, a la meme heure, en ce meme endroit, je reviendrai
l'attendre. Et j'ai grand'hate que demain soit arrive. Avec ennui
j'imagine la soiree d'aujourd'hui, puis la matinee du lendemain, que je
vais passer dans le desoeuvrement... Mais deja cette journee n'est-elle
pas presque finie?... Rentre chez moi, pres du feu, j'entends crier les
journaux du soir. Sans doute, de sa maison perdue quelque part dans la
ville, aupres de Notre-Dame, elle les entend aussi.

Elle... Je veux dire: Valentine.

Cette soiree que j'avais voulu escamoter me pese etrangement. Tandis que
l'heure avance, que ce jour-la va bientot finir et que deja je le
voudrai fini, il y a des hommes qui lui ont confie tout leur espoir,
tout leur amour et leurs dernieres forces. Il y a des hommes mourants,
d'autres qui attendent une echeance, et qui voudraient que ce ne soit
jamais demain. Il y en a d'autres pour qui demain pointera comme un
remords. D'autres qui sont fatigues, et cette nuit ne sera jamais assez
longue pour leur donner tout le repos qu'il faudrait. Et moi, moi qui a
perdu ma journee, de quel droit est-ce que j'ose appeler demain?

Vendredi soir.--J'avais pense ecrire a la suite: "Je ne l'ai pas
revue". Et tout aurait ete fini.

Mais en arrivant ce soir, a quatre heures, au coin du theatre: la voici.
Fine et grave, vetue de noir, mais avec de la poudre au visage et une
collerette qui lui donne l'air d'un pierrot coupable. Un air a la fois
douloureux et malicieux.

C'est pour me dire qu'elle veut me quitter tout de suite, qu'elle ne
viendra plus.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. .

Et pourtant, a la tombee de la nuit, nous voici encore tous les deux,
marchant lentement l'un pres de l'autre, sur le gravier des Tuileries.
Elle me raconte son histoire mais d'une facon si enveloppee que je
comprends mal. Elle dit: "mon amant" en parlant de ce fiance qu'elle n'a
pas epouse. Elle le fait expres, je pense, pour me choquer et pour que
je ne m'attache point a elle.

Il y a des phrases d'elle que je transcris de mauvaise grace:

"N'ayez aucune confiance en moi, dit-elle, je n'ai jamais fait que des
folies.

"J'ai couru des chemins, toute seule.

"J'ai desespere mon fiance. Je l'ai abandonne parce qu'il m'admirait
trop; il ne me voyait qu'en imagination et non point telle que j'etais.
Or, je suis pleine de defauts. Nous aurions ete tres malheureux".

A chaque instant, je la surprends en train de se faire plus mauvaise
qu'elle n'est. Je pense qu'elle veut se prouver a elle-meme qu'elle a eu
raison jadis de faire la sottise dont elle parle, qu'elle n'a rien a
regretter et n'etait pas digne du bonheur qui s'offrait a elle.

Une autre fois:

"Ce qui me plait en vous, m'a-t-elle dit en me regardant longuement, ce
qui me plait en vous, je ne puis savoir pourquoi, ce sont mes
souvenirs..."

Une autre fois:

"Je l'aime encore, disait-elle, plus que vous ne pensez".

Et puis soudain, brusquement, brutalement, tristement:

"Enfin, qu'est-ce que vous voulez? Est-ce que vous m'aimez, vous aussi?
Vous aussi, vous allez me demander ma main?..."

J'ai balbutie. Je ne sais pas ce que j'ai repondu. Peut-etre ai-je dit:
"Oui".

Cette espece de journal s'interrompait la. Commencaient alors des
brouillons de lettres illisibles, informes, ratures. Precaire
fiancailles!... La jeune fille, sur la priere de Meaulnes, avait
abandonne son metier. Lui s'etait occupe des preparatifs du mariage.
Mais sans cesse repris par le desir de chercher encore, de partir encore
sur la trace de son amour perdu, il avait du, sans doute, plusieurs fois
disparaitre; et, dans ces lettres, avec un embarras tragique, il
cherchait a se justifier devant Valentine.



CHAPITRE XV

Le secret (suite).

Puis le journal reprenait.

Il avait note des souvenirs sur un sejour qu'ils avaient fait tous les
deux a la campagne, je ne sais ou. Mais, chose etrange, a partir de cet
instant, peut-etre par un sentiment de pudeur secrete, le journal etait
redige de facon si hachee, si informe, griffonne si hativement aussi,
que j'ai du reprendre moi meme et reconstituer toute cette partie de son
histoire.

