The Project Gutenberg EBook of Bric-à-brac, by Alexandre Dumas
(#31 in our series by Alexandre Dumas)

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Title: Bric-à-brac

Author: Alexandre Dumas

Release Date: August, 2004  [EBook #6319]
[Yes, we are more than one year ahead of schedule]
[This file was first posted on November 25, 2002]

Edition: 10

Language: French

Character set encoding: ASCII

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, BRIC-à-BRAC ***




Produced by Philippe Chavin, Carlo Traverso, Juliet Sutherland, Charles
Franks and the Online Distributed Proofreading Team. Image files courtesy of
gallica.bnf.fr.






                             BRIC-A-BRAC

                                 PAR

                           ALEXANDRE DUMAS



   TABLE

   DEUX INFANTICIDES
   POETES, PEINTRES ET MUSICIENS
   DESIR ET POSSESSION
   UNE MERE
   LE CURE DE BOULOGNE
   UN FAIT PERSONNEL
   COMMENT J'AI FAIT JOUER A MARSEILLE LE DRAME DES FORESTIERS
   HEURES DE PRISON
   JACQUES FOSSE
   LE CHATEAU DE PIERREFONDS
   LE LOTUS BLANC ET LA ROSE MOUSSEUSE




DEUX INFANTICIDES

On s'est enormement occupe, depuis quelque temps, d'un animal de ma
connaissance, pensionnaire du Jardin des Plantes, et qui a conquis sa
celebrite a la suite de deux des plus grands crimes que puissent
commettre le bipede et le quadrupede, l'homme et le pachyderme,--a la
suite de deux infanticides.

Vous avez deja compris que je voulais parler de l'hippopotame.

Toutes les fois que quelque grand criminel attire sur lui la curiosite
publique, a l'instant meme, on se met a la recherche de ses
antecedents; on remonte a sa jeunesse, a son enfance; on jette des
lueurs sur sa famille, sur le lieu de sa naissance, enfin sur tout ce
qui tient a son origine.

Eh bien, sur ce point, j'ose dire que je suis le seul en France qui
puisse satisfaire convenablement votre curiosite.

Si vous avez lu, dans mes _Causeries_, l'article intitule: _les Petits
Cadeaux de mon ami Delaporte_ [Footnote: Tome II, p. 41], vous vous
rappellerez que j'ai deja raconte comment notre excellent consul a
Tunis, dans son desir de completer les echantillons zoologiques du
Jardin des Plantes, etait parvenu a se procurer successivement vingt
singes, cinq antilopes, trois girafes, deux lions, et, enfin, un petit
hippopotame, qui, parvenu a l'age adulte, est devenu le pere de celui
dont nous deplorons aujourd'hui la fin prematuree.

Mais n'anticipons pas, et reprenons l'histoire ou nous l'avons
laissee.

Le petit hippopotame offert par Delaporte au Jardin des Plantes avait
ete pris, il vous en souvient, sous le ventre meme de sa mere.

Aussi fallut-il lui trouver un biberon.

Une peau de chevre fit l'affaire; une des pattes de l'animal, coupee
au genou et debarrassee de son poil, simula le pis maternel. Le lait
de quatre chevres fut verse dans la peau, et le nourrisson eut un
biberon.

On avait quelque chose comme quatre ou cinq cents lieues a faire avant
que d'arriver au Caire. La necessite ou l'on etait de tenir toujours
l'hippopotame dans l'eau douce forcait les pecheurs a suivre le cours
du fleuve; c'etait, d'ailleurs, le procede le plus facile. Un firman
du pacha autorisait les pecheurs a mettre sur leur route en
requisition autant de chevres et de vaches que besoin serait.

Pendant les premiers jours, il fallut au jeune hippopotame le lait de
dix chevres ou de quatre vaches. Au fur et a mesure qu'il grandissait,
le nombre de ses nourrices augmentait. A Philae, il lui fallut le lait
de vingt chevres ou de huit vaches; en arrivant au Caire, celui de
trente chevres ou de douze vaches.

Au reste, il se portait a merveille, et jamais nourrisson n'avait fait
plus d'honneur a ses nourrices.

Seulement, comme nous l'avons dit, les pecheurs etaient pleins
d'inquietude; le pacha leur avait demande une femelle, et, au bout de
quatre ans, au lieu d'une femelle, ils lui apportaient un male.

Le premier moment fut terrible! Abbas-Pacha declara que ses emissaires
etaient quatre miserables qu'il ferait perir sous le baton. Ces
menaces-la, en Egypte, ont toujours un cote serieux; aussi les
malheureux pecheurs deputerent-ils un des leurs a Delaporte.

Delaporte les rassura: il repondait de tout.

En effet, il alla trouver Abbas-Pacha; et, comme s'il ignorait
l'arrivee du malencontreux animal a Boulacq, il annonca au pacha qu'il
venait de recevoir des nouvelles du gouvernement francais, lequel,
eprouvant le besoin d'avoir au Jardin des Plantes un hippopotame male,
faisait demander au consul s'il n'y aurait pas moyen de se procurer au
Caire un animal de ce sexe et de cette espece.

Vous comprenez...

Abbas-Pacha trouvait le placement de son hippopotame, et etait en meme
temps agreable a un gouvernement allie.

Il n'y avait pas moyen de faire donner la bastonnade a des gens qui
avaient ete au-devant des desirs du consul d'une des grandes
puissances europeennes.

D'ailleurs, la question etait presque resolue: en vertu de l'entente
cordiale qui existait entre les deux gouvernements, il etait evident
qu'a un moment donne, ou la France preterait son hippopotame male a
l'Angleterre, ou l'Angleterre preterait son hippopotame femelle a la
France.

Delaporte remercia Abbas-Pacha en son nom et au nom de Geoffroy
Saint-Hilaire, donna une magnifique prime aux quatre pecheurs, et
s'occupa du transport en France de sa menagerie.

D'abord, il crut la chose facile: il pensait avoir _l'Albatros_ a sa
disposition; mais _l'Albatros_ recut l'ordre de faire voile pour je ne
sais plus quel port de l'Archipel.

Force fut a Delaporte de traiter avec un bateau a vapeur des
Messageries imperiales.

Ce fut une grande affaire: l'hippopotame avait quelque chose comme
cinq ou six mois; il avait enormement profite; il pesait trois ou
quatre cents, exigeait un bassin d'une quinzaine de pieds de diametre.

On lui fit confectionner le susdit bassin, qui fut amenage a l'avant
du batiment; on transporta a bord cent tonnes d'eau du Nil afin qu'il
eut toujours un bain doux et frais; en outre, on embarqua quarante
chevres, pour subvenir a sa nourriture.

Quatre Arabes, un pecheur, un preneur de lions, un preneur de girafes
et un preneur de singes furent embarques avec les animaux qu'ils
avaient amenes.

Le tout arriva en seize jours a Marseille.

Il va sans dire que Delaporte n'avait pas perdu de vue un instant sa
premiere cargaison.

A Marseille, il mit sur des trues appropries a cette destination
l'hippopotame et sa suite.

Les trente, quadrupedes, dont vingt quadrumanes, arriverent a Paris
aussi heureusement qu'ils etaient arrives a Marseille.

A leur arrivee j'allai leur faire visite. Grace a Delaporte je fus
admis a l'honneur de saluer les lions, de presenter mes respects a
l'hippopotame, de caresser les antilopes, de passer entre les jambes
des girafes, et d'offrir des noix et des pommes aux singes.

Le domestique de Delaporte, qui etait le favori de tous ces animaux,
semblait jaloux de me voir ainsi fraterniser avec eux.

A propos, laissez-moi vous dire un seul petit mot du domestique de
Delaporte.

C'est un magnifique enfant du Darfour, noir comme un charbon et qui a
deja l'air d'un homme, quoiqu'il n'ait, selon toute probabilite, que
onze ou douze ans. Je dis _selon toute probabilite_, parce qu'il n'y a
pas d'exemple qu'un negre sache son age. Celui-la... Pardon,
j'oubliais de vous dire son nom. Il se nomme Abailard. En
outre,--chose assez commune, au reste, d'un negre a l'egard de son
maitre,--il appelle Delaporte _papa_.

Vous allez voir pourquoi il se nomme Abailard et appelle Delaporte
_papa_.

Abailard, qui, en ce temps-la, n'avait pas encore de nom, ou qui en
avait un dont il ne se souvient plus, fut fait prisonnier, avec sa
mere, par une tribu en guerre avec la sienne.

Sa mere avait quatorze ans, et lui en avait deux.

On les separa et on les vendit.

La mere fut vendue a un Turc, l'enfant a un negociant chretien.

Nul ne sait ce que devint la mere.

Quant a l'enfant, son maitre habitait Kenneh; il vint a Kenneh avec
son maitre.

Nous avons dit que son maitre etait negociant; mais nous avons oublie
de specifier l'objet de son commerce.

Il vendait des etoffes.

Un jour, il s'apercut qu'une piece d'etoffe lui manquait, et il
soupconna le pauvre petit, alors age de six ans, de l'avoir volee.

Le proces est vite fait dans toute l'Egypte, et dans la haute Egypte
surtout, entre un maitre et un esclave.

Le marchand d'etoffes coucha l'enfant sur le dos, lui passa les jambes
dans des entraves et lui appliqua lui-meme, afin d'etre sur qu'il n'y
aurait point de tricherie, cinquante coups de baton sous la plante des
pieds.

Puis, comme le sang s'y etait naturellement amasse et que l'on
craignait des abces, qui se terminent souvent par la gangrene, on fit
venir un barbier qui entailla chaque plante des pieds de deux ou trois
coups de rasoir, lesquels permirent au sang de s'epancher.

L'enfant fut un mois sans pouvoir marcher et boita deux mois.

Au bout de ces trois mois, le malheur voulut qu'il cassat une
soupiere. Cette fois, comme le negociant avait reconnu qu'il y avait
prodigalite a endommager la plante des pieds d'un negre, les blessures
le rendant impropre au travail pendant trois mois, ce fut sur une
autre partie du corps qu'il lui appliqua les cent coups.

Les negres ont cette partie du corps, que nous ne nommerons pas, fort
sensible, a ce qu'il parait; la punition fut donc encore plus
douloureuse a l'enfant que la premiere; si douloureuse, qu'au risque
de ce qui pourrait lui arriver, le lendemain de la punition, il
s'enfuit de la maison et se refugia chez l'oncle de son maitre.

L'oncle etait un brave homme, qui garda le fugitif jusqu'a ce qu'il
fut gueri, c'est-a-dire environ un mois.

Au bout d'un mois, il lui annonca qu'il pouvait rentrer chez son
maitre. Celui-ci avait jure qu'il ne lui serait rien fait, et meme il
avait pousse la deference pour son oncle jusqu'a lui promettre que son
protege serait vendu dans les vingt-quatre heures.

Or, la promesse de cette vente etait une bonne nouvelle pour le
malheureux enfant. Il ne croyait pas, a quelque maitre qu'on le
vendit, qu'il put rien perdre a changer de condition.

En effet, aucune punition ne fut appliquee au fugitif, et, le
lendemain, un homme jaune etant venu et l'ayant examine avec un soin
meticuleux, apres quelques debats, le prix fut arrete a mille piastres
turques, c'est-a-dire a deux cents francs, a peu pres. Les mille
piastres furent comptees et l'homme jaune emmena l'enfant.

Celui-ci suivit sans defiance son nouveau maitre, qui demeurait dans
un quartier eloigne de la ville; ou plutot a un jet de fleche de la
derniere maison de la ville.

Cependant, arrive a-la maison, une certaine repugnance instinctive le
tirait en arriere; mais son maitre lui envoya un vigoureux coup de
pied, dans une partie encore mal cicatrisee. L'enfant poussa un cri et
entra dans la maison.

Il lui sembla que des cris plaintifs repondaient a son cri.

Il regarda derriere lui si la porte etait encore ouverte. La porte
etait fermee et la barre deja mise.

Il se prit a trembler de tous ses membres.

Les cris qu'il avait cru entendre devenaient plus distincts.

Il n'y avait pas a en douter, on infligeait un supplice quelconque a
un ou plusieurs individus.

Son nouveau maitre, au frisson qui parcourait son corps et au
claquement de ses dents, devina ce qui se passait en lui.

Il le prit par le bras et le poussa dans la chambre d'ou partaient les
cris.

Une douzaine d'enfants de six a sept ans etaient attaches sur des
planches comme des pigeons a la crapaudine; le barbier qui avait deja
ouvert la plante des pieds du pauvre petit esclave etait la, son
rasoir ensanglante a la main.

Le negociant chretien avait tenu, parole a son oncle: il avait, comme
il le lui avait promis, vendu son esclave; seulement, il l'avait vendu
a un marchand d'eunuques!

En jetant les yeux autour de lui, en voyant le sort qui lui etait
reserve, l'enfant se trouva mal.

Le barbier jugea la disposition mauvaise pour faire l'operation, et il
invita le negociant en chair humaine a la remettre au lendemain.

Le maitre, qui craignait de perdre les mille piastres, y consentit.

Il lacha l'enfant, qui tomba a terre evanoui.

L'enfant etait tombe pres de la porte.

Quand il revint a lui, il conserva l'immobilite de l'evanouissement.

Il esperait que cette porte s'ouvrirait, et que, par cette porte, il
pourrait fuir.

Il avait remarque un escalier eclaire par le haut; il calcula que cet
escalier devait donner sur une terrasse.

La porte s'ouvrit; l'enfant ne fit qu'un bond, gagna l'escalier, monta
les degres quatre a quatre, gagna la terrasse elevee de quinze ou
dix-huit pieds, sauta de la terrasse a terre, et, avec la rapidite du
vent, se dirigea vers la ville.

Son maitre l'avait poursuivi; mais il n'osa faire le meme saut que
lui. Il fut oblige de descendre et de le poursuivre par la porte.

Pendant ce temps, le fugitif avait gagne plus de deux cents pas.

Son maitre etait resolu a le rattraper; lui, tenait a ne pas se
laisser reprendre.

Au reste, sa course avait un but: il s'enfuyait du cote du consulat
francais.

Le beau nom, que le nom de France, qui, quelque part qu'il soit
prononce, signifie liberte!

L'enfant se precipita haletant dans la cour.

Aveugle par son avarice, le marchand d'eunuques l'y suivit.

Or, de meme que le pape Gregoire XVI a rendu un decret qui defend de
faire des castrats a Rome, Mehemet-Ali a rendu un decret qui defend de
faire des eunuques dans ses Etats.

L'enfant n'eut donc qu'a dire a quel peril il venait d'echapper pour
que Delaporte, qui par hasard voyageait dans la haute Egypte et se
trouvait chez son collegue de Kenneh, le prit sous sa protection.

D'abord, et avant tout, il paya les mille piastres au marchand; puis
il livra le marchand a la justice du pacha.

Le marchand recut cinq cents coups de baton et fut condamne aux
galeres.

L'enfant etait libre; mais, comme supreme faveur, il demanda a
Delaporte de le prendre pour son domestique.

Delaporte y consentit et en fit son _sais_.

C'est en souvenir de ce qu'il a gagne a ce changement de condition que
l'enfant appelle Delaporte _papa_.

C'est en memoire de ce qu'il a failli perdre chez son avant-dernier
maitre que Delaporte appelle l'enfant Abailard.

Cela nous a quelque peu eloigne de l'histoire de notre hippopotame;
mais nous y revenons.


II


La France n'eut pas plus tot la huitieme merveille du monde, quelle se
mit a en desirer une neuvieme.

Ce ne fut qu'un cri, qu'un gemissement, qu'une lamentation parmi les
savants. Comme la voix de Rachel dans Rama, on entendait pendant la
nuit des voix venant du Jardin des Plantes, et qui criaient:

--A quoi nous sert un hippopotame male, si nous n'avons pas un
hippopotame femelle?

Ces voix traverserent la Mediterranee et firent tressaillir
Halim-Pacha au milieu de son harem.

--Ne laissons pas se desoler ainsi un peuple chez lequel nous avons
fait notre education, dit-il a son frere Said, et prouvons-lui que
nous sommes restes Turcs en nous montrant reconnaissants.

Et il ordonna qu'a tout prix une femelle d'hippopotame fut prise dans
le Nil blanc et envoyee au Caire.

Il y a un pays ou le mot _impossible_ est bien autrement inconnu qu'en
France, c'est l'Egypte.

Au bout d'un an, on annonca par un messager, a Halim-Pacha, que ses
desirs etaient remplis. Au bout de seize mois, la femelle, agee de six
mois et quelques jours, arriva au Caire; enfin, dans le commencement
de son septieme mois, elle fut embarquee a bord d'un navire de l'Etat,
avec de l'eau du Nil pour trente jours, et trente-cinq chevres, dont
le lait servait a sa nourriture.

Au bout de dix-sept jours, le batiment aborda a Marseille.

Pendant ce temps, j'avais fait plus ample connaissance avec le male.

Delaporte, qui etait reste quatre mois en France, etait alle passer
trois de ces quatre mois dans sa famille, et etait revenu a Paris.

Aussitot son retour, il etait venu me chercher pour aller voir son
hippopotame au Jardin des Plantes.

Son hippopotame pouvait avoir de huit a neuf mois.

Il y avait trois mois qu'il n'avait vu Delaporte.

Voici ce que je puis constater a l'honneur de l'hippopotame, et c'est
a regret que je contredis sur ce point l'opinion de mon honorable et
savant ami Geoffroy Saint-Hilaire, qui pretend que l'hippopotame est
une creature privee de tout sentiment genereux:

Des que nous entrames dans l'enceinte reservee, l'hippopotame, qui
etait au fond de l'eau, reparut a la surface; puis, lorsque Delaporte
l'eut appele de son nom arabe, l'animal accourut avec les
demonstrations de joie les plus vives, et avec des grognements de
satisfaction pouvant equivaloir a ceux que pousserait un troupeau
d'une trentaine de porcs.

Rappelons un fait que le lecteur n'a pas oublie, c'est que le pere et
la mere du susdit hippopotame s'etaient fait tuer l'un apres l'autre
en defendant leur petit.

Il y a loin de la, a cet axiome si hardiment avance par notre savant
ami Geoffroy Saint-Hilaire, " qu'il est commun que les femelles des
mammiferes abandonnent leurs petits et meme les devorent, et qu'il n'y
a pas d'animaux aussi brutaux et aussi coleres que les hippopotames. "

On verra l'explication que nous donnerons (nous qui ne sommes pas un
savant) de cette brutalite de notre hippopotame femelle, a l'endroit
de son petit.

A peine fut-elle arrivee a Paris, au bout de dix-sept jours, ayant
encore, par consequent, pour treize jours d'eau du Nil, que,
quoiqu'elle n'eut que sept mois, l'hippopotame male, qui en avait
dix-sept, se rua sur elle avec une brutalite qui faisait plus
d'honneur a sa passion qu'a sa courtoisie.

Il resulta de cette brutalite une premiere gestation qui dura quatorze
mois.

Au bout de quatorze mois, c'est-a-dire a vingt-deux mois, la femelle
mit bas un petit hippopotame; la parturition eut lieu dans l'eau,
soudainement, sans que la femelle eut annonce par aucun signe que
cette parturition fut si proche.

A peine eut-elle mis bas, a peine le petit fut-il venu a la surface de
l'eau pour respirer, que les savants furent prevenus et accoururent.
Bien leur en prit de s'etre hates; car, dix ou douze heures apres sa
naissance, la femelle se jeta sur son petit et, d'une de ses defenses,
le blessa mortellement.

Disons en passant que, lorsque la gueule de l'hippopotame s'ouvre dans
sa plus grande etendue, soit en jouant, soit en baillant, soit en
absorbant une gerbe de carottes, elle mesure un metre d'etendue d'une
machoire a l'autre.

Les savants etaient desoles de cette mort, attendu que les
naturalistes avaient generalement affirme qua l'hippopotame etait
unipare, c'est-a-dire ne mettait bas qu'une seule fois.

Il est vrai qu'unipare veut aussi bien dire, a mon avis, que
l'hippopotame ne met bas qu'un seul petit a la fois.

La desolation, au reste, ne fut pas longue. Le gardien des deux
animaux annonca bientot a ces memes savants que, si ses previsions ne
le trompaient pas, la femelle hippopotame donnerait dans quatorze mois
un nouveau produit. Quatorze mois apres, jour pour jour, la femelle
manifesta l'intention d'aller au bassin prepare pour faire ses
couches, et, apres une seule douleur, qui se manifesta par une
violente crispation, elle mit au monde son second petit.

Les savants furent prevenus de nouveau. Ils accoururent, virent le
petit animal nageant a la surface du bassin, se couchant delicatement
sur le cou et sur le dos de sa mere, qui--l'allaitait en levant la
cuisse; seulement, du lundi au mercredi matin, c'est-a-dire pendant
l'espace de quarante-huit heures environ, ni le petit ni la mere ne
sortirent de l'eau.

Le male paraissait indifferent, mais non pas hostile a sa progeniture.

Le mercredi matin, le petit commenca de sortir du bassin et de se
coucher au soleil. On envoya aussitot chercher les savants, qui
vinrent, qui l'examinerent et le mesurerent. Il portait pres d'un
metre trente-cinq centimetres d'une extremite a l'autre, et
grossissait a vue d'oeil, et _comme si on l'eut souffle_. Rapport d'un
temoin oculaire.

Au nombre des savants, est un fort bon et fort aimable homme, M.
Prevost, que la femelle hippopotame, malgre toutes les avances qu'il
lui a faites et lui fait journellement, a pris en grippe. Elle ne peut
pas le voir, et, sitot qu'elle le voit, sort de son bassin et essaye
de le charger.

M. Geoffroy-Saint Hilaire lui-meme, malgre la haute position qu'il
occupe, non-seulement au Jardin des plantes, mais encore dans la
science, n'a jamais pu familiariser avec le pachyderme; ce qui
pourrait bien avoir eu une influence sur le jugement un peu severe
qu'il en porte, contradictoirement a l'opinion de son confrere le
savant allemand Funke, qui dit, dans son _Histoire naturelle_, edition
de Leipzig, 1811, que "la nature de l'hippopotame est douce et
inoffensive."

Ajoutons que, pendant la soiree qui preceda le meurtre commis par
l'hippopotame sur son petit, MM. les savants se livrerent a une grande
chasse aux rats. Les moyens de destruction etant le pistolet, et les
savants, chose reconnue, ne maniant pas cette arme avec une
superiorite remarquable, il y eut peu de rats tues, mais beaucoup de
coups de pistolet tires et beaucoup de bruit fait.

Ce bruit parut vivement inquieter la femelle de l'hippopotame.

Vers une heure du matin, le gardien de veille vit sortir de l'eau le
petit hippopotame se trainant a peine, et paraissant visiblement
souffrir. Au bout de quelques pas, il se coucha, avec un gemissement,
au bord de son bassin; le gardien courut a lui, et reconnut six
blessures, dont une mortelle traversant le poumon.

Il courut a M. Prevost, le reveilla, et lui annonca que, s'il voulait
voir le petit hippopotame vivant, il lui fallait se hater.

M. Prevost se hata et recut le dernier soupir du petit hippopotame,
sans que la mere, a ce triste spectacle, manifestat autre chose que
son mecontentement de l'introduction d'un etranger dans son domicile.

Vers deux heures du matin, le petit hippopotame rendit le dernier
soupir.

Maintenant, nous qui n'avons jamais eu aucune pretention a la science,
mais qui sommes un homme pratique, ayant vecu parmi les animaux
domestiques et sauvages, presentons une bien humble observation a MM.
les savants.

C'est que les animaux domestiques seuls tolerent la presence et
l'attouchement de l'homme a l'endroit de leurs petits; encore a-t-on
remarque que les chiens et les chats, dont on avait tue, comme cela
arrive souvent trois ou quatre petits pour ne leur en laisser qu'un ou
deux, ou se cachaient pour mettre bas lors d'une nouvelle parturition,
ou, voyant que l'on avait touche a leurs petits, les emportaient et
les cachaient du mieux qu'il leur etait possible pour les enlever a la
main destructrice de l'homme.

Mais il en est bien pis des animaux sauvages. Beaucoup de quadrupedes,
voyant l'endroit ou ils ont depose et ou ils allaitent leurs petits
decouvert, les abandonnent et les laissent mourir de faim.

Quant aux oiseaux des forets et meme des jardins, il suffit de toucher
a leurs oeufs pour qu'ils renoncent, a l'incubation et que ces oeufs
soient perdus; il est vrai qu'ils tiennent davantage a leurs petits.

Cependant, citons un fait qui se passe frequemment a l'endroit de
ceux-ci.

Souvent, des enfants, ayant decouvert, a quelques pas de la maison
qu'ils habitent, dans le jardin qu'ils frequentent, un nid soit de
chardonneret, soit de pinson, soit de fauvette, et voulant se
dispenser de la peine d'elever les petits ou croyant les faire elever
plus surement par la mere, mettent les oisillons dans une cage, a
travers les barreaux de laquelle les parents viennent les nourrir
pendant un certain temps; mais, lorsque le moment est venu ou les
petits devraient les suivre et en sont empeches par leur captivite,
les parents les abandonnent et les laissent mourir de faim.

Aussi n'oterez-vous pas de l'idee des petits paysans que, lorsqu'un
amateur d'ornithologie emploie ce moyen economique de se procurer des
oisillons, le pere et la mere, plutot que de laisser leurs petits en
captivite, _les empoisonnent_.

L'infanticide existerait donc, dans ce cas, chez ces innocents
chanteurs que l'on appelle le chardonneret, le pinson, la fauvette,
comme chez ce feroce amphibie qu'on appelle l'hippopotame?

Non. Mais le fait irrecusable est celui-ci: tout animal sauvage a
horreur de la captivite et de l'homme, qui la lui impose. Tant qu'il
est petit, tant qu'il a besoin des soins de l'homme, il semble oublier
qu'il etait fait pour la liberte. Mais, en grandissant, il redevient
sauvage, et l'oiseau qui, lorsqu'il ne mangeait pas seul, venait
chercher sa nourriture dans votre main, apres un an de cage,
c'est-a-dire lorsqu'il devrait etre habitue a la captivite, se debat,
s'effarouche et essaye de fuir lorsque cette meme main, dont, petit,
il se faisait un perchoir, va le chercher et essaye de le prendre dans
sa cage.

Eh bien, il est arrive pour l'hippopotame, animal essentiellement
sauvage et farouche, ce qui arrive aux oiseaux dont on touche la
couvee, ce qui arrive meme aux animaux domestiques dont on a decime
les petits: acceptant la captivite et l'attouchement de l'homme pour
elle-meme, l'hippopotame ne les a pas acceptes pour sa progeniture;
elle a tue son petit, non point parce qu'elle etait mauvaise mere,
mais parce qu'elle etait trop bonne mere.

Maintenant, quoique peu de temps se soit ecoule depuis ce crime,
l'hippopotame femelle se trouve deja, comme disent nos voisins
d'outre-Manche, dans un etat interessant. Que MM. les savants
attendent patiemment le quatorzieme mois de gestation, qu'ils separent
l'hippopotame male de l'hippopotame femelle, qu'ils laissent cette
derniere seule avec son petit, sans la regarder, sans la toucher, en
lui jetant ses carottes et ses navets par une ouverture quelconque;
qu'ils prennent un autre moment que celui de la naissance de leur
jeune pachyderme pour faire a coups de pistolet la chasse aux rats, et
ils verront que, dans la solitude, loin du regard, de l'attouchement
et de la curiosite de l'homme, la mauvaise mere redeviendra bonne
mere, et qu'ils auront, comme on dit en termes de science, la
satisfaction d'obtenir un produit.

Terminons ce recit par une anecdote sur MM. les savants, qui
rappellera, d'une singuliere facon, la spirituelle fable de _la Poule
anx oeufs d'or_.

Un de mes amis, le celebre voyageur Arnaud, avait, au peril de sa vie,
ramene de l'ancienne Saba un ane hermaphrodite, tranchant, comme
Alexandre, ce noeud gordien de la science, qui avait declare que
l'hermaphrodisme etait un des reves de l'antiquite.

L'ane hermaphrodite repondait victorieusement a tous les doutes: il
pouvait feconder, il pouvait etre feconde.

Les savants n'y ont pas tenu; au lieu de conserver precieusement un
pareil sujet, bien autrement rare que l'hippopotame, puisqu'il etait,
sinon unique, du moins le seul connu, ils l'ont tue, ouvert et
disseque.

Avouez que la femelle de l'hippopotame, qui connait peut-etre
l'anecdote de l'ane hermaphrodite, a bien raison de ne pas permettre
aux savants de toucher a son petit.



POETES, PEINTRES ET MUSICIENS


Avez-vous remarque ceci:

Tous les peintres aiment la musique, tandis que tous les poetes, ou la
detestent, ou la comprennent mal, ou disent comme Charles X: " Je ne
la crains pas! "

Essayons d'expliquer ce fait.

La peinture et la musique sont deux arts essentiellement sensuels.

Les musiciens et les peintres idealistes sont des exceptions assez peu
appreciees des autres peintres et des autres musiciens.

Voyez Scheffer, voyez Schubert.

Les musiciens existent dans un pays en raison inverse des poetes.

Ainsi, la Belgique, qui n'a pas un poete, pas un romancier, pas un
historien, a des compositeurs respectables et des executants
superieurs: madame Pleyel. Vieuxtemps, Beriot, Batta, que sais-je,
moi! dix autres encore. Elle a d'excellents peintres: Gallait,
Wilhems, les deux Stevens, Leys.

La France, qui a des poetes a foison: Hugo, Lamartine, de Vigny,
Barbier, Brizeux, Emile Deschamps, madame Desbordes-Valmore, n'a, en
compositeurs, qu'Auber et Halevy.

Je ne nomme pas plus Herold et Adam que je ne nomme Chateaubriand et
de Musset: tous deux sont morts.

Maintenant, pourquoi les, peintres aiment-ils la musique?

C'est que, comme nous l'avons dit, la musique et la peinture sont deux
arts sensuels.

La musique entre par les oreilles et chatouille les sens.

La peinture entre par les yeux et rejouit le coeur.

C'est la peinture et la musique qui sont soeurs, et non pas, comme le
dit Horace, la peinture et la poesie.

Nous dirons pourquoi la peinture et la poesie ne
sont pas soeurs.

C'est que la peinture est egoiste.

La poesie decrit un tableau: elle n'aura jamais l'idee d'y rien
changer, d'en alterer les lignes, d'en transformer les personnages.

La peinture traduit la poesie: elle ne s'inquiete ni des traits
arretes, ni des costumes traditionnels, ni des contours traces par la
plume.

Plus le peintre sera grand et individuel, plus la traduction
s'eloignera de l'original.

Tant que les peintres ont ete idealistes comme Giotto, Orcagna,
Benezzo Gozzoli, Beato Angelico, Mazaccio, Perugin, Leonard de Vinci
et Raphael dans sa premiere maniere, la poesie biblique et evangelique
a ete aussi bien rendue que possible.

Mais, quand Raphael eut fait _les Sibylles_; Michel-Ange, _le Jugement
dernier_; quand la peinture paienne, sous le pinceau de Carrache, se
fut substituee a la peinture chretienne; quand la Vierge fut une Niobe
pleurant ses fils et non plus Marie s'evanouissant au pied de la
croix; Jesus, un Minos qui juge les vivants et les morts au lieu d'un
apotre qui pleure et pardonna; le Pere Eternel un Jupiter Olympien
clouant implacablement Promethee sur son rocher au lieu d'un maitre
compatissant se contentant de chasser Adam et Eve du paradis
terrestre, la poesie et la peinture rompirent l'une avec l'autre.

A l'heure qu'il est, il est impossible qu'un poete et un peintre
jugent de la meme facon.

Le peintre peut voir juste a l'endroit du poete, et le poete le
reconnaitre; mais le peintre n'admettra jamais que le poete voie juste
a l'endroit du peintre.

Ainsi, prenons, par exemple, _la Peche miraculeuse_ de Rubens.

Le poete dira:

--C'est admirablement peint; c'est un, chef-d'oeuvre d'execution. Le
cote materiel de la couleur et de la brosse est irreprochable du
moment que ce sont des pecheurs d'Ostende ou de Blankenberghe qui
tirent leurs filets; mais, si c'est le Christ avec ses apotres, non!

--Pourquoi non?

--Dame, parce que j'ai dans l'esprit la poesie traditionnelle, du
Christ, de l'homme au corps mince, aux longs cheveux blonds, a la
barbe rousse, aux yeux bleus et doux, a la bouche consolatrice, aux
gestes bienveillants; parce que mon Christ, a moi, c'est celui qui
preche sur la montagne; qui plaint Satan de ne pouvoir aimer; qui
ressuscite la fille de Jair; qui pardonne a la femme adultere, et qui,
de ses deux bras cloues sur la croix, benit le monde, et que je ne
vois rien de tout cela dans le Christ de _la Peche miraculeuse_, pas
plus que je ne vois un Arabe des bords du lac de Genezareth, dans ce
gros et puissant gaillard a vareuse rouge qui tire la barque a lui.

Le peintre vous repondra:

--Vous n'avez pas le sens commun, mon cher ami; Rubens a vu le Christ
comme l'homme au manteau rouge, et l'Arabe comme l'homme a la vareuse.

Que voulez-vous repondre a cela? Rien. Il faut admirer le cote
materiel de la peinture, convenir que Rubens et Rembrandt sont les
deux plus habiles peintres, qui aient jamais existe, mais se dire a
soi-meme; tout bas:

--Si j'avais a prier devant un Christ ou devant une Vierge Marie, ce
ne serait point devant un Christ de Rubens ou une Vierge Marie de
Rembrandt que je prierais.

Voila pourquoi le peintre peut apprecier le poete au point de vue, de
la poesie; voila pourquoi le poete n'appreciera jamais le peintre au
point de vue de la peinture.

Maintenant, pourquoi les poetes sont-ils si froids a l'endroit de la
musique, qu'ils se contentent de ne pas la craindre, quand ils ne la
haissent pas?

Ce sera encore plus simple que ce que je viens de vous expliquer.

La poesie n'aime pas la musique, parce qu'elle est elle-meme une
musique. Quand la poesie a affaire a la musique, elle n'a donc point
affaire a une soeur, mais a une rivale.

En effet, que la musique fasse les honneurs d'une partition a la
poesie, sous pretexte de donner l'hospitalite a la poesie, elle la
conduira dans le chateau de Procuste; elle la couchera sur son lit,
c'est-a-dire sur un veritable echafaud.

Les vers qui seront trop courts, elle les tirera, au risque de les
disloquer, jusqu'a ce qu'ils aient la longueur voulue.

Les vers qui seront trop longs, elle les rognera, au risque de les
estropier, jusqu'a ce qu'ils soient raccourcis a sa convenance. Elle
aura besoin d'une syllabe en plus, elle l'ajoutera.

Le poete a ecrit:

     L'or est une chimere,
     Sachons nous en servir.

Le musicien mettra:

     Oh! l'or est une chimere.
     Eh! sachons nous en servir.

Elle aura besoin d'une, de deux, de trois, de quatre syllabes en
moins, le musicien les retranchera. Et il aura raison.

Quand les poetes voudront etre lus comme poetes, ils feront les _Odes
et Ballades_, les _Meditations poetiques_, les _Contes d'Espagne et
d'Italie_. Quand ils voudront etre ecoutes comme librettistes, ou
plutot ne pas etre ecoutes, ils feront _Guillaume Tell_, _le
Prophete_, _la Marchande d'oranges_.

On a dit qu'on ne pouvait faire de bonne musique que sur de mauvais
vers.

C'est exagere peut-etre. Certains musiciens font d'excellente musique
sur de beaux vers. Preuves: _le Lac_, de Lamartine, musique de
Niedermayer; _le Navire_, de Soulie, musique de Monpou.

Mais, en general, la puissance humaine ne va pas jusqu'a ecouter et
comprendre a la fois de belle musique et de beaux vers.

Il faut absolument abandonner l'un pour l'autre.

Les melomanes suivront les notes, les poetes suivront les paroles;
mais les paroles devoreront les notes ou les notes mangeront les
paroles.

Supposez que l'on sorte d'un opera de Scribe, on fredonnera la
musique. Supposez que l'on sorte d'un opera de Lamartine, on redira
les vers.

Ce qui signifie que, sans etre un grand poete, et justement parce
qu'il n'est pas un grand poete, Scribe sera, pour Meyerbeer, Auber et
Halevy, un librettiste preferable a Hugo ou a Lamartine.

Et la preuve, c'est qu'ils n'ont pas fait un seul opera avec Hugo ou
Lamartine, et qu'ils ont fait a peu pres tous leurs operas avec
Scribe.



DESIR ET POSSESSION


La mode des charades est passee. Oh! le beau temps pour les poetes
sphinx que celui ou _le Mercure_ apportait, tous les mois, tous les
quinze jours, et enfin toutes les semaines, une charade, une enigme ou
un logogriphe a ses lecteurs!

Eh bien, moi, je vais faire revenir cette mode.

Dites-moi, donc, cher lecteur ou belle lectrice,--c'est pour l'esprit
perspicace des lectrices surtout que sont faites les charades,
--dites-moi de quelle langue est tire l'apologue suivant.

Est-ce du sanscrit, de l'egyptien, du chinois, du phenicien, du grec,
de l'etrusque, du roumain, du gaulois, du goth, de l'arabe, de
l'italien, de l'anglais, de l'allemand, de l'espagnol, du francais ou
du basque?

Remonte-t-il a l'antiquite, et est-il signe Anacreon?--Est-il
gothique, et est-il signe Charles d'Orleans?--Est-il moderne, et
est-il signe Goethe, Thomas Moore on Lamartine?--Ou plutot, ne
serait-il pas de Saadi, le poete des perles, des roses et des
rossignols?--Ou bien...?

Mais ce n'est pas mon affaire de deviner; c'est la votre.

Devinez donc, chez lecteur.

Voici l'apologue en question:


Un papillon avait reuni sur ses ailes d'opale la plus suave harmonie
de couleurs: le blanc, le rose et le bleu.

Comme un rayon de soleil, il voltigeait de fleur en fleur, et, pareil
lui-meme a une fleur volante, il s'elevait, s'abaissait, se jouait
au-dessus de la verte prairie.

Un enfant qui essayait ses premiers pas sur le gazon diapre, le vit,
et se sentit pris tout a coup du desir d'attraper l'insecte aux vives
couleurs.

Mais le papillon etait habitue a ces sortes de desirs-la. Il avait vu
des generations entieres s'epuiser a le poursuivre. Il voltigea devant
l'enfant, se posant a deux pas de lui; et, quand l'enfant,
ralentissant sa course, retenant son haleine, etendait la main pour le
prendre, le papillon s'enlevait et recommencait son vol inegal et
eblouissant.

L'enfant ne se lassait pas; l'enfant suivait toujours.

Apres chaque tentative avortee, au lieu de s'eteindre, le desir de la
possession augmentait dans son coeur, et, d'un pas de plus en plus
rapide, l'oeil de plus en plus ardent, il courait apres le beau
papillon!


Le pauvre enfant avait couru sans regarder derriere lui; de sorte que,
ayant couru longtemps, il etait deja bien loin de sa mere.

De la vallee fraiche et fleurie, le papillon passa dans une plaine
aride et semee de ronces.

L'enfant le suivit dans cette plaine.