14 juin.--Lorsqu'il s'eveilla de grand matin dans la chambre de
l'auberge, le soleil avait allume les dessins rouges du rideau noir. Des
ouvriers agricoles, dans la salle du bas, parlaient fort en prenant le
cafe du matin: ils s'indignaient, en phrases rudes et paisibles, contre
un de leurs patrons. Depuis longtemps sans doute Meaulnes entendait,
dans son sommeil, ce calme bruit. Car il n'y prit point garde d'abord.
Ce rideau seme de grappes rougies par le soleil, ces voix matinales
montant dans la chambre silencieuse, tout cela se confondait dans
l'impression unique d'un reveil a la campagne, au debut de delicieuses
grandes vacances.

Il se leva, frappa doucement a la porte voisine, sans obtenir de
reponse, et l'entr'ouvrit sans bruit. Il apercut alors Valentine et
comprit d'ou lui venait tant de paisible bonheur. Elle dormait,
absolument immobile et silencieuse, sans qu'on l'entendit respirer,
comme un oiseau doit dormir. Longtemps il regarda ce visage d'enfant aux
yeux fermes, ce visage si quiet qu'on eut souhaite ne l'eveiller et ne
le troubler jamais.

Elle ne fit pas d'autre mouvement pour montrer qu'elle ne dormait plus
que d'ouvrir les yeux et de regarder.

Des qu'elle fut habillee, Meaulnes revint pres de la jeune fille.

"Nous sommes en retard", dit-elle.

Et ce fut aussitot comme une menagere dans sa demeure.

Elle mit de l'ordre dans les chambres, brossa les habits que Meaulnes
avait portes la veille et quand elle en vint au pantalon se desola. Le
bas des jambes etait couvert d'une boue epaisse. Elle hesita, puis,
soigneusement, avec precaution, avant de le brosser, elle commenca par
raper la premiere epaisseur de terre avec un couteau.

"C'est ainsi, dit Meaulnes, que faisaient les gamins de Sainte-Agathe
quand ils etaient flanques dans la boue.

--Moi, c'est ma mere qui m'a enseigne cela", dit Valentine.

... Et telle etait bien la compagne que devait souhaiter, avant son
aventure mysterieuse, le chasseur et le paysan qu'etait le grand
Meaulnes.

15 juin.--A ce diner, a la ferme, ou grace a leurs amis qui les avaient
presentes comme mari et femme, ils furent convies, a leur grand ennui,
elle se montra timide comme une nouvelle mariee.

On avait allume les bougies de deux candelabres, a chaque bout de la
table couverte de toile blanche, comme a une paisible noce de campagne.
Les visages, des qu'ils se penchaient, sous cette faible clarte,
baignaient dans l'ombre.

Il y avait a la droite de Patrice (le fils du fermier) Valentine puis
Meaulnes, qui demeura taciturne jusqu'au bout, bien qu'on s'adressat
presque toujours a lui. Depuis qu'il avait resolu, dans ce village
perdu, afin d'eviter les commentaires, de faire passer Valentine pour sa
femme, un meme regret, un meme remords le desolaient. Et tandis que
Patrice, a la facon d'un gentilhomme campagnard, dirigeait le diner:

"C'est moi, pensait Meaulnes, qui devrais, ce soir, dans une salle basse
comme celle-ci, une belle salle que je connais bien, presider le repas
de mes noces".

Pres de lui, Valentine refusait timidement tout ce qu'on lui offrait. On
eut dit une jeune paysanne. A chaque tentative nouvelle, elle regardait
son ami et semblait vouloir se refugier contre lui. Depuis longtemps,
Patrice insistait vainement pour qu'elle vidat son verre, lorsqu'enfin
Meaulnes se pencha vers elle et lui dit doucement:

"Il faut boire, ma petite Valentine".

Alors, docilement, elle but. Et Patrice felicita en souriant le jeune
homme d'avoir une femme aussi obeissante.

Mais tous les deux, Valentine et Meaulnes, restaient silencieux et
pensifs. Ils etaient fatigues, d'abord; leurs pieds trempes par la boue
de la promenade etaient glaces sur les carreaux laves de la cuisine. Et
puis, de temps a autre, le jeune homme etait oblige de dire:

"Ma femme, Valentine, ma femme..."

Et chaque fois, en prononcant sourdement ce mot, devant ces paysans
inconnus, dans cette salle obscure, il avait l'impression de commettre
une faute.

17 juin.--L'apres-midi de ce dernier jour commenca mal.

Patrice et sa femme les accompagnerent a la promenade. Peu a peu, sur la
pente inegale couverte de bruyeres, les deux couples se trouverent
separes.

Meaulnes et Valentine s'assirent entre les genevriers, dans un petit
taillis.

Le vent portait des gouttes de pluie et le temps etait bas. La soiree
avait un gout amer, semblait-il, le gout d'un tel ennui que l'amour meme
ne le pouvait distraire.

Longtemps ils resterent la, dans leur cachette, abrites sous les
branches, parlant peu. Puis le temps se leva. Il fit beau. Ils crurent
que, maintenant, tout irait bien.