Et, quoique la distance fut deja longue et la course rapide, l'enfant,
ne sentant point sa fatigue, suivait toujours le papillon, qui se
posait de dix pas en dix pas, tantot sur un buisson, tantot sur un
arbuste, tantot sur une simple fleur sauvage et sans nom, et qui
toujours s'envolait au moment ou le jeune homme croyait le tenir.

Car, en le poursuivant, l'enfant etait devenu jeune homme.

Et, avec cet insurmontable desir de la jeunesse, et avec cette
indefinissable besoin de la possession, il poursuivait toujours le
brillant mirage.

Et, de temps en temps, le papillon s'arretait comme pour se moquer du
jeune homme, plongeait voluptueusement sa trompe dans le calice des
fleurs, et battait amoureusement des ailes.

Mais, au moment ou le jeune homme s'approchait, haletant d'esperance,
le papillon se laissait aller a la brise, et la brise l'emportait,
leger comme un parfum.


Et ainsi se passaient, dans cette poursuite insensee, les minutes et
les minutes, les heures et les heures, les jours et les jours, les
annees et les annees, et l'insecte et l'homme etaient arrives au
sommet d'une montagne qui n'etait autre que le point culminant de la
vie.

En poursuivant le papillon, l'adolescent s'etait fait homme.

La, l'homme s'arreta un instant, ne sachant pas s'il ne serait pas
mieux pour lui de revenir en arriere, tant ce versant de montagne qui
lui restait a descendre lui paraissait aride.

Puis, au bas de la montagne, au contraire de l'autre cote, ou, dans de
charmants parterres, dans de riches enclos, dans des parcs verdoyants,
poussaient des fleurs parfumees, des plantes rares, des arbres charges
de fruits; au bas de la montagne, disons-nous, s'etendait un grand
espace carre ferme de murs, dans lequel on entrait par une porte
incessamment ouverte, et ou il ne poussait que des pierres, les unes
couchees, les autres debout.

Mais le papillon vint voltiger, plus brillant que jamais, aux yeux de
l'homme, et prit sa direction vers l'enclos, suivant la pente de la
montagne.

Et, chose etrange! quoiqu'une si longue course eut du fatiguer le
vieillard, car, a ses cheveux blanchissants, on pouvait reconnaitre
pour tel l'insense coureur, sa marche, a mesure qu'il avancait,
devenait plus rapide; ce qui ne pouvait s'expliquer que par la
declivite de la montagne.

Et le papillon se tenait a egale distance; seulement, comme les fleurs
avaient disparu, l'insecte se posait sur des chardons piquants, ou sur
des branches d'arbre dessechees.

Le vieillard, haletant, le poursuivait toujours.


Enfin, le papillon passa par-dessus les murs du triste enclos, et le
vieillard le suivit, entrant par la porte.

Mais a peine eut-il fait quelques pas, que, regardant le papillon, qui
semblait se fondre dans l'atmosphere grisatre, il heurta une pierre et
tomba.

Trois fois il essaya de se relever, et retomba trois fois.

Et, ne pouvant plus courir apres sa chimere, il se contenta de lui
tendre les bras.

Alors, le papillon sembla avoir pitie de lui, et, quoiqu'il eut perdu
ses plus vives couleurs, il vint voltiger au-dessus de sa tete.

Peut-etre n'etaient-ce point les ailes de l'insecte qui avaient perdu
leurs vives couleurs; peut-etre etaient-ce les yeux du vieillard qui
s'affaiblissaient.

Les cercles decrits par le papillon devinrent de plus en plus etroits,
et il finit par se reposer sur le front pale du mourant.

Dans un dernier effort, celui-ci leva le bras, et sa main toucha enfin
le bout des ailes de ce papillon, objet de tant de desirs et de tant
de fatigues; mais, o desillusion! il s'apercut que c'etait, non pas un
papillon, mais un rayon de soleil qu'il avait poursuivi.

Et son bras retomba froid et sans force, et son dernier soupir fit
tressaillir l'atmosphere qui pesait sur ce champ de mort...

Et cependant, poursuis, o poete, poursuis ton desir effrene de
l'ideal; cherche, a travers des douleurs infinies, a atteindre ce
fantome aux mille couleurs qui fuit incessamment devant toi, dut ton
coeur se briser, dut ta vie s'eteindre, dut ton dernier soupir
s'exhaler au moment ou ta main le touchera.



UNE MERE

(CONTE IMITE D'ANDERSEN)


Une mere etait assise pres du berceau de son enfant. Il n'y avait qu'a
la regarder pour lire sur sa physionomie qu'elle etait en proie a la
plus vive douleur.

L'enfant etait pale, ses yeux etaient fermes, il respirait
difficilement, et chacune de ses aspirations etait profonde comme s'il
soupirait.

La mere tremblait de le voir mourir, et regardait le pauvre petit etre
avec une tristesse deja muette comme le desespoir.

On frappa trois coups a la porte.

--Entrez, dit la mere.

Et, comme on avait ouvert et referme la porte, et que cependant elle
n'entendait point le bruit des pas, elle se retourna.

Alors elle vit s'approcher un pauvre vieillard, le corps a moitie
enveloppe, dans une couverture de cheval.

C'etait un triste vetement pour qui n'en avait pas d'autre. L'hiver
etait rigoureux; derriere les vitres blanchies et ramagees par le
givre, il faisait dix degres de froid et le vent coupait le visage.

Le vieillard etait pieds nus; c'etait sans doute pour cela que ses pas
ne faisaient pas de bruit sur le parquet.

Comme le vieillard tremblait de froid, et que, depuis qu'il etait la,
l'enfant paraissait dormir plus profondement, la mere se leva pour
ranimer le feu du poele.

Le vieillard s'assit a sa place et se mit a bercer l'enfant, en
chantant une chanson mortellement triste dans une langue inconnue.

--N'est-ce pas que je le conserverai? dit la mere en s'adressant a son
hote sombre.

Celui-ci fit de la tete un signe qui ne voulait dire ni oui ni non, et
de la bouche un sourire etrange.

La mere baissa les yeux, de grosses larmes coulesent sur ses joues, sa
tete tomba sur sa poitrine. Il y avait trois jours et trois nuits
qu'elle n'avait ni dormi ni mange!

Son front devint si lourd, qu'un instant elle s'assoupit malgre elle;
mais bientot elle se reveilla en sursaut et toute glacee.

Le vieillard n'etait plus la.

--Ou donc est le vieillard? cria-t-elle.

Et elle se leva et courut au berceau.

Le berceau etait vide.

Le vieillard avait emporte l'enfant.

En ce moment, la vieille horloge qui etait pendue dans un coin contre
le mur sembla se detraquer; le poids en plomb descendit jusqu'a ce
qu'il eut touche le sol, et l'horloge s'arreta.

La mere se precipita hors de la maison en criant:

--Mon enfant! qui est-ce qui a vu mon enfant?

Une grande femme vetue d'une longue robe noire, et qui se tenait dans
la rue en face de la maison, les pieds dans la neige, lui dit:

--Imprudente! tu as laisse la Mort entrer chez toi et bercer ton
enfant, au lieu de la chasser. Tu t'es endormie pendant qu'elle etait
la; elle n'attendait qu'une chose: c'etait que tu fermasses les yeux;
alors elle a pris ton enfant. Je l'ai vue s'enfuir rapidement et
l'emportant entre ses bras. Elle allait vite comme le vent, et ce
qu'emporte la Mort, pauvre mere, elle ne le rapporte jamais!

--Oh! dites-moi seulement le chemin qu'elle a pris, s'ecria la mere,
et je saurai bien la retrouver, moi.

--Certes, rien ne m'est plus facile, dit la femme noire; mais, avant
de le faire, je veux que tu me chantes toutes les chansons que tu
chantais a ton enfant en le bercant. Je suis la Nuit, et j'ai vu
couler tes larmes lorsque tu les chantais.

--Je vous les chanterai toutes, depuis la premiere jusqu'a la
derniere, dit la mere, mais un autre jour, mais plus tard; laissez-moi
passer maintenant, afin que je puisse les rejoindre et retrouver mon
enfant.

Mais la Nuit resta muette et inflexible; alors la pauvre mere, en se
tordant les bras, lui chanta toutes les chansons qu'elle avait
chantees a son enfant. Il y avait beaucoup de chansons, mais il y eut
encore plus de larmes. Quand elle eut chante sa derniere chanson et
que sa voix se fut eteinte dans son plus douloureux sanglot, la Nuit
lui dit:

--Va droit a ce sombre bois de cypres; j'ai vu la Mort y entrer avec
ton enfant.

La mere y courut; mais, au milieu du bois, le chemin bifurquait. Elle
s'arreta, ne sachant si elle devait prendre a droite ou a gauche.

A l'angle des deux chemins, il y avait un buisson d'epines qui n'avait
plus ni feuilles ni fleurs, car c'etait l'hiver; il etait couvert de
givre, et des glacons pendaient a chacune de ses branches.

--N'as-tu pas vu la Mort passer avec mou enfant? demanda la mere au
buisson.

--Oui, repondit l'arbuste; mais je ne te dirai point le chemin qu'elle
a pris que tu ne m'aies rechauffe a ton sein; car, tu le vois, je ne
suis qu'un glacon.

La mere, sans hesiter, se mit a genoux et pressa le buisson contre son
sein, afin qu'il degelat; les epines penetrerent dans sa poitrine, et
le sang coulait a grosses gouttes.

Mais, au fur et a mesure que le sein de la mere etait dechire et que
son sang coulait, il poussait au buisson, qui etait une aubepine, de
belles feuilles vertes et de belles feuilles roses, tant est chaud le
coeur d'une mere!

Et le buisson, alors, lui indiqua le chemin qu'elle devait suivre.

Elle le prit en courant, et parvint ainsi au rivage d'un grand lac,
sur lequel on ne voyait ni vaisseau ni barque; le lac etait trop gele
pour qu'on essayat de le passer a la nage, pas assez pour qu'on put le
passer a pied.

Il fallait cependant, tout impossible que cela paraissait au premier
abord, que cette mere affligee le traversat.

Elle tomba a genoux, esperant que Dieu ferait un miracle en sa faveur.

--N'espere pas l'impossible, lui dit le genie du lac en levant sa tete
blanche au-dessus de l'eau. Voyons plutot, a nous deux, si nous en
viendrons a bout. J'aime a amasser les perles, et tes yeux sont les
plus brillante que j'aie vus; veux-tu pleurer dans mes eaux jusqu'a ce
que tes yeux tombent? Car alors tes larmes deviendront des perles et
tes yeux des diamants. Apres cela, je te transporterai sur mon autre
bord, a la grande serre chaude ou demeure la Mort, et ou elle cultive
les arbres et les fleurs dont chacun represente une vie humaine.

--Oh! ne veux-tu que cela? dit la pauvre desolee. Je te donnerai tout,
tout, pour arriver a mon enfant.

Et elle pleura, elle pleura tant, que ses yeux, n'ayant plus de
larmes, suivirent les larmes, qui etaient devenues des perles, et
tomberent dans le lac, ou ils devinrent des diamants.

Alors le genie du lac sortit ses deux bras de l'eau, la prit, et en un
instant la transporta de l'autre cote de ses eaux.

Puis il la deposa sur la rive, ou etait situe le palais des fleurs
vivantes.

C'etait un immense palais tout en verre, ayant plusieurs lieues de
long, doucement chauffe l'hiver par des poeles invisibles, et l'ete
par le soleil.

La pauvre mere ne pouvait le voir, puisqu'elle n'avait plus d'yeux.

Elle chercha en tatonnant, jusqu'a ce qu'elle en trouvat l'entree;
mais sur le seuil se tenait la concierge du palais.

--Que venez-vous chercher ici? demanda la concierge.

--Oh! une femme! s'ecria la mere; elle aura
pitie de moi.

Puis, a la femme:

--Je viens chercher la Mort, qui m'a pris mon enfant, dit-elle.

--Comment es-tu venue jusqu'ici et qui t'y a aidee? demanda la
vieille.

--C'est le bon Dieu, dit la mere. Il a eu pitie de moi. Toi aussi, tu
auras pitie de moi et tu me diras ou je puis retrouver mon enfant.

--Je ne le connais pas, repondit la vieille, et, toi, tu ne peux plus
le voir. Beaucoup de fleurs et d'arbres sont morts cette nuit. La Mort
va bientot venir pour les replanter; car tu n'ignores pas que chaque
creature humaine a son arbre ou sa fleur de vie, suivant que chacun
est organise. Ils ont la meme apparence que les autres vegetaux, mais
ils ont un coeur, et ce coeur bat toujours; car, lorsque les hommes ne
vivent plus sur la terre, ils vivent au ciel. Et, comme les coeurs des
enfants battent comme les coeurs des grandes personnes, peut-etre au
toucher reconnaitras-tu le battement du tien.

--Oh! oui, oui, dit la mere, je le reconnaitrai, j'en suis sure.

--Quel age avait ton enfant?

--Un an; il souriait depuis six mois, et avait dit pour la premiere
fois _maman_, hier au soir.

--Je vais te conduire dans la salle des enfants d'un an; mais que me
donneras-tu?

--Qu'ai-je encore a donner? demanda la mere. Rien, vous le voyez;
mais, s'il faut aller pour vous pieds nus au bout du monde, j'irai!

--Je n'ai rien a faire au bout du monde, repondit sechement la
vieille; mais, si tu veux me donner tes longs et beaux cheveux noirs
en echange de mes cheveux gris, je ferai ce que tu desires.

--Ne vous faut-il que cela? dit la pauvre femme. Oh! prenez-les,
prenez-les!

Et elle lui donna ses longs et beaux cheveux noirs, et recut en
echange les cheveux gris de la vieille.

Elles entrerent alors dans la grande serre chaude de la Mort, ou
fleurs, plantes, arbres, arbustes, sont ranges et etiquetes selon leur
age.

Il y avait des jacinthes sons des cloches de verre, des plantes
aquatiques nageant a la surface des bassins, quelques-unes fraiches et
bien portantes, d'autres malades et a demi fanees; des serpents d'eau
se couchaient enroules sur celles-ci, et des ecrevisses noires
grimpaient apres leurs tiges. Il y avait la de magnifiques palmiers,
des chenes gigantesques, des platanes et des sycomores immenses; il y
avait des bruyeres, des serpolets, du thym en fleurs. Chaque arbre,
chaque plante, chaque fleur, chaque brin d'herbe avait son nom et
representait une vie humaine, les unes en Europe, les autres en
Afrique, celles-ci en Chine, celles-la au Groenland. Il y avait de
grands arbres dans de petites caisses qui paraissaient sur le point
d'eclater, etant devenues trop etroites. Il y avait aussi maintes
petites plantes dans de trop grands vases, dix fois trop grands pour
elles. Les caisses trop etroites representaient les pauvres, les vases
trop grands representaient les riches. Enfin, la pauvre mere arriva
dans la salle des enfants.

--C'est ici, lui dit la vieille.

Alors la mere se mit a ecouter battre les coeurs et a tater les coeurs
qui battaient.

Elle avait mis si souvent la main sur la poitrine du pauvre petit etre
que la Mort lui avait pris, qu'elle eut reconnu ce battement du coeur
de son enfant au milieu d'un million d'autres coeurs.

--Le voila! le voila! s'ecria-t-elle enfin en etendant les deux mains
sur un petit cactus qui se penchait tout maladif sur un cote.

--Ne touche pas a la fleur de ton enfant, lui dit la vieille, mais
place-toi ici tout pres. J'attends la Mort a chaque instant, et, quand
elle viendra, ne lui laisse pas arracher la plante; mais menace-la, si
elle persiste, d'en faire autant a deux autres fleurs: elle aura peur;
car, pour qu'une plante, une fleur ou un arbre soient arraches, il
faut l'ordre de Dieu, et ella doit compte a Dieu de toutes les plantes
humaines.

--Ah! mon Dieu, dit la mere, pourquoi ai-je si froid?

--C'est la Mort qui rentre, dit la vieille; reste la et souviens-toi
de ce que je t'ai dit.

Et la vieille s'enfuit.

A mesure que la Mort approchait, la mere sentait le froid redoubler.

Elle ne pouvait la voir, mais elle devina qu'elle etait devant elle.

--Comment as-tu pu trouver ton chemin jusqu'ici? demanda la Mort;
comment surtout as-tu pu etre ici avant moi?

--Je suis mere! repondit-elle.

Et la Mort etendit son bras decharne vers le petit cactus; mais la
mere le couvrit de ses mains avec tant de force et tant de precaution,
qu'elle n'endommagea point une seule de ses feuilles.

Alors la Mort souffla sur les mains de la mere, et elle sentit que ce
souffle etait froid comme s'il sortait d'une bouche de marbre.

Ses muscles se detendirent et ses mains se detacherent de la plante,
sans force et sans chaleur.

--Insensee! tu ne saurais lutter contre moi, dit la Mort.

--Non; mais le bon Dieu le peut, repondit la mere.

--Je ne fais que ce qu'il me commande, repliqua la Mort. Je suis son
jardinier, je prends les arbres et les fleurs qu'il a plantes sur la
terre et les replante dans le grand jardin du paradis.

--Rends-moi donc mon enfant, dit la mere en pleurant et en suppliant;
ou arrache mon arbre en meme temps que le sien.

--Impossible, dit la Mort: tu as encore plus de trente annees a vivre.

--Plus de trente annees! s'ecria la mere desesperee; et que veux-tu, o
Mort, que je fasse de ces trente ans? Donne-les a quelque mere plus
heureuse, comme j'ai donne mon sang au buisson, mes yeux au lac, mes
cheveux a la vieille.

--Non, dit la Mort, c'est l'ordre de Dieu et je n'y puis rien changer.

--Eh bien, dit la mere, a nous deux alors.--Mort, si tu touches a la
plante de mon enfant, j'arrache toutes ces fleurs.

Et elle saisit a pleines mains deux jeunes fuchsias.

--Ne touche pas a ces fleurs, s'ecria la Mort. Tu dis que tu es
malheureuse, et tu veux rendre une autre mere plus malheureuse encore
que toi; car ces deux fuchsias sont deux jumeaux.

--Oh! fit la pauvre femme.

Et elle lacha les deux fleurs.

Il se fit un silence, pendant lequel on eut dit que la Mort eprouvait
un mouvement de pitie.

--Tiens, dit la Mort en presentant a la mere deux beaux diamants,
voici tes yeux: je les ai peches en passant dans le lac; reprends-les;
ils sont plus beaux et plus brillants qu'ils n'ont jamais ete. Je te
les rends: regarde avec eux dans cette source profonde qui coule a
cote de toi. Je te dirai les noms de ces deux fleurs que tu voulais
arracher, et tu y verras tout l'avenir, toute la vie humaine de ces
deux enfants. Tu apprendras alors ce que tu voulais detruire; tu
verras ce que tu voulais refouler dans le neant.

Et, reprenant ses yeux, la mere regarda dans la source. C'etait un
magnifique spectacle que de voir a quel avenir de bonheur et de
bienfaisance etaient reserves ces deux etres qu'elle avait failli
aneantir.

Leur vie s'ecoulait dans une atmosphere de joie, au milieu d'un
concert de benedictions.

--Ah! murmura la mere en mettant la main sur ses yeux, j'ai failli
etre bien coupable.

--Regarde, dit la Mort.

Les deux fuchsias avaient disparu, et, a leur place, on voyait un
petit cactus qui prenait la forme d'un enfant; puis l'enfant
grandissait et devenait un jeune homme plein de brulantes passions;
tout etait chez lui larmes, violences et douleur.--Il finissait par le
suicide.

--Ah! mon Dieu, qu'etait-ce que celui-la? demanda
la mere.

--C'etait ton enfant, repondit la Mort.

La pauvre femme poussa un gemissement et s'affaissa sur la terre.

Puis, apres un instant, levant les bras au ciel:

--O mon Dieu, dit-elle, puisque vous l'avez pris, gardez-le. Ce que
vous faites est bien fait.

La Mort, alors, etendit le bras vers le petit cactus.

Mais la mere lui arreta le bras d'une main, et, de l'autre, lui
rendant ses deux yeux:

--Attends, dit-elle, que je ne le voie pas mourir.

Et la pauvre mere vecut trente ans encore, aveugle mais resignee.

Dieu avait mis l'enfant au rang des anges;--il mit la mere au rang des
martyrs.



LE CURE DE BOULOGNE


Voici une petite histoire gui est populaire dans la
marine francaise, et que je meurs d'envie de populariser
parmi les _terriens_.

Vous me direz si elle valait la peine d'etre racontee.


Le 14 novembre de l'annee 1766, une caleche decouverte, attelee de
chevaux de poste, emportant trois officiers de marine, dont l'un etait
assis sur la banquette du fond, et les deux autres sur la banquette de
devant, ce qui indiquait une difference notable dans les grades,
traversait le bois de Boulogne, venant de la barriere de l'Etoile, et
suivant l'avenue de Saint-Cloud.

A la hauteur du chateau de la Muette, elle croisa un pretre qui se
promenait a petits pas, lisant son breviaire, dans une contre-allee.

--He! postillon, cria l'officier assis au fond de la caleche, arretez
donc un peu, s'il vous plait.

Le postillon s'arreta.

Cette invitation donnee a haute voix, et le bruit que fit le postillon
en arretant ses chevaux, amenerent naturellement le pretre a lever la
tete, et a fixer les yeux sur la caleche et les trois voyageurs.

--Pardieu! je ne me trompais pas, dit l'officier assis au fond de la
voiture, c'est toi, mon cher Remy?

Le pretre regardait avec etonnement; cependant, peu a peu son visage
s'eclairait du jour qui se faisait en lui-meme, et sa bouche passait
de l'etonnenient au sourire.

--Ah! dit-il enfin, c'est vous?

--Comment, _vous_?

--Non... c'est toi, Antoine!

--Oui, c'est moi, Antoine de Bougainville.

--Mon Dieu! qu'es-tu donc devenu depuis vingt-cinq
ans que nous nous sommes quittes?

--Ce que je suis devenu, cher ami? dit Bougainville; viens t'asseoir
un instant pres de moi, et je te le dirai.

--Mais...

Le pretre regarda autour de lui avec inquietude, comme s'il avait peur
de s'ecarter de son domicile.

Bougainville comprit sa crainte.

--Sois tranquille; nous irons au pas, repondit-il.

Un valet descendit du siege de derriere, et abaissa le marchepied.

--C'est qu'il est onze heures un quart, dit le pretre, et Marianne
m'attend pour diner.

--Ou demeures-tu, d'abord?... Mais assieds-toi donc!

Et Bougainville tira legerement par sa soutane le pretre, qui s'assit.

--Ou je demeure? dit celui-ci.

--Oui.

--A Boulogne... Je suis cure de Boulogne, mon ami.

--Ah! ah! je t'en fais mon compliment; tu avais toujours eu la
vocation.

--Aussi, tu vois, suis-je entre dans les ordres.

--Et tu es content?

--Enchante, mon ami! La cure de Boulogne n'est pas une cure de premier
ordre: elle ne rapporte que huit cents livres; mais mes gouts sont
modestes, et il me reste encore quatre cents livres par an a donner
aux pauvres.

--Cher Remy!... Vous pouvez aller au petit trot, afin que nous
perdions le moins de temps possible.

Le postillon fit prendre a ses chevaux l'allure demandee, laquelle, si
moderee qu'elle fut, n'en amena pas moins un nuage d'inquietude sur la
physionomie du cure.

--Mais sois donc tranquille, dit Bougainville, puisque nous allons du
cote de Boulogne.

--Mon ami, dit en riant l'abbe Remy, il y a vingt ans que je suis cure
a Boulogne; il y a quinze ans que Marianne est avec moi, et jamais, a
moins d'etre retenu pres d'un mourant, je ne suis rentre a midi cinq
minutes; aussi, a midi juste, la soupe est sur la table, et... tu
comprends?...

--Oui; ne crains rien, je ne voudrais pas inquieter Marianne... A midi
juste, tu seras chez toi.

--Voila qui me rassure... Mais parlons un peu de toi-meme: n'est-ce
pas l'uniforme de la marine que tu portes la?

--Oui, je suis capitaine de vaisseau.

--Comment cela se fait-il? Je te croyais avocat.

--Vraiment?

--Dame, en sortant du college, ne t'etais-tu pas mis a l'etude des
lois?

--Que veux-tu, mon cher Remy! toi, l'elu du Seigneur, tu dois mieux
que personne connaitre le proverbe: "L'homme propose et Dieu dispose!"
C'est vrai, j'ai ete recu, en 1752, avocat au parlement de Paris.

--Ah! je savais bien, moi! dit le bon pretre on tirant de son
breviaire son doigt, qui indiquait la place ou il en etait reste de sa
lecture. Ainsi, tu as ete recu avocat?

--Oui; mais, en meme temps que j'etais recu avocat, continua
Bougainville, je me faisais inscrire aux mousquetaires.

--Oh! en effet, tu avais toujours eu du gout pour les armes, et
surtout des dispositions pour les mathematiques.

--Tu te rappelles cela?

--Tiens, par exemple! N'etais-je pas ton meilleur ami au college?

--Ah! c'est bien vrai!

--Est-ce toi ou ton frere Louis qui est de l'Academie?

Bougainville sourit.

--C'est mon frere, dit-il, ou plutot c'etait mon frere; car il faut
que tu saches que j'ai eu le malheur de le perdre, il y a trois ans.

--Ah! pauvre Louis... Mais, que veux-tu! nous sommes tous mortels, et
il fait bon ne regarder cette vie que comme un voyage qui nous mene au
port... Pardon, mon ami, il me semble que nous passons Boulogne.

Bougainville regarda a sa montre.

--Bah! dit-il, qu'importe! il n'est que onze heures et demie, et, par
consequent, tu as encore vingt bonnes minutes devant toi. Plus vite,
postillon!

--Comment, plus vite?

--Puisque tu es presse, mon ami!

--Bougainville!...

--Quoi! le desir de savoir ce que je suis devenu ne l'emporte pas en
toi sur la crainte d'inquieter Marianne par un retard de cinq
minutes?... Oh! le triste ami que j'ai la!

--Tu as raison... ma foi, cinq minutes de plus ou de moins...
Raconte-moi cela, mon cher Antoine. D'ailleurs, quand je dirai a
Marianne que c'est pour toi et par toi que je suis en retard, elle ne
grondera plus.

--Marianne me connait donc?

--Si elle te connait? Je le crois bien! Vingt fois je lui ai parle de
toi... Mais, voyons, depeche-toi, et acheve de me dire comment il se
fait que, ayant ete recu avocat, et t'etant fait inscrire dans les
mousquetaires, je te retrouve officier de marine.

-C'est bien simple, et, en deux mots, je vais t'expliquer tout cela.
En 1753, j'entrai comme aide-major dans le bataillon provincial de
Picardie; l'annee suivante, je fus nomme aide de camp de Chevert, que
je quittai pour devenir secretaire d'ambassade a Londres et me faire
recevoir membre de la Societe royale; en 1756, je partis comme
capitaine de dragons avec le marquis de Montcalm, charge de defendre
le Canada...

--Bon! bon! bon! interrompit l'abbe Remy, je te vois venir!...
Continue, mon ami, continue, je t'ecoute.

Completement captive par le recit de Bougainville, l'abbe n'avait pas
remarque que les chevaux etaient passes tout doucement du petit trot
au grand trot.

Bougainville continua:

--Une fois au Canada, j'etais presque maitre de mon avenir; je n'avais
qu'a bien faire pour arriver a tout. Je fus charge par le marquis de
Montcalm de plusieurs expeditions, que je menai a bonne fin; ainsi,
par exemple, apres une marche de soixante lieues a travers des bois
que l'on jugeait impenetrables, et tantot sur un terrain couvert de
neige, tantot sur les glaces de la riviere de Richelieu, je m'avancai
jusqu'au fond du lac du Saint-Sacrement, ou je brulai une flottille
anglaise sous le fort meme qui la protegeait.

--Comment, dit l'abbe, c'est toi qui as fait cela? Oh! j'ai lu la
relation de cet evenement; mais je ne savais pas que tu en fusses le
heros...

--N'as-tu pas reconnu mon nom?

--J'ai reconnu le nom, mais je n'ai pas reconnu l'homme... Comment
veux-tu que je reconnaisse, dans un basochien que je quitte etudiant
les lois, et aspirant a etre avocat au parlement, un gaillard qui
brule des flottes au fond du Canada?... Tu comprends bien que ce
n'etait pas possible.

En ce moment, la voiture s'arreta devant une maison de poste.

--Oh! dit l'abbe Remy, ou sommes-nous, Antoine?

--Nous sommes a Sevres, mon ami.

--A Sevres!... Et quelle heure est-il? Bougainville regarda a sa
montre.

--Il est midi dix minutes.

--Oh! mon Dieu! s'ecria l'abbe; mais jamais je ne serai a Boulogne
pour midi.

--C'est plus que probable.

--Une lieue a faire!

--Une lieue et demie.

--Si, au moins, je trouvais un coucou...

L'abbe se leva tout droit dans la voiture, porta ses regards autour de
lui aussi loin que la vue pouvait s'etendre, et n'apercut pas le plus
mince vehicule.

--N'importe, j'irai a pied.

--Mais non, tu n'iras pas a pied, dit Bougainville.

--Comment, je n'irai pas a pied?

--Non, il ne sera pas dit que tu auras attrape une pleuresie pour
avoir fait la conduite a un ami.

--J'irai doucement.

--Oh! je te connais; tu craindras d'etre gronde par mademoiselle
Marianne, tu presseras le pas, tu arriveras en sueur, tu boiras froid,
tu te donneras une fluxion de poitrine... un imbecile de medecin te
purgera au lieu de te saigner, ou te saignera au lieu de te purger,
et, trois jours apres, bonsoir... plus d'abbe Remy!

--Il faut pourtant que je retourne a Boulogne. He! postillon!
postillon! arretez... arretez donc! La voiture, relayee, repartait au
trot.

--Ecoute, dit Bougainville, voici ce qu'il y a de mieux a faire.

--Ce qu'il y a de mieux a faire, mon bon ami, mon cher Antoine, c'est
d'arreter les chevaux, afin que je descende et que je regagne
Boulogne.

--Mais non, dit Bougainville; ce qu'il y a de mieux a faire, c'est de
venir avec moi jusqu'a Versailles.

--Jusqu'a Versailles?...

--Oui, puisque tu as manque le diner de mademoiselle Marianne, tu
dineras avec moi a Versailles. Pendant que j'irai prendre les derniers
ordres de Sa Majeste, un de ces messieurs se chargera de trouver un
coucou qui te ramenera a Boulogne.

--En verite, mon ami, ce serait avec grand plaisir, mais...

--Mais quoi?

L'abbe Remy tata les poches de sa veste, plongea alternativement les
deux mains jusqu'au fond de ses goussets.

--Mais, continua-t-il, Marianne n'a pas mis d'argent dans mes poches.

--Qu'a cela ne tienne, mon cher Remy: a Versailles, je demanderai au
roi cent ecus pour les pauvres de Boulogne; le roi me les accordera,
je te les donnerai; tu leur emprunteras un petit ecu afin de retourner
en coucou a Boulogne, et tout sera dit.

--Comment, tu crois que le roi te donnera cent ecus pour mes pauvres?

--J'en suis sur.

--Parole d'honneur?

--Foi de gentilhomme!

--Mon ami, voila qui me decide.

--Merci! tu ne serais pas venu pour moi, et tu viens pour tes pauvres;
mieux vaut, a ce qu'il parait, etre ton pauvre que ton ami.

--Je ne dis pas cela, mon cher Antoine; mais, tu comprends, un cure
qui se derange, il lui faut une excuse.

--Une excuse?... Oh! si tu decouchais, je ne dis pas...

--Comment, si je decouchais? s'ecria l'abbe Remy effraye; aurais-tu
donc l'intention de me faire decoucher?... Postillon! he! postillon!

--Mais non, n'aie donc pas peur... Au train dont nous allons, nous
serons a Versailles a une heure; nous aurons dine a deux; tu pourras
partir a trois.

--Pourquoi a trois, et pas a deux?

--Mais parce qu'il me faut le temps de voir le roi et de lui demander
les cent ecus.

--Ah! c'est vrai.

--Trois heures pour revenir en coucou de Versailles; tu seras chez
toi a six heures.

--Que dira Marianne?

--Bah! quand Marianne te verra revenir avec cent ecus emanant
directement du roi, Marianne sera heureuse et fiere de ton influence.

--Tu as, ma foi, raison... Tu me raconteras tout ce que le roi t'aura
dit; elle en aura pour huit jours, avec ses voisines, a parler de
cette aventure.

--Ainsi, c'est convenu, nous dinons a Versailles?

--Va pour Versailles! Mais, au moins, dis-moi la fin de ton histoire.

--Ah! c'est vrai!... Nous en etions a mon expedition sur le
Saint-Sacrement. Elle me valut le grade de marechal des logis de l'un
des corps d'armee, et la mission d'aller a Versailles expliquer la
situation precaire du gouverneur du Canada et demander pour lui du
renfort. Je restai deux ans et demi en France sans rien obtenir de ce
que je demandais; il est vrai que j'obtins ce que je ne demandais pas,
c'est-a-dire la croix de Saint-Louis et le grade de colonel a la suite
du regiment de Rouergue. J'arrivai au Canada juste pour recevoir du
marquis de Montcalm le commandement des grenadiers et des volontaires
dans la fameuse retraite de Quebec, que je fus charge de couvrir.
Arrive sous les murs de la ville, Montcalm crut pouvoir risquer une
bataille; les deux generaux furent tues: Montcalm, dans nos rangs;
Wolf, dans ceux des Anglais. Montcalm mort, notre armee battue, il n'y
avait plus moyen de defendre le Canada. Je revins en France, et je
fis, en qualite d'aide de camp de M. de Choiseul-Stainville, la
campagne de 1761, en Allemagne...

--Mais alors, c'est donc a toi, interrompit le cure de Boulogne, que
le roi a fait cadeau de deux canons?

--Qui t'a appris cela?

--Mais je l'ai lu, mon ami, dans la _Gazette de la Cour_.. Aurais-je
pu penser que ce Bougainville-la etait mon ami Antoine?

--Et qu'as-tu dit du cadeau?

--Dame, il m'a paru bien merite... mais, pourtant, j'ai trouve que le
roi aurait pu donner a ce M. Bougainville, que j'etais si loin de me
douter etre toi, quelque chose de plus facile a transporter que deux
canons... car enfin, c'est tres-honorable, deux canons, mais on ne
peut pas conduire cela partout ou l'on va.

--Il y a du vrai dans ce que tu dis la, reprit Bougainville en riant;
mais, comme en meme temps le roi venait de me nommer capitaine de
vaisseau et de me charger de fonder, pour les habitants de Saint-Malo
et aussi pour moi-meme, un etablissement dans les iles Malouines, je
pensai que mes deux canons pourraient avoir la leur utilite.

--Ah! cela, c'est vrai, dit l'abbe Remy; mais, excuse mon ignorance en
geographie, mon cher Antoine, ou prends-tu les iles Malouines?

--Pardon, mon ami, dit Bougainville, j'aurais du les appeler les iles
Falkland, attendu que c'est moi qui leur ai donne ce nom d'iles
Malouines, en l'honneur de la ville de Saint-Malo.

--A la bonne heure! dit l'abbe Remy en souriant, sous ce nom-la, je
les reconnais! Les iles Falkland appartiennent a l'archipel de l'ocean
Atlantique; je les vois d'ici, pres de la pointe meridionale de
l'Amerique du Sud, a l'est du detroit de Magellan.

--Par ma foi, dit Bougainville, Strong, qui les a baptisees, n'aurait
pas mieux determine leur gisement... Tu t'occupes donc de geographie
dans ta cure de Boulogne?

--Oh! mon ami, etant jeune, j'avais toujours ambitionne une mission
dans les Indes... J'etais ne voyageur, moi, et je ne sais pas ce que
j'aurais donne pour faire le tour du monde... autrefois, pas
maintenant.

--Oui, je comprends, dit Bougainville en echangeant un coup d'oeil
avec ses deux compagnons, aujourd'hui, cela te derangerait de tes
habitudes... Alors, tu as voyage?

--Mon ami, je n'ai jamais depasse Versailles.

--Ainsi, tu ne connais pas la mer?

--Non.

--Tu n'as jamais vu un vaisseau?

--J'ai vu le coche d'Auxerre.

--C'est quelque chose; mais cela ne peut te donner qu'une idee
tres-imparfaite d'une fregate de soixante canons.

--Je le crois, comme toi, ajouta naivement l'abbe Remy. Et tu dis
donc que tu partis pour les iles Malouines, ou le gouvernement t'avait
autorise a fonder un etablissement,--que tu fondas, je n'en doute pas?

--En effet... Malheureusement, les Espagnols, apres la paix de Paris,
firent valoir leurs droits sur ces iles; leur reclamation parut juste
a la cour de France, qui les leur rendit, a la condition qu'ils
m'indemniseraient des frais que j'avais faits.

--Et t'ont-ils indemnise, au moins?

--Oui, mon cher ami, ils m'ont donne un million.

--Un million?... Peste! joli denier.

Le bon abbe avait presque jure, comme on voit.

--Et, aujourd'hui, continua-t-il, tu vas?...

--Je vais au Havre.

--Pour quoi faire?... Mais, pardon, mon ami, peut-etre suis-je
indiscret...

--Indiscret? Ah! par exemple!... Je vais au Havre pour visiter une
fregate dont le roi vient de me nommer capitaine.

--Et elle s'appelle, ta fregate?

--_La Boudeuse_.

--Ce doit etre un beau batiment?

--Superbe.

L'abbe Remy poussa un soupir.

Il etait evident que le pauvre pretre pensait au plaisir qu'il eut
eprouve, du temps qu'il etait libre, a voir la mer et a visiter une
fregate.

Ce soupir amena entre Bougainville et les deux officiers un nouvel
echange de regards accompagnes d'un sourire.

Sourire et regards passerent inapercus du digne abbe Remy, qui etait
tombe dans une si profonde reverie, qu'il ne revint a lui que lorsque
la voiture s'arreta devant un grand hotel.

--Ah! il parait que nous sommes arrives, dit-il. J'ai tres-faim!

--Eh bien, nous n'attendrons pas, car le diner doit etre commande
d'avance.

--L'agreable vie que celle de capitaine de vaisseau! dit l'abbe: on
recoit des millions des Espagnols; on court la poste dans une bonne
caleche, et, quand on arrive, on trouve un diner qui vous attend! ...
Pauvre Marianne! elle a dine sans moi, elle!

--Bah! dit Bougainville, une fois n'est pas coutume ... Nous allons
diner sans elle, nous, et j'espere que son absence ne t'otera pas
l'appetit.

--Oh! sois tranquille... C'est que j'ai veritablement tres-faim.

--Eh bien, alors, a table! a table!

--A table! repeta gaillardement l'abbe Remy.


Le diner etait bon; Bougainville etait un gourmet; il ne buvait que du
vin de Champagne; la mode venait d'etre inventee de le glacer.

Tout cure--fut-ce le cure d'une bourgade ou d'un hameau, fut-ce le
desservant d'une chapelle sans paroissiens--est aussi un tant soi peu
gourmet; l'abbe Remy, si modeste qu'il etait, avait ce cote sensuel
dont la nature a dote le palais des hommes d'Eglise. Il voulut d'abord
ne boire que quelques gouttes de vin dans son eau; puis il melangea le
vin et l'eau en parties egales; puis, enfin, il se decida a boire son
vin pur.