Et ils commencerent a parler d'amour, Valentine parlait, parlait...

"Voici, disait-elle, ce que me promettait mon fiance, comme un enfant
qu'il etait: tout de suite nous aurions eu une maison, comme une
chaumiere perdue dans la campagne. Elle etait toute prete, disait-il.
Nous y serions arrives comme au retour d'un grand voyage, le soir de
notre mariage, vers cette heure-ci qui est proche de la nuit. Et par les
chemins, dans la cour, caches dans les bosquets, des enfants inconnus
nous auraient fait fete, criant: "Vive la mariee!"... Quelles folies!
n'est-ce pas?"

Meaulnes, interdit, soucieux, l'ecoutait. Il retrouvait, dans tout cela,
comme l'echo d'une voix deja entendue. Et il y avait aussi, dans le ton
de la jeune fille, lorsqu'elle contait cette histoire, un vague regret.

Mais elle eut peur de l'avoir blesse. Elle se retourna vers lui, avec
elan, avec douceur.

"A vous, dit-elle, je veux donner tout ce que j'ai: quelque chose qui
ait ete pour moi plus precieux que tout..., et vous le brulerez!"

Alors, en le regardant fixement, d'un air anxieux, elle sortit de sa
poche un petit paquet de lettres qu'elle lui tendit, les lettres de son
fiance.

Ah! tout de suite, il reconnut la fine ecriture. Comment n'y avait-il
jamais pense plus tot! C'etait l'ecriture de Franz le bohemien, qu'il
avait vue jadis sur le billet desespere laisse dans la chambre du
Domaine...

Ils marchaient maintenant sur une petite route etroite entre les
paquerettes et les foins eclaires obliquement par le soleil de cinq
heures. Si grande etait sa stupeur que Meaulnes ne comprenait pas encore
quelle deroute pour lui tout cela signifiait. Il lisait parce qu'elle
lui avait demande de lire. Des phrases enfantines, sentimentales,
pathetiques... Celle-ci, dans la derniere lettre:

... Ah! vous avez perdu le petit coeur, impardonnable petite Valentine.
Que va-t-il nous arriver? Enfin je ne suis pas superstitieux...

Meaulnes lisait, a demie aveugle de regret et de colere, le visage
immobile, mais tout pale, avec des fremissements sous les yeux.
Valentine, inquiete de le voir ainsi, regarda ou il en etait, et ce qui
le fachait ainsi.

"C'est, expliqua-t-elle tres vite, un bijou qu'il m'avait donne en me
faisant jurer de le regarder toujours. C'etaient la de ses idees
folles".

Mais elle ne fit qu'exasperer Meaulnes.

"Folles! dit-il en mettant des lettres dans sa poche. Pourquoi repeter
ce mot? Pourquoi n'avoir jamais voulu croire en lui? Je l'ai connu,
c'etait le garcon le plus merveilleux du monde!

--Vous l'avez connu, dit-elle au comble de l'emoi, vous avez connu
Frantz de Galais?

--C'etait mon ami le meilleur, c'etait mon frere d'aventures, et voila
que je lui ai pris sa fiancee!

"Ah! poursuivit-il avec fureur, quel mal vous nous avez fait, vous qui
n'avez croire a rien. Vous etes cause de tout. C'est vous qui avez tout
perdu! tout perdu!"

Elle voulut lui parler, lui prendre la main, mais il la repoussa
brutalement.

"Allez-vous-en. Laissez-moi.

--Eh bien, s'il en est ainsi, dit-elle, le visage en feu, begayant et
pleurant a demi, je partirai en effet. Je rentrerai a Bourges, chez
nous, avec ma soeur. Et si vous ne revenez pas me chercher, vous savez,
n'est-ce pas? que mon pere est trop pauvre pour me garder; eh bien! je
repartirai pour Paris, je battrai les chemins comme je l'ai deja fait
une fois, je deviendrai certainement une fille perdue, moi qui n'ai plus
de metier..."

Et elle s'en alla chercher ses paquets pour prendre le train, tandis que
Meaulnes, sans meme la regarder partir, continuait a marcher au hasard.

Le journal s'interrompait de nouveau.