Quand Bougainville le vit arrive a ce point, il se leva, annoncant que
l'heure etait venue pour lui de se presenter chez le roi, auquel il
allait adresser la requete relative aux pauvres de Boulogne.

Les deux officiers devaient, pendant ce temps, tenir compagnie a
l'abbe Remy.

Comme il l'avait dit, Bougainville fut absent une heure.

Malgre les instances des officiers, le digne pretre s'etait tenu dans
un etat d'equilibre qui faisait honneur a sa volonte.

--Eh bien, dit-il en apercevant Bougainville, et mes pauvres?

--Ce n'est pas trois cents livres que le roi m'a donnees pour eux, dit
Bougainville en tirant un rouleau de sa poche; c'est cinquante louis!

--Comment, cinquante louis? s'ecria l'abbe Remy tout ebouriffe de la
largesse royale; douze cents livres?...

--Douze cents livres.

--Impossible!

--Les voici.

L'abbe Remy tendit la main,

--Mais le roi me les a remises a une condition.

--Laquelle?

--C'est que tu boiras a sa sante.

--Oh! qu'a cela ne tienne!

Et il presenta son verre, sur le bord duquel Bougainville inclina le
goulot de la bouteille.

--Assez! assez! dit l'abbe.

--Allons donc! reprit Bougainville, un demi-verre? Eh bien, le roi
serait content s'il voyait boire a sa sante dans un verre a moitie
vide!

--Le fait est, dit gaiement l'abbe Remy, que douze cents livres, cela
vaut bien un verre entier... Verse tout plein, Antoine, et a la sante
du roi!

--A la sante du roi! repeta Bougainville.

--Ah! dit l'abbe Remy en posant son verre sur la table, voila ce qui
s'appelle une veritable orgie!... Il est vrai que c'est la premiere
que je fais, et que de longtemps je n'aurai pas l'occasion d'en faire
une seconde.

--Sais-tu une chose? dit Bougainville en posant ses coudes sur la
table.

--Non, repondit l'abbe Remy, dont les yeux brillaient comme des
escarboucles.

--Une chose que tu devrais faire.

--Laquelle?

--Tu m'as dis que tu n'avais jamais vu la mer.

--Jamais.

--Eh bien, tu devrais venir au Havre avec moi.

--Moi?... au Havre avec toi?... Mais tu n'y songes pas, Antoine.

--Au contraire, je ne songe qu'a cela... Un verre de vin de Champagne.

--Merci, je n'ai deja que trop bu!

--Ah! a la sante de tes pauvres... c'est un toast que tu ne saurais
refuser.

--Oui, mais une goutte.

--Une goutte! quand tu as bu le verre plein pour le roi? Ah! cela
n'est pas evangelique, mon cher Remy; Notre-Seigneur a dit: "Les
premiers seront les derniers... " Un verre plein pour les pauvres de
Boulogne, ou pas du tout.

--Va donc pour le verre plein, mais c'est le dernier!

Et l'abbe, bon catholique, vida aussi gaillardement son verre a la
sante des pauvres qu'il l'avait vide a la sante du roi.

--La! dit Bougainville; et, maintenant, c'est dit, nous partons pour
le Havre.

--Antoine, tu es fou!

--Tu verras la mer, mon ami... et quelle mer! pas un lac, comme celte
pauvre Mediterranee: l'Ocean, qui enveloppe le monde!

--Ne me tente pas, malheureux!

--L'Ocean, que tu avoues toi-meme avoir eu envie de voir toute ta vie!

--_Vade retro_, _Satanas_!

--C'est l'affaire de huit jours.

--Mais tu ne sais donc pas que, si je m'absentais huit jours sans
conge, je perdrais ma cure!

--J'ai prevu le cas, et, comme monseigneur l'eveque de Versailles
etait chez le roi, je lui ai fait signer ta permission, en lui disant
que tu venais avec moi.

--Tu lui as dit cela?

--Oui.

--Et il a signe ma permission?

--La voici.

--C'est, parbleu! bien sa signature!... Bon! voila que je jure, moi!

--Mon ami, tu es marin dans l'ame.

--Donne-moi mes cinquante louis; et laisse-moi m'en aller.

--Voici les cinquante louis; mais tu ne t'en iras pas.

--Pourquoi cela?

--Parce que je suis autorise par le roi a t'en remettre cinquante
autres au Havre, et que tu ne seras pas assez mauvais chretien pour
priver tes pauvres,--c'est-a-dire tes enfants, ton troupeau, ceux dont
le Seigneur t'a donne la garde,--de cinquante beaux louis d'or!

--Eh bien, s'ecria l'abbe Remy, va pour le voyage du Havre! mais c'est
uniquement pour eux que j'y consens.

Puis, s'arretant tout a coup:

--Mais non, dit-il avec explosion, c'est impossible!

--Comment, impossible?

--Et Marianne!...

--Tu vas lui ecrire qu'elle ne soit pas inquiete.

--Que lui dirai-je, mon ami?

--Tu lui diras que tu as rencontre l'eveque de Versailles, et qu'il
t'a donne une mission pour le Havre.

--Ce sera mentir, cela!

--Mentir pour un bon motif n'est pas peche, c'est vertu.

--Elle ne me croira pas.

--Tu lui montreras ta permission signee de l'eveque.

--Tiens, c'est vrai... Ah! ces avocats, ces militaires, ces marins,
ils ont reponse a tout.

--Voyons, veux-tu une plume, de l'encre et du papier?

L'abbe Remy reflechit un instant, et sans doute se dit-il qu'un
mensonge ecrit etait un plus gros peche qu'un mensonge de vive voix,
car, tout a coup:

--Non, dit-il, j'aime mieux lui conter cela a mon retour... Mais elle
me croira mort.

--Elle n'en sera que plus joyeuse de te revoir vivant.

--Alors, mon ami, ne me laisse pas le temps de la reflexion,
enleve-moi!

--Rien de plus facile!

Puis, se tournant vers les deux officiers:

--Les chevaux sont atteles, n'est-ce pas?

--Oui, capitaine.

--Eh bien, en voiture, alors!

--En voiture! repeta l'abbe Remy, comme un homme qui se jette tete
baissee dans un peril inconnu.

--En voiture! repeterent gaiement les deux officiers.

On monta en voiture, on courut la poste toute la nuit; le lendemain, a
cinq heures du matin, on etait au Havre.

Bougainville choisit lui-meme la chambre que devait occuper son ami,
lequel, fatigue de la route, et un peu alourdi encore du diner de la
veille, s'endormit, et ne se reveilla qu'a midi.

Juste comme il se reveillait, Bougainville entra dans sa chambre et
ouvrit les fenetres.

L'abbe jeta un cri de surprise et d'admiration: les fenetres donnaient
sur la mer.

A un quart de lieue en rade se balancait gracieusement _la Boudeuse_,
affourchee sur ses ancres.

--Oh! demanda l'abbe Remy, qu'est-ce que ce magnifique batiment?

--Mon ami, dit Bougainville, c'est _la Boudeuse_, ou nous sommes
attendus pour diner.

--Comment, tu veux que je m'embarque?

--Bon! tu serais venu au Havre, et tu t'en retournerais sans avoir
visite un batiment? Mais, cher ami, c'est comme si tu allais a Rome
sans voir le pape.

--C'est vrai, dit l'abbe Remy; mais quand revenons-nous?

--Cela te regarde... apres diner, quand tu voudras... Tu donneras tes
ordres; c'est toi qui seras capitaine a mon bord.

--Eh bien, partons plus tot que plus tard... Nous avons mis quatorze
heures pour venir; mais je mettrai bien cinq ou six jours pour m'en
aller.

--Que t'importe, puisque tu as permission pour une semaine?

--Je sais bien; mais, vois-tu, c'est Marianne...

--Te figures-tu les cris de joie qu'elle poussera en te revoyant?

--Tu crois que ce seront des cris de joie?

--Mordieu! je l'espere bien!

--Moi aussi, je l'espere, dit l'abbe d'un air qui prouvait qu'il y
avait dans son esprit plus de doute que d'esperance.

Puis, en homme qui a jete son bonnet par-dessus les moulins:

--Allons, allons, dit-il, a la fregate!

Bougainville semblait etre servi par des genies, et ces genies
semblaient obeir a l'abbe Remy. De meme que, lorsque celui-ci avait
crie: " Au Havre! " il avait trouve la caleche tout attelee, de meme,
en criant: " A la fregate " il trouva la yole du capitaine toute
paree.

Il descendit dans la barque, s'assit pres de Bougainville, qui prit le
gouvernail. Douze matelots attendaient, les rames levees.

Bougainville fit un signe; les douze rames retomberent, battant l'eau
d'un mouvement si egal, qu'elles ne frapperent qu'un seul coup.

La yole volait sur la mer comme ces araignees des eaux qui glissent
sur leurs longues pattes.

En moins de dix minutes, on etait a bord.

Il va sans dire que cette merveille maritime qu'on appelle une fregate
eveilla au plus haut degre l'enthousiasme du bon abbe Remy; il demanda
a Bougainville le nom de chaque mat, de chaque vergue, de chaque
agres.

De voiles, il n'en etait pas question: toutes etaient carguees.

Au milieu de la nomenclature des differentes pieces qui composent un
batiment, on vint prevenir le capitaine qu'il etait servi.

L'abbe et lui descendirent dans la salle a manger.

La salle a manger pouvait le disputer en commodite et en elegance a
celle du plus riche chateau des environs de Paris.

L'abbe marchait d'etonnement en etonnement.

Par bonheur, quoiqu'on fut au 15 novembre, la mer etait magnifique: il
faisait une de ces belles journees d'automne qui semblent un adieu
envoye a la terre par ce soleil d'ete que l'on ne reverra que dans six
mois.

L'abbe Remy n'avait pas le moindre mal de mer, ce qui lui valut les
felicitations des officiers superieurs admis a la table du capitaine,
et celles du capitaine lui-meme.

Cependant, vers le milieu du diner, il lui sembla que le mouvement de
la fregate augmentait.

Bougainville repondit que c'etait le reflux, et se livra a l'expose
d'une savante theorie sur les marees.

L'abbe Remy ecouta avec la plus grande attention et le plus vif
plaisir la dissertation scientifique de son ami, et, comme il n'etait
pas etranger aux sciences physiques, il fit, de son cote, des
observations qui parurent ravir en admiration les officiers.

Le diner se prolongea plus longtemps que les convives ne le croyaient
eux-memes.

Rien ne trompe sur la duree des heures comme une conversation
interessante arrosee de bon vin.

Puis arriva le cafe, ce doux nectar pour lequel l'abbe Remy avouait sa
predilection.

Celui du capitaine Bougainville offrait un si savant et si heureux
melange de moka et de marlinique, qu'en le sirotant, a petites
gorgees, l'abbe Remy declara n'en avoir jamais pris de pareil.

Puis, apres le cafe, vinrent les liqueurs, ces fameuses liqueurs de
madame Anfoux, qui faisaient les delices des gourmets de la fin du
dernier siecle.

Enfin, les liqueurs savourees, l'abbe Remy proposa de remonter sur le
pont.

Bougainville ne fit aucune opposition a ce desir; seulement, il fut
oblige, dans l'escalier, de donner le bras a son ami, lequel
attribuait naivement son defaut d'equilibre au vin de Champagne, au
cafe moka et aux liqueurs de madame Anfoux.

La fregate marchait babord amures, le cap au nord-nord-ouest, ayant le
vent grand largue, toutes voiles dehors, des bonnettes basses aux
bonnettes de perroquet.

Il n'y avait pas jusqu'aux voiles d'etai qui ne fussent deployees.

On pouvait filer onze noeuds a l'heure.

Le premier sentiment du bon abbe fut tout a l'admiration que lui
causait ce chef-d'oeuvre d'architecture maritime endimanche de toutes
ses voiles.

Puis il s'apercut que la fregate marchait.

Puis il regarda autour de lui.

Puis il poussa un cri de terreur.

La terre de France n'apparaissait plus que comme un nuage a l'horizon.

Il regarda Bougainville d'un air qui contenait toute la gamme des
reproches que peut faire a un ami la confiance trompee.

--Mon cher, lui dit Bougainville, j'ai eu tant de bonheur a te revoir,
toi, mon plus ancien et mon plus cher camarade, que j'ai resolu que
nous ne nous quitterions que le plus tard possible... Il me fallait un
aumonier a bord de ma fregate; j'ai demande pour toi cette place a Sa
Majeste, qui t'a fait la grace de te l'accorder avec mille ecus
d'appointements... Voici ton diplome.

L'abbe Remy jeta un regard effare sur sa nomination.

--Mais, dit-il, ou allons-nous?

--Faire le tour du monde, mon cher.

--Et combien de temps cela peut-il demander, de faire le tour du
monde?

--Oh! de trois ans a trois ans et demi tout au plus... Mais compte
plutot trois ans et demi que trois ans.

L'abbe se laissa tomber aneanti sur le banc de quart.

--Oh! murmura-t-il, je n'oserai jamais me representer devant
Marianne!...

--Je te promets de te reconduire jusqu'au presbytere, et de faire ta
paix avec elle, dit Bougainville.


Le 15 mai 1770, la fregate _la Boudeuse_ rentrait dans la port de
Saint-Malo.

Il y avait juste trois ans et demi qu'elle avait quitte le Havre;
Bougainville ne s'etait pas trompe d'un jour.

Dans l'intervalle, elle avait fait le tour du monde.

Dieu seul sait ce qui se passa dans la premiere entrevue qui eut lieu
entre l'abbe Remy et Marianne!



UN FAIT PERSONNEL


Parlons d'une lettre de moi qui a fait beaucoup plus de bruit que je
ne desirais qu'elle en fit, et surtout qu'elle n'etait appelee a en
faire.

Un jour, un de mes amis vint me dire, tout indigne, que mademoiselle
Augustine Brohan, correspondante du _Figaro_, sous le nom de Suzanne,
venait sinon d'insulter, du moins d'attaquer Victor Hugo.

Je voudrais qu'une fois pour toutes on comprit bien le triple
sentiment qui m'attache a Victor Hugo.

Je le connais depuis la soiree de _Henri III_, c'est-a-dire depuis le
11 fevrier 1828; depuis ce jour, il est mon ami; depuis longtemps,
j'etais son admirateur: je le suis toujours.

Seulement, aujourd'hui a ces deux sentiments s'en joint un troisieme,
pour lequel je cherche inutilement un nom. C'est au coeur de le
comprendre; mais la langue ne peut l'exprimer.

Victor Hugo est proscrit.

Qu'eprouve de plus, pour un homme proscrit, celui qui deja l'aime et
l'admire?

Quelque chose comme une religion.

Eh bien, c'etait contre cette religion que, a mon avis, venait d'etre
commis un acte qui ressemblait a un sacrilege, surtout de la part
d'une artiste dramatique, surtout de la part d'une actrice qui a joue
dans les pieces de Hugo, surtout de la part d'une femme!

Le coup qui ne pouvait atteindre Hugo me frappa profondement.

Je pris la plume, et, sans intention aucune de publicite, j'ecrivis a
M. le directeur du Theatre-Francais la lettre suivante:

  " Monsieur,

  " J'apprends que le courrier du _Figaro_, signe Suzanne, est de
  mademoiselle Augustine Brohan.

  " J'ai pour M. Victor Hugo une telle amitie et une telle admiration,
  que je desire que la personne qui l'attaque au fond de son exil ne
  joue plus dans mes pieces.

  " Je vous serai, en consequence, oblige de retirer du repertoire
  _Mademoiselle de Belle-Isle_ et _les Demoiselles de Saint-Cyr_, si
  vous n'aimez mieux distribuer a qui vous voudrez les deux roles qu'y
  joue mademoiselle Brohan.

  " Veuillez agreer, etc.

    " ALEX. DUMAS. "


Je savais parfaitement que je n'avais pas le droit de retirer mes
pieces du repertoire; je savais parfaitement que je n'avais pas le
droit de retirer mes roles a mademoiselle Brohan.

Je protestais, voila tout.

Si j'eusse eu le droit de retirer pieces ou roles, je les eusse
retires par huissier, et n'eusse point ecrit au directeur.

Je crus, en effet, un instant, que l'on avait accede a ma priere. On
joua _les Demoiselles de Saint-Cyr_, et mademoiselle Fix avait repris
le role de mademoiselle Brohan.

Mais on joua _Mademoiselle de Belle-Isle_, et mademoiselle Brohan
avait conserve son role.

C'est alors seulement que je crus que ma lettre devait etre publiee,
et que je la publiai.

Cette lettre fit un effet auquel j'etais loin de m'attendre. Je n'y
avais vu qu'un acte d'amitie: on y vit un acte,--a peine oserai-je le
dire--un acte de courage.

De courage, bon Dieu! on est courageux a bon marche, par le temps qui
court!

La lettre eut un echo rapide dans un grand nombre de coeurs.

Je recus cinquante cartes, je recus vingt lettres.

Je me contenterai de citer trois de ces lettres.

  " Monsieur Alexandre Dumas,

  " Ce sont d'obscurs citoyens inconnus de vous, inconnus de M. Victor
  Hugo, qui, au nom de la gloire et de l'infortune insultees par une
  femme, viennent, dans toute l'effusion de leur coeur, vous remercier
  de votre noble lettre a M. Empis.

  " General TRAVAILLAUD; AUGUSTE OLLIER; SALVADOR BER; J. GAUDARD. "


  " Cher Dumas,

  " Du fond de notre chartreuse, ou votre souvenir est vivant comme
  partout ou nous vivons, je vous embrasse avec la plus vive
  tendresse; c'est un elan de soeur qui vous remercie de vous
  ressembler toujours, fidele ami du malheur. Pauline a bondi pour
  m'apprendre cette sublime et simple protestation qui soude ensemble
  les deux plus grands coeurs du monde et nos deux plus cheres
  gloires: la sienne s'appelle _Souffrance_ et la votre _Bonte_,

  " Merci pour nous tous de la part du bon Dieu.

  " MARCELINE [Footnote: Madame Desbordes-Valmere.]."


  " Cher Dumas,

  " Les journaux belges m'apportent, avec tous les
  commentaires glorieux que vous meritez, la lettre
  que vous venez d'ecrire au directeur du Theatre-Francais.

  " Les grands coeurs sont comme les grands astres: ils ont leur
  lumiere et leur chaleur en eux; vous n'avez donc pas besoin de
  louanges; vous n'avez donc pas meme besoin de remerciments; mais
  j'ai besoin de vous dire, moi, que je vous aime tous les jours
  davantage, non-seulement parce que vous etes un des eblouissements
  de mon siecle, mais aussi parce que vous etes une de ses
  consolations.

  " Je vous remercie.

  " Mais venez donc a Guernesey; vous me l'avez promis, vous
  savez. Venez y chercher le serrement de main de tous ceux qui
  m'entourent, et qui ne se presseront pas moins filialement autour de
  vous qu'autour de moi.

  " Votre frere,

  " VICTOR HUGO. "


N'est-ce pas trop, en verite, de trois lettres pareilles, en
recompense d'avoir accompli un simple devoir, cede a un premier
mouvement de coeur?

Ah! monsieur de Talleyrand, vous avez profere un grand blaspheme,
quand vous avez dit: " Ne cedez pas a votre premier mouvement, car
c'est le bon. "

Mais, comme vous vous etes enleve une grande joie en le mettant en
pratique, j'espere que Dieu ne vous a pas impose d'autre punition en
l'autre monde que celle que vous vous etiez faite a vous-meme en
celui-ci.

Le choeur de desapprobation qui s'etait eleve contre mademoiselle
Augustine Brohan etait tel, qu'elle crut devoir me repondre.

Un matin, on m'apporta _le Constitutionnel_, et j'y lus cette lettre:

  " Monsieur le Redacteur,

  " J'ai lu, dans _l'Independance belge_, une lettre par laquelle M.
  Alexandre Dumas pere invite M. l'administrateur general de la
  Comedie-Francaise a retirer du repertoire les pieces de
  _Mademoiselle de Belle-Isle_ et des _Demoiselles de Saint-Cyr_, ou a
  distribuer a une autre artiste les roles dont je suis chargee dans
  ces ouvrages.

  " M. Dumas sait tres-bien qu'il n'a le droit, ni de retirer les
  pieces du repertoire, ni d'en changer la distribution.

  " Il doit savoir egalement que, depuis plus d'un an, j'ai
  spontanement renonce, en faveur de mademoiselle Fix, au role, un peu
  trop jeune pour moi, de la pensionnaire de Saint-Cyr.

  " Ce qu'il ignore, peut-etre, c'est que je n'ai joue le role
  secondaire de la marquise de Prie dans _Mademoiselle de Belle-Isle_,
  pour les debuts de mademoiselle Stella Colas, qu'a regret et sur les
  instances reiterees de M. Empis.

  " J'y renoncerai avec empressement, le jour ou le jugera convenable
  M. l'administrateur du Theatre-Francais, a qui j'ai ete heureuse de
  prouver en cette occasion mon desir de lui plaire.

  " Quant a la lecon que M. Dumas pretend me donner, je ne saurais
  l'accepter. J'ai pu, dans un moment inopportun peut-etre, porter un
  jugement consciencieux sur des actes et des ecrits que leur auteur
  lui-meme livrait au public; je ne blessais ni d'anciennes amities,
  ni meme d'anciennes admirations. Mais, dans ces questions delicates,
  moins qu'a personne il appartient de prendre la parole a l'homme qui
  n'a pas su respecter dans ses anciens bienfaiteurs un exil
  doublement sacre.

  " Agreez, etc.,

    " A. BROHAN. "


Nous ne sommes de l'avis de mademoiselle Brohan, ni sur le role de
mademoiselle Mauclerc, ni sur celui de madame de Prie.

Mademoiselle Augustine Brohan, agee de trente-sept ans a peine, et
toujours jolie, pouvait parfaitement jouer la pensionnaire de
Saint-Cyr, puisque mademoiselle Mars, a cinquante, jouait celui de la
duchesse de Guise, et, a cinquante-huit, celui de mademoiselle de
Belle-Isle.

Quant au role _secondaire_ de madame de Prie, qu'elle a joue par
complaisance, dit-elle, peut-etre est-il devenu un role secondaire
aujourd'hui; mais, du temps de mademoiselle Mante, c'etait un premier
role; j'en appelle a tous ceux qui l'ont vu jouer a cette eminente
actrice.

Passons a mon ingratitude envers _mes bienfaiteurs_.

Je ne discuterai pas avec mademoiselle Brohan la signification
multiple de ce mot bienfaiteur. Je le prends dans son sens ordinaire
et moral. Donc, quant a mon ingratitude envers _mes bienfaiteurs_, je
remercie mademoiselle Augustine Brohan de me placer sur ce terrain. Je
vois que, malgre ma lettre, elle est toujours restee mon amie.

Attaque, je dois repondre.

Ceux qui ont lu mes _Memoires_ savent qu'entre dans les bureaux du duc
d'Orleans, en 1823, sur la recommandation du general Foy, j'y restai
sept ans:

Une annee, comme expeditionnaire, a 1,200 francs;

Trois ans, comme employe au secretariat, a 1,500 francs;

Deux ans, comme commis d'ordre, a 2,000 francs;

Deux ans, comme bibliothecaire adjoint, a 1,200 francs.

La se sont bornes a mon egard les bienfaits du duc d'Orleans
(Louis-Philippe), bienfaits en echange desquels je lui consacrais neuf
heures de mon temps par jour.

En 1830, je donnai ma demission de bibliothecaire adjoint, afin
d'avoir le droit non-seulement d'avoir une opinion, mais encore de la
dire tout haut.

Je perdis immediatement la protection de mon bienfaiteur couronne, et
jamais depuis je ne la reconquis, ni n'essayait de la reconquerir.

Mais, en compensation, je conservai une amitie bien precieuse: celle
du prince royal.

Ah! celui-la fut mon veritable _bienfaiteur_.

J'obtins de lui la grace d'un homme condamne aux galeres.

J'obtins de lui la vie d'un homme condamne a mort.

Aussi, envers celui-la, ma reconnaissance ne s'est point dementie: je
l'ai aime et respecte vivant; mort, je le venere.

Racontons en deux mots comment se nouerent plus tard les relations que
j'eus l'honneur d'avoir avec M. le duc de Montpensier.

C'etait a la premiere representation des _Mousquetaires_, a l'Ambigu,
le 27 octobre 1845.

La piece en etait au huitieme ou dixieme tableau, et etait en train de
conquerir le succes qui se traduisit par cent cinquante ou cent
soixante representations consecutives.

Le duc de Montpensier assistait a la representation.

Pasquier, son chirurgien, vint frapper a ma loge.

--Le duc de Montpensier te demande, me dit-il.

--Pour quoi faire?

--Mais pour te faire ses compliments.

--Je ne le connais pas.

--Vous ferez connaissance.

--Je suis en redingote et en cravate noire.

--Un jour de triomphe, on n'y regarde pas de si pres.

Je suivis Pasquier.

Trois mois apres, la direction du Theatre-Historique etait accordee a
M. Hostein.

Un an plus tard, le Theatre-Historique jouait la _Reine Margot_, comme
piece d'ouverture.

Je paye aujourd'hui deux cent mille francs _ce bienfait_ de M. le duc
de Montpensier; mais je ne lui en suis pas moins reconnaissant.

Et la preuve, c'est que, le 4 mars 1848, c'est-a-dire sept jours apres
la revolution de fevrier, au milieu de l'effervescence republicaine
qui remplissait les rues de bruit et de clameurs, j'ecrivis cette
lettre dans le journal _la Presse_:

      _A monseigneur le duc de Montpensier_.

    " Prince,

  " Si je savais ou trouver Votre Altesse, ce serait de vive voix, ce
  serait en personne que j'irais lui offrir l'expression de ma douleur
  pour la grande catastrophe qui l'atteint personnellement.

  " Je n'oublierai jamais que, pendant trois ans, en dehors de tout
  sentiment politique et contrairement aux desirs du roi, qui
  connaissait mes opinions, vous avez bien voulu me recevoir et me
  traiter presque en ami.

  " Ce titre d'ami, monseigneur, quand vous habitiez les Tuileries, je
  m'en vantais; aujourd'hui que vous avez quitte la France, je le
  reclame.

  " Au reste, monseigneur, Votre Altesse, j'en suis certain, n'avait
  point besoin de cette lettre pour savoir que mon coeur est un de
  ceux qui lui sont acquis.

  " Dieu me garde de ne pas conserver dans toute sa purete la religion
  de la tombe et le culte de l'exil.

    " J'ai l'honneur d'etre avec respect,

       " Monseigneur, de Votre Altesse royale,

           " Le tres-humble et tres-obeissant
                      serviteur,

                  " ALEX. DUMAS. "


A cette epoque, et pendant le moment d'effervescence ou l'on se
trouvait, il y avait quelque danger a ecrire une pareille lettre.

Et vous allez le voir, chers lecteurs.

Le lendemain ou le surlendemain du jour ou cette lettre parut, il y
avait, a la Bastille, inhumation des citoyens tues pendant les trois
jours de 1848.

Ils allaient rejoindre les patriotes de 1789 et de 1830.

J'assistai a cette fete, avec mon costume de commandant de la garde
nationale de Saint-Germain.

Je revenais de la Bastille.

Depuis quelque temps, j'entendais une rumeur grossissante derriere
moi.

A l'entree de la rue de la Grange-Bateliere, je crus m'apercevoir que
j'etais l'objet de cette rumeur, et je me retournai.

En effet, un homme avait ameute une cinquantaine d'individus et me
suivait avec eux.

En voyant que je me retournais, cet homme vint a moi.

--C'est donc toi, citoyen Alexandre Dumas, me dit-il, qui appelle
Montpensier _monseigneur_?

--Monsieur, lui repondis-je avec ma politesse accoutumee, j'appelle
toujours un exile _monseigneur_; c'est une mauvaise habitude
peut-etre; mais, que voulez-vous! elle est prise ainsi.

--Eh bien, tiens, continua le citoyen X..., voila pour ta peine.

Et, a ce mot, il tira un pistolet de dessous son paletot, et me le mit
sur la poitrine.

Un jeune homme que je ne connaissais pas, M. Emile Mayer, qui demeure
aujourd'hui rue de Buffaut, n deg. 17, releva avec son bras le pistolet du
citoyen X...

Le pistolet partit en l'air.

J'avais tire mon sabre du fourreau; je pouvais le passer au travers du
corps du citoyen X...; je jugeai la represaille inutile; je rentrai
chez moi.

L'evenement se passa en plein jour et devant deux cents personnes; il
est donc incontestable, et, s'il etait conteste, vingt temoins
seraient la pour affirmer ce que je raconte.

Le bruit n'en est pas venu jusqu'a mademoiselle Brohan.

Cela n'a rien d'etonnant; on faisait tant de bruit a cette epoque,
surtout au Theatre-Francais, ou mademoiselle Rachel chantait _la
Marseillaise_.

Mais le bruit en vint jusqu'a M. le prince de Joinville.

Lorsqu'il fut question de former l'Assemblee constituante, un de ses
aides de camp vint me trouver de sa part.

C'etait un capitaine de fregate.

--Monsieur Dumas, me dit-il, le prince de Joinville desire se mettre
sur les rangs pour la deputation.

Je m'inclinai, attendant la suite de l'ouverture.

Le capitaine continua.

--Il me charge de vous demander votre avis sur la facon dont doit
etre redigee sa profession de foi.

--Ah! repondis-je, monsieur, c'est bien simple! Et je pris une feuille
de papier, et j'ecrivis:

    " Saint-Jean d'Ulloa.--Tanger.--Mogador.
       " Retour des cendres de Sainte-Helene.
                               " JOINVILLE. "

--Voila, dis-je en remettant la feuille de papier au capitaine, la
meilleure profession de foi que, a mon avis, puisse faire M. le prince
de Joinville.

Le prince de Joinville adopta une autre redaction.

Je crois qu'il eut tort.

L'Assemblee nationale reunie, on discuta la loi d'exil.

J'avais alors un traite avec le journal _la Liberte_. J'y etais entre
au mois de mars, lorsqu'il tirait a douze ou treize mille exemplaires.

Au 15 mai suivant, il tirait a quatre-vingt-quatre mille.

_La Liberte_ etait devenue une puissance.

C'etait un M. Lepoitevin Saint-Alme qui en etait redacteur en chef.

Je crus devoir protester contre la loi d'exil, qui frappait tous les
membres de la famille d'Orleans.

J'apportai ma protestation a M. Lepoitevin Saint-Alme, qui refusa de
l'inserer.

Je rompis mon traite avec _la Liberte_.

Puis j'allai porter ma protestation de journal en journal.

Tous refuserent.

J'allai a _la Commune de Paris_, c'est-a-dire dans la gueule du lion.
J'attaquais tous les jours Sobrier et Blanqui.

_La Commune de Paris_ fit ce qu'aucun journal n'avait ose faire, elle
insera ma protestation.

Ce n'est pas tout.

Lorsque le prince Louis-Napoleon fut nomme president de la Republique,
je lui adressai, le 19 decembre 1848, une lettre sur le meme sujet, et
qui fut publiee par le Journal _l'Evenement_.

Etrange coincidence, _l'Evenement_, dans lequel je demandais le rappel
de tous les exiles, etait le journal de Victor Hugo!

Ceux qui desireront lire cette lettre la trouveront a la date du 19
decembre.

Enfin, lorsque le roi Louis-Philippe mourut, je fis le voyage de Paris
a Claremont pour assister a son convoi, comme, dix ans auparavant,
j'avais fait le voyage de Florence a Dreux pour assister a celui du
duc d'Orleans.

Selon toute probabilite, ces differents faits ne sont point parvenus a
la connaissance de mademoiselle Augustine Brohan.

Il n'y a rien la d'etonnant; a cette epoque, mademoiselle Augustine
Brohan n'etait pas encore journaliste.

Une derniere anecdote.

On se rappelle que c'est sous l'influence du duc de Montpensier que le
Theatre-Historique s'etait ouvert.

Le duc de Montpensier avait sa loge au Theatre-Historique.

La revolution de fevrier terminee, le duc de Montpensier parti, sa
loge, dont il n'avait pas renouvele la location, se trouvait vacante.

J'allai trouver M. Hostein et le priai de ne louer cette loge a
personne, la prenant pour mon compte.

M. Hostein y consentit.

Pendant pres d'un an, la loge du duc de Montpensier resta vide, et
eclairee aux premieres representions, comme si elle l'attendait.

Il y a plus: le duc de Montpensier, a chaque premiere representation,
recevait, avec une lettre de moi, son coupon de loge a Seville.

Au bout d'un an, son secretaire intime, M. Latour, vint faire un
voyage a Paris.

A peine arrive, il accourut chez moi.

Il venait me faire des compliments de la part du prince.

Apres avoir cause de beaucoup de choses,--les sujets de conversation
ne manquaient point a cette epoque,--nous en arrivames au
Theatre-Historique.

--A propos, me dit-il, ai-je encore mes entrees?

--Ou cela?

--Au Theatre-Historique.

--Parbleu!

--Je veux dire mes entrees sur la scene.

--Avez-vous toujours votre clef de communication?

--Oui.

--Eh bien, cher ami, servez-vous-en ce soir; les revolutions changent
les gouvernements, mais elles ne changent pas les serrures. Seulement,
a mon tour.--A propos...

--Quoi?

--Le prince recoit ses coupons de loge, n'est-ce pas?

--Certainement.

--Qu'a-t-il dit quand il a recu le premier?

--Il s'est mis a rire en disant: "Ce farceur de Dumas!"

--Tiens, c'est singulier, repondis-je; a sa place, je me serais mis a
pleurer.

J'allai a mon bureau.

--Vous ecrivez? me demanda Latour.

--Oh! rien, un mot.

J'ecrivais, en effet.

J'ecrivais a M. Hostein:

  " Mon cher Hostein,

  " Vous pouvez, a partir de demain, disposer de l'avant-scene de
  M. le duc de Montpensier. Je trouve que c'est un peu trop cher, de
  payer une loge a l'annee pour faire rire un prince.

  " Tout a vous,

  " ALEX. DUMAS. "



COMMENT J'AI FAIT JOUER A MARSEILLE LE DRAME DES _FORESTIERS_


Un jour,--il y a dix-huit mois de cela,--je recus une lettre de
Clarisse Miroy. Vous vous rappelez bien Clarisse Miroy, n'est-ce pas?
vous l'avez assez applaudie dans _la Grace de Dieu_ et dans _la
Bergere des Alpes_.

L'excellente artiste me priait de lui envoyer, pour elle et pour
Jenneval, dont elle me vantait le talent, un _Antony_ censure.

Le prefet des Bouches-du-Rhone, ignorant que l'on jouat _Antony_ a
Paris, refusait de le laisser jouer a Marseille.

J'avais beaucoup entendu parler du talent de Jenneval, qui a une
grande reputation en province. Je venais d'ecrire les derniers mots
d'un drame tire d'un roman anglais, _Jane Eyre_; j'eus l'idee, au lieu
d'envoyer _Antony_ a Clarisse et a Jenneval, de leur offrir _Jane
Eyre_.

Peut-etre la piece ne valait-elle pas _Antony_, qui, du temps de
l'ecole idealiste, passait pour une assez bonne piece; mais, en tout
cas, c'etait moins connu. Jenneval et Clarisse accepterent. Ils
allerent trouver MM. Tronchet et Lafeuillade, les directeurs des deux
theatres, et leur firent part de ma proposition.

Poste pour poste, je recus de ces messieurs priere de leur envoyer mes
conditions.

J'etais fatigue, j'avais un enorme besoin de cette grande amie a moi
que l'on nomme la solitude, je resolus de porter mes conditions
moi-meme.

Je sautai en wagon; vingt-deux heures apres, j'etais a Marseille.

Avec des ambassadeurs comme Jenneval et Clarisse, qui tenaient les
recettes du theatre de Marseille entre leurs mains, les conditions ne
furent pas longues a debattre.

Le jour de la lecture aux acteurs fut fixe.

A mon grand etonnement, je trouvai chez M. Tronchet, l'un des deux
directeurs, non-seulement les artistes qui devaient jouer dans
l'ouvrage, mais encore une partie de la presse et une fraction du
conseil municipal.

Vous jugez si cette solennite m'effraya, moi, l'homme le moins
solennel du monde.

Enfin, je tirai mon manuscrit de _Jane Eyre_, et lus, tant bien que
mal, le prologue et les trois premiers actes.

Par malheur ou par bonheur,--vous allez voir combien les desseins de
Dieu sont impenetrables,--le copiste qui m'avait promis de m'apporter
les deux derniers actes de mon drame me manqua de parole.

Je fus donc oblige de faire a l'honorable societe un discours dans
lequel je lui exposais la situation, en l'invitant a revenir le samedi
suivant.

L'honorable societe fut de bonne composition; elle m'assura qu'elle
s'etait trop amusee aux trois premiers actes pour ne pas revenir aux
deux derniers, et partit, en apparence fort satisfaite.

C'est ce qu'il nous faut, a nous, qui ne vivons que d'apparences.

Mais, pendant ces deux jours, il devait se passer un grand evenement.

Une artiste mecontente de son role, et qui, par consequent, desirait
que la piece ne fut pas jouee, vint trouver Jenneval et, en
confidence, lui glissa tout bas que ma piece avait deja ete jouee a
Bruxelles.

J'avoue qu'a cette ouverture de Jenneval, mon etonnement fut grand.

J'allai aux sources; voici ce qui etait arrive:

J'avais lu le roman de miss Currer Bell sur l'original. J'ignorais
qu'il eut ete traduit, et, par suite, j'ignorais que deux jeunes
Belges de beaucoup de talent, ce qui n'arrangeait pas mon affaire, en
avaient fait un drame pour le theatre des galeries Saint-Hubert.

C'etait ce drame que l'on m'accusait tout simplement de vouloir faire
jouer sous mon nom a Marseille. L'accusation etait absurde. Mais vous
connaissez l'axiome, chers lecteurs: _Credo quia absurdum_.

A l'instant meme, mon parti fut pris; je remerciai l'artiste de sa
bienveillante demarche a mon egard, j'arrivai a la reunion du samedi,
je demandai la parole et je racontai toute l'histoire, declarant qu'il
m'etait impossible de laisser jouer maintenant _Jane Eyre_.

Ce fut un concert de desolation. Comme il paraissait sincere:

--Messieurs et mesdames, demandai-je, car il y avait des dames,
voulez-vous me permettre de vous raconter une histoire?

Ma proposition souleva une tempete.

--Ce n'est pas une histoire que nous voulons, me fut-il repondu de
tous cotes, c'est un drame, ou, tout au moins, une comedie.

--Laissez-moi toujours vous raconter l'histoire, insistai-je.

On me fit cette concession, mais bien en rechignant, je vous jure.

--Messieurs, dis-je, il n'est point que vous n'ayez entendu parler
d'un grand legiste nomme Cambaceres, qui avait l'honneur d'etre
archichancelier sous Napoleon Ier.

La plupart des personnes qui se trouvaient la, de si mauvaise humeur
qu'elles fussent, furent obligees de convenir qu'elles retrouvaient
dans leurs souvenirs quelque chose qui n'etait aucunement en desaccord
avec ce que je disais.

Je continuai.