Suivaient encore des brouillons de lettres, lettres d'un homme indecis,
egare. Rentre a La Ferte-d'Angillon, Meaulnes ecrivait a Valentine en
apparence pour lui affirmer sa resolution de ne jamais la revoir et lui
en donner des raisons precises, mais en realite, peut-etre, pour qu'elle
lui repondit. Dans une de ces lettres, il lui demandait ce que, dans son
desarroi, il n'avait pas meme songe d'abord a lui demander: savait-elle
ou se trouvait le Domaine tant cherche? Dans une autre, il la suppliait
de se reconcilier avec Frantz de Galais. Lui-meme se chargeait de le
retrouver... Toutes les lettres dont je voyais les brouillons n'avaient
pas du etre envoyees. Mais il avait du ecrire deux ou trois fois, sans
jamais obtenir de reponse. C'avait ete pour lui une periode de combats
affreux et miserables, dans un isolement absolu. L'espoir de revoir
jamais Yvonne de Galais s'etant completement evanoui, il avait du peu a
peu sentir sa grande resolution faiblir. Et d'apres les pages qui vont
suivre--les dernieres de son journal--j'imagine qu'il dut, un beau
matin du debut des vacances, louer une bicyclette pour aller a Bourges,
visiter la cathedrale.

Il etait parti a la premiere heure, par la belle route droite entre les
bois, inventant en chemin mille pretextes a se presenter dignement, sans
demander une reconciliation, devant celle qu'il avait chassee.

Les quatre dernieres pages, que j'ai pu reconstituer racontaient ce
voyage et cette derniere faute...



CHAPITRE XVI

Le secret (fin).

25 aout.--De l'autre cote de Bourges, a l'extremite des nouveaux
faubourgs, il decouvrit, apres avoir longtemps cherche, la maison de
Valentine Blondeau. Une femme--la mere de Valentine--sur le pas de la
porte, semblait l'attendre. C'etait une bonne figure de menagere,
lourde, fripee, mais belle encore. Elle le regardai venir avec
curiosite, et lorsqu'il lui demanda: "si Mlles Blondeau etaient ici",
elle lui expliqua doucement, avec bienveillance, qu'elles etaient
rentrees a Paris depuis le 15 aout.

"Elles m'ont defendu de dire ou elles allaient, ajouta-t-elle, mais en
ecrivant a leur ancienne adresse on ferait suivre leurs lettres".

En revenant sur ses pas, sa bicyclette a la main, a travers le jardinet,
il pensait:

"Elle est partie... Tout est fini comme je l'ai voulu... C'est moi qui
l'ai forcee a cela. "Je deviendrai certainement une fille perdue",
disait-elle. Et c'est moi qui l'ai jetee la! C'est moi qui ai perdu la
fiancee de Frantz!"

Et tout bas il se repetait avec folie: "Tant mieux! Tant mieux!" avec la
certitude que c'etait bien "tant pis" au contraire et que, sous les yeux
de cette femme, avant d'arriver a la grille, il allait buter des deux
pieds et tomber sur les genoux.

Il ne pensa pas a dejeuner et s'arreta dans un cafe ou il ecrivit
longuement a Valentine, rien que pour crier, pour se delivrer du cri
desespere qui l'etouffait. Sa lettre repetait indefiniment: "Vous avez
pu! Vous avez pu!... Vous avez pu vous resigner a cela! Vous avez pu
vous perdre ainsi!"

Pres de lui des officiers buvaient. L'un d'eux racontait bruyamment une
histoire de femme qu'on entendait par bribes: "... Je lui ai dit... Vous
devez bien me connaitre... Je fais la partie avec votre mari tous les
soirs!" Les autres riaient et, detournant la tete, crachaient derriere
les banquettes. Have et poussiereux, Meaulnes les regardait comme un
mendiant. Il les imagina tenant Valentine sur leurs genoux.

Longtemps, a bicyclette, il erra autour de la cathedrale, se disant
obscurement: "En somme, c'est pour la cathedrale que j'etais venu". Au
bout de toutes les rues, sur la place deserte, on la voyait monter
enorme et indifferente. Ces rues etaient etroites et souillees comme les
ruelles qui entourent les eglises de village. Il y avait ca et la
l'enseigne d'une maison louche, une lanterne rouge... Meaulnes sentait
sa douleur perdue, dans ce quartier malpropre, vicieux, refugie, comme
aux anciens ages, sous les arcs-boutants de la cathedrale. Il lui venait
une crainte de paysan, une repulsion pour cette eglise de la ville, ou
tous les vices sont sculptes dans des cachettes, qui est batie entre les
mauvais lieux et qui n'a pas de remede pour les plus douleurs d'amour.

Deux filles vinrent a passer, se tenant par la taille et le regardant
effrontement. Par degout ou par jeu, pour se venger de son amour ou pour
l'abimer, Meaulnes les suivit lentement a bicyclette et l'une d'elles,
une miserable fille dont les rares cheveux blonds etaient tires en
arriere par un faux chignon, lui donna rendez-vous pour six heures au
jardin de l'Archeveche, le jardin ou Frantz, dans une de ses lettres,
donnait rendez-vous a la pauvre Valentine.

Il ne dit pas non, sachant qu'a cette heure il aurait depuis longtemps
quitte la ville. Et de sa fenetre basse, dans la rue en pente, elle
resta longtemps a lui faire des signes vagues.