--Il n'est point que vous n'ayez entendu dire encore que cet
archichancelier, que Napoleon tourmentait tant avec son vote du 20
janvier 1793, etait non-seulement un grand legiste, mais encore un
grand gastronome, chose bien autrement rare; car on peut etre un grand
legiste avec une bonne memoire, mais on ne peut etre un grand gastronome
qu'avec un bon estomac. Or, Son Excellence l'archiehancelier, ayant
ete doublement doue, et d'une bonne memoire et d'un bon estomac, etait
donc a la fois un grand legiste et un grand gastronome...

Ici, je fus interrompu pour tout de bon.

--Qui etes-vous? demandai-je, un jour que je mettais en scene le drame
des _Girondins_ au Theatre-Historique, a un homme que je trouvais
constamment entre mes jambes, et dont la figure, sans m'etre
completement inconnue, ne m'etait pas tout a fait etrangere, et
pourquoi etes-vous toujours la?

--Parce que j'ai le droit d'y etre, monsieur, me repondit-il, comme
un homme sur de son droit.

--Qui etes-vous donc?

--Je suis _le premier murmure_,

J'inclinai la tete sous cette reponse. Cet homme, mon chef de
comparses, etait, en effet, le premier murmure.

Que de fois je l'avais deja entendu, ce malheureux premier murmure,
qui a toujours le droit d'etre la! que de fois je devais l'entendre
encore!

--Ah! lui repondis-je, je te connais, tu es l'esclave qui suivait a
Rome le char du triomphateur, et qui lui criait, au milieu des
couronnes, des fanfares, des bravos, des applaudissements, des palmes:
" Cesar, souviens-toi que tu es mortel!" Seulement, tu ne t'appelles
pas le premier murmure, tu t'appelles l'Envie; seulement, tu n'es pas
un homme, tu es un serpent!

Eh bien, ce premier murmure, je venais de l'entendre derriere moi, a
cette seconde periode de mon histoire de Cambaceres.

--Messieurs, dis-je, par grace, laissez-moi achever.

On conceda.

--Un jour, continuai-je, que ce grand legiste donnait un de ces diners
dont lui seul et son cuisinier avaient le secret, il recut un si
magnifique poisson, que cuisinier et maitre resterent en admiration
devant lui.

--Oh! nous connaissons l'anecdote, dit une voix:

      Et le turbot fut mis a la sauce piquante.

--Messieurs, vous vous trompez: ce n'etait point un turbot, c'etait un
saumon, et il fut mange, non pas avec une sauce piquante, mais avec
une sauce hollandaise.

Le silence se retablit; l'interrupteur avait vu qu'il etait dans son
tort.

--Mais, au moment, continuai-je, ou maitre et cuisinier etaient en
admiration, voila que l'on annonce un second saumon. On le deballa
negligemment, et seulement a cause de la longueur de sa bourriche, qui
semblait exageree. L'etonnement fut grand lorsqu'on le mettant a cote
du premier, on vit qu'il avait trente-deux centimetres de plus, et
lorsqu'on le placant dans une balance, on reconnut qu'il l'emportait
sur l'autre de deux livres et demie. Jamais on n'avait vu saumon de
pareille taille.

--Pardon, monsieur, me dit une voix, mais il me semble que vous vous
eloignez de plus en plus de la question.

--Au contraire, je m'en rapproche. Laissez-moi dire, et vous verrez.

Le premier murmure devint second murmure.

Je fis comme on fait au bal de l'Opera; je lui dis: " Je te connais,
beau masque," et je continuai.

--Que faire de deux pareils poissons? L'archichancelier en etait
presque a regretter le second, qui le mettait dans un pareil embarras.
Enfin il se frappa le front, un sourire s'epanouit sur ses levres
eloquentes et gourmandes:

"--Le diner a lieu demain, dit-il au maitre d'hotel; faites cuire les
deux poissons, vous recevrez des ordres subsequents.

" Oh etait habitue a ne plus s'inquieter de rien en politique et en
cuisine, quand l'archichancelier avait dit:

"--Soyez tranquille.

" On ne s'inquieta plus de rien.

" Le meme soir, les ordres furent donnes.

" Le lendemain, a six heures precises, les convives etaient a table.

" Pendant le potage, qui etait une bisque aux ecrevisses, on leur
avait annonce le saumon comme un monstre marin dont ils n'avaient
aucune idee.

" Les convives de Cambaceres, qui avaient vu ce qu'il y a de mieux en
poissons de tout genre, et qui croyaient naturellement n'avoir plus
rien a voir sous ce rapport, attendaient donc avec une dedaigneuse
confiance l'apparition du pretendu monstre.

" On n'avait pas longtemps a l'attendre, il devait venir en releve de
potage.

" Au moment solennel, la porte de la salle a manger s'ouvrit, on
entendit resonner dans le lointain la marche des Samnites.--Un chef
parut, un candelabre a la main, suivi de quatre marmitons en costume
d'une entiere blancheur, portant sur leurs epaules une planche de cinq
pieds de long sur laquelle, au milieu d'une mer d'herbes
odoriferantes, dormait le saumon attendu.

" Quoique ce fut le moins grand des deux, sa vue excita une clameur
universelle.

" Les convives, pour mieux voir, se leverent; les plus petits
monterent sur leur chaise, et la procession commenca sa promenade
autour de la salle a manger.

" On en etait au plus fort de l'admiration, quand un marmiton
maladroit glisse et tombe, entrainant son compagnon dans sa chute.

" Il n'y eut qu'un cri, cri de terreur, non pas pour les deux
marmitons,--qui s'inquietait de deux pareils droles!--mais pour le
saumon.

" Le saumon, en effet, etait cuit trop a point pour supporter
impunement une pareille chute.

" Il se brisa en dix morceaux.

"--Ah! firent les convives d'un seul cri, mais en modulant leur
sensation sur vingt tons differents qui remplirent la gamme de la
douleur, depuis le soupir jusqu'au sanglot.

" Au milieu de ce concert de desolation, on entendit une voix qui
disait:

"--Que voulez-vous, messieurs! c'est un petit malheur.

" Chacun se retourna vers celui qui venait de prononcer ce blaspheme.

" C'etait le maitre de la maison, qui, au milieu de ce desastre, etait
reste le front calme et le visage souriant.

" Tous les bras devinrent des points d'interrogation et se dresserent
vers lui.

"--Qu'on en apporte un autre! dit-il d'un air imperatif et avec un
geste de commandement qui rappelait le grand Conde.

" Chacun resta stupefait.

" Au meme instant, la musique, qui avait cesse comme si elle eut ete
frappee du meme coup que les convives, reprit plus animee que jamais.

" On entendit le pietinement d'une nouvelle procession.

" Un nouveau chef entra, portant deux candelabres au lieu d'un.

" Il etait suivi, non plus de quatre, mais de huit marmitons, portant,
non plus une planche de six pieds, mais de dix, et sur cette planche
gisait, non plus au milieu du cerfeuil, de la pimprenelle et du
persil, mais sur un lit des fleurs les plus rares, le veritable
colosse, le veritable monstre, le saumon gigantesque destine a etre
mange, et dont l'autre n'etait que la miniature.

" L'esprit des gourmands est ordinairement d'une grande finesse.

" Il n'y eut pas un des convives qui ne comprit l'admirable comedie
culinaire qui venait d'etre jouee devant lui.

" Toutes les voix eclaterent en un seul cri:

"--Vive monseigneur l'archichancelicr! vive le soutien de l'Empire!

" Cambaceres se rassit modestement et ne dit que ces deux mots:

"--Messieurs, mangeons.

--Eh bien, me demanda une voix, que signifie votre histoire?

--Cela signifie, messieurs, que le saumon de cinq pieds a fait une
chute, et que l'on va vous en servir un de sept. Voulez-vous vous
trouver ici jeudi prochain? D'ici la, je ferai une autre piece, que
j'aurai l'honneur de vous lire.

--Et ce drame, comment s'appellera-t-il? demanda la meme voix
interrogative.

-Il s'appellera _le Salteador_, _Pascal Bruno_ ou _les Gardes
forestiers_, a votre choix.

--Va pour _les Gardes forestiers_, dit la meme voix.

--A jeudi donc _les Gardes forestiers_, messieurs.

Le grand saumon avait fait son effet; on m'entoura, on m'applaudit, on
me felicita.

--Que cherchez-vous? me demanda Jenneval.

--Je cherche le premier murmure.

--Oh! soyez tranquille, me dit-il en riant, il est alle vous attendre
dans la salle.


Au nombre des personnes qui assistaient a la lecture etait un de mes
vieux amis, nomme Berteau.

Nous etions deja amis avant de nous connaitre.--Nous sommes restes
amis apres nous etre connus, et nous nous sommes connus en 1834, voila
de cela tantot vingt-quatre ans.

Une amitie qui a age d'homme, c'est respectable.

Comment etait-il mon ami sans me connaitre? comment m'avait-il prouve
son amitie?

Je vais vous raconter cela.

Berteau avait vingt-quatre ans en 1830; comme tous les Marseillais, il
avait le coeur chaud, la tete poetique, et de l'esprit jusqu'au bout
des ongles.

Je ne sais pas comment font ces diables de Marseillais, ils ont tous
de l'esprit, et il en reste encore pour les autres.

Il s'etait fait non-seulement un adepte, mais un fanatique de la
nouvelle ecole.

Malheureusement, tout le monde n'etait pas de son opinion litteraire a
Marseille. Il y avait bon nombre d'opposants, et les opposants etaient
meme en majorite.

Madame Dorval y vint en 1831 pour jouer _Antony_.

Or, _Antony_ etait l'expression la plus avancee du parti. Victor Hugo,
plus romantique que moi par la forme, etait plus classique par le
fond.

L'effet d'_Antony_ sur les Marseillais devait etre decisif.
Continuerait-on de parler la langue d'Oc a Marseille? Y parlerait-on
la langue d'Oil?

Telle etait la question.

_Antony_ allait la decider.

Chers lecteurs qui courez les boulevards un agenda a la main, non pas
pour y inscrire vos pensees,--mais vos differences;--et vous
surtout, belles lectrices qui portez ces crinolines immenses et ces
imperceptibles chapeaux, dont l'un est necessairement la critique de
l'autre, vous n'avez pas connu ces representations de 1830, dont
chacune etait une bataille de la Moscova, a la fin de laquelle chacun
chantait son _Te Deum_, comme si les deux partis etaient vainqueurs,
tandis qu'au contraire, souvent les deux partis etaient vaincus; vous
ne pouvez donc vous faire une idee de ce que fut, ou plutot de ce que
ne fut pas la premiere representation d'_Antony_ a Marseille.

Des le premier acte, il y eut lutte dans le parterre, non pas lutte de
sifflets et de bravos, d'applaudissements et de chants de coqs, de
cris humains et de miaulements de chats, comme cela se pratique dans
les representations ordinaires, non; lutte d'injures, lutte a coups de
pied, lutte a coups de poing.

Berteau, a son grand regret, fut un peu empeche de prendre part a
cette lutte.

Pourquoi?--ou plutot par quoi?

Par une couronne de laurier qu'il avait apportee toute faite, et qu'il
cachait sous une de ces immenses redingotes blanches, comme on en
portait en 1831.

Peut-etre un combattant de plus, et surtout un combattant de la force,
de l'enthousiasme et de la conviction de Berteau, eut-il change la
face de la bataille.

Or, quoi qu'il doive m'en couter, il faut bien que je l'avoue, la
bataille fut perdue, non pas comme Waterloo, au cinquieme acte, mais
comme Rosbach. au premier.

Force fut de baisser la toile avant la fin de ce malheureux premier
acte.

Que fait Berteau, ou plutot que fera Berteau de sa couronne?

Berteau s'elance sur le theatre, crie: "Au rideau!" d'une si
majestueuse voix, que le machiniste la prend pour celle du regisseur;
le rideau se leve, et que voit le parterre, encore en train de se
gourmer?

Berteau sur le theatre avec sa redingote blanche, et sa couronne a la
main.

Berteau, secretaire de la prefecture, etait connu de tout Marseille.

Que va faire Berteau?

A peine chacun s'etait-il adresse cette question, que Berteau arrache
la brochure des mains du souffleur, allonge son double laurier sur la
brochure, et, a haute et intelligible voix:

--Alexandre Dumas, dit-il, puisque tu n'es pas ici et que je ne puis
te couronner, permets que je couronne ta brochure.

Je vous demande, a vous qui connaissez Marseille, quel fut le tonnerre
d'injures, de cris, d'imprecacations qui s'elanca de ce volcan que
l'on appelle un parterre marseillais.

Vous croyez que Berteau, vaincu, va se retirer?

Vous ne connaissez pas Berteau.

Il se retire, en effet, mais pour aller chercher dans le cabinet des
accessoires la plus immense perruque du _Malade imaginaire_, la fait
poudrer a blanc par le coifleur, la dissimule derriere sa redingote
blanche, rentre sur la scene et crie: " Au rideau! " pour la seconde
fois.

Trompe pour la seconde fois, le machiniste leve la toile.

Encore Berteau; cette fois, seulement, Berteau fait trois humbles
saluts.

On croit qu'il vient faire des excuses, on crie: " Silence! " on se
rassied.

Berteau tire sa perruque de derriere son dos, et, d'une voix articulee
de facon a ce que personne n'en perde un mot:

--Tiens, parterre de perruquiers, dit-il, je t'offre ton embleme.

Et il jette sa perruque poudree a blanc au milieu du parterre.

Cette fois, ce ne fut pas une revolte, ce fut une revolution; ce
n'etait plus assez de proscrire Berteau comme Aristide, il fallait
l'immoler comme les Gracques.

On se precipita sur le theatre.

Berteau n'eut que le temps de disparaitre, non par une trappe, mais
par le trou du souffleur.

Un pompier, qui lui avait des obligations, lui preta son casque et sa
veste pour sortir du theatre et rentrer chez lui.

Le lendemain, en venant a son bureau, il trouva le prefet plein
d'inquietude; on lui avait annonce que son secretaire particulier
etait fou, et comme, a part son enthousiasme romantique, Berteau etait
un excellent employe, le prefet etait au desespoir.

Or, j'avais retrouve Berteau aussi chaud en 1858 qu'il l'etait en
1832.

Present a l'engagement que je prenais de lire une nouvelle piece le
jeudi suivant, il pensa que j'aurais besoin de solitude, et m'offrit
sa campagne de la Blancarde.

En sortant du theatre, nous montames en voiture et allames a la
campagne.

Imaginez-vous la plus delicieuse retraite qu'il y ait au monde, avec
des forets de pins qui au mois d'aout, ne laissent point passer un
rayon de soleil, avec des vergers d'amandiers qui, au mois de mars,
quand a Paris tombe la veritable neige, froide et glacee, secouent,
eux, leur neige parfumee et rose sur des gazons qui n'ont pas cesse
d'etre verts.

La maison etait gardee par un simple jardinier nomme Claude, comme au
temps de Florian et de madame de Genlis,

Le matin, au poste a feu de la Blancarde, il avait tue un oiseau qui
lui etait inconnu.

Il apportait cet oiseau a son maitre.

Berteau poussa un cri de joie.

--Eh! mon ami, dit-il, c'est pour vous, c'est en votre honneur que cet
oiseau s'est fait tuer.

Je pris l'oiseau, je l'examinai, le tournant et le retournant.

--Je ne lui trouve rien d'extraordinaire, dis-je, et, a moins que ce
ne soit le _rara avis_ de Juvenal ou le phenix qui vient deguise en
simple particulier pour le carnaval a Marseille...

Berteau m'interrompit.

--Eh! mon ami, c'est bien mieux que tout cela: c'est l'oiseau
conteste, l'oiseau fabuleux, l'oiseau que l'on vous a accuse d'avoir
trouve dans votre imagination, l'oiseau qui n'existe pas, a ce que
pretendent les savants; c'est un chastre, mon ami; voila vingt ans que
j'en cherche un pour vous l'envoyer. Tiens, Claude, voila cent sous.

--Un chastre!

Je vous avoue que, moi-meme, j'etais reste stupefait; on m'avait tant
dit que j'avais invente le chastre, que j'avais fini par le croire.

Je m'etais dit que j'avais ete mystifie par M. Louet, et je m'etais
console, ayant ete depuis mystifie par bien d'autres.

Mais non, l'honnete homme ne m'avait dit que la verite; peut-etre
n'avait-il pas ete a Rome en poursuivant un chastre, mais il avait pu
y aller, puisque, ornothologiquement parlant, la cause premiere
existait.

Je mis le chastre dans une boite faite expres, et je l'expediai a
Paris pour le faire empailler.

Puis je m'occupai de mon installation.

La premiere chose qui m'etait necessaire etait une cuisiniere.

Je m'informai a Berteau.

--Diable! me dit-il, je vous en donnerais bien une, mais....

--Mais quoi?

--Mais elle a un defaut.

--Lequel?

--Elle ne sait pas faire la cuisine.

Je jetai un cri de joie.

--Eh! mon ami, lui dis-je, c'est justement ce que je cherche! Une
cuisiniere qui ne sait pas faire la cuisine, mais c'est un oiseau bien
autrement rare que votre chastre, que je soupconne d'etre le merle a
plastron, ce qui, soyez tranquille, ne m'ote aucunement de ma
consideration pour lui. Une cuisiniere qui ne sait pas faire la
cuisine est un etre sans envie, sans orgueil, sans prejuges, qui
n'ajoutera pas de poivre dans mes ragouts, de farine dans mes sauces,
de chicoree dans mon cafe; qui me laissera mettre du vin et du
bouillon dans mes omelettes sans lever les iras au ciel, comme le
grand pretre Abimeleck. Allez me chercher votre cuisiniere qui ne sait
pas faire la cuisine, cher ami, et n'allez pas vous tromper et m'en
amener une qui la sache.

Berteau partit comme si c'etait la veille qu'il eut jete une perruque
au parterre, et revint ramenant au petit trot derriere lui une bonne
grosse Provencale de trente-cinq a quarante ans, avec un sourire sur
les levres, une etincelle dans les yeux, et un accent que, pres
d'elle, la capitaine Pamphile parlait le tourangeau.

Elle s'appelait madame Cammel.

Nous nons entendimes en quelques paroles.

Il fut convenu qu'elle ferait le marche et que je ferais la cuisine.

La seule part qu'elle prendrait a cette preparation chimique serait de
gratter les legumes, d'ecumer le pot-au-feu et de vider les volailles;
je me chargeais du reste.

Il n'est pas, chers lecteurs,--detournez-vous, belles lectrices qui
meprisez les occupations du menage, et n'ecoutez pas,--il n'est pas,
chers lecteurs, que vous ne sachiez que j'ai des pretentions a la
litterature, mais qu'elles ne sont rien aupres de mes pretentions a la
cuisine.

J'ai, de par le monde, trois ou quatre grands cuisiniers de mes amis,
que je me menage pour collaborateurs dans un grand ouvrage sur la
cuisine, lequel ouvrage sera l'oreiller de ma vieillesse.

Ces grands cuisiniers, ces illustres collaborateurs, sont Vuillemot,
mon ancien hote de la Cloche et de la Bouteille, qui tient aujourd'hui
le restaurant de la place de la Madeleine, l'homme chez lequel on boit
le meilleur vin, on mange les huitres les plus fraiches, et l'on
deguste les hollandais les plus fins; enfin Roubion et Jenard de
Marseille, les seuls praticiens chez lesquels on mange la veritable
bouillabaisse aux trois poissons.

Et, remarquez-le bien, chers lecteurs, mon livre ne sera pas un livre
de simple theorie. Ce sera un livre de pratique. Avec mon livre, on
n'aura plus besoin de savoir la cuisine pour la faire; au contraire,
moins on la saura, mieux on la fera.

Car, si poetique que sera l'oeuvre, l'execution sera toute materielle.
Comme en arithmetique, des que j'aurai indique une recette, je
donnerai la preuve de son infaillibilite.

Tenez,--exemple,--le premier venu, et bien simple; vous allez toucher
la chose du doigt.

Il s'agit de faire rotir un poulet.

Brillat-Savarin, homme de theorie, qui n'a, au fond, invente que
l'omelette aux laitances de carpes, a dit:

     On devient cuisinier, mais on nait rotisseur.

C'est une maxime, c'est meme plus ou moins qu'une maxime, c'est un
vers.

Mais, au lieu d'une maxime, au lieu d'un vers, il aurait bien mieux
fait de nous donner une recette.

Coutry, autre grand praticien, aujourd'hui retire, a dit:

" Je prefere le cuisinier qui invente un plat a l'astronome qui
decouvre une etoile; car, pour ce que nous en faisons, des etoiles,
nous en aurons toujours assez. "

Revenons a la maniere de faire rotir un poulet.

--Pardieu! c'est bien simple! me direz-vous, surtout avec nos cuisines
economiques. Vous mettez votre poulet dans un plat, sur une couche de
beurre, vous glissez le plat dans votre four, et, de temps en temps,
vous arrosez le poulet.

--Pouah!--ne causons pas ensemble, s'il vous plait, ce serait du temps
perdu.--Un roti au four! c'est bon pour des Esquimaux, des Hottentots
et des Arabes.

--Alors, a la broche! soit a la broche au tourniquet, soit dans une
cuisiniere, avec une coquille devant.

--C'est deja mieux; mais ne vous fachez pas si je vous dis que c'est
l'enfance de l'art que vous pratiquez la.

--L'enfance de l'art?

--Eh! oui. Savez-vous combien vous faites de trous a votre poulet en
le faisant cuire de cette facon? Quatre: deux avec la broche, deux
horizontalement, deux verticalement. Eh bien, c'est trois de trop. Ah!
vous commencez a reflechir, n'est-ce pas, chers lecteurs? Vous vous
dites: " Le maitre, en somme, pourrait bien avoir raison: plus le
poulet a de trous, plus il perd de jus, et le jus du poulet, une fois
tombe dans la lechefrite, n'est plus bon qu'a faire des epinards;
encore, pour les susdits epinards, la graisse de caille vaut-elle
mieux. "

Pas de broches, mes enfants, pas de brochettes! Une simple ficelle!

Ecoutez bien ceci:

Tout animal a deux orifices, n'est-ce pas? un superieur, un inferieur;
c'est inconteste.

Vous prenez votre poulet, vous lui faites rentrer la tete entre les
deux clavicules, de maniere a ce qu'elle penetre dans les cavites de
l'estomac (methode belge), vous recousez la peau du cou de maniere a
fermer hermetiquement les blessures de la poitrine.

Vous retournez votre poulet, vous faites rentrer dans son orifice
inferieur le foie, vous introduisez avec le foie un petit oignon et un
morceau de beurre manie de sel et de poivre, et, devant un bon feu de
bois, vous pendez votre poulet par les pattes de derriere a une simple
ficelle, que vous faites tourner comme sainte Genevieve faisait
tourner son fuseau.

Puis vous versez dans votre lechefrite gros comme un oeuf de beurre
frais et une tasse a cafe de creme.

Enfin, avec ce beurre et cette creme meles ensemble, vous arrosez
votre poulet, en ayant soin de lui introduire le plus que vous pourrez
de ce melange dans l'orifice inferieur.

Vous comprenez bien qu'il n'y a pas meme a discuter la superiorite
d'une pareille methode. Il y a a faire cuire deux poulets, et meme
trois poulets, si vous y tenez, a votre four, et a gouter.

Eh bien, dans mon livre, tout sera de cette simplicite, et, j'ose le
dire, de cette superiorite.

Au bout de quatre jours de cette cuisine simple et substantielle, les
_Gardes forestiers_ etaient faits.--Le jeudi, ils furent lus.--Quinze
jours apres, ils furent joues avec le succes que vous ont dit les
journaux de Marseille.

Berteau retrouva, le soir de la representation, le premier murmure
dans la salle; mais il le fit taire.

--Par quel moyen?

--Ah! quant a cela, je n'en sais rien... Par les moyens connus de
Berleau.


Le jour meme ou j'arrivai a Marseille, je pris Jenneval et Clarisse,
et je les emmenai au chateau d'If.

A propos, je ne vous ai pas dit de moi et de ma piece tout le bien que
j'en pense, et je vous ai modestement renvoye aux journaux de
Marseille; mais ne point parler de la facon dont Jenneval et Clarisse
jouerent, l'un le pere Vatrin et l'autre la mere Vatrin, ce serait une
ingratitude.

Vous connaissez Clarisse, je n'ai donc rien a vous en dire, ou plutot
je n'ai a vous en dire que ce que vous en savez: que c'est une de ces
rares organisations qui ont recu de Dieu le privilege de vous faire
rire et pleurer.

Mais vous ne connaissez pas Jenneval. C'est un beau garcon de
trente-quatre a trente-cinq ans, un type qui tient a la fois de
Clarence et de Melingue, et qui a, surtout dans le grand drame, dans
_Richard Darlington_, dans _Buridan_, dans _Kean_, de magnifiques
emportements.

Cette fois, il perdait une partie de ses avantages, jouant un vieux
garde dont les epaules, a force de porter son fusil, sont un peu
rentrees dans la poitrine, dont les jambes, a force de marcher, sont
un peu rentrees dans le ventre.

Eh bien, il y avait ete tout simplement parfait.

Quand il y aura, dans un des theatres de Paris, un directeur qui ne
fera pas ses pieces lui-meme, et que j'aurai un peu d'influence dans
ce theatre, j'y ferai entrer Jenneval.

Alors vous verrez et vous jugerez.

J'avais, en outre, retrouve dans la troupe un garcon d'un grand
talent, qui avait cree a Bruxelles le role de Mazarin dans mon drame
de _la Jeunesse de Louis XIV_, arrete par la censure parisienne.

On l'appelle Romanville.

Encore un qui devrait etre a Paris, et qui n'y est pas.

En outre, etaient venues de Paris: mademoiselle Henriette Nova,
charmante actrice deja applaudie a l'Ambigu, et la petite Dubreuil,
qui tient a neuf ans ce que les autres actrices promettent a peine a
dix-huit.

Carre et M. Herbeley completaient cet ensemble, auquel la meilleure
troupe de drame de Paris eut porte envie.

Donc, grace a eux, succes et grand succes. Maintenant, n'en parlons
plus, et revenons au chateau d'If.

Ce n'etait pas que je ne connusse le chateau d'If, si j'etais presse
d'y aller. Je le connais depuis 1834; en 1834, j'y fis une visite avec
le meme Berteau, que vous avez vu en 1858 m'accompagner a la
Blancarde, et Mery, que nous laissames sur le rivage, comme une Ariane
volontairement abandonnee.

C'est que Mery a le mal de mer rien qu'a regarder le balancement d'un
bateau; aussi mimes-nous sa peur a rancon; il ne fut rachete du voyage
qu'a la condition qu'au retour il y aurait deux cents vers faits.

Au retour, il y en avait deux cent cinquante. Mery est de bonne mesure
et donne toujours plus qu'on ne lui demande.

A l'epoque ou je visitai pour la premiere fois le chateau
d'If,--1834--l'ombre de Mirabeau y regnait en souveraine. On n'y
montrait que le cachot de Mirabeau; on n'y parlait que de Mirabeau; on
n'y racontait que les faits et gestes de Mirabeau.

Depuis 1834, tout est bien change.

      Canaris! Canaris! nous t'avons oublie!

s'ecrie Victor Hugo.

Helas! Mirabeau est aujourd'hui bien plus oublie au chateau d'If que
Canaris en Grece.

Qui est cause de cet oubli?

Votre serviteur, qui a eu le malheur de faire un roman en une douzaine
de volumes, intitule _Monte-Cristo_.

Avant d'etre Monte-Cristo, Monte-Cristo fut Dantes.

Vous vous en souvenez bien; Dantes passe quatorze ans avec l'abbe
Faria dans les cachots du chateau d'If, et n'en sort qu'en se
substituant a celui-ci dans le sac qu'on jette a la mer.

Or, voila que la legende fausse a pris la place de l'histoire vraie;
voila qu'on ne raconte plus au chateau d'If la captivite de Mirabeau,
mais la fuite de Dantes.

Deja, en 1847, quand j'ai fait representer _Monte-Cristo_ en deux
journees, au Theatre-Historique, j'avais ecrit a Marseille pour avoir
une vue du chateau d'If.

Le dessin me fut envoye avec cette exergue:

_Vue du chateau d'If, prise de l'endroit ou Dantes a ete precipite._

Depuis ce temps, la tradition n'a fait que croitre et embellir. Un
concierge fait sa fortune au chateau d'If--fortune de concierge, bien
entendu--en six a sept ans, vend son fonds comme Boissier fait de son
magasin, Philippe, de son restaurant, madame Prevost, de sa boutique
de fleurs, et se retire avec des rentes.

Un journal a meme ete plus loin: il a annonce qu'un de ces concierges
enrichis m'avait, reconnaissant a son dernier soupir, laisse cent
mille francs.

C'est possible, mais aucun notaire ne m'a encore ecrit pour jne faire
des communications a ce sujet.

Tant il y a que j'arrivai au chateau d'If pour me faire raconter
l'histoire de Dantes comme a un etranger, et que, comme a un etranger,
le concierge, ou plutot la concierge, dans un baragouin espagnol
impossible a comprendre, il faut lui rendre cette justice, me raconta
l'histoire de Dantes.

Rien n'y manquait, je dois le dire, ni le corridor creuse d'un cachot
a l'autre, ni la mort de Faria, ni la fuite du prisonnier.

Quelques pierres avaient meme ete tirees de la muraille pour donner
plus de vraisemblance a la chose.

En sortant, je donnai au concierge un certificat constatant que toute
cette histoire etait parfaitement conforme au roman.

Mais j'avoue que j'ecoutais le recit de la digne concierge avec une
certaine distraction.

Au moment ou j'avais pris une barque sur la Canebiere,--la premiere
venue,--un des bateliers qui etaient amarres au quai avait dit
quelques mots tout bas a l'oreille de son camarade, c'est-a-dire a
celui que j'avais choisi. Il s'en etait suivi une reponse de la part
de mon batelier, puis une transaction qui avait eu pour resultat de
mettre dix francs dans la poche du patron de ma barque.

Moyennant ces dix francs, le batelier etranger s'etait etabli a
l'avant, avait pris un aviron de chaque main, et, tandis que son
confrere restait les bras croises sur la Canebiere, il avait fait
force de rames vers le chateau d'If, ou, apres une demi-heure de
navigation, il nous avait heureusement deposes.

Il etait clair que le bonhomme m'avait achete a son collegue, et que
le marche avait eu lieu a forfait pour dix francs.

Aussi, en mettant pied a terre, tirai-je quinze francs de ma poche,
pensant que c'etait le moindre benefice que je pusse donner a un homme
qui avait estime a dix francs l'honneur de me conduire.

Mais lui, secouant la tete:

--Non, monsieur Dumas, dit-il, ce n'est rien.

--Ah! ah! dis-je, vous me connaissez?

--Eh! tron de l'air, si je ne vous avais pas connu, je ne vous eusse
pas achete.

--Mais raison de plus, puisque vous m'avez achete, pour que je vous
rembourse au moins le prix que je vous ai coute.

--Ah! sous ce rapport-la, je suis paye.

--Comment cela?

--Par le plaisir de vous avoir conduit. Ah ca! vous croyez donc que,
parce qu'on est un pauvre batelier, on est une brute? Point. Oh! oh!
on vous a lu, allez! La femme vous a lu, les enfants vous ont lu.

--Mais, mon ami, tout cela n'est pas une raison pour que vous me
conduisiez gratis au chateau d'If; qu'est-ce que je dis, gratis! pour
que vous donniez dix francs pour me conduire.

--L'imbecile! dit-il avec cet accent provencal qui prend une si grande
expression dans la bouche d'un Marseillais; quand je pense qu'il ne
vous connait pas! Moi, vous seriez descendu dans mon bateau, et l'on
fut venu m'offrir cent francs pour ceder mon bateau, que je ne l'eusse
pas cede.

--Mais, mon Dieu, fis-je en me grattant l'oreille, cela m'embarrasse
beaucoup.

--Oh! il n'y a pas d'embarras la-dedans. Voila mon bateau, _la
Ville-de-Paris_. Vous etes a Marseille pour huit jours, quinze jours,
un mois; _la Ville-de-Paris_ est a votre disposition pendant tout le
temps que vous serez a Marseille.

--Mais pas comme aujourd'hui, pas gratis, cher ami?

--Gratis, au contraire, ou, sans cela, l'affaire ne se fait pas.

--Cependant...

--Voila comme je suis; seulement, si vous etes trop fier pour
accepter, eh bien, vous ferez de la peine a un de vos meilleurs amis,
voila tout.

Je lui tendis la main.

--J'accepte, lui dis-je.

--Alors, donnez vos ordres pour demain.

--Demain, a onze heures, je vais dejeuner a la Reserve.

--A onze heures, on vous attendra. Mais ne vous genez pas, si ce n'est
que pour midi, on vous attendra encore, on vous attendra toute la
journee.

--Mais je vais vous ruiner, mon ami!

--Bah! vous ne me ferez jamais tant perdre que vous m'avez fait
gagner! Mais vous etes notre boulanger; c'est vous qui nous avez cuit
notre pain avec votre roman de _Monte-Cristo_. A partir du mois
d'avril jusqu'au mois de novembre, on n'entend sur la Canebiere que
cette phrase-la, avec dix accents differents: " Batelier, au chateau
d'If! " Mais, si nous n'etions pas un tas d'ingrats, nous vous ferions
une pension.

--Alors, n'en parlons plus; a demain onze heures.

--A demain onze heures.

Le lendemain, a onze heures, j'etais sur la Canebiere; mon homme
m'attendait. Je me fis conduire a la Reserve; je commandai un
excellent dejeuner pour deux; puis, quand le dejeuner fut servi:

--Faites prevenir mon batelier que je l'attends, dis-je a Isnard.

On prevint mon batelier, qui monta en tordant son chapeau entre ses
doigts.

Mais, de meme que, sur l'eau, j'avais ete oblige d'accepter ses
conditions, sur terre, il fut force d'accepter les miennes.

Or, ces conditions etaient qu'il se mit a table et dejeunat; ce qu'il
fit, du reste, d'excellente grace.

Maintenant, chers lecteurs, c'est a vous de m'acquitter avec ce brave
homme.

Si jamais vous allez a Marseille, et qu'a Marseille il vous prenne
fantaisie de faire une promenade sur l'eau, demandez le batelier de
_la Ville-de-Paris;_ ne lui dites pas que vous me connaissez, pour
Dieu! il ne vous laisserait pas payer.

Demandez-lui seulement si l'anecdote est vraie.

Je n'avais pas vu Marseille depuis 1842.

Or, depuis 1842, Marseille, grace a nos colonies d'Afrique, grace au
commerce, qui chaque jour devient plus actif avec le Levant; grace au
port de la Joliette, grace au quai Mires, dont on peut rire a Paris,
mais qu'il faut admirer a Marseille,--Marseille compte cinquante ou
soixante mille habitants de plus, sans compter que la population
flottante a double. Il est vrai qu'au contraire de la fille du Phoceen
Protis, qui engraisse, profite et fleurit, la fille de Sextius
Calvinus, la pauvre Aix maigrit, palit, s'etiole.

Le chemin de fer qui, a la suite du beau discours de Lamartine, a
passe a Arles au lieu de passer a Aix, a acheve de tuer la pauvre
ville poitrinaire; Aix, qui avait autrefois vingt-quatre mille
habitants, n'en a pas quinze mille a cette heure.

Aussi Berteau, qui est aujourd'hui secretaire, non plus du prefet,
mais de la chambre de commerce, ce qui lui vaut dix-huit mille francs
au lieu de cent louis, avait-il fait une proposition au conseil
municipal de Marseille.

C'etait d'acheter Aix.

Il avait calcule que c'etait une affaire de cinq a six millions: on
achetait toutes les maisons d'Aix; on les rasait, on passait la
charrue sur leur emplacement, et on y plantait des oliviers.

Les Aixois, sans feu ni lieu, etaient obliges de venir a Marseille.

Bonne affaire pour les proprietaires auxquels tombait du ciel un
surcroit de quatorze mille locataires avec de l'argent tout frais en
poche. En outre, la cour royale, l'academie, l'universite, les
archives, suivaient naturellement les habitants.

Marseille heritait de tout cela; cela valait bien six millions, et il
n'y avait rien d'enorme a faire une pareille proposition a une ville
qui vient de depenser quarante millions pour emprunter un filet d'eau
a la Durance.

La municipalite refusa.

Les esprits senses en sont encore a se demander pourquoi.

Berteau pense que c'est son affaire de 1831--vous savez, la fameuse
affaire de la couronne de laurier et de la perruque--qui lui a fait du
tort.

Il pourrait bien avoir raison: rien n'est rancunier comme un
classique.

Il y a tel academicien qui ne peut pas encore pardonner au public du
Theatre-Francais le succes de _Henri III_ et la chute d'_Arbogaste_.

A propos, on dit qu'il est question de le reprendre.--Oh! soyez
tranquilles! _Arbogaste_,--pas _Henri III_.



HEURES DE PRISON


Un livre me tombe sous la main, qui reveille en moi de vieux
souvenirs, un livre comme ceux de Pelisson, de Latude, du baron de
Trenck, de Silvio Pellico et d'Andriane.

Celle qui l'a ecrit n'est plus qu'un cadavre froid et insensible; le
coeur qui a battu sous tant de douloureuses impressions s'est arrete;
l'ame qui a jete de si lamentables cris est remontee au ciel.

Marie Capelle etait-elle coupable ou non? Ceci est maintenant une
affaire entre ses juges et Dieu. Elle disait obstinement,
eternellement: _Non!_ La loi a dit une seule fois: _Oui,_ et cette
seule affirmation l'a emporte sur toutes ses denegations.

Nous l'avons connue enfant, paree de la double robe virginale, de la
jeunesse et de l'innocence. Si notre conscience avait a prendre un
parti, peut-etre, comme la loi, dirait-elle: _Oui;_ si notre coeur et
notre imagination avaient a absoudre ou a condamner, peut-etre, comme
la victime, diraient-ils: _Non._

En tout cas, coupable ou innocente, Marie Capelle est morte; elle a
pour elle aujourd'hui l'expiation du cachot, la rehabilitation de la
tombe. Recueillons donc les larmes qui, pendant onze ans, sont tombees
goutte a goutte de ses yeux. Que ce soit le remords, l'injustice ou le
desespoir qui les ait fait couler, celle qui les versait, pecheresse
ou martyre, est maintenant a la droite du Seigneur; ses larmes sont
pures comme le liquide cristal qui sort du rocher.

Aussi accorderons-nous au livre un peu plus d'espace, a la prisonniere
un peu plus de temps que d'autres ne leur en ont accorde. Ni la
prisonniere ni le livre ne nous sont etrangers. J'etais lie au
grand-pere de Marie Capelle, mon tuteur; je suis lie a sa mere par les
liens de la famille: Antonine, sa soeur, a epouse un de mes parents.

On me dit que sa famille, qui l'avait abandonnee avant son mariage,
l'a reniee apres son crime.--Remarquez que je parle au point de vue de
la loi, et que je la tiens coupable, du moment que le jury a dit
qu'elle l'etait.

Mais, de mon cote, il n'en a pas ete ainsi: au moment du proces, j'ai
fait ce que j'ai pu pour la sauver; condamnee et captive, j'ai fait ce
que j'ai pu pour la faire sortir de prison.