Il avait hate de reprendre son chemin.

Avant de partir, il ne peut resister au morne desir de passer une
derniere fois devant la maison de Valentine. Il regarda de tous ses yeux
et put faire provision de tristesse. C'etait une des dernieres maisons
du faubourg et la rue devenait une route a partir de cet endroit... En
face, une sorte de terrain vague formait comme une petite place. Il n'y
avait personne aux fenetres, ni dans la cour, nulle part. Seule, le long
d'un mur, trainant deux gamins en guenilles, une sale fille poudree
passa.

C'est la que l'enfance de Valentine s'etait ecoulee, la qu'elle avait
commence a regarder le monde de ses yeux confiants et sages. Elle avait
travaille, cousu, derriere ces fenetres. Et Frantz etait passe pour la
voir, lui sourire, dans cette rue de faubourg. Mais maintenant il n'y
avait plus rien, rien... La triste soiree durait et Meaulnes savait
seulement que quelque part, perdue, durant ce meme apres-midi, Valentine
regardait passer dans son souvenir cette place morne ou jamais elle ne
viendrait plus.

Le long voyage qu'il lui restait a faire pour rentrer devait etre son
dernier recours contre sa peine, sa derniere distraction forcee avant de
s'y enfoncer tout entier.

Il partit. Aux environs de la route, dans la vallee, de delicieuses
maisons fermieres, entre les arbres, au bord de l'eau, montraient leurs
pignons pointus garnis de treillis verts. Sans doute, la-bas, sur les
pelouses, des jeunes filles attentives parlaient de l'amour. On
imaginait, la-bas, des ames, de belles ames...

Mais, pour Meaulnes, a ce moment, il n'existait plus qu'un seul amour,
cet amour mal satisfait qu'on venait de souffleter si cruellement, et la
jeune fille entre toutes qu'il eut du proteger, sauvegarder, etait
justement celle-la qu'il venait d'envoyer a sa perte.

Quelques lignes hatives du journal m'apprenaient encore qu'il avait
forme le projet de retrouver Valentine coute que coute avant qu'il fut
trop tard. Une date, dans un coin de page, me faisait croire que c'etait
la ce long voyage pour lequel Mme Meaulnes faisait des preparatifs,
lorsque j'etais venu a La Ferte-d'Angillon pour tout deranger. Dans la
marie abandonnee, Meaulnes notait ses souvenirs et ses projets par un
beau matin de la fin du mois d'aout--lorsque j'avais pousse la porte et
lui avait apporte la grande nouvelle qu'il n'attendait plus. Il avait
ete repris, immobilise, par son ancienne aventure, sans oser rien faire
ni rien avouer. Alors avaient commence le remords, le regret et la
peine, tantot etouffes, tantot triomphants, jusqu'au jour des noces ou
le cri du bohemien dans les sapins lui avait theatralement rappele son
premier serment de jeune homme.

Sur ce meme cahier de devoirs mensuels, il avait encore griffonne
quelques mots en hate, a l'aube, avant de quitter, avec sa permission--
mais pour toujours--Yvonne de Galais, son epouse depuis la veille:

"Je pars. Il faudra bien que je retrouve la piste des deux bohemiens qui
sont venus hier dans la sapiniere et qui sont partis vers l'est a
bicyclette. Je ne reviendrai pres d'Yvonne que si je puis ramener avec
moi et installer dans la "maison de Frantz" Frantz et Valentine maries.

"Ce manuscrit, que j'avais commence comme un journal secret et qui est
devenu ma confession, sera, si je ne reviens pas, la propriete de mon
ami Francois Seurel".

Il avait du glisser le cahier en hate sous les autres, refermer a clef
son ancienne petite malle d'etudiant, et disparaitre.



EPILOGUE

Le temps passa. Je perdais l'espoir de revoir jamais mon compagnon, et
de mornes jours s'ecoulaient dans l'ecole paysanne, de tristes jours
dans la maison deserte. Frantz ne vint pas au rendez-vous que je lui
avais fixe, et d'ailleurs ma tante Moinel ne savait plus depuis
longtemps ou habitait Valentine.

La seule joie des Sablonnieres, ce fut bientot la petite fille qu'on
avait pu sauver. A la fin de septembre, elle s'annoncait meme comme une
solide et jolie petite fille. Elle allait avoir un an. Cramponnee aux
barreaux des chaises, elle les poussait toute seule, s'essayant a
marcher sans prendre garde aux chutes, et faisait un tintamarre qui
reveillait longuement les echos sourds de la demeure abandonnee. Lorsque
je la tenais dans mes bras, elle ne souffrait jamais que je lui donne un
baiser. Elle avait une facon sauvage et charmante en meme temps de
fretiller et de me repousser la figure avec sa petite main ouverte, en
riant aux eclats. De toute sa gaiete, de toute sa violence enfantine, on
eut dit qu'elle allait chasser le chagrin qui pesait sur la maison
depuis sa naissance. Je me disais parfois: "Sans doute, malgre cette
sauvagerie, sera-t-elle un peu mon enfant". Mais une fois encore la
Providence en decida autrement.

Un dimanche matin de la fin de septembre, je m'etais leve de fort bonne
heure, avant meme la paysanne qui avait la garde de la petite fille. Je
devais aller pecher au Cher avec deux hommes de Saint-Benoist et Jasmin
Delouche. Souvent ainsi les villageois d'alentour s'entendaient avec moi
pour de grandes parties de braconnage: peches a la main, la nuit, peches
aux eperviers prohibes... Tout le temps de l'ete, nous partions les
jours de conge, des l'aube, et nous ne rentrions qu'a midi. C'etait le
gagne-pain de presque tous ces hommes. Quant a moi, c'etait mon seul
passe-temps; les seules aventures qui me rappelassent les equipees de
jadis. Et j'avais fini par prendre gout a ces randonnees, a ces longues
peches le long de la riviere ou dans les roseaux de l'etang.

Ce matin-la, j'etais donc debout, a cinq heures et demie, devant la
maison, sous un petit hangar adosse au mur qui separait le jardin
anglais des Sablonnieres du jardin potager de la ferme. J'etais occupe a
demeler mes filets que j'avais jetes en tas, le jeudi d'avant.

Il ne faisait pas jour tout a fait; c'etait le crepuscule d'un beau
matin de septembre; et le hangar ou je demelais a la hate mes engins se
trouvait a demi plonge dans la nuit.

J'etais la silencieux et affaire lorsque soudain j'entendis la grille
s'ouvrir, un pas crier sur le gravier.

"Oh! oh! me dis-je, voici mes gens plus tot que je n'aurais cru. Et moi
qui ne suis pas pret!..."

Mais l'homme qui entrait dans la cour m'etait inconnu. C'etait, autant
que je pus distinguer, un grand gaillard barbu habille comme un chasseur
ou un braconnier. Au lieu de venir me trouver la ou les autres savaient
que j'etais toujours, a l'heure de nos rendez-vous, il gagna directement
la porte d'entree.

"Bon! pensai-je; c'est quelqu'un de leurs amis qu'ils auront convie sans
me le dire et ils l'auront envoye en eclaireur".

L'homme fit jouer doucement, sans bruit, le loquet de la porte. Mais je
l'avais refermee, aussitot sorti. Il fit de meme a l'entree de la
cuisine. Puis, hesitant un instant, il tourna vers moi, eclairee par le
demi-jour, sa figure inquiete. Et c'est alors seulement que je reconnus
le grand Meaulnes.

Un long moment je restai la, effraye, desespere, repris soudain par
toute la douleur qu'avait reveillee son retour. Il avait disparu
derriere la maison, en avait fait le tour, et il revenait, hesitant.

Alors je m'avancai vers lui, et sans rien dire, je l'embrassai en
sanglotant. Tout de suite, il comprit:

"Ah! dit-il d'une voix breve, elle est morte, n'est-ce pas?"

Et il resta la, debout, sourd, immobile et terrible. Je le pris par le
bras et doucement je l'entrainai vers la maison. Il faisait jour
maintenant. Tout de suite, pour que le plus dur fut accompli, je lui fis
monter l'escalier qui menait vers la chambre de la morte. Sitot entre;
il tomba a deux genoux devant le lit et, longtemps, resta la tete
enfouie dans ses deux bras.

Il se releva enfin, les yeux egares, titubant, ne sachant ou il etait.
Et, toujours le guidant par le bras, j'ouvris la porte qui faisait
communiquer cette chambre avec celle de la petite fille. Elle s'etait
eveillee toute seule--pendant que sa nourrice etait en bas--et,
deliberement, s'etait assise dans son berceau. On voyait tout juste sa
tete etonnee, tournee vers nous.

"Voici ta fille", dis-je.

Il eut un sursaut et me regarda.

Puis il la saisit et l'enleva dans ses bras. Il ne put pas bien la voir
d'abord, parce qu'il pleurait. Alors, pour detourner un peu ce grand
attendrissement et ce flot de larmes, tout en la tenant tres serree
contre lui, assise sur son bras droit, il tourna vers moi sa tete
baissee et me dit:

"Je les ai ramenes, les deux autres... Tu iras les voir dans leur
maison".

Et en effet, au debut de la matinee, lorsque je m'en allai, tout pensif
et presque heureux vers la maison de Frantz, qu'Yvonne de Galais m'avait
jadis montree deserte, j'apercus de loin une maniere de jeune menagere
en collerette, qui balayait le pas de sa porte, objet de curiosite et
d'enthousiasme pour plusieurs petits vachers endimanches qui s'en
allaient a la messe...