En 1848, j'etais pres d'obtenir du roi Louis-Philippe, qui, aux yeux
de la nature, lui etait plus proche parent que moi, la grace de Marie
Capelle. J'avais parole du ministre de la justice qu'elle passerait de
la prison de Montpellier dans une maison de sante, et, de la maison de
sante, a l'air libre. Pauvre hirondelle, comme elle eut secoue ses
ailes en deuil! comme elle eut chante son plus joyeux chant!

Maintenant, pourquoi, en 1847 et 1848, avais-je redouble d'efforts
pour rendre la liberte a la pauvre prisonniere? d'ou vient que je
m'etais expose a toutes les avanies auxquelles s'expose un
solliciteur, moi qui redoute tellement les avanies, que je n'ai jamais
rien sollicite pour moi?

Je vais vous le dire.

Au mois de decembre 1846, je voyageais en Afrique avec mon fils,
Auguste Maquet, Louis Boulanger, Giraud et Desbarolles. Nous avions
quitte, cinq ou six heures auparavant, ce nid d'aigle qu'on appelle
Constantine, et nous etions forces de faire halte et de passer la nuit
au camp de Smendou.

Le camp de Smendou avait des murailles, mais n'avait point de maisons.
On avait du songer a se defendre avant de songer a se loger.

Je me trompe: il y avait une grande barraque en bois qui portait le
nom pompeux d'auberge, et une petite maison en pierre modelee en
miniature sur le fameux hotel de Nantes, qui est reste si longtemps
debout et isole sur la place du Carrousel, laquelle maison etait
habitee par le payeur du regiment en garnison au camp de Smendou.

C'est remarquable comme il fait froid en Afrique! c'etait a croire que
le soleil, roi des Saharas, avait abdique, et faisait faire son
interim par Saturne ou par Mercure. Il avait plu, et gele par-dessus
la pluie; de sorte que nous arrivions au terme de notre etape tout
mouilles et tout transis.

Nous entrames a l'auberge et nous nous pressames autour du poele, tout
en commandant le souper.

Il faisait une bise atroce, et cette bise passait par les planches
gercees, de maniere a nous faire craindre d'etre obliges de souper
sans chandelle. Smendou, en 1846, n'en etait pas arrive encore a ce
degre de civilisation, de se servir de lampes ou de bougies.

Je demandai deux hommes de bonne volonte pour se mettre en quete d'une
chambre, tandis que je veillerais sur le souper.

Quoiqu'on mangeat mieux qu'en Espagne, cela ne voulait pas dire que
l'on mangeat agreablement et abondamment.

Giraud et Desbarolles se devouerent. Ils prirent une lanterne: tenter
de parcourir les corridors avec une chandelle, c'etait une entreprise
insensee qui ne se presenta meme point a leur esprit.

Au bout de dix minutes, les intrepides explorateurs revinrent; ils
rapportaient cette nouvelle, qu'ils avaient trouve une espece de
galetas par les interstices duquel le vent penetrait de tous les
cotes. Le seul avantage que presentait une nuit passee la sur une nuit
passee a la belle etoile, c'est qu'on avait chance d'y attraper des
coups d'air.

Nous ecoutions melancoliquement le recit de Giraud et de
Desbarolles,--je dis de Giraud et de Desbarolles, parce que nous
esperions toujours, en les interrogeant l'un apres l'autre, apprendre
de celui qui s'etait tu quelque chose de mieux que de celui qui avait
parle;--mais ils avaient beau alterner, comme Melibee et Dametas, leur
chant etait d'une effroyable monotonie et d'une lamentable uniformite.

Tout a coup, notre hote, apres avoir echange quelques paroles avec un
soldat, vint a moi, me demanda si je ne m'appelais pas M. Alexandre
Dumas, et, sur ma reponse affirmative, me presenta les compliments de
l'officier payeur, lequel le chargeait de m'offrir l'hospitalite dans
le rez-de-chaussee de la petite maison en pierre sur laquelle, des
notre arrivee et en la comparant a la barraque en bois, nous avions
tourne des regards d'envie.

L'offre etait donc on ne peut plus opportune. Seulement, je demandai
s'il y avait des lits pour six personnes, ou, tout au moins, si le
rez-de-chaussee etait assez grand pour nous contenir tous. Le
rez-de-chaussee avait douze pieds carres et ne contenait qu'un lit.

J'envoyai tous mes compliments a l'obligeant officier; mais, du moment
qu'il n'y avait qu'un lit, je priai notre hote de lui dire que je ne
pouvais accepter.

C'etait du devouement; mais ce devouement fut repousse par ceux en
faveur de qui il se produisait. Mes compagnons de voyage s'ecrierent
d'une seule voix qu'ils n'en seraient pas mieux parce que je serais
plus mal, et ils insisterent en choeur pour que j'acceptasse l'offre
qui m'etait faite.

La logique de ce raisonnement me touchant d'un cote, le demon du
bien-etre me sollicitant de l'autre, j'etais tout pres d'accepter,
quand j'objectai un dernier scrupule.

Je privais l'officier payeur de son lit.

Mais mon hote semblait avoir une carte d'arguments comme il avait une
carte de mets; seulement, la premiere etait mieux fournie que la
seconde. Il me repondit que l'officier avait deja fait dresser un lit
de sangle au premier, et qu'au lieu de le priver de quoi que ce fut,
je lui faisais, au contraire, le plus grand plaisir en acceptant.

Resister plus longtemps a une offre faite avec tant de cordialite eut
ete chose ridicule. J'acceptai donc; seulement, je mis pour condition
que j'aurais l'honneur de lui presenter mes remerciments.

Mais l'ambassadeur me repondit que l'officier payeur etait rentre
tres-fatigue, qu'il s'etait immediatement couche sur son lit de
sangle, en priant que l'on me transmit son offre.

Des lors, je ne pouvais plus le remercier qu'en le reveillant, ce qui
faisait de ma politesse quelque chose qui ressemblait fort a une
indiscretion.

Je n'insistai donc pas davantage, et, le souper fini, je me fis
conduire au rez-de-chaussee qui m'etait destine.

La pluie tombait a torrents, et un vent aigu sifflait a travers
quelques arbres depouilles de leurs feuilles, la barraque de
l'aubergiste, la maison du payeur et les tentes des soldats.

J'avoue que je fus agreablement surpris a la vue de mon logement.
C'etait une jolie petite cellule, parquetee en sapin, ou l'on avait
pousse la recherche jusqu'a couvrir les murs d'un papier. Cette petite
chambre, toute simple qu'elle etait, s'offrait a moi avec un parfum de
proprete aristocratique.

Les draps etaient d'une blancheur eclatante et d'une finesse
remarquable; une commode, aux tiroirs ouverts, laissait voir, dans
l'un, une elegante robe de chambre, dans l'autre, des chemises
blanches et de couleur.

Il etait evident que mon hote avait prevu le cas ou je desirerais
changer de linge, sans prendre la peine d'ouvrir mes malles.

Tout cela avait un caractere de courtoisie presque chevaleresque.

Il y avait bon feu dans la cheminee. Je m'en approchai.

Sur la cheminee, il y avait un livre. Je l'ouvris.

Ce livre etait l'_Imitation de Jesus-Christ_.

Sur la premiere page du livre saint etaient ecrits ces mots:

_Donne par mon excellente amie la marquise de..._

Le nom venait d'etre rature il n'y avait pas dix minutes, et de facon
a le rendre illisible.

Etrange chose!

Je levai la tete pour regarder autour de moi, doutant que je fusse en
Afrique, dans la province de Constantine, an camp de Smendou.

Mes yeux s'arreterent sur un petit portrait au daguerreotype.

Ce portrait representait une femme de vingt-six a vingt-huit ans,
accoudee a une fenetre et regardant le ciel a travers les barreaux
d'une prison.

La chose devenait de plus en plus etrange; plus je regardais cette
femme, plus j'etais convaincu que je la connaissais.

Seulement, cette ressemblance, qui ne m'etait pas etrangere, flottait
dans les vagues horizons d'un passe deja lointain.

Quelle pouvait etre cette femme prisonniere? a quelle epoque
etait-elle entree dans ma vie? de quelle facon s'y etait-elle melee?
quelle part y avait-elle prise, superficielle ou importante? Voila ce
qu'il m'etait impossible de preciser.

Cependant, plus je regardais le portrait, plus je demeurais convaincu
que je connaissais ou que j'avais connu cette femme.

Mais la memoire a parfois de singuliers entetements: la mienne
s'ouvrait parfois sur des echappees de ma jeunesse, mais presque
aussitot une epaisse brume envahissait le paysage, brouillant et
confondant tous les objets.

Je passai plus d'une heure la tete appuyee dans ma main; pendant cette
heure, tous les fantomes de mes vingt premieres annees, evoques par ma
volonte, reparurent devant moi: les uns rayonnants comme si je les
avais vus la veille; les autres dans la demi-teinte; les autres,
pareils a des ombres voilees.

La femme du portrait etait parmi ces derniers; mais j'avais beau
etendre la main, je ne pouvais soulever son voile.

Je me couchai et m'endormis, esperant que mon sommeil serait plus
lumineux que ma veille.

Je me trompais.

Je fus reveille a cinq heures par mon hote, qui frappait a ma porte,
et qui m'appelait.

Je reconnus sa voix.

J'allai ouvrir, et je le priai de demander pour moi, au proprietaire
de la chambre, au proprietaire du livre, au proprietaire du portrait,
la permission de lui presenter mes remerciments. En le voyant,
peut-etre tout ce mystere, qui m'eut semble un reve si les objets qui
occupaient ma pensee n'eussent point ete sous mes yeux; en le voyant,
dis-je, peut-etre tout ce mystere me serait-il explique. En tout cas,
si la vue ne suffisait pas, il me restait la parole; et, au risque
d'etre indiscret, j'etais resolu a interroger.

Mais c'etait un parti pris: mon hote me repondit que l'officier payeur
etait parti depuis quatre heures du matin, exprimant le regret de
partir si tot, _ce qui le privait du plaisir de me voir._

Cette fois, il etait evident qu'il me fuyait.

Quelle raison avait-il de me fuir?

C'etait plus difficile encore a etablir que l'identite de cette femme,
au portrait de laquelle je revenais sans cesse. J'en pris mon parti et
je tachai d'oublier.

Mais n'oublie pas qui veut. Mes compagnons de voyage me trouverent,
sinon tout soucieux, du moins tout pensif; ils me demanderent la cause
de ma preoccupation.

Je leur racontai cette contre-partie du voyage de M. de Maistre autour
de sa chambre.

Puis nous remontames en diligence, et nous dimes adieu, probablement
pour toujours, au camp de Smendou.

Au bout d'une heure de marche, une cote assez roide se dressa sur
notre chemin; la diligence s'arreta, le conducteur nous faisant cette
galanterie, a laquelle ses chevaux etaient encore plus sensibles que
nous, de nous offrir de descendre.

Nous acceptames ce delassement. La pluie de la veille avait cesse, et
un pale rayon de soleil filtrait entre deux nuages.

Au milieu de la montee, le conducteur de la diligence s'approcha de
moi d'un air mysterieux.

Je le regardai d'un air etonne.

--Monsieur, me dit-il, savez-vous le nom de l'officier qui vous a
prete sa chambre?

--Non, lui repondis-je, et, si vous le savez, vous me feriez grand
plaisir de me l'apprendre.

--Eh bien, il se nomme M. Collard.

--Collard! m'ecriai-je; et pourquoi ne m'avez-vous pas dit ce nom-la
plus tot?

--Il m'avait fait promettre de ne vous le dire que lorsque nous
serions a une lieue de Smendou.

--Collard! repetais-je comme un homme a qui l'on ote un bandeau de
devant les yeux.--Ah! oui, Collard.

Ce nom m'expliquait tout.

Cette femme qui regardait le ciel a travers les barreaux de sa prison,
cette femme, dont ma memoire avait garde une image indecise, c'etait
Marie Capelle, c'etait madame Lafarge.

Je ne connaissais qu'un Collard, Maurice Collard, avec qui j'avais,
aux jours de notre jeunesse, couru tant de fois, insoucieux, dans les
allees ombreuses du parc de Villers-Hellon. Pour moi, cet homme retire
du monde, refugie dans un desert, payeur d'un regiment, ne pouvait
etre que celui que j'avais connu, c'est-a-dire l'oncle de Marie
Capelle.

De la le portrait de la prisonniere sur la cheminee. La parente
expliquait tout.

Maurice Collard! Mais pourquoi donc s'etait-il prive de ce sympathique
serrement de main qui nous eut rajeunis tous deux de trente annees?

Par quel sentiment de honte mal entendue s'etait-il si obstinement
derobe a mes yeux, aux yeux d'un compagnon de son enfance?

Oh! sans doute, de peur que mon orgueil ne lui fit an reproche d'etre
le parent et l'ami d'une femme dont j'avais ete moi-meme l'ami et qui
etait presque ma parente.

Que tu connaissais mal mon coeur, pauvre coeur saignant, et comme je
t'en voulais de ce doute desespere!

J'avais eprouve peu de sensations aussi navrantes que celle qui, en ce
moment, m'inonda le coeur de tristesse.

Je voulais retourner a Smendou; je l'eusse fait si j'eusse ete seul;
mais, en faisant cela, j'imposais deux jours de retard a mes
compagnons.

Je me contentai de dechirer une page de mon album, et d'ecrire au
crayon;

  " Cher Maurice,

  " Quelle folle et desolante idee t'a donc passe par l'esprit au
  moment ou, au lieu de venir te jeter dans mes bras, comme dans ceux
  d'un ami qu'on n'a pas vu depuis vingt ans, tu t'es cache, au
  contraire, pour que je ne te rencontrasse point? Si ce que je crois
  est vrai, c'est-a-dire que ta douleur vienne de l'irreparable
  malheur qui nous a frappes tous, par qui pouvais-tu etre console si
  ce n'est par moi, qui _veux_ croire a l'innocence de la pauvre
  prisonniere, dont j'ai trouve le portrait suspendu a ta cheminee?

  " Adieu! je m'eloigne de toi, le coeur gros de toutes les larmes
  enfermees dans le tien.

  " Alex. DUMAS. "


En ce moment, deux soldats passaient; je leur remis mon billet a
l'adresse de Maurice Collard, et ils me promirent qu'il l'aurait dans
une heure.

Quant a moi, arrive au sommet de la montee, je me retournai, et je vis
une derniere fois, dans le lointain, le camp de Smendou, tache sombre,
etendue sur la rouge verdure du sol africain.

Je fis de la main un signe d'adieu a l'hospitaliere maison, qui
s'elevait, pareille a une tour, et de la fenetre de laquelle l'exile
suivait peut-etre notre marche vers la France.


Trois mois apres mon retour a Paris, je recus par
la poste un paquet au timbre de Montpellier.

Je brisai l'enveloppe: elle contenait un manuscrit d'une petite
ecriture, fine, reguliere, dessinee plutot qu'ecrite; plus, une lettre
d'une ecriture ardente, fievreuse, pressee, arrachee, comme par
secousses et comme dans des acces de Jelire a la plume qui l'avait
tracee.

La lettre etait signee: " Marie Capelle. "

Je tressaillis. Je n'avais pas completement oublie la douloureuse
aventure du camp de Smendou. Sans doute, cette lettre de la pauvre
prisonniere etait le complement, la postface, l'epilogue de cette
aventure.

Voici ce que contenait la lettre. Apres la lettre viendra le
manuscrit.

  " Monsieur,

  " Une lettre que je recois de mon cousin Eugene Collard,--car c'est
  mon cousin Eugene Collard (de Montpellier), et non mon oncle Maurice
  Collard (de Villers-Hellon), qui a eu le plaisir de vous donner
  l'hospitalite au camp de Smendou,--m'apprend toute la sympathie que
  vous lui avez temoignee pour moi.

  " Et cependant, cette sympathie est incomplete, car il vous reste un
  doute sur moi. Vous _voulez_ croire a mon innocence, dites-vous?...
  O Dumas! vous qui m'avez connue tout enfant, vous qui m'avez vue
  dans les bras de ma digne mere, sur les genoux de mon bon
  grand-pere, pouvez-vous supposer que cette petite Marie a la robe
  blanche, a la ceinture bleue, que vous avez rencontree un jour
  cueillant des paquerettes dans les pres de Corcy, ait commis le
  crime abominable dont elle etait accusee? car, de ce honteux vol de
  diamants, je ne vous en parle meme pas. Vous voulez croire,
  dites-vous?... O mon ami, vous qui pouvez etre mon sauveur, si vous
  le voulez; vous qui, avec votre voix europeenne; vous qui, avec
  votre plume puissante, pourriez faire pour moi ce que Voltaire a
  fait pour Calas, croyez, je vous en supplie, croyez, par l'ame de
  tous ceux que vous avez connus et qui vous aimaient comme un enfant
  ou comme un frere, par la tombe de mes vieux parents, par celle de
  mon pere et de ma mere, je vous jure, mon ami, les bras etendus vers
  vous, a travers les barreaux de ma prison, je vous jure que je suis
  innocente!

  " Pourquoi donc Collard ne vous a-t-il pas, ou pourquoi ne s'est-il
  pas, en vous parlant, assure de votre opinion sur la pauvre
  prisonniere qui tremble en vous ecrivant? Ah! lui, sait que je ne
  suis pas coupable; lui, si vous doutiez encore, vous eut convaincu.
  Oh! si je pouvais vous voir, si jamais vous passiez a
  Montpellier,--car, que vous y veniez expres, je n'ai point cet
  espoir,--je suis bien sure qu'en voyant mes larmes, en entendant mes
  sanglots, en sentant mes mains brulantes de fievre, d'insomnie, de
  desespoir, prendre vos mains, je suis sure que vous diriez, comme
  tous ceux qui me voient, comme tous ceux qui me connaissent: " Non!
  oh! non, Marie Capelle n'est point coupable! "

  " Vous rappelez-vous, dites, que nous avons dine ensemble chez ma
  tante Garat, deux ou trois mois avant ce malheureux mariage? Il n'en
  etait point question encore. Oh! j'etais bien heureuse alors!
  heureuse comparativement; car, depuis la mort de mon cher
  grand-pere, je n'ai jamais ete heureuse.

  " Eh bien, Dumas, rappelez-vous l'enfant, rappelez-vous la jeune
  fille; la prisonniere est aussi innocente que l'enfant et que la
  jeune fille; seulement, elle est plus digne de pitie, car elle est
  martyre.

  " Mais ecoutez bien une chose dont je ne vous ai point encore parle
  et dont il faut que je vous parle. Ce qui me desespere, ce qui
  m'etendra bientot morte dans une des etroites cellules de la mort ou
  dans une des cellules horribles de la folie, c'est l'inutilite de
  l'existence, c'est le doute de moi-meme, c'est tour a tour ma
  confiance dans ma force et ma mefiance dans les moyens de la
  reveler. " Travaillez, " me dit-on. Oui; mais la publicite est aussi
  necessaire aux germes de l'esprit que le soleil a ceux des moissons.
  Suis-je ou ne suis-je pas? Pauvre Hamlet, qui met en doute la
  justice humaine! Est-ce ma vanite qui m'egare dans des sentiers qui
  ne devaient pas etre les miens? N'est-ce pas seulement dans le coeur
  de mes amis que j'ai de l'esprit et du talent? Tantot je me
  surprends faible, hesitante, variable, femme enfin comme personne ne
  l'est, et je m'assigne ma place au coin du feu; je reve des joies
  douces et pales, j'emprisonne dans mon coeur seul la flamme que je
  sens si souvent monter a mon front; je caresse le reve de devoirs si
  charmants et si ombrages par la solitude, que nul etre humain ne
  pourrait m'y venir chercher pour m'y faire ressouvenir du passe.
  Tantot c'est ma tete qui a la fievre; mon ame semble se presser aux
  parois de mon cerveau pour l'elargir; mes pensees ont une voix: les
  unes chantent, les autres prient, les autres se lamentent; mes yeux
  memes semblent regarder en dedans. Je me comprends a peine moi-meme,
  et cependant, grace a l'etat d'exaltation dans lequel je suis, je
  comprends tout, le jour, la nature, Dieu. Si je veux m'occuper des
  soins de la vie, si je veux lire, par exemple, eh bien, je suis
  obligee d'achever les pensees du livre qui me paraissent
  incompletes. Je les mene avec mon imagination ou mon coeur pour
  guide, je ne sais pas bien lequel, une etape plus haut que l'auteur
  ne les a conduites. Les mots, ceux-la memes qui n'ont que des
  significations vulgaires aux yeux des autres, m'ouvrent, a moi, des
  horizons sans bornes qui se creusent, s'allument et m'attirent
  invinciblement dans leurs lumineuses voies. Je me souviens de choses
  que je n'ai jamais vues, mais qui, peut-etre, se sont passees dans
  un autre monde, dans une vie anterieure. Je suis comme un etranger
  qui, ouvrant un livre d'idiome inconnu, y trouverait la traduction
  de ses propres oeuvres, et qui continuerait a lire ainsi en
  lui-meme, non pas la forme, mais l'ame, mais la pensee, mais le
  secret de ces caracteres etranges qui restent des hieroglyphes
  indechiffrables a ses yeux.

  " Si, au lieu de lire, je veux travailler a quelque ouvrage de
  femme, mon aiguille tremble dans ma main, comme si c'etait une plume
  aux mains d'un grand ecrivain ou un pinceau aux mains d'un grand
  peintre. Artiste jusqu'au fond de l'ame, il me semble alors que je
  mettrais de l'art jusque dans un ourlet.

  " Enfin, si, au lieu de coudre et de lire, je continue a rever, si
  je m'abime dans une contemplation qui s'eleve jusqu'a l'extase,
  alors ma fievre devient plus intense et se ravive, et ma pensee
  escalade les etoiles.

  " Maintenant, comment decider,--tirez-moi de mon doute,
  Dumas,--comment decider lequel de tous ces etats est celui auquel
  Dieu m'a destinee? Comment savoir si ma vocation est la faiblesse ou
  la force? Comment choisir entre la femme de la nuit et celle du
  jour, entre l'ouvriere de midi ou la reveuse de minuit, entre
  l'indolente que vous aimez et la courageuse que vous avez bien voulu
  quelquefois louer et admirer? Ah! mon cher Dumas, ce doute de moi
  est le plus cruel des doutes! J'ai besoin d'encouragement et de
  critique; j'ai besoin que l'on choisisse pour moi entre l'aiguille
  et la plume; rien ne me couterait pour arriver au but si je me
  sentais des aides. Mais la mediocrite me fait horreur, et, s'il n'y
  a en moi _qu'une femme_, je veux bruler de vains jouets, et borner
  mon ambition a rester bien aimee et a savoir moi-meme sublimement
  aimer. Le mediocre dans les lettres, mon Dieu! c'est la roideur
  plate et vulgaire, c'est le corps sans l'ame, c'est l'huile qui
  tache quand elle n'eclaire pas.

  " La grenouille de la Fontaine nous fait pitie lorsqu'elle creve
  d'orgueil en voulant imiter le boeuf; peut-etre nous ferait-elle
  envie coassant d'aise dans son palais de nenufars ou dans sa haute
  futaie de roseaux.

  " Le travail latent et muet auquel je suis condamnee n'a pas
  seulement pour danger de me tromper sur ma valeur et de m'induire
  peut-etre dans des reves de la moins inexcusable vanite. Si j'ai du
  talent, il l'enerve et m'impose encore des doutes dont la paresse
  fait trop amplement profit. Je fais, je defais, je refais, je
  rature, je gratte, je brule a propos de rien. Il est vrai que, dans
  ma prison, j'en ai tout le temps; j'abandonne beaucoup et je termine
  avec une peine infinie. Sans doute, l'artiste doit etre severe pour
  son oeuvre et la mener aussi loin, vers la perfection, que ses
  forces le lui permettent; mais, a cote des grandes oeuvres, doivent
  s'executer a plume levee les causeries d'un jour, des etudes, des
  bagatelles enfin, travaux, ou plutot distractions intermediaires qui
  reposent des grands travaux, qui utilisent le trop plein de la
  pensee, qui donnent enfin un corps a nos reves du jour, plus
  douloureux souvent, par le malheur, plus reels que ceux de la nuit.
  Autrefois, la causerie charmante des salons gaspillait ce trop plein
  dont je vous parle; les hommes superieurs allaient dans le monde
  semer les perles inutiles de leur esprit, et chacun pouvait les
  ramasser, comme les courtisans de Louis XIII faisaient de celles qui
  ruisselaient du manteau de Buckingham. Aujourd'hui, la presse a
  remplace la causerie aristocratique: c'est sur elle, c'est en elle
  que s'abattent les pensees venues des quatre coins de l'horizon,
  c'est la que fleurissent ces impressions fugitives, nees de
  l'evenement du jour, ces souvenirs, ces larmes que le lendemain ne
  retrouve pas, enfin ces fantomes diapres de la vie exterieure, si
  brulants, mais si fragiles.

  " Vous le voyez, Dumas, je me crois deja libre, je me crois deja
  auteur, je me crois deja poete, je vis en liberte, j'ai de la
  reputation, du bonheur, et tout cela, tout cela grace a vous.

  " En attendant, laissez-moi vous envoyer quelques pensees fugitives,
  quelques fragments detaches, et dites-moi si la femme qui fait cela
  a l'esperance de vivre un jour honorablement de sa plume.

  " Ami de ma mere, ayez pitie de sa pauvre fille!

                           " MARIE CAPELLE. "


On a lu la lettre de la prisonniere. Maintenant, on va lire les
pensees que contenait le manuscrit joint a cette lettre.


SOUVENIRS ET PENSEES D'UNE EXILEE.


                               ITALIE.

" Italie, qui empruntes a deux mers la ceinture bleue des vagues pour
voiler tes beaux flancs!

" Italie, qui, pour orner ta tete, possedes le fier bandeau de toutes
les neiges alpines!

" Terre doublee de volcans, terre revetue de roses, je te salue, et je
pleure rien qu'en pensant a toi.

" Ton ciel radieux d'etoiles, tes brises parfumees, dont une seule
haleine effacerait un deuil; ton ecrin de beaute, present de la
nature; ton ecrin de genie, hommage de tes enfants; tes harmonies, tes
joies et jusqu'a tes soupirs appartiennent aux heureux!

" Moi, je suis malheureuse, je ne te verrai plus!

" 1844. "


                            VILLERS-HELLON.

" Bon ange gardien des jours de mon enfance, toi que ma priere, le
soir, appelait vers mon berceau, bon ange, aujourd'hui ma voix
t'invoque encore! Va, retourne sans moi la ou je fus aimee.

"L'etang sert-il toujours de miroir aux tilleuls? Les nenufars d'or
voguent-ils toujours sur les eaux a l'approche du soir? Bon ange, ta
douce egide veille-t-elle toujours, pres de ces rives fatales, aux
jeux des petits enfants?

" Vois-tu le tronc noueux de l'aubepine rose qui fleurit la premiere
au retour du printemps? Chere aubepine... J'atteignais ses rameaux
avec le bras de mon pere pour en saluer la fete de l'aieul bien-aime.

"Retrouves-tu les roses preferees de ma mere, les peupliers plantes le
jour ou je suis nee? Nos noyers bordent-ils encore les chemins du
village, et leur ombre voit-elle passer les pompes de Marie?

"Le temps respecte-t-il l'humble eglise gothique, dont l'autel est de
pierre, dont le christ est d'ebene? Une autre, a ma place et en mon
absence, suspend-elle en festons les bluets et les roses aux freles
arceaux du sanctuaire?

"Bon ange, parmi les fleurs, sous un rideau de saules, vois-tu la
tombe ou dorment mes morts tant pleures? Leur bonte leur survit, les
pauvres les visitent, et mon ame s'envole de l'exil pour y prier.

"Je vais ou va la feuille que le tourbillon entraine.... Je vais ou va
le nuage que la tempete emporte. En deuil de ma vie, morte a
l'esperance meme, je ne reviendrai plus ou j'ai laisse mon coeur.

" Bon ange; seme les roses sur les tombes de mes peres! donne les
parfums aux fleurs qui s'effeuillent a leurs pieds! Fais que ce soit
moi qui pleure, non-seulement mes larmes, mais encore celle des vies
soeurs de ma vie, afin que l'on reste heureux la ou je fus aimee! "


                            "O vous tous qui passez sur le chemin,
                            regardez et voyez s'il est une douleur
                            comparable a ma douleur."
                                                        JEREMIE.

                           AFFLICTION.


"Seigneur, voyez mon affliction! Je compte avec mes larmes les jeunes
heures de ma vie. Je n'attends rien au matin, et, quand, apres l'ennui
du jour, revient la tristesse du soir, Seigneur, je n'attends rien
encore.

" Mon berceau fut beni. Je fus aimee, enfant. Jeune fllle, je vis le
respect des hommes s'incliner sur mon passage. Mais la mort prit mon
pere, et son dernier baiser glaca le premier sourire sur mon front.

" Malheur aux orphelins!... Etrangers sur la terre, ils savent aimer
encore et ne sont plus aimes. Ils rappellent aux hommes le souvenir
des morts, et les heureux les jettent dans les luttes du monde sans
meme les armer d'une benediction.

" Malheur aux orphelins!.... Les nuages s'amassent vite sur ces
pauvres existences que nul ne protege, que nul ne defend. A la veille
de vivre, moi, je pleurais ma vie. A la veille d'aimer, helas! je
portais deja le deuil de mon bonheur.

" Tous ceux qui m'etaient chers ont detourne la tete; ils se sont
isoles dans un superbe mepris, Quand je criais vers eux, ils
m'appelaient maudite, parce que je criais du fond de l'abime; et
cependant, mon Dieu, vous le savez, vous, je n'ai point echange ma
robe d'innocence contre la ceinture d'or du peche.

" Seigneur, mes ennemis m'insultent. Dans leur triomphe, ils bravent
le remords et se rient de mes pleurs! Mon Dieu, hate pour moi le jour
de la justice! Mon Dieu, daigne servir de pere a l'orpheline! Mon
Dieu, daigne servir de juge a l'opprimee!"

                    _(Deuixieme anniversaire.)_


                                 "Minuit, 15 juillet 1845.


" Les haleines de la nuit apportent les reves a l'homme et la rosee
aux fleurs. Dans les bois, la source murmure un cantique au sommeil.
Sous les lilas, le rossignol chante, et sa voix, qui dit a la rose:
_Je t'aime!_ fait sourire l'esperance, fait pleurer le regret.

" A travers les nuages, la lune glisse et projette mille visions
d'opale sur les pres. L'echo repond par un soupir au soupir qu'il
ecoute. La pensee se souvient, le coeur aime, l'ame prie, et les anges
recueillent, pour les confier a Dieu, nos plus nobles pensees, nos
plus saintes prieres, nos plus chastes amours.

"J'aime le soir; j'aime les brises parfumees qui portent mes larmes
aux morts, mes regrets aux absents.

" J'aime le soir; j'aime ces pales tenebres qui retranchent un jour
aux jours de mon malheur. "


                          AMITIE.

" L'amitie consiste dans l'oubli de ce que l'on donne, et dans le
souvenir de ce que l'on recoit. "


                                                 " Fevrier 1847,

" Le soleil, astre roi du bonheur et du jour, eblouit les regards de
l'homme.

" Les etoiles, douces filles de la solitude et de la nuit, attirent
les pensees vers le ciel.

" Le soleil, c'est l'amour qui fait vivre.

" L'etoile, c'est l'amitie qui nous aide a mourir.

" Jeune, j'ai salue le bonheur, j'ai salue l'esperance. Aujourd'hui,
je ne crois plus qu'en la douleur et qu'en l'oubli. Le temps a efface
la chimere de mes reves. O mon etoile! o ma sainte amitie! je n'aime
plus que toi!

" Toutes mes larmes se sechaient au rayon d'un sourire.

" Le sourire s'est eteint.

" Un coeur battait pour moi, et, seul contre la haine, savait bien me
defendre.

" J'ecoute, la haine s'agite encore; mais le coeur ne bat plus. "


                          A A.G.


" Enfant, vous demandez pourquoi ma tete penche sur mes froids
barreaux, et vers quelles regions ma pensee s'elance, a cette heure
ou, le jour s'eteignant dans la nuit, la nature s'endort, et
l'_Angelus_ chante l'hymne sainte de Marie.

" Mes pensees, oh! combien elles sont loin de la terre! Pour elles,
plus d'esperances, pas meme un regret. Je suis morte ici-bas, et, pour
revivre encore, je souffre, je pleure, je prie, et doucement aux
mechants je pardonne, pour que Dieu, en m'aimant, benisse mon malheur.

" Je ne veux pas hair. L'amour, c'est l'harmonie qui fait vibrer nos
ames au saint nom du Seigneur; l'amour, c'est notre loi et notre
recompense; c'est la force du martyre, la palme de l'innocence.--Je ne
veux pas hair; la haine eteint l'amour, et l'amour, c'est la vie.

" Jeune ame qui m'aimez, puissiez-vous etre heureuse! Ma priere vous
garde, ma pensee vous benit. Esperez un bonheur, et, s'il faut que vos
yeux connaissent aussi les larmes, helas! souvenez-vous que, sur la
terre d'exil, le sentier le plus rude est celui qui conduit tout droit
vers notre patrie du ciel.

" La vie est une epreuve: nous vivons pour mourir. Peu importe la vie,
et, quand viendra le soir, si ma tete se penche tristement sur mes
froids barreaux, enfant, ne pleurez pas, mon coeur est innocent; le
ciel a des etoiles, et Dieu a la justice pour le triomphe de la
verite! "


                       MORT.

                                               " 2 novembre 1848.


" Heureux, vous calomniez la mort. Aveugles par la peur de la
liberatrice, vous faites une homicide de la vierge des tombeaux. Vous
lui donnez pour tunique la toile du linceul. Vous dites ses ailes si
noires, son regard si terrible, qu'il petrifie vos joies.

" Mensonge, calomnie! La mort, C'est le repos, la paix, la recompense;
c'est le retour au ciel, ou les larmes sont comptees. La mort, c'est
le bon ange qui fait grace de la vie a toutes les ames en peine, a
tous les coeurs brises.

" Souvent, quand vient la nuit, quand les heureuses femmes sourient
avec amour a leurs petits enfants, moi qui ne suis pas mere, je
t'appelle, je pleure, et, si j'avais des ailes, o Mort, je m'enfuirais
vers toi.

" Tu ne m'effrayes pas; visite l'exilee, murmure a mon oreille les
promesses d'en haut; confie-moi tes secrets, dis-moi les harmonies;
viens, je t'ecoute. Dis-moi si, pour trancher nos existences, tu te
sers d'un glaive, d'un souffle ou d'un baiser.

" Mort, tu n'as d'aiguillons que pour les coupables; Mort, tes
desespoirs n'atteignent que l'impie. Terreur du mechant, refuge de
l'opprime, si tu cites le crime au tribunal du Christ, Mort, tu
ramenes au ciel l'innocence et la foi! "

Et maintenant, croyez-vous que le coeur ou sont ecloses ces pensees
ait medite un empoisonnement? Maintenant, croyez-vous que la main qui
a trace ces lignes ait presente la mort a un homme, entre un sourire
et un baiser?

Oui?

Alors, comment Dieu n'a-t-il pas foudroye l'hypocrite, au moment meme
ou elle le prenait a temoin de son innocence!


Arrivee, apres son jugement prononce, a Montpellier, le 11 novembre
1841, Marie Capelle en est sortie le 19 fevrier 1851, c'est-a-dire
apres neuf ans et demi de captivite.

Ce sont ces neuf ans et demi de captivite que racontent, jour par
jour, heure par heure, minute par minute, les _Heures de Prison_.

C'est dans ce livre, je ne dirai pas, dont nous rendons compte, on ne
rend pas compte d'un pareil livre, on le lit et l'on dit aux autres: "
Lisez-le! " c'est la que vous trouverez jaillissant, plaintive, a
chaque ligne, une de ces grandes verites morales que nos legislateurs
appellent un paradoxe: a savoir que la pretendue egalite devant la loi
n'existe pas.

Egalite de la peine, bien entendu.

J'ai ete lie avec le vieux docteur Larrey, celui que Napoleon, a son
lit de mort, appelait le plus honnete homme de France, aussi lie qu'un
jeune homme peut l'etre avec un vieillard; eh bien, je comparerai
l'inegalite de la punition morale a ce qu'il m'a dit de l'inegalite de
la douleur physique.

Larrey etait peut-etre, depuis Esculape jusqu'a nous, l'homme qui
avait coupe le plus de bras et le plus de jambes. Napoleon l'avait
promene sur tous les champs de bataille de l'Europe, de Valladolid a
Vienne, du Caire a Moscou, et Dieu sait la besogne qu'il lui avait
donnee! Il avait ampute des Arabes, des Espagnols, des Francais, des
Prussiens, des Autrichiens, des Russes, des Cosaques.

Eh bien, il pretendait que la douleur n'etait qu'une question de
nerfs; que l'operation qui faisait jeter des cris aigus a l'homme
irritable du Midi tirait parfois un soupir a l'organisation apathique
de l'homme du Nord; que, couches l'un a cote de l'autre sur leur lit
de douleur, l'un mettait en morceaux, entre ses machoires crispees, un
mouchoir ou une serviette, tandis que l'autre, fumant tranquillement,
ne brisait pas meme le tuyau de sa pipe.

A notre avis, il en est de meme de la punition morale.

Ce qui est une simple punition pour une femme vulgaire, pour une
organisation commune, devient une torture atroce, un supplice
insoutenable pour une femme du monde, pour une organisation
distinguee.

Remarquez que le crime chez madame Lafarge,--et, vous le voyez, je
continue de me mettre au point de vue de la loi, qui a decide que le
crime existait,--remarquez, dis-je, que le crime a ete commis par
l'exasperation d'une extreme delicatesse, d'un aristocratie exquise.

Une jeune fille qui, comme les Monmouth et les Berwick, compte des
princes, des rois meme parmi ses aieux, une jeune fille qui a ete
elevee dans la soie, la batiste et le velours, dont les petits pieds
ont foule, des qu'ils ont pu marcher, les tapis ouates d'Aubusson, et
les tapis autrement doux d'un gazon anglais dont un jardinier
prevoyant a enleve d'avance jusqu'au moindre caillou, jusqu'a la plus
petite ortie, qui a toujours vu l'avenir comme un paysage d'Orient
encadre dans les rayons d'or du soleil; figurez-vous cette jeune
fille, jetee tout a coup dans une condition inferieure, en face d'un
homme sale, squalide, grossier, dans une habitation qui n'est qu'une
ruine, et quelle ruine! non pas la ruine pittoresque des bords du
Rhin, des montagnes de la Souabe ou des plaines de l'Italie, mais la
ruine plate, humide et vulgaire de la fabrique; obligee de disputer
aux rats, qui la visitent la nuit, les pantoufles brodees d'or, les
cornettes garnies de dentelle qui se sont egarees avec elle dans cette
espece de desert sauvage, inculte, inhospitalier, ou la pousse un des
mauvais vents de la vie. Eh bien, ce milieu dans lequel grouille,
respirant, parlant, agissant a son aise la famille Lafarge, il lui
faut, a elle, un effort surhumain pour y vivre. C'est une lutte de
tous les jours, c'est une deception de toutes les heures. La ou
l'autre nature, la nature vulgaire, basse, commune, trouve le
bien-etre, l'amelioration relative, sa nature a elle trouve le
desespoir. Puis un jour arrive ou la vertu de la, femme est eteinte,
ou la force de la chretienne est epuisee, ou la colombe devient
vautour, la gazelle tigresse; ou l'on se dit: " Tout, tout, tout! la
prison, l'exil, la mort, tout, plutot que cette vie impossible, ou la
main de la fatalite a mis, non pas un mur de fer, de bronze ou
d'airain, mais un lac, une mer, un ocean de boue entre moi et
l'avenir! "

Et un sombre matin, un soir lugubre, le crime se trouve avoir ete
commis, inexcusable aux yeux des hommes, mais peut-etre excusable aux
yeux de Dieu.

Je demandais a un jure:

--Croyez-vous Marie Capelle coupable?

--Oui.

--Et vous avez vote pour la prison?

--Non.

--Expliquez-moi cela.

--Eh! monsieur, la malheureuse n'avait fait que se venger!

Le mot est terrible. Mais, en supposant Marie Capelle coupable, il
resume bien, ce nous semble, les circonstances attenuantes au milieu
desquelles il a ete commis.

Eh bien, voyez: la meme peine, la peine de la detention a perpetuite,
est imposee a cette femme d'une organisation superieure, dont le crime
meme est le fils de cette organisation; la meme peine est imposee a
cette femme qui serait imposee a une vachere, a une balayeuse des rues
ou a une revendeuse a la toilette.

C'est juste, puisque le Code porte: " Egalite devant la loi. "

Mais est-ce equitable? La est la question.

Marie Capelle sort de Tulle; Marie Capelle arrive a Montpellier, au
milieu des populations qui se pressent autour d'elle, qui s'amassent
autour de sa voiture, qui brisent ses glaces, qui lui montrent le
poing, qui l'appellent voleuse, empoisonneuse, homicide. En arrivant a
Montpellier, en entendant gronder la grille de la prison sur ses
gonds, grincer dans les tenons les verrous des portes, elle
s'evanouit, et cela pour se reveiller dans une cellule a la fenetre
grillee, aux carreaux de pierre, au plafond de lattes, tremblant la
fievre dans un lit de fer, entre des draps grossiers et humides, sous
une couverture de laine grise qui a deja use deux ou trois prisonniers
sans que les prisonniers soient parvenus a l'user. Eh bien, cette
chambre aux murs blancs, a la fenetre grillee, au pave de pierre, au
plafond de lattes, c'est un palais pour beaucoup de pauvres gens;
c'est un cachot pour elle. Cette couche de fer, ces draps grossiers et
humides, cette couverture grise, usee, trouee, dans le tissu de
laquelle le froid tue la vermine, c'est un lit pour la mere Lecouffe;
c'est un grabat immonde pour Marie Capelle.

Ce n'est pas le tout. Cette femme, qui a autour d'elle la degradation,
la misere, le froid, a au moins sur elle un peu de chaleur, du linge
fin, des habits comme tout le monde? Elle peut croire qu'elle est la
par hasard, qu'un jour cette porte massive s'ouvrira pour la laisser
passer, qu'un jour les barreaux de cette fenetre s'ouvriront, sinon
pour son corps, du moins pour son ame, qui aspire au ciel? Non, cette
derniere illusion qu'elle doit a une chemise de batiste, a une robe de
soie noire, a une collerette de linge blanc, a un ruban de velours mis
dans ses cheveux, le reglement de la prison vient la lui oter.

Une soeur lui arrache son bonnet; deux autres veulent la revetir de la
robe de bure, de la robe penitentiaire, de la robe de la prison.

Alors, comme Charles XII a Bender, elle se couche; elle declare
qu'elle restera dans son lit, dans ce lit miserable ou elle a tant
hesite d'abord a s'etendre; qu'elle vivra dans son lit, qu'elle mourra
dans son lit, plutot que de revetir la robe infame.

Veut-on voir la lettre qu'elle ecrivait a cette occasion a son oncle,
M. Collard, au pere de M. Eugene Collard, mon hote en Afrique? Tenez,
la voici:

  " Mon cher oncle, si c'est folie de resister a la force quand on est
  renverse, de combattre encore quand on est vaincu, de protester
  contre l'injustice quand nul ne l'entendra; si c'est folie que de
  vouloir mourir debout, quand, pour mesure d'une vie, il ne reste,
  helas! que la longueur d'une chaine, plaignez-moi, mon oncle, je
  suis folle!

  " J'ai passe toute la soiree d'hier et toute cette nuit a
  familiariser mon coeur et ma concience avec le joug nouveau qu'on
  leur impose. Il est trop lourd; mon coeur et ma conscience se
  revoltent. J'accepterai de la loi des rigueurs qui peuvent me tuer
  plus vite, je n'en accepterai pas les humiliations, qui n'ont qu'un
  but, me degrader et m'avilir.

  " Ecoutez-moi, mon bon oncle, et, croyez-le, ce n'est pas devant la
  douleur que je recule.

  " De mon lit a la cheminee, il y a seize de mes pas; de la porte a
  la fenetre, il y en a neuf, je les ai comptes. Ma cellule est vide;
  entre ses quatre murs froids et nus, entre son pave de gres et son
  plafond de lattes, il reste un lit de fer et un tabouret de bois.

  " Je vivrai la...

  " Du dimanche ou vous serez venu jusqu'au dimanche ou vous
  reviendrez, il y aura six jours de souffrances solitaires, pour une
  heure de souffrances partagees.

  " Je vivrai ces six jours.

  " Mais porter les insignes du crime, sentir se debattre ma
  conscience sous cette fatale robe de Nessus, qui ne s'attache pas au
  corps seulement, qui brule et qui tache l'ame?...

  " Jamais!

  " Je vous entends me dire que c'est l'humilite qui fait les martyrs
  et les saints.

  " L'humilite, mon oncle, je la comprends dans les heros, je l'adore
  dans le Christ! Mais je ne donne pas ce nom a l'asservissement de ma
  volonte, a la violence, au sacrifice force, au renoncement de la
  peur. L'humilite, c'est la vertu du Calvaire, c'est l'amour des
  abaissements, c'est le miracle de la foi... Je m'honorerais d'etre
  veritablement humble; mais je rougirais de le paraitre, si je ne
  l'etais qu'a demi.

  " Or, mon oncle, laissez-moi vous le dire, a cette heure, je ne suis
  pas assez forte pour m'elever si haut. J'ai des defauts, des
  prejuges, des faiblesses. Hier encore, enfant du monde, je n'ai
  point depouille toutes ses idees; je n'ai pas desappris tontes ses
  maximes. Je me preoccupe de l'opinion des hommes plus que je ne
  devrais peut-etre; j'ai la vanite de l'honneur humain;--mais je
  suis femme, tres-femme. J'ai du moins appris du malheur a ne pas
  mentir a moi-meme. Je me connais, je me juge, et c'est parce que je
  me suis jugee, que je repousse le vetement infame dont on a voulu me
  salir.

  " A titre d'innocente, je ne dois pas le porter.

  " A titre de chretienne, je ne suis pas digne encore de le revetir.

  " Mon oncle, je veux souffrir... je le veux. Seulement, je vous en
  supplie, intervenez aupres du directeur pour qu'il m'epargne les
  tortures inutiles et les coups d'epingle anodins, les grandes
  pauvretes et les petites miseres, qui semblent etre ici la trame
  meme de la vie des captifs. J'ai tant a souffrir dans le present,
  j'ai tant a souffrir dans l'avenir! Obtenez qu'on menage mes forces;
  helas! je n'aurai pas trop de tout mon courage pour subir toutes mes
  douleurs.

  " Adieu, mon cher oncle; ecrivez-moi, ce sera fortifier mon ame;
  aimez-moi, ce sera faire vivre mon coeur.

                                               " Votre MARIE CAPELLE.

  " _Post-scriptum_.--On pretend que la pensee d'une femme est toute
  dans le _post-scriptum_ de ses lettres. Je rouvre la mienne, mon
  oncle, et je vous dis: Je suis innocente! et je ne prendrai le
  vetement d'infamie que le jour ou il sera pour moi, non plus le
  signe du crime, mais celui d'une vertu."

Croyez-vous que la femme qui a ecrit ces lignes ait plus souffert que
les filles qu'on envoie a la Salpetriere, ou les voleuses qu'on
renferme a Saint-Lazare?

Oui.

Croyez-vous, par exemple, que Marie-Antoinette; archiduchesse
d'Autriche, reine de France et de Navarre, descendante de trente-deux
Cesars, epouse du petit-fils de Henri IV, de Louis XIV et de saint
Louis, emprisonnee au Temple, conduite a l'echafaud dans la charrette
commune, executee sur la guillotine de he place Louis XV, en compagnie
d'une fille publique, ait plus souffert que madame Roland, par
exemple?

Oui.

Croyez-vous que, moi dont la vie est un incessant labeur, que moi qui,
grace a un travail de quinze heures par jour, travail necessaire
non-seulement a mon existence intellectuelle, mais encore a ma sante,
ai produit huit cents volumes, fait jouer cinquante drames;
croyez-vous que, si j'etais condamne a rester ce que j'ai encore de
jours a vivre dans une prison cellulaire, sans livres, sans papier,
sans encre, sans lumiere, sans plumes, croyez-vous que je soufirirais
plus qu'un homme a qui l'on refuserait plumes, lumiere, encre, papier
et livres, mais qui ne saurait ni lire ni ecrire?

Oui, incontestablement oui.

Il y a donc egalite devant la loi, mais il n'y a pas egalite devant la
punition.

Maintenant, les medecins, en inventant le chloroforme, ont supprime
cette inegalite devant la douleur physique, qui preoccupait si fort le
bon docteur Larrey.

Legislateurs de 1789, de 1810, de 1820, de 1830, de 1848 et de 1860,
n'y aurait-il pas moyen d'inventer quelque chloroforme intellectuel
qui supprimat l'inegalite devant la douleur morale?

C'est un probleme que je pose, et qui meriterait bien, il me semble,
de concourir au prix Montyon.


Maintenant, vous connaissez le theatre ou s'accomplissait ce drame de
douleur morale: Marie Capelle elle-meme vient de vous en faire la
description.

Eh bien, dans cette chambre vide, dans ce lit ou la prisonniere reste
couchee toute la journee pour ne pas revetir la livree de la prison,
voulez-vous la voir errant sur les limites de la folie?

Ecoutez, c'est elle qui parle:

  " L'automne a vu tomber la derniere feuille de sa couronne. Il fait
  froid, et, quoiqu'on allume un peu de feu dans ma chambre, mon
  mantelet de lit est insuffisant a me couvrir; il faut que je reste
  couchee tout le jour. C'est bien long, dix heures solitaires et
  inoccupees! Je veux m'essayer a vivre quand tout repose et
  sommeille. La nuit est le domaine des morts... Je veux m'allier a
  ces ames errantes qui frissonnent dans l'ombre, et qui empruntent
  aux vents les soupirs desoles que leurs voix ne peuvent plus
  _gemir_. Une langueur anxieuse s'est emparee de moi; je la benirais
  si c'etait le repos; mais ce n'est que le cauchemar de ma vie, ce
  n'est que le reve de ma douleur. Il me semble parfois que mon moi
  sensitif et souffrant echappe a l'action de mon ame. Je me surprends
  a prononcer des mots qui ne sont pas l'expression de ma pensee. Des
  larmes m'etouffent; je veux pleurer, et je ris. Mes idees revetent
  des formes vagues et fuyantes; je ne les sens plus jaillir de mon
  front; je les vois s'etirer, se trainer au dedans de mon cerveau;
  d'eclairs, elles se sont faites ombres. On dirait l'echo sans le
  son, on dirait l'effet sans la cause; on dirait presque... Non, je
  ne suis pas folle; non, ma peur ment, car les fous n'aiment pas, et
  j'aime; car les fous ne croient pas, et je crois! "

La torture alla jusqu'a l'agonie. Dans les premiers jours de fevrier
1842, la prisonniere recut l'extreme-onction, et vint frapper de sa
main amaigrie a la porte du tombeau.

Le jour de la delivrance n'etait pas venu, la porte resta fermee.

Enfin la rigueur des hommes se lassa.

Un matin, on annonca a la prisonniere qu'on lui accordait la faveur
d'une autre cellule.

Elle vous a raconte la premiere, voici la description de la seconde:

  " Ma cellule est carree; une morte y respire. Je viens de dire a ma
  garde d'aller en droite ligne de la porte a la fenetre et de compter
  ses pas. Ses pieds sont grands; les miens, dans le meme espace, se
  placeront deux fois. J'appelle cela etre au large, et vous?

  " Les murs ont ete passes a la chaux melee d'une pincee de noir.
  C'est de la verite locale.

  " Voici le mobilier:

  " A cote de la porte, une cheminee en tole dont le tuyau monte
  obliquement contre le mur, avec des airs de boa constrictor: c'est
  fort laid, mais c'est chaud.

  " En face de la cheminee, une etagere qui attend mes livres; sous
  l'etagere, une table a deux fins; pres de la fenetre, une commode,
  et, vis-a-vis de la commode, mon lit cache sous une niche de percale
  liseree de gris.

  " Plus, deux chaises et un fauteuil en chemise de toile.

  " Voila tout. Mais n'est-ce pas du luxe pour une pauvre femme qui a
  passe pres de deux ans sans autre ameublement qu'une chaise.

  " J'allais oublier ce que j'avais de plus precieux, la sainte et
  petite chapelle de mes souvenirs.

  " Vers le milieu du lit, j'ai une statuette de la Vierge adossee au
  mur, sur une tablette recouverte d'un napperon blanc; de chaque cote
  sont suspendus les portraits, cercles en velours noir (l'or est
  prohibe) de mon pere, de ma mere, de mon aieule et de mon
  grand-pere.

  " Devant moi, au-dessus de la cheminee, j'ai fait placer le crucifix
  qui etait d'abord a mon chevet; il faut que le regard divin m'aide a
  porter ma croix. Sous le crucifix se croisent pieusement deux
  branches de cypres, cueillies dans le cimetiere de Villers-Hellon.

  " Le cimetiere de Villers-Hellon! o mes amis, ne me demandez plus
  rien... J'acheve avec des larmes ce que j'ai du commencer avec un
  sourire. On ne remonte pas longtemps le flot de la douleur! "

Les _Heures de Prison_ sont les battements du coeur de la prisonniere
pendant ces neuf annees.

Maintenant, ce n'est plus elle qui va parler; ce sont les voix qui
murmureront autour de sa seconde et derniere agonie, qui soupireront
sur sa tombe.

D'abord, c'est son bon oncle, M. Collard, le pere d'Eugene, vieillard
de soixante-quinze ans.

Ecoutons-le.

  " Dans les premiers jours d'octobre 1848, dit-il, un deperissement
  notable se manifesta dans la sante de la prisonniere. La fievre ne
  la quittait plus. Son medecin, si bon, si devoue, fit part de ses
  craintes au prefet. Quatre professeurs de la faculte de medecine
  furent charges de visiter la malade et de constater son etat. Ils
  conclurent a la mise en liberte, comme la seule chance de guerison.

  " Ce rapport resta sans resultat. Cependant le mal empirait
  rapidement. Apres quinze ou seize mois d'attente, une nouvelle
  expertise eut lieu. Les conclusions furent les memes, et peut-etre
  plus pressantes encore. Enfin, la translation de la prisonniere a la
  maison de sante de Saint-Remy fut ordonnee.

  " Elle y arriva le 22 fevrier 1851, accompagnee de ma fille.

  " Il n'etait plus temps!

  " Les bons et nobles offices du directeur, M. de Chabran, les soins
  incessants du medecin, le concours charitable de l'aumonier et de la
  soeur hospitaliere, la salubrite du climat, la beaute du lieu, tout
  fut impuissant: la maladie s'aggravait toujours.

  " Averti de l'imminence du danger, je me rendis en toute hate a
  Paris. J'etais porteur d'une supplique pour le prince-president:
  j'en fis une autre que je signai. Je me placai sous le patronage
  d'un homme eminent dont je souffre de taire le nom, et, trois jours
  apres, une lettre m'apprit que ma fille allait etre libre.

  " Ma joie devait etre plus courte que ma reconnaissance. Arrive en
  trente-six heures a Saint-Remy, je pressai entre mes bras, non plus
  une femme, mais un squelette vivant que la mort venait disputer a la
  liberte.

  " Le 1er juin 1852, l'infortunee posait son pied libre dans ma
  demeure. J'avais mes deux filles avec moi. Le 7 septembre, l'une
  mourait aux eaux d'Ussat, l'autre lui fermait les yeux.

  " L'humble cimetiere d'Ornolac a recu les restes de la morte; une
  croix renversee couvrira sa tombe: qu'on ne me demande plus rien. "

Et, en effet, le noble vieillard se tait; il ne donne aucun detail sur
la mort de sa seconde fille. Ce n'est donc pas a lui que nous nous
adresserons pour en avoir, nous n'en avons pas le courage; c'est au
pretre qui a ferme les yeux de la mourante.

Au milieu des phrases de convention avec lesquelles un etranger parle
toujours au coeur dechire de la famille, on reconnaitra les traces de
cette influence etrange que Marie Capelle prenait sur tout ce qui
l'entourait.

  " Monsieur,

  " Se suis charge, d'une mission bien penible au-pres de vous.
  L'interessante, l'excellente mademoiselle Adele Collard vient encore
  une fois d'etre frappee de la maniere la plus cruelle dans ses
  affections les plus intimes; le bon Dieu vient d'exiger de son coeur
  le plus grand des sacrifices: sa chere et digne amie, la pauvre
  Marie Capelle, lui a ete ravie comme par miracle. Je vous laisse a
  penser, monsieur, quel rude coup c'a ete pour un coeur si aimant, si
  parfait, vous qui avez eu tant de fois l'occasion d'apprecier,
  depuis longues annees, sa sensibilite et son affectueux et
  incomparable devouement pour sa bonne cousine! Si les sentiments de
  religion qui l'animent ne l'eussent soutenue, je crois qu'elle
  n'aurait pas resiste a la douleur que lui a causee le terrible
  evenement que je suis force de vous annoncer.

  " Madame Marie Capelle, que j'ai eu _l'honneur_ de voir souvent et
  qui avait, par ses _vertus religieuses_ et ses autres qualites
  distinguees, captiva toutes mes sympathies, a rendu son ame a Dieu
  ce matin a neuf heures et demie. Elle a eu le bonheur de recevoir
  toutes les consolations que notre sainte religion puisse accorder.
  En ce moment supreme, _elle a ete admirable de resignation, de foi,
  de piete et surtout de charite. Jamais, depuis dix-huit ans que
  j'exerce le saint ministere, je n'avais eu le bonheur d'etre si
  profondement edifie. Jamais on n'a ete temoin de plus beaux et de
  plus pieux sentiments._ Le bon Dieu a semble vouloir la dedommager,
  a sa derniere heure, de tout ce qu'elle avait endure de tourments et
  de souffrances pendant douze ans. Encore une fois, elle a ete
  admirable aux approches de la mort.

  " Soyez assez bon, monsieur et venere confrere, pour faire part de
  tout ceci a la bonne famille de cette pauvre mademoiselle Adele. Je
  n'ai pas besoin de vous prier de prendre vos precautions pour
  menager la sensibilite louable de ses dignes parents. Vous etes trop
  sage et trop prudent pour ne pas savoir ce que vous avez a faire a
  cet egard.

  " Veuillez bien rassurer cette excellente famille sur la position de
  mademoiselle Adele. Nous tacherons de contribuer tous de notre mieux
  a la lui rendre aussi facile que possible.

  " Qu'on ne se mette pas surtout en peine sur la maniere dont
  mademoiselle Adele se rendra a Montpellier. Sans difficulte d'abord,
  elle se rendra a Toulouse, ou elle ira descendre chez la cousine de
  madame Marie Capelle, et, de la, elle continuera sans peine son
  voyage pour se rendre au sein de sa famille.

  " Sa sante est parfaite, et elle vous prie de faire agreer a sa
  famille l'expression de ses meilleurs sentiments.

  " Pardon, monsieur, de mon importunite, et daignez recevoir
  l'hommage, etc.

                                               " B...,

                       " Cure, aumonier des bains d'Ussat. "

      " Ornolac, 7 septembre 1853."


Maintenant, voici la lettre de la personne dans les bras de laquelle
Marie Capelle a rendu le dernier soupir, la fidele amie de la
prisonniere, Adele Collard ayant ete forcee de la quitter deux heures
avant sa mort.

Des les premieres lignes, vous reconnaitrez, non plus le pretre,
consolateur par etat, mais la femme consolatrice par nature:

  " N'est-ce pas qu'en voyant le long retard que j'apporte a vous
  ecrire [Footnote: La lettre est du 27 septembre, c'est-a-dire ecrite
  vingt jours apres l'evenement.], vous ne vous etes pas dit une seule
  fois qu'il pouvait y avoir de ma faute? Merci, chers amis. Si je
  vous connaissais moins, c'eut ete pour moi une souffrance de plus.
  J'eus, mardi dernier, la visite de M. D... La sensation que sa vue
  me cause toujours, l'operation douloureuse qu'il m'a fait subir,
  tout cela a fait de moi une bien pauvre femme, et, tous ces derniers
  jours, j'en etais a perdre a chaque instant connaissance. On trouve
  pourtant de l'amelioration dans la maladie principale. Dans trois
  mois, dit-on, il n'y aura plus a cauteriser. Si grande que soit ma
  confiance en M. D..., je vous avoue que j'ai peine a y croire.

  " Mais parlons d'_elle_. Je l'ecoutais avec mon coeur, et ce
  souvenir sera pour moi ineffacable. C'etait vous sa seule douleur.
  Pour vous seule, elle regrettait la vie. " C'est la qu'est le
  sacrifice, " disait-elle. " Pauvre Adele, quand je songe qu'elle
  sera seule demain, sa vue me fait mal. Encore, encore un peu de vie,
  o mon Dieu! pour que j'aille mourir au milieu des miens pour que je
  rende la pauvre Adele a sa famille. Pour moi, je ne regrette pas la
  vie. Je serai si bien sous ma pierre! Comme on souffre pour vivre!
  comme on souffre peur mourir! Je ne murmure pas, o mon Dieu! je vous
  benis; mais je vous supplie, en m'envoyant le mal, envoyez-moi aussi
  le courage de le supporter. "

  " Puis, comme les douleurs redoublaient:

  " Mais c'est trop souffrir... c'est trop! Et pourtant, mon Dieu,
  vous savez bien que je n'ai rien fait. Oh!, mes ennemis, ils m'ont
  fait bien du mal; mais je leur pardonne, et demande a Dieu qu'il
  leur rende en bien toutes les douleurs qu'ils m'ont causees! "

  " Puis c'etait vous, Adele, qu'elle appelait, qu'elle recommandait a
  tous. Puis c'etait une priere, et toujours la resignation la plus
  grande.

  " Ai-je bien tout recueilli? Je n'oserais en repondre; je souffrais
  tant de la voir souffrir! j'etais si malheureuse de mon impuissance
  a la soulager! Et puis je sentais si bien tout ce que je perdais;
  j'etais si fiere de cette affection qu'elle me temoignait; je lui
  etais si reconnaissante de ce qu'elle avait su lire en moi ce
  qu'avec mon naturel timide je n'aurais jamais ose lui dire, a elle
  si superieure.

  " Que vous etes bonne de m'avoir envoye ce precieux souvenir! Vous
  m'ecrirez quelquefois, n'est-ce pas? Nous parlerons d'elle. Vous me
  parlerez aussi beaucoup de vous, comme a l'amie la plus vraie.

  " Je vous prie d'offrir a votre bonne famille mes sentiments les
  plus respectueux.

  " Ma soeur et ma mere me chargent de vous dire combien vous leur
  etes sympathique! C'est que je leur ai dit quel ange vous etes.

  " A bientot, n'est-ce pas, ma bonne amie? Je vous embrasse de tout
  mon coeur.

  " CLEMENCE.

  " Lundi 27. "


Un an apres, c'est-a-dire le 20 septembre 1853, M. Collard recevait
cette seconde lettre du brave cure d'Ussat.

Nous la citons entierement; elle est caracteristique dans sa naive
bonte:

  " Mon cher monsieur,

  " La confusion que j'eprouve du long silence que j'ai garde a votre
  egard ne saurait etre egalee que par la contrariete qu'il vous aura
  causee a vous-meme. Vous devez m'avoir trouve bien peu honnete de ne
  pas avoir repondu plus tot a votre bonne lettre du 22 juillet.
  J'avoue que jamais accusation n'a ete mieux fondee que celle-la.
  Cependant, quand vous aurez connu les raisons qui m'ont force a ce
  silence, vous conviendrez que je n'ai ete que malheureux, mais pas
  coupable.

  " A peine eus-je connu vos intentions, relativement aux objets que
  vous desirez placer sur le tombeau de la pauvre madame Marie, que je
  m'empressai de traiter avec Blazy pour la confection et le prix de
  la grille. Il voulut absolument cent vingt francs: je consentis a
  les lui donner. Il la fit pour le temps indique, et bien
  conformement au plan; elle fut aussi mise en place avant la fin de
  juillet.

  " Le travail de cet ouvrier m'aurait parfaitement convenu, s'il
  n'avait use de ruse en refusant de peindre la grille, alleguant
  qu'il n'avait ete tenu de faire que ce qui avait ete convenu; et
  parce que j'avais oublie de faire la reserve que le fer serait
  peint, afin qu'il ne s'oxydat point, il n'a point voulu mettre cette
  derniere main a son oeuvre. Mais que cela ne vous tourmente pas; je
  la ferai peindre, et ce ne sera qu'une petite depense de plus.
  Toujours est-il que je suis tres-fache contre Blazy, qui a manque de
  delicatesse en ce point.

  " Quant a la croix, voila l'objet qui a cause toute ma douleur, et
  m'a empeche de vous donner plus tot de mes nouvelles.

  " Pour qu'elle fut bien confectionnee, j'eus le malheur de
  m'adresser a un tres-habile ouvrier de Pamiers qui se trouvait a
  Ussat, vers la derniere quinzaine de juillet. Il fut convenu que je
  la lui payerais douze francs, a la condition qu'il la soignerait
  beaucoup, et qu'il me l'enverrait vers la fin de la semaine. Nous
  traitames le mardi; loin de la recevoir au temps indique, deux
  semaines apres, elle ne m'etait pas encore, arrivee. Contrarie de ce
  retard, je lui ecrivis par la poste pour la lui reclamer. Il me
  repondit qu'elle arriverait le samedi suivant, et que je la fisse
  prendre au bout du pont des Bains. Elle n'arriva pas plus cette
  fois-la que l'autre. Fache fortement de ce nouveau delai, je lui
  ecrivis une autre lettre, dans laquelle je lui exprimais toute mon
  indignation sur son manque de parole. Enfin, apres m'avoir fait
  enrager plus d'un mois et demi, il a fini par me l'apporter
  lui-meme, et, certes, celui-la n'a pas ete comme Blazy; il a fini
  son travail en tout point, et je puis vous assurer qu'il a fait une
  jolie piece. Elle est maintenant en place et produit un bel effet
  par l'originalite de la pose et par la confection de l'objet.

  " A toutes ces contrarietes, je vais en ajouter encore une autre, ou
  plusieurs autres, desquelles vous allez prendre part. Je vous avais
  annonce que le saule plante par moi sur la tombe avait bien reussi,
  et qu'il etait tres-beau. Eh bien, il a fallu qu'il entrat pour sa
  part dans le chagrin que j'ai eprouve. Chaque etranger qui est venu
  visiter le tombeau, et tout le monde y est venu, le chemin d'Ornolac
  est constamment encombre, chaque personne, dis-je, a voulu avoir,
  son morceau du malheureux saule, et l'on a fini par le faire secher.
  J'ai eu beau adresser des prieres, j'ai eu beau me facher pour qu'on
  le respectat, menaces et prieres, tout a ete inutile. Les fleurs
  egalement ont ete enlevees; chacun a voulu emporter une relique.
  Mais que ceci ne vous afflige pas; au contraire, vous devez etre
  flatte de la veneration dont les depouilles de la pauvre defunte
  sont honorees. Le mal fait a l'arbre et aux fleurs est facile a
  reparer.

  " Je planterai un nouveau saule et de nouvelles fleurs, et tout sera
  fini. "

Qu'ajouter a cela?

Les dernieres lignes ecrites par le digne M. Collard, par ce vieillard
qui proteste, au nom de ses soixante-quinze annees et de ses cheveux
blancs, contre le jugement qui a frappe sa niece.

  " Et maintenant, veut-on savoir si j'ai cru cette femme coupable?

  " Je reponds:

  " Retenue prisonniere, je lui avais donne pour compagne ma fille.

  " Devenue libre, je lui aurais donne pour mari mon fils.

  " Ma conviction est la.

  " COLLARD,

  " Montpellier, 17 juin 1853. "


Marie Capelle est morte a l'age de trente-six ans apres douze ans de
captivite.



JACQUES FOSSE


Il y a quelque chose comme trois ou quatre mois qu'ayant du prendre ma
place a un grand diner que donnait la Societe de sauvetage, je fus
empeche de m'y rendre par je ne sais quelle affaire.

Le lendemain matin, je vis entrer dans mon cabinet un homme de
trente-quatre a trente-cinq ans, aux cheveux courts, aux traits
vigoureusement accentues, aux membres musculeux.

--Monsieur Dumas, me dit-il, je devais diner hier avec vous; vous
n'etes pas venu au diner. Je repars aujourd'hui, et je n'ai pas voulu
repartir sans vous voir.

--A qui ai-je l'honneur de parler? lui demandai-je.

--Je suis Jacques Fosse, me dit-il, marchand de grains a Beaucaire, et
sauveteur dans mes moments perdus.

En disant ces mots, il ouvrit son paletot et me montra sa poitrine,
couverte de medailles d'or et d'argent qui lui faisaient comme une
eclatante cuirasse, sur laquelle, suspendue a son ruban rouge,
eclatait comme une etoile la croix de la Legion d'honneur.

Je suis peu sensible a l'entrainement des medailles, des croix et des
plaques, quand je les vois sur certaines poitrines; mais j'avoue que,
lorsque c'est sur la poitrine d'un homme du peuple qu'elles brillent,
j'eprouve un certain respect, convaincu que je suis qu'il faut que
celui-la les ait gagnees pour les avoir obtenues.

Je me levai donc comme je n'eusse certainement point fait devant un
ministre, et j'invitai mon visiteur a s'asseoir.

Ce que j'appris de cet homme dans la conversation qui suivit,
laissez-moi vous le dire, chers lecteurs. J'ai plaisir a vous raconter
cette vie de luttes, de travail et surtout de devouement.

Jacques Fosse naquit a Saint-Gilles;--a ce seul nom, vous vous
rappelez Raymond de Toulouse et la belle eglise de Saint-Trophime.--Il
naquit le 14 juin 1819; ce qui lui constitue aujourd'hui quarante ans,
ou a peu pres.

Il etait fils de Jean Fosse et de Genevieve Duplessis.

Il perdit son pere en 1820. Il avait un an.

La veuve, sans fortune, quitta aussitot Saint-Gilles, pour aller
habiter chez sa mere, a Beaucaire.

En 1822, elle se remaria, epousa un nomme Perrico, duquel elle eut
douze enfants, dont trois sont morts.

En 1828, le beau-pere de Fosse devint infirme et cessa de travailler.
Il y avait deja six enfants de ce second lit a nourrir.

La commenca le travail du petit Jacques. Il avait neuf ans. Il s'en
alla sur les routes avec un panier et une pelle; ramassant du crottin.

Le pain n'etait pas cher a cette epoque. Le produit du travail d'un
enfant de neuf ans suffit a nourrir toute la pauvre famille.

Certes, on ne vivait pas bien avec les douze ou quinze sous qu'il
gagnait par jour; mais enfin on vivait.

Il fit ce metier pendant un an.

Mais, comme, a dix ans, il etait aussi fort qu'un enfant de quinze, il
entra comme manoeuvre chez un macon.

Jusqu'a douze ans, il porta le mortier sur ses epaules.

En 1830, le 18 juin, il entend crier: "Au secours!" C'etait le nomme
Chaffin, un garcon de dix-huit ans, qui se noyait.

Fosse pique une tete du haut du quai, le ramene vers un radeau, manque
de passer dessous, accroche une main qu'on lui tend, et, au lieu de
passer sous le radeau, arrive a monter dessus.

Il avait onze ans. Ce fut son prospectus: courage et devouement.

Jamais programme ne fut mieux suivi.

En 1832, a treize ans, il commenca a travailler dans les carrieres en
qualite d'apprenti mineur.

Il y gagnait vingt-cinq sous par jour.

Deux ans il fit ce metier. Mais, comme le metier devenait mauvais, a
quatorze ans il se fit portefaix sur le port.

A quatorze ans, Fosse portait sept cents.

Il y avait alors de grands mouvements a la foire de Beaucaire: elle
durait deux mois, amenait cinquante mille personnes, et etalait un
immense commerce de soie, de draperie et de cuir.

Pendant cette annee 1834, Fosse sauva trois personnes qui se noyaient
dans le Rhone: un marchand de planches,--puis un soldat,--puis le
fils d'un charcutier nomme Cambon.

Le soldat se noyait au vu de toute la compagnie, qui se baignait en
meme temps que lui et n'osait lui porter secours. C'etait au-dessus de
Beaucaire, au milieu de ce qu'on appelle le tourbillon du Rhone; le
danger etait donc immense. Fosse ne s'y arreta point.--Par bonheur,
le soldat, qui avait deja beaucoup bu, etait a peu pres evanoui.

Fosse le ramena au rivage au milieu des applaudissements de toute la
compagnie.

Le jeune Cambon, que nous avons nomme le dernier, s'amusait, lui, en
se balancant dans une nacelle; la nacelle chavire; il ne savait pas
nager et allait tout simplement passer sous le bateau a vapeur,
lorsque Fosse l'atteignit et le sauva.

Fosse, en prenant pied au fond du Rhone, avait touche un morceau de
bouteille cassee et s'etait blesse a un doigt. Depuis ce jour, ce
doigt est inerte, le nerf en a ete coupe.

En 1836, Fosse entra dans la compagnie des bateaux a vapeur, en
qualite de pisteur. C'est le nom que l'on donne a ceux qui appellent
et dirigent les voyageurs.

Dans le courant du mois de juillet, c'est-a-dire en pleine foire de
Beaucaire, on vint appeler Fosse au moment ou il etait dans un cafe
chantant.

Un ours et deux saltimbanques se noyaient.

Voici le fait:

Deux saltimbanques montraient un ours qu'ils faisaient danser.

Le menuet fini, les saltimbanques penserent que leur ours avait besoin
de se rafraichir. Ils le menerent au Rhone.

Sollicite par la fraicheur de l'eau, l'ours ne se contenta pas de
boire, il se mit a la nage, entrainant celui des deux saltimbanques
qui tenait la chaine.

Le second saltimbanque voulut retenir son camarade, mais fut entraine
avec lui.

Quand le premier lacha la chaine, il etait trop tard, il avait perdu
pied. Ni l'un ni l'autre ne savaient nager.

Quant a l'ours, il nageait comme un de ses confreres du pole.

Fosse courut d'abord aux saltimbanques.

Seulement, comme il craignait d'etre saisi par quelque membre
essentiel et paralyse dans ses mouvements en se jetant a l'eau, Fosse
avait pris a tout hasard un cercle de tonneau; il presenta le cercle
aux saltimbanques; un d'eux, en se debattant, s'y accrocha, et, comme
le second n'avait pas lache le premier, Fosse, en nageant vers le
bord, les traina tous deux apres lui.

Malgre cette precaution, l'un d'eux parvint a le saisir par la jambe;
mais, heureusement, le nageur avait pied.

Il poussa les deux hommes sur la berge, et s'elanca a la poursuite de
l'ours, qui se gaudissait au beau milieu du fleuve.

Il s'agissait non-seulement, cette fois, de sauver l'ours, mais encore
de l'empecher de s'enfuir.

Ce n'etait pas chose facile. Tout musele qu'il etait, l'ours se
sentait en liberte, et tenait bravement le milieu du fleuve. Fosse
s'elanca a sa poursuite.

Lorsque l'ours vit approcher le sauveteur, il se douta que c'etait a
lui qu'il en voulait, et se retourna contre lui.

Fosse plongea et s'en alla chercher la chaine de fer de l'animal, qui,
entrainee par son poids, pendait de cinq a six pieds sous l'eau.

Il prit l'extremite de la chaine et nagea vers le bord, entrainant
l'ours, qui resistait, mais resistait inutilement, entraine qu'il
etait par une force superieure.

Cependant Fosse fut oblige de revenir a la surface de l'eau pour
respirer.

C'etait la que l'ours l'attendait.

Il allongea sa lourde patte, dont Fosse sentit le poids sur son
epaule.

Par bonheur, il avait eu le temps de respirer; il replongea, reprit la
chaine qu'il avait abandonnee un instant, et refit une dizaine de
brassees vers le bord, entrainant toujours l'animal apres lui.

Le meme manege se renouvela dix fois, quinze fois, vingt fois,
peut-etre, Fosse plongeant, esquivant, a son retour sur l'eau, le coup
de patte de l'ours, replongeant et tirant de nouveau l'animal a terre.

Enfin, il reprit pied, remit la chaine aux mains des saltimbanques, et
se jeta hors de la portee de l'animal, furieux et rugissant.

Il va sans dire que tout Beaucaire etait sur les ponts et les quais
pour assister a cet etrange sauvetage.

En 1839, Fosse sauva la vie a cinq personnes; deux d'entre elles
etaient tombees dans le Rhone en franchissant la planche qui
conduisait au bateau a vapeur.

C'etaient deux hommes de Grenoble, des marchands de bras de charrette.

Fosse entend crier, fait ecarter la foule qui se pressait sur le quai,
et, tout habille, saute de douze pieds de haut.

Il fallait remonter le fleuve et aller chercher sous les bateaux ceux
qui s'y noyaient.

Les deux marchands s'etaient cramponnes l'un a l'autre.

En ouvrant les yeux, Fosse les vit au fond du fleuve, se roulant et se
debattant.

Il nagea droit sur eux; mais l'un le saisit par la jambe, l'autre par
les epaules.

Tout empeche qu'il est par eux, il les traine du cote du quai,
s'accroche aux pierres saillantes, finit par sortir la tete hors de
l'eau, et crie qu'on lui envoie une corde.

A peine en a-t-il saisi l'extremite, qu'il y attache celui qui le
tient par les epaules, puis l'autre, et crie:

--Tire!

On les monta tous deux comme un colis. Celui qui lui tenait la jambe,
etant reste le plus longtemps sous l'eau, etait evanoui; l'autre avait
conserve toute sa tete; aussi, a peine sur le quai, s'apercut-il que
son portemanteau etait reste au fond du Rhone.

Ce portemanteau contenait quinze cents francs.

Fosse replonge, rattrape le portemanteau et reparait avec lui.

Le marchand, pour ce double sauvetage, offrit cinquante francs a
Fosse.

Il va sans dire que celui-ci refusa.

Le 28 septembre de la meme annee, madame de Sainte-Maure, belle-mere
de M. de Montcalm, arrivait de Lyon avec son fils; elle allait chez
son gendre a Montpellier.

En passant du bateau au quai, son pied glissa sur la planche humide et
elle tomba dans le Rhone.

Fosse plonge tout habille, passe avec elle sous le bateau, et reparait
de l'autre cote.

Mais le Rhone est gros et rapide, il entraine le nageur et celle qu'il
essaye de sauver.