Cependant la petite fille commencait a s'ennuyer d'etre serree ainsi, et
comme Augustin, la tete penchee de cote pour cacher et arreter ses
larmes continuait a ne pas la regarder, elle lui flanqua une grande tape
de sa petite main sur sa bouche barbue et mouillee.

Cette fois le pere leva bien haut sa fille, la fit sauter au bout de ses
bras et la regarda avec une espece de rire. Satisfaite, elle battit des
mains...

Je m'etais legerement recule pour mieux les voir. Un peu decu et
pourtant emerveille, je comprenais que la petite fille avait enfin
trouve la le compagnon qu'elle attendait obscurement. La seule joie que
m'eut laissee le grand Meaulnes, je sentais bien qu'il etait revenu pour
me la prendre. Et deja je l'imaginais, la nuit, enveloppant sa fille
dans un manteau, et partant avec elle pour de nouvelles aventures.



TABLE

Premiere Partie.

I.--Le Pensionnaire.
II.--Apres quatre heures.
III.--"Je frequentais la boutique d'un vannier".
IV.--L'Evasion.
V.--La Voiture qui revient.
VI.--On frappe au carreau.
VII.--Le Gilet de soie.
VIII.--L'Aventure.
IX.--Une Halte.
X.--La Bergerie.
XI.--Le Domaine mysterieux.
XII.--La Chambre de Wellington.
XIII.--La Fete etrange.
XIV.--La Fete etrange (suite).
XV.--La Rencontre.
XVI.--Frantz de Galais.
XVII--La Fete etrange (fin).

Deuxieme Partie.

I.--Le grand Jeu.
II.--Nous tombons dans une embuscade.
III.--Les Bohemiens a l'ecole.
IV.--Ou il est question du Domaine mysterieux.
V.--L'Homme aux espadrilles.
VI.--Une Dispute dans la coulisse.
VII.--Le Bohemien enleve son bandeau.
VIII.--Les Gendarmes!
IX.--A la recherche du sentier perdu.
X.--La Lessive.
XI.--Je trahis.
XII.--Les trois lettres de Meaulnes.

Troisieme Partie.

I.--La Baignade.
II.--Chez Florentin.
III.--Une Apparition.
IV.--La grande Nouvelle.
V.--La Partie de Plaisir.
VI.--La Partie de Plaisir (fin).
VII.--Le Jour des Noces.
VIII.--L'Appel de Frantz.
IX.--Les Gens heureux.
X.--La "Maison de Frantz".
XI.--Conversation sous la Pluie.
XII.--Le Fardeau.
XIII.--Le Cahier de Devoirs mensuels.
XIV.--Le Secret.
XV.--Le Secret (suite).
XVI.--Le Secret (fin).
Epilogue.





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time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours
to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright
searched and analyzed, the copyright letters written, etc.   Our
projected audience is one hundred million readers.  If the value
per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2
million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text
files per month:  1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+
We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002
If they reach just 1-2% of the world's population then the total
will reach over half a trillion eBooks given away by year's end.

The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks!
This is ten thousand titles each to one hundred million readers,
which is only about 4% of the present number of computer users.

Here is the briefest record of our progress (* means estimated):

eBooks Year Month

    1  1971 July
   10  1991 January
  100  1994 January
 1000  1997 August
 1500  1998 October
 2000  1999 December
 2500  2000 December
 3000  2001 November
 4000  2001 October/November
 6000  2002 December*
 9000  2003 November*
10000  2004 January*


The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created
to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium.

We need your donations more than ever!

As of February, 2002, contributions are being solicited from people
and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut,
Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois,
Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts,
Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New
Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio,
Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South
Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West
Virginia, Wisconsin, and Wyoming.

We have filed in all 50 states now, but these are the only ones
that have responded.

As the requirements for other states are met, additions to this list
will be made and fund raising will begin in the additional states.
Please feel free to ask to check the status of your state.

In answer to various questions we have received on this:

We are constantly working on finishing the paperwork to legally
request donations in all 50 states.  If your state is not listed and
you would like to know if we have added it since the list you have,
just ask.

While we cannot solicit donations from people in states where we are
not yet registered, we know of no prohibition against accepting
donations from donors in these states who approach us with an offer to
donate.

International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about
how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made
deductible, and don't have the staff to handle it even if there are
ways.

Donations by check or money order may be sent to:

Project Gutenberg Literary Archive Foundation
PMB 113
1739 University Ave.
Oxford, MS 38655-4109

Contact us if you want to arrange for a wire transfer or payment
method other than by check or money order.

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been approved by
the US Internal Revenue Service as a 501(c)(3) organization with EIN
[Employee Identification Number] 64-622154.  Donations are
tax-deductible to the maximum extent permitted by law.  As fund-raising
requirements for other states are met, additions to this list will be
made and fund-raising will begin in the additional states.