Un nomme Vincent detache un batelet et rame au secours de Fosse.

Fosse s'accroche d'une main au bordage du batelet; de l'autre, il
soutient madame de Sainte-Maure.

Le poids fait chavirer le batelet, qui, non-seulement chavire, mais
encore se retourne.

Fosse laisse Vincent, qui sait nager, se tirer de la comme il pourra;
il place madame de Sainte-Maure sur la quille du bateau, pousse le
bateau vers la terre, et aborde a deux kilometres de l'endroit ou il
avait saute a l'eau.

La, madame de Sainte-Maure est deposee dans la maison d'un
constructeur de bateaux, nomme Raousse.

Les deux autres personnes sauvees par Fosse, en 1839, etaient un
garcon cafetier de Beaucaire, et un nomme Soulier.

Peu de temps apres, Fosse fut mande chez M. Tavernel, maire de
Beaucaire.

M. Tavernel etait charge de lui remettre une medaille d'argent de
deuxieme classe, ou cent francs, a son choix; Fosse prefera la
medaille; elle valait quarante sous.

Il avait deja sauve la vie a une quinzaine de personnes; une medaille
de quarante sous pour avoir sauve la vie a quinze personnes, ce n'est
pas trois sous par personne.

Fosse s'en contenta.

En 1840, il tomba a la conscription.

Mais, avant de se rendre au regiment, il sauva encore la vie a deux
personnes: l'une se noyait dans le canal, c'etait une femme; l'autre
dans le Rhone, c'etait un employe de MM. Cuisinier, negociants a Lyon.

Ces nouveaux sauvetages lui valurent une deuxieme medaille de seconde
classe.

Designe comme canonnier au 6e d'artillerie, il arriva au corps le 1er
septembre 1840.

Choisi pour faire partie du camp de Chalons, il fut envoye a
Strasbourg, ou se reunissaient les hommes designes pour Chalons.

Pendant son sejour a Strasbourg, il sauve deux chevaux et deux hommes
du meme regiment que lui. Malheureusement, sur les deux hommes, un
seul arrive vivant a terre; l'autre a ete tue d'un coup de pied de
cheval.

Le marquis de la Place avait promis a Fosse, une fois au camp, de lui
faire donner la croix par le duc d'Orleans; mais le camp n'eut pas
lieu, a cause de la mort du duc d'Orleans.

En 1841, Fosse se trouve a Besancon: un soldat se noyait dans le
Doubs; deux autres soldats s'elancent a son secours; tous trois
tombent dans un trou, tous trois allaient s'y noyer, quand Fosse les
en retire tous les trois, et vivants.

Ce fut a ce propos qu'il obtint sa troisieme medaille de deuxieme
classe.

En tirant de l'Ill les deux canonniers et les deux chevaux, Fosse
s'etait ouvert le flanc avec une bouteille cassee.

Au mois de mai 1845, Fosse revint en conge a Beaucaire. La famille
avait fort souffert de son absence: il se remit immediatement au
travail; elle s'etait augmentee: Fosse avait maintenant a nourrir son
beau-pere, sa mere et neuf freres et soeurs.

Mais ce n'etait plus le beau temps des portefaix: la foire de
Beaucaire, a peu pres morte aujourd'hui, des ce temps-la s'en allait
mourant.

Il se fit scieur de long, et, admirablement servi par sa force
herculeenne, gagna de six a sept francs par jour. Il profita de cette
augmentation dans sa recette pour se marier.

En 1847, Fosse entra comme facteur chef a la gare des marchandises a
Beaucaire; une des conditions de la place etait de savoir lire et
ecrire. On demanda a Fosse s'il le savait; Fosse repondit hardiment
que oui. Tout ce qu'il connaissait, c'etaient ses chiffres jusqu'a
100. Fosse prit deux professeurs: un de jour, un de nuit.

M. Renaud etait son professeur de jour; il venait chez lui de midi a
deux heures; Fosse lui donnait six francs par mois.

M. Dejean etait son professeur de nuit; Fosse lui donnait douze
francs.

Au bout de deux ans, l'education de l'ecolier de vingt-huit ans etait
faite.

Dans ses moments perdus, Fosse continuait de sauver les gens.

Un marinier de Condrieux veut accoster le quai avec son bateau; en
sautant de son bateau sur un radeau, le pied lui manque, il tombe dans
le Rhone et passe sous le radeau.

Par bonheur, il y avait un trou au radeau.

Fosse, qui entend crier a l'aide, accourt; on lui explique qu'un homme
est passe sous le radeau: il plonge par le trou et sort avec l'homme
par l'une des extremites.

Au mois de juillet suivant, il sauve la vie a un garcon boulanger qui,
en essayant de nager, avait perdu a la fois pied et tete.

Quelques jours apres, il se jetait dans le feu,--il faut bien
varier,--pour tirer des flammes un enfant qui etait sur le point
d'etre asphyxie. L'escalier etait en feu; il s'agissait d'aller
chercher l'enfant au second etage, la compagnie des pompiers avait
juge la chose impossible. Fosse, sans hesiter, se jeta dans les
flammes, et cette chose jugee impossible, il la fit.

Le 20 avril 1848, Fosse fut nomme a l'unanimite porte-drapeau de la
garde nationale de Beaucaire.

Quelque temps apres, il obtint l'entreprise des travaux de remblai sur
les bords de la Durance.

Au commencement de 1849, il recut sa cinquieme medaille; mais tout
cela ne satisfaisait pas son ambition.

C'etait la croix de la Legion d'honneur que voulait Fosse. Il part
pour Paris, le 19 mai, se faisant a lui-meme le serment de ne pas
revenir sans sa croix.

Il avait, en effet, la croix lorsqu'il revint a Beaucaire, le 15 juin
suivant, c'est-a-dire pres d'un mois apres en etre parti.

A son retour, il crea un etablissement de bains sur le Rhone, et se
mit a faire le commerce des vieilles cordes et des vieux chiffons.

Un etablissement de bains, c'etait le vrai port de notre sauveteur!

Aussi, en 1849, sauve-t-il la vie a trois ou quatre personnes qui se
noient dans le Rhone, et, entre autres, a un garcon confiseur et a un
commis d'une maison de commerce.

En 1830, la compagnie du chemin de fer l'appelle a diriger le
transport du charbon, entre Beaucaire et Tarascon.

Comme il n'y a que le Rhone a traverser pour aller d'une ville a
l'autre, Fosse, tout en dirigeant son charbon, continue a tenir son
etablissement de bains, et a faire son commerce de vieilles cordes et
de vieux chiffons. Cela dure jusqu'en 1854.

Le 30 janvier 1852, il recut une medaille en or de premiere classe.

Le 1er octobre 1852, il fut nomme membre de la commission chargee de
l'examen des machines a vapeur, et obtint par le prefet un bureau de
tabac.

Le 1er janvier 1853, Fosse est nomme par le ministre des travaux
publics maitre du port a Beaucaire.

Dans le courant de l'annee, Fosse sauve encore deux personnes qui se
noient dans le Rhone: un maquignon, nomme Saunier, et un danseur
espagnol qui croyait se baigner dans le Mancanarez.

En 1854, le cholera se declare en pleine foire de Beaucaire; Fosse
soigne les malades et essaye de soutenir ses compatriotes par son
exemple.

Mais compatriotes et etrangers prennent peur et s'enfuient. Fosse
achete, au prix qu'ils veulent les lui vendre, tous les bois des
fuyards; et, tout en se conduisant avec son courage habituel, realise
un benefice considerable.

Possesseur d'un petit capital, Fosse donne sa demission de maitre du
port, et met de cote le commerce de bois pour le commerce de grain.

Son dernier acte comme maitre du port fut de sauver un bateau de vin
charge pour la Crimee. Ce bateau venait de Macon: il se heurte a une
jetee sur la digue de Beaucaire, et se brise par le milieu. Sur quinze
ou seize cents pieces de vin dont il etait charge, il ne s'en perdit
qu'une quarantaine.

Fosse sauva le reste.

Au milieu de tout cela, un enfant se noie dans le canal; Fosse sauve
l'enfant.

Au mois de mai 1836, le Rhone monte si rapidement et si obstinement,
que l'on comprend que l'on va avoir a lutter contre un de ces
debordements terribles qui portent la desolation sur les deux rives du
fleuve. Pour etre libre de ses actions, Fosse envoie femme et enfants
a l'hotel du Luxembourg, a Nimes.

Le Rhone monte toujours, et atteint une hauteur de vingt-trois pieds
au-dessus de son cours ordinaire.

Cet evenement coincidait avec un envoi de grains d'Odessa. Les grains
arriverent a Marseille; mais, quelle que fut la necessite de sa
presence dans cette derniere ville, Fosse resta a Beaucaire.

C'est que Beaucaire etait cruellement menacee.

L'eau passait par la porte Beauregard, malgre tous les obstacles qu'on
lui opposait, Fosse eut l'idee de boucher la porte avec des sacs de
terre.

Il travailla vingt-quatre heures avec de l'eau jusqu'a la ceinture.

De Boulbon a la montagne de Cannes, l'inondation avait deux lieues
d'etendue, et, a la surface de l'eau, flottaient des berceaux
d'enfant, des toits de maison, des meubles de toute espece.

Le prefet arrive, et demande des nouvelles du village de Vallabregues,
completement enveloppe d'eau, et avec lequel toute communication est
interrompue.

--Vous voulez des nouvelles, monsieur le prefet? dit Fosse. Vous en
aurez, ou je ne reviendrai pas.

Fosse, sauf de mourir, venait de promettre plus qu'un homme ne pouvait
faire. C'etait une seconde representation du deluge. Vallabregues est
a six kilometres en amont de Beaucaire. Impossible de remonter
l'inondation: elle suivait le cours du Rhone, charriant des debris de
maison, des arbres arraches, des barques a moitie sombrees.

Il prend le convoi du chemin de fer a la station du Graveron avec le
commissaire central de Nimes, M. Christophe; il se met en route avec
lui pour Boulbon. Au quart du chemin, M. Christophe, qui s'est demis
le pied et qui boite encore, casse la canne sur laquelle il s'appuie.

Le trajet dura de neuf heures du soir a cinq heures du matin;--cinq
heures.--On allait a Boulbon a vol d'oiseau, sans suivre la route, a
travers rochers et ravins. Pendant pres de la moitie du chemin, Fosse
porta M. Christophe, qui ne pouvait pas marcher.

L'eau etait deja a Boulbon lorsque Fosse et son compagnon y
arriverent.

Or, Boulbon est a une lieue de Vallabregues, et, de Boulbon a
Vallabregues, c'etait, non pas un lac, mais une inondation furieuse,
pleine de courants, de tourbillons et de remous.

Le maire et le conseil municipal etaient en permanence.

Fosse requit un bateau. On lui en amena un qui pouvait contenir huit
personnes. Il y monta avec le commissaire central et se lanca au
milieu du courant.

Il fallait tout le courage et toute la force du celebre sauveteur pour
eviter ou repousser tous ces debris flottants sur cette mer ou l'on ne
voyait apparaitre que des cimes d'arbre et des toits de maison; de
temps en temps, des branches d'un de ces arbres ou du toit d'une de
ces maisons, retentissait un coup de feu, signal de detresse. Fosse
ramait du cote ou on l'appelait, recueillait le naufrage dans sa
barque et continuait son chemin.

Enfin on arriva a Vallabregues; on ne voyait plus que les etages
superieurs des maisons et le clocher. Un homme, qui etait a sa croisee
et qui avait de l'eau jusqu'a la ceinture, apprend a Fosse, que tous
les habitants etaient refugies dans le cimetiere: c'etait le point le
plus eleve du pauvre village.

Fosse dirigea son bateau a travers les rues inondees, et arrive au
lieu indique. Quinze ou dix-huit cents personnes avaient ete chercher
un refuge au milieu des croix et des tombeaux; le cimetiere etait le
seul endroit de la ville qui ne fut pas inonde. Il etait minuit.

Ces dix-huit cents personnes etaient la, sans pain, depuis
vingt-quatre heures.

Il n'y avait pas de temps a perdre pour leur porter secours.

Fosse laisse avec eux le commissaire central, afin qu'ils sachent bien
qu'ils ne seront pas abandonnes, abandonne son bateau au cours de
l'eau, aborde a l'extremite de l'inondation, et court a Nimes, ou
l'attendait le prefet.

--Je vous donne carte blanche, repondit celui-ci; mais alimentez-les.

Aussitot Fosse lance des requisitions de pain et de vin, et organise
un convoi qui suivra la montagne, remontera plus haut que Vallabregues
et descendra ensuite comme Fosse a fait lui-meme.

Le 1er juin, il arriva a Vallabregues avec une barque pleine de
vivres.

Pendant huit jours, il fit le service des approvisionnements, que nul
n'osait faire.

Le 3 juin, monseigneur l'eveque de Nimes voulut accompagner Fosse,
afin de porter des paroles de consolation aux pauvres inondes.

Fosse le prit dans sa barque, et, comme, chemin faisant, Sa Grandeur
manifestait quelque crainte sur la fragilite de l'embarcation:

--Bon! monseigneur, repondit Fosse, qu'avez-vous a craindre, vous qui
ne quittez ce monde que pour aller directement au ciel? Par malheur,
je n'en puis dire autant. Aussi, je vous recommande mon ame.

On arriva sans accident.

Monseigneur Plantier a consacre cette dangereuse navigation par cette
lettre qu'il ecrivit a Fosse, en maniere d'attestation:

" En 1856, le Rhone etait horriblement deborde. De Beaucaire, nous
voulumes aller a Vallabregues, village de notre diocese, situe sur la
rive gauche du fleuve. Nous desirions en consoler les habitants,
chasses de leurs domaines, et forces de se refugier sur une pointe de
terre, par une inondation sans exemple. La navigation qui devait nous
mener jusqu'a eux n'etait pas sans danger. M. Fosse, de Beaucaire,
s'est offert a nous conduire, et nous a conduit, en effet, avec la
meme intrepidite qu'il avait deja deployee en mille autres
circonstances perilleuses.--C'est une attestation que nous nous
plaisons a lui donner, autant par justice que par reconnaissance.

" HENRY, eveque de Nimes. "

L'inondation continuait: le 10 juin, une commission d'ingenieurs se
rendit a une breche en aval de Beaucaire, afin d'etudier les moyens
les plus prompts de reparer la chaussee et d'arreter la chute des eaux
dans la campagne.

La commission, a la tete de laquelle se trouvait le prefet, consulta
Fosse, afin de savoir si la chute d'eau de cinq ou six metres qui se
precipitait en cet endroit permettait la manoeuvre d'une barque.

--On peut voir, repondit simplement Fosse; seulement, il me faut deux
hommes de bonne volonte.

Deux pilotes se presenterent.

La possibilite de la manoeuvre, malgre la chute d'eau, fut demontree.

Les deux pilotes, pour avoir aide Fosse en cette circonstance,
recurent tous deux la medaille en or, et de premiere classe.

Pas une seule fois, pendant tout le temps des inondations, ou tous les
jours Fosse risquait sa vie, pas une seule fois il ne s'inquieta des
pertes que subissait son commerce, completement abandonne par lui.

Le 19 aout 1856, il recut une nouvelle medaille d'or de premiere
classe.

Le 7 juin de l'annee suivante, un incendie eclata dans la grande rue
de Beaucaire.

Fosse fut, comme toujours, un des premiers sur le lieu du sinistre.

Il entendit les spectateurs dire qu'une femme etait dans la maison.

Il etait impossible de monter par l'escalier, qui etait en flammes.

Fosse applique une echelle a la facade de la maison, entre par une
fenetre, brise les portes, et enfin trouve une femme etendue sans
connaissance sur le carreau.

Il la prend dans ses bras, traverse les flammes qui, derriere lui, se
sont fait jour, regagne son echelle, depose la femme entre les mains
des spectateurs emerveilles, remonte, malgre les instances de tous,
dans la maison, pour voir s'il n'y a plus personne a sauver, et n'en
redescend que lorsqu'il s'est bien assure qu'elle est deserte.

Alors il demanda des nouvelles de la femme; il etait arrive trop tard,
elle etait deja asphyxiee: Fosse n'avait sauve qu'un cadavre.

Le 15 janvier 1858, se promenant dans la rue de l'Arbre, a Marseille,
il entend crier: " A l'assassin! "

Il se retourne et apercoit un homme a figure suspecte, courant comme
une trombe et renversant tout ce qui se trouvait sur son passage.

Fosse etend la main sur le fuyard, lutte avec lui et le terrasse.

C'etait un forcat evade qui, depuis sa fuite du bagne, avait deja
commis bon nombre de vols.

Fosse le remit aux agents de la police, doux comme un mouton. Cette
metamorphose s'etait operee lorsqu'il avait senti craquer ses os entre
les mains de Fosse.

Fosse, en sa qualite de membre de la Societe des sauveteurs de France,
se rendit a Paris a la fin de l'an dernier.

Une reunion des sauveteurs de tous les departements devait avoir lieu
le 16 decembre.

Ce fut alors que je le vis.

Fosse fut, de la part de cette Societe, l'objet d'une veritable
ovation: le president de la Societe le proclama le premier sauveteur
de France, et fit inserer dans _l'Illustration_ un portrait de lui,
suivi de l'enumeration de ses actes de courage et de devouement.

J'envoie cet article a l'impression; mais, avant qu'il soit imprime,
je m'attends a recevoir le recit de quelque nouveau sauvetage de
Fosse. Si cela arrive, chers lecteurs, vous le trouverez en
post-scriptum.



LE CHATEAU DE PIERREFONDS


Pierrefonds est un pays que j'ai decouvert en rodant autour de
Villers-Cotterets, vers 1810 ou 1812.

Christophe Colomb de huit a dix ans, je faisais trois lieues et demie
en allant, trois lieues et demie en revenant, total: sept lieues, pour
aller jouer une heure dans _les ruines_.

Et les fortes tetes du pays disaient:

--Voyez, le paresseux, il aime mieux vagabonder sur les grandes routes
que d'aller au college. Il ne fera jamais rien.

Je ne sais pas si j'ai fait grand'chose; mais je sais que j'ai
diablement travaille depuis.

Il est vrai que ce travail n'a pas eu un brillant resultat: j'eusse
mieux fait, je crois, au lieu d'entasser volumes sur volumes,
d'acheter un coin de terre, et d'y mettre cailloux sur cailloux.
J'aurais au moins aujourd'hui une maison a moi.

Bah! n'ai-je pas la maison du bon Dieu, les champs, l'air, l'espace,
la nature, ce que n'ont pas, enfin, les autres qui ne savent pas voir
ce que je vois.

Je lisais dernierement, dans un petit volume dont les critiques n'ont
point parle, probablement a cause de sa haute valeur, de fort beaux
vers, qu'il faut que je vous dise, chers lecteurs.

Ils sont intitules: _le Partage de la Terre_.

Les voici:

     Alors que le Seigneur, de sa droite feconde,
     Eut, dans les champs de l'air, laisse tomber le monde;
                 Qu'il eut trace du doigt,
     Comme fait le pilote a la barque qui passe,
     La route qu'il devait parcourir dans l'espace,
                 Il dit: " Que l'homme soit! "

     A sa voix s'agita la surface du globe;
     La terre secoua les plis verts de sa robe,
     Et le Seigneur alors vers lui vit accourir,
     Comme des ouvriers demandant leur salaire,
     De l'equateur en flamme et des glaces polaires,
     Ces atomes d'un jour, qui naissent pour mourir.

     " Cette terre est a vous, dit le Maitre supreme,
     Ainsi que fait un pere a ses enfants qu'il aime;
                 Les lots vous sont offerts.
     Chaque homme a droit egal au commun heritage;
     Allez! et faites-vous le fraternel partage
                 De la terre et des mers."

     Alors, selon sa force ou bien son caractere,
     L'homme, petit ou grand, prit sa part de la terre:
     Le noble eut le donjon aux gothiques arceaux,
     Le laboureur le champ ou la riviere coule,
     Le commercant la route ou le chariot roule,
     Le nautonnier la mer ou glissent les vaisseaux.

     Deja, depuis longtemps, le prince avait le trone,
     Le pape la tiare et le roi la couronne;
                 Et le patre craintif
     Sur les monts gazonneux les troupeaux qu'il fait paitre;
     Quand, venant le dernier, le Seigneur vit paraitre
                 Un homme a l'oeil pensif.

     D'un reve sur son fronton voyait flotter l'ombre
     Il marchait lentement, triste sans etre sombre;
     Parfois il s'arretait pour cueillir une fleur;
     Enfin, au pied du trone il releva la tete,
     Et dit, en souriant: " Moi, je suis le poete;
     N'avez-vous rien garde pour votre fils, Seigneur? "

     Dieu dit: " Tu viens trop tard! " Lui repondit: " Peut-etre!
     --Non: tu vois qu'ici-bas toute chose a son maitre,
                 De son avoir jaloux;
     Mais ou donc etais-tu, tete en reves feconde,
     Quand on faisait sans toi le partage du monde?
     --J'etais a vos genoux!

     " Mon regard admirait la splendeur infinie;
     Mon oreille ecoutait la celeste harmonie;
     Pardonnez donc, mon pere, a l'esprit contempteur
     Qui, perdu tout entier dans l'immense mystere,
     S'est laisse prendre, helas! sa part de cette terre,
     Tandis qu'il adorait son divin Createur.

     --Et pourtant tout est pris, dit le Maitre sublime,
     La cote et l'Ocean, la vallee et la cime:
                 Que veux-tu! c'est la loi.
     Mais, en echange, viens, en tout temps, a toute heures,
     Je te garde, mon fils, place dans ma demeure,
                 Et mon ciel est a toi. "


Vous voyez que la part du poete est encore la meilleure.

Puis il a les ruines.

Revenons aux notres.

Ce sont de magnifiques ruines que celles de Pierrefonds,--les plus
belles de France, peut-etre, sans en excepter celles de Coucy.

Elles dominent un petit lac que j'ai connu etang, mais qui a fait son
chemin comme celui d'Enghien, et qui s'est fait lac a la maniere dont
beaucoup de gens se font nobles. Elles couronnent un charmant village,
plus charmant autrefois, quand ses maisons etaient couvertes de
chaume, qu'il ne l'est aujourd'hui avec ses villas couvertes
d'ardoises. Enfin, elles sont situees entre deux des plus belles
forets de France, c'est-a-dire entre la foret de Compiegne et la foret
de Villers-Cotterets.

Le chateau dont elles sont les restes a ete bati par un de ces hommes
qui, l'on ne sait trop pourquoi, laissent a la posterite un souvenir
sympathique.

Louis d'Orleans, premier duc de Valois, le commenca en 1390 et
l'acheva en 1407.

Les Arabes disent: " La maison achevee, la mort y entre. " Aussi
laissent-ils toujours quelque chose a faire a leurs maisons, d'ou il
resulte que, d'habitude, leurs maisons tombent en ruine sans avoir ete
achevees.

Le chateau de Louis d'Orleans acheve, les Bourguignons voulurent y
entrer. C'etait a peu pres la meme chose que la mort. Mais aux
Bourguignons on pouvait resister, quoique ce fut difficile; et
Bosquiaux, capitaine orleaniste, defendit bravement Pierrefonds.

C'etait au plus fort des guerres entre le duc d'Orleans et Jean,
surnomme par ses flatteurs Jean Sans-Peur. C'etait Jean Sans-Foi qu'il
eut fallu l'appeler.

Singuliere epoque que cette epoque. Le roi etait fou, le royaume etait
fou.

Lequel avait donne sa folie a l'autre? On ne sait.

Les familles des vieux barons croises etaient eteintes, ou a peu pres.
On cherchait, sans les pouvoir trouver, les grands fiefs souverains
des ducs de Normandie, des rois d'Angleterre, des comtes d'Anjou, des
rois de Jerusalem, des comtes de Toulouse et de Poitiers. A la place
de cette puissante moisson fauchee par la mort, avait surgi une
noblesse douteuse, aux ecussons surcharges d'armes parlantes ou
d'animaux monstrueux, et entoures de devises qui rendaient plus
contestable encore la noblesse qu'elles etaient chargees de soutenir.

Puis les costumes, comme les blasons, etaient devenus etranges,
inouis, fantastiques.

Il y avait les hommes-femmes, gracieusement attifes, trainant des
robes de douze aunes.

Il y avait les hommes-betes, aux justaucorps brodes de toutes sortes
d'animaux.

Il y avait les hommes-musique, qui pouvaient servir de pupitre aux
menestrels et aux troubadours.

Il y a, au catalogue imprime de la collection de M. de Courcelles, une
ordonnance de Charles d'Orleans, le fils de celui dont nous nous
occupons, qui autorise a payer une somme de deux cent soixante-seize
livres sept sous six deniers tournois pour neuf cents perles destinees
a orner une robe.

Voulez-vous savoir ce que c'etait que cette robe, chers lecteurs?

Le voici:

" Sur les manches est escript de broderies tout au long le dict de la
chanson _Madame, je suis plus joyeux_, et notte tout au long sur
chacune desdites deux manches, cinq cent soixante-cinq perles, pour
servir a former les nottes de ladite chanson, ou il y a cent
quarante-deux nottes. C'est assavoir, pour chaque notte, quatre perles
en quarre. "

Mais ceci n'etait rien, et, quoique les pretres prechassent contre ces
modes insolites, leurs anathemes etaient reserves surtout a ceux et a
celles qui mettaient pour leurs toilettes le diable a contribution.

Il y avait des cornes partout.

Les femmes, grace a leurs hennins, les portaient sur la tete; les
hommes, grace a leurs poulaines, les portaient aux pieds.

La crinoline, que nos modernes coquettes portent a leurs jupons, les
femmes du XIVe siecle la portaient a leur bonnet.

" Les dames et demoiselles, dit Juvenal des Ursins, menaient grands et
excessifs etats et cornes merveilleuses, haultes et larges, et avaient
de chaque cote, au lieu de bourrees, deux grandes oreilles si larges,
que, quand elles voulaient passer l'huis d'une porte, il fallait
qu'elles se tournassent de cote et baissassent. "

Or, au nombre des plus elegants cavaliers faisant la cour a toutes ces
belles dames, grasses, decolletees et cornues, etaient le jeune roi
Charles VI et son frere, plus jeune encore, le duc Louis d'Orleans.

Le premier, le roi, venait d'epouser son impudique Bavaroise Isabeau;
le second, Louis, venait d'epouser sa douce et fidele Valentine de
Milan.

Elle lui avait apporte en dot Asti, avec quatre cent cinquante mille
florins.

L'autre avait apporte a son epoux l'adultere, la guerre civile, la
folie.

Le pauvre jeune roi etait pourtant bien gai, bien heureux, bien
courtois, ne demandant qu'a rire et a s'amuser.

Apres son mariage, il avait fait son tour de France, et, gai compagnon
du trone qu'il etait, sa royale chevauchee. Il partait de Paris, ou
l'on venait de celebrer l'entree de la reine, entree depuis quatre
ans; mais, pour ce coeur joyeux, pour cet esprit couleur de rose, tout
etait matiere a fete. Le vin et le lait avaient coule dans Paris par
la bouche de toutes les fontaines; aux carrefours, les freres de la
Passion avaient joue de pieux mysteres; a la rue Saint-Denis, deux
anges avaient pose une couronne sur la tete de la reine; au pont
Notre-Dame, un homme etait descendu par une corde tendue aux tours de
la cathedrale, avec deux flambeaux a la main; et, pour mieux voir,
pour mieux entendre, pour mieux etre partout, le roi et son frere
Louis d'Orleans s'etaient meles a la foule des bourgeois, et, trop
presses d'etre au premier rang, avaient recu des sergents maints bons
horions dont ils montrerent le soir les marques aux dames de la cour.

Paris s'etait fort rejoui de cette entree de la reine. On lui avait
promis une diminution d'impots: tout au contraire, il fallait payer la
fete; ce fut Paris qui la paya; en outre, on decria les pieces de
douze et de quatre deniers, avec defense de les passer sous peine de
la corde. Or, s'etait la monnaie du peuple, le seul argent du pauvre,
de sorte que le pauvre, c'est-a-dire le peuple, ne sachant plus
comment ni avec quoi acheter du pain, puisque sa monnaie n'avait plus
court, cria famine, dans ces memes rues ou les fontaines faisaient
jaillir la veille du vin et du lait.

Le pretexte de ce voyage a travers la France, ce fut d'aller a Avignon
s'entendre avec le pape sur les moyens d'eteindre le schisme.

Le veritable motif, c'etait le plaisir.

Or, pour que le plaisir fut complet, le roi Charles VI ne prit ni ses
deux oncles, deux illustres voleurs, les ducs d'Anjou et de Berry, ni
la reine, qui trouva moyen de se faire, dans un autre genre, une
illustration non noins grande que ses deux oncles.

D'abord, on s'arreta a Nevers, ou l'on fut recu par le duc de
Bourgogne,--pas le duc Jean, mais son pere, avec lequel on etait en
paix.

Puis on gagna Lyon, la ville demi-italienne; on y passa quatre jours
en jeux, bals et galanteries.

Enfin, on arriva a Avignon, chez le pape. Avignon etait devenue une
seconde Rome, aussi dissolue que la premiere, ou Giotto peignait, ou
Petrarque chantait, ou Vaucluse murmurait. On etait a la source des
indulgences, comment n'eut-on pas peche? Pas une jeune et jolie
Avignonaise qui ne se souvint de ce passage, dit Froissard.

Le schisme ne fut pas eteint du tout; mais le pape donna au duc
d'Anjou le titre de roi de Naples, et, au roi Charles, la disposition
de sept cent cinquante benefices.

On passa en Languedoc.

La commencerent de s'eteindre les bruits joyeux des instruments, et
les cris, les plaintes, les murmures, les remplacerent et les
couvrirent.--Le pauvre Languedoc etait non-seulement ruine, pressure,
mange, mais encore depeuple par le duc de Berry, son gouverneur.
Quarante mille habitants avaient emigre dans l'Aragon. Avide et
prodigue, il prenait aux uns pour donner aux autres. Son bouffon,
d'une seule fois, avait touche deux cent mille livres. Puis il aimait
les chateaux aux tourelles anciennes, et faisait creuser ces dentelles
de pierre que les eglises du XIVe et du XVe siecle jetaient comme un
mantelet sur leurs epaules. Il aimait les precieux manuscrits, les
brillantes enluminures, les miniatures a fond d'or, et il jetait l'or
aux architectes et aux artistes. Cet or, il fallait le prendre quelque
part, et le bon gouverneur du Languedoc le prenait ou il le trouvait.
Enfin, il venait d'avoir une derniere fantaisie, non moins couteuse et
bien autrement folle que les autres: a soixante-six ans, il avait
epouse une enfant de douze, la niece du comte de Foix.

Il fallait une justice a ce pauvre peuple. Le roi, tandis qu'il etait
retenu pendant douze jours a Montpellier " par les vives et frisques
demoiselles du pays, auxquelles il donnait, dit Froissard, annelets et
fermaillets d'or, " ordonna d'arreter et de faire le proces de
Betisac. Betisac etait lieutenant du duc de Berry; il fut reconnu
coupable et condamne a etre brule vif. Le roi quitta son harem de
Montpellier pour l'aller voir bruler vif a Toulouse.

Le duc de Berry, le veritable dilapidateur, sentit-il la chaleur du
bucher? J'en doute.

Pendant qu'il etait en train, le bon roi Charles, qui venait de _faire
justice, fit faveur_: il accorda _aux abbayes de filles de joie_ que
leurs pensionnaires ne portassent plus de costume, sauf une jarretiere
d'autre couleur que leur robe, au bras.

Comment n'eut-on pas adore un pareil roi, qui brulait les voleurs et
qui habillait les filles de joie comme les honnetes femmes?

Il etait si las de fetes, qu'il evita celles qu'on lui preparait a son
retour. Sa rentree fut tout simplement un steeple-chase. Il gagea avec
son frere que, partant au galop en meme temps que lui, il arriverait
avant lui. C'est le roi qui gagna.

Pauvre roi, ce fut sa derniere chance au jeu. A vingt-deux ans, il
avait tout use; a vingt-deux ans, la tete etait morte et le coeur
vide.

A vingt-trois ans, il etait fou.

Ses deux oncles prirent le royaume. Louis, qu'il venait de faire duc
d'Orleans, prit sa femme.

Il est vrai que la prenait a peu pres qui voulait.

Par malheur, le beau jeune prince ne se contenta point de la femme de
son frere Charles le fou. Il prit encore celle de sou cousin Jean de
Bourgogne.

L'anecdote est-elle vraie? On dit qu'un soir que Jean de Bourgogne et
Louis d'Orleans avaient soupe ensemble, il passa une singuliere idee
dans l'esprit fantasque du jeune prince.

C'etait de faire voir au mari trompe le corps de sa femme, moins la
tete. Ce corps etait charmant, et Jean de Bourgogne envia fort le
bonheur du duc d'Orleans.

Eugene Delacroix a fait un charmant petit tableau de ce fait, qui n'a
jamais acquis une valeur historique, et auquel on attribua cependant
la mort du duc d'Orleans.

Nous croyons que les causes d'antagonisme politique etaient
suffisantes entre les deux princes, sans qu'on y melat une jalousie
amoureuse.

En somme, les deux cousins etaient fort brouilles, lorsque le vieux
duc de Berry, croyant faire merveille, decida le duc de Bourgogne a
faire une visite a Louis d'Orleans.

Celui-ci etait malade a son chateau de Beaute, charmant sejour, comme
l'indique son nom, perdu dans les replis de la Marne, belle et
dangereuse riviere, sur les bords de laquelle Fredegonde eut un
palais, et du sein de laquelle un pecheur, raconte Gregoire de Tours,
retira le corps du jeune fils de Chilperic, noye par sa maratre.

C'etait a la fin de l'automne, les feuilles tombaient.

C'est l'epoque des sombres pressentiments; Louis avait ete visite de
l'esprit de Dieu; depuis quelque temps, il pensait beaucoup a la mort.

Il avait de sa main, et fort chretiennement, fait un testament ou il
recommandait ses enfants a son ennemi le duc de Bourgogne. Il y
demandait d'etre porte a son tombeau sur une claie couverte de
cendres.

Il avait eu non-seulement des pressentiments, mais encore une vision.

Une nuit que, loge au couvent des Celestins, il allait a matines, il
rencontra la Mort en traversant un dortoir; l'ange sombre tenait une
faux a la main, et, avec cette faux, elle lui fit lire sur la muraille
cette inscription latine: _Juvenes ac senes rapio_.

Il fut dans ces circonstances que le duc de Befry eut l'idee de
reconcilier ses deux neveux.

Au commencement de novembre, il conduisit, comme nous venons de le
dire, le duc de Bourgogne au chateau de Beaute, ou Louis le recut
courtoisement; puis il les fit communier le 20 et les invita a diner
pour le 22.

Le 20, ils avaient partage l'hostie; le 22, ils partagerent le repas.

Depuis le 17, le duc de Bourgogne avait tout prepare pour l'assassinat
du duc d'Orleans.


Je ne sais, chers lecteurs, si ce que j'ai vu il y a deux ou trois ans
existe encore aujourd'hui, au milieu des bouleversements dont Paris
est le theatre.

Ce que j'ai vu, c'etait une petite tourelle qui s'elevait au coin de
la vieille rue du Temple et de la rue des Francs-Bourgeois.

Cette petite tourelle, legere, elegante, gracieuse, et qui contrastait
fort avec la lourde maison a laquelle elle etait accrochee, cette
petite tourelle, noire et lezardee aujourd'hui, etait blanche et neuve
lorsqu'elle vit s'accomplir l'evenement que nous allons raconter.

Elle fermait de ce cote le grand enclos de l'hotel Barbette, occupe
alors par la reine Isabeau.

Cet hotel s'elevait dans un quartier peu frequente a cette epoque,
hors de l'enceinte de Philippe-Auguste et entre les deux juridictions
de la Ville et du Temple.

Il avait ete bati par le financier Etienne Barbette, dont il avait
garde le nom. Etienne Barbette etait maitre de la monnaie sous
Philippe le Bel, le roi de France qui a le plus travaille a la monnaie
de son pays, non pas pour la rendre meilleure et plus pure, bien
entendu.

En general, lorsqu'on refond les monnaies, ce n'est point pour en
enlever l'alliage.

Ce meme hotel, quatre-vingts ans apres la mort d'Etienne Barbette,
appartenait a un autre parvenu, le grand maitre Montaigu.

Montaigu etait des bons amis de Louis d'Orleans. Ce dernier obtint de
lui qu'il cedat son hotel a la reine Isabeau, qui detestait l'hotel
Saint-Paul, ou elle etait sous les yeux de son mari.

Tout au contraire, la voluptueuse Allemande adorait son petit logis;
elle l'avait embelli a l'interieur, agrandi au dehors, etendu jusqu'a
la rue de la Perle.

Elle y etait accouchee, le 10 novembre, d'un fils qui etait mort en
naissant; le peuple avait fort murmure; on la savait depuis fort
longtemps eloignee de son mari, et l'on avait attribue au duc
d'Orleans les honneurs de cette intempestive fecondite.

On avait ete jusqu'a faire un crime a la mere de cette douleur; on
avait trouve qu'elle avait pleure cet enfant plus qu'on ne pleure un
enfant d'un jour.

C'etait injuste: un enfant n'a point d'age pour la mere; c'est son
enfant, c'est-a-dire la chair de sa chair, voila tout.

Nous avons dit que, des le 17, Jeah de Bourgogne avait decide
l'assassinat du duc d'Orleans.

Depuis longtemps, il le meditait.

Des la Saint-Jean, c'est-a-dire quatre mois auparavant, il cherchait
dans Paris une maison pour y dresser son guet-apens; un de ses agents
etait en course a cet effet, et, comme cet agent etait clerc de
l'Universite, il donnait pour pretexte a cette location le besoin
qu'il avait d'un magasin ou mettre le vin, le ble et les autres
denrees que les clercs recevaient de leur pays et avaient le privilege
de vendre sans droits.

Le 17, la maison etait trouvee et livree.

C'etait la maison de l'_Image Notre-Dame_, situee vieille rue du
Temple, et ainsi nommee d'une image de la Vierge incrustee dans une
niche au-dessus de la porte.

L'homme qui devait frapper etait un valet de chambre du roi;
l'histoire n'a pas conserve son nom.

L'homme qui devait trahir etait Raoul d'Auquetonville, ancien general
des finances, que le duc avait chasse autrefois pour malversation.

Le 20, nous l'avons dit, les deux princes avaient communie a la meme
hostie. Le 22, nous l'avons dit encore, ils avaient dine a la meme
table.

Le mercredi, 23 novembre, le duc d'Orleans avait soupe chez la reine,
et soupe gaiement, afin d'adoucir sa douleur, lit le religieux de
Saint-Denis,--_dolorem studens mitigari_,--lorsque tout a coup le
valet de chambre du roi, celui qui s'etait charge de trahir, vint dire
au prince que le roi le demandait a l'instant meme.

Le duc avait six cents chevaliers qu'il pouvait reunir, et dont il
pouvait se faire une escorte dans les occasions d'apparat; mais, pour
aller chez la reine, visite mysterieuse, il ne prenait d'ordinaire
qu'un ou deux pages et quelques valets. Aussi l'assassin avait-il
compte sur cette circonstance, et avait-il decide que ce serait a la
sortie du duc d'Orleans de l'hotel Barbette qu'il accomplirait son
crime.