We need your donations more than ever!

You can get up to date donation information online at:

http://www.gutenberg.net/donation.html


***

If you can't reach Project Gutenberg,
you can always email directly to:

Michael S. Hart <hart@pobox.com>

Prof. Hart will answer or forward your message.

We would prefer to send you information by email.


**The Legal Small Print**


(Three Pages)

***START**THE SMALL PRINT!**FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS**START***
Why is this "Small Print!" statement here? You know: lawyers.
They tell us you might sue us if there is something wrong with
your copy of this eBook, even if you got it for free from
someone other than us, and even if what's wrong is not our
fault. So, among other things, this "Small Print!" statement
disclaims most of our liability to you. It also tells you how
you may distribute copies of this eBook if you want to.

*BEFORE!* YOU USE OR READ THIS EBOOK
By using or reading any part of this PROJECT GUTENBERG-tm
eBook, you indicate that you understand, agree to and accept
this "Small Print!" statement. If you do not, you can receive
a refund of the money (if any) you paid for this eBook by
sending a request within 30 days of receiving it to the person
you got it from. If you received this eBook on a physical
medium (such as a disk), you must return it with your request.

ABOUT PROJECT GUTENBERG-TM EBOOKS
This PROJECT GUTENBERG-tm eBook, like most PROJECT GUTENBERG-tm eBooks,
is a "public domain" work distributed by Professor Michael S. Hart
through the Project Gutenberg Association (the "Project").
Among other things, this means that no one owns a United States copyright
on or for this work, so the Project (and you!) can copy and
distribute it in the United States without permission and
without paying copyright royalties. Special rules, set forth
below, apply if you wish to copy and distribute this eBook
under the "PROJECT GUTENBERG" trademark.

Please do not use the "PROJECT GUTENBERG" trademark to market
any commercial products without permission.

To create these eBooks, the Project expends considerable
efforts to identify, transcribe and proofread public domain
works. Despite these efforts, the Project's eBooks and any
medium they may be on may contain "Defects". Among other
things, Defects may take the form of incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other
intellectual property infringement, a defective or damaged
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codes that damage or cannot be read by your equipment.

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[1] Michael Hart and the Foundation (and any other party you may
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INCLUDING BUT NOT LIMITED TO INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE
OR INCIDENTAL DAMAGES, EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE
POSSIBILITY OF SUCH DAMAGES.

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receiving it, you can receive a refund of the money (if any)
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time to the person you received it from. If you received it
on a physical medium, you must return it with your note, and
such person may choose to alternatively give you a replacement
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choose to alternatively give you a second opportunity to
receive it electronically.

THIS EBOOK IS OTHERWISE PROVIDED TO YOU "AS-IS". NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, ARE MADE TO YOU AS
TO THE EBOOK OR ANY MEDIUM IT MAY BE ON, INCLUDING BUT NOT
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the exclusion or limitation of consequential damages, so the
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and its trustees and agents, and any volunteers associated
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disk, book or any other medium if you either delete this
"Small Print!" and all other references to Project Gutenberg,
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     requires that you do not remove, alter or modify the
     eBook or this "small print!" statement.  You may however,
     if you wish, distribute this eBook in machine readable
     binary, compressed, mark-up, or proprietary form,
     including any form resulting from conversion by word
     processing or hypertext software, but only so long as
     *EITHER*:

     [*]  The eBook, when displayed, is clearly readable, and
          does *not* contain characters other than those
          intended by the author of the work, although tilde
          (~), asterisk (*) and underline (_) characters may
          be used to convey punctuation intended by the
          author, and additional characters may be used to
          indicate hypertext links; OR

     [*]  The eBook may be readily converted by the reader at
          no expense into plain ASCII, EBCDIC or equivalent
          form by the program that displays the eBook (as is
          the case, for instance, with most word processors);
          OR

     [*]  You provide, or agree to also provide on request at
          no additional cost, fee or expense, a copy of the
          eBook in its original plain ASCII form (or in EBCDIC
          or other equivalent proprietary form).

[2]  Honor the eBook refund and replacement provisions of this
     "Small Print!" statement.

[3]  Pay a trademark license fee to the Foundation of 20% of the
     gross profits you derive calculated using the method you
     already use to calculate your applicable taxes.  If you
     don't derive profits, no royalty is due.  Royalties are
     payable to "Project Gutenberg Literary Archive Foundation"
     the 60 days following each date you prepare (or were
     legally required to prepare) your annual (or equivalent
     periodic) tax return.  Please contact us beforehand to
     let us know your plans and to work out the details.

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software or other items, please contact Michael Hart at:
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they hardware or software or any other related product without
express permission.]

*END THE SMALL PRINT! FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS*Ver.02/11/02*END*