Il etait huit heures lorsque cette fausse nouvelle, qu'il etait
attendu par le roi, parvint au duc d'Orleans.

De l'hotel Barbette a l'hotel Saint-Paul, il n'y avait qu'un pas;
aussi le duc d'Orleans, comptant revenir chez la reine, y laissa-t-il
une partie de sa suite.

Il sortit, n'emmenant avec lui que deux ecuyers montes sur le meme
cheval, un page et quelques valets portant des torches.

C'etait de bonne heure pour un homme de cour, habitue, comme Louis
d'Orleans, a faire de la nuit le jour; mais c'etait tard pour ce
quartier sombre, solitaire et retire.

Cependant le duc ne songeait a rien, ou, s'il avait quelque pensee,
c'etait une pensee joyeuse. Il s'en allait par la vieille rue du
Temple, un peu en arriere de ses gens, chantonnant a demi-voix une
gaie chanson, et jouant avec son gant.

Deux personnes le voyaient, et remarquaient ces details sans se douter
que ce joyeux jeune homme,--le duc d'Orleans etait jeune encore,
ayant trente-six ans a peine,--sans se douter que ce joyeux jeune
homme allait au-devant de la mort, qui, quelque temps auparavant, lui
etait apparue.

Ces deux personnes etaient un valet de chambre de l'hotel de Rieux, et
une pauvre femme nommee Jacquette Riffard, dont le mari etait
cordonnier, et qui logeait dans une chambre du meme hotel.

Jacquette le suivit quelque temps des yeux au milieu de la nuit,
enviant probablement le sort de ce riche qui avait des torches pour
l'eclairer dans l'obscurite. Puis, comme elle quittait la fenetre pour
aller coucher son enfant, elle entendit crier: " A mort! a mort! "

Elle revint aussitot vers la fenetre, son enfant entre ses bras.

Le prince etait deja precipite de son cheval. Il etait a genoux dans
la rue, et sept ou huit hommes masques frappaient sur lui a coups de
hache et d'epee.

Et lui criait:

--Qu'est ceci? d'ou vient ceci? Que me voulez-vous?

Et, pour parer les coups, il mettait sa main, en avant.

Mais un coup d'epee lui abattit la main, en meme temps qu'un coup de
hache lui fendait la tete.

Alors il tomba; mais on continua de frapper. La pauvre femme qui
voyait celle boucherie criait de toutes ses forces:

--Au meurtre!

Un des assassins tourna la tete, la vit a sa fenetre, et, avec un
geste de menace:

--Tais-toi, lui dit-il, vilaine femme!

Elle se tut, epouvantee, mais continua de regarder. Alors, de l'_Image
Notre-Dame_, elle vit sortir un homme de haute taille, avec un
chaperon rouge abaisse sur les yeux; cet homme se pencha vers le duc,
et, apres l'avoir examine avec soin, dit;

--Eteignez tout et allez-vous-en; il est mort.

Pour plus grande surete, un des assistants donna encore un coup de
masse au pauvre duc; mais celui-ci ne fit aucun mouvement.

Seulement, pres de lui, un enfant, tout ensanglante, se souleva, et,
sans penser a lui-meme;

--Ah! monseigneur mon maitre!... dit-il.

Un coup de pommeau d'epee le recoucha mort a cote du mort.

C'etait le page, un blond enfant d'Allemagne donne au prince par
Isabeau.

L'homme au chaperon rouge avait eu raison de dire qu'on pouvait
eteindre les torches et s'en aller.

Louis d'Orleans etait mort en effet, et bien mort.

Le bras droit etait coupe a deux endroits, au poignet et au-dessous du
coude. La main gauche etait detachee et avait vole a dix pas de la; la
tete etait fendue de l'oeil a l'oreille en avant, et, derriere, d'une
oreille a l'autre.

La cervelle en sortait.

Au milieu de la consternation et de la terreur generales, ces pauvres
restes furent portes, le lendemain, a l'eglise des Blancs-Manteaux.


Et maintenant, pourquoi la France a-t-elle tant aime et tant regrette
ce beau prince? Qu'avait-il fait, le debauche, l'amoureux, le
prodigue, pour meriter une pareille affection? Vivant, il avait
terriblement vexe le peuple et avait ete bien souvent maudit par lui.

Mort, tout le monde le pleura.

La France la premiere.

" Si l'on me presse d'expliquer pourquoi je l'aimais, dit Montaigne,
je sens que cela ne se peut exprimer, qu'en repondant: " Parce que
c'etait lui; parce que c'etait moi. "

Interrogeons la France a l'endroit de son deuil, eile repondra comme
Montaigne:

-Je l'aimais.

La France, si souvent maratre, fut pour lui tendre mere. Elle aima
celui-ci, mele de bien et de mal qu'il etait, et quoique ses defauts
et ses vices l'emportassent sur ses vertus.

Il faut dire que ses defauts etaient charmants et ses vices aimables.
L'esprit etait leger, mais gracieux et doux; derriere l'esprit etait
le coeur, un coeur bon et humain.

Puis ce fut le pere de Charles d'Orleans, le prince poete, le
prisonnier d'Azincourt; ce fut le pere de Dunois, cet illustre batard
qui, avec Jeanne d'Arc, chassa l'Anglais de la France; ce fut l'aieul
de Louis XII, qu'on appela le Pere du peuple.

Puis les larmes de sa femme, a qui il avait tant fait verser de
larmes, firent beaucoup pour lui; quand on la vit, vetue de deuil,
tenant d'une main son fils, de l'autre Dunois, demander justice au
roi, a la France, a Dieu, tous les assistants eclaterent en sanglots.

Les pleurs appellent les pleurs.

Et moi-meme, apres cinq siecles, ce n'est point sans une certaine
tristesse que je regarde les ruines de ce chateau, mutile comme celui
qui l'a bati; ces tours sont ouvertes comme l'etait son front; ces
murailles sont trouees comme l'etait sa poitrine; ces debris sont
disperses comme cette main, ce morceau de bras et cette cervelle qu'on
ne rejoignit que le lendemain au pauvre corps auquel ils avaient
appartenu.

C'est que celui qui a renverse ce chateau, qui a eventre ces tours
etait un rude lutteur.

Lui aussi, avec sa robe rouge, s'est penche sur le cadavre de la
feodalite qu'il avait egorgee, et, comme Jean de Bourgogne, il a dit:

--Eteignez tout, et allez-vous-en; elle est morte.

Ce lutteur, c'etait le cardinal de Richelieu.


A l'epoque ou, tout enfant, je venais de Villers-Cotterets a
Pierrefonds pour jouer deux heures dans les ruines, je ne savais pas
ce que c'etait que Louis d'Orleans qui les avait baties,--ce que
c'etait que de Rieux qui les avait tenues au nom de la Ligue,--ce que
c'etait que le comte d'Auvergne qui les avait prises,--ce que c'etait,
enfin, que le cardinal de Richelieu qui les avait faites.

Mais ces ruines ne m'en paraissaient pas moins splendides.

Elles appartenaient alors a M. Radix de Sainte-Foix, qui les avait
achetees quinze cents francs a M. Canis, qui, lui, les avait achetees
de M. Longuet, lequel les avait achetees de la Nation, laquelle les
avait confisquees a la maison d'Orleans.

Ce n'est qu'en 1813 qu'elles firent retour a l'Etat, achetees par
l'empereur a M. Heu, qui les tenait de M. Arnould, gendre et heritier
de M. de Sainte-Foix.

L'empereur les paya deux mille sept cent cinquante francs.

Elles etaient alors a peu pres inconnues, et le chemin n'etait pas
meilleur pour y venir de Compiegne que pour y aller de Villers-Cotterets.

Arrive a Pierrefonds par un chemin a peu pres impraticable, il fallait
monter aux ruines par un sentier a peu pres impossible.

A cette epoque, il n'y avait pas d'escalier pratique au sommet des
tours, pas de harpe eolienne vibrant au faite des donjons.

Les chemins n'en etaient pas ratisses, les murs epoussetes, les cours
esherbees.

C'etait quelque chose de sauvage et de rude comme le spectre du moyen
age.

Les premiers qui decouvrirent Pierrefonds, apres moi, bien entendu,
furent des paysagistes: mon vieil ami Regnier, Jadin, Decamps, Flers.

On se montrait les uns aux autres les etudes faites, on se
renseignait, on s'orientait, et, la boussole d'une main, la palette de
l'autre, on arrivait a doubler le cap de Prelaville ou le promontoire
de Rhetheuil, et l'on se trouvait en face des ruines.

Il y avait alors a Pierrefonds une seule auberge: _Au Grand
Saint-Laurent_. Le saint y etait represente sur son gril au moment ou
il prie qu'on le retourne sur le cote gauche, se trouvant assez cuit
sur le cote droit;--ce qui etait l'embleme du sort reserve aux
voyageurs.

Un jour, vint un artiste qui, trouvant sans doute un peu trop vif ce
feu de l'hotel, acheta un terrain et se fit batir une maison.

A partir de ce moment, Pierrefonds fut un pays decouvert.

Cet artiste, c'etait M. de Flube.

Comme tous les artistes, il avait dit: " Je vais poser la ma tente
pour un mois ou deux mois, et y depenser cinq cents francs. "

Il y est depuis trente ans et y a depense cinq cent mille francs.

Vers ce temps, un second hotel s'etablit, faisant concurrence a celui
du _Grand Saint-Laurent_, aujourd'hui disparu, de telle facon, que,
moins heureux que l'ancien chateau, il n'a pas meme sa ruine.

Ce second hotel existe encore; aujourd'hui comme alors, il s'appelle
l'_hotel des Ruines_.

Il etait signale par un drapeau blanc, qui devint tricolore en 1830.

Le drapeau surmontait cette inscription:


                    CONNETABLE-TERJUS
                   _Montre les ruines
                      Aux amateurs._


Vous le voyez, des 1828, la civilisation avait penetre a
Pierrefonds.--On montrait les ruines!

Bienheureux temps ou j'allais les voir et ou personne n'etait la pour
me les montrer!

Peu a peu la lumiere et la vie penetrerent a Pierrefonds. Pierrefonds
n'etait qu'un village, il devint un bourg.

Ce village avait un etang, cet etang devint un lac.

Bien plus, sur ce lac, M. de Flube fit construire un brick de cinq ou
six tonneaux.

Ce brick s'appela _l'Artiste_.

Alors s'eleva un troisieme hotel, destine a faire concurrence a
l'_hotel des Ruines_, comme l'_hotel des Ruines_ avait ete destine a
faire concurrence a l'_hotel du Grand Saint-Laurent_.

Il fut inaugure sous la denomination expressive d'_hotel des
Etrangers_.

Donc, les etrangers commencaient a affluer a Pierrefonds, puisqu'un
speculateur hardi n'hesitait pas a ecrire sur le fronton du nouvel
edifice:


                    HOTEL DES ETRANGERS.


Sur ces entrefaites, M. de Flube, dans un des voyages d'exploration
qu'il fit aux environs de sa propriete, decouvrit une source d'eau
sulfureuse.

Des lors, Pierrefonds etait complet:

Historique par ses ruines,

Pittoresque par sa position,

Sanitaire par sa Source.

Plusieurs flacons bouches avec soin furent envoyes au ministre de
l'agriculture, dans le departement duquel se trouvent les eaux
minerales.

Ces eaux furent decomposees par M. O. Henry, le fameux decompositeur
d'eaux; il declara que la source de Pierrefonds, comme celles
d'Enghien, d'Uriage, de Chamouni, etc., etc., devaient leur sulfuration
a la reaction de matieres organiques sur les sulfates, et devaient
etre rangees parmi les eaux hydrosulfatees-hydrosulfuriques-calcaires.

Des lors, elles eurent leur brevet d'eaux sanitaires et furent rangees
dans la categorie des eaux aristocratiques et sentant mauvais.

Ce fut alors que M. de Flube, pour donner toute facilite aux malades
de venir prendre les eaux, fit batir des bains et convertir sa maison
en un botel qui a pris le titre d'_hotel des Bains_.

Un autre hotel vint, brochant sur le tout, et s'intitula _grand hotel
de Pierrefonds_.

La route de Compiegne a Pierrefonds se macadamisa; celle de
Pierrefonds a Villers-Colterets se pava.

Le chemin de fer du Nord, qui avait deja etabli des trains de plaisir
pour Compiegne, n'eut que cette petite adjonction a faire: _et pour
Pierrefonds_.

Pierrefonds, qui, il y a trente ans, etait une solitude dans le genre
de celle des pampas ou des montagnes Rocheuses, est donc aujourd'hui
une colonie d'artistes, de voyageurs, de touristes et de malades,
situee a l'extremite d'un des faubourgs de Paris.

Pierrefonds a une salle de spectacle ou viennent jouer les acteurs de
Compiegne, une salle de concert ou viennent chanter les acteurs de
Paris.

Enfin, Pierrefonds, parvenu au dernier degre de la civilisation, vient
d'avoir son feu d'artifice.

--Oui, direz-vous, un feu d'artifice, c'est-a-dire quatre chandelles
romaines et un soleil cloue contre un arbre.

Non pas, chers lecteurs, un veritable feu d'artifice avec ses feux du
Bengale en maniere de prologue, ses cinq actes et son epilogue.

Son epilogue etait un magnifique bouquet.

Le tout apporte, ordonne, tire par Ruggieri.

Racontons comment s'accomplit ce grand evenement.

Apres avoir passe quelques jours a Compiegne, chez mon ami Vuillemot,
le meilleur cuisinier du departement, dans la collaboration duquel je
compte faire, un jour, le meilleur et le plus savant livre de cuisine
qui ait jamais ete fait, j'etais venu finir je ne sais plus quel roman
ou quel drame au _grand hotel de Pierrefonds_, ou je ne pensais pas le
moins du monde a un feu d'artifice, je vous jure.

Un matin, deux jeunes gens se presentent chez moi avec une liste de
souscription.

Il s'agissait d'illuminer les ruines avec des feux du Bengale, le soir
du dimanche suivant.

Je donnai mon louis pour la contribution a l'oeuvre pittoresque.

Ils me remercierent et descendirent l'escalier. Ils n'etaient pas
encore au premier etage, qu'il m'etait venu une idee. Je les rappelai.

--Messieurs, leur demandai-je, sans indiscretion, ou allez-vous
acheter vos artifices?

--A Paris.

--Chez qui?

--Chez Ruggieri.

--Attendez.

J'ecrivis une lettre.

--Tenez, leur dis-je, remettez cette lettre a mon ami Desire.

--Qu'est-ce que votre ami Desire?

--Ruggieri en personne. Non-seulement je contribue au feu d'artifice,
mais encore je fournis l'artificier.

Les deux jeunes gens resterent stupefaits.

--Comment! me demanderent-ils, vous croyez que M. Ruggieri se
derangera?

--J'en suis sur.

--Pour nous?

--Pour vous un peu, beaucoup pour moi.

Ils se retirerent en hochant la tete.

Et, moi, je me remis a mon travail en murmurant:

--Je crois bien qu'il se derangera! il se derangeait bien, ce cher
ami, pour venir me faire des feux d'artifice a Bruxelles, et
m'illuminer le bouleard de Waterloo et la foret de Boitsfort, Je crois
bien qu'il se derangera!

Tout a coup, je me mis a rire tout seul. Cela m'arrive quelquefois,
plus souvent meme que lorsque je suis en compagnie.

Je me rappelais comment, dans la foret de Boitsfort, non-seulement
l'artifice, mais encore l'artificier avaient pris feu, et combien peu
il s'en etait fallu que Buggieri ne s'evanouit en flamme et en fumee
comme sa marchandise.

Vous comprenez bien, chers lecteurs, que le bruit s'etait rapidement
repandu que M. Alexandre Dumas avait ecrit a M. Ruggieri, et que M.
Ruggieri devait venir.

Il se manifestait dans tous les environs un mouvement inaccoutume.

Des paris s'etaient ouverts:

Ruggieri viendra-t-il?

Ruggieri ne viendra-t-il pas?

On accourut me demander:

--Est-il bien vrai que M. Ruggieri viendra?

--Pourquoi cela?

--Parce que j'ecrirais a num cousin a Attichy, a mon frere a
Villers-Cotterets, a mon oncle a Vic-sur-Aisne.

--Ecrivez a votre oncle a Vic-sur-Aisne, a votre frere a
Villers-Cotterets, a votre cousin a Attichy.

--Et il viendra, nous pouvons y croire?

--Aussi certainement que s'il etait arrive.

Et chacun partait en criant:

--J'ecris qu'il viendra.

Mais, me direz-vous, chers lecteurs, comment pouviez-vous repondre
avec une pareille certitude?

Est-ce que je ne connais pas mon artiste? Vous croyez que Ruggieri
fait des feux d'artifice parce qu'il est artificier?

C'est tout le contraire.

Il est artificier parce qu'il fait des feux d'artifice.

Ce n'est pas un etat qu'il fait, c'est un plaisir qu'il se donne.

Les ruines de Pierrefonds a illuminer, et Ruggieri ne viendrait pas!

Allons donc! vous ne connaissez pas Ruggieri.

Le dimanche, a midi precis, on frappa a ma porte.

--Entrez, Ruggieri! criai-je.

Et Ruggieri entra.

Il y a entre nous autres une franc-maconnerie d'art qui fait que nous
pouvons repondre les uns des autres.

Une heure apres, on savait, a trois lieues a la ronde, que Ruggieri
etait arrive, qu'il y aurait feu d'artifice sur la pelouse et
illumination des ruines.

A sept heures du soir, dix mille personnes attendaient au bord du lac.

A huit heures et demie, le canon du brick donna le signal.

C'etait une veritable nuit de feu d'artifice, noire, sombre, sans
etoiles, a ne pas voir le bout de son nez.

Bientot, a bord d'une barque invisible jusque-la, un feu rouge
s'alluma.

La barque glissa sur le lac, eclairant ses rameurs, en se refletant
dans l'eau.

Les premiers cris de joie commencerent.

Ce premier feu eteint, une autre barque lui succeda a un autre endroit
avec un feu vert.

Puis une troisieme avec un feu blanc.

Puis ce troisieme feu s'eteignit comme les deux autres, et, cette
fois, tout rentra dans l'obscurite.

Tout a coup, les dix mille spectateurs pousserent un grand cri.

Les ruines comme un spectre gigantesque, semblaient sortir de la
montagne et se dresser dans la nuit.

La pale apparition dura dix minutes.

Apres le premier cri pousse, chacun s'etait tu.

L'apparition evanouie, les bravos eclaterent.

Trois fois le fantastique mirage se renouvela, et, chaque fois, avec
une teinte differente.

Pour mon compte, je n'ai rien vu de plus merveilleux.

Songez-y donc: un lac, des ruines et Ruggieri!


Le feu d'artifice tire, la derniere fusee eteinte, la derniere boite a
feu brulee, on fit irruption dans le parc de M. de Flube.

C'etait a qui remercierait le grand artiste auquel on devait cette
magnifique soiree.

Je le trouvai soucieux au milieu de son triomphe.

--Qu'avez-vous donc? lui demandai-je.

--Je ne connais pas bien les ruines, de sorte que je n'en ai pas tire
tout le parti possible, repondit Ruggieri. Mais, ajouta-t-il, je
reviendrai.


S'il revient et que je sois encore a Pierrefonds, chers lecteurs, je
vous promets de vous en faire part a temps, pour que vous puissiez
venir.



LE LOTUS BLANC ET LA ROSE MOUSSEUSE


Dans un de ses spirituels feuilletons du _Siecle_, Alphonse Karr
ecrivait, il y a quelque temps, ce qui suit, a propos d'une fleur dont
j'avais orne la serre de Regina de Lamotte-Houdan, l'heroine des
_Mohicans de Paris:_

  " J'etais bien surpris qu'Alexandre Dumas, le brillant auteur de
  tant de volumes, ne m'eut jusqu'ici fourni que deux fleurs pour mon
  _jardin des romancier_.

  " Mon jardin des romanciers est un jardin que j'ai compose des
  arbres et des fleurs que les ecrivains contemporains, trop a
  l'etroit dans le monde reel, ont places dans leurs livres.

  " Ce jardin doit a madame Sand un chrysantheme a fleurs bleues;

  " A Victor Hugo, un rosier de Bengale sans epines;

  " A Balzac, l'azalea grimpante;

  " A Jules Janin, l'oeillet bleu;

  " A madame de Genlis, la rose verte;

  " A Eugene Sue, une variete de cactus qui fleurit en plein air sous
  le climat de Paris;

  " A M. Paul Feval, une variete de melezes qui gardent leurs feuilles
  pendant l'hiver;

  " A M. Forgues, une jolie petite clematite rose qui grimpe et
  fleurit sur les fenetres du quartier Latin;

  " A M. Rolle, un camellia a odeur enivrante;

  " A Dumas, deja nomme, une certaine tulipe noire qui, venue de
  graine, fleurit l'annee meme du semis, et qui, de ses caieux,
  produit des fleurs qui ne lui ressemblent pas. De plus, un tournesol
  qui s'ouvre le matin et, consequemment, se ferme le soir.

  " Dumas vient d'enrichir le jardin d'un _lotus blanc_ comme la
  neige, a petales transparen_tes_ (lui ont fait dire les imprimeurs.)

  " Ah! mon cher Dumas, c'est sans contredit une de tes plus belles
  creations.

  " Recevons donc solennellement ton lotus blanc a petales
  transparents dans le jardin des romanciers.

  " L'ancien lotus, represente dans les monuments egyptiens sur la
  tete d'Osiris, etait rose ou bleu, suivant Athenee.

  " Les Chinois representent le lotus avec des fleurs pourpres sur
  leurs papiers de tapisserie, dont les fleurs, qui ont passe
  longtemps pour des reves, ont fini par venir dans nos climats.

  " M. Savigny, qui a fait l'expedition d'Egypte, et le savant maitre
  M. Porret, le declarent rose. Theophraste est du meme avis, ainsi
  que Barthelemy. L'empereur Adrien ayant tue un lion a la chasse, un
  poete essaya de lui faire croire qu'un _lotus rose_ qu'il lui
  presenta devait son coloris au sang de ce lion.

  " Le seul botaniste qui se rapproche un peu de ton avis sur le lotus
  est M. Lemaout, qui, a la page 319 d'un tres beau volume edite par
  Curmer, parle du nymphaea lotus, qui est, dit-il, le lotos des
  Egyptiens; il le represente comme blanc avec un bord rose. C'est le
  lotus le plus blanc dont il ait jamais ete fait mention, et il n'est
  pas si blanc que le tien, que tu donnes comme aussi blanc que la
  neige de l'Himalaya. D'ailleurs, a la page 322 du meme volume, M.
  Lemaout n'est plus du tout de ton avis, ni de son avis de la page
  319.

  " Le _nelumbo_, dit-il, est le lotos sacre qui couronne
  le front d'Osiris; il a la fleur rose.

  " Nulle part il n'est question du lotus a petales transparents ni a
  petales feminins. Ce lotus t'appartient donc entierement; on ne l'a
  jamais vu, ainsi que la tulipe noire, que dans tes livres.

  " Je suis dans mon droit en te faisant cette chicane, comme l'etait
  le savetier qui critiqua la chaussure representee par ce peintre de
  l'antiquite: _Ne sutor ultra crepidam_. J'admire le reste comme je
  le dois.

  " ALPHONSE KARR. "


_Reponse d'Alexandre Dumas_.


Tu comprends, cher ami, combien je suis sensible
a l'honneur que tu me fais en me placant en
si bonne compagnie; mais cet honneur, non point
par fierte, mais par honnetete, au contraire, je suis
force de m'y soustraire.

J'ai enrichi, dis-tu, ton _jardin des romanciers_ d'un
lotus blanc comme la neige qui couronne le sommet
de l'Himalaya, et c'est a ce lotus de mon invention
que je dois d'etre presente par toi au chrysantheme
a fleurs bleues de madame Sand, au rosier sans epines
de Victor Hugo et a l'azalea grimpante de Balzac.

Cher ami, tu sais bien que l'homme n'invente pas.
Helas! je suis homme, et n'ai pas meme invente le
lotus blanc.

C'est Dieu, le grand inventeur de toute chose, qui
a encore invente celle-la.

Et je vais t'en donner la preuve, contre-signee par
M. Belfield-Lefevre.

Ecoute ce que dit, dans le _Dictionnaire de la Conversation_,
article _lotus_, ce savant botaniste:

                         LOTUS, LOTOS.

  " Les ecrivains de l'antiquite, naturalistes, historiens et
  philosophes, font frequente mention d'une espece vegetale, qu'ils
  designent sous le nom de _lotos_...

  " 1 deg. Plante arborescente.

  " 2 deg. Plante aquatique.

  " Trois especes vegetales distinctes qui croissaient dans les eaux
  du Nil et y formaient des bouquets de verdure, etaient designees et
  venerees par les anciens Egyptiens, sous le nom de lotos.

  " La premiere de ces especes, surnommee par quelques naturalistes
  anciens, le _cyamue aegyptiacus_, a ete decrite par Herodote sous le
  nom de _lis rose_. Sa racine, epaisse et charnue, servait d'aliment;
  sa fleur avait deux fois la grandeur de celle du pavot, et son
  fruit, que l'on comparait a un rayon circulaire de miel, renfermait,
  dans des alveoles creusees a sa face superieure, une trentaine de
  feves arrondies. Il y a tout lieu de croire que cette plante
  aquatique, qui a aujourd'hui completement disparu des eaux du Nil et
  qu'on ne retrouve que dans l'Inde, n'est autre que le _nymphaea
  nelumbo_ de Linne, le _nelumbium speciosum_ de Wildenow.

  " La deuxieme espece,--attention, mon cher Alphonse, _nous brulons_,
  comme on dit dans les jeux innocents;--la deuxieme espece offrait,
  selon Herodote, des racines tubereuses et charnues; des fleurs
  GRANDES ET BLANCHES comme celles du lis, des fruits semblables a
  ceux du pavot et renfermant une multitude de grains dont on faisait
  une sorte de pain. Au coucher du soleil, elle fermait sa corolle et
  se retirait sous les eaux, pour ne reparaitre a la surface qu'au
  retour de cet astre. Cette espece, differenciee de l'espece
  precedente, et par la forme de la racine, et par la COULEUR DE LA
  FLEUR, et par la structure du fruit, etait, suivant toute
  probabilite, le _nymphaea lotus_ de Linne, QUI CROIT ENCORE
  AUJOURD'HUI dans les eaux du Nil.

  " Enfin, une troisieme espece croissait dans le Nil, et se
  distinguait de la precedente par ses feuilles non dentees, et par
  ses fleurs plus petites et d'une belle teinte bleue; c'est la plante
  que les Arabes designent sous le nom de _linoufar_. "


Tu vois, cher ami, que je suis, a regret, oblige de sortir de ton
paradis terrestre, a moins que, comme Adam, mon aieul, je ne veuille
m'exposer a en etre chasse.

 Et cela m'est d'autant plus penible, que les honneurs de ce jardin
embaume m'eussent ete faits par une rose que tu viens d'inventer, et
qui, a l'heure qu'il est, est le plus bel ornament de ce fantastique
parterre, par la ROSE MOUSSEUSE.

Dans le meme feuilleton ou tu me chicanes sur mon lotus blanc, tu
disais, cher ami, passant de la botanique au Code penal, du _jardin
des romanciers_ au palais de justice:

" Un magistrat a rendu aux roses un hommage que je ne puis passer sous
silence. Un gredin emerite, galerien evade, paraissait devant le
tribunal. Il avait un habit noir, une chaine a son gilet, des gants de
couleur claire, des cheveux gras et frises, et une ROSE MOUSSEUSE
ornait sa boutonniere..."

Excuse-moi, mon cher Alphonse; je connais la rose du Caucase, la rose
du Kamtschatka, la rose bractiolee de Chine, la rose Turneps, de la
Caroline, la rose luisante des Etats-Unis, la rose de mai, la rose de
Suede, la rose des Alpes, la rose de Siberie, la rose jaune du Levant,
la rose de Nankin, la rose de Damas, la rose du Bengale, la rose de
Provence, la rose de Champagne, la rose de Saint-Cloud, la rose de
Provins, la rose MOUSSUE meme; je connais enfin les trois mille
varietes de roses du _Bon Jardinier_, mais je ne connais pas la ROSE
MOUSSEUSE.

Est-ce une rose nouvelle, cher Alphonse, que tu aurais obtenue en
l'arrosant avec du vin de Champagne MOUSSEUX Ai-Moet ou Clicot?

C'est possible, apres tout.

En ce cas, si ce n'est point par trop indiscret de te demander une
pareille faveur, a la seve d'aout, c'est-a-dire a l'epoque ou ta rose
_mousseuse_ MOUSSERA, envoie-m'en quelques greffes pour un jardin que
je suis en train de faire sur ma fenetre.


_Replique d'Alphonse Karr_.

Tu m'as bien l'air, mon cher Dumas, de vouloir t'echapper de mon
jardin des romanciers.

Tu n'as pas espere que je te laisserais ainsi partir sans faire
quelques efforts pour te retenir;--comme j'ai fait, il y a quelques
annees, dans ce petit jardin au bord de la mer, ou nous avons passe
ensemble quelques bonnes heures etendus sur l'herbe.

Tu pretends avoir prouve que tu n'as pas invente de " lotus a petales
transparents, blancs comme les neiges de l'Himalaya. "

Voyons ta preuve.

C'est une preuve par champions comme l'ancien jugement de
Dieu.--Voyons donc les champions:

     _Pour le lotus blanc._        _Contre le lotus blanc._

                                        Theophraste.
       Herodote. . . . . . . .
                                        Athenee.

                                        Porret.
       Belfield-Lefebvre . . .          Barthelemy.
                                        Savigny.

       Lemaout, p. 319   . . .          Lemaout, p. 322.

       Alexandre Dumas   . . .          Alphonse Karr.

Je ne veux pas abuser de l'avantage du nombre; je ne compterai pas les
champions;--je les peserai: d'abord, tu produis un ancien,
c'est-a-dire une de ces opinions quasi religieusement respectees, des
notre enfance, sous peine de pensums.

Je sais qu'Herodote a une grande reputation de veracite.

Aussi je lui oppose deux anciens,--Theophraste, qui a fait une
histoire des plantes, et un peu notre Labruyere, et Athenee, un
grammairien, et ensuite un savant moderne et vivant;--je mets trois
savants dont un est mort, ce qui lui donne un eminent avantage,--les
morts ne genent personne, et on se sert d'eux contre les vivants qui
vous genent.

--Mes deux anciens valent-ils ton ancien? Mes trois savants, dont un
vivant, valent-ils ton savant vivant?

A M. Lemaout, p. 319, j'oppose M. Lemaout, p. 322;--il y a equilibre.

L'equilibre est plus difficile a etablir entre A. Dumas et A. Karr.

Mais je vais diminuer deux de tes champions et m'augmenter de ce que
je leur oterai.

D'abord, Herodote, malgre une veracite reconnue, commet une erreur
dans le passage que tu cites de lui; il affirme que le lotus descend
sous l'eau au coucher du soleil.--C'est une chose que l'on dit
generalement de tous les nymphaeas;--mais il y a vingt ans que je les
regarde, et j'affirme qu'ils ne redescendent sous l'eau que lorsqu'ils
ont perdu leur fraicheur, et vont s'occuper de murir leurs graines; un
soir, en effet, le nymphaea, qui comme le dit Herodote, renferme chaque
soir sa corolle, redescend sous l'eau, c'est vrai, mais il ne remonte
pas le lendemain.--La fleur pense, comme la marquise de Lambert, qu'il
faut quitter les salons quand on ne peut plus les orner; elle va, loin
des yeux, s'occuper dans la retraite de sa future famille.

Or, un temoin qui commet une erreur sur un point connu, rend
tres-suspect son temoignage sur un point en litige.

D'autre part, je t'ai compte comme nul le temoignage de M. Lamaout;
mais il ne t'appuie qu'a moitie; son _lotus_ de la page 319 est blanc
et rose;--il ne ressemble donc pas " aux neiges de l'Himalaya, "
--mais a une glace de chez Tortoni,--creme et framboise.

Et je ne parle pas des Chinois, qui sont de mon avis;--les Chinois, ce
grand peuple de faience qui est en train de se casser.

Elle est belle, ta preuve!

Supposons cependant que tu aies prouve que le _lotus_ " est blanc
comme la neige de l'Himalaya. "

Tu resterais encore avoir invente _lotus_ a petales transparents,--car
tous les autres ont la feuille epaisse et mate:--ca serait deja bien
gentil!

Remarque que, plus genereux que toi, je ne te reproche pas d'avoir dit
petales transparen_tes_; toi qui me tances si rudement pour une rose
mousseuse, que dirais-tu, si je repondais: " Mousseuse? Faute
d'impression comme transparen_tes_."

Mais non, j'ai ecrit _mousseuse_, et je vais me defendre sur ce point,
maintenant que je t'ai un peu replante dans mon jardin,--me reservant
de t'y planter definitivement tout a l'heure.

Et, d'abord, je n'ai pas invente la rose mousseuse;

--Mille, jardinier anglais, a invente la _rosa muscosa_; mais madame
de Genlis, qui l'a apportee en France, a cause de quoi il lui sera
beaucoup pardonne, la produisit sous le nom de rose _mousseuse_,--voir
dans ses Memoires;--lis-les, pendant que je relirai les tiens, je
serai venge.

A cheval donne, on ne regarde pas a la bride; on ne chicana pas
madame de Genlis sur le nom qu'elle donnait a cette belle fleur,
et ce nom fut accepte; pas plus qu'on ne la chicana sur le nom de
Pamela,--qu'elle a bien donne a cette belle lady Fitz-Gerald, qu'elle
avait egalement rapportee d'Angleterre, en meme temps que la rose ...
moussue.

Tu partages l'opinion des Arabes, qui poussent si loin l'hospitalite
et la generosite, qu'ils disent qu'on peut voler pour donner. Tu
depouilles cette pauvre vieille pour orner ton ami.

Je suis bien de ton avis, moussue serait mieux que mousseuse,--mousseuse
est une faute de francais; aussi, desormais, je dirai rose moussue;
c'est par lachete que je prononcais mousseuse. Je me disais: " Il faut
hurler avec les loups. " Ces jardiniers, et quels jardiniers!--tu vas
le voir tout a l'heure,--disent rose mousseuse.

Tu me rirais au nez si je te disais: le dictionnaire de l'Academie
accepte rose mousseuse, en protestant, il est vrai, mais il
l'accepte;--mais ecoute un peu si ceux qui disent rose mousseuse ont
le droit d'avoir voix au chapitre.

M. Hardy, qui a cree trois roses au moins, la _rose Hardy, le triomphe
du Luxembourg, et madame Hardy_,--la plus belle des roses blanches,--
dit rose mousseuse.

De meme que:

M. Vibert, auquel on doit _Cristata, Adele Mauze, Jacques Laffitte_;

M. Laffay,--le pere du _prince Albert_, de la _duchesse de
Sutherland_, de la _rose de la Reine_ et de la _rose Louis-Bonaparte_,
qui, nee en 1842, etait alors dediee au roi de Hollande;

M. Portmer, qui a obtenu de semis la _rose duchesse de Galliera_, et
une autre qui me fait l'honneur de porter mon nom,--de meme qu'une
rose nee chez M. Van Hout, de Gand, qui a mis au jour, en outre, la
_marbree d'Enghien_ et _Narcisse de Salvandy_, le plus beau des
Provins.

M. Van Hout met sur ses catalogues: rose mousseuse;

Comme M. Oudin, de Lisieux, qui a vu naitre dans son jardin la belle
rose _genie de Chateaubriand_;

Comme feu Despres, auquel on doit la _noisette Despres_ et la _baronne
Prevost_;

Comme M. Guillot, qui a produit recemment le _geant des batailles_;

Comme M. Beluze, qui, pres de Lyon, a gagne de semis la splendide rose
_souvenir de la Malmaison_.

Remarquons en passant que la rose est un peu bonapartiste, par
mauvaise humeur, sans doute, contre le lis, que l'on a cru longtemps
etre son rival et son competiteur dans " l'empire de Flore. "--Ce
n'est ni toi ni moi.

Et Margotin, et Leveque, et Souchet, et Verdier, ces autres maitres
des roses, ils disent rose mousseuse.

Et Bixio, donc, ton ami Bixio, dit rose mousseuse dans sa _Maison
rustique_.

Ce seraient de terribles autorites contre nous deux.

Bah! nous acceptons d'autres fautes,--Veux-tu que nous acceptions
celle-la?

_Orgue_:--masculin au singulier, feminin au pluriel; ce qui amene la
phrase: un des plus belles orgues.

_Hymne_:--masculin dans les livres, et feminin dans les livres de
messe.--Boileau dit: _un hymne vain_;--et l'Academie: _apres que
l'hymne fut chantee_.

Pendant vingt ans, en Normandie, j'ai appele fosse la berge du fosse,
ou plutot la terre sortie du fosse, c'est-a-dire ce qui en est le
contraire, sous peine de ne pas etre entendu.

Si, a Genes et a Nice, on appelait l'heliotrope autrement que vanille,
on ne saurait pas ce que vous voulez dire, et pourtant l'heliotrope
n'est pas la vanille.

Heliotrope me rappelle tournesol;--c'est le meme mot.--Et, tant pis
pour toi, nous allons en reparler tout a l'heure.

Revenons un peu au " lotus a petales transparents, blanc comme les
neiges de l'Himalaya. "

Je suppose, malgre l'avantage remporte par mes champions, qu'un des
lotus est blanc.

Eh bien, tu n'aurais pas eu le droit encore de dire: blanc comme le
lotus.

Car il y a, tu ne le nies pas, des lotus roses, des lotus bleus et des
lotus blancs,--pretends-tu.

J'ajouterai qu'il ressort de notre debat que, si le lotus blanc
existe, c'est le plus rare et le moins connu des trois.

Prendrais-tu la rose pour type du jaune?

Dirais-tu: jaune comme une rose?

Cependant il y a des roses jaunes, _chromatella, persian-yellow,
noisette Despres, ophyree, solfatare, la pimprenelle jaune_, etc.

Parce qu'il n'est pas logique de prendre une exception pour type.

Je suis bien bon de te retenir dans mon jardin par les longs blizomes,
par les racines de ton " lotus a petales blancs et transparents. "

Mais, malheureux, tu y es plante irrevocablement depuis quatre ans,
par ta fameuse " tulipe noire; " tu y vegetes par ton " tournesol qui
s'ouvre le matin et se ferme a la fin du jour. "

Notons que tu n'as pas repondu sur ces deux points.

Ah! tu veux t'en arracher, t'en sarcler comme une mauvaise herbe en
m'y plantant moi-meme.

Tu ne peux pas plus t'en deraciner que les soeurs de Phaeton ne purent
se deraciner de leurs peupliers, Syrinx de ces roseaux, et Daphne de
son laurier.

Tu resteras dans mon jardin des romanciers, et tu en feras malgre toi
le plus bel ornement.

Je te serre bien cordialement les deux mains.

                                                   Alphonse KARR.






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We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002
If they reach just 1-2% of the world's population then the total
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This is ten thousand titles each to one hundred million readers,
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 2000  1999 December
 2500  2000 December
 3000  2001 November
 4000  2001 October/November
 6000  2002 December*
 9000  2003 November*
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Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio,
Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South
Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West
Virginia, Wisconsin, and Wyoming.

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As the requirements for other states are met, additions to this list
